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Revue économique
Evolution de la théorie de l'entreprise : sa signification, ses
implications
Monsieur Jacques Lebraty
Citer ce document / Cite this document :
Lebraty Jacques. Evolution de la théorie de l'entreprise : sa signification, ses implications. In: Revue économique, volume
25, n°1, 1974. pp. 1-29;
doi : https://doi.org/10.3406/reco.1974.408128
https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1974_num_25_1_408128
Fichier pdf généré le 27/03/2018
Résumé
Evolution de la théorie de l'entreprise : sa signification, ses implications
La distinction des approches marginaliste, directoriale et behavioriste de la firme n'est qu'une
approximation. On doit plutôt distinguer dans l'étude de la firme, une tendance principalement
inductive et une tendance principalement deductive, toutes deux prolongeant le modèle
concurrentiel pur. Par ailleurs, la conception retenue de l'entreprise dépend du but de la
recherche. Ainsi, elle ne peut être identique dans une théorie générale des prix et dans une
analyse des processus décisionnels au sein des entreprises. Ces constatations n'expliquent
pourtant pas la disparition paradoxale du concept théorique d'entrepreneur et ne fournissent pas
de réponse aux difficultés rencontrées dans l'étude des liens unissant l'analyse de la firme à celle
de la croissance économique globale.
Abstract
Evolution of the theory of enterprise its meaning and implications
The distinction between the marginal, managerial and behaviouristic approaches to firm-study is
bound to be approximative. It would certainly be preferable to stress the difference between two
tendencies — one mostly inductive and the other mostly deductive — both derived from the pur
competitive model. Besides, one should bear in mind that the concept of enterprise chosen is
directly determined by the orientation given to research and cannot therefore convey the same
meaning in a general price theory and in an analysis of the decision-making process within the
enterprise. This, however, does not account for the paradoxial disappearance of the theoretical
concept of entrepreneurship nor does it provide any answer to the difficulties met in the study of
the relationship between the firm and that of the macroeconomic growth.
EVOLUTION DE LA THEORIE
DE L'ENTREPRISE
Sa signification, ses implications
INTRODUCTION
Un certain nombre de travaux récents s'efforcent de synthétiser
les innombrables publications parues ces dernières années sur les
théories de la firme1. Les grands courants qui s'y dégagent incitent
à la réflexion dans la mesure où ils soulèvent des questions de nature
épistémologique : quelle peut être la valeur, la portée de ces théories ?
Autorisent-elles la compréhension et la prévision de la réalité
économique ?
Il n'est pas inutile pour aborder ces problèmes de rappeler les
principales étapes de la théorie moderne de l'entreprise en précisant
les caractéristiques des conceptions néo-classique, directoriale et beha-
vioriste de la firme. Cet examen conduit inévitablement à rechercher
les raisons du conflit des approches. Faut-il, par exemple, en ce
domaine, attribuer une grande importance à l'idée que la firme puisse
être, à la fois objet et instrument d'analyse ? De ce point de vue,
l'apparente faiblesse de la théorie néo-classique de la firme réside
dans le fait qu'elle représente une construction visant un tout autre
domaine que celui de la compréhension des phénomènes d'entreprise.
En effet, lorsque l'objectif de l'analyse concerne la formation d'un
système de prix relatifs, on conçoit que le concept de firme utilisé
n'intervienne qu'à titre instrumental. Cela explique bien des
simplifications et permet de comprendre que porter atteinte à la vision épurée
de la firme revient, peut-être, du même coup, à ébranler tout l'édifice
de la théorie des prix.
1. Nous nous limiterons à l'énoncé des trois publications les plus récentes
dans lesquelles le lecteur pourra trouver une abondante bibliographie : F. Machlup,
«Theories of the Firm: Marginalist, Behavioral, Managerial», A.E.R., n° 1, mars
1967. — D. MonJardet, « Pouvoir politique et stratégie dans l'entreprise. Quelques
éléments», Epistémologie sociologique, N. 11, 8, 1971. — R.M. Cyert et Ch. L.
Hedrick, « Theory of the Firm : Past, Present and Future : an Interpretation »,
Journal of Economic Literature, juin 1972.
Revue Economique - N° 1, 197b 1
REVUE ECONOMIQUE
Le fait de trouver des justifications à la divergence des approches
laisse néanmoins en suspens une double question : comment expliquer
l'absence ou plutôt la disparition de la notion d'entrepreneur ? Les
différentes théories de l'entreprise fournissent-elles un concept de
firme utilisable à l'analyse et à la compréhension des processus
macroéconomiques de croissance ?
I - LA THEORIE DE LA FIRME :
MODELE D'ACTION OU EXPLICATION DE COMPORTEMENTS VECUS
1. Rappel des différentes approches
Dire que la théorie néo-classique de la firme ne concerne qu'une
pure fiction n'est paradoxal qu'en apparence. Cyert et Hedrick font
excellemment remarquer, à ce propos, que « la controverse sur la
théorie de la firme a surgi à propos d'une entité qui n'existait pas » 2.
Nous chercherons à comprendre plus bas les raisons de cette étrange
situation ; encore convient-il de rappeler, auparavant, les traits
dominants de cette construction néo-classique3.
Elle est centrée, en premier lieu, sur l'entrepreneur individuel. Ce
personnage résume en lui toute l'entreprise puisqu'il en constitue le
seul centre de décision. Son objectif est unique, il cherche à maximiser
son profit, c'est-à-dire la différence entre ses recettes et ses coûts
totaux (ces derniers incluant son salaire de direction). Bref, il y a
là translation pure et simple du schéma de Yhomo œconomicus au
domaine de la production.
Elle repose en second lieu sur des règles de calcul fort précises.
L'entrepreneur disposant d'une information parfaite n'envisage que
les prix et les quantités et ne peut agir que sur ces dernières.
L'interprétation correcte des signaux du marché (les prix) le conduit ators
à la solution optimale qui existe nécessairement dès lors qu'est admise
l'hypothèse des rendements décroissants4.
Il n'est pas étonnant qu'on ait pu démontrer alors qu'avec des
règles de calcul aussi contraignantes, l'existence de plusieurs
dirigeants dans l'entreprise n'empêcherait pas que n'apparaisse, pour le
même problème, une solution identique pour tous et donc une décision
unique.
2. R.M. Cyert et Ch. L. Hedrick, art. cité, p. 398.
3. Voir l'exposé qu'en font R.M. Cyert et J.G. March, Processus de décision
dans l'entreprise, Dunod, 1970.
4. Il est à souligner que faire du prix le résumé de toute l'information
disponible constitue un extraordinaire rétrécissement de la notion d'information.
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE
D'ailleurs, peut-on parler même de décision dans ce cas et ne
faut-il pas saisir ici l'occasion d'opposer décision et calcul ? La
première exprimerait la volonté, le pouvoir et finalement la liberté du
sujet agissant. Elle aurait en quelque sorte un sens téléologique. La
seconde ne refléterait que déterminisme, « épuisement de la logique
d'une situation », bref aurait un contenu génétique.
Une telle idée est présente dans l'analyse d'Alain Bienaymé
lorsqu'il oppose les notions de calcul économique et de stratégie. La
seconde serait plus riche que la première dans la mesure où elle
engloberait « certaines des caractéristiques profondes du calcul
économique ». Mais surtout, la notion de stratégie, en substituant une
pluralité d'objectifs à une fin unique (la maximation du profit)
donnerait à la rationalité de l'entrepreneur une dimension beaucoup plus
vaste 5.
L'esquisse que nous venons de brosser suffit à caractériser la
théorie néo-classique de la firme comme une approche deductive
éloignée de toute observation empirique sur le comportement des
entreprises. Cyert et Hedrick montrent que les travaux récents
d'économistes tels Myers ou Swan reposent, néanmoins, sur une telle
approche et que d'autres tels Barzet ou Wright n'y ont apporté que
de très légers correctifs 6.
C'est d'un point de vue inductif que s'inspire, tout à l'opposé, la
conception behavioriste de la firme. Les hypothèses et les a priori
sont alors rejetés pour s'en tenir à l'observation des comportements.
On examinera donc la façon d'agir des entrepreneurs, on étudiera les
processus réels de décision, les actes auxquels ils conduisent. Ainsi
que l'observe Machlup, l'induction vise, bien sûr, à la généralisation
théorique. Il s'agit, en effet, au-delà des comportements individuels,
d'élaborer une théorie relative aux buts des organisations, à leurs
anticipations, leurs choix, enfin, à leur contrôle 7.
A cet effort de réalisme dans la description des comportements,
la théorie directoriale de la firme ajoute un réalisme dans l'exploration
des motivations. Il s'agit alors de substituer à la fonction de
maximation du profit, une fonction de maximation d'une autre variable,
par exemple les ventes (Baumöl), ou mieux même de remplacer la
5. A. Bienaymé, La croissance des entreprises, t. 1, Analyse dynamique des
[onctions de la firme, Bordas, 1971.
6. R.M. Cyert et Ch. L. Hedrick, art. cité, p. 400 et s. Voir aussi leur
bibliographie.
7. Voir l'ouvrage désormais classique de R.M. Cyert et J.G. March,
Behavioral Theory of the Firm, Englewood Cliffs N.J., 1963 ; traduction française :
Processas de décision dans l'entreprise, Dunod, 1971.
REVUE ECONOMIQUE
fonction de maximisation du profit par une fonction d'utilité. L'utilité
totale du dirigeant ou de l'équipe dirigeante sera fonction de
plusieurs variables, dont le profit. Un certain degré de sophistication
sera donné à la fonction lorsqu'on la présentera sous une forme lexico-
graphique.
La fonction élaborée par Williamson illustre bien cette théorie
directoriale 8. Pour cet auteur, la réalité peut être assez bien formalisée
quand on la traduit par la maximisation d'une fonction de la forme :
U = U (S, p - Po, T)
U désignant l'utilité totale, S le personnel administratif, p le profit,
p0 le minimum exigé de profit et T la somme globale des prélèvements
fiscaux.
Il n'est pas inutile d'insister, toutefois, sur le fait que cette
distinction entre les théories marginaliste, behavioriste et directoriale de
la firme est quelque peu schématique.
En effet, ne peut-on considérer les théories directoriales qui
aboutissent à maximiser une fonction d'utilité comme de simples extensions
des analyses marginales ? Telle est du moins l'opinion de Machlup
qui dès 1946 définissait le marginalisme comme « le processus logique
de recherche d'un maximum » 9. Peu importe alors le maximande à
partir du moment où le processus de maximisation constitue l'essence
du marginalisme.
Telle semble être également l'opinion de Cyert et Hedrick qui
estiment, à propos de l'approche directoriale qu'en dehors de la prise
en compte des hypothèses de motivations, « le reste du modèle
demeure néo-classique » 10.
Effectivement on ne peut nier l'interpénétration des théories
marginaliste et directoriale et l'on retrouve le même phénomène à l'égard
de ces dernières et des théories behavioristes.
De ce second point de vue, on peut citer en exemple les travaux
relatifs à la gestion hospitalière.
J.P. Newhouse conçoit les objectifs de la gestion hospitalière
comme une combinaison de services fournis en quantité et en qualité
variées, combinaison soumise à la contrainte de ne point excéder un
déficit maximum. La prise en compte de l'élément qualitatif lui permet
8. D.E. Williamson, Corporate Control and Business Behavior, Englewood
Cliffs N.J., Prentice Hall, 1970.
9. F. Machlup, « Marginal Analysis and Empirical Research », A.E.R., sept.
1946, p. 519.
10. R.M. Cyert et Ch. L. Hedrick, art. cité, p. 402.
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE
d'expliquer certaines dépenses de surinvestissement ou de prestige.
Non seulement l'analyse fait appel, ici, à la théorie des organisations
mais en outre, ainsi que l'observent Cyert et Hedrick. « à nouveau
bien que soit utilisé l'arsenal néo-classique, la fonction-objectif est
construite de telle façon qu'elle puisse être utilisée à des fins de
comportement » 11.
Mais c'est peut-être dans les travaux de C. Perrow que les
interférences sont les plus évidentes 12.
Ces travaux concernent aussi la gestion hospitalière, encore que
de l'avis même de leur auteur, leur extension aux autres organisations
soit possible. L'interpénétration des motivations et des comportements
est ici au centre de l'analyse. Celle-ci traduit, en effet, expressément
les liens unissant le comportement des différents groupes aux fins
qu'ils poursuivent et l'action qui en résulte dans la politique de
l'organisation.
Il serait donc abusif de voir dans l'évolution de la théorie
générale de la firme des étapes tranchées profondément originales les
unes par rapport aux autres et il est bon d'accueillir avec prudence
la trichotomie : marginaliste, behavioriste. directoriale. N'est-il pas plus
juste de rendre compte des transformations de la théorie de
l'entreprise en insistant sur une modification des attitudes sur deux points
fondamentaux : le centre de décision, ses motivations ?
Du premier point de vue, l'évolution a consisté à passer de
l'identification : firme, centre de décision unique, entrepreneur-propriétaire,
à la prise de conscience de l'entreprise réalité complexe, composée
de groupes aux préoccunations et aux objectifs souvent divergents.
Il y avait dans cette démarche une incitation à l'inductivisme qui
devait tout naturellement conduire à une reformulation de l'étude des
processus décisionnels et. en particulier, des fonctions-objectifs.
De ce second point de vue, l'évolution peut être résumée de la
façon suivante.
Sur le plan de l'analyse théorique, l'hypothèse de maximation du
profit supposait d'abord que l'on s'entende sur la notion de profit,
puis sur le choix d'une méthode de maximisation. Or, dès que l'on
sort de l'hypothèse de concurrence pure et parfaite, on sait que le
calcul du profit maximum ne conduit pas aux mêmes résultats selon
qu'on utilise une méthode de type bénéfice net actualisé ou de type
1 1 . Cyert et Hedrick, art. cité, p. 403.
12. C.P. Perrow, «The Analysis of Goals in Complex Organizations», Amec.
Social. Rev., n° 6, déc. 1961, p. 854.
REVUE ECONOMIQUE
taux interne de rendement 13. Il y a déjà là une ambiguïté
insuffisamment soulignée. En supposant un accord sur ces points, Scitovsky,
le premier, a montré que même dans le cas de l'entrepreneur
classique, centre unique de décision, la maximisation du profit supposait
un type particulier de psychologie de la part de l'entrepreneur14.
L'étape ultérieure de la contestation du postulat de maximation
du profit a consisté à montrer l'existence d'autres objectifs à côté
du profit.
Certains ont insisté sur le taux de croissance de l'entreprise tantôt
conçu comme alternatif du profit (Baumöl15), tantôt comme
complémentaire (Nowicki16), d'autres ont souligné les objectifs de sécurité,
de prestige. La liste des différentes motivations invoquées serait assez
longue et elle est à l'origine d'un remaniement de la fonction-objectif,
le processus de maximisation n'étant pas mis en cause 17.
La dernière étape a consisté précisément à mettre en cause le
principe même de maximisation, ce qui constitue l'un des fondements
de la théorie des décisions dites « semi-rationnelles ».
Faire coïncider ces étapes avec la succession des théories margi-
naliste, directoriale et behavioriste n'est donc qu'une approximation
dans la mesure où les interférences furent évidentes.
En résumé, on rend assez bien compte du conflit des approches
dans la théorie de la firme, lorsqu'on oppose une conception
principalement deductive de l'entreprise à une conception principalement
inductive 18. Comment donc expliquer cette opposition ?
13. F. et V. Lutz, The Theory of Investment of the Firm, Princeton, 1951. —
G. Hosmalin, Investissement, rentabilité et progrès technique. Editions Génin,
1956. -— M. Capet, «La firme en tant qu'objet d'analyse», R.E.P., 1962 (en
particulier p. 247).
14. T. Scitovsky, « A Note on Profit Maximization and its Implications »,
The Rev. of Eco. St., 1943, p. 13.
15. W.J. Baumöl, Economie Theory and Operations Analysis, Englewood
Cliffs, N.J., 1965.
16. Nowicki, L'entreprise et l'économie du XXQ siècle, ouvrage collectif, t. 3,
P.U.F., p. 801.
17. On trouvera chez A. Bienaymé un exposé de cette évolution et l'excellente
idée de lier « la dispersion des performances relevées en matière de croissance
à la variété des préférences directoriales ». Il y a là un principe d'explication à
retenir même s'il fait une part un peu trop belle aux intentions des acteurs.
A. Bienaymé, La croissance des entreprises, t. 2, Analyse dynamique de
.
la
concurrence industrielle. Bordas, 1973, pp. 258-272. Voir également A. Bienaymé,
« Les processus de croissance des entreprises sont-ils déterminés ou indéterminés ? »,
Revue économique, n° 2, 1973, en particulier pp. 226 et s.
18. Nous écrivons «principalement» car l'effort de réalisme des théoriciens
marginalistes de la firme existe et inversement l'observation des comportements
et des motivations peut difficilement s'effectuer sans un minimum d'hypothèses.
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE
2. Théorie de la concurrence ou concurrence des théories
Plusieurs éléments doivent être invoqués lorsqu'on cherche à
comprendre les divergences des analyses théoriques de la firme.
Il convient d'abord, en se situant d'un strict point de vue
méthodologique, de nuancer l'opposition entre les conceptions abstraites et
réalistes de l'entreprise. Cette opposition même nuancée permet
néanmoins de rendre compte des objectifs de l'analyse de la firme qui
tantôt vise au normatif tantôt à l'explicatif.
Il faut ensuite et surtout situer convenablement l'étude de la
firme dans l'analyse économique générale, ce qui schématiquement
revient à se demander si la firme est objet ou instrument d'analyse.
A. Le modèle néo-classique : banc d'essai d'hypothèses
L'analyse conduite avec beaucoup de brillant par Godelier et selon
laquelle la théorie classique ne cherche pas à expliquer mais bien
plutôt à justifier les comportements économiques, énonce un point de
vue bien connu 19 qui se situe dans une controverse déjà ancienne.
Ainsi dès 1921, F. Knight20, analyste scrupuleux du modèle
néoclassique, insistait sur la nécessité de distinguer le point de vue
théorique pur de celui des considérations éthiques. Reprenant une
opinion déjà exprimée antérieurement par J.B. Clark ou Carver 21, il
soulignait que la thèse de la productivité marginale des facteurs ne
visait nullement à justifier le système de répartition existant (c'est
bien évidemment dans le domaine de la répartition que le débat est
le plus aigu). S'il est vrai que certains auteurs, tels J.B. Clark22,
ont confondu les points de vue, cela ne suffit pas à permettre une
généralisation à tout le courant de pensée.
Dès lors, il peut paraître légitime d'envisager la construction
néoclassique et, en particulier, ses prolongements au plan de la firme,
comme un schéma idéal d'allocation optimale des ressources servant
de base à une exploration méthodique de la réalité. Une telle
exploration se ferait alors par analyse de la nature des déductions permises
par le jeu du modèle lorsque telle ou telle hypothèse simplificatrice
19. M. Godelier, Rationalité et irrationalité en économie, F. Maspero, 1966,
pp. 14 à 76.
20. F.H. Knight, Risk, Uncertainty and Profit, New York, Houghton, Mifflin
Company, 1921.
21. J. Lebraty, Profit, décision et incertitude, Cujas, 1967, p. 72.
22. J.B. Clark, The Distribution of Wealth, 1899.
REVUE ECONOMIQUE
n'est plus retenue. N'est-ce pas là, au fond, ce qu'a fait F. Knight
en étudiant l'impact de l'incertitude dans le modèle néo-classique ?
Dans une certaine mesure, l'évolution de la pensée économique
dans la première moitié du XXe siècle confirme ce point de vue. Le
schéma néo-classique a servi de base théorique pour comprendre la
réalité sans pour cela renoncer à une certaine formalisation. On peut
souligner qu'en ce qui concerne la firme par exemple, deux directions
furent principalement explorées : l'impact sur le modèle pur des
phénomènes d'imperfection du marché et, en particulier, des mouvements
de concentration, et par ailleurs, les modifications apportées au modèle
par l'introduction d'une dimension supplémentaire : l'incertitude. Il
n'est donc pas mutile d'insister sur l'unicité de cette démarche en
considérant les différentes étapes de cette évolution comme affine-
ments successifs d'une théorie générale de la concurrence.
Opposer purement et simplement l'irréalisme de la théorie
néoclassique de la firme, issue du modèle concurrentiel pur, au réalisme
des conceptions plus modernes de l'entreprise revient donc à nier le
rôle de stimulant et de substrat théorique des thèses néo-classiques.
Qu'il nous suffise de rappeler à ce propos ce que pensait F. Perroux
en écrivant : «... qu'une théorie vaut autant par ce qu'elle suscite
que par ce qu'elle contient de vérité » 23.
Plus généralement, disons donc très clairement qu'invoquer
l'irréalisme du modèle néo-classique a autant de sens que de parler de
l'irréalisme de la théorie mathématique des ensembles. La construction
néo-classique ne peut pas plus rendre compte du système production-
répartition d'une économie, à un moment donné, que la théorie des
ensembles ne peut expliquer pourquoi un barrage naturel, répondant
à certaines caractéristiques précises, ne cède pas à la pression des
eaux.
Il y a dans le modèle néo-classique un aspect instrumental
irréductible qui inspire une double remarque :
— l'idée selon laquelle ce modèle justifierait un système économique
particulier n'est pas définitivement prouvée si l'on songe à l'exis-
- tence, par exemple, d'un marginalisme soviétique ;
— la récusation du modèle ne trouve sa légitimité que si elle se
situe sur un terrain valable qui ne saurait s'identifier uniquement
au degré de réalisme du schéma, ainsi que nous le soulignerons
plus bas.
23. F. Perroux, Introduction à la théorie de l'évolution économique de J. Schum-
peter, Dalloz, 1935, p. 216.
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE
Le raisonnement qui précède permet de comprendre pourquoi on
trouve deux tendances dans l'analyse théorique de la firme. L'une vise
au normativisme. Elle est fille du modèle pur concurrentiel. L'autre
prétend, en revanche, à l'explicatif, elle est issue des études
prolongeant le modèle concurrentiel pur 24. La première tendance a été
renforcée par le développement de la théorie probabiliste des décisions.
La seconde s'est exprimée de façon particulièrement nette dans les
travaux des behavioristes tels que March, Cyert ou Simon. L'analyse
des processus décisionnels dans l'entreprise illustre bien la divergence
des approches.
Le raisonnement néo-classique implique, pour un problème
décisionnel donné, une enumeration successive et exhaustive des états de
la nature et un choix maximisant l'objectif fixé. Par contre le
raisonnement behavioriste suppose un examen progressif des
alternatives, qui est stoppé aussitôt qu'un objectif considéré comme
satisfaisant est atteint.
La seconde démarche paraît, à l'évidence, se trouver plus proche
de la réalité, comme le confirment d'ailleurs certaines enquêtes ou
expériences de simulation 25. Encore faut-il nuancer en indiquant qu'une
typologie des décisions est préalablement nécessaire à l'étude des
processus décisionnels. Il est bien évident, en effet, qu'une décision
de routine ne se prend pas de la même façon qu'une décision mettant,
par exemple, en jeu l'existence même de l'entreprise.
Quoi qu'il en soit, la prétention à l'explicatif ou au normatif dans
la théorie de la firme est l'une des raisons qui expliquent les
divergences constatées.
Là n'est peut-être cependant pas l'essentiel. En effet, dans une
économie en développement, le coût croissant des erreurs induit une
constante montée de la rationalité (comprise comme le choix de moyens
adéquat aux fins poursuivies). Ce phénomène estompe fatalement
l'opposition du normatif et de l'explicatif. Aussi les divergences
constatées dans les différentes approches de l'entreprise doivent être
recherchées ailleurs.
24. Précisons que nous donnons au mot normatif le sens suivant : détermination
des conditions qui doivent être réunies si l'on cherche à atteindre un objectif
donné (par exemple minimisation des coûts). La qualification de normatif ne
préjuge en aucun cas d'une opinion sur la valeur éthique du système considéré.
25. J.E. Fleming, « Study of a Business Decision », California Management
Review, vol. IX, n° 2, 1966.
10 REVUE ECONOMIQUE
B. La firme, instrument ou objet de l'analyse
II y a là un point sur lequel Machlup a beaucoup insisté, à juste
titre selon nous. Cet auteur s'efforce de montrer que le concept de
firme ne peut être identique dans une théorie générale des prix et
dans une théorie du comportement de la firme. L'analogie qu'il
propose, à ce propos, relative aux effets du brouillard sur la conduite
automobile, mérite d'être rappelée. Si l'on se demande quels sont les
effets d'une brusque survenance du brouillard sur le trafic autoroutier,
on peut répondre qu'il y aura, à coup sûr, ralentissement de la
circulation. Par contre, il sera impossible de savoir si M. X, automobiliste
circulant sur telle portion d'autoroute, ralentira ou non sa vitesse 26.
De même sur un marché concurrentiel, le concept de firme retenu
vise seulement à expliquer les grandes tendances et non les réactions
ou le comportement particulier de telle ou telle entreprise. Cela conduit
Machlup à une justification du concept marginaliste d'entreprise,
parfaitement adapté à une explication d'un système de prix et de
ses réactions sur un marché concurrentiel. Par la suite, le propos de
Machlup est peut-être plus discutable. Il est bien obligé d'admettre,
en effet, l'intérêt d'une explication behavioriste de la firme aussitôt
que l'on s'évade du modèle concurrentiel. Comme il s'agit là du cas
réel le plus fréquent (ce qui revient à priver de toute portée pratique
l'explication marginaliste). Machlup doit recourir à l'artifice d'une
extension non définie de la nature de la concurrence. La validité du
schéma n'est plus subordonnée à l'existence d'une situation de
concurrence pure et parfaite 27.
Même si ces points sont discutables, l'idée avancée par Machlup
est à retenir. Le degré de schématisation choisi pour cerner le concept
de firme n'est pas indépendant de l'objet de l'analyse. Et l'opposition
26. F. Machlup, « Theories of the Firm », art. cité.
27. Nous ne suivons pas Machlup sur ce point. A nouveau, en effet, répétons
que tout argument tendant à réfuter l'idée que le schéma néo-classique ne
correspond pas à la réalité et se révèle donc d'une utilité restreinte est fallacieux. Cela,
tout simplement parce qu'il est inutile de nier l'évidence. L'univers néo-classique
n'est pas l'univers réel. La justification du modèle néo-classique ne peut se
comprendre que si l'on se situe sur un autre terrain, celui consistant à voir dans le
modèle une armature logique de concepts servant de base de départ à une
exploration de la réalité. De ce. point de vue, la distinction que fait A. Bienaymé entre
« la concurrence axiome » et « la concurrence phénomène » est des plus pertinentes
car l'auteur situe le problème sur son véritable terrain. On pourra difficilement
contester, en effet, que : « Seul compte le réalisme de la théorie déduite de
l'axiome et non pas celui de l'axiome. L'utilité d'un axiome se reconnaît à sa
fécondité, non à son réalisme propre ». A. Bienaymé, La croissance des entreprises,
op. cité, t. 2, p. 365.
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 11
entre les théories marginaliste et behavioriste de la firme s'estompe
quand on remarque que, dans le premier cas, la firme n'est
qu'instrument d'analyse, alors que, dans le second, elle en est l'objet. En
d'autres termes, la concurrence des théories disparaît dans la théorie
de la concurrence.
Les considérations qui précèdent permettent de mieux saisir les
débats qui ont vu le jour autour de la théorie de la firme. Elles ne
fournissent cependant aucune lumière sur l'étonnante disparition, dans
l'analyse, du concept d'entrepreneur.
II - LA DISPARITION PARADOXALE
DU CONCEPT D'ENTREPRENEUR
L'étude du concept d'entrepreneur dans l'histoire de l'analyse
économique peut se faire suivant une double perspective, historique et
théorique. Dans les deux cas les résultats s'avèrent décevants, ce qui
ne peut manquer d'étonner quand on constate l'importance accordée
par de nombreux économistes au rôle stratégique de l'entrepreneur.
1. Les avatars de la notion historique d'entrepreneur
Bien que les historiens économistes se soient vivement intéressés,
à la fin du xixe et au début du xxe siècle, aux entrepreneurs, mettant
en évidence leurs réalisations les plus spectaculaires, ils n'apportèrent
aucune contribution sérieuse à la définition de leur rôle exact dans
le processus de croissance économique.
Le courant biographique du début du siècle (par exemple H.D.
Lloyd, Ida Tarbell)28 ne fournit aucun soubassement analytique
valable aux travaux sur l'entrepreneur. C'est de 1920 que date, semble-t-il,
le premier essai valable d'étude du rôle historique de l'entrepreneur 29.
Mais alors que cet essai se situait dans le cadre d'un champ
d'analyse très large visant à localiser l'entrepreneur au sein d'un réseau
complexe de structures économiques et sociales, il connut par la suite
un sensible rétrécissement. Ce dernier s'expliquait par le désir, de
conférer aux recherches un caractère plus concret. Des travaux
apparurent alors concernant les problèmes de direction et d'organisation
28. Cf. J.H. Soltow, « The Entrepreneur in Economie History », A.E.R. Papers
and Proceedings, vol. LVIII, n° 2, mai 1968, p. 84.
29. J.H. Soltow, art. cité, p. 84.
12 REVUE ECONOMIQUE
internes à l'entreprise. Cette tendance se remarque très nettement dans
les études publiées de 1930 à 1940 aux Etats-Unis (Harvard Studies
in Business History).
La voie était sans issue et Soltow peut dater « la mort
intellectuelle » de ce courant de 1940 30. Mort par isolationnisme et par
manque d'un soubassement théorique suffisant, comme le notait Henrietta
Larson 31.
Le second courant analytique visant à intégrer l'entrepreneur dans
une perspective historique est né, peut-être, d'une réaction envers
l'orientation des Harvard Studies in Business History. En effet,
le «Research Center in Entrepreneurial History» créé en 1948 à
Harvard, sous la direction de A. H. Cole, adopta d'emblée une vision
interdisciplinaire très large du problème et renonça à tout a priori
d'ordre méthodologique. Certes, on discerne une certaine influence
commune du concept schumpeterien d'entrepreneur, mais il reste que
des travaux tels que ceux de Cole ou de Redlich d'une part, et de
Jensk et Cochran d'autre part, se caractérisent par des approches
très différentes. Alors que les premiers sont fondés sur une vision
très individuelle du rôle historique de l'entrepreneur, les seconds
cherchent à montrer que la sociologie fournit tous les instruments et les
concepts nécessaires à l'étude de l'activité d'entreprise 32.
Que penser de l'ensemble de ces travaux 33 ?
Certes l'un des buts que cherchait à atteindre le centre de
Harvard : encourager la coexistence, voire le rapprochement de points
de vue et de méthodes différentes, fut atteint.
Par ailleurs, ainsi que le remarque Sawyer, ces travaux permirent
d'élargir la notion d'entrepreneur et celle de fonction d'entreprise par
rapport aux concepts initiaux de Schumpeter. Il ne s'agissait plus
seulement des très grands innovateurs, on intégrait également les
imitateurs, les innovateurs de petite envergure, dans le champ de
l'activité d'entreprise. Mais est-ce bien là un progrès ? Cette extension
concerne, en effet, la définition même de l'entrepreneur. Or, sur le
plan des concepts, des outils, bref dans le domaine de l'analyse
théorique, le bilan de ce courant de pensée n'est plus très positif. Soltow
le reconnaît lui-même, en soulignant que les points de vue demeurent
30. J.H. Soltow, art. cité.
31. Henrietta M. Larson, Guide to Business History, Cambridge, 1948.
32. Les travaux de Cole, Redlich, Jensk et Cochran sont cités dans la
bibliographie de Soltow.
33. Un bon exemple de l'esprit animant ces travaux peut être trouvé dans
l'ouvrage collectif : Men in Business : Essays in the History of Entrepreneurship,
Cambridge, William Miller Ed., 1952.
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 13
divergents, que les synthèses n'existent pas. Effectivement, les
définitions données de la fonction d'entreprise sont si vagues, si
générales qu'elles restent peu utilisables 34.
Finalement, il faut bien admettre que les écrits concernant le rôle
historique de l'entrepreneur n'ont apporté qu'une bien modeste
contribution à la mise en évidence du rôle exact tenu par l'entrepreneur
dans le développement économique.
Si l'on quitte le domaine historique et que l'on aborde l'étude
des modèles théoriques, on éprouve à nouveau une déception.
2. L'inexistence de la fonction d'entreprise
dans les modèles formels
« Le Prince du Danemark a été écarté de la discussion sur
Hamlet » ! C'est ainsi que Baumöl caractérise l'absence de prise en
compte de la notion d'entrepreneur dans la théorie de la valeur ou
dans l'analyse d'activité néo-classique de la firme 35.
Pour lui, en effet, lorsqu'on examine les modèles théoriques
formalisant le fonctionnement de l'entreprise, qu'il s'agisse de modèles
simples ou sophistiqués, ils se résument tous à une explication de la
prise de décision fondée sur un processus de maximisation. Les
variables sont définies, elles sont en nombre donné et relèvent seulement
d'un traitement mathématique plus ou moins complexe. Bref, il n'y
a pas de place pour l'astuce, le truc, la chance, l'illumination, Veblen
le disait déjà au début du siècle 36.
Baumöl souligne d'ailleurs, ce qui rappelle une idée évoquée plus
haut, à un autre propos, que cette constatation ne constitue pas une
critique des modèles formels de l'entreprise. Elle dénonce seulement
leur utilisation pour un usage en vue duquel ils n'ont pas été prévus.
Il faut se rendre compte qu'il s'agit là de modèles d'analyse optimale,
applicables à des problèmes bien précis, pour lesquels ils fournissent
d'ailleurs de très valables résultats, car ces problèmes n'ont précisé-
34. Ainsi Soltow (art. cité) donne la définition suivante qu'il emprunte à
Sawyer : « L'activité d'entreprise comporte une série de fonctions plus ou moins
continues, allant de la pure innovation à la pure routine ; cette activité est
exercée au sein d'entreprises ou d'institutions à différents niveaux d'initiative et
de responsabilité, partout où sont prises des décisions importantes impliquant des
changements affectant la combinaison et l'engagement des ressources en conditions
d'incertitude », p. 88.
35. W.J. Baumol, « Entrepreneurship in Economie Theory », A.E.R. Papers
and Proceeding, n° 2, mai 1968, p. 64.
36. T.B. Veblen, Economies and Evolution - The Place of Science in Modem
Civilization, New York, 1919, pp. 73-74.
14 REVUE ECONOMIQUE
ment pas besoin du concept d'entrepreneur pour trouver une solution.
On songe inévitablement à des questions telles que celles concernant
la gestion des stocks ou le contrôle de fabrication.
Somme toute, Baumöl met ici en cause le processus de
maximisation car, de son point de vue, peu importe le maximande. Le fait
de remplacer le profit par d'autres objectifs ne réintroduit pas pour
autant la fonction d'entreprise dans le modèle. Des travaux tels que
ceux de Williamson ou même les siens (maximation des ventes) ne
sauraient prétendre constituer un traitement analytique valable de
la fonction d'entreprise. Ainsi, celui qui maximise ou minimise une
fonction-objectif à plusieurs variables reste un robot, un calculateur,
il ne peut de ce seul fait prétendre à la qualification d'entrepreneur.
Baumöl formule la même appréciation à propos des tentatives de
dynamisation de ces modèles. La base de l'analyse n'est pas modifiée,
si le degré de sophistication est accru.
Ainsi, maximiser le profit ou d'autres variables, choisir un sentier
optimum de croissance pour l'entreprise, tout cela relève du calcul
et ne laisse aucune place à l'entrepreneur.
On aborde là un point, à nos yeux, fondamental, dans les débats
sur la théorie de la firme.
E.D. Domar a présenté une objection tout à fait pertinente à
l'encontre des opinions émises par Baumöl. En effet, ou bien celui
qui décide a un comportement qui peut être décrit en terme de modèle
(séquence d'actes conduisant à la maximisation d'un objectif, par
exemple) et dans ce cas il ne s'agit plus d'un entrepreneur mais
d'un simple « manager ». Ou bien... « il est défini comme un
personnage exceptionnel qui voit dans le futur ce que les autres
n'aperçoivent pas, et alors il ne peut évidemment pas s'intégrer dans un
modèle économique » 37. L'attitude de Baumöl est donc assez
discutable dans la mesure où l'on ne peut à la fois déplorer l'absence
d'entrepreneur dans les modèles théoriques et caractériser ce
personnage comme celui dont le comportement n'est pas formalisable, par
définition même.
Il est un fait que plus on assimile la fonction d'entreprise à
l'exceptionnel, au spectaculaire, plus on la rapproche du génie, de
l'inhabituel et plus il devient difficile de formaliser les comportements
qui la spécifient et donc d'intégrer ladite activité à un modèle dont
la qualité première reste la faculté de prédiction.
37. Intervention de E.D. Domar, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai
1968, p. 93.
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 15
Observons qu'en cherchant à se situer dans un juste milieu, ce
qui impliquait un sérieux effort de réalisme, les behavioristes ont
encouru des critiques sur deux fronts.
On leur a reproché, bien sûr, leur inaptitude à parvenir à une
formalisation théorique suffisante. Il est bien certain, en effet, que
la notion de « satisfaisant », le principe d'examen non exhaustif des
alternatives dans les modèles décisionnels ne se prêtent pas à
l'élaboration de schémas formalisés comme le permettent les règles du
calcul de l'optimum. Mais en même temps, les behavioristes ont été
critiqués dans la mesure où ils n'ont pas intégré à leur analyse les
véritables comportements d'entreprise (entendus au sens de
l'exceptionnel, du génie créateur) et donc où leur effort de réalisme n'est
pas pleinement satisfaisant 38.
En conclusion, et en laissant pour le moment en suspens les
difficultés évoquées, on peut au moins constater que la fonction
d'entreprise est pratiquement exclue des modèles néo-classiques très
formalisés et qu'elle ne reçoit pas de traitement analytique
convaincant dans les constructions behavioristes.
C'est donc une double carence que révèle l'examen de l'analyse
historique et théorique de l'entrepreneur.
Nous voudrions souligner maintenant le caractère paradoxal de
cette carence.
3. Le rôle stratégique affirmé de la fonction d'entreprise
II est remarquable de constater que de nombreuses études
consacrées à l'entrepreneur débutent par quelque propos tendant à souligner
l'importance de la fonction d'entreprise dans le processus
économique de développement.
Cole, par exemple, observe que l'art de diriger les entreprises a
bénéficié ces vingt dernières années du progrès général des
connaissances, tout comme d'autres disciplines telles que la médecine ou la
physique. Il discerne à cette occasion une succession de types d'en-
38. Passant en revue les modèles néo-classiques d'entreprise, Baumöl écrit :
« Dans tous ces modèles les hommes d'affaires sont et restent des automates en
maximisation ». Puis il ajoute : « Ceci nous montre pourquoi notre corps de
théorie, tel qu'il s'est développé, ne nous fournit aucune perspective permettant
de conduire effectivement à une description et à une analyse de la fonction
d'entreprise ». Il affirme enfin que « la volonté des behavioristes de rompre avec
les formulations traditionnelles a été encourageante ; mais je ne vois en ce domaine
même à terme éloigné, aucune véritable rupture de pensée (breakthroughs) ».
Baumol, art. cité, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968, p. 68.
16 REVUE ECONOMIQUE
trepreneurs, allant du pragmatique au mathematically advised39. Il
déduit, alors, de cette évolution qu'une « fécondation aussi
importante du domaine des affaires ne pouvait manquer de provoquer par
des centaines de voies une élévation du revenu national de longue
période » 40.
Même affirmation chez Baumöl. « II a été reconnu de longue date,
écrit-il, que la fonction d'entreprise constituait une composante
essentielle du processus de croissance. 41 » Et Baumöl d'invoquer, à l'appui
de son affirmation, les travaux de Solow sur les fonctions de
production et sur l'existence d'un résidu dont l'explication ne peut
manquer de recourir à l'existence d'une activité d'entreprise. Cette
prise de position permet de comprendre pourquoi Baumöl estime que
toute analyse ou toute mesure de politique économique générale
négligeant le rôle de l'entrepreneur est faussée à la base.
De son côté, H. Leibenstein recherche ce que pourrait être une
théorie de la fonction d'entreprise dans laquelle l'entrepreneur aurait
« un rôle unique et crucial », cette théorie expliquant en somme
pourquoi « l'activité d'entreprise est une variable significative du processus
de développement » 42.
Ces positions de principe ne peuvent manquer de surprendre, car
ainsi que le souligne Soltow : «... il est quelque peu paradoxal que
l'entrepreneur ait été ignoré dans les écrits récents d'histoire
économique. Ce qui accentue le paradoxe est que les historiens d'autres
spécialités ont de plus en plus considéré que le monde des affaires
avait rempli une fonction-clé dans les changements généraux d'ordre
politique et social » 43. Il est inutile d'ajouter d'autres références, elles
sont innombrables dans la littérature économique. Efforçons-nous
plutôt de saisir les raisons possibles de cette anomalie.
Il est, certes, toujours délicat de proposer une explication à ce
qui apparaît comme un paradoxe dans le déroulement historique de
l'analyse économique. La tentation de projeter ses préférences
théoriques, voire idéologiques, dans le schéma d'interprétation est très
vive ; cela d'autant plus que dans le cas présent, les seules raisons
39. A. Cole, « The Entrepreneur : Introductory Remarks », A.E.R. Papers
and Proceedings, n° 2, mai 1968, p. 60.
40. Idem.
41. Baumöl, « Entrepreneurship in Economie Theory», art. cité, p. 65.
42. H. Leibenstein, « Entrepreneurship and Development », A.E.R. Papers and
Proceedings, n° 2, mai 1968, p. 72.
43. Soltow, «The Entrepreneur in Economie History», art. cité, p. 84.
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 17
théoriques ne suffisent pas à rendre compte de l'effacement de la
notion d'entrepreneur ; une référence à des positions idéologiques
semble inévitable.
Du point de vue théorique d'abord, l'absence d'un traitement
correct de la fonction d'entreprise nous paraît principalement imputable
au progrès de l'économie pure et ultra-formalisée. Cette orientation,
issue du schéma walrasso-parétien, a constitué une tendance majeure
de ces trente dernières années.
Il est clair, pour prendre un exemple entre mille, que l'on voit
mal comment introduire la notion d'entrepreneur dans un débat sur
l'utilisation d'une fonction de production C.E.S. à progrès technique
incorporé !
La sophistication toujours plus poussée des calculs, le désir de
prouver l'existence de solutions optimales ne font pas bon ménage
avec ce trouble-fête théorique qu'est l'entrepreneur.
Mais, objectera-t-on, le courant néo-classique ne résume pas à
lui seul l'analyse économique moderne. Cette remarque suggère une
autre explication théorique à l'effacement de la fonction d'entreprise.
Il résulte, en effet, des courants de pensée historique et behavioriste,
que la notion d'entrepreneur ne peut correctement s'analyser qu'à
la condition de déborder du cadre de la stricte discipline économique.
La sociologie, la psychologie, voire la psychanalyse, pour ne citer
que celles-là, fournissent d'indispensables concepts à une étude en
profondeur de la notion d'entrepreneur. On ne fait d'ailleurs que
retrouver là une idée exprimée naturellement et intuitivement par de
vieux maîtres de la pensée économique tels qu'Alfred Marshall ou
T. Veblen.
Or cette redécouverte de l'interdisciplinarité comporte en elle-
même une limite, dans la mesure où le concept multidimensionnel
d'entrepreneur apparaît encore plus difficile à intégrer dans les modèles
d'économie pure. Une synthèse des optiques reste à faire.
Outre la difficulté de cette tâche (est-elle même possible?) il
faut souligner que c'est la prise de conscience de l'élargissement du
concept d'entrepreneur qui, selon nous, a conduit à la formulation
d'un doute sur sa place exacte dans le déroulement du processus
économique.
La question fondamentale ne serait plus alors de comprendre
l'influence exercée par l'activité d'entreprise sur la croissance mais
plutôt de déterminer les conditions structurelles (au sens large)
favorisant ou entravant l'éclosion et l'exercice des capacités d'entreprise.
Revue Economique - N° 1, 197b 2
18 REVUE ECONOMIQUE
Lorsqu'on s'engage sur ce terrain, on entre fatalement dans un
paysage plus nettement teinté d'aspects idéologiques.
Il est possible de se référer ici à toute une gamme d'opinions allant
des plus nuancées aux plus extrêmes, ces dernières ayant bien sûr
le contenu idéologique le plus affirmé.
Domar, par exemple, conteste avec modération le rôle
stratégique de l'entrepreneur : « Mais, écrit-il, peut-être que l'entrepreneur
n'est pas un personnage aussi important que Baumöl le suggère ».
Et plus loin : « Nous ne pouvons dire si les pays sous-développés
qui préoccupent Baumöl, manquent réellement d'entrepreneurs
considérés comme des êtres dotés de caractéristiques spécifiques, ou si
ceux qui, en fait, existent, ne peuvent exercer correctement leur rôle,
probablement les deux... » 44.
A l'opposé, on trouve un exemple d'opinion extrême formulée dans
la récente analyse de Dominique Monjardet 45.
La position de principe est sans ambiguïté. « Toute entreprise est
déterminée par le système économique dont elle fait partie. Dans la
mesure où celui-ci est capitaliste, elle ne peut avoir qu'une politique
et une seule qui peut se définir comme la gestion de la tension entre
l'objectif de profit et l'objectif de maintien de l'entreprise. »
Les conclusions de cette attitude sont très clairement tirées par
Dominique Monjardet : « Dire que l'entreprise est déterminée par le
système économique, c'est effectivement rompre avec l'idéalisme en
s'interdisant de rendre compte, par les intentions des acteurs, de ce
qui est déterminé par la structure ».
Et même si Dominique Monjardet croit pouvoir remplacer le mot
« structure » par « environnement », le parti pris idéologique
transparaît aussitôt qu'il fait sienne la « démonstration rigoureuse » de
Godelier selon laquelle « la théorie classique n'a nullement pour objet
d'expliquer les comportements économiques mais de les justifier... ».
Quelle que soit l'opinion formulable sur la légitimité de ce «
retournement de perspective », il convient d'insister sur trois remarques :
■— La négation du rôle stratégique « des intentions des acteurs »
et la primauté reconnue à la structure entraînent des conséquences
de première importance qui permettent à D. Monjardet d'écrire :
« L'interprétation alternative — par les intentions des dirigeants —
conduit dans l'analyse des politiques d'entreprise à des résultats aber-
44. E. Domar, intervention citée, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai
1968, p. 93.
45. D. Monjardet, art. cité, p. 101.
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 19
rants » 46. Il est effectivement exact que si l'on cherche à comprendre
l'activité passée d'une entreprise, à analyser les lignes politiques qui
en émergent, l'interprétation est forcément différente selon que l'on
adopte l'un des deux points de vue ci-dessus.
— L'interprétation défendue par Monjardet est partagée par un
courant dont l'importance s'est accrue dans la pensée économique
contemporaine. Ce courant est essentiellement mais pas uniquement
marxiste.
— Le contenu idéologique patent de cette interprétation a
indirectement favorisé une nouvelle façon d'aborder le concept
d'entrepreneur.
Plutôt que de chercher à analyser et à localiser la fonction
d'entreprise dans l'unité de production, on s'est intéressé à la nature et
à la localisation du pouvoir dans l'entreprise. Cette orientation était
lourde de conséquences puisque débordant le cadre de la simple
analyse théorique elle débouchait sur celui de l'origine et de la
légitimité du pouvoir dans l'entreprise47.
Triste destinée, on le constate, que celle de cette notion
d'entrepreneur, si brillante à l'origine et qui sur sa droite s'est vu écartée
comme trouble-fête théorique et sur sa gauche dénoncée comme simple
sous-produit de la structure. Peut-on se satisfaire de cette évolution ?
k. L'irréductibilité de la fonction d'entreprise
II y a au moins un point commun entre les partisans de la théorie
classique et concurrentielle de la firme et ceux du déterminisme
structurel. Dans l'une comme dans l'autre interprétation, il y a ignorance
et même négation du rôle de l'entrepreneur dont la volonté pourrait
modeler l'environnement économique avec des objectifs et des
politiques ne correspondant pas forcément à la maximisation du profit.
46. D. Monjardet, art. cité, p. 103. Le cas évoqué par l'auteur n'a toutefois
que la valeur d'un exemple parmi d'autres et ne saurait constituer une preuve
convaincante.
47. Très significatif est par exemple le jugement porté par E. Enriquez sur
la théorie walrassienne : « Cette approche du monde économique (qui est
poursuivie dans l'œuvre de Pareto et des économistes actuels) rend-elle compte, même
de manière stylisée, de la réalité ou est-elle, suivant le terme même de Pareto,
une " dérivation ", dont le but est de masquer le caractère dramatique des
relations d'échange, une rationalisation " irénique " (qui s'oppose directement à la
pensée marxiste) des rapports humains ? Notre réponse est que cette conception
a pour but fondamental de faire disparaître les problèmes de pouvoir, de faire
taire la culpabilité liée à l'appropriation des richesses et de ce fait à renforcer
les inégalités en permettant aux gardiens du pouvoir de ne pas se mettre en cause
et de ne pas être contesté par certains ». Palmade, L'économique et les sciences
humaines, Dunod.
20 REVUE ECONOMIQUE
Or dans la mesure où ces thèses aboutissent à écarter l'existence
d'une fonction autonome d'entreprise, elles prêtent l'une et l'autre
à la critique. Cette dernière peut se construire autour d'un double
thème. D'abord, comment définir, si elle existe, la fonction
d'entreprise en donnant du même coup une idée de son importance ? Ensuite
comment intégrer une telle fonction à l'analyse économique ?
La première question comporte une interrogation distincte
consistant à se demander, la fonction d'entreprise étant définie, qui en
assume la responsabilité.
Nombre d'économistes prennent pour point de départ les thèses
schumpeteriennes, ce qui les conduit à distinguer fonction de direction
et d'entreprise. Ainsi, pour Baumöl, la première consiste à s'assurer
du déroulement correct et efficace du processus de production. Le
directeur doit connaître les techniques existantes et savoir les utiliser
de manière à atteindre, aux moindres coûts, les objectifs fixés. Certes,
il s'agit là d'une tâche non. négligeable mais qui diffère de la fonction
d'entreprise, dont la finalité consiste à « situer les idées nouvelles et
les mettre en pratique ». Bref, l'entrepreneur « est l'innovateur schum-
peterien et même un peu plus » 48.
Même distinction chez Leibenstein avec peut-être plus de nuance,
car la fonction d'entreprise lui apparaît comme une activité
caractérisée par deux pôles extrêmes ; d'un côté la routine, mais alors il
convient plutôt de parler de « management ». De l'autre ce que Lei-
benstein appelle la « N-Entrepreneurship » qui englobe l'innovation
schumpeterienne. Toutefois, l'identification entrepreneur-innovateur ne
rendant pas compte de l'étendue de la fonction d'entreprise ne peut
être considérée comme satisfaisante 49.
L'analyse de Leibenstein peut servir, ici, de point de départ 50.
L'entrepreneur est un homme ou un groupe qui relie entre eux
plusieurs marchés (intermarket operator). Cela se comprenant
aisément ne nécessite pas de commentaire. Par contre, il faut souligner
que l'entrepreneur (au sens plein du terme) intervient le plus souvent
sur des marchés imparfaits. Ainsi, pour de multiples raisons, les
48. W.J. Baumol, art. cité, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968,
p. 65.
49. De son côté, R. Barre rejette cette assimilation mais pour d'autres raisons
(l'entrepreneur a également le pouvoir). Cette précision est utile mais non suffi'
santé comme on le notera plus loin. Economie politique, P.U.F., Coll. « Thémis »,
pp. 363 et s.
50. H. Leibenstein, art. cité, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968,
p. 72. Les actes d'entreprise relèveraient de ce que l'on appelle, dans la théorie
des systèmes, les décisions non programmables. Voir I. Ansoff, « The Firm of
the Future », Harvard Business Review, sept.-oct. 1965.
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 21
inputs nécessaires à la production d'un bien donné peuvent ne pas
être facilement trouvés sur le marché. Cette déficience se traduira par
toute une gamme de phénomènes, allant de l'existence de prix
incertains (donc résumant mal l'information de rareté) à l'absence totale
de l'input sur le marché. Or, l'une des fonctions fondamentales de
l'entrepreneur est de suppléer à ces déficiences du marché (gap~filling) .
C'est parce que l'idée de marché parfait n'est qu'un instrument d'étude
de la réalité mais non une description de cette dernière que la
fonction d'entreprise a un contenu irréductible (qui transcende, nous le
verrons plus bas, la référence au seul système capitaliste).
L'entrepreneur est enfin, bien sûr, celui qui crée et développe les
firmes.
L'existence d'une fonction ainsi définie ne paraît faire aucun doute
et son importance tient au fait qu'elle est une des sources
importantes de la croissance économique.
Quelques précisions aident à mesurer la portée de ces définitions :
■— La fonction d'entreprise est centrale dans le système capitaliste
mais peut exister en dehors de lui. Aussitôt que se manifeste une
imperfection dans l'information, le rôle de l'entrepreneur réapparaît.
Ceci nous paraît fondamental si l'on rappelle qu'à l'heure actuelle,
dans les Etats planifiés de façon autoritaire, on ne croit guère plus
à l'idée d'information parfaite. Il y a là une constatation dont
l'évidence s'accroît à mesure que le système productif s'oriente vers la
production de biens de consommation. Dès lors, on conçoit l'intérêt
de la question suggérée par Domar quand il écrit : « Peut-être que
le socialisme produira ses propres héros d'affaires. Il est intéressant
de remarquer que si nous connaissons un grand nombre d'études
générales excellentes sur le management soviétique, nous n'en avons
jamais rencontré une concernant un fonctionnaire soviétique
particulier pouvant mériter le titre d'entrepreneur. Ces personnes existent-
elles, travaillent-elles et fonctionnent-elles en restant inconnues ? La
rente, l'intérêt et le profit étant maintenant admis à part entière en
U.R. S. S., peut-on penser que l'entrepreneur socialiste, probablement
redénommé organisateur, apparaîtra prochainement ? » 51.
— L'importance de la fonction d'entreprise ne signifie pas pour
autant que cette dernière soit toujours remplie. Il existe une demande
et un offre d'activité d'entreprise. Celle-ci peut se situer à un niveau
relativement bas et il est clair que l'environnement institutionnel, le
système de motivations conditionnent l'ampleur de cette offre.
51. E.D. Domar, intervention citée, A.E.iR. Papers and Proceedings, n° 2,
mai 1968, p. 94.
22 REVUE ECONOMIQUE
— Il convient de distinguer la fonction de celui qui l'assume.
La disparition dans l'analyse économique de l'entrepreneur résulte de
l'assimilation longtemps indiscutée de ce dernier à la fonction
d'entreprise. Or, si l'entrepreneur capitaliste, personnage unique, possesseur
individuel des moyens de production, tend à s'estomper, il n'en va
pas de même pour la fonction qui subsiste plus que jamais 52.
— Enfin, la définition de la fonction d'entreprise centrée sur
l'aptitude de l'homme, du groupe ou de l'organisation à pallier les
déficiences de l'information est beaucoup plus large que celle centrée
sur l'innovation 53. Si beaucoup d'auteurs ont été tentés par
l'assimilation entrepreneur-innovateur, c'est dans un but de schématisation,
de simplification en vue de fournir de la fonction d'entreprise une
vision épurée et donc formalisable. Telle est, par exemple, la démarche
de Schumpeter étudiant l'impact de l'acte d'entreprise sur le circuit
économique.
Nous en venons ainsi au second problème qui est celui de
l'intégration à l'analyse économique formalisée de la fonction d'entreprise.
Certains auteurs croient possible cette intégration. Ainsi Leibens-
tein, utilisant une méthodologie traditionnelle pour l'économiste, étudie
l'offre et la demande d'activité d'entreprise ; il cherche à en découvrir
la nature, les déterminants, la forme. Il s'efforce de montrer alors
les conséquences de son analyse et, par exemple, comment celle-ci
parvient à rendre compte du niveau de rémunération de
neur 54
En réalité, les conclusions sont modestes et le problème reste à
l'heure actuelle en suspens. A moins d'adopter, comme le fait Baumöl,
un certain agnosticisme. Celui-ci fait remarquer que la théorie
économique formalise beaucoup au stade de la combinaison des inputs
mais exclut souvent du champ de l'analyse l'explication de l'origine
de ces inputs. « Ainsi, écrit Baumöl, dans nos modèles de croissance
le comportement de l'offre de travail exerce une influence cruciale
52. Robin Marris, L'entreprise capitaliste moderne, Dunod, 1971, pp. 1 et s.
Voir ce qu'écrit l'auteur sur « la disparition de l'entrepreneur » et les travaux
qu'il cite. Certains auteurs soutiennent même une position extrême identifiant
l'entrepreneur à l'entreprise tout entière : « Aujourd'hui les grands entrepreneurs
ne s'appellent plus Van der Bilt, Gould ou Stanford, mais General Electric, Union-
Carbide ou U.S. Steel ». Philippe de Woot, La fonction d'entreprise, Louvain,
1969, p. 410.
53. Ce point mériterait de plus amples développements. On trouvera une
bibliographie exhaustive sur l'information dans : Yvan Christin, Essai d'analyse sémio-
logique et structurale du phénomène économique, Thèse, Grenoble, 1963, 1 vol.
Et Alain Longhi, L'information et l'action - Application à l'entreprise, Thèse, Nice,
1973, 3 vol.
54. H. Leibenstein, art. cité, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968.
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 23
sur le sentier de croissance de l'économie. Mais la détermination de
l'augmentation de la force de travail elle-même est généralement
considérée comme une matière exogène » 55.
Tel risque d'être alors le traitement réservé à l'activité
d'entreprise. Or, du point de vue de la politique économique, l'intérêt réside
précisément dans la détermination de ce qui explique et favorise le
développement de l'activité d'entreprise. Pour Baumöl, cette
explication sort du champ de la théorie économique et relève plutôt de
la psychologie sociale, de la sociologie et d'autres disciplines. On est
ainsi conduit à une simple praxis. Keynes n'est-il pas complètement
passé à côté de l'étude des anticipations, pourtant au cœur de la
décision d'investissement, et n'a-t-il pas, malgré cela, fourni de
précieuses indications relatives à ce qui peut stimuler l'investissement ?
De la même façon, la théorie économique ne peut-elle, en une
première étape, et par ordre d'urgence, préciser ce qui est susceptible
de développer l'activité d'entreprise, remettant à plus tard l'étude
de ses origines ? N'est-il pas du plus haut intérêt, par exemple,
d'analyser des problèmes précis tels que les liaisons entre
l'acceptation de la prise de risque et la structure des taux d'intérêts ou encore
le système d'imposition ?
Il y a là une attitude minimaliste qui ne saurait pourtant satisfaire.
En réalité, les concepts que forge la théorie économique sont
souvent fonction du champ de recherche qui lui est assigné56.
L'élaboration d'une théorie de l'entreprise ne nécessite-t-elle donc pas d'être
analytiquement située ? Nous croyons qu'une des références qui
s'impose en raison de son importance est celle de la croissance. La
division micro, macro-économie ayant contribué à obscurcir tant de
problèmes, il semble légitime, pour rompre avec elle, de se demander
quelle théorie de la firme est susceptible d'aider à la compréhension
des mécanismes de croissance.
55. W.J. Baumol, art. cité, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968,
p. 69.
56. Une illustration peut être trouvée dans le problème du choix d'un solde
significatif de la balance des paiements.
24 REVUE ECONOMIQUE
III - THEORIE DE LA FIRME ET MODELES MACROECONOMIQUES
DE CROISSANCE : LE « NO BRIDGE »
II existe bien une conception implicite ou explicite de la firme
dans les schémas d'équilibre concurrentiel. Ces derniers, issus de la
construction walrasso-paretienne, reposent sur une vision ultra-simpli-
fiée de l'unité de production. Celle-ci est assimilée à un centre de
traitement mécanique de l'information (synthétisée par le couple
prix/quantités) en vue de réaliser le profit maximum.
Nous ne reviendrons pas sur l'intérêt de ces schémas envisagés
comme banc d'essai d'hypothèses, instruments d'analyse et sur le fait
que la critique d'irréalisme qui leur est communément adressée est
moins justifiée qu'on ne le pense généralement. Nous remarquerons
seulement que même demeurant sur le terrain très abstrait où se
situent ces modèles, la conception épurée de la firme qu'ils retiennent
fait problème, comme le souligne Roy Radner 57.
Cet auteur nous fournit un remarquable condensé des théories
sur l'existence et l'optimalité d'un équilibre concurrentiel. Depuis les
travaux de "Walras et de Pareto, il montre l'énorme influence exercée,
en ce domaine, par les recherches de Arrow et Debreu. Roy Radner
considère ces dernières comme le point de départ d'extensions et de
perfectionnements théoriques possibles. En particulier, il montre
comment la théorie Arrow-Debreu peut être étendue au cas où les agents
économiques se différencient par l'information dont ils disposent 58.
Il passe ensuite en revue les limites d'une telle extension et
notamment son inapplicabilité en cas de marchés successifs. Il indique alors
les modifications dans la nature du concept d'équilibre, impliquées
par la prise en compte d'une séquence de marchés, à des dates
échelonnées dans le temps et les résultats qu'on peut en espérer. Nous
n'exposerons pas le détail de ces recherches qui sortent du cadre que
nous nous sommes fixé. Par contre, nous soulignerons que Roy
Radner, lui-même, admet dans sa conclusion (« Unsolved Problems »)
que « dans toutes ces théories (potentielles) de séquences de marchés
nous aurons besoin d'une théorie plus détaillée de la firme que celle
57. Roy Radner, « New Ideas in Pure Theory - Problems in the Theory of
Market Under Uncertainty», A.E.R., 1970, p. 454.
58. Si Debreu a étendu la théorie de l'équilibre au cas d'information imparfaite,
il suppose pourtant que chaque agent dispose de la même quantité d'informations.
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 25
utilisée dans le modèle Arrow-Debreu. La simple maximisation du
profit n'est pas bien définie si les profits futurs sont incertains et
s'ils ne peuvent être pleinement actualisés » 59.
Ainsi Radner souligne que certaines extensions qu'il suggère, de
la théorie Arrow-Debreu, supposent l'adoption d'une autre hypothèse
de comportement de la firme (que celle du profit maximum) et, par
exemple, la maximation de la valeur boursière courante de l'entreprise.
Sans poursuivre plus avant, il est intéressant de relever que la
dynamisation d'un schéma d'équilibre général présuppose une
redéfinition du comportement de l'unité de production. Qu'en est-il alors,
des modèles de croissance dans lesquels les hypothèses de
concurrence et d'équilibre ne sont plus forcément retenues ?
On reste confondu devant l'absence de références des modèles
macro-économiques de croissance aux théories sur le comportement
des firmes.
On pourrait déjà observer, au stade du simple bon sens, que cette
lacune est pour le moins étonnante si l'on admet, ce qui paraît
difficilement contestable, qu'une grande partie du processus de croissance
trouve son origine dans l'activité productive au sein des entreprises.
Mais au-delà de cette remarque triviale, on constate que les
modèles de croissance font en permanence référence à des notions
indissolublement liées aux comportements des firmes et qui ne peuvent
se comprendre que par référence à eux 60.
Il suffit d'évoquer quelques exemples pour s'en persuader.
Les hypothèses faites sur la dépréciation du capital jouent un rôle
non négligeable dans les modèles de croissance. Cela est vrai même
si l'on ne considère que la seule dépréciation physique, c'est-à-dire
en l'absence de tout progrès technique. Ainsi, selon que l'on retienne
une hypothèse de « mort soudaine » ou de « déclin radioactif » pour
ne citer que celles-là, les implications sur les modèles de croissance
seront très différentes, notamment en ce qui concerne l'évaluation du
stock de capital 61.
De même, les hypothèses faites sur la forme et le rythme
d'introduction du progrès technique, sur l'existence ou l'absence de
rendements d'échelle, sur le comportement d'épargne des entreprises (mise
59. Roy Radner, art. cité, pp. 459-460.
60. On trouvera un excellent survol des modèles de croissance dans le travail
désormais bien connu de F.H. Hahn et R.C.O. Matthews, « The Theory of
Economie Growth : a Survey », Surveys of Economic Theory, vol. II, New York,
Macmillan, St. Martin Press, 1965, pp. 1 à 124.
61. F. H. Hahn et R.C.O. Matthews, art. cité, p. 45.
26 REVUE ECONOMIQUE
en réserve de bénéfices, incorporation au capital, etc.) exercent une
influence très notable sur la structure et le fonctionnement des schémas
de croissance.
Peut-on, dès lors, se contenter d'une conception hypersimplifiée,
le plus souvent même pas explicitée du comportement des firmes et
des phénomènes qui s'y déroulent ? Nous ne le croyons pas. Il est
bon de rappeler, à ce propos, qu'il existe deux domaines, au moins,
où l'on rencontre des références aux phénomènes observés dans
l'entreprise. Le plus net concerne le processus d'apprentissage par la
pratique. Le second est relatif à la non-malléabilité du capital
technique dans l'unité de production. Il est significatif de remarquer que
ces deux domaines ont donné naissance à des prolongements
particulièrement intéressants des modèles de croissance (théorie du learning,
explication du résidu et modèles à génération de capital, analyse
d'activités).
Qu'on nous comprenne bien, il ne s'agit pas ici, à nouveau, de
critiquer les modèles existants de croissance sous prétexte
d'irréalisme. Dans la mesure où la cohérence interne de ces constructions
est assurée, la critique n'est pas pertinente. Il s'agit plutôt de se
demander quelle doit être la conception de la firme à retenir dans
une analyse de la croissance rejetant l'hypothèse statique et celle de
concurrence.
Radner, on s'en souvient, a montré l'inadéquation de la conception
néo-classique de la firme à l'élaboration d'une théorie de l'équilibre
dynamique. A fortiori, nous voudrions insister sur cette inadéquation
dans un schéma de déséquilibre dynamique.
Existe-t-il des points communs entre la théorie de la firme et
celle de la croissance ?
Si la seconde ne fait que rarement référence à la première, la
réciproque n'est pas exacte. On constate, en effet, depuis quelques années,
que les problèmes de croissance prennent une place de plus en plus
considérable dans la théorie de la firme. Au moins deux tendances
peuvent être discernées, à cet égard.
Certains schémas se présentent de façon très formalisée et
apparaissent comme des modèles micro-dynamiques reprenant la
méthodologie des modèles macro-économiques. Un excellent exemple de cette
tendance est fourni par R.K. Diwan 62, qui se livre à une analyse
62. R.K. Diwan, «About the Growth Path of Firms», A.E.R., mars 1970,
p. 30. Voir surtout R. Marris, L'entreprise capitaliste moderne, Dunod, 1971.
Notamment le chapitre 6 : « Modèles micro-économiques ». L'auteur y expose deux
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 27
des sentiers de croissance de la firme d'inspiration néo-classique.
Malgré son intérêt et l'essai de vérification empirique opérée, le
modèle apporte une bien faible contribution à la compréhension des
processus macro-économiques de croissance ; il reste uniquement
centré sur l'étude des sentiers de croissance des paramètres de la fonction
de production.
Une seconde tendance, qui trouve ses origines chez Alfred Marshall
et que l'on rencontre chez E.T. Penrose ou chez K. Bowlding,
procède d'une certaine analogie biologique. La firme serait, à l'image du
corps humain, un ensemble vivant, connaissant des phases assez
voisines du développement biologique.
La vision est beaucoup plus féconde car elle fournit, au moins au
niveau de l'analogie, une orientation de recherche dans le domaine
des liens unissant l'entreprise à la croissance (analogie avec les
liaisons unissant le développement cellulaire à celui du corps humain,
par exemple). Malgré son intérêt, cette orientation reste suspendue à
la valeur explicative de l'analogie.
Finalement c'est à la constatation de l'existence d'un vide
théorique que l'on parvient, nouvelle manifestation du vieux problème du
no bridge. Nous n'aurons pas la prétention de résoudre ce problème.
Nous nous contenterons seulement de formuler quelques suggestions
relatives à la conception de la firme pouvant être retenue dans
l'élaboration d'un modèle macro-dynamique de croissance.
Précisons d'abord la limite maximale de schématisation acceptable
pour figurer théoriquement l'unité de production. Autrement dit,
indiquons les contraintes créées par le désir d'un certain degré de
réalisme dans la théorie de la firme.
Les différentes caractéristiques de l'entreprise moderne telles que
la séparation de la gestion et de la propriété, la variété des
motivations, l'existence de conflits entre groupes, la croissance continue de
la dimension, peuvent se synthétiser autour d'une double idée :
l'entreprise est une organisation complexe ; l'entreprise est une
organisation induite par le système mais également exerçant un rôle
inducteur sur le système. Les implications théoriques de ces
caractéristiques sont assez évidentes. Résumons-les : la firme ne peut être
assimilée à un centre unique de maximation du profit ; certaines déci-
modèles de croissance de la firme dans une optique directoriale fondée sur une
politique de maximation du taux de croissance, sous contrainte de sécurité
minimale. L'auteur se livre ensuite dans le chapitre 8 à une évocation extrêmement
intéressante mais trop brève des « conséquences macro-économiques possibles ».
28 REVUE ECONOMIQUE
sions des firmes, expression de comportements précis, modifient
l'environnement. Autrement dit, il faut admettre l'existence de
phénomènes de feed-back entre les entreprises et les structures.
Toute conception même très épurée de l'entreprise doit tenir
compte des caractéristiques évoquées ci-dessus.
Ces contraintes posées, la question est maintenant de savoir ce
qu'attend la théorie de la croissance de celle de la firme.
Essentiellement, semble-t-il, une base de formulation d'hypothèses sur les
comportements économiques et sur les comportements technologiques.
Du premier point de vue, la théorie de la firme doit permettre
d'affiner les hypothèses faites sur l'épargne, l'investissement et le
remplacement du capital.
Du second point de vue, la théorie de la firme doit aboutir à la
découverte de comportements liés à certains secteurs particuliers ainsi
qu'à la compréhension de la genèse des innovations 63.
En tous ces domaines, il paraît évident que la sectorialisation des
études de croissance rend plus crédible l'apport qu'est susceptible de
fournir la théorie de l'entreprise à celle de la croissance 64.
Reste à savoir, enfin, ce qui est plus ambitieux, comment peut
être formalisée la firme dans un modèle de croissance.
Rappelons l'existence de trois corps de théories qui se sont
récemment développées et dont les domaines parfois se recoupent,
d'autrefois se séparent. Il s'agit des théories sur les organisations, sur les
décisions, sur les systèmes.
Les deux premières sont susceptibles de fournir les bases
d'hypothèses valables sur les comportements. La dernière contient d'ores
et déjà toute une méthodologie, tout un appareillage permettant de
rendre compte de la complexité de l'ensemble sans, pour autant,
négliger celle des parties. Ainsi, à nos yeux, la vision de l'entreprise,
en terme de système, est particulièrement féconde. Elle présente,
entre autres, deux avantages du point de vue qui nous intéresse.
Elle autorise d'abord un rattachement des systèmes entre eux (théorie
des macro-systèmes). De la même façon qu'en électronique, la sché-
63. J. Woodward, Industrial Organization, Londres, 1960. — J.L. Maunoury,
La genèse des innovations, P.U.F., 1968.
64. D'où l'intérêt d'analyses ■ telles que celles présentées par Alain Cotta,
Théorie générale du capital, de la croissance et des fluctuations, Dunod, et Les
choix économiques de la grande entreprise, Dunod, 1970. On rappellera également
la reformulation de la théorie de la concurrence industrielle par A. Bienaymé, car
elle débouche sur une conception de la firme beaucoup plus féconde dans l'analyse
des processus de croissance sectorielle. A. Bienaymé, La croissance des entreprises,
op. cité, t. 1 et 2.
LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 29
matisation d'un circuit de télévision ne conduit pas à ignorer la
structure interne d'un transistor, la représentation d'un secteur économique
en terme de système n'oblige pas à schématiser outrancièrement les
firmes productrices de ce secteur. Ensuite la méthodologie des
systèmes est fort bien adaptée aux moyens modernes de traitement de
l'information et aux expériences de simulation 65.
Bien sûr, dira-t-on, la synthèse des optiques organisation, décision,
système n'est pas facile. Certes ! Mais elle représente une voie offerte
à des équipes pluridisciplinaires de recherche. En outre, lorsqu'on
songe à toute l'énergie intellectuelle dépensée pour raffiner encore
un peu plus des modèles de croissance hautement abstraits, on peut
estimer que la voie proposée offre une alternative somme toute valable.
Jacques LEBRATY
65. On commence à voir apparaître d'intéressantes simulations non seulement
d'une entreprise particulière mais de toute une branche. Cf. A.C. Hoggatt et
F.E. Balderston Ed., Symposium on Simulation Models : Methodology and
Applications to the Behavioral Sciences, Cincinnati, Ohio, South Western, 1963. —
J.M. Dutton et W.N. Starbuck, Computer Simulation of Human Behavior, New
York, John Wiley and Sons, 1971.

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  • 1. Revue économique Evolution de la théorie de l'entreprise : sa signification, ses implications Monsieur Jacques Lebraty Citer ce document / Cite this document : Lebraty Jacques. Evolution de la théorie de l'entreprise : sa signification, ses implications. In: Revue économique, volume 25, n°1, 1974. pp. 1-29; doi : https://doi.org/10.3406/reco.1974.408128 https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1974_num_25_1_408128 Fichier pdf généré le 27/03/2018
  • 2. Résumé Evolution de la théorie de l'entreprise : sa signification, ses implications La distinction des approches marginaliste, directoriale et behavioriste de la firme n'est qu'une approximation. On doit plutôt distinguer dans l'étude de la firme, une tendance principalement inductive et une tendance principalement deductive, toutes deux prolongeant le modèle concurrentiel pur. Par ailleurs, la conception retenue de l'entreprise dépend du but de la recherche. Ainsi, elle ne peut être identique dans une théorie générale des prix et dans une analyse des processus décisionnels au sein des entreprises. Ces constatations n'expliquent pourtant pas la disparition paradoxale du concept théorique d'entrepreneur et ne fournissent pas de réponse aux difficultés rencontrées dans l'étude des liens unissant l'analyse de la firme à celle de la croissance économique globale. Abstract Evolution of the theory of enterprise its meaning and implications The distinction between the marginal, managerial and behaviouristic approaches to firm-study is bound to be approximative. It would certainly be preferable to stress the difference between two tendencies — one mostly inductive and the other mostly deductive — both derived from the pur competitive model. Besides, one should bear in mind that the concept of enterprise chosen is directly determined by the orientation given to research and cannot therefore convey the same meaning in a general price theory and in an analysis of the decision-making process within the enterprise. This, however, does not account for the paradoxial disappearance of the theoretical concept of entrepreneurship nor does it provide any answer to the difficulties met in the study of the relationship between the firm and that of the macroeconomic growth.
  • 3. EVOLUTION DE LA THEORIE DE L'ENTREPRISE Sa signification, ses implications INTRODUCTION Un certain nombre de travaux récents s'efforcent de synthétiser les innombrables publications parues ces dernières années sur les théories de la firme1. Les grands courants qui s'y dégagent incitent à la réflexion dans la mesure où ils soulèvent des questions de nature épistémologique : quelle peut être la valeur, la portée de ces théories ? Autorisent-elles la compréhension et la prévision de la réalité économique ? Il n'est pas inutile pour aborder ces problèmes de rappeler les principales étapes de la théorie moderne de l'entreprise en précisant les caractéristiques des conceptions néo-classique, directoriale et beha- vioriste de la firme. Cet examen conduit inévitablement à rechercher les raisons du conflit des approches. Faut-il, par exemple, en ce domaine, attribuer une grande importance à l'idée que la firme puisse être, à la fois objet et instrument d'analyse ? De ce point de vue, l'apparente faiblesse de la théorie néo-classique de la firme réside dans le fait qu'elle représente une construction visant un tout autre domaine que celui de la compréhension des phénomènes d'entreprise. En effet, lorsque l'objectif de l'analyse concerne la formation d'un système de prix relatifs, on conçoit que le concept de firme utilisé n'intervienne qu'à titre instrumental. Cela explique bien des simplifications et permet de comprendre que porter atteinte à la vision épurée de la firme revient, peut-être, du même coup, à ébranler tout l'édifice de la théorie des prix. 1. Nous nous limiterons à l'énoncé des trois publications les plus récentes dans lesquelles le lecteur pourra trouver une abondante bibliographie : F. Machlup, «Theories of the Firm: Marginalist, Behavioral, Managerial», A.E.R., n° 1, mars 1967. — D. MonJardet, « Pouvoir politique et stratégie dans l'entreprise. Quelques éléments», Epistémologie sociologique, N. 11, 8, 1971. — R.M. Cyert et Ch. L. Hedrick, « Theory of the Firm : Past, Present and Future : an Interpretation », Journal of Economic Literature, juin 1972. Revue Economique - N° 1, 197b 1
  • 4. REVUE ECONOMIQUE Le fait de trouver des justifications à la divergence des approches laisse néanmoins en suspens une double question : comment expliquer l'absence ou plutôt la disparition de la notion d'entrepreneur ? Les différentes théories de l'entreprise fournissent-elles un concept de firme utilisable à l'analyse et à la compréhension des processus macroéconomiques de croissance ? I - LA THEORIE DE LA FIRME : MODELE D'ACTION OU EXPLICATION DE COMPORTEMENTS VECUS 1. Rappel des différentes approches Dire que la théorie néo-classique de la firme ne concerne qu'une pure fiction n'est paradoxal qu'en apparence. Cyert et Hedrick font excellemment remarquer, à ce propos, que « la controverse sur la théorie de la firme a surgi à propos d'une entité qui n'existait pas » 2. Nous chercherons à comprendre plus bas les raisons de cette étrange situation ; encore convient-il de rappeler, auparavant, les traits dominants de cette construction néo-classique3. Elle est centrée, en premier lieu, sur l'entrepreneur individuel. Ce personnage résume en lui toute l'entreprise puisqu'il en constitue le seul centre de décision. Son objectif est unique, il cherche à maximiser son profit, c'est-à-dire la différence entre ses recettes et ses coûts totaux (ces derniers incluant son salaire de direction). Bref, il y a là translation pure et simple du schéma de Yhomo œconomicus au domaine de la production. Elle repose en second lieu sur des règles de calcul fort précises. L'entrepreneur disposant d'une information parfaite n'envisage que les prix et les quantités et ne peut agir que sur ces dernières. L'interprétation correcte des signaux du marché (les prix) le conduit ators à la solution optimale qui existe nécessairement dès lors qu'est admise l'hypothèse des rendements décroissants4. Il n'est pas étonnant qu'on ait pu démontrer alors qu'avec des règles de calcul aussi contraignantes, l'existence de plusieurs dirigeants dans l'entreprise n'empêcherait pas que n'apparaisse, pour le même problème, une solution identique pour tous et donc une décision unique. 2. R.M. Cyert et Ch. L. Hedrick, art. cité, p. 398. 3. Voir l'exposé qu'en font R.M. Cyert et J.G. March, Processus de décision dans l'entreprise, Dunod, 1970. 4. Il est à souligner que faire du prix le résumé de toute l'information disponible constitue un extraordinaire rétrécissement de la notion d'information.
  • 5. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE D'ailleurs, peut-on parler même de décision dans ce cas et ne faut-il pas saisir ici l'occasion d'opposer décision et calcul ? La première exprimerait la volonté, le pouvoir et finalement la liberté du sujet agissant. Elle aurait en quelque sorte un sens téléologique. La seconde ne refléterait que déterminisme, « épuisement de la logique d'une situation », bref aurait un contenu génétique. Une telle idée est présente dans l'analyse d'Alain Bienaymé lorsqu'il oppose les notions de calcul économique et de stratégie. La seconde serait plus riche que la première dans la mesure où elle engloberait « certaines des caractéristiques profondes du calcul économique ». Mais surtout, la notion de stratégie, en substituant une pluralité d'objectifs à une fin unique (la maximation du profit) donnerait à la rationalité de l'entrepreneur une dimension beaucoup plus vaste 5. L'esquisse que nous venons de brosser suffit à caractériser la théorie néo-classique de la firme comme une approche deductive éloignée de toute observation empirique sur le comportement des entreprises. Cyert et Hedrick montrent que les travaux récents d'économistes tels Myers ou Swan reposent, néanmoins, sur une telle approche et que d'autres tels Barzet ou Wright n'y ont apporté que de très légers correctifs 6. C'est d'un point de vue inductif que s'inspire, tout à l'opposé, la conception behavioriste de la firme. Les hypothèses et les a priori sont alors rejetés pour s'en tenir à l'observation des comportements. On examinera donc la façon d'agir des entrepreneurs, on étudiera les processus réels de décision, les actes auxquels ils conduisent. Ainsi que l'observe Machlup, l'induction vise, bien sûr, à la généralisation théorique. Il s'agit, en effet, au-delà des comportements individuels, d'élaborer une théorie relative aux buts des organisations, à leurs anticipations, leurs choix, enfin, à leur contrôle 7. A cet effort de réalisme dans la description des comportements, la théorie directoriale de la firme ajoute un réalisme dans l'exploration des motivations. Il s'agit alors de substituer à la fonction de maximation du profit, une fonction de maximation d'une autre variable, par exemple les ventes (Baumöl), ou mieux même de remplacer la 5. A. Bienaymé, La croissance des entreprises, t. 1, Analyse dynamique des [onctions de la firme, Bordas, 1971. 6. R.M. Cyert et Ch. L. Hedrick, art. cité, p. 400 et s. Voir aussi leur bibliographie. 7. Voir l'ouvrage désormais classique de R.M. Cyert et J.G. March, Behavioral Theory of the Firm, Englewood Cliffs N.J., 1963 ; traduction française : Processas de décision dans l'entreprise, Dunod, 1971.
  • 6. REVUE ECONOMIQUE fonction de maximisation du profit par une fonction d'utilité. L'utilité totale du dirigeant ou de l'équipe dirigeante sera fonction de plusieurs variables, dont le profit. Un certain degré de sophistication sera donné à la fonction lorsqu'on la présentera sous une forme lexico- graphique. La fonction élaborée par Williamson illustre bien cette théorie directoriale 8. Pour cet auteur, la réalité peut être assez bien formalisée quand on la traduit par la maximisation d'une fonction de la forme : U = U (S, p - Po, T) U désignant l'utilité totale, S le personnel administratif, p le profit, p0 le minimum exigé de profit et T la somme globale des prélèvements fiscaux. Il n'est pas inutile d'insister, toutefois, sur le fait que cette distinction entre les théories marginaliste, behavioriste et directoriale de la firme est quelque peu schématique. En effet, ne peut-on considérer les théories directoriales qui aboutissent à maximiser une fonction d'utilité comme de simples extensions des analyses marginales ? Telle est du moins l'opinion de Machlup qui dès 1946 définissait le marginalisme comme « le processus logique de recherche d'un maximum » 9. Peu importe alors le maximande à partir du moment où le processus de maximisation constitue l'essence du marginalisme. Telle semble être également l'opinion de Cyert et Hedrick qui estiment, à propos de l'approche directoriale qu'en dehors de la prise en compte des hypothèses de motivations, « le reste du modèle demeure néo-classique » 10. Effectivement on ne peut nier l'interpénétration des théories marginaliste et directoriale et l'on retrouve le même phénomène à l'égard de ces dernières et des théories behavioristes. De ce second point de vue, on peut citer en exemple les travaux relatifs à la gestion hospitalière. J.P. Newhouse conçoit les objectifs de la gestion hospitalière comme une combinaison de services fournis en quantité et en qualité variées, combinaison soumise à la contrainte de ne point excéder un déficit maximum. La prise en compte de l'élément qualitatif lui permet 8. D.E. Williamson, Corporate Control and Business Behavior, Englewood Cliffs N.J., Prentice Hall, 1970. 9. F. Machlup, « Marginal Analysis and Empirical Research », A.E.R., sept. 1946, p. 519. 10. R.M. Cyert et Ch. L. Hedrick, art. cité, p. 402.
  • 7. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE d'expliquer certaines dépenses de surinvestissement ou de prestige. Non seulement l'analyse fait appel, ici, à la théorie des organisations mais en outre, ainsi que l'observent Cyert et Hedrick. « à nouveau bien que soit utilisé l'arsenal néo-classique, la fonction-objectif est construite de telle façon qu'elle puisse être utilisée à des fins de comportement » 11. Mais c'est peut-être dans les travaux de C. Perrow que les interférences sont les plus évidentes 12. Ces travaux concernent aussi la gestion hospitalière, encore que de l'avis même de leur auteur, leur extension aux autres organisations soit possible. L'interpénétration des motivations et des comportements est ici au centre de l'analyse. Celle-ci traduit, en effet, expressément les liens unissant le comportement des différents groupes aux fins qu'ils poursuivent et l'action qui en résulte dans la politique de l'organisation. Il serait donc abusif de voir dans l'évolution de la théorie générale de la firme des étapes tranchées profondément originales les unes par rapport aux autres et il est bon d'accueillir avec prudence la trichotomie : marginaliste, behavioriste. directoriale. N'est-il pas plus juste de rendre compte des transformations de la théorie de l'entreprise en insistant sur une modification des attitudes sur deux points fondamentaux : le centre de décision, ses motivations ? Du premier point de vue, l'évolution a consisté à passer de l'identification : firme, centre de décision unique, entrepreneur-propriétaire, à la prise de conscience de l'entreprise réalité complexe, composée de groupes aux préoccunations et aux objectifs souvent divergents. Il y avait dans cette démarche une incitation à l'inductivisme qui devait tout naturellement conduire à une reformulation de l'étude des processus décisionnels et. en particulier, des fonctions-objectifs. De ce second point de vue, l'évolution peut être résumée de la façon suivante. Sur le plan de l'analyse théorique, l'hypothèse de maximation du profit supposait d'abord que l'on s'entende sur la notion de profit, puis sur le choix d'une méthode de maximisation. Or, dès que l'on sort de l'hypothèse de concurrence pure et parfaite, on sait que le calcul du profit maximum ne conduit pas aux mêmes résultats selon qu'on utilise une méthode de type bénéfice net actualisé ou de type 1 1 . Cyert et Hedrick, art. cité, p. 403. 12. C.P. Perrow, «The Analysis of Goals in Complex Organizations», Amec. Social. Rev., n° 6, déc. 1961, p. 854.
  • 8. REVUE ECONOMIQUE taux interne de rendement 13. Il y a déjà là une ambiguïté insuffisamment soulignée. En supposant un accord sur ces points, Scitovsky, le premier, a montré que même dans le cas de l'entrepreneur classique, centre unique de décision, la maximisation du profit supposait un type particulier de psychologie de la part de l'entrepreneur14. L'étape ultérieure de la contestation du postulat de maximation du profit a consisté à montrer l'existence d'autres objectifs à côté du profit. Certains ont insisté sur le taux de croissance de l'entreprise tantôt conçu comme alternatif du profit (Baumöl15), tantôt comme complémentaire (Nowicki16), d'autres ont souligné les objectifs de sécurité, de prestige. La liste des différentes motivations invoquées serait assez longue et elle est à l'origine d'un remaniement de la fonction-objectif, le processus de maximisation n'étant pas mis en cause 17. La dernière étape a consisté précisément à mettre en cause le principe même de maximisation, ce qui constitue l'un des fondements de la théorie des décisions dites « semi-rationnelles ». Faire coïncider ces étapes avec la succession des théories margi- naliste, directoriale et behavioriste n'est donc qu'une approximation dans la mesure où les interférences furent évidentes. En résumé, on rend assez bien compte du conflit des approches dans la théorie de la firme, lorsqu'on oppose une conception principalement deductive de l'entreprise à une conception principalement inductive 18. Comment donc expliquer cette opposition ? 13. F. et V. Lutz, The Theory of Investment of the Firm, Princeton, 1951. — G. Hosmalin, Investissement, rentabilité et progrès technique. Editions Génin, 1956. -— M. Capet, «La firme en tant qu'objet d'analyse», R.E.P., 1962 (en particulier p. 247). 14. T. Scitovsky, « A Note on Profit Maximization and its Implications », The Rev. of Eco. St., 1943, p. 13. 15. W.J. Baumöl, Economie Theory and Operations Analysis, Englewood Cliffs, N.J., 1965. 16. Nowicki, L'entreprise et l'économie du XXQ siècle, ouvrage collectif, t. 3, P.U.F., p. 801. 17. On trouvera chez A. Bienaymé un exposé de cette évolution et l'excellente idée de lier « la dispersion des performances relevées en matière de croissance à la variété des préférences directoriales ». Il y a là un principe d'explication à retenir même s'il fait une part un peu trop belle aux intentions des acteurs. A. Bienaymé, La croissance des entreprises, t. 2, Analyse dynamique de . la concurrence industrielle. Bordas, 1973, pp. 258-272. Voir également A. Bienaymé, « Les processus de croissance des entreprises sont-ils déterminés ou indéterminés ? », Revue économique, n° 2, 1973, en particulier pp. 226 et s. 18. Nous écrivons «principalement» car l'effort de réalisme des théoriciens marginalistes de la firme existe et inversement l'observation des comportements et des motivations peut difficilement s'effectuer sans un minimum d'hypothèses.
  • 9. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 2. Théorie de la concurrence ou concurrence des théories Plusieurs éléments doivent être invoqués lorsqu'on cherche à comprendre les divergences des analyses théoriques de la firme. Il convient d'abord, en se situant d'un strict point de vue méthodologique, de nuancer l'opposition entre les conceptions abstraites et réalistes de l'entreprise. Cette opposition même nuancée permet néanmoins de rendre compte des objectifs de l'analyse de la firme qui tantôt vise au normatif tantôt à l'explicatif. Il faut ensuite et surtout situer convenablement l'étude de la firme dans l'analyse économique générale, ce qui schématiquement revient à se demander si la firme est objet ou instrument d'analyse. A. Le modèle néo-classique : banc d'essai d'hypothèses L'analyse conduite avec beaucoup de brillant par Godelier et selon laquelle la théorie classique ne cherche pas à expliquer mais bien plutôt à justifier les comportements économiques, énonce un point de vue bien connu 19 qui se situe dans une controverse déjà ancienne. Ainsi dès 1921, F. Knight20, analyste scrupuleux du modèle néoclassique, insistait sur la nécessité de distinguer le point de vue théorique pur de celui des considérations éthiques. Reprenant une opinion déjà exprimée antérieurement par J.B. Clark ou Carver 21, il soulignait que la thèse de la productivité marginale des facteurs ne visait nullement à justifier le système de répartition existant (c'est bien évidemment dans le domaine de la répartition que le débat est le plus aigu). S'il est vrai que certains auteurs, tels J.B. Clark22, ont confondu les points de vue, cela ne suffit pas à permettre une généralisation à tout le courant de pensée. Dès lors, il peut paraître légitime d'envisager la construction néoclassique et, en particulier, ses prolongements au plan de la firme, comme un schéma idéal d'allocation optimale des ressources servant de base à une exploration méthodique de la réalité. Une telle exploration se ferait alors par analyse de la nature des déductions permises par le jeu du modèle lorsque telle ou telle hypothèse simplificatrice 19. M. Godelier, Rationalité et irrationalité en économie, F. Maspero, 1966, pp. 14 à 76. 20. F.H. Knight, Risk, Uncertainty and Profit, New York, Houghton, Mifflin Company, 1921. 21. J. Lebraty, Profit, décision et incertitude, Cujas, 1967, p. 72. 22. J.B. Clark, The Distribution of Wealth, 1899.
  • 10. REVUE ECONOMIQUE n'est plus retenue. N'est-ce pas là, au fond, ce qu'a fait F. Knight en étudiant l'impact de l'incertitude dans le modèle néo-classique ? Dans une certaine mesure, l'évolution de la pensée économique dans la première moitié du XXe siècle confirme ce point de vue. Le schéma néo-classique a servi de base théorique pour comprendre la réalité sans pour cela renoncer à une certaine formalisation. On peut souligner qu'en ce qui concerne la firme par exemple, deux directions furent principalement explorées : l'impact sur le modèle pur des phénomènes d'imperfection du marché et, en particulier, des mouvements de concentration, et par ailleurs, les modifications apportées au modèle par l'introduction d'une dimension supplémentaire : l'incertitude. Il n'est donc pas mutile d'insister sur l'unicité de cette démarche en considérant les différentes étapes de cette évolution comme affine- ments successifs d'une théorie générale de la concurrence. Opposer purement et simplement l'irréalisme de la théorie néoclassique de la firme, issue du modèle concurrentiel pur, au réalisme des conceptions plus modernes de l'entreprise revient donc à nier le rôle de stimulant et de substrat théorique des thèses néo-classiques. Qu'il nous suffise de rappeler à ce propos ce que pensait F. Perroux en écrivant : «... qu'une théorie vaut autant par ce qu'elle suscite que par ce qu'elle contient de vérité » 23. Plus généralement, disons donc très clairement qu'invoquer l'irréalisme du modèle néo-classique a autant de sens que de parler de l'irréalisme de la théorie mathématique des ensembles. La construction néo-classique ne peut pas plus rendre compte du système production- répartition d'une économie, à un moment donné, que la théorie des ensembles ne peut expliquer pourquoi un barrage naturel, répondant à certaines caractéristiques précises, ne cède pas à la pression des eaux. Il y a dans le modèle néo-classique un aspect instrumental irréductible qui inspire une double remarque : — l'idée selon laquelle ce modèle justifierait un système économique particulier n'est pas définitivement prouvée si l'on songe à l'exis- - tence, par exemple, d'un marginalisme soviétique ; — la récusation du modèle ne trouve sa légitimité que si elle se situe sur un terrain valable qui ne saurait s'identifier uniquement au degré de réalisme du schéma, ainsi que nous le soulignerons plus bas. 23. F. Perroux, Introduction à la théorie de l'évolution économique de J. Schum- peter, Dalloz, 1935, p. 216.
  • 11. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE Le raisonnement qui précède permet de comprendre pourquoi on trouve deux tendances dans l'analyse théorique de la firme. L'une vise au normativisme. Elle est fille du modèle pur concurrentiel. L'autre prétend, en revanche, à l'explicatif, elle est issue des études prolongeant le modèle concurrentiel pur 24. La première tendance a été renforcée par le développement de la théorie probabiliste des décisions. La seconde s'est exprimée de façon particulièrement nette dans les travaux des behavioristes tels que March, Cyert ou Simon. L'analyse des processus décisionnels dans l'entreprise illustre bien la divergence des approches. Le raisonnement néo-classique implique, pour un problème décisionnel donné, une enumeration successive et exhaustive des états de la nature et un choix maximisant l'objectif fixé. Par contre le raisonnement behavioriste suppose un examen progressif des alternatives, qui est stoppé aussitôt qu'un objectif considéré comme satisfaisant est atteint. La seconde démarche paraît, à l'évidence, se trouver plus proche de la réalité, comme le confirment d'ailleurs certaines enquêtes ou expériences de simulation 25. Encore faut-il nuancer en indiquant qu'une typologie des décisions est préalablement nécessaire à l'étude des processus décisionnels. Il est bien évident, en effet, qu'une décision de routine ne se prend pas de la même façon qu'une décision mettant, par exemple, en jeu l'existence même de l'entreprise. Quoi qu'il en soit, la prétention à l'explicatif ou au normatif dans la théorie de la firme est l'une des raisons qui expliquent les divergences constatées. Là n'est peut-être cependant pas l'essentiel. En effet, dans une économie en développement, le coût croissant des erreurs induit une constante montée de la rationalité (comprise comme le choix de moyens adéquat aux fins poursuivies). Ce phénomène estompe fatalement l'opposition du normatif et de l'explicatif. Aussi les divergences constatées dans les différentes approches de l'entreprise doivent être recherchées ailleurs. 24. Précisons que nous donnons au mot normatif le sens suivant : détermination des conditions qui doivent être réunies si l'on cherche à atteindre un objectif donné (par exemple minimisation des coûts). La qualification de normatif ne préjuge en aucun cas d'une opinion sur la valeur éthique du système considéré. 25. J.E. Fleming, « Study of a Business Decision », California Management Review, vol. IX, n° 2, 1966.
  • 12. 10 REVUE ECONOMIQUE B. La firme, instrument ou objet de l'analyse II y a là un point sur lequel Machlup a beaucoup insisté, à juste titre selon nous. Cet auteur s'efforce de montrer que le concept de firme ne peut être identique dans une théorie générale des prix et dans une théorie du comportement de la firme. L'analogie qu'il propose, à ce propos, relative aux effets du brouillard sur la conduite automobile, mérite d'être rappelée. Si l'on se demande quels sont les effets d'une brusque survenance du brouillard sur le trafic autoroutier, on peut répondre qu'il y aura, à coup sûr, ralentissement de la circulation. Par contre, il sera impossible de savoir si M. X, automobiliste circulant sur telle portion d'autoroute, ralentira ou non sa vitesse 26. De même sur un marché concurrentiel, le concept de firme retenu vise seulement à expliquer les grandes tendances et non les réactions ou le comportement particulier de telle ou telle entreprise. Cela conduit Machlup à une justification du concept marginaliste d'entreprise, parfaitement adapté à une explication d'un système de prix et de ses réactions sur un marché concurrentiel. Par la suite, le propos de Machlup est peut-être plus discutable. Il est bien obligé d'admettre, en effet, l'intérêt d'une explication behavioriste de la firme aussitôt que l'on s'évade du modèle concurrentiel. Comme il s'agit là du cas réel le plus fréquent (ce qui revient à priver de toute portée pratique l'explication marginaliste). Machlup doit recourir à l'artifice d'une extension non définie de la nature de la concurrence. La validité du schéma n'est plus subordonnée à l'existence d'une situation de concurrence pure et parfaite 27. Même si ces points sont discutables, l'idée avancée par Machlup est à retenir. Le degré de schématisation choisi pour cerner le concept de firme n'est pas indépendant de l'objet de l'analyse. Et l'opposition 26. F. Machlup, « Theories of the Firm », art. cité. 27. Nous ne suivons pas Machlup sur ce point. A nouveau, en effet, répétons que tout argument tendant à réfuter l'idée que le schéma néo-classique ne correspond pas à la réalité et se révèle donc d'une utilité restreinte est fallacieux. Cela, tout simplement parce qu'il est inutile de nier l'évidence. L'univers néo-classique n'est pas l'univers réel. La justification du modèle néo-classique ne peut se comprendre que si l'on se situe sur un autre terrain, celui consistant à voir dans le modèle une armature logique de concepts servant de base de départ à une exploration de la réalité. De ce. point de vue, la distinction que fait A. Bienaymé entre « la concurrence axiome » et « la concurrence phénomène » est des plus pertinentes car l'auteur situe le problème sur son véritable terrain. On pourra difficilement contester, en effet, que : « Seul compte le réalisme de la théorie déduite de l'axiome et non pas celui de l'axiome. L'utilité d'un axiome se reconnaît à sa fécondité, non à son réalisme propre ». A. Bienaymé, La croissance des entreprises, op. cité, t. 2, p. 365.
  • 13. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 11 entre les théories marginaliste et behavioriste de la firme s'estompe quand on remarque que, dans le premier cas, la firme n'est qu'instrument d'analyse, alors que, dans le second, elle en est l'objet. En d'autres termes, la concurrence des théories disparaît dans la théorie de la concurrence. Les considérations qui précèdent permettent de mieux saisir les débats qui ont vu le jour autour de la théorie de la firme. Elles ne fournissent cependant aucune lumière sur l'étonnante disparition, dans l'analyse, du concept d'entrepreneur. II - LA DISPARITION PARADOXALE DU CONCEPT D'ENTREPRENEUR L'étude du concept d'entrepreneur dans l'histoire de l'analyse économique peut se faire suivant une double perspective, historique et théorique. Dans les deux cas les résultats s'avèrent décevants, ce qui ne peut manquer d'étonner quand on constate l'importance accordée par de nombreux économistes au rôle stratégique de l'entrepreneur. 1. Les avatars de la notion historique d'entrepreneur Bien que les historiens économistes se soient vivement intéressés, à la fin du xixe et au début du xxe siècle, aux entrepreneurs, mettant en évidence leurs réalisations les plus spectaculaires, ils n'apportèrent aucune contribution sérieuse à la définition de leur rôle exact dans le processus de croissance économique. Le courant biographique du début du siècle (par exemple H.D. Lloyd, Ida Tarbell)28 ne fournit aucun soubassement analytique valable aux travaux sur l'entrepreneur. C'est de 1920 que date, semble-t-il, le premier essai valable d'étude du rôle historique de l'entrepreneur 29. Mais alors que cet essai se situait dans le cadre d'un champ d'analyse très large visant à localiser l'entrepreneur au sein d'un réseau complexe de structures économiques et sociales, il connut par la suite un sensible rétrécissement. Ce dernier s'expliquait par le désir, de conférer aux recherches un caractère plus concret. Des travaux apparurent alors concernant les problèmes de direction et d'organisation 28. Cf. J.H. Soltow, « The Entrepreneur in Economie History », A.E.R. Papers and Proceedings, vol. LVIII, n° 2, mai 1968, p. 84. 29. J.H. Soltow, art. cité, p. 84.
  • 14. 12 REVUE ECONOMIQUE internes à l'entreprise. Cette tendance se remarque très nettement dans les études publiées de 1930 à 1940 aux Etats-Unis (Harvard Studies in Business History). La voie était sans issue et Soltow peut dater « la mort intellectuelle » de ce courant de 1940 30. Mort par isolationnisme et par manque d'un soubassement théorique suffisant, comme le notait Henrietta Larson 31. Le second courant analytique visant à intégrer l'entrepreneur dans une perspective historique est né, peut-être, d'une réaction envers l'orientation des Harvard Studies in Business History. En effet, le «Research Center in Entrepreneurial History» créé en 1948 à Harvard, sous la direction de A. H. Cole, adopta d'emblée une vision interdisciplinaire très large du problème et renonça à tout a priori d'ordre méthodologique. Certes, on discerne une certaine influence commune du concept schumpeterien d'entrepreneur, mais il reste que des travaux tels que ceux de Cole ou de Redlich d'une part, et de Jensk et Cochran d'autre part, se caractérisent par des approches très différentes. Alors que les premiers sont fondés sur une vision très individuelle du rôle historique de l'entrepreneur, les seconds cherchent à montrer que la sociologie fournit tous les instruments et les concepts nécessaires à l'étude de l'activité d'entreprise 32. Que penser de l'ensemble de ces travaux 33 ? Certes l'un des buts que cherchait à atteindre le centre de Harvard : encourager la coexistence, voire le rapprochement de points de vue et de méthodes différentes, fut atteint. Par ailleurs, ainsi que le remarque Sawyer, ces travaux permirent d'élargir la notion d'entrepreneur et celle de fonction d'entreprise par rapport aux concepts initiaux de Schumpeter. Il ne s'agissait plus seulement des très grands innovateurs, on intégrait également les imitateurs, les innovateurs de petite envergure, dans le champ de l'activité d'entreprise. Mais est-ce bien là un progrès ? Cette extension concerne, en effet, la définition même de l'entrepreneur. Or, sur le plan des concepts, des outils, bref dans le domaine de l'analyse théorique, le bilan de ce courant de pensée n'est plus très positif. Soltow le reconnaît lui-même, en soulignant que les points de vue demeurent 30. J.H. Soltow, art. cité. 31. Henrietta M. Larson, Guide to Business History, Cambridge, 1948. 32. Les travaux de Cole, Redlich, Jensk et Cochran sont cités dans la bibliographie de Soltow. 33. Un bon exemple de l'esprit animant ces travaux peut être trouvé dans l'ouvrage collectif : Men in Business : Essays in the History of Entrepreneurship, Cambridge, William Miller Ed., 1952.
  • 15. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 13 divergents, que les synthèses n'existent pas. Effectivement, les définitions données de la fonction d'entreprise sont si vagues, si générales qu'elles restent peu utilisables 34. Finalement, il faut bien admettre que les écrits concernant le rôle historique de l'entrepreneur n'ont apporté qu'une bien modeste contribution à la mise en évidence du rôle exact tenu par l'entrepreneur dans le développement économique. Si l'on quitte le domaine historique et que l'on aborde l'étude des modèles théoriques, on éprouve à nouveau une déception. 2. L'inexistence de la fonction d'entreprise dans les modèles formels « Le Prince du Danemark a été écarté de la discussion sur Hamlet » ! C'est ainsi que Baumöl caractérise l'absence de prise en compte de la notion d'entrepreneur dans la théorie de la valeur ou dans l'analyse d'activité néo-classique de la firme 35. Pour lui, en effet, lorsqu'on examine les modèles théoriques formalisant le fonctionnement de l'entreprise, qu'il s'agisse de modèles simples ou sophistiqués, ils se résument tous à une explication de la prise de décision fondée sur un processus de maximisation. Les variables sont définies, elles sont en nombre donné et relèvent seulement d'un traitement mathématique plus ou moins complexe. Bref, il n'y a pas de place pour l'astuce, le truc, la chance, l'illumination, Veblen le disait déjà au début du siècle 36. Baumöl souligne d'ailleurs, ce qui rappelle une idée évoquée plus haut, à un autre propos, que cette constatation ne constitue pas une critique des modèles formels de l'entreprise. Elle dénonce seulement leur utilisation pour un usage en vue duquel ils n'ont pas été prévus. Il faut se rendre compte qu'il s'agit là de modèles d'analyse optimale, applicables à des problèmes bien précis, pour lesquels ils fournissent d'ailleurs de très valables résultats, car ces problèmes n'ont précisé- 34. Ainsi Soltow (art. cité) donne la définition suivante qu'il emprunte à Sawyer : « L'activité d'entreprise comporte une série de fonctions plus ou moins continues, allant de la pure innovation à la pure routine ; cette activité est exercée au sein d'entreprises ou d'institutions à différents niveaux d'initiative et de responsabilité, partout où sont prises des décisions importantes impliquant des changements affectant la combinaison et l'engagement des ressources en conditions d'incertitude », p. 88. 35. W.J. Baumol, « Entrepreneurship in Economie Theory », A.E.R. Papers and Proceeding, n° 2, mai 1968, p. 64. 36. T.B. Veblen, Economies and Evolution - The Place of Science in Modem Civilization, New York, 1919, pp. 73-74.
  • 16. 14 REVUE ECONOMIQUE ment pas besoin du concept d'entrepreneur pour trouver une solution. On songe inévitablement à des questions telles que celles concernant la gestion des stocks ou le contrôle de fabrication. Somme toute, Baumöl met ici en cause le processus de maximisation car, de son point de vue, peu importe le maximande. Le fait de remplacer le profit par d'autres objectifs ne réintroduit pas pour autant la fonction d'entreprise dans le modèle. Des travaux tels que ceux de Williamson ou même les siens (maximation des ventes) ne sauraient prétendre constituer un traitement analytique valable de la fonction d'entreprise. Ainsi, celui qui maximise ou minimise une fonction-objectif à plusieurs variables reste un robot, un calculateur, il ne peut de ce seul fait prétendre à la qualification d'entrepreneur. Baumöl formule la même appréciation à propos des tentatives de dynamisation de ces modèles. La base de l'analyse n'est pas modifiée, si le degré de sophistication est accru. Ainsi, maximiser le profit ou d'autres variables, choisir un sentier optimum de croissance pour l'entreprise, tout cela relève du calcul et ne laisse aucune place à l'entrepreneur. On aborde là un point, à nos yeux, fondamental, dans les débats sur la théorie de la firme. E.D. Domar a présenté une objection tout à fait pertinente à l'encontre des opinions émises par Baumöl. En effet, ou bien celui qui décide a un comportement qui peut être décrit en terme de modèle (séquence d'actes conduisant à la maximisation d'un objectif, par exemple) et dans ce cas il ne s'agit plus d'un entrepreneur mais d'un simple « manager ». Ou bien... « il est défini comme un personnage exceptionnel qui voit dans le futur ce que les autres n'aperçoivent pas, et alors il ne peut évidemment pas s'intégrer dans un modèle économique » 37. L'attitude de Baumöl est donc assez discutable dans la mesure où l'on ne peut à la fois déplorer l'absence d'entrepreneur dans les modèles théoriques et caractériser ce personnage comme celui dont le comportement n'est pas formalisable, par définition même. Il est un fait que plus on assimile la fonction d'entreprise à l'exceptionnel, au spectaculaire, plus on la rapproche du génie, de l'inhabituel et plus il devient difficile de formaliser les comportements qui la spécifient et donc d'intégrer ladite activité à un modèle dont la qualité première reste la faculté de prédiction. 37. Intervention de E.D. Domar, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968, p. 93.
  • 17. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 15 Observons qu'en cherchant à se situer dans un juste milieu, ce qui impliquait un sérieux effort de réalisme, les behavioristes ont encouru des critiques sur deux fronts. On leur a reproché, bien sûr, leur inaptitude à parvenir à une formalisation théorique suffisante. Il est bien certain, en effet, que la notion de « satisfaisant », le principe d'examen non exhaustif des alternatives dans les modèles décisionnels ne se prêtent pas à l'élaboration de schémas formalisés comme le permettent les règles du calcul de l'optimum. Mais en même temps, les behavioristes ont été critiqués dans la mesure où ils n'ont pas intégré à leur analyse les véritables comportements d'entreprise (entendus au sens de l'exceptionnel, du génie créateur) et donc où leur effort de réalisme n'est pas pleinement satisfaisant 38. En conclusion, et en laissant pour le moment en suspens les difficultés évoquées, on peut au moins constater que la fonction d'entreprise est pratiquement exclue des modèles néo-classiques très formalisés et qu'elle ne reçoit pas de traitement analytique convaincant dans les constructions behavioristes. C'est donc une double carence que révèle l'examen de l'analyse historique et théorique de l'entrepreneur. Nous voudrions souligner maintenant le caractère paradoxal de cette carence. 3. Le rôle stratégique affirmé de la fonction d'entreprise II est remarquable de constater que de nombreuses études consacrées à l'entrepreneur débutent par quelque propos tendant à souligner l'importance de la fonction d'entreprise dans le processus économique de développement. Cole, par exemple, observe que l'art de diriger les entreprises a bénéficié ces vingt dernières années du progrès général des connaissances, tout comme d'autres disciplines telles que la médecine ou la physique. Il discerne à cette occasion une succession de types d'en- 38. Passant en revue les modèles néo-classiques d'entreprise, Baumöl écrit : « Dans tous ces modèles les hommes d'affaires sont et restent des automates en maximisation ». Puis il ajoute : « Ceci nous montre pourquoi notre corps de théorie, tel qu'il s'est développé, ne nous fournit aucune perspective permettant de conduire effectivement à une description et à une analyse de la fonction d'entreprise ». Il affirme enfin que « la volonté des behavioristes de rompre avec les formulations traditionnelles a été encourageante ; mais je ne vois en ce domaine même à terme éloigné, aucune véritable rupture de pensée (breakthroughs) ». Baumol, art. cité, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968, p. 68.
  • 18. 16 REVUE ECONOMIQUE trepreneurs, allant du pragmatique au mathematically advised39. Il déduit, alors, de cette évolution qu'une « fécondation aussi importante du domaine des affaires ne pouvait manquer de provoquer par des centaines de voies une élévation du revenu national de longue période » 40. Même affirmation chez Baumöl. « II a été reconnu de longue date, écrit-il, que la fonction d'entreprise constituait une composante essentielle du processus de croissance. 41 » Et Baumöl d'invoquer, à l'appui de son affirmation, les travaux de Solow sur les fonctions de production et sur l'existence d'un résidu dont l'explication ne peut manquer de recourir à l'existence d'une activité d'entreprise. Cette prise de position permet de comprendre pourquoi Baumöl estime que toute analyse ou toute mesure de politique économique générale négligeant le rôle de l'entrepreneur est faussée à la base. De son côté, H. Leibenstein recherche ce que pourrait être une théorie de la fonction d'entreprise dans laquelle l'entrepreneur aurait « un rôle unique et crucial », cette théorie expliquant en somme pourquoi « l'activité d'entreprise est une variable significative du processus de développement » 42. Ces positions de principe ne peuvent manquer de surprendre, car ainsi que le souligne Soltow : «... il est quelque peu paradoxal que l'entrepreneur ait été ignoré dans les écrits récents d'histoire économique. Ce qui accentue le paradoxe est que les historiens d'autres spécialités ont de plus en plus considéré que le monde des affaires avait rempli une fonction-clé dans les changements généraux d'ordre politique et social » 43. Il est inutile d'ajouter d'autres références, elles sont innombrables dans la littérature économique. Efforçons-nous plutôt de saisir les raisons possibles de cette anomalie. Il est, certes, toujours délicat de proposer une explication à ce qui apparaît comme un paradoxe dans le déroulement historique de l'analyse économique. La tentation de projeter ses préférences théoriques, voire idéologiques, dans le schéma d'interprétation est très vive ; cela d'autant plus que dans le cas présent, les seules raisons 39. A. Cole, « The Entrepreneur : Introductory Remarks », A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968, p. 60. 40. Idem. 41. Baumöl, « Entrepreneurship in Economie Theory», art. cité, p. 65. 42. H. Leibenstein, « Entrepreneurship and Development », A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968, p. 72. 43. Soltow, «The Entrepreneur in Economie History», art. cité, p. 84.
  • 19. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 17 théoriques ne suffisent pas à rendre compte de l'effacement de la notion d'entrepreneur ; une référence à des positions idéologiques semble inévitable. Du point de vue théorique d'abord, l'absence d'un traitement correct de la fonction d'entreprise nous paraît principalement imputable au progrès de l'économie pure et ultra-formalisée. Cette orientation, issue du schéma walrasso-parétien, a constitué une tendance majeure de ces trente dernières années. Il est clair, pour prendre un exemple entre mille, que l'on voit mal comment introduire la notion d'entrepreneur dans un débat sur l'utilisation d'une fonction de production C.E.S. à progrès technique incorporé ! La sophistication toujours plus poussée des calculs, le désir de prouver l'existence de solutions optimales ne font pas bon ménage avec ce trouble-fête théorique qu'est l'entrepreneur. Mais, objectera-t-on, le courant néo-classique ne résume pas à lui seul l'analyse économique moderne. Cette remarque suggère une autre explication théorique à l'effacement de la fonction d'entreprise. Il résulte, en effet, des courants de pensée historique et behavioriste, que la notion d'entrepreneur ne peut correctement s'analyser qu'à la condition de déborder du cadre de la stricte discipline économique. La sociologie, la psychologie, voire la psychanalyse, pour ne citer que celles-là, fournissent d'indispensables concepts à une étude en profondeur de la notion d'entrepreneur. On ne fait d'ailleurs que retrouver là une idée exprimée naturellement et intuitivement par de vieux maîtres de la pensée économique tels qu'Alfred Marshall ou T. Veblen. Or cette redécouverte de l'interdisciplinarité comporte en elle- même une limite, dans la mesure où le concept multidimensionnel d'entrepreneur apparaît encore plus difficile à intégrer dans les modèles d'économie pure. Une synthèse des optiques reste à faire. Outre la difficulté de cette tâche (est-elle même possible?) il faut souligner que c'est la prise de conscience de l'élargissement du concept d'entrepreneur qui, selon nous, a conduit à la formulation d'un doute sur sa place exacte dans le déroulement du processus économique. La question fondamentale ne serait plus alors de comprendre l'influence exercée par l'activité d'entreprise sur la croissance mais plutôt de déterminer les conditions structurelles (au sens large) favorisant ou entravant l'éclosion et l'exercice des capacités d'entreprise. Revue Economique - N° 1, 197b 2
  • 20. 18 REVUE ECONOMIQUE Lorsqu'on s'engage sur ce terrain, on entre fatalement dans un paysage plus nettement teinté d'aspects idéologiques. Il est possible de se référer ici à toute une gamme d'opinions allant des plus nuancées aux plus extrêmes, ces dernières ayant bien sûr le contenu idéologique le plus affirmé. Domar, par exemple, conteste avec modération le rôle stratégique de l'entrepreneur : « Mais, écrit-il, peut-être que l'entrepreneur n'est pas un personnage aussi important que Baumöl le suggère ». Et plus loin : « Nous ne pouvons dire si les pays sous-développés qui préoccupent Baumöl, manquent réellement d'entrepreneurs considérés comme des êtres dotés de caractéristiques spécifiques, ou si ceux qui, en fait, existent, ne peuvent exercer correctement leur rôle, probablement les deux... » 44. A l'opposé, on trouve un exemple d'opinion extrême formulée dans la récente analyse de Dominique Monjardet 45. La position de principe est sans ambiguïté. « Toute entreprise est déterminée par le système économique dont elle fait partie. Dans la mesure où celui-ci est capitaliste, elle ne peut avoir qu'une politique et une seule qui peut se définir comme la gestion de la tension entre l'objectif de profit et l'objectif de maintien de l'entreprise. » Les conclusions de cette attitude sont très clairement tirées par Dominique Monjardet : « Dire que l'entreprise est déterminée par le système économique, c'est effectivement rompre avec l'idéalisme en s'interdisant de rendre compte, par les intentions des acteurs, de ce qui est déterminé par la structure ». Et même si Dominique Monjardet croit pouvoir remplacer le mot « structure » par « environnement », le parti pris idéologique transparaît aussitôt qu'il fait sienne la « démonstration rigoureuse » de Godelier selon laquelle « la théorie classique n'a nullement pour objet d'expliquer les comportements économiques mais de les justifier... ». Quelle que soit l'opinion formulable sur la légitimité de ce « retournement de perspective », il convient d'insister sur trois remarques : ■— La négation du rôle stratégique « des intentions des acteurs » et la primauté reconnue à la structure entraînent des conséquences de première importance qui permettent à D. Monjardet d'écrire : « L'interprétation alternative — par les intentions des dirigeants — conduit dans l'analyse des politiques d'entreprise à des résultats aber- 44. E. Domar, intervention citée, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968, p. 93. 45. D. Monjardet, art. cité, p. 101.
  • 21. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 19 rants » 46. Il est effectivement exact que si l'on cherche à comprendre l'activité passée d'une entreprise, à analyser les lignes politiques qui en émergent, l'interprétation est forcément différente selon que l'on adopte l'un des deux points de vue ci-dessus. — L'interprétation défendue par Monjardet est partagée par un courant dont l'importance s'est accrue dans la pensée économique contemporaine. Ce courant est essentiellement mais pas uniquement marxiste. — Le contenu idéologique patent de cette interprétation a indirectement favorisé une nouvelle façon d'aborder le concept d'entrepreneur. Plutôt que de chercher à analyser et à localiser la fonction d'entreprise dans l'unité de production, on s'est intéressé à la nature et à la localisation du pouvoir dans l'entreprise. Cette orientation était lourde de conséquences puisque débordant le cadre de la simple analyse théorique elle débouchait sur celui de l'origine et de la légitimité du pouvoir dans l'entreprise47. Triste destinée, on le constate, que celle de cette notion d'entrepreneur, si brillante à l'origine et qui sur sa droite s'est vu écartée comme trouble-fête théorique et sur sa gauche dénoncée comme simple sous-produit de la structure. Peut-on se satisfaire de cette évolution ? k. L'irréductibilité de la fonction d'entreprise II y a au moins un point commun entre les partisans de la théorie classique et concurrentielle de la firme et ceux du déterminisme structurel. Dans l'une comme dans l'autre interprétation, il y a ignorance et même négation du rôle de l'entrepreneur dont la volonté pourrait modeler l'environnement économique avec des objectifs et des politiques ne correspondant pas forcément à la maximisation du profit. 46. D. Monjardet, art. cité, p. 103. Le cas évoqué par l'auteur n'a toutefois que la valeur d'un exemple parmi d'autres et ne saurait constituer une preuve convaincante. 47. Très significatif est par exemple le jugement porté par E. Enriquez sur la théorie walrassienne : « Cette approche du monde économique (qui est poursuivie dans l'œuvre de Pareto et des économistes actuels) rend-elle compte, même de manière stylisée, de la réalité ou est-elle, suivant le terme même de Pareto, une " dérivation ", dont le but est de masquer le caractère dramatique des relations d'échange, une rationalisation " irénique " (qui s'oppose directement à la pensée marxiste) des rapports humains ? Notre réponse est que cette conception a pour but fondamental de faire disparaître les problèmes de pouvoir, de faire taire la culpabilité liée à l'appropriation des richesses et de ce fait à renforcer les inégalités en permettant aux gardiens du pouvoir de ne pas se mettre en cause et de ne pas être contesté par certains ». Palmade, L'économique et les sciences humaines, Dunod.
  • 22. 20 REVUE ECONOMIQUE Or dans la mesure où ces thèses aboutissent à écarter l'existence d'une fonction autonome d'entreprise, elles prêtent l'une et l'autre à la critique. Cette dernière peut se construire autour d'un double thème. D'abord, comment définir, si elle existe, la fonction d'entreprise en donnant du même coup une idée de son importance ? Ensuite comment intégrer une telle fonction à l'analyse économique ? La première question comporte une interrogation distincte consistant à se demander, la fonction d'entreprise étant définie, qui en assume la responsabilité. Nombre d'économistes prennent pour point de départ les thèses schumpeteriennes, ce qui les conduit à distinguer fonction de direction et d'entreprise. Ainsi, pour Baumöl, la première consiste à s'assurer du déroulement correct et efficace du processus de production. Le directeur doit connaître les techniques existantes et savoir les utiliser de manière à atteindre, aux moindres coûts, les objectifs fixés. Certes, il s'agit là d'une tâche non. négligeable mais qui diffère de la fonction d'entreprise, dont la finalité consiste à « situer les idées nouvelles et les mettre en pratique ». Bref, l'entrepreneur « est l'innovateur schum- peterien et même un peu plus » 48. Même distinction chez Leibenstein avec peut-être plus de nuance, car la fonction d'entreprise lui apparaît comme une activité caractérisée par deux pôles extrêmes ; d'un côté la routine, mais alors il convient plutôt de parler de « management ». De l'autre ce que Lei- benstein appelle la « N-Entrepreneurship » qui englobe l'innovation schumpeterienne. Toutefois, l'identification entrepreneur-innovateur ne rendant pas compte de l'étendue de la fonction d'entreprise ne peut être considérée comme satisfaisante 49. L'analyse de Leibenstein peut servir, ici, de point de départ 50. L'entrepreneur est un homme ou un groupe qui relie entre eux plusieurs marchés (intermarket operator). Cela se comprenant aisément ne nécessite pas de commentaire. Par contre, il faut souligner que l'entrepreneur (au sens plein du terme) intervient le plus souvent sur des marchés imparfaits. Ainsi, pour de multiples raisons, les 48. W.J. Baumol, art. cité, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968, p. 65. 49. De son côté, R. Barre rejette cette assimilation mais pour d'autres raisons (l'entrepreneur a également le pouvoir). Cette précision est utile mais non suffi' santé comme on le notera plus loin. Economie politique, P.U.F., Coll. « Thémis », pp. 363 et s. 50. H. Leibenstein, art. cité, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968, p. 72. Les actes d'entreprise relèveraient de ce que l'on appelle, dans la théorie des systèmes, les décisions non programmables. Voir I. Ansoff, « The Firm of the Future », Harvard Business Review, sept.-oct. 1965.
  • 23. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 21 inputs nécessaires à la production d'un bien donné peuvent ne pas être facilement trouvés sur le marché. Cette déficience se traduira par toute une gamme de phénomènes, allant de l'existence de prix incertains (donc résumant mal l'information de rareté) à l'absence totale de l'input sur le marché. Or, l'une des fonctions fondamentales de l'entrepreneur est de suppléer à ces déficiences du marché (gap~filling) . C'est parce que l'idée de marché parfait n'est qu'un instrument d'étude de la réalité mais non une description de cette dernière que la fonction d'entreprise a un contenu irréductible (qui transcende, nous le verrons plus bas, la référence au seul système capitaliste). L'entrepreneur est enfin, bien sûr, celui qui crée et développe les firmes. L'existence d'une fonction ainsi définie ne paraît faire aucun doute et son importance tient au fait qu'elle est une des sources importantes de la croissance économique. Quelques précisions aident à mesurer la portée de ces définitions : ■— La fonction d'entreprise est centrale dans le système capitaliste mais peut exister en dehors de lui. Aussitôt que se manifeste une imperfection dans l'information, le rôle de l'entrepreneur réapparaît. Ceci nous paraît fondamental si l'on rappelle qu'à l'heure actuelle, dans les Etats planifiés de façon autoritaire, on ne croit guère plus à l'idée d'information parfaite. Il y a là une constatation dont l'évidence s'accroît à mesure que le système productif s'oriente vers la production de biens de consommation. Dès lors, on conçoit l'intérêt de la question suggérée par Domar quand il écrit : « Peut-être que le socialisme produira ses propres héros d'affaires. Il est intéressant de remarquer que si nous connaissons un grand nombre d'études générales excellentes sur le management soviétique, nous n'en avons jamais rencontré une concernant un fonctionnaire soviétique particulier pouvant mériter le titre d'entrepreneur. Ces personnes existent- elles, travaillent-elles et fonctionnent-elles en restant inconnues ? La rente, l'intérêt et le profit étant maintenant admis à part entière en U.R. S. S., peut-on penser que l'entrepreneur socialiste, probablement redénommé organisateur, apparaîtra prochainement ? » 51. — L'importance de la fonction d'entreprise ne signifie pas pour autant que cette dernière soit toujours remplie. Il existe une demande et un offre d'activité d'entreprise. Celle-ci peut se situer à un niveau relativement bas et il est clair que l'environnement institutionnel, le système de motivations conditionnent l'ampleur de cette offre. 51. E.D. Domar, intervention citée, A.E.iR. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968, p. 94.
  • 24. 22 REVUE ECONOMIQUE — Il convient de distinguer la fonction de celui qui l'assume. La disparition dans l'analyse économique de l'entrepreneur résulte de l'assimilation longtemps indiscutée de ce dernier à la fonction d'entreprise. Or, si l'entrepreneur capitaliste, personnage unique, possesseur individuel des moyens de production, tend à s'estomper, il n'en va pas de même pour la fonction qui subsiste plus que jamais 52. — Enfin, la définition de la fonction d'entreprise centrée sur l'aptitude de l'homme, du groupe ou de l'organisation à pallier les déficiences de l'information est beaucoup plus large que celle centrée sur l'innovation 53. Si beaucoup d'auteurs ont été tentés par l'assimilation entrepreneur-innovateur, c'est dans un but de schématisation, de simplification en vue de fournir de la fonction d'entreprise une vision épurée et donc formalisable. Telle est, par exemple, la démarche de Schumpeter étudiant l'impact de l'acte d'entreprise sur le circuit économique. Nous en venons ainsi au second problème qui est celui de l'intégration à l'analyse économique formalisée de la fonction d'entreprise. Certains auteurs croient possible cette intégration. Ainsi Leibens- tein, utilisant une méthodologie traditionnelle pour l'économiste, étudie l'offre et la demande d'activité d'entreprise ; il cherche à en découvrir la nature, les déterminants, la forme. Il s'efforce de montrer alors les conséquences de son analyse et, par exemple, comment celle-ci parvient à rendre compte du niveau de rémunération de neur 54 En réalité, les conclusions sont modestes et le problème reste à l'heure actuelle en suspens. A moins d'adopter, comme le fait Baumöl, un certain agnosticisme. Celui-ci fait remarquer que la théorie économique formalise beaucoup au stade de la combinaison des inputs mais exclut souvent du champ de l'analyse l'explication de l'origine de ces inputs. « Ainsi, écrit Baumöl, dans nos modèles de croissance le comportement de l'offre de travail exerce une influence cruciale 52. Robin Marris, L'entreprise capitaliste moderne, Dunod, 1971, pp. 1 et s. Voir ce qu'écrit l'auteur sur « la disparition de l'entrepreneur » et les travaux qu'il cite. Certains auteurs soutiennent même une position extrême identifiant l'entrepreneur à l'entreprise tout entière : « Aujourd'hui les grands entrepreneurs ne s'appellent plus Van der Bilt, Gould ou Stanford, mais General Electric, Union- Carbide ou U.S. Steel ». Philippe de Woot, La fonction d'entreprise, Louvain, 1969, p. 410. 53. Ce point mériterait de plus amples développements. On trouvera une bibliographie exhaustive sur l'information dans : Yvan Christin, Essai d'analyse sémio- logique et structurale du phénomène économique, Thèse, Grenoble, 1963, 1 vol. Et Alain Longhi, L'information et l'action - Application à l'entreprise, Thèse, Nice, 1973, 3 vol. 54. H. Leibenstein, art. cité, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968.
  • 25. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 23 sur le sentier de croissance de l'économie. Mais la détermination de l'augmentation de la force de travail elle-même est généralement considérée comme une matière exogène » 55. Tel risque d'être alors le traitement réservé à l'activité d'entreprise. Or, du point de vue de la politique économique, l'intérêt réside précisément dans la détermination de ce qui explique et favorise le développement de l'activité d'entreprise. Pour Baumöl, cette explication sort du champ de la théorie économique et relève plutôt de la psychologie sociale, de la sociologie et d'autres disciplines. On est ainsi conduit à une simple praxis. Keynes n'est-il pas complètement passé à côté de l'étude des anticipations, pourtant au cœur de la décision d'investissement, et n'a-t-il pas, malgré cela, fourni de précieuses indications relatives à ce qui peut stimuler l'investissement ? De la même façon, la théorie économique ne peut-elle, en une première étape, et par ordre d'urgence, préciser ce qui est susceptible de développer l'activité d'entreprise, remettant à plus tard l'étude de ses origines ? N'est-il pas du plus haut intérêt, par exemple, d'analyser des problèmes précis tels que les liaisons entre l'acceptation de la prise de risque et la structure des taux d'intérêts ou encore le système d'imposition ? Il y a là une attitude minimaliste qui ne saurait pourtant satisfaire. En réalité, les concepts que forge la théorie économique sont souvent fonction du champ de recherche qui lui est assigné56. L'élaboration d'une théorie de l'entreprise ne nécessite-t-elle donc pas d'être analytiquement située ? Nous croyons qu'une des références qui s'impose en raison de son importance est celle de la croissance. La division micro, macro-économie ayant contribué à obscurcir tant de problèmes, il semble légitime, pour rompre avec elle, de se demander quelle théorie de la firme est susceptible d'aider à la compréhension des mécanismes de croissance. 55. W.J. Baumol, art. cité, A.E.R. Papers and Proceedings, n° 2, mai 1968, p. 69. 56. Une illustration peut être trouvée dans le problème du choix d'un solde significatif de la balance des paiements.
  • 26. 24 REVUE ECONOMIQUE III - THEORIE DE LA FIRME ET MODELES MACROECONOMIQUES DE CROISSANCE : LE « NO BRIDGE » II existe bien une conception implicite ou explicite de la firme dans les schémas d'équilibre concurrentiel. Ces derniers, issus de la construction walrasso-paretienne, reposent sur une vision ultra-simpli- fiée de l'unité de production. Celle-ci est assimilée à un centre de traitement mécanique de l'information (synthétisée par le couple prix/quantités) en vue de réaliser le profit maximum. Nous ne reviendrons pas sur l'intérêt de ces schémas envisagés comme banc d'essai d'hypothèses, instruments d'analyse et sur le fait que la critique d'irréalisme qui leur est communément adressée est moins justifiée qu'on ne le pense généralement. Nous remarquerons seulement que même demeurant sur le terrain très abstrait où se situent ces modèles, la conception épurée de la firme qu'ils retiennent fait problème, comme le souligne Roy Radner 57. Cet auteur nous fournit un remarquable condensé des théories sur l'existence et l'optimalité d'un équilibre concurrentiel. Depuis les travaux de "Walras et de Pareto, il montre l'énorme influence exercée, en ce domaine, par les recherches de Arrow et Debreu. Roy Radner considère ces dernières comme le point de départ d'extensions et de perfectionnements théoriques possibles. En particulier, il montre comment la théorie Arrow-Debreu peut être étendue au cas où les agents économiques se différencient par l'information dont ils disposent 58. Il passe ensuite en revue les limites d'une telle extension et notamment son inapplicabilité en cas de marchés successifs. Il indique alors les modifications dans la nature du concept d'équilibre, impliquées par la prise en compte d'une séquence de marchés, à des dates échelonnées dans le temps et les résultats qu'on peut en espérer. Nous n'exposerons pas le détail de ces recherches qui sortent du cadre que nous nous sommes fixé. Par contre, nous soulignerons que Roy Radner, lui-même, admet dans sa conclusion (« Unsolved Problems ») que « dans toutes ces théories (potentielles) de séquences de marchés nous aurons besoin d'une théorie plus détaillée de la firme que celle 57. Roy Radner, « New Ideas in Pure Theory - Problems in the Theory of Market Under Uncertainty», A.E.R., 1970, p. 454. 58. Si Debreu a étendu la théorie de l'équilibre au cas d'information imparfaite, il suppose pourtant que chaque agent dispose de la même quantité d'informations.
  • 27. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 25 utilisée dans le modèle Arrow-Debreu. La simple maximisation du profit n'est pas bien définie si les profits futurs sont incertains et s'ils ne peuvent être pleinement actualisés » 59. Ainsi Radner souligne que certaines extensions qu'il suggère, de la théorie Arrow-Debreu, supposent l'adoption d'une autre hypothèse de comportement de la firme (que celle du profit maximum) et, par exemple, la maximation de la valeur boursière courante de l'entreprise. Sans poursuivre plus avant, il est intéressant de relever que la dynamisation d'un schéma d'équilibre général présuppose une redéfinition du comportement de l'unité de production. Qu'en est-il alors, des modèles de croissance dans lesquels les hypothèses de concurrence et d'équilibre ne sont plus forcément retenues ? On reste confondu devant l'absence de références des modèles macro-économiques de croissance aux théories sur le comportement des firmes. On pourrait déjà observer, au stade du simple bon sens, que cette lacune est pour le moins étonnante si l'on admet, ce qui paraît difficilement contestable, qu'une grande partie du processus de croissance trouve son origine dans l'activité productive au sein des entreprises. Mais au-delà de cette remarque triviale, on constate que les modèles de croissance font en permanence référence à des notions indissolublement liées aux comportements des firmes et qui ne peuvent se comprendre que par référence à eux 60. Il suffit d'évoquer quelques exemples pour s'en persuader. Les hypothèses faites sur la dépréciation du capital jouent un rôle non négligeable dans les modèles de croissance. Cela est vrai même si l'on ne considère que la seule dépréciation physique, c'est-à-dire en l'absence de tout progrès technique. Ainsi, selon que l'on retienne une hypothèse de « mort soudaine » ou de « déclin radioactif » pour ne citer que celles-là, les implications sur les modèles de croissance seront très différentes, notamment en ce qui concerne l'évaluation du stock de capital 61. De même, les hypothèses faites sur la forme et le rythme d'introduction du progrès technique, sur l'existence ou l'absence de rendements d'échelle, sur le comportement d'épargne des entreprises (mise 59. Roy Radner, art. cité, pp. 459-460. 60. On trouvera un excellent survol des modèles de croissance dans le travail désormais bien connu de F.H. Hahn et R.C.O. Matthews, « The Theory of Economie Growth : a Survey », Surveys of Economic Theory, vol. II, New York, Macmillan, St. Martin Press, 1965, pp. 1 à 124. 61. F. H. Hahn et R.C.O. Matthews, art. cité, p. 45.
  • 28. 26 REVUE ECONOMIQUE en réserve de bénéfices, incorporation au capital, etc.) exercent une influence très notable sur la structure et le fonctionnement des schémas de croissance. Peut-on, dès lors, se contenter d'une conception hypersimplifiée, le plus souvent même pas explicitée du comportement des firmes et des phénomènes qui s'y déroulent ? Nous ne le croyons pas. Il est bon de rappeler, à ce propos, qu'il existe deux domaines, au moins, où l'on rencontre des références aux phénomènes observés dans l'entreprise. Le plus net concerne le processus d'apprentissage par la pratique. Le second est relatif à la non-malléabilité du capital technique dans l'unité de production. Il est significatif de remarquer que ces deux domaines ont donné naissance à des prolongements particulièrement intéressants des modèles de croissance (théorie du learning, explication du résidu et modèles à génération de capital, analyse d'activités). Qu'on nous comprenne bien, il ne s'agit pas ici, à nouveau, de critiquer les modèles existants de croissance sous prétexte d'irréalisme. Dans la mesure où la cohérence interne de ces constructions est assurée, la critique n'est pas pertinente. Il s'agit plutôt de se demander quelle doit être la conception de la firme à retenir dans une analyse de la croissance rejetant l'hypothèse statique et celle de concurrence. Radner, on s'en souvient, a montré l'inadéquation de la conception néo-classique de la firme à l'élaboration d'une théorie de l'équilibre dynamique. A fortiori, nous voudrions insister sur cette inadéquation dans un schéma de déséquilibre dynamique. Existe-t-il des points communs entre la théorie de la firme et celle de la croissance ? Si la seconde ne fait que rarement référence à la première, la réciproque n'est pas exacte. On constate, en effet, depuis quelques années, que les problèmes de croissance prennent une place de plus en plus considérable dans la théorie de la firme. Au moins deux tendances peuvent être discernées, à cet égard. Certains schémas se présentent de façon très formalisée et apparaissent comme des modèles micro-dynamiques reprenant la méthodologie des modèles macro-économiques. Un excellent exemple de cette tendance est fourni par R.K. Diwan 62, qui se livre à une analyse 62. R.K. Diwan, «About the Growth Path of Firms», A.E.R., mars 1970, p. 30. Voir surtout R. Marris, L'entreprise capitaliste moderne, Dunod, 1971. Notamment le chapitre 6 : « Modèles micro-économiques ». L'auteur y expose deux
  • 29. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 27 des sentiers de croissance de la firme d'inspiration néo-classique. Malgré son intérêt et l'essai de vérification empirique opérée, le modèle apporte une bien faible contribution à la compréhension des processus macro-économiques de croissance ; il reste uniquement centré sur l'étude des sentiers de croissance des paramètres de la fonction de production. Une seconde tendance, qui trouve ses origines chez Alfred Marshall et que l'on rencontre chez E.T. Penrose ou chez K. Bowlding, procède d'une certaine analogie biologique. La firme serait, à l'image du corps humain, un ensemble vivant, connaissant des phases assez voisines du développement biologique. La vision est beaucoup plus féconde car elle fournit, au moins au niveau de l'analogie, une orientation de recherche dans le domaine des liens unissant l'entreprise à la croissance (analogie avec les liaisons unissant le développement cellulaire à celui du corps humain, par exemple). Malgré son intérêt, cette orientation reste suspendue à la valeur explicative de l'analogie. Finalement c'est à la constatation de l'existence d'un vide théorique que l'on parvient, nouvelle manifestation du vieux problème du no bridge. Nous n'aurons pas la prétention de résoudre ce problème. Nous nous contenterons seulement de formuler quelques suggestions relatives à la conception de la firme pouvant être retenue dans l'élaboration d'un modèle macro-dynamique de croissance. Précisons d'abord la limite maximale de schématisation acceptable pour figurer théoriquement l'unité de production. Autrement dit, indiquons les contraintes créées par le désir d'un certain degré de réalisme dans la théorie de la firme. Les différentes caractéristiques de l'entreprise moderne telles que la séparation de la gestion et de la propriété, la variété des motivations, l'existence de conflits entre groupes, la croissance continue de la dimension, peuvent se synthétiser autour d'une double idée : l'entreprise est une organisation complexe ; l'entreprise est une organisation induite par le système mais également exerçant un rôle inducteur sur le système. Les implications théoriques de ces caractéristiques sont assez évidentes. Résumons-les : la firme ne peut être assimilée à un centre unique de maximation du profit ; certaines déci- modèles de croissance de la firme dans une optique directoriale fondée sur une politique de maximation du taux de croissance, sous contrainte de sécurité minimale. L'auteur se livre ensuite dans le chapitre 8 à une évocation extrêmement intéressante mais trop brève des « conséquences macro-économiques possibles ».
  • 30. 28 REVUE ECONOMIQUE sions des firmes, expression de comportements précis, modifient l'environnement. Autrement dit, il faut admettre l'existence de phénomènes de feed-back entre les entreprises et les structures. Toute conception même très épurée de l'entreprise doit tenir compte des caractéristiques évoquées ci-dessus. Ces contraintes posées, la question est maintenant de savoir ce qu'attend la théorie de la croissance de celle de la firme. Essentiellement, semble-t-il, une base de formulation d'hypothèses sur les comportements économiques et sur les comportements technologiques. Du premier point de vue, la théorie de la firme doit permettre d'affiner les hypothèses faites sur l'épargne, l'investissement et le remplacement du capital. Du second point de vue, la théorie de la firme doit aboutir à la découverte de comportements liés à certains secteurs particuliers ainsi qu'à la compréhension de la genèse des innovations 63. En tous ces domaines, il paraît évident que la sectorialisation des études de croissance rend plus crédible l'apport qu'est susceptible de fournir la théorie de l'entreprise à celle de la croissance 64. Reste à savoir, enfin, ce qui est plus ambitieux, comment peut être formalisée la firme dans un modèle de croissance. Rappelons l'existence de trois corps de théories qui se sont récemment développées et dont les domaines parfois se recoupent, d'autrefois se séparent. Il s'agit des théories sur les organisations, sur les décisions, sur les systèmes. Les deux premières sont susceptibles de fournir les bases d'hypothèses valables sur les comportements. La dernière contient d'ores et déjà toute une méthodologie, tout un appareillage permettant de rendre compte de la complexité de l'ensemble sans, pour autant, négliger celle des parties. Ainsi, à nos yeux, la vision de l'entreprise, en terme de système, est particulièrement féconde. Elle présente, entre autres, deux avantages du point de vue qui nous intéresse. Elle autorise d'abord un rattachement des systèmes entre eux (théorie des macro-systèmes). De la même façon qu'en électronique, la sché- 63. J. Woodward, Industrial Organization, Londres, 1960. — J.L. Maunoury, La genèse des innovations, P.U.F., 1968. 64. D'où l'intérêt d'analyses ■ telles que celles présentées par Alain Cotta, Théorie générale du capital, de la croissance et des fluctuations, Dunod, et Les choix économiques de la grande entreprise, Dunod, 1970. On rappellera également la reformulation de la théorie de la concurrence industrielle par A. Bienaymé, car elle débouche sur une conception de la firme beaucoup plus féconde dans l'analyse des processus de croissance sectorielle. A. Bienaymé, La croissance des entreprises, op. cité, t. 1 et 2.
  • 31. LA THEORIE DE L'ENTREPRISE 29 matisation d'un circuit de télévision ne conduit pas à ignorer la structure interne d'un transistor, la représentation d'un secteur économique en terme de système n'oblige pas à schématiser outrancièrement les firmes productrices de ce secteur. Ensuite la méthodologie des systèmes est fort bien adaptée aux moyens modernes de traitement de l'information et aux expériences de simulation 65. Bien sûr, dira-t-on, la synthèse des optiques organisation, décision, système n'est pas facile. Certes ! Mais elle représente une voie offerte à des équipes pluridisciplinaires de recherche. En outre, lorsqu'on songe à toute l'énergie intellectuelle dépensée pour raffiner encore un peu plus des modèles de croissance hautement abstraits, on peut estimer que la voie proposée offre une alternative somme toute valable. Jacques LEBRATY 65. On commence à voir apparaître d'intéressantes simulations non seulement d'une entreprise particulière mais de toute une branche. Cf. A.C. Hoggatt et F.E. Balderston Ed., Symposium on Simulation Models : Methodology and Applications to the Behavioral Sciences, Cincinnati, Ohio, South Western, 1963. — J.M. Dutton et W.N. Starbuck, Computer Simulation of Human Behavior, New York, John Wiley and Sons, 1971.