Un espace partisan sens dessus dessous / Les éclairages #2
1. Elabe - Mai 2016 1
Un espace partisan sens dessus dessous
La préférence partisane des Français au 1er trimestre 2016
Les éclairages
#2 – Mai 2016
Fréquemment utilisée comme variable d’analyse des
enquêtes d’opinion, les préférences partisanes exprimées
par les Français témoignent aujourd’hui d’un espace
politique à la fois fragmenté et amputé d’une fraction non
négligeable d’individus ne s’identifiant à aucune des
principales formations politiques structurant le champ
partisan. Les données collectées par Elabe sur l’ensemble
du premier trimestre 2016 auprès de 11 999 individus
constituant un échantillon national représentatif
l’attestent : les personnes n’exprimant aucune préférence
partisane (27,9% des sondés) forment aujourd’hui le
premier groupe « politique » au sein de la population en
âge de voter. Dans le même temps, aucun des principaux
partis ne parvient à atteindre le seuil de 20% des
préférences exprimées (Figure 1).
L’existence d’individus « sans préférence partisane » n’est
pas chose nouvelle dans les enquêtes d’opinion ; elle
témoigne notamment de la persistance d’un « cens
caché » (1), lié à des facteurs culturels et sociaux étudiés
depuis plusieurs décennies en sciences politiques. Le fait
que les individus « sans préférence partisane » pèsent
aujourd’hui pour près de trois personnes sur dix en âge de
voter confirme toutefois le fossé qui s’est creusé entre les
partis politiques et une fraction désormais importante de
la population majeure.
A titre de comparaison, dans l’enquête post élection
présidentielle réalisée en mai 2007 par le CEVIPOF, seuls
13% des personnes interrogées n’exprimaient aucune
préférence partisane. Bien sûr, la prudence s’impose pour
l’interprétation d’une telle évolution en l’espace d’une
décennie. Les campagnes présidentielles constituant une
séquence traditionnellement marquée par un surcroît de
politisation – 2007 ayant d’ailleurs suscité un fort intérêt
des Français – sans doute le contexte de l’époque
explique-t-il pour partie une proportion aussi faible de
« sans préférence partisane » en mai 2007. L’écart avec les
données enregistrées au premier trimestre 2016 n’en
demeure pas moins saisissant et atteste d’un net
durcissement de la relation des Français avec l’offre
partisane actuelle.
Les indices à ce sujet s’avèrent d’ailleurs nombreux. Dans
une enquête Elabe / Atlantico publiée en février 2016, 74%
des sondés affirmaient que les partis politiques leur
inspiraient avant tout de l’inquiétude (40%) voire de la
colère (34%), 22% faisant part de leur indifférence et seuls
4% exprimant leur enthousiasme (1%) ou leur confiance
(3%). Ceux qui les incarnent sont à peine mieux lotis
puisque dans l’Observatoire politique Elabe pour Les Echos
et Radio Classique, aucune des personnalités testées
chaque mois ne parvient à franchir la barre des 50%
d’image positive, à l’exception notable d’Alain Juppé.
Méthodologie : les données présentées dans cette analyse sont
issues d’un cumul de 12 enquêtes nationales réalisées de janvier à
mars 2016. Au total, 11 999 personnes ont été interrogées par
internet sur l’ensemble de la période et constituent un échantillon
national représentatif de la population de France métropolitaine
(hors Corse) en âge de voter. La représentativité de l’échantillon a
été assurée au regard des variables suivantes : sexe, âge et
profession de la personne interrogée auprès stratification par la
région de résidence et la catégorie d’agglomération.
(1) GAXIE Daniel, « Le cens caché, Inégalités culturelles et
ségrégation politique », 1978
2,3
6,4
15,8
4
1,5
4,8
3,6
16,8
1,9
15
27,9
Extrême gauche
Front de gauche
Parti socialiste
Europe Ecologie / Les Verts
Autres formations de gauche
MoDem
UDI
Les Républicains
Autres formations de droite
Front national
Sans préférence partisane
Figure 1 : Préférence partisane (en %)
2. Elabe - Mai 2016 2
La propension à n’exprimer aucune préférence partisane
s’avère inégalement répartie au sein de la population en
âge de voter, les proportions variant sensiblement selon le
sexe, la classe d’âge ou la catégorie socioprofessionnelle
des sondés (Figure 2). Les « sans préférence partisane »
s’avèrent ainsi nettement plus nombreux chez les femmes
(34%) que chez les hommes (22%), ils sont surreprésentés
dans la jeunesse (32% chez les 18-24 ans contre 22% chez
les personnes âgées de 65 ans et plus), dans les milieux
populaires (30% chez les ouvriers et jusqu’à 32% chez les
employés contre 22% parmi les cadres et les professions
intellectuelles supérieures) et chez les artisans-
commerçants (31%).
De telles variations d’une catégorie de population à une
autre témoignent traditionnellement d’une compétence
et/ou d’un intérêt pour la politique inégalement partagés,
notamment sous l’influence de facteurs culturels (au
premier desquels le niveau d’éducation) ou du milieu
social. Toutefois, nous sommes frappés par l’importance
des scores enregistrés jusqu’au sein des catégories de
population traditionnellement les plus politisées ou disons
les plus disposées à s’identifier à un parti. Ainsi des cadres
et des professions intellectuelles supérieures, à forte
proportion de diplômés de l’enseignement supérieure, qui
tout en se distinguant par l’un des plus faible taux de
« sans préférence partisane » ne comptent pas moins de
22% d’individus n’exprimant aucun choix. Si le capital
culturel influe toujours sur la propension à exprimer ou
non une préférence partisane, la mise à distance du
politique et le refus de s’identifier à un parti en particulier
n’épargne désormais aucune catégorie de population.
Les éclairages
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32
29
31
28
22
24
31
22
26
32
30
23
18-24 ans 25-34 ans 35-49 ans 50-64 ans 65 ans et plus Agriculteur Artisan,
commerçant
Cadre,
profession
intellectuelle
Profession
intermédiaire
Employé Ouvrier Retraité
Découle de cette situation un champ politique fragmenté
voire atomisé, comme en témoignent les scores des
principaux socles partisans au premier trimestre 2016
(Figure 1). Les trois premières formations politiques en
termes de préférences exprimées se situent en effet à de
bas niveaux et dans un mouchoir de poche : 16,8% pour
LR, 15,8% pour le PS et 15% pour le FN. Signe de cet état
de décomposition avancé, la totalisation de leurs scores
atteint seulement 47,6%, lorsque le Parti socialiste et
l’UMP totalisaient à eux deux 54% des préférences
exprimées en 2007, l’extrême droite alors incarnée par le
FN et le MNR étant créditée de seulement 5% (CEVIPOF).
LR et PS enregistrent ainsi un effondrement de leur socle
de sympathisants en l’espace d’à peine une décennie : 11
points de moins pour LR (incarnée par l’UMP en 2007) et 8
points de moins pour le Parti socialiste. Par un effet de
ciseau évident, les deux partis de gouvernement sont
aujourd’hui talonnés par le Front national, à l’échelle de
l’ensemble de la population.
Pis, ils sont même relégués à la deuxième voire à la
troisième position au sein de plusieurs catégories de
population, notamment chez les moins de 50 ans parmi
lesquels le FN arrive désormais en tête des préférences
exprimées (Figure 3). Le FN enregistre ainsi son meilleur
résultat toutes classes d’âge confondues chez les sondés
âgés de 25 à 34 ans, crédité de 19% des préférences
exprimées contre 14% pour LR et seulement 12% pour le
PS. PS et LR devancent tous deux le FN auprès personnes
âgées de 65 ans et plus uniquement, avec toutefois un net
avantage pour la formation dirigée par Nicolas Sarkozy.
Figure 2 : Proportion de « sans préférence partisane (en %) selon la classe d’âge et la catégorie socioprofessionnelle.
3. Elabe - Mai 2016 3
Les écarts s’avèrent encore plus prononcés selon la
catégorie socioprofessionnelle (Figure 4), avec un net
ascendant du FN chez les catégories populaires et plus
particulièrement chez les ouvriers : 29% le désignent
comme le parti dont ils se sentent le plus proche, son
meilleur score toutes catégories socioprofessionnelles
(CSP) confondues. A l’inverse, il ne recueille que 7% chez
les cadres et les professions intellectuelles supérieures, son
plus mauvais score toutes CSP confondues.
Quant au PS, il ne l’emporte que chez les professions
intermédiaires à forte proportion d’enseignants et de
personnels de santé, LR l’emportant très nettement chez
les agriculteurs (meilleur score pour cette formation toutes
CSP confondues), les artisans-commerçants, les cadres et
les retraités.
Au-delà des CSP, se fait jour un clivage opposant les actifs
(ceux exerçant une activité professionnelle au moment de
l’enquête) aux inactifs parmi lesquels l’on retrouve
retraités et étudiants. Le FN arrive en tête des préférences
exprimées par les actifs : 17% le désignent comme le parti
politique dont ils se sentent le plus proche, LR et PS faisant
tous deux jeu égal avec 15%. Le rapport de force s’inverse
chez les inactifs, LR et PS étant respectivement crédités de
20% et 18% contre seulement 12% pour le FN. Encore faut-
il relever que les différences s’avèrent encore plus
prononcées lorsque l’on appréhende les inactifs à travers le
seul prisme des retraités : seuls 9% s’identifient au Front
national, soit 8 points de moins que chez les actifs.
Les éclairages
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11 12
15
18 19
16
14 13
15
26
18 19
17 16
7
18-24 ans 25-34 ans 35-49 ans 50-64 ans 65 ans et plus
PS LR FN
Figure 3 : Préférence partisane (en %) selon la selon la classe d’âge.
7
9
17
19
13 12
20
38
19
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14 13
10
23
13
15
7
13
19
29
9
Agriculteurs Artisans,
commerçants
Cadres et
professions
intellectuelles
supérieures
Professions
intermédiaires
Employés Ouvriers Retraités
PS LR FN
Figure 4 : Préférence partisane (en %) selon la catégorie socioprofessionnelle.
4. Elabe - Mai 2016 4
De tels résultats influent nécessairement sur la structure
socioprofessionnelle des socles partisans de chacune des
familles politiques (Tableau 1), le PS et LR se distinguant
par une surreprésentation des inactifs et surtout des
retraités dans leurs rangs. Nous dénombrons ainsi plus de
38% de retraités chez LR, soit 10 points de plus que leur
poids moyen au sein de la population en âge de voter. De
même, l’on observe une surreprésentation de 8 points
des retraités au PS. La tendance s’avère toute autre au FN
avec une nette surreprésentation des actifs : 69,6%, soit 9
point de plus que la moyenne nationale et jusqu’à 16
points de plus que LR. A contrario, ne compte que 16% de
retraités parmi ses sympathisants, 12 points de moins que
la moyenne nationale et 22 de moins que chez LR !
Avec des socles partisans pesant peu ou prou le même
poids au sein de la population en âge de voter, PS, LR et
FN présentent donc des structures partisanes
sensiblement distinctes. Les sympathisants PS et LR se
distinguent du reste de la population en général et du FN
en particulier par une surreprésentation dans leurs rangs
d’individus relativement protégés des aléas économiques
et sociaux, l’une de leurs premières préoccupations étant
par conséquent la pérennité d’un modèle social leur
procurant l’essentiel de leurs revenus. Telle n’est pas la
préoccupation première des actifs et par conséquent des
sympathisants du Front national, davantage exposés aux
aléas économiques et sociaux et donc au risque de
chômage dans un contexte économique et social toujours
fragile. A cet égard, le fait que 48% des sympathisants
frontistes soient issus des milieux populaires s’avère
emblématique, et ce d’autant plus qu’ils ne représentent
qu’un cinquième à un quart des sympathisants LR ou PS.
La géographie des préférences partisanes exprimées à
l’échelle régionale s’avère tout aussi hétérogène (Tableau
2), sous l’influence de divers facteurs parmi lesquels la
situation économique et sociale à l’échelle des territoires,
la structure sociodémographique et professionnelle de
leur population et les traditions politiques qui leurs sont
attachées. Les résultats, projetés sur une carte (Carte 1)
s’avèrent d’ailleurs assez proches des grandes tendances
observées depuis plusieurs années, avec une France de
l’Ouest plus favorable à la gauche qu’à la droite et où l’on
enregistre un Parti socialiste en tête des préférences
exprimées. Toutefois, celui-ci ne franchit la barre
symbolique des 20% des préférences exprimées dans
aucune des régions concernées, son score oscillant entre
15,5% en Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées et 19,3%
en Pays-de-Loire.
Le scénario s’avère tout autre dans la moitié Est du pays,
le Front national dominant les autres formations
politiques dans toutes les régions à l’exception
d’Auvergne-Rhône-Alpes. Il enregistre jusqu’à 21% des
préférences exprimées dans les régions Grand Est et
Bourgogne-Franche-Comté, 6 point au-dessus de sa
moyenne nationale. LR se trouve comme pris en étau :
première formation politique à l’échelle nationale avec
16,8% des préférences exprimées, elle ne l’emporte que
dans trois régions : l’Ile-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes
et Centre-Val-de-Loire (ex-aequo en avec le PS). Comme le
Parti socialiste, « Les Républicains » ne franchisse le seuil
des 20% dans aucune des régions, son meilleur score
étant enregistré en Ile-de-France avec 19,2% des
préférences exprimées.
Les éclairages
#2 – Mai 2016
Ensemble
population
18 ans et +
Préférence partisane exprimée
PS LR FN
Sans
préférence
ACTIFS 60,7% 56,1% 53,2% 69,6% 61,6%
- dont cadres et professions intellectuelles supérieures 9,7% 10,6% 12,5% 4,4% 7,7%
- dont catégories populaires 31,0% 24,9% 21,6% 48,0% 34,6%
INACTIFS 39,3% 43,9% 46,8% 30,4% 38,4%
- dont retraités 27,9% 35,8% 38,2% 16,3% 23,0%
- dont autres inactifs 11,4% 8,1% 8,6% 14,1% 15,3%
TOTAL ACTIFS + INACTIFS 100% 100% 100% 100% 100%
Tableau 1 : Composition (en %) des socles partisans selon la catégorie socioprofessionnelle.
5. Elabe - Mai 2016 5
Les éclairages
#2 – Mai 2016
REGIONS
PS
(en %)
LR
(en %)
FN
(en %)
Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes 17.3 16 10.8
Auvergne-Rhône-Alpes 16.2 16.7 15.8
Bourgogne-Franche-Comté 14.6 15.5 21.2
Bretagne 17.6 14.1 12
Centre-Val-de-Loire 17 16.9 16.5
Hauts-de-France 15.7 16.7 18
Ile-de-France 15.7 19.2 10.5
Grand est 12.3 16.6 21.1
Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées 15.5 14.4 15.7
Normandie 18 16.8 11.6
Pays-de-Loire 19.3 16.9 13.1
Provence-Alpes-Côte d’Azur 13.1 17.9 19.1
Tableau 2 : Préférence partisane selon la région de résidence (en %).
Carte 1 : Première formation politique en termes de préférences exprimées à l’échelle de la région de résidence.
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Les éclairages
#2 – Mai 2016
Cette fragmentation du paysage politique appréhendée à
travers le prisme des préférences partisanes interpelle
nécessairement dans la perspective des scrutins à venir en
2017. L’essoufflement des appareils partisans s’avère
évident, notre étude s’inscrivant de surcroît dans un
contexte marqué par l’effondrement de l’engagement
militant dans ses formes traditionnelles et la volatilité
accrue des votes d’un scrutin à un autre sur fond
d’abstention forte aux élections intermédiaires.
Et si le Front national bénéficie d’une dynamique réelle, la
progression de son socle partisan lui permet uniquement
de rattraper son retard sur les deux principales formations
politiques de la gauche et de la droite. Le FN profite ainsi
du fossé qui se creuse entre les partis de gouvernement et
de larges pans de la population, au premier rang desquels
les milieux populaires mais aussi, fait nouveau, la
population active dans son ensemble.
Par ailleurs, la montée en puissance des personnes se
déclarant « sans préférence partisane » constitue un
enseignement important, tant l’issue de la prochaine
élection présidentielle pourra être déterminée par leur
choix. Car sauf à ce que la prochaine élection présidentielle
soit le théâtre d’une abstention massive, bon nombre des
électeurs n’exprimant aujourd’hui aucune préférence
partisane participeront au scrutin phare de la vie politique
française.
Partant de ce constat, la construction d’une majorité
présidentielle durable apparaît plus que jamais liée à la
capacité du futur vainqueur à dépasser voire à s’affranchir
des logiques partisanes traditionnelles pour bâtir une
majorité de projet, laquelle pourrait d’ailleurs précéder
une éventuelle recomposition de l’espace politique.
Yves-Marie CANN
Directeur des études politiques
yves-marie.cann@elabe.fr / @yvesmariecann