SlideShare une entreprise Scribd logo
1  sur  1
Télécharger pour lire hors ligne
Myriam Shermer
«
S
i vous le laissez vivre,
je ne lui dirai pas qu’il
est juif ». C’est par cette
phrase tragique que Boris Cyrulnik
apprend sa judaïté. Il a 6 ans
et vit sous la protection d’une
famille qui le cache pendant la
guerre – il ne reverra plus jamais
ses parents déportés. D’un seul
coup, il se saisit comme différent
et comprend aussi que cette
différence équivaut à un arrêt de
mort. Pendant très longtemps, il
n’en dira rien. « On m’a fait taire »,
dit-il en racontant les rires de ces
adultes qui ne veulent pas de la
souffrance d’un enfant. Mais il
reconnaît aussi qu’il s’est laissé
faire, trop petit, trop faible pour
s’acharner à dire une vérité qui le
dépasse. Pendant des années, il
vit donc avec cette « crypte » – le
langage psy revient souvent pour
expliquer, décortiquer le monde
ainsi que sa propre souffrance –
un traumatisme enclavé qui ne
s’exprime pas.
Juif, cet enfant de communistes
d’origine polonaise ne savait donc
pas ce que ça voulait dire avant
qu’une Juste vienne s’interposer
entre lui et la police collabo. Rien,
ni dans son éducation laïque,
ni dans son environnement
immédiat, ne lui avait laissé sentir
qu’il pouvait être différent en
cette France qu’il chérit toujours
aujourd’hui. « Je ne peux me
sentir autre chose que Français »,
répond-il à l’inévitable question
identitaire. « Les Français m’ont
protégé ». Au sortir de la guerre,
l’une de ses parentes ne voudra
plus jamais vivre dans ce pays « qui
nous a fait ça ». Lui au contraire
considérera qu’on lui a sauvé la
vie. « Beaucoup de chrétiens ont
été pétainistes et antisémites,
c’est vrai. Mais beaucoup, guidés
par leur foi, nous ont sauvés ».
La résilience commence-t-elle là ?
Sans doute, répond celui qui, toute
sa vie, a étudié « la possibilité de
recommencer à vivre après un état
d’agonie psychique ».
Il émane de Boris Cyrulnik une
douceur et une bienveillance
toute thérapeutique. Curieux,
à l’écoute, il parle de lui-même
avec l’éloquence et la dextérité de
celui qui s’est pris comme objet
d’étude, avec le recul intellectuel
d’un psychanalyste aussi, mais
s’interrompt régulièrement pour
s’intéresser à son interlocuteur,
glaner des détails. Un psy qui
aime fondamentalement les
gens, un homme qui a choisi la
vie, voilà qui est très clair. Mais
aussi, pour compléter le tableau,
les manières policées d’autrefois,
un humanisme européen propre
à cette génération qui « a peur
du mot “ethnique” », qui a grandi
dans une France très amoureuse
des beaux esprits, une France à
l’orthographe soignée, pas encore
dépassée par les événements.
Au point peut-être de ne pas
voir ? Etonnant en effet de
voir ce psychiatre, ethnologue,
neuropsychiatre et on en passe,
balayer d’un revers de la main
des phénomènes sociologiques
que d’autres prennent fort à
cœur. La « petite fièvre antisémite
provoquée par Dieudonné » ?
Celle de la France « moche, bête,
la France du Front national. Qui
ne réfléchit pas », répond-il après
s’être enquis de savoir si on savait
qui était Dieudonné, incapable
sans doute d’imaginer que la
communauté française n’a parlé
que de cela cet hiver.
« Un peuple
d’agitateurs culturels »
« Qui ne réfléchit pas ». C’est
de fait ce qu’il définit comme la
soumission intellectuelle, faite
de conformisme et de paresse,
qui signe pour Cyrulnik la
capacité humaine à commettre
le mal absolu. Quand d’autres
ne se sortent jamais de cette
rencontre avec l’indicible,
on sent bien que, pour lui, la
culture, la pensée originale, la
création sont un des plus grands
« tuteurs de résilience ». Tuteurs
de résilience ? La rencontre avec
un objet, personne, pays ou
idée, qui permettra de se sentir
à nouveau sécurisé, aimé et, à
partir de là, de sentir renaître sa
curiosité pour la vie. Sortir de
l’état de « mort psychique » qui
caractérise les grands traumatisés.
Deux étapes majeures ont marqué
cette possibilité pour Cyrulnik. La
première lors de la rafle de 1944 à
Bordeaux. Il est parqué avec tous
les autres enfants à la synagogue.
On étend une couverture et
l’on donne du lait. Mais lui sent
confusément que la couverture
est dangereuse et se faufile
jusqu’aux toilettes. Il se cache là
au-dessus de la porte, niché dans
un coin de plafond alors que les
officiers allemands entrent et
ressortent. A la nuit tombée, il se
sauve et parvient à en réchapper
grâce, à nouveau, à un réseau de
Justes. Tant de détermination, de
courage et de caractère chez un
enfant de 6 ans.
Plustard,à14ans,pourlapremière
fois de sa vie il est en contact
avec une communauté juive. Pas
au sens traditionnel du terme,
mais un groupe de Juifs, « des
copains et des copines pas plus
mal que d’autres » auquel il peut
s’identifier. Il découvre un peuple
« d’intellectuels, d’agitateurs
culturels, qui a souvent été digne
pendant la guerre ». Comme son
père, disparu quand il avait 4 ans,
qui s’était engagé dans la Légion
étrangère. Il peut dès lors tirer
fierté de cette affiliation, d’une
appartenance à laquelle Dieu reste
étranger, mais où des valeurs de
sagacité, d’étude et de profondeur
se font jour. Les années suivantes,
il s’occupe de faire médecine,
de toutes ses forces, lui qui,
orphelin, ne recevra aucune aide
pour financer ces études ardues.
Il rencontre son épouse Florence,
devient père. Ne saura pas encore
parler de son histoire. « Ça a été
dur pour mes enfants, ce père
qui parlait facilement de tous les
sujets, mais qui devenait évasif
dès qu’il s’agissait de son propre
passé ».
La possibilité de parler arrivera avec
les années, grâce à l’écriture. « Ça
a été la couture », dit-il joliment.
Ses ouvrages se sont écoulés à plus
d’1,5 million d’exemplaires. C’est
la résilience qui le fait connaître.
Une théorie née aux Etats-Unis
qu’il contribue à développer et à
vulgariser dans l’Hexagone. Qu’est-
ce qui rend un sujet plus résilient
qu’un autre ? Un début de vie – la
fin de la grossesse et les premiers
mois du bébé – sécurisé. C’est-à-
dire un environnement stable et
rassurant à partir duquel l’enfant
pourra exercer sa curiosité face
au monde – « pointer quelque
chose du doigt ». Face au monde
ou face à autrui. L’empathie, dit
en effet Cyrulnik, c’est la curiosité
« pour le monde de l’autre. Il faut
avoir été sécurisé pour pouvoir
être en empathie ». Une curiosité
qu’à 76 ans, il ne semble pas près
d’abandonner. « Qu’est-ce que c’est
beau Tel-Aviv ! », s’est-il exclamé
au début de notre entretien.
« J’étais tellement heureux de
découvrir que j’ai marché toute la
journée. J’en suis revenu les jambes
coupées ». u
Le Campus francophone du
Collège académique de Netanya
se donne pour mission de favoriser
l’émergence d’un jeune leadership
franco-israélien, en accueillant de
très nombreux étudiants d’origine
française dans ses programmes.
C’est aussi un lieu d’échange
académique et culturel pour le
public francophone. Pour plus de
renseignements : 09-860-7898 ou
http://www.netanya.ac.il
912 Mars 2014
France
Le « pape de la résilience » était récemment au collège de Netanya pour une conférence. L’occasion de
rencontrer l’un des psychiatres les plus connus de France, enfant de déportés, qui a cherché toute sa
vie à élucider le trauma psychique
Boris Cyrulnik, la vie à tout prix
(DRFP)
« L’empathie, c’est la curiosité
pour le monde de l’autre.
Il faut avoir été sécurisé pour
pouvoir être en empathie »
Dans ce livre paru en 2012,
Boris Cyrulnik retrace pièce
par pièce son passé d’enfant
de déportés.

Contenu connexe

En vedette

Becoming a Professional in Today's Future Contact Centre - Barbara Knight
Becoming a Professional in Today's Future Contact Centre - Barbara KnightBecoming a Professional in Today's Future Contact Centre - Barbara Knight
Becoming a Professional in Today's Future Contact Centre - Barbara KnightContact Centre Management Group
 
Código de Ètica del Ingeniero
Código de Ètica del IngenieroCódigo de Ètica del Ingeniero
Código de Ètica del IngenieroLuis Palacios
 
Projeto feira de ciências 5º ano
Projeto feira de ciências 5º anoProjeto feira de ciências 5º ano
Projeto feira de ciências 5º anoprotania
 
Presentation Atelier Réseaux Sociaux
Presentation Atelier Réseaux SociauxPresentation Atelier Réseaux Sociaux
Presentation Atelier Réseaux Sociauxremymarrone
 
Science and Technology Quiz Prelims
Science and Technology Quiz PrelimsScience and Technology Quiz Prelims
Science and Technology Quiz PrelimsAnugrah Agnihotri
 

En vedette (9)

Becoming a Professional in Today's Future Contact Centre - Barbara Knight
Becoming a Professional in Today's Future Contact Centre - Barbara KnightBecoming a Professional in Today's Future Contact Centre - Barbara Knight
Becoming a Professional in Today's Future Contact Centre - Barbara Knight
 
Código de Ètica del Ingeniero
Código de Ètica del IngenieroCódigo de Ètica del Ingeniero
Código de Ètica del Ingeniero
 
Banking project
Banking projectBanking project
Banking project
 
Projeto feira de ciências 5º ano
Projeto feira de ciências 5º anoProjeto feira de ciências 5º ano
Projeto feira de ciências 5º ano
 
5.1 Método de la rigidez - Generales
5.1 Método de la rigidez - Generales5.1 Método de la rigidez - Generales
5.1 Método de la rigidez - Generales
 
Mmo vampire
Mmo vampireMmo vampire
Mmo vampire
 
A6 mintrabajo
A6 mintrabajoA6 mintrabajo
A6 mintrabajo
 
Presentation Atelier Réseaux Sociaux
Presentation Atelier Réseaux SociauxPresentation Atelier Réseaux Sociaux
Presentation Atelier Réseaux Sociaux
 
Science and Technology Quiz Prelims
Science and Technology Quiz PrelimsScience and Technology Quiz Prelims
Science and Technology Quiz Prelims
 

Similaire à Boris Cyrulnik

Ecoute petit homme!
Ecoute petit homme!Ecoute petit homme!
Ecoute petit homme!ssusera957cd
 
Consigne de lecture d’un livre
Consigne de lecture d’un livreConsigne de lecture d’un livre
Consigne de lecture d’un livregandibleuxmonia
 
La Presse Nouvelle Magazine 253 fevrier mars 2008
La Presse Nouvelle Magazine 253 fevrier mars 2008La Presse Nouvelle Magazine 253 fevrier mars 2008
La Presse Nouvelle Magazine 253 fevrier mars 2008Tikoun38
 
Freudetlinconscient 111210084209-phpapp02
Freudetlinconscient 111210084209-phpapp02Freudetlinconscient 111210084209-phpapp02
Freudetlinconscient 111210084209-phpapp02Audas Rebouh
 
Interview de Bat Ye'or sur la dhimmitude
Interview de Bat Ye'or sur la dhimmitudeInterview de Bat Ye'or sur la dhimmitude
Interview de Bat Ye'or sur la dhimmitudeVéronique Chemla
 
Maurice-Clavel-DEUX-SIECLES-CHEZ-LUCIFER-Paris-Seuil-1978
Maurice-Clavel-DEUX-SIECLES-CHEZ-LUCIFER-Paris-Seuil-1978Maurice-Clavel-DEUX-SIECLES-CHEZ-LUCIFER-Paris-Seuil-1978
Maurice-Clavel-DEUX-SIECLES-CHEZ-LUCIFER-Paris-Seuil-1978Francis Batt
 
Essais -les bons temps de loisirs - la musique, la lecture, le th -tre, le ...
Essais   -les bons temps de loisirs - la musique, la lecture, le th -tre, le ...Essais   -les bons temps de loisirs - la musique, la lecture, le th -tre, le ...
Essais -les bons temps de loisirs - la musique, la lecture, le th -tre, le ...abdelmalek aghzaf
 
Observatoire de l'islam
Observatoire de l'islamObservatoire de l'islam
Observatoire de l'islamobsislam
 
Françoise bocquentin rousseau femme sans enfants
Françoise bocquentin rousseau femme sans enfantsFrançoise bocquentin rousseau femme sans enfants
Françoise bocquentin rousseau femme sans enfantsWissem Kefi
 

Similaire à Boris Cyrulnik (20)

Chercheurs de sens. — 14. De 1924 à 1929
Chercheurs de sens. — 14. De 1924 à 1929Chercheurs de sens. — 14. De 1924 à 1929
Chercheurs de sens. — 14. De 1924 à 1929
 
Chercheurs de sens. — 12b. Jean Sulivan (1913-1980)
Chercheurs de sens. — 12b. Jean Sulivan (1913-1980)Chercheurs de sens. — 12b. Jean Sulivan (1913-1980)
Chercheurs de sens. — 12b. Jean Sulivan (1913-1980)
 
Ecoute petit homme!
Ecoute petit homme!Ecoute petit homme!
Ecoute petit homme!
 
Simone Veil
Simone VeilSimone Veil
Simone Veil
 
Consigne de lecture d’un livre
Consigne de lecture d’un livreConsigne de lecture d’un livre
Consigne de lecture d’un livre
 
La Presse Nouvelle Magazine 253 fevrier mars 2008
La Presse Nouvelle Magazine 253 fevrier mars 2008La Presse Nouvelle Magazine 253 fevrier mars 2008
La Presse Nouvelle Magazine 253 fevrier mars 2008
 
Freudetlinconscient 111210084209-phpapp02
Freudetlinconscient 111210084209-phpapp02Freudetlinconscient 111210084209-phpapp02
Freudetlinconscient 111210084209-phpapp02
 
Mémoires migrantes version numérique
Mémoires migrantes version numériqueMémoires migrantes version numérique
Mémoires migrantes version numérique
 
Interview de Bat Ye'or sur la dhimmitude
Interview de Bat Ye'or sur la dhimmitudeInterview de Bat Ye'or sur la dhimmitude
Interview de Bat Ye'or sur la dhimmitude
 
Chercheurs de sens. — 10. De 1888 à 1900
Chercheurs de sens. — 10. De 1888 à 1900Chercheurs de sens. — 10. De 1888 à 1900
Chercheurs de sens. — 10. De 1888 à 1900
 
Maurice-Clavel-DEUX-SIECLES-CHEZ-LUCIFER-Paris-Seuil-1978
Maurice-Clavel-DEUX-SIECLES-CHEZ-LUCIFER-Paris-Seuil-1978Maurice-Clavel-DEUX-SIECLES-CHEZ-LUCIFER-Paris-Seuil-1978
Maurice-Clavel-DEUX-SIECLES-CHEZ-LUCIFER-Paris-Seuil-1978
 
Emil Cioran
Emil Cioran  Emil Cioran
Emil Cioran
 
Chercheurs de sens. — 19. De 1950 à 1953
Chercheurs de sens. — 19. De 1950 à 1953Chercheurs de sens. — 19. De 1950 à 1953
Chercheurs de sens. — 19. De 1950 à 1953
 
Essais -les bons temps de loisirs - la musique, la lecture, le th -tre, le ...
Essais   -les bons temps de loisirs - la musique, la lecture, le th -tre, le ...Essais   -les bons temps de loisirs - la musique, la lecture, le th -tre, le ...
Essais -les bons temps de loisirs - la musique, la lecture, le th -tre, le ...
 
La Face Cache
La Face CacheLa Face Cache
La Face Cache
 
Observatoire de l'islam
Observatoire de l'islamObservatoire de l'islam
Observatoire de l'islam
 
irena Sendler
irena Sendlerirena Sendler
irena Sendler
 
Chercheurs de sens. — 18. De 1946 à 1949
Chercheurs de sens. — 18. De 1946 à 1949Chercheurs de sens. — 18. De 1946 à 1949
Chercheurs de sens. — 18. De 1946 à 1949
 
Françoise bocquentin rousseau femme sans enfants
Françoise bocquentin rousseau femme sans enfantsFrançoise bocquentin rousseau femme sans enfants
Françoise bocquentin rousseau femme sans enfants
 
Sylvie Baussier
Sylvie BaussierSylvie Baussier
Sylvie Baussier
 

Boris Cyrulnik

  • 1. Myriam Shermer « S i vous le laissez vivre, je ne lui dirai pas qu’il est juif ». C’est par cette phrase tragique que Boris Cyrulnik apprend sa judaïté. Il a 6 ans et vit sous la protection d’une famille qui le cache pendant la guerre – il ne reverra plus jamais ses parents déportés. D’un seul coup, il se saisit comme différent et comprend aussi que cette différence équivaut à un arrêt de mort. Pendant très longtemps, il n’en dira rien. « On m’a fait taire », dit-il en racontant les rires de ces adultes qui ne veulent pas de la souffrance d’un enfant. Mais il reconnaît aussi qu’il s’est laissé faire, trop petit, trop faible pour s’acharner à dire une vérité qui le dépasse. Pendant des années, il vit donc avec cette « crypte » – le langage psy revient souvent pour expliquer, décortiquer le monde ainsi que sa propre souffrance – un traumatisme enclavé qui ne s’exprime pas. Juif, cet enfant de communistes d’origine polonaise ne savait donc pas ce que ça voulait dire avant qu’une Juste vienne s’interposer entre lui et la police collabo. Rien, ni dans son éducation laïque, ni dans son environnement immédiat, ne lui avait laissé sentir qu’il pouvait être différent en cette France qu’il chérit toujours aujourd’hui. « Je ne peux me sentir autre chose que Français », répond-il à l’inévitable question identitaire. « Les Français m’ont protégé ». Au sortir de la guerre, l’une de ses parentes ne voudra plus jamais vivre dans ce pays « qui nous a fait ça ». Lui au contraire considérera qu’on lui a sauvé la vie. « Beaucoup de chrétiens ont été pétainistes et antisémites, c’est vrai. Mais beaucoup, guidés par leur foi, nous ont sauvés ». La résilience commence-t-elle là ? Sans doute, répond celui qui, toute sa vie, a étudié « la possibilité de recommencer à vivre après un état d’agonie psychique ». Il émane de Boris Cyrulnik une douceur et une bienveillance toute thérapeutique. Curieux, à l’écoute, il parle de lui-même avec l’éloquence et la dextérité de celui qui s’est pris comme objet d’étude, avec le recul intellectuel d’un psychanalyste aussi, mais s’interrompt régulièrement pour s’intéresser à son interlocuteur, glaner des détails. Un psy qui aime fondamentalement les gens, un homme qui a choisi la vie, voilà qui est très clair. Mais aussi, pour compléter le tableau, les manières policées d’autrefois, un humanisme européen propre à cette génération qui « a peur du mot “ethnique” », qui a grandi dans une France très amoureuse des beaux esprits, une France à l’orthographe soignée, pas encore dépassée par les événements. Au point peut-être de ne pas voir ? Etonnant en effet de voir ce psychiatre, ethnologue, neuropsychiatre et on en passe, balayer d’un revers de la main des phénomènes sociologiques que d’autres prennent fort à cœur. La « petite fièvre antisémite provoquée par Dieudonné » ? Celle de la France « moche, bête, la France du Front national. Qui ne réfléchit pas », répond-il après s’être enquis de savoir si on savait qui était Dieudonné, incapable sans doute d’imaginer que la communauté française n’a parlé que de cela cet hiver. « Un peuple d’agitateurs culturels » « Qui ne réfléchit pas ». C’est de fait ce qu’il définit comme la soumission intellectuelle, faite de conformisme et de paresse, qui signe pour Cyrulnik la capacité humaine à commettre le mal absolu. Quand d’autres ne se sortent jamais de cette rencontre avec l’indicible, on sent bien que, pour lui, la culture, la pensée originale, la création sont un des plus grands « tuteurs de résilience ». Tuteurs de résilience ? La rencontre avec un objet, personne, pays ou idée, qui permettra de se sentir à nouveau sécurisé, aimé et, à partir de là, de sentir renaître sa curiosité pour la vie. Sortir de l’état de « mort psychique » qui caractérise les grands traumatisés. Deux étapes majeures ont marqué cette possibilité pour Cyrulnik. La première lors de la rafle de 1944 à Bordeaux. Il est parqué avec tous les autres enfants à la synagogue. On étend une couverture et l’on donne du lait. Mais lui sent confusément que la couverture est dangereuse et se faufile jusqu’aux toilettes. Il se cache là au-dessus de la porte, niché dans un coin de plafond alors que les officiers allemands entrent et ressortent. A la nuit tombée, il se sauve et parvient à en réchapper grâce, à nouveau, à un réseau de Justes. Tant de détermination, de courage et de caractère chez un enfant de 6 ans. Plustard,à14ans,pourlapremière fois de sa vie il est en contact avec une communauté juive. Pas au sens traditionnel du terme, mais un groupe de Juifs, « des copains et des copines pas plus mal que d’autres » auquel il peut s’identifier. Il découvre un peuple « d’intellectuels, d’agitateurs culturels, qui a souvent été digne pendant la guerre ». Comme son père, disparu quand il avait 4 ans, qui s’était engagé dans la Légion étrangère. Il peut dès lors tirer fierté de cette affiliation, d’une appartenance à laquelle Dieu reste étranger, mais où des valeurs de sagacité, d’étude et de profondeur se font jour. Les années suivantes, il s’occupe de faire médecine, de toutes ses forces, lui qui, orphelin, ne recevra aucune aide pour financer ces études ardues. Il rencontre son épouse Florence, devient père. Ne saura pas encore parler de son histoire. « Ça a été dur pour mes enfants, ce père qui parlait facilement de tous les sujets, mais qui devenait évasif dès qu’il s’agissait de son propre passé ». La possibilité de parler arrivera avec les années, grâce à l’écriture. « Ça a été la couture », dit-il joliment. Ses ouvrages se sont écoulés à plus d’1,5 million d’exemplaires. C’est la résilience qui le fait connaître. Une théorie née aux Etats-Unis qu’il contribue à développer et à vulgariser dans l’Hexagone. Qu’est- ce qui rend un sujet plus résilient qu’un autre ? Un début de vie – la fin de la grossesse et les premiers mois du bébé – sécurisé. C’est-à- dire un environnement stable et rassurant à partir duquel l’enfant pourra exercer sa curiosité face au monde – « pointer quelque chose du doigt ». Face au monde ou face à autrui. L’empathie, dit en effet Cyrulnik, c’est la curiosité « pour le monde de l’autre. Il faut avoir été sécurisé pour pouvoir être en empathie ». Une curiosité qu’à 76 ans, il ne semble pas près d’abandonner. « Qu’est-ce que c’est beau Tel-Aviv ! », s’est-il exclamé au début de notre entretien. « J’étais tellement heureux de découvrir que j’ai marché toute la journée. J’en suis revenu les jambes coupées ». u Le Campus francophone du Collège académique de Netanya se donne pour mission de favoriser l’émergence d’un jeune leadership franco-israélien, en accueillant de très nombreux étudiants d’origine française dans ses programmes. C’est aussi un lieu d’échange académique et culturel pour le public francophone. Pour plus de renseignements : 09-860-7898 ou http://www.netanya.ac.il 912 Mars 2014 France Le « pape de la résilience » était récemment au collège de Netanya pour une conférence. L’occasion de rencontrer l’un des psychiatres les plus connus de France, enfant de déportés, qui a cherché toute sa vie à élucider le trauma psychique Boris Cyrulnik, la vie à tout prix (DRFP) « L’empathie, c’est la curiosité pour le monde de l’autre. Il faut avoir été sécurisé pour pouvoir être en empathie » Dans ce livre paru en 2012, Boris Cyrulnik retrace pièce par pièce son passé d’enfant de déportés.