2009. Pragmatic hypotheses on semantic change.Presentation delivered at the RSP congress, Gabes (Tunisia), April 2009. Cécile Barbet and Louis de Saussure
Polyphonie, métareprésentations et hiérarchisation de contenus
Hypothèses pragmatiques sur le changement sémantique
1. Hypothèses pragmatiques sur le changement sémantique Cécile Barbet Université de Neuchâtel Université du Littoral – Côte d’Opale Louis de Saussure Université de Neuchâtel RSP5, 22-24 avril 2009, Gabès, Tunisie
“ semantic change in the early stages of grammaticalization does not necessarily involve bleaching; on the contrary, it usually involves specification achieved through inferencing.” ( Traugott & König 1991: 212)
Cf. carte sémantique de la nécessité (van der Auwera & Plungian 1998) Parcours universel Source lexicale « owe » (« devoir quelque chose à ») > métaphore ou métonymie > emploi modal déontique stricto sensu > généralisation ou extension > « nécessité extérieure au participant » (hyperonyme de la nécessité déontique) > épistémique Emplois de devoir en français moderne Ne faut-il pas de toute manière qu’il le retrouve ? Il en a reçu l’ordre. C’est cela qu’il doit faire. [déontique ou « obligation théorique » (Kronning 1996)] Ils entraient partout pour faire leurs manigances et n’écoutaient même pas ce qu’on leur disait. Elle a dû les observer de près, de peur qu’ils n’emportent quelque chose, car leurs mines n’inspiraient guère confiance . [obligation extérieure au participant ou « pratique » (Kronning 1996)] Un silence complet devait régner dans ce pavillon, où tout est prévu pour l’étouffement du moindre bruit. [épistémique] Bybee, Perkins & Pagliuca (1994): must déontique > must épistémique par métaphore (cf. aussi Sweetser 1990)
Emplois de devoir en AF & MF Essentiellement emplois déontiques stricto sensu Pur sun seignor deit hom susfrir destreiz, / E endurer e granz chalz e granz freiz ( Roland , v. 1010-1011) pour son seigneur on doit subir des souffrances / et endurer de grandes chaleurs et de grands froids E dist al rei : « Salvét seiez de Deu, / Le glorius, que devuns aürer ! ( Roland , v. 123-124) et dit au roi : « Salut au nom de Dieu, / Dieu le glorieux que nous devons adorer ! Obligation pratique ne devient courant qu’en moyen français Et les doit l’en actachier et faire leurs gistes et leur lit dessoubz ou encoste la perche ou son esprevier sera percié quant il l’avra, afin que lors l’esprevier les voye continuellement [et congnoisse], et aussi qu’ilz congnoissent l’esprevier […]. ( Mesnagier , [III, ii], l. 30-34) Il faut donc les attacher et préparer la niche où ils dorment sous ou à côté de la perche sur laquelle se trouvera l’épervier, une fois capturé : l’oiseau doit voir continuellement les chiens et les connaître, et vice versa. Emploi épistémique rarissime (1 ou 2 attestations dans corpus) ? Aveuc tele compaignie / doit on bien joie mener . ( Robin , v. 421-422) Avec telle compagnie / On doit bien joie mener. Il n’eut gueres esté en son logis […] qu’il ne perceust tantost que la chambriere de leans estoit femme qui devoit faire pour les gens . ( La XVIIIe nouvelle , l. 7-10) Il ne lui fallut pas bien longtemps […] pour s’apercevoir que la femme de chambre qui était là était une personne qui devait avoir des bontés pour son prochain. Emploi aléthique rare également Se mon sennor le roi plesoit / Et une chose me fesoit / Qu’il voussist que je fusse moines, […] / Et me laissast vestir la haire, / Certes ce li devroit molt plaire. ( Renart , I, v. 2007-2012) Si le bon plaisir de monseigneur le roi / était d’accepter / que je devinsse moine, […] / et de consentir que je revêtisse la haire, / il ne pourrait qu’en éprouver une vive satisfaction.
Hypothèse van der Auwera & Plungian (1998) [« owe » > déontique stricto sensu > nécessité extérieure au participant > épistémique] semble donc se confirmer. « owe » > déontique stricto sensu > nécessité extérieure au participant concerne le domaine lexical: enrichissement pragmatique (élargissement) Expliquer (même si devoir rad n’est pas un V plein, seble – gramm que devoir épist: « réclame » un agent, un prédicat faire) Radical > épistémique? Cf. hypothèse Kronning (1996 : 103): radical > aléthique > épistémique « l’aléthisation du devoir déontique [radical] [procède] d’un processus d’abstraction par schématisation partielle qui est sans doute de nature métononymique et/ou métaphorique », par contre « l’épistémisation du devoir aléthique ne relève en aucune façon de la métaphore » mais relèverait de la métonymie lato sensu (cf. Traugott & König 1991), i. e. renforcement et conventionnalisation d’une inférence pragmatique.
Hypothèse Barbet (à paraître): signification aléthique fait partie des implications de devoir radical: si x a l’obligation de faire y, alors il est nécessaire que x fasse y, x doit faire y implique un jugement de nécessité opéré par le locuteur : il est nécessaire que x fasse y . nécessité aléthique non défaisable (annulable) Ne faut-il pas de toute manière qu’il le retrouve ? Il en a reçu l’ordre. C’est cela qu’il doit R faire * mais il n’est pas nécessaire qu’il le fasse . Ils entraient partout pour faire leurs manigances et n’écoutaient même pas ce qu’on leur disait. Elle a dû R les observer de près, de peur qu’ils n’emportent quelque chose, * mais il n’était pas nécessaire qu’elle le fasse . nécessité aléthique redondante Elle doit avoir dûR les observer de près. ??Il est nécessaire qu’elle ait dûR les observer de près. Il est probable qu’elle ait dûR de les observer de près. Que la signification aléthique de devoir soit une implication du modal radical n’empêche évidemment pas que certains énoncés communiquent explicitement la valeur aléthique, et alors, ils n’impliquent pas, bien sûr, quant à eux, de valeur radicale : Tous les hommes doivent mourir . Changer exemple Cf. Kronning: emploi aléthique de devoir est relativement « marginal » (2001a : 70): « il est relativement rare que l’on ait besoin de dire que quelque chose est nécessairement le cas, d’autant plus que les vérités nécessaires [cf. (46)] […] sont le plus souvent exprimées par des assertions catégoriques » (1990 : 306) Implication aléthique tirée car pertinente: les implications contextuelles vraies sont des effets cognitifs
Quoiqu’il en soit, l’existence de cette valeur aléthique attachée par implication à l’emploi modal radical de devoir permet de supposer un mécanisme d’enrichissement de type épistémique (subjectif), mais qui nécessite une accommodation conceptuelle nettement plus complexe. Nous proposons que la production par un énoncé avec devoir d’un effet épistémique peut se réaliser inférentiellement, pour autant qu’il soit mutuellement manifeste que la nécessité de la proposition est posée comme relative aux données à disposition du locuteur, et qu’il est par ailleurs mutuellement manifeste que ces données sont insuffisantes à poser la nécessité absolue. Or, un tel parcours inférentiel ne semble possible que si devoir encode, ne serait-ce que par implication, une valeur épistémique au sens large, c’est-à-dire concernant le jugement du locuteur. Ainsi, quand les hypothèses à disposition du locuteur sont manifestement insuffisantes ou/et non sûres, l’implication aléthique est non pertinente car non consistante, elle sera donc modifiée. Le destinataire accommode dans ce cas, par implicature, devoir en nécessité relative (épistémique). Il faut sans doute également supposer qu’à un moment cette implicature se conventionnalise (comme sortie du traitement procédural attaché à devoir , cf. section 4 ci-dessous) pour rendre compte de la grande fréquence de devoir E en français moderne. Quoiqu’il en soit, dans notre explication, nous n’avons pas eu besoin de faire intervenir la métaphore-métonymie comme le supposait Kronning (1996) pour expliquer l’évolution de devoir R à devoir A, il ne s’agit en fait que du renforcement et de la conventionnalisation d’une implication logique. Comme on l’a vu l’emploi épistémique de devoir est rare en français médiéval, à un certain moment, postérieur au Moyen Age, le parcours inférentiel décrit ci-dessus a dû se conventionnaliser, et se trouver encodé dans la procédure de devoir , vraisemblablement par nécessité d’économie (cf. section 4 ci-dessous). L’hypothèse que nous avons voulu défendre est qu’à devoir R est attachée par implication logique une valeur aléthique ; nous avons supposé que cette valeur, un jour, a été identifiée comme telle et a pu apparaître dans des énoncés comme telle (bien que ce soit rare, même en français moderne, pour les raisons que nous avons données ci-dessus) ; mais surtout que la valeur épistémique a pu se développer sur cette base aléthique, quand les prémisses, incomplètes, ou les hypothèses, insuffisantes, rendaient une interprétation aléthique inconsistante, non pertinente.