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Mémoire Conflits 2017
Al-Qaïda : résilience et
réaffirmation d’une institution
djihadiste
Christophe AUGIER Pierrick LANGLOIS Louis-Marie MASFAYON
1
1
Introduction
Al-Qaïda possède dans la doxa traditionnelle l’image d’une organisation globale et mondiale
dont l’épithète « nébuleuse », souvent accolée à sa description, traduit bien l’aspect opaque et
déterritorialisé qui lui serait propre. La plupart des experts ont donc beau jeu d’opposer à ce sujet un
groupe (Al-Qaïda) prônant un djihad global et un groupe (Daech) qui cherche à instaurer un califat
sur un territoire précis et sanctifié : le Cham. L’un aurait réussi (Daech) quand l’autre serait voué à
disparaître (Al-Qaïda), incapable de concurrencer la puissance symbolique de son concurrent et la
légitimité étatique que lui a conféré l’instauration de son califat 2.0. Pourtant, si cette dernière
différence a pu être vraie dans le passé et l’est encore aujourd’hui par de nombreux aspects, Al-
Qaïda a survécu bon gré mal gré et reste une référence dans le monde du djihadisme, qui n’attend
que son heure pour reprendre son leadership en alliant polymorphisme, pragmatisme voire
opportunisme. Al-Qaïda a su transformer une situation critique en nouvelle donne : alors que Daech
rentre dans une phase d’attrition (qu’il ne faudra pas prendre nécessairement pour définitive), Al-
Qaïda semble de nouveau se propager partout, grâce notamment à ses filiales. Mais une question
demeure : comment l’organisation a-t-elle pu retourner une situation qui semblait si compromise au
sortir des années 2000 ?
Il faut d’abord comprendre ce qui fait sa spécificité afin d’expliquer une telle résilience alors
que Daech semblait posséder la légitimité et la vigueur d’une organisation purifiée doctrinalement
parlant et sûre d’elle-même. Sans faire de prospective, on peut tout de même penser qu’une fois
Daech vaincu militairement, ce qui n’est pas encore admis à court terme, l’attrait pour un djihad local
et immédiat aura peut-être fait long feu et que ses épigones chercheront de nouveau à frapper un peu
partout sans véritable agenda politique. De son côté, Al-Qaïda paraît nettement plus adaptable aux
situations locales alors que la rigidité étatique du territoire de Daech, autrefois sa force, l’expose
aujourd’hui à une guerre en bonne et due forme contre la coalition internationale, comme le fit le
territoire afghan pour Al-Qaïda.
Plus généralement, la confrontation Daech/Al-Qaïda doit de toute façon nous enjoindre à
éviter tout constat définitif. Aucune situation n’est immuable : une vérité aujourd’hui peut valoir
erreur demain et un avantage actuel peut constituer votre plus sûr talon d’Achille dans le futur.
D’ailleurs, la mondialisation de l’islamisme, prophétisée par Olivier Roy,1
confirme encore une fois
que dans le domaine djihadiste comme dans la guerre économique, les règles de la concurrence
1
ROY Olivier, L’Islam mondialisé, 2004
2
2
s’appliquent aussi : ce sera à celui qui saura prendre le plus de risques, profiter des opportunités
locales ou macroéconomiques, et qui parviendra à capter les parts du marché, ici le terrorisme
islamiste, afin de s’affirmer comme le leader du djihadisme mondial. Face à l’échec de Daech, son
frère aîné pourrait alors retrouver la place qui était la sienne comme institution djihadiste
indépassable et montrer que sa stratégie déployée sur du temps long reste indépassée. Car
l’organisation d’al-Zawahiri semble avoir retrouvé un créneau porteur et capable de mobiliser de
nouveau.
Si nous devons être prudents face à une situation aussi compliquée, nous nous devons
néanmoins d’être attentifs aux tendances lourdes et aux évènements annonciateurs : d’ailleurs le
constat du retour d’Al-Qaïda a déjà été fait, par exemple en 2007.2
Les raisons évoquées à l’époque
sont toujours justes aujourd’hui et se sont même renforcées : une présence au Waziristan que l’Etat
pakistanais n’arrive pas ou ne veut pas éradiquer, une alliance avec des Talibans toujours aussi
dangereux et résilients, des financements occultes qui lui arrivent toujours, l’héritage d’Oussama ben
Laden lourd à assumer mais irremplaçable, même pour Daech, des métastases en Afrique, en Asie…
De là à dire qu’Al-Qaïda pourrait sortir paradoxalement renforcée de l’épisode Daech, il nous faudra
plus de temps pour le confirmer mais l’hypothèse est intéressante : en laissant Daech prendre tous les
coups, l’organisation d’Oussama ben Laden a pu prospérer à nouveau.
Nous étudierons dans un premier temps la complexe émergence d’Al-Qaïda (I) qui fit de sa
double identité, défense du local/extension au global, une marque de fabrique projetable et
rétractable à volonté selon les besoins de sa propagande. Ensuite, nous nous interrogerons sur la
perspicacité de la politique de labélisation menée par Al-Qaïda (II) comme alternative au djihad
territorialisé de Daech et à son propre déclin. Enfin, nous tenterons de montrer que la stratégie du
temps long proférée par Al-Qaïda (III) apparait comme un pari bien moins risqué que celui de Daech
et peut être donc en passe d’être gagné par elle, ce qui nous amènerait ainsi à postuler une
réaffirmation à moyen terme de l’institution djihadiste Al-Qaïda.
2
HOFFMAN B. « Remember Al-Qaeda? They’re baaack », Los Angeles Times, 20/02/2007
3
3
Partie I : La nébuleuse du chaos
Al-Qaïda : une base introuvable ?1)
Véritable mythe du XXIème
siècle, Al-Qaïda est un serpent de mer qui semble toujours
capable de surprendre ses contempteurs qui le disent à tour de rôle de retour, en perdition ou bien en
retard d’une guerre, d’une stratégie. Le président Barack Obama dira par exemple le 23 mai 2013
dans un discours célèbre à l’Université de la Défense nationale qu’« Al-Qaïda au Pakistan et en
Afghanistan est sur le point d’être défait » sans que l’on sache très bien si cela reste une vaine
tentative de prophétie autoréalisatrice ou le constat accablant que les Etats-Unis ne peuvent faire plus
dans la lutte antiterroriste débutée en 20013
. Al-Qaïda semble même cultiver cette opacité qui lui
permet de maintenir le mystère quant à son état réel et donc quant à sa réelle capacité de nuisance. La
nébuleuse Al-Qaïda, puisqu’il faut bien l’appeler ainsi, est donc difficile à cerner, autrement que par
les éléments que l’organisation nous laisse voir d’elle. Néanmoins, l’analyse historique et doctrinale
de son évolution nous permettra d’en faire ressortir les tendances lourdes qui conditionnent si ce
n’est sa stratégie globale, du moins son identité et son ADN profond.
Partons néanmoins d’une première interrogation : quelle identité pour Al-Qaïda ? Le terme
d’Al-Qaïda reste lui-même flou et implique déjà une ambiguïté, un problème de définition. Ce terme
qualifie-t-il la maison mère djihadiste, une identité religieuse4
ou s’agit-il plus simplement et plus
prosaïquement, de la traduction arabe pour les termes de « base de données » ? C’est cette dernière
hypothèse qui est la plus communément admise. En 1983, le chef d’origine palestinienne Abdullah
Azzam et son élève saoudien Oussama ben Laden créent le Maktab al Khadamat pour lutter contre
l’envahisseur soviétique : cette organisation a pour but d’organiser la propagande et de recevoir les
dons provenant d’Occident et de nombreux donateurs du Moyen-Orient.5
Mais elle a surtout pour
objectif d’orienter les volontaires venus principalement des pays arabes et désirant lutter contre
l’envahisseur soviétique. Peu à peu, l’organisation se transforme en plateforme logistique chargée
d’accueillir, entraîner et rediriger vers les lieux de combats les moudjahidines. Les multiples profils
de ces combattants rendront nécessaire, pour des questions logistiques évidentes, la création d’une
3
SHIBKMAN Paul, « Obama : Global war on terror is over », US News, 23/05/2013. Précisons néanmoins qu’il s’agit
d’un changement de stratégie proposé par le président américain. L’objectif est surtout d’éviter d’apposer une lecture
trop interventionniste à cette guerre contre le terrorisme, erreur que fit Bush et qui contribua à braquer les populations
musulmanes qui reprochaient aux Etats-Unis de cacher derrière cette guerre contre le terrorisme une guerre pour leurs
seuls intérêts. http://www.usnews.com/news/articles/2013/05/23/obama-global-war-on-terror-is-over
4
C’est l’une des hypothèses avancées par Gilles Kepel dans Al-Qaïda dans le texte, 2005 : le terme d’Al-Qaïda dériverait
d’un des objectifs de l’organisation, celui d’établir une « base fondamentaliste au cœur du monde musulman. »
5
MONIQUET Claude, Djihad : d’Al-Qaïda à l’Etat islamique : combattre et comprendre, 2016, p.122
4
4
base de données permettant de connaître clairement les effectifs dont les chefs du djihad afghan
disposent.
Si cette première version d’Al-Qaïda est évidemment fortement territorialisée en
Afghanistan, il en sera tout autrement de sa version améliorée qui prendra le nom d’Al-Qaïda par la
suite. En effet, dès 1988, c’est-à-dire avant la fin du conflit avec l’URSS, une réunion entre Abdallah
Azzam, Oussama ben Laden, Zayman al-Zawahiri et Mohammed Atef tente de définir en quoi
consistera l‘avenir du combat une fois la guerre terminée : tous vont s’accorder pour créer une
organisation à partir de celle déjà existante afin de poursuivre le djihad et le faire déborder du seul
cadre afghan. S’il est difficile de savoir précisément si une stratégie claire est définitivement établie
au sortir de cette période, on sait néanmoins que c’est à partir de ce moment-là qu’émerge petit à
petit la volonté de frapper, au moins dans le futur, une cible idéale, parfaitement représentative de
l’ennemi à abattre et substitut parfait à l’ancien grand ennemi soviétique : les Etats-Unis. Le constat
de ces chefs est effectivement assez limpide et se renforcera au fil des années : il n’est pas utile de
lutter contre les gouvernements locaux si ces derniers sont soutenus par les Etats-Unis. D’ailleurs,
l’histoire confirmera l’acuité de leur méfiance initiale : suite à la férocité de la répression en Egypte,
en Tunisie et même en Arabie Saoudite6
, le terrorisme islamiste a perdu énormément d’hommes qui
s’étaient battus en Afghanistan et qui sont retournés dans leur pays d’origine ensuite. Dans les années
90, les cellules de contre-terrorisme des « gouvernements impies » sont particulièrement
efficaces pour traquer et éradiquer les islamistes revenus d’Afghanistan avec la ferme intention de
perpétuer le djihad : le cas du GIA, poussé de plus en plus vers la Kabylie après « les années de
plomb » par une répression très sanglante, est à ce titre significatif.
La stratégie choisie dès la fin des années 80 contenait donc déjà en germe la globalisation et
la délocalisation du combat. Il fallait aller exporter le djihad vers l’ennemi lointain pour couper les
soutiens des régimes impies, plus facilement attaquables ensuite. Néanmoins, cette stratégie de
diffusion ne deviendra pleinement opératoire qu’à la mort d’Azzam, en novembre 1989. Ce dernier,
palestinien de naissance, n’avait en effet pas oublié sa terre natale et donc, la lutte contre Israël ; son
agenda était encore de fait, fortement territorial voire politique : il souhaitait avant tout libérer la
Palestine de « l’occupant juif ». Sa mort supprimera les dernières réticences : entre 1992 et 1996, les
anciens d’Afghanistan sont envoyés en Bosnie, en Egypte et en Algérie. On le voit donc, le terme de
base ne désigne pas en premier lieu un espace géographique délimité, mais porte bien au contraire en
lui le germe d’un groupe mondialisé, presque sans attache territoriale : les combattants arabes
viennent en effet de multiples horizons confirmant ainsi l’idée d’une vaste organisation aux
6
STEINBERG Guido, Al-Qaïda 2011, 2011
5
5
ramifications planétaires. C’est d’ailleurs cette internationalisation des moudjahidines qui avait
entraîné une première rupture entre Azzam et Oussama ben Laden.7
Cette orientation vers la globalisation est définitivement exprimée par l’une des fatwas les
plus importantes dans l’univers du djihadisme publiée en 1998. Dans l’Appel au djihad pour la
libération des Lieux saints musulmans, le Front islamique mondial pour le djihad contre les Juifs et
les croisés, qui rassemble divers leaders islamistes, confirme bien que les Etats-Unis sont la menace
numéro un pour tout le monde musulman et qu’ils doivent donc constituer la cible privilégiée de ses
attaques. Il est à noter que ben Laden est le seul à ne signer ce manifeste qu’à titre individuel et non
au nom de son groupe Al-Qaïda alors qu’al-Zawahiri, par exemple, s’y présente comme chef du
Jihad Islamique égyptien. Cette prudence est sans doute due à la volonté d’Oussama ben Laden de ne
pas encore laisser apparaître son groupe au grand jour : cette relative discrétion lui permettra
d’ailleurs de passer sous les radars des Américains et de commettre deux attentats dès août 1998
contre les ambassades américaines de Tanzanie et du Kenya. Pour appuyer encore cette absolue
nécessité d’agir en premier lieu contre l’ennemi lointain, le théoricien al-Zawahiri y affirme même
que « la lutte pour l’établissement d’un Etat islamique ne peut se mener localement.8
» On ne peut
être plus clair : les objectifs des groupes djihadistes doivent déjà se tourner ailleurs afin de viser
d’abord les intérêts des Etats-Unis et d’Israël avant de penser pouvoir agir localement sur les régimes
corrompus musulmans. D’ailleurs, en dressant un parallèle avec les guerres menées par les Arabes
contre l’empire sassanide qui ne furent que des répétions de la grande guerre menée contre Byzance9
,
les leaders d’Al-Qaïda rappellent souvent de la même manière, que la guerre d’Afghanistan ne fut
qu’une première étape et qu’elle doit se poursuivre contre le véritable ennemi américain : « What
happened in Afghanistan is only one battle. The war is still going on and the victory is leaning
towards the Army of Allah. »10
En résumé, il s’agissait non plus d’établir un unique théâtre opérationnel, comme durant la
guerre afghano-soviétique, mais un théâtre global. Cette stratégie sera confirmée, de manière voulue
ou forcée, après l’intervention américaine : éviter d’avoir une base officielle pour ne pas offrir une
cible trop aisée à frapper deviendra la condition de survie du groupe. Les leaders actuels d’Al-Qaïda
ont en effet gardé un souvenir cuisant de leur chasse à l’homme dans les caves afghanes de Tora
7
KEPEL Gilles, HEGGHAMMER Thomas, Al-Qaïda dans le texte, 2005, p.129
8
A. ABDERRAHIM Kader, Daech : Histoire, enjeux et pratique de l’Etat islamique, 2010, p.73
9
KEPEL Gilles, Fitna. Guerre au cœur de l’islam, 2004
10
AL ADEL Sayf, « Al quaeda advice’s for mujahideen in Iraq : Lessons Learned in Afghanistan », 2003, cité par
Intelcenter, https://intelcenter.com/Qaeda-Guerrilla-Iraq-v1-0.pdf
6
6
Bora. A ce titre, peut-être qu’Al-Qaïda a pu être plus raisonnable que Daech et sa tactique plus
payante : aujourd’hui, c’est bien Daech qui connait à son tour une attrition de sa base.
Daech : un califat hic et nunc2)
Néanmoins, il ne faut pas faire d’Oussama ben Laden ou d’al-Zawahiri les chantres d’un
djihad sans territoire, sans base justement. Pour les théoriciens islamistes, l’importance du sanctuaire
est essentielle et ces derniers réfléchissent surtout en tacticiens : il faut, pour mener les opérations, un
réduit, un sanctuaire d’où les soldats puisent se terrer une fois les attaques menées et la répression
occidentale commencée. Zawahiri ne dira d’ailleurs pas autre chose dans un de ses discours
prononcé en 2002 et justement intitulé L’importance de l’Afghanistan pour la révolution islamique :
« Un mouvement de jihad se doit de posséder une zone qui agirait comme une couveuse où ses
germes pourraient grandir et où il pourrait acquérir une expérience pratique du combat, de la
politique et de l’organisation.11
» Le futur leader d’Al-Qaïda fait donc de l’Afghanistan le lieu du
djihad par excellence où s’affrontent clairement et sans équivoque deux camps opposés : « En
Afghanistan les choses étaient parfaitement claires ; une nation musulmane menant le jihad sous la
bannière de l’islam, un agresseur infidèle soutenu par un régime corrompu et apostat. » Néanmoins,
al-Zawahiri rappellera dans le même texte que « ce jihad constituait un entraînement d’une très
grande importance pour préparer les moudjahidin à mener la bataille tant attendue contre la
superpuissance qui exerce à présent sa domination sur le globe, les Etats-Unis.12
» Encore et
toujours ce double mouvement.
Ces divers propos, qui illustrent en quelque sorte la genèse du groupe terroriste, confirment
une dualité qui n’aura de cesse de se renforcer au fil des ans et sur laquelle les leaders d’Al-Qaïda
joueront à tour de rôle pour se faire successivement discrets ou au contraire plus offensifs :
premièrement, le côté « born global » de l’organisation, c’est-à-dire son appétence presque originelle
pour exporter le djihad ; deuxièmement, le côté local qui transparaît dans son acte fondateur afghan.
La phrase d’al-Zawahiri citée plus haut transpire d’ailleurs presque la nostalgie envers une époque où
les combattants pouvaient nouer des liens indissolubles, faisant d’eux des frères d’armes pour
l’éternité. En effet, al-Zawahiri rappelle que ce djihad « a également donné naissance aux jeunes
moudjahidin arabes, pakistanais, turcs et d’Asie centrale et de l’Est une excellente opportunité de se
connaître sur le terrain du jihad afghan. Ils sont devenus frères d’armes contre les ennemis de
11
CHALIAND Gérard, Histoire du terrorisme de l’Antiquité à Daech, 2015, p.790
12
Ibid, p.792
7
7
l’islam. De cette manière, les jeunes moudjahidin et les mouvements de jihad ont appris à se
connaître intimement, ont échangé des connaissances et compris les problèmes de leurs frères.13
»
On le voit, al-Zawahiri évoque avec grandiloquence cette terre afghane, pourtant dénuée de
symboliques islamiques : cette attitude, que l’on comprend bien sûr au vu des raisons historiques, est
très différente de la stratégie de l’Etat islamique qui choisira en contrepoint la terre du Cham de
Syrie et d’Irak pour établir son djihad, adoptant ainsi une posture eschatologique beaucoup plus
évidente et donc plus à même de séduire les apprentis djihadistes du monde entier. Arrêtons-nous sur
cette distinction, et plus généralement sur l’émergence de Daech qui nous permettra en creux de
préciser le profil de l’organisation mère.
Daech, en effet, ne sort pas de nulle part et il était normal que cette double identité présente
chez le frère aîné se transmette en quelque sorte au dernier né : on le voit aujourd’hui avec les
attentats en Europe menés par l’Etat islamique et ses discours sur la nécessité d’étendre le djihad
chez les « koufars ». Néanmoins, l’ancêtre de Daech a beaucoup plus de différences que de proximité
avec Al-Qaïda central et une certaine continuité dans la réflexion stratégique. Le parcours de son
créateur, Abou Moussab al-Zarqaoui, est à ce titre très révélateur : né en Jordanie, ayant grandi dans
la délinquance, il part combattre en Afghanistan à la fin des années 80. Très vite, il tisse un réseau
avec d’anciens combattants, et avec des groupes pakistanais salafistes. Revenu en Jordanie, il y est
arrêté pour tentative d’attentat avant d’être libéré en 1999. De cet épisode carcéral, il gardera une
haine tenace contre la dynastie hachémite. Il rencontre Oussama ben Laden une première fois mais le
caractère des deux hommes les oppose presque frontalement, poussant Zarqaoui à créer de son côté
un groupe djihadiste, Tawhid wal-Djihad, en Afghanistan d’abord, en Iran ensuite, puis au Kurdistan
irakien, en Syrie enfin. Zarqaoui refusera une première fois de prêter allégeance à Al-Qaïda. Par
souci d’indépendance, par jalousie ou par refus d’adhérer à une stratégie qu’il trouve trop globale,
trop désincarnée ? On ne peut réellement le savoir. L’invasion américaine de 2003 lui donnera
cependant l’occasion de revenir en Irak pour se joindre à la résistance des anciens baathistes et des
tribus sunnites et déclencher un nouveau djihad. Les résultats dévastateurs de son action contre les
Américains et la popularité qu’il y gagne pousseront Al-Qaïda à se rapprocher de nouveau de lui. Et
en octobre 2004, ce dernier prêtera finalement allégeance à Oussama ben Laden, qui l’acceptera en
décembre. Il est difficile de comprendre pourquoi al-Zarqaoui a fait en 2004 ce qu’il refusait de faire
quatre ans auparavant. Est-ce qu’Al-Qaïda lui a donné carte blanche pour mener le combat ?
L’organisation a sans doute compris qu’elle ne pouvait se passer d’un tel acteur et que son action
pourrait permettre d’infliger des dégâts considérables aux Etats-Unis et les embourber sur un
13
Ibid
8
8
territoire comme s’étaient embourbés les soviétiques en Afghanistan. Toujours est-il qu’al-Zarqaoui
est pleinement intégré à l’organisation puisqu’il est nommé chef des opérations. Son groupe devient
Al-Qaïda dans le pays des deux fleuves puis Al-Qaïda en Irak. Les chefs d’Al-Qaïda avaient vu
juste : l’ultraviolence d’al-Zarqaoui terrorise les soldats américains, qui ont à déplorer les nombreux
attentats aux IED, et fragilise la sécurité du pays et donc tout projet de reconstruction, en même
temps qu’elle radicalise les camps en présence. Même les défaites, comme la reprise de Falloujah en
2004 par les troupes américaines, aboutissent à une propagande qui magnifient les martyrs d’Al-
Qaïda en Irak et n’entament donc en rien son influence.
D’ailleurs, la relation entre ben-Laden et al-Zarqaoui semble en apparence s’améliorer. De
collaboration prudente au départ, la relation entre les deux hommes devient par la suite une alliance
fructueuse et célébrée : Oussama ben Laden qualifie Zarqaoui de « noble frère » et appelle à
« l’unification des groupes djihadistes sous la bannière unique reconnaissant Al-Zarqaoui comme
émir d’Al-Qaïda en Irak. » 14
L’immense succès d’al-Zarqaoui a été d’avoir radicalisé les sunnites et
d’avoir transformé la bataille supposée pour la démocratie en lutte confessionnelle, sans espoir de
rémission. Enfin, et surtout, al-Zarqaoui a préparé le terrain pour la continuité de la lutte en Syrie : en
prônant une approche apocalyptique en vue d’un combat final qui serait tout proche sur la terre du
Cham, il a laissé la voie toute tracée pour la suite du combat. Dans le monde djihadiste, il a rendu la
possibilité d’un dénouement proche réalisable, le rêve d’une victoire finale en vue, atteignable. Le
calife al-Baghdadi n’aura aucun mal à s’en souvenir en 2013.
Néanmoins, les succès du chef jordanien n’ont pas atténué les tensions qui existaient entre
son approche et celle d’Al-Qaïda centrale. Ces différences originelles deviendront des différends
irréconciliables en 2013 et aboutiront à la scission entre Al-Qaïda et l’Etat islamique. Les reproches
sont en effet nombreux d’un côté comme de l’autre : Al-Qaïda reproche à al-Zarqaoui ses attentats
aveugles, notamment contre les chiites, ses décapitations sans distinction qui pourraient nuire à la
popularité du projet djihadiste mondial à long terme et qui détournent du vrai combat à mener contre
les mécréants « juifs et croisés ». En 2005, al-Zawahiri rappelle même à Zarqaoui qu’ils sont « dans
une bataille et que plus de la moitié de cette bataille se déroule dans le champ des médias. »
Autrement dit : la cause djihadiste ne peut se perdre en propagande. Daech retiendra plutôt l’idée du
verre à moitié plein : le djihad médiatique est déjà la moitié du combat.15
Ces attentats aveugles vont
faire perdre à l'organisation Al-Qaida en Irak bon nombre de ses soutiens parmi la population qui la
voyait tout d'abord comme une force résistante à l'occupation américaine. De nombreux chefs tribaux
irakiens se rallieront au gouvernement pour lutter contre les groupes terroristes et ainsi constituer une
14
WEISS Michael, HASSAN Hassan, EI, au cœur de l’armée de la terreur, 2015, p.72
15
THOMPSON David, Les Français jihadistes, 2014
9
9
faction appelée "Réveil d'al-Anbar", du nom de la province où était principalement actif le groupe de
Zarqaoui. Ce sera le mouvement de la Shawa.16
Zarqaoui reproche de son côté au groupe son manque d’engagement contre les chiites, lui qui
n’aura de cesse de réactiver la fitna entre sunnites et chiites : « Quiconque observe attentivement et
scrute profondément comprendra que le chiisme est un péril imminent et un réel défi. »17
Cette
critique constituera l’un des casus belli récurrents entre les deux groupes.18
On le voit bien :
premièrement, la mort de Zarqaoui en 2006 est donc venue seulement remettre à plus tard une
scission qui semblait déjà presque certaine à l’origine. Deuxièmement, al-Zarqaoui semblait déjà
avoir ringardisé Al-Qaïda centrale comme on le dira plus tard de Daech vis-à-vis de l’organisation
mère. En pratiquant systématiquement l’ultraviolence, le chef jordanien savait que cette dernière
aurait un double écho en Occident : d’abord chez les ennemis d’Al-Qaïda qui en seraient terrorisés.
Mais également chez ceux que cette violence pourrait fasciner et attirer : délinquants, apprentis
djihadistes en Occident ou ailleurs… Zarqaoui saura utiliser les médias sociaux et la propagande à
son compte comme caisse de résonnance à peu de frais. L’effet escompté sera d’ailleurs atteint assez
rapidement : dès 2003, les médias occidentaux propagent l’image d’un terroriste introuvable,
intouchable, inatteignable mais finalement partout. En d’autres termes, al-Zarqaoui concentrait en sa
personne toute la mythologie démoniaque que l’on prête à la « nébuleuse Al-Qaïda ». Cette
mythification jouera exactement le même rôle en 2013 lorsque les médias occidentaux reprendront
sans les vérifier les chiffres utilisés par al-Baghdadi sur le nombre de combattants venus rejoindre
son proto-état, contribuant ainsi à autoréaliser sa prophétie.19
Contenue dès le début de leur relation, la différence entre Al-Qaïda en Irak, futur Etat
islamique, et Al-Qaïda centrale n’aura de cesse de s’accentuer au fil des ans. On a fait de leur
différence de stratégie une différence uniquement de degré et d’agenda : les deux désirent en effet
l’instauration d’un califat mondial et divergeraient seulement sur les moyens d’y parvenir. Pourtant,
cette distinction est beaucoup plus importante qu’on peut le croire puisqu’elle est en fait presque de
nature : Al-Qaïda n’a que très rarement cru possible l’instauration immédiate d’un califat pur
doctrinalement parlant dans un territoire arabe musulman, en raison notamment de l’influence
néfaste que les Etats-Unis exercent sur cette partie du monde. Alors qu’Al-Qaïda prône une stratégie
16
WEISS Michael, HASSAN Hassan, EI, au cœur de l’armée de la terreur, 2015, p.115
17
Ibid, p.64
18
FOCRAUD Arnaud, « Le chef d’Al-Qaïda s’agace contre Daech », Europe1, 06/01/2017. Abou Bakr al-Baghdadi ne
cessera à son tour de dénoncer Al-Qaïda pour son attitude envers les chiites. Il faut noter qu’Al-Qaïda reste en effet assez
modéré dans sa critique des chiites, et plus généralement de l’Iran. Peut-être qu’Al-Qaïda se sent, même inconsciemment,
redevable de l’empire « safavide » qui l’avait accueilli sur son territoire à ses débuts.
http://www.i24news.tv/fr/actu/international/moyen-orient/88121-151006-le-chef-d-al-qaida-s-en-prend-a-nouveau-a-
daech
19
NAPOLEONI Loretta, L’Etat islamique, multinationale de la violence, 2014, p. 103-104
10
10
du temps long, puisque nul ne sait quand Allah donnera la victoire finale à ses armées, al-Baghdadi
affirme que c’est ici et maintenant que se déroulera la grande confrontation avec l’ennemi devant
aboutir à la victoire. Daech inverse donc littéralement la stratégie d’Al-Qaïda : plutôt que mobiliser
les masses musulmanes pour créer un état islamique, il faut au contraire créer d’abord un état
islamique qui par sa vitalité, mobilisera les masses musulmanes. Cette stratégie est assez pertinente :
elle revient à affirmer que plus rien ne s’oppose à ce que les soldats d’Allah vainquent, si seulement
ils en ont la ferme volonté. Elle laisse donc supposer que si les musulmans le veulent vraiment, ils
peuvent prendre leur destin en main dès maintenant parce qu’un Etat leur permet déjà de se battre
pour lui et pour Allah. Le territoire de l’Etat islamique rend en effet incarnée à proprement parler,
l’idée de djihad telle qu’elle est formulée par la doctrine classique : un djihad de conquête quand le
territoire est en expansion, ou un djihad défensif quand il est attaqué, et l’Oumma avec lui. Face au
djihad global et peu quantifiable d’Al-Qaïda, il n’est pas étonnant que cette approche ait
profondément séduit au début. Une même famille donc, mais deux caractères profondément
différents : contrairement à Daech qui cherche d’abord à s’installer politiquement et
géographiquement, Al-Qaïda a donc fait un autre pari ; celui de la continuité dans le chaos.
La destruction créatrice3)
Ayman al-Zawahiri a beau jeu d’affirmer que « le califat de Baghdadi est un califat
d’explosions, de dommages et de destruction20
», il n’en reste pas moins que l’objectif global d’Al-
Qaïda est bien également de faire trembler le système politique, religieux et social mondial. A moyen
terme, il s’agit de faire tomber les régimes impies en mobilisant les masses musulmanes : tel est le
but du djihad prôné par Al-Qaïda depuis les années 90. Aux yeux des théoriciens qaïdistes, ce djihad
n’est possible, nous l’avons vu précédemment, qu’en partant d’un postulat de base : pour déstabiliser
les potentats régnants sur les pays musulmans, il est primordial d’abattre ou au moins affaiblir en
même temps leurs alliés inconditionnels américains. Ce retournement vers l’ennemi lointain est aussi
un constat d’échec : Al-Qaïda voit bien que ses moudjahidines revenus dans leurs pays d’origines
après la fin de la guerre d’Afghanistan, s’épuisent à mener des combats locaux contre des
gouvernements fermement attachés à leur situation. Ils ne parviennent pas à instaurer un climat
susceptible de mobiliser les masses musulmanes, et d’aboutir à une rupture. Pire, ils sont surpris par
le degré de lassitude des populations musulmanes vis-à-vis des attentats et de la violence de cette
guerre civile importée par leurs soins : cette lassitude s’exprimera parfois au sein même des groupes
20
« Le chef d’Al-Qaïda s’en prend à nouveau à Daech », I24News, 06 octobre 2015
http://www.i24news.tv/fr/actu/international/moyen-orient/88121-151006-le-chef-d-al-qaida-s-en-prend-a-nouveau-a-
daech
11
11
islamistes ; en 1998, le GSPC se scinde de la GIA suite aux exécutions arbitraires du groupe
terroriste algérien. Al-Qaïda décide donc de revenir à son intuition initiale : passer de l’ennemi
proche (al ‘adu al qarib) à l’ennemi lointain (al ‘adu al ba’id)21
, provoquer les Etats-Unis pour
provoquer en retour au Moyen-Orient et en Occident une situation intenable qui obligerait les pays
occidentaux à intervenir militairement et les dictateurs à accentuer la répression envers leurs
populations. Cette situation entraînerait à très long terme le monde dans un chaos général dont
émergerait le califat.
Les dirigeants d’Al-Qaïda savaient donc parfaitement que la menace qu’ils feraient peser
directement sur les intérêts états-uniens (attentat contre les ambassades au Kenya et en Tanzanie,
contre l’USS Cole en 2000, etc…) et israéliens, et non plus seulement sur les gouvernements
musulmans, pourrait aboutir à une intervention américaine au Moyen-Orient. En 2001 encore,
Oussama ben Laden était probablement tout à fait conscient que l’attentat contre les Tours jumelles
aurait pour conséquence de précipiter son organisation et ses alliés dans un combat frontal avec les
Etats-Unis : le chef djihadiste avait d’ailleurs intérêt à parier dessus afin de radicaliser le conflit et ne
laisser d’autres choix aux musulmans que prendre les armes contre les « envahisseurs ». C’est bien
en prévision de cette réaction qu’Oussama ben Laden et ses entrepreneurs du bâtiment public
saoudiens firent construire dès les années 80 un réseau de tunnels pour pouvoir s’y terrer une fois
attaqués.22
Dans un texte intitulé Lessons Learned in Afghanistan et déjà cité plus haut, l’ancien
leader par intérim d’Al-Qaïda, Saif al Adel, rappelle d’ailleurs que ce choix a failli être totalement
payant, puisque Al-Qaïda a longtemps pu se protéger des bombardements aériens. Il tend ainsi à
atténuer l’efficacité de l’action américaine : « Any country which owns good air defense missiles with
long range can defeat the United States of America a humiliating defeat, unless the latter uses
weapons of mass destruction to decide the battle. The American forces do not have a single fighter
who can advance and occupy the land, and air operations are useless unless there is the soldier who
would advance to raise the flag on the liberated land. »23
On voit d’ailleurs que le constat fait ici est
le même que firent certains experts qui reprochaient l’inefficacité d’une coalition internationale
bombardant les positions de Daech sans déployer des soldats au sol. Néanmoins, si Al-Qaïda avait
probablement prévu cette intervention en Afghanistan, elle a sans doute sous-estimé son intensité et
au contraire surestimé la protection que lui offraient ses tunnels. Car l’organisation a été très
21
KEPEL Gilles, Terreur dans l’Hexagone, 2015 p.15
22
MONIQUET Claude, Djihad : d’Al-Qaïda à l’Etat islamique : combattre et comprendre, 2016, p.122
23
AL-ADEL Sayf, « Al quaeda advice’s for mujahideen in Iraq : Lessons Learned in Afghanistan », 2003, cité par
Intelcenter, https://intelcenter.com/Qaeda-Guerrilla-Iraq-v1-0.pdf
12
12
durement touchée par les bombardements d’avions et de drones qui ont décimé ses leaders depuis
2001.
Dans tous les cas, le chaos mondial est pleinement intégré au logiciel d’Al-Qaïda : le chaos
est un processus créateur qui a besoin d’être en permanence soutenu et réactivé pour permettre
l’émergence du califat. La différence d’approche entre Daech et Al-Qaïda a d’ailleurs pu être
comparée à celle qui opposait Trotski et Staline, entre le tenant d’une révolution permanente et
extensible au monde entier, et le tenant de la construction d’un Etat où la doctrine pourrait se
déployer totalement.24
Cette comparaison nous permet en effet de comprendre que pour Al-Qaïda, la
solution ne peut être de rentrer dans le système international en instituant un Etat, puisque ce système
est de toute façon vicié. Daech comptait au contraire s’imposer dans ce nouvel ordre mondial et
mettre les nations devant le fait accompli. Al-Qaïda voit le djihad comme un mouvement perpétuel
qui doit se répandre en permanence sans perdre la pureté de son mouvement initial et de sa doctrine.
C’est pourquoi Al-Qaïda est toujours resté méfiant envers tout engagement dans un processus
politique, vécu comme une soumission aux lois humaines plutôt que divines : le leader égyptien
critiquera vertement les Frères musulmans qui diluent leur message dans un discours politique. 25
C’est aussi ce qui explique pourquoi Al-Qaïda tente d’étendre ce chaos y compris au Moyen-
Orient voire dans les lieux saints de l’Islam, c’est-à-dire en Arabie Saoudite, territoire où leurs
gardiens wahhabites ont capté dans leur unique intérêt la défense de l’islam. Il ne faut pas oublier
qu’Oussama ben Laden a gardé une rancune tenace contre la dynastie des Saoud. En 1990, il avait
proposé ses services au sultan pour combattre Saddam Hussein qui venait d’envahir le Koweït. Mais
l’Arabie Saoudite, craignant de voir une jeunesse radicalisée partir faire une nouvelle fois le djihad
dans un pays proche et pouvant revenir ensuite sur son territoire, refusera son aide : elle préfèrera en
appeler aux forces armées américaines ce qui sera perçu comme une trahison.26
Vexé, Oussama ben
Laden quitte l’Arabie Saoudite pour aller au Soudan avant de se faire déchoir de sa nationalité
saoudienne. A partir de ce moment émerge en lui la volonté d’afghaniser le Moyen-Orient, c’est-à-
dire déstabiliser l’ensemble des pays musulmans, dont il considère les gouvernements comme des
impies et des traîtres, même ceux qui se présentent comme purs. N’oublions pas non plus que la
plupart des premiers théoriciens d’Al-Qaïda faisaient partie du « cercle des Egyptiens » : ces derniers
ont quitté le pays suite à la vague de répression provoquée par l’assassinat du président Anouar al-
Sadate en octobre 1981. Ils n’oublieront pas leur ressentiment vis-à-vis de leur terre d’origine. Enfin,
24
LACROIX Stéphane, « Al-Qaïda versus Daech : les différences et les similitudes », cité par Géopolis, 05/03/2015,
http://geopolis.francetvinfo.fr/al-qaida-versus-daech-les-differences-et-les-similitudes-55255
25
AL-ZAWAHIRI, Ayman, La Moisson amère : Les soixante ans des Frères musulmans, 2005
26
KEPEL Gilles, Al-Qaïda dans le texte, 2005
13
13
ces Egyptiens savent, de par leur histoire personnelle, que même la réislamisation d’une société
n’aboutit pas nécessairement à l’instauration d’un régime islamiste. Les printemps arabes, d’abord
soutenus a posteriori par Al-Qaïda27
, leur en apportera la conviction la plus évidente : alors que ces
mouvements ont pu faire croire, dans le monde musulman ou djihadiste, à la possible instauration de
la charia par le biais politique, la chute de Mohammed Morsi en Egypte et la reprise en main du pays
par l’armée sont venues au contraire confirmer l’idée d’Al-Qaïda selon laquelle la prise de pouvoir
islamique ne peut se dérouler par les voies démocratiques : seule la force et le chaos peuvent y
remédier. Cette stratégie est donc foncièrement apolitique, puisqu’en refusant tout dialogue
démocratique, et toute prise de pouvoir par les élections, Al-Qaïda sort de fait du champ
politique pour ne lui substituer que la négociation par les armes.
En résumé, la concurrence de Daech et les printemps arabes ont pu nous faire croire que
l’organisation djihadiste était définitivement ringardisée sur le plan doctrinal : par la rue arabe et
démocratique d’un côté, par le souffle violent et profondément politique de Daech de l’autre. Il
semblerait au contraire qu’Al-Qaïda sorte renforcée de cette période délicate grâce à une stratégie
finalement efficace : ne pas avoir réellement de base territoriale mais plutôt mettre le chaos partout,
pour n’être attaquable nulle part, seuls moyens de prendre le pouvoir durablement. Ainsi, si la double
identité d’Al-Qaïda est à ce point apparente, elle deviendra encore plus opérante à partir du milieu
des années 2000, quand l’organisation, harassée par la guerre qui lui est menée par la coalition
internationale, se resserrera sur un territoire très circonscrit tout en procédant à un mouvement de
décentralisation de sa cause vers des groupes locaux. En effet, le corpus idéologique d’Al-Qaïda ne
l’empêche pas de faire preuve de pragmatisme et d’opportunisme. Cette stratégie, viable pour
l’instant et fort efficace jusqu’à présent, doit cependant nous interroger sur la réalité des liens qui
unissent les franchises à Al-Qaïda centrale : sont-ce de véritables convergences idéologiques ou
simplement des alliances de circonstances ? Car il ne faut pas l’oublier : la première filiale d’Al-
Qaïda a été également son premier échec.
27
« Al-Qaïda après les bouleversements arabes et la mort de Ben Laden », Center for Security Studies, 2011
http://www.css.ethz.ch/content/dam/ethz/special-interest/gess/cis/center-for-securities-studies/pdfs/CSS-Analysen-98-
FR.pdf
14
14
Partie II : L’attrait du local
1) La labélisation comme alternative au déclin
« Al-Qaïda fonctionne désormais comme un label, que cherchent à décrocher les groupes
djihadistes28
» : la labélisation menée par Al-Qaïda au moins depuis dix ans est un lieu commun des
études menées sur l’organisation terroriste. Si le terme de « label » lui-même recouvre seulement une
partie de la réalité comme nous le verrons plus loin, il décrit pourtant bien le mouvement
d’apposition a posteriori d’une marque terroriste sur un produit local djihadiste. Si la principale
différence entre Al-Qaïda et Daech réside dans la volonté d’Al-Qaïda de mener un djihad mondial
avant d’établir un Califat, une autre différence d’approche existe puisque Daech ne pratique pas non
plus encore cette politique de déclinaison propre à la maison-mère. Ce djihad devenu à la fois local et
global par le développement de filiales en Afrique et en Asie constitue aujourd’hui la principale
cause de résilience de l’organisation qui, par son approche éclatée, peut s’appuyer sur un grand
nombre de fidèles généralement bien ancrés localement. Ces derniers apprécient la certaine latitude
que leur accorde Al-Qaïda centrale par opposition au commandement de Daech beaucoup plus
intégré et vertical. Dans As Sahab, l’organe médiatique d’Al-Qaïda, al-Zawahiri a publié en 2013 les
lignes directrices du djihad29
. Véritable guide pratique et texte de référence pour le comportement et
la marche à suivre des filiales, al-Zawahiri y énonce les principes d’action pour chacune des filiales
en activité : en Irak, en Algérie, dans la péninsule arabique, en Somalie, en Syrie et même en Israël
où il prône la patience avec les dirigeants locaux. Il encourage également les musulmans du Caucase
à s’élever contre la Russie, ceux du Turkestan oriental à lutter contre l’oppresseur chinois et tous les
musulmans à « engager le Jihad contre ceux qui les oppriment », comme aux Philippines ou en
Birmanie. La stratégie de labélisation est doublement bénéfique pour Al-Qaïda : d’un côté, elle ouvre
plusieurs théâtres d’opérations ce qui lui permet d’établir une pluralité de foyers d’insurrection, bien
plus difficiles à résorber pour les gouvernements qu’un seul théâtre clairement territorialisé. Cette
approche lui garantit donc d’un point de vue militaire et organisationnel une plus grande sécurité. De
plus, le nom seul d’Al-Qaïda continue de s’étendre un peu partout sans que la branche centrale ait
besoin d’investir de l’argent ou des hommes. A l’inverse, les groupes locaux reprenant ce label
savent qu’avec un tel étendard, leur combat se trouvera tout de suite plus médiatisé et comme
légitimé. C’est donc un moyen efficace pour l’organisation de s’étendre à peu de frais dans plusieurs
lieux stratégiques et de faire croire à une dynamique positive : les ralliements de combattants ou de
28
GUIDERE Mathieu, « Al-Qaida n'est pas morte », Le Point, 03/05/2012 http://www.lepoint.fr/monde/al-qaida-n-est-
pas-morte-02-05-2012-1457445_24.phpl
29
AL-ZAWAHIRI Ayman, General Guidelines for Jihad, 2013
15
15
katibas se multiplient, apportant avec eux des armes, des moyens financiers, des territoires et surtout
des alliances locales.
Les préceptes d’al-Zawahiri sont clairs : ils rappellent une nouvelle fois que l’ennemi
principal est irrémédiablement l’Amérique et ses alliés dans la coalition des « croisés et des Juifs »,
et il invite les musulmans à ne pas se mélanger aux chrétiens, Sikhs et Indus vivant en terre
musulmane mais à apporter une « réponse appropriée » en cas de transgression de leur part. Surtout,
il faut selon lui entretenir le djihad sur la durée en évitant les conflits ouverts et directs qui
entraîneraient assurément la défaite pour Al-Qaïda. Il encourage donc pour les filiales, la mise en
place d’accords avec les gouvernements locaux qui rendraient possible l’expression et la propagation
des principes d’Al-Qaïda ; de même, de semblables accords devront être passés avec les leaders
militaires ou locaux afin de prévoir le recrutement, la récupération de fonds et le gain de soutiens. Il
est essentiel, selon al-Zawahiri de conclure le plus d’alliances de circonstance possibles car « la lutte
sera longue et le Jihad a besoin de bases saines et conséquentes en termes d’hommes, de moyens
financiers et d’expertise ». Mais pour mettre en place ces accords, il est essentiel, et al-Zawahiri en
est évidemment conscient, d’être accepté, voire soutenu par les populations. Là encore, cette
perception des populations oppose Al-Qaïda et l’Etat islamique. Si le second s’est imposé par une
extrême violence, le premier ordonne à ses troupes d’épargner, dans la mesure du possible les
« femmes et les enfants qui ne combattent pas, même si leur famille se battent contre Al-Qaïda ».
Sous al-Zawahiri, l’organisation de ben Laden cultive son intégration dans les sociétés, tenant
compte des allégeances tribales, quitte à marier ses leaders avec des filles de chefs de tribus30
pour
bénéficier ensuite de la protection qui leur est due. N’oublions pas qu’al-Baghdadi avait au départ
bien réussi à s’attirer la sympathie des tribus locales sunnites avant de rompre avec cette stratégie
pour lui substituer de nouveau une politique de terreur, efficace à court terme, mais mortelle à plus
longue échéance.
Dans les faits, les territoires dans lesquels Al-Qaïda installe des franchises présentent des
similitudes et des caractéristiques qui offrent à l’organisation un terreau où s’implanter et un vivier
de nouvelles recrues. En effet, l’instabilité politique dans les pays musulmans ou à forte minorité
musulmane comme l’Irak, en Libye, en Mauritanie, au Yémen se superpose à la stratégie du chaos
prônée par Al-Qaïda et mentionnée en première partie, constituant un terrain propice pour le
développement et l’enracinement des filiales. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les filiales les
plus efficaces sont celles qui se trouvent dans des quasi Etats faillis ou en semi-état de guerre civile :
d’une part, cela confirme qu’Al-Qaïda doit pour s’étendre bénéficier de circonstances particulières ;
30
BERGEN Peter, TIEDEMANN Katherine, Talibanistan: Negotiating the Borders Between Terror, Politics, and
Religion, 2012, pp. 82 et 153
16
16
d’autre part, que si Al-Qaïda ne s’étend jamais aussi bien que dans le chaos, elle a bien du mal à se
développer là où les Etats restent structurés et forts. Aujourd’hui, les filiales reconnues comme telles
par Al-Qaïda centrale sont : Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), Al-Qaïda au Maghreb
islamique (AQMI), Al-Qaïda dans le sous-continent indien (AQSI), le Jabhat Fatah al-Cham
(anciennement connu sous le nom de Front al-Nosra) et Al-Shabbaab en Somalie. En plus de ces
filiales, Al-Qaïda a laissé se développer de nouveaux mouvements périphériques qui peuvent au gré
des circonstances venir se greffer aux filiales reconnues : ainsi, depuis 2011 et les printemps arabes,
un nouveau courant de pensée, Ansar al-Sharia31
ou « les défenseurs de la charia », se laisse exporter
dans de nombreux pays. Cette tendance rassemble une multitude de petits groupes et inspire de
nombreux groupuscules en Libye, en Egypte, en Tunisie, au Yémen… Sans s’affilier officiellement à
Al-Qaïda, ces groupes répandent pourtant son idéologie tout en pratiquant l’art de la taqiya : puis,
une fois bien implantés, ils font quelques temps après leur allégeance à l’organisation. On le voit : la
galaxie des groupes djihadistes n’a jamais aussi bien porté son nom…
Les principaux groupes armés islamistes sunnites, Cécile Marin, Le Monde diplomatique, avril 2015
Le principe d’action de la nébuleuse terroriste, essentiel à sa survie et matrice théorique
supposée identique pour toute filiale, est donc de se greffer aux insurrections locales ou aux groupes
locaux, de les encourager et d’y recruter des membres afin de pérenniser l’installation de
31
ZELIN Y. Aaron, « Pourquoi les djihadistes s'appellent tous Ansar al-charia », Slate Afrique, octobre 2012
http://www.slateafrique.com/95243/ansar-al-charia-le-guide-libye-maroc-tunisie-salafiste-djihadiste
17
17
l’organisation tout en attaquant de façon sporadique des symboles et des intérêts occidentaux. Au sud
du Yémen, AQPA a pu tenter une approche un peu différente puisqu’en 2011, l’organisation, bien
implantée dans cette région, avait pu instaurer dans la province d’Abyan, près d’Aden, son propre
Emirat islamique et assurer les prérogatives d’un véritable Etat, notamment en matière de justice et
de gestion des ressources, tout en continuant de servir de force d’appoint à la rébellion. L’expérience,
néanmoins, fut de courte durée puisque l’armée yéménite, fortement aidée par les Etats-Unis, libéra
la ville de Zinjibar, centre névralgique du conflit en juin 2012 et chassa AQPA de ses territoires. Le
succès de la mise en place de cet Emirat fut donc bref et sa chute rapide mais ils accréditent les
théories d’Oussama ben Laden et d’al-Zawahiri : il vaut mieux retourner à une stratégie de
« guérilla » tout en cherchant le soutien des populations. Cependant, cet émirat aura au moins eu
pour effet d’inquiéter Washington qui depuis, ne cesse de pilonner les bases d’AQPA, à grands
renforts de drones32
. Mais les efforts mis en œuvre par les Américains n’ont pas empêché AQPA,
aujourd’hui la filiale la plus importante et la plus intégrée localement, de devenir extrêmement
dangereuse et de contrôler de nouveau une large partie du territoire sur la côte sud du Yémen entre
avril 2015 et avril 2016. Toujours fidèle à cette volonté de transférer les compétences, Al-Qaïda
centrale laisse à AQPA le soin de s’occuper de la publication de la revue de propagande Inspire, du
recrutement et de la planification des attaques terroristes (c’est d’ailleurs elle qui revendiquera les
attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher en janvier 2015).
Si AQPA est ainsi venue concrétiser en termes de guérilla et d’implantation locale les
préceptes d’al-Zawahiri, les liens qui unissent les franchises à Al-Qaïda ne sont pas toujours aussi
bons et peuvent même aboutir à de violentes ruptures. L’exemple le plus frappant est celui d’Al-
Qaïda en Irak (AQI) dont la rupture a été mentionnée plus haut. La vision prônée dès la création de la
branche irakienne d’Al-Qaïda par al-Zarqaoui et sa volonté de créer un Etat islamique viable, base
concrète et dynamique d’un djihad global, ont rendu inévitable dès l’origine la scission qui engendra,
plus tard, l’Etat islamique tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les succès de l’Etat islamique
auxquels s’ajoute son pouvoir de séduction pour les candidats à la hijra sont l’illustration même
d’une loyauté qui n’est pas totale à Al-Qaïda. En effet, la marque Al-Qaïda constituait avant 2014 un
label fournissant une légitimité, un réseau, des transferts de compétences, de fonds, de soldats, des
approvisionnements en arme et en matériel, une image de marque sur la scène internationale qui
pouvaient profiter à tout groupe terroriste local désireux d’être pris au sérieux dans ses
revendications. La marque Al-Qaïda était intéressante parce que c’était la seule ou presque à avoir
32
« Trois membres présumés d'Aqpa tués par des drones US au Yémen », Reuters, 22/01/2017
https://www.challenges.fr/monde/trois-membres-presumes-d-aqpa-tues-par-des-drones-us-au-yemen_449633
18
18
cette aura planétaire. En cela, l’Etat islamique, proclamé le 29 juin 2014, a porté un coup majeur à
Al-Qaïda en venant ébranler son statut de leader du djihadisme mondial : l’organisation terroriste a
connu une grande quantité de défections de combattants qui ont préféré rejoindre le Califat d’al-
Baghdadi, ce qui montre bien que si les chefs locaux restent plutôt fidèles à l’organisation, les
combattants sont beaucoup plus versatiles et vont au gré des dynamiques internes au djihadisme33
.
Ainsi, au fur et à mesure que Daech gagne du terrain en 2014 et 2015, de nombreux groupes
djihadistes rompent leurs liens avec l’organisation au profit du nouveau Calife Ibrahim. C’est le cas
par exemple de la katiba Okba Ibn Nafaâ d’AQMI ou de Boko-Haram qui entretenait également des
liens avec AQMI.
Les dissensions existent également dans les filiales les plus puissantes comme au Maghreb
lorsque Mokhtar Belmokhtar34
crée son propre groupuscule « les Signataires par le sang », « El-
Mouaguiine Biddam ». Même sans rompre complètement les liens avec l’organisation mère, le
« terroriste borgne » est destitué après de nombreux désaccords avec le Conseil de la choura et
surtout des tensions fréquentes avec le chef d’AQMI, Abdelmalek Droukdel ; il décide alors de
s’allier avec des groupes djihadistes non alliés à AQMI comme le MUJAO (mouvement créé en
2011 et lui aussi issu d’une scission avec AQMI) et commet plusieurs attentats marquants comme en
2013 et la prise d’otages menée sur le site d’exploitation gazière de Tiguentourine en Algérie.
Mokhtar Belmokhtar prêtera néanmoins de nouveau allégeance à Ayman al-Zawahiri et au mollah
Omar : quelques mois plus tard naîtra Al-Mourabitoun qui deviendra, dans un communiqué du 21
juillet 2015, « Al-Mourabitoun-Al-Qaïda pour le djihad en Afrique de l’Ouest » puis « Al-
Mourabitoun-Al-Qaïda pour le djihad en Afrique », mouvement qui rejoint officiellement AQMI en
décembre 2015, ancrant Al-Qaïda non plus seulement au Maghreb mais dans tout le nord et l’ouest
de l’Afrique. L’extrême versatilité de Belmokhtar, bien que très particulière, démontre tout de même
la difficulté pour Al-Qaïda de maintenir la fidélité de ses combattants locaux. Néanmoins, il faut
préciser que dans le cas de Belmokhtar, ce dernier restera fidèle à Al-Qaïda malgré l’influence
grandissante de Daech au Maghreb en 2015. Considérablement affaiblie par l’intervention française
au Mali et au Sahel, AQMI et ses affiliées restent donc organisés et dangereux.
Une autre instabilité politique, en Somalie cette fois, a permis à Al-Qaïda de s’y implanter
avec le groupe des Shebab. Al-Shabbaab a profité d’un « Etat failli » pour semer la terreur, mais
chassé en 2011 des larges pans de territoire qu’il contrôlait par l’AMICOM, la mission de l’Union
Africaine en Somalie, le pouvoir de nuisance de ses combattants a été considérablement amoindri ces
33
MILLER Greg, « Fighters abandoning al-Qaeda affiliates to join Islamic State, U.S. officials say», The Washington
Post, 09/08/2014 https://www.washingtonpost.com/world/national-security/fighters-abandoning-al-qaeda-affiliates-to-
join-islamic-state-us-officials-say/2014/08/09/c5321d10-1f08-11e4-ae54-0cfe1f974f8a_story.html
34
MÉMIER Marc, « AQMI et Al-Mourabitoun. Le djihad sahélien réunifié ? », IFRI, janvier 2017
19
19
dernières années, ce qui poussa le groupe somalien à prêter allégeance en 2012 à Al-Qaïda.
Cependant, depuis plusieurs mois maintenant, on constate un regain d’activité de la part d’Al-
Shabbaab avec une demi-douzaine d’attaques contre des bases militaires ou des hôtels en Somalie
entre décembre 2016 et janvier 2017, notamment celle du 25 janvier faisant 28 morts dans un hôtel
de Mogadiscio en pleine période électorale. Pourquoi Daech et Al-Qaïda se livrent-ils une féroce
concurrence pour s’assurer l’allégeance de ce groupe ? Parce que la Somalie constitue depuis
maintenant plusieurs années un foyer important du djihadisme mondial dans lequel les groupes
terroristes peuvent se déployer à proximité du littoral, de la zone arabo-persique et donc de possibles
intérêts occidentaux. Le cas d’Al-Shabaab est d’ailleurs intéressant : en 2015, de nombreux
combattants, surtout les plus jeunes, rejoignent l’Etat islamique, jugé plus séduisant par les jeunes
combattants tandis que les plus âgés restent fidèles à Al-Qaïda… Conflit de générations qui exprime
pourquoi l’on a pu penser que Daech ringardisait Al-Qaïda. Néanmoins, cet attrait de Daech est resté
assez limité du fait des réseaux établis depuis longtemps par Al-Qaïda en Afrique. 35
Enfin, si une région a pris une importance de premier plan dans la stratégie d’Al-Qaïda, c’est
bien la Syrie où l’organisation était représentée par l’ancien Front al-Nosra jusqu’en 2016 dont les
membres sont pour l’essentiel passés par l’Etat Islamique d’Irak. Depuis le début de la guerre civile,
les combattants d’Al-Nosra ont réussi à infiltrer toutes les strates de « l’opposition modérée » au
régime syrien, tant et si bien que pas une victoire n’est aujourd’hui envisagée sur les forces armées
syriennes sans leur soutien, tant leurs qualités aux combats sont reconnues par les opposants à Assad.
Ils ont ainsi réussi à faire croire qu’ils étaient partout, y compris dans des endroits où ils ne se
trouvaient pas, ou en petits nombres36
. Véritable tête de proue d’Al-Qaïda, Al-Nosra est donc une
organisation très puissante et particulièrement proche d’Al-Qaïda centrale : tellement liée qu’elle
refusera toujours de rejoindre Daech, en répondant plusieurs fois à al-Baghdadi que cette division du
théâtre irako-syrien était clairement voulue pour des raisons tactiques par al-Zawahiri.
35
« How al-Qaeda and Islamic State are competing for al-Shabaab in Somalia », The Telegraph, 12/01/2016
http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/islamic-state/12015075/How-al-Qaeda-and-Islamic-State-are-fighting-for-
al-Shabaab-affections-in-Somalia.html
36
« Moins de combattants de l'ex-Front al Nosra à Alep qu'annoncé », L’Obs, 14/10/2016
http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20161014.REU9853/moins-de-combattants-de-l-ex-front-al-nosra-a-alep-qu-
annonce.html
20
20
Le contrôle du territoire en Syrie et en Irak, Institute for the study of war, 2016
Le combat mené localement par Al-Nosra a eu un impact très positif sur l’image, si ce n’est
d’Al-Qaïda au moins du groupe syrien. Selon Charles Lister, chercheur au Middle East Institute, «the
key to al-Qa`ida’s longevity in Syria has been its integration into the broader armed opposition and
its establishment of durable roots in liberated communities »37
, l’objectif étant clairement d’y établir
une base pour le futur. Cela supposait de respecter un équilibre fragile entre les intérêts pragmatiques
à court terme et les objectifs à long terme de la mouvance djihadiste. En juillet 2011, Abou
Mohammad al-Jolani, leader d’Al-Nosra, expose clairement dans une allocution la volonté d’Al-
Qaïda d’établir un Etat islamique dans le Cham, très proche de ce que prônait depuis toujours Al-
Qaïda centrale qui voyait en Syrie l’occasion d’établir une nouvelle base sécurisée après l’attrition de
la sienne en Afghanistan : « the time has come for us to establish an Islamic Emirate in al-Sham
without compromise, complacency, equivocation, or circumvention.38
». Mohammad al-Jolani
annonce pourtant, en juillet 2016, la rupture avec Al-Qaïda centrale afin de se garantir un avenir, de
renoncer à toute volonté de djihad international et de se recentrer sur un combat local en territoire
syrien. Décimé par les frappes aériennes de la coalition, et surtout par celles des Russes, il était
important pour le groupe de se débarrasser du poids que représente le nom Al-Qaïda face aux
puissances étrangères. Depuis septembre 2016 donc, le leader du Front Fatah al-Cham a troqué ce
37
LISTER Charles, « Al-Qa`ida Plays a Long Game in Syria », Combating Terrorism Center, septembre 2015
https://www.ctc.usma.edu/posts/al-qaida-plays-a-long-game-in-syria
38
Ibid
21
21
discours sans ambiguïté pour une approche plus consensuelle : celle de la lutte des opprimés sunnites
contre le tyran chiite (en réalité, les Alaouites sont encore une autre minorité distincte du chiisme
dans le monde musulman). Ce combat mené localement par Al-Nosra peut encore démontrer la
capacité d’Al-Qaïda à venir secourir les musulmans sunnites qui seraient assujettis de par le monde.
L’ex-GSPC avait lui aussi tenté de se présenter comme le défenseur des Touaregs et des populations
arabo-berbères asservis par le gouvernement algérien jugé à la botte de la France et des Américains
au début des années 2000. Cela n’a cependant pas empêché certains groupes touaregs de combattre
AQMI à partir de 200639
, alors même qu’ils pâtissaient de l’image d’alliés d’AQMI.
Le Front Fatah al-Cham en se dissociant de l’institution terroriste, après de longues
négociations dues aux divergences d’opinion entre les purs qaïdistes et les adeptes d’une coalition
plus large avec les autres groupes rebelles, répond à une logique datant du début du conflit.
L’objectif affiché est d’offrir une nouvelle image, blanchie, aux puissances occidentales, même si les
Etats-Unis et la Russie, qui ne sont pas dupes, refusent toute reconsidération de l’organisation. Le
Front Fatah al-Cham se protège donc, même s’il reste très proche d’Al-Qaïda centrale. La mort, le 8
septembre 2016 de leur chef militaire Abou Omar Sarakeb, tué par une frappe aérienne, a constitué
un coup important pour la rébellion puisque Sarakeb tentait alors de réunir les différentes factions en
vue d’une nouvelle offensive sur Alep. Cette perte avait été vue par l’opposition comme une
tentative des Américains de contrer toute unification de la rébellion mais permet également d’offrir
au Front Fatah al-Cham l’occasion de se poser en unificateur de la rébellion : « Les Américains
veulent frapper le Front Fatah al-Cham, car nous sommes une faction puissante. Après nous, les
autres subiront le même sort les unes après les autres40
», clame Al-Jolani. Si une multitude de
groupes armés, aux politiques et convictions différentes, se côtoient ou se battent côte à côte face au
régime, et ce, malgré des soutiens internationaux parfois opposés, les groupes rebelles41
, considérés
comme modérés par Washington, ont bien compris qu’ils avaient tout intérêt à maintenir leur
alliance, même non-officiellement, avec le Front Fatah al-Cham, perçu comme le véritable moteur,
logisticien et leader des opérations de la rébellion dans la région.
39
LMRABET Ali, « Mali. Al-Qaida veut séduire les Touaregs », Courrier International, août 2008
40
« Syrie : l’ex-Front Al-Nosra, pierre d’achoppement des tentatives de trêves », Le Monde, 21/09/2016
http://www.lemonde.fr/djihad-online/article/2016/09/21/l-ex-front-al-nosra-pierre-d-achoppement-des-tentatives-de-
treves-en-syrie_5001420_4864102.html#MPSW7cqR9TzsMj0c.99
41
ZERROUKY Madjid, « Syrie : l’ex-Front Al-Nosra, pierre d’achoppement des tentatives de trêves », Le Monde,
septembre 2016 http://www.lemonde.fr/djihad-online/article/2016/09/21/l-ex-front-al-nosra-pierre-d-achoppement-des-
tentatives-de-treves-en-syrie_5001420_4864102.html
22
22
2) Déconcentration ou décentralisation ?
Al-Qaïda a ainsi su mettre en place des filiales résilientes, susceptibles d’être adaptées aux
réalités changeantes de leurs champs d’action. Si deux de ses filiales, AQPA et AQMI, demeurent
liées à la maison mère par un serment d’allégeance (Bay’a, Walâ’), cet attachement pourrait toutefois
être pensé comme un frein pour les représentants locaux d’Al-Qaïda.
Au Maghreb, l’émir Droukdel avait appelé les siens, dans ses « Directives générales relatives
au projet islamique djihadiste dans l’Azawad » de 2012, à un minimum de visibilité. Il recommande
ainsi aux membres d’AQMI et leurs alliés d’« éviter les excès, de ne pas prendre de décisions
risquées (…) d’adopter des politiques progressives »42
. Pour éviter une contre-réaction occidentale
ainsi qu’une hostilité des populations locales non ancrées dans la pratique de l’islam salafiste,
Droukdel choisit, sous l’impulsion du chef d’AQPA, de mettre de côté pour un temps la vision
internationaliste d’Al-Qaïda. Ce n’est pourtant pas la stratégie qu’il avait adoptée au début : en
assurant la transition de l’ancien GSPC vers Al-Qaïda en 2007, il avait prôné l’adoption de pratiques
d’opérations d’attentats-suicides et de prise d’otages qui faisaient alors débat au sein du GSCP. Il
s’était en outre attaché à la mise aux pas des membres de son organisation qui centraient jusqu’alors
leur combat sur la question algérienne, contrairement à la vision globalisante d’Al-Qaïda centrale.
Ceci avec un succès mitigé puisqu’il dut quelques temps après rassurer ces mêmes membres sur ses
intentions de se concentrer de nouveau sur le cas algérien. En 2012, le leader, connu pour son
puritanisme, appelle donc à une discrétion contraire aux opérations à fortes retombées médiatiques
employées par le passé.
Dans les faits, Droukdel semble toutefois de plus en plus isolé dans la zone nord d’AQMI43
.
Son groupe a souffert de l’intervention française au Mali et de l’échec de l’établissement de l’émirat
de l’Azawad. Il reste dépendant financièrement des katibas du Sahel, qui profitent du vide étatique
de la zone semi-désertique pour se livrer aux trafics de drogue, d’armes, de cigarettes 44
… Or ces
dernières s’inscrivent dans une réalité nomade et doivent s’adapter aux réalités du terrain. Aussi
sont-elles de fait autonomes entre elles mais aussi vis-à-vis du commandement régional. Elles
revendiquent même parfois leurs propres intérêts politiques : en témoigne l’appel des sahéliens du
42
« Le document secret d’AQMI », Libération, 06/10/2013 http://www.liberation.fr/planete/2013/10/06/le-document-
secret-d-aqmi_937101
43
BENCHERIF Adib, Les théories des mouvements sociaux et la dialectique des niveaux : un cadre d’analyse pour
l’étude des évolutions d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, 2013, p.109
44
LOUNNAS Djallil, Al Qaida au Maghreb Islamique et le trafic de drogue au Sahel », Maghreb - Machrek 2013/2 (N°
216), p. 111-128.
23
23
groupe qui désirent jouer un plus grand rôle au sein de celui-ci45
. En témoignent également les
frictions entre Droukdel et Mokhtar Belmokhtar que nous avons évoquées précédemment.
Ce dernier a officiellement rallié AQMI en décembre 2015, après avoir été destitué du
commandement de sa katiba en 2012. Trop indépendant au goût de Droukdel, de nombreux
différends l’opposaient avant cette date au commandement d’AQMI : Mokhtar Belmokhtar ne
semblait livrer à ses supérieurs hiérarchiques qu’insuffisamment d’armes et de financements. En
outre, il militait pour une décentralisation de l’organisation susceptible de donner une marge de
manœuvre accrue aux dirigeants locaux et appelait à cette fin à la création d’une branche
indépendante d’AQMI, directement rattachée à Al-Qaïda centrale. Revenu en position de force au
sein d’AQMI en tant que créateur de la médiatique organisation Al-Mourabitoun, bénéficiant de
l’isolement de Droukdel, de la mort de son rival Abou Zeid et de l’échec de l’établissement de
l’émirat de l’Azawad, Mokhtar Belmokhtar semble jouir d’une autonomie certaine, même si on
l’annonce régulièrement mort. Rien n’indique non plus qu’il ait renoncé à sa volonté de créer une
nouvelle branche d’Al-Qaïda au Sahel46
.
Au Yémen, la stratégie d’AQPA consiste à profiter d’un contexte de guerre civile pour forger
des alliances, attirer de nouvelles recrues et s’expérimenter à l’administration de territoires conquis.
Dans ce cadre, la stratégie de l’organisation consiste moins à se décrire comme une branche d’Al-
Qaïda que comme un rempart contre l’ennemi houthi. Un des leaders de la branche yéménite
déclarait ainsi après la prise des Sanaa en 2015 : « nous sommes unis avec les tribus sunnites comme
jamais auparavant. Nous ne sommes actuellement pas Al-Qaïda. Ensemble nous formons l’armée
sunnite »47
. L’organisation a ainsi voulu prendre en compte les aspirations purement locales des
populations hostiles au bloc Houthi-Saleh (Ali Abdallah Saleh étant l’ancien président du Yémen),
rétives à une identification de leur combat à son agenda internationaliste48
. Al-Wuhayshi, pourtant
ancien proche de ben Laden et dirigeant d’AQPA depuis sa création en 2008 jusqu’à son élimination
en 2015, poussa l’organisation dans ce sens. C’est sous son inspiration que fut créée en 2011 une
branche parallèle à AQPA : Ansar al-Charia. Cette structure, dont seuls les cadres prêtent serment à
AQPA, a pour objectif officiel la protection de la communauté sunnite contre l’offensive Houthi-
Saleh. Elle s’inscrit donc dans une lutte à une échelle nationale, à l’inverse de l’investissement
45
BENCHERIF Adib, Les théories des mouvements sociaux et la dialectique des niveaux : un cadre d’analyse pour
l’étude des évolutions d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, 2013, p 110
46
MEMIER Marc, « AQMI et Al-Mourabitoun : le djihad sahélien réunifié ? », IFRI, janvier 2017,
https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/aqmi_et_al-mourabitoun_-_le_djihad_sahelien_reunifie__0.pdf
47
« Yemen’s al-Qaeda : Expanding the Base », International Crisis Group, Rapport du 2 février 2017, p.14
https://www.crisisgroup.org/middle-east-north-africa/gulf-and-arabian-peninsula/yemen/174-yemen-s-al-qaeda-
expanding-base
48
Ibid, p. 12
24
24
internationaliste d’AQPA49
. Sur le terrain, cette dernière vise donc à se rendre peu visible.
Officiellement, ce ne serait pas elle mais une coalition sunnite des « fils de l’Hadramout » qui aurait
pris le contrôle du port d’Al Mukalla en avril 2015. AQPA a veillé dans les faits à inclure des
individus non affiliés à sa cause dans la gestion de la ville, depuis le Conseil National de
l’Hadramout jusqu’à la police religieuse50
.
Le chaos yéménite, Le Figaro, 2015
AQPA s’inscrit donc au Yémen dans une stratégie de long terme qui semble être la seule
option viable. En s’étant retirée sans bain de sang des provinces d’Abyan et de Mukalla face aux
pressions des forces du président Hadi et de l’Arabie Saoudite, en composant avec les factions
sunnites et pour la plupart séparatistes du sud Yémen, en s’efforçant d’administrer de manière
efficace et juste les territoires sous son administration, l’organisation cherche à s’inscrire
durablement dans le paysage yéménite. Cette stratégie de dissimulation de son programme
internationaliste s’est jusqu’ici avérée payante du fait de la menace prioritaire que représente pour la
coalition internationale et les milices sunnites le bloc Houthis-Saleh. Si AQPA pourrait croître tant
qu’un compromis n’a pas été trouvé au Yémen, la difficulté pour le groupe semble de faire adhérer
les populations locales, notamment sudistes, à son projet. Ceci d’autant plus que ces dernières ont
tendance à le considérer comme un outil du cercle de Saleh pour justifier sa cause. Ainsi des
49
Ibid, p.7
50
Ibid, p.11
25
25
résidents de l’Hadramout ont-ils fourni, après la prise de Mukalla par l’Arabie Saoudite, des
informations à la coalition sur les caches d’armes et membres locaux d’AQPA51
.
En Syrie, l’organisation Al-Nosra créée en janvier 2012, oscille depuis ses débuts
entre une stratégie d’internationalisation ou de syrianisation de son image. Malgré les liens qui
l’unirent jusqu’en 2013 à l’Etat Islamique d’Irak, l’organisation insista ainsi à partir de l’été 2012 sur
son inscription dans un combat limité à une échelle locale52
. Dans une population originellement peu
radicalisée, sa stratégie visait à gagner les populations des territoires qu’elle conquérait par une
politique pragmatique, lui permettant ainsi de rallier à sa cause de nombreux rebelles syriens. Cette
stratégie se poursuivit après le ralliement d’Al-Nosra à Al-Qaïda centrale en avril 2013, ceci
jusqu’en juillet 2014, les effectifs de l’organisation s’accroissant des combattants syriens déçus par
l’inaction occidentale53
.
Si le succès originel d’Al-Nosra semble ainsi avoir garanti à son leader Abou
Mohammed al-Jolani une grande autonomie vis-à-vis de sa maison mère, son affaiblissement suite à
la poussée de Daech en juillet 2014 permet à Al-Qaïda de reprendre la main sur sa filiale. La mise à
l’écart des dirigeants syrianistes, l’arrivée probable de cadres d’Al-Qaïda centrale en Syrie, la
création de maisons de justice séparées de celles des autres factions rebelles, tous ces éléments ont
participé au réalignement d’Al-Nosra sur l’idéologie du groupe qaïdiste54
. Comment expliquer dans
ce cadre la rupture entre Al-Nosra et Al-Qaïda, actée par les deux parties, en juillet 2016 ? La
stratégie du groupe semblait jusqu’alors s’avérer payante puisqu’avec 15 000 combattants estimés, il
était alors le deuxième groupe rebelle en Syrie55
. Une autonomisation complète d’Al-Nosra devenait
pourtant nécessaire. Elle semblait même être le prérequis pour une alliance avec des organisations
rebelles56
qui, comme Ahrar al-Cham, revendiquaient leur indépendance vis-à-vis de toute puissance
étrangère. Elle était également vraisemblablement appelée des vœux des soutiens financiers
internationaux d’Al-Nosra situés dans les pays du Golfe et probablement en Turquie. Sans doute
espéraient-ils voir l’ONU retirer le nom de l’organisation de la liste des structures terroristes, mettant
ainsi fin au gel des avoirs de l’organisation. Il est cependant encore trop tôt pour savoir si cette
51
Ibid, p.23
52
PIERRET Thomas, « Les salafismes dans l’insurrection syrienne : des réseaux transnationaux à l’épreuve des réalités
locales », Outre-Terre 2015/3 (N° 44), p. 199
53
Ibid.
54
Ibid. p 211
55
RIGOULET-ROZE David, « La rupture officielle du Jabhat al-Nosra avec Al-Qaïda : une entreprise de dédiabolisation
tactique ? » Diplomatie, n°83
56
Entretien avec Ziad Majed, « En se séparant d’Al-Qaida, le front Al-Nosra veut se rapprocher de l’opposition
syrienne », La Croix, 29/07/2016 http://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/En-separant-Al-Qaida-front-Al-Nosra-
veut-rapprocher-opposition-syrienne-2016-07-29-1200779105
26
26
stratégie de rupture a été un succès. Si elle a pu faciliter les rapports d’Al-Nosra avec des
organisations rebelles locales, amenant ainsi à la création du front Fatah al-Cham, elle n’a pas pour
autant permis une fusion avec Ahrar al-Cham57
. L’organisation demeure en outre listée en tant
qu’organisation terroriste et n’est pas épargnée par les bombardements occidentaux, en témoigne la
mort d’Abou Omar Sakareb, chef militaire du front Fatah al-Cham58
. Enfin, il est difficile de savoir
si cette rupture a été imposée par Al-Jolani qui s’est senti en position de force vis-à-vis d’Al-Qaïda
centrale suite à ses succès grandissants sur le terrain, ou bien si elle a été avalisée avec entrain par al-
Zawahiri.
Dans tous les cas, le processus de décentralisation, voire d’autonomisation des filiales
d’Al-Qaïda, semble être la norme sur les théâtres du Yémen, du Sahel et de Syrie. Leur création avait
été pensée par les cadres de la maison mère pour relancer la dynamique du groupe, fragilisé par la
pression des Américains et de leurs alliés en Afghanistan. Elles lui ont permis de faire tâche d’huile
dans plusieurs zones géographiques, fragilisées politiquement, sans dépense excessive de moyens
financiers et humains. Toutefois, les évolutions des filiales d’Al-Qaïda semblent plus être le fait de
logiques bottom-up au sein de ces dernières, avec des combattants locaux se pliant aux réalités du
terrain, que d’une stratégie de long terme planifiée par la maison mère et méticuleusement appliquée
ensuite par ses filiales. Cependant, cette élasticité des liens entre les différentes composantes de
l’organisation, cette capacité à renforcer les liens comme le fit Mokhtar Belmokhtar ou à les
détendre, en témoigne la stratégie actuelle d’Al-Nosra, représente un avantage indiscutable pour Al-
Qaïda. Elle lui permet d’entretenir le doute sur ses capacités réelles, d’attendre un contexte
géopolitique qui lui soit plus favorable pour perdurer et de relâcher la pression quand sa position
devient intenable.
3) Les liaisons dangereuses : Talibans, Al-Qaïda, Pakistan…
Avec l’acronyme « AFPAK » donné en 2008-2009 par l’administration américaine, les
Américains ont stratégiquement lié les deux pays, l’Afghanistan et le Pakistan, dans une
problématique sécuritaire commune : cette zone représente, dans l’histoire d’Al-Qaïda et du
terrorisme mondial, le lieu de naissance puis d’affirmation de la nébuleuse djihadiste. Selon,
Mohammed-Mahmoud Ould Mohamedou, c’est là que le « concept d’une légion musulmane inter-
57
« Syrie : combats entre Fateh el-Cham et des rebelles dans la province d'Idleb », AFP, 24/01/2017
https://www.lorientlejour.com/article/1031183/syrie-combats-dans-le-nord-entre-un-groupe-jihadiste-et-des-rebelles.html
58
« Syrie : le commandant militaire de l'ex-Front al-Nosra tué dans un raid aérien près d'Alep », France24, 09/09/2016
http://www.france24.com/fr/20160909-syrie-abou-omar-sarakeb-chef-militaire-ex-front-al-nosra-tue-raid-aerien-pres-
alep
27
27
arabe capable de conduire une guerre contre les États-Unis prit corps à l’automne 1989, lors d’une
réunion à Khost, en Afghanistan59
», entre Azzam, ben Laden et al-Zawahiri. Cette zone, dès lors
considérée comme un sanctuaire, est devenue le centre névralgique de la nouvelle organisation qui
s’est développée autour des chefs précités et d’un conseil bien organisé de trente et un membres,
répartis par prérogatives (affaires religieuses, affaires financières, média et communication,
logistique et affaires militaires). L’alliance tactique avec les Talibans, inaugurée officiellement en
1996 et réaffirmée successivement par les deux leaders d’Al-Qaïda60
, n’était pas fondée à l’époque
sur des motivations uniquement religieuses mais fut surtout l’occasion pour ben Laden de revenir en
Afghanistan après avoir trouvé porte close en Arabie Saoudite. On a donc pu longtemps croire que
les Talibans étaient devenus seulement les protecteurs d’Al-Qaïda plutôt que leur partenaire, voire
que cette dernière s’était purement et simplement soumise aux Talibans : on pense notamment à la
protection qu’accorda Jalaluddine Haqqani, d’origine pachtoune et chef taliban du Waziristan Nord
au Pakistan, à ben Laden. Néanmoins, Al-Qaïda n’a pas gagné qu’une protection : l’organisation
s’est surtout doublement ancrée géographiquement, à cheval sur la ligne Durand, lui permettant
d’étendre ses contacts, si ce n’est son influence réelle, aux groupes pachtounes afghans et pakistanais
(reconnus sous le nom de Tehrik e-Taliban Pakistan), ce qui montre par ailleurs que le djihad n’est
pas tant un combat religieux qu’ethnique dans la zone AFPAK : la composante pachtoune est
presque exclusive chez les Talibans.
C’est donc dans cette région de l’Ouest du Pakistan, appelée FATA (Federally Administrated
Tribal Area) ou zone tribale, peuplée en majorité de Pachtounes, qu’Al-Qaïda a scellé des alliances
fortes qui lui ont permis de se maintenir après l’affaiblissement considérable des forces talibanes par
les forces de l’OTAN en Afghanistan. Néanmoins, cette dynamique négative semble s’être
considérablement inversée puisque ni les bombardements américains, ni les interventions de l’armée
pakistanaise ne semblent avoir eu raison à ce jour de cette liaison dangereuse entre Talibans et Al-
Qaïda centrale. L’organisation talibane, si l’on doit en croire les propos du ministre de la Défense
afghan, Masoom Stanekzai, serait même dans une phase d’expansion en Afghanistan : « ils sont
réellement très actifs. Ils opèrent en silence, se réorganisent et se préparent pour des attaques plus
importantes »61
. Les deux attentats à Kaboul en mars montrent encore qu’en plus des opérations
59
OULD MOHAMEDOU Mohammed-Mahmoud, directeur-adjoint du programme de politique humanitaire et de
recherches sur les conflits de l’Université de Harvard, Al-Qaida : une guerre non linéaire, 2005,
https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2005-2-page-130.htm
60
La dernière en date étant celle d’al-Zawahiri au nouveau mollah : « En tant qu'émir d'Al-Qaïda, je vous donne mon
allégeance, en renouvelant la tradition (instaurée) par notre chef Oussama ben Laden. »
61
PATON WALSH Nick, Al Qaeda 'very active' in Afghanistan: U.S. Commander, 13/04/2016,
http://edition.cnn.com/2016/04/13/middleeast/afghanistan-al-qaeda/
28
28
militaires d’envergure, les Talibans sont capables de frapper violemment la capitale afghane. En
outre, la découverte de camps d’entraînement d’Al-Qaïda en octobre 2015, notamment dans la région
de Kandahar au sud du pays, semble confirmer que le retour en force des Talibans s’accompagne
bien dans le même temps d’un renforcement de l’organisation djihadiste dans cette zone62
alors que
les Américains pensaient Al-Qaïda centrale isolée et réduite à seulement une centaine d’hommes
(alors qu’à lui seul, le camp détruit en contenait, semble-t-il, cent cinquante). Certaines implantations
paraissant même avoir été en place pendant un an et demi sans être repérées par les services
américains et afghans. Il semblerait que ces structures n’accueillaient pas seulement des djihadistes
centrés sur le combat en Afghanistan, mais également des combattants d’AQSI, ces derniers ayant
probablement été poussés à quitter le nord Waziristan après les opérations de l’armée pakistanaise
contre le réseau Haqqani en 201463
.
A travers l’implantation afghane de ces diverses composantes, c’est bien toute la région
centrasiatique et subcontinentale qui est en passe de s’embraser. D’ailleurs, en janvier 2015, le
Centre international pour l'Étude de la Radicalisation et de la Violence Politique estimait le nombre
de Kazakhs, Kirghizes, Turkmènes, Tadjiks et Ouzbeks partis faire le combat en Syrie à 1400,
chiffres sous évalués selon d’autres critiques64
. Si certains y ont rejoint l’Etat islamique, d’autres ont
rallié le Front al-Nosra65
. Dans un contexte de traque des djihadistes en Ouzbékistan et au
Tadjikistan, à une période où les Talibans afghans s’étendent de nouveau à l’est et au nord de
l’Afghanistan, ces combattants pourraient être tentés de rallier les Talibans afin de faire de
l’Afghanistan leur base arrière contre les Etats centre asiatiques qu’ils appellent à renverser66
. Certes,
le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan, localisé en Afghanistan, a été décimé par les Talibans dans
les mois qui ont suivi son ralliement à l’Etat islamique en août 2015 mais une autre mouvance de
djihadistes centre-asiatiques, l’Union du Jihad Islamique, a cependant choisi de maintenir son
allégeance aux Talibans67
. Les djihadistes revenus de Syrie pourraient alors être tentés de rallier une
telle organisation, ou bien directement Al-Qaïda qui correspond davantage à leurs objectifs
transnationaux68
. Cette dernière pourrait bien s’affirmer comme la force de déstabilisation principale
dans la zone Afghanistan-Pakistan mais également en Asie centrale. Car si le premier ministre
62
SCHMITT Eric, SANGER David E., As U.S. focuses on ISIS and the Taliban, Al-Qaeda re-emerges, New York
Times, 29/12/2015, https://www.nytimes.com/2015/12/30/us/politics/as-us-focuses-on-isis-and-the-taliban-al-qaeda-re-
emerges.html?_r=0
63
Ibid
64
CHAUDET Didier, « Le jihadisme centrasiatique au miroir du « jihad » syrien », Outre-Terre 2016/3 (N° 48),p.163
65
Ibid. p.167
66
Ibid. p. 163
67
Ibid. p. 166-167
68
Ibid. p.168
29
29
afghan, Ashraf Ghani a fait de la lutte contre le terrorisme une priorité, il doit cependant faire face à
un Pakistan qui, encerclé par le rapprochement indo-afghan, pourrait miser une nouvelle fois sur le
terrorisme islamiste en soutenant les Talibans afghans.
En effet, cette situation n’est pas sans laisser en suspens le rôle joué par l’ISI, le puissant
service secret pakistanais, dans cette guerre contre le terrorisme. Le Pakistan a de nombreuses fois
été mis en cause pour ses relations avec Al-Qaïda ou les Talibans et il n’est pas ici question de les
répertorier une nouvelle fois69
(cependant on peut légitimement se demander pourquoi après la
votation de la loi JASTA aux Etats-Unis, tous les regards accusateurs se sont tournés uniquement
vers l’Arabie Saoudite et si peu vers le Pakistan pourtant régulièrement annoncé comme l’un des
soutiens obscurs d’Al-Qaïda). Il est beaucoup plus intéressant de constater que la problématique
terroriste semble être incluse dans une confrontation plus large que se livrent par acteurs interposés
les grandes puissances régionales : car cette zone semble être devenue le nouveau pivot du monde
(bassin énergétique, nouvelle route de la soie, port du Gwadar, retour de l’Iran…). Si les
Occidentaux n’ont plus officiellement de mission de combat en Afghanistan depuis le 1er janvier
2015 (exceptés quelques raids aériens), les Russes, l’Inde et la Chine s'intéressent particulièrement à
l’évolution de la région et voient dans l'apaisement de la situation en Afghanistan, une condition
nécessaire pour la stabilité de l’Asie Centrale. L’Inde et la Chine soutiennent le gouvernement
afghan, l’un comme allié de longue date, l’autre pour éviter tout débordement terroriste et
indépendantiste ouïghours dans son pays et assurer ses intérêts économiques, alors que la Russie,
d’abord du côté du gouvernement, est à l’initiative d’une réunion à Moscou le 15 février 2017 entre
la Chine, l’Iran, le Pakistan et l’Inde, afin de reconsidérer la situation et éventuellement prendre
contact avec les Talibans, devenus soudainement « alliés objectifs » face à la montée en puissance de
l’Etat islamique70
.
En résumé, l’alliance Talibans/Al-Qaïda constitue indiscutablement le principal facteur de
déstabilisation de la zone. Cette relation, ancienne, n’a toutefois pas toujours été frappée du sceau de
l’amitié la plus sereine : après les attentats de 1998, alors que le président des Etats-Unis enjoint le
mollah Omar à lui livrer Oussama ben Laden, le chef taliban refuse certes mais intime fermement à
ce dernier de le prévenir impérativement de toute autre attaque qu’il planifierait contre les Etats-
69
Les accusations portées à l’encontre du Pakistan sont connues : comment les Pakistanais auraient-ils pu ne pas avoir eu
vent de la présence d’Oussama ben Laden pourtant localisé à moins de 5km de la principale académie militaire du pays,
durant 5 ans ? Pourquoi le Pakistan n’a-t-il pas protesté plus vigoureusement contre l’opération américaine des Navy
Seals qui violait pourtant son territoire ? Quels sont les liens réels de l’ISI avec les Talibans et leur rôle dans l’émergence
d’Al-Qaïda ?
70
« En Afghanistan, la Russie se rapproche des talibans », Le Monde, 17/02/2017
http://www.lemonde.fr/international/article/2017/02/17/en-afghanistan-la-russie-se-rapproche-des-
talibans_5081245_3210.html
30
30
Unis. Malgré cette injonction, il semblerait que le Saoudien n’ait pas plus prévenu les Talibans des
attentats du 11 septembre 2001 que ceux de 1998, laissant la plupart d’entre eux surpris et attentistes
face à la réaction américaine, ce qui contribua à tendre du même coup leurs relations. Néanmoins le
mollah sait comme son partenaire que cette alliance est une win-win situation. Ainsi, derrière les
discours de façade, il est bien difficile de savoir précisément quel est l’état des relations entre les
deux groupes, de quelles manières et jusqu’à quel degré leur organisation comme leur agenda sont
imbriqués dans une lutte commune. Une chose est sûre : l’émergence de l’Etat islamique n’est pas
parvenue à rompre les liens existant entre les deux organisations qui se sont au contraire rendu
compte qu’elles avaient plus que jamais besoin l’une de l’autre.
Al-Qaïda semble donc faire partie intégrante d’une partie de billard à trois bandes sur
lesquelles même les acteurs locaux, régionaux ou nationaux semblent avoir du mal à contrôler les
rebonds de leurs coups. Profitant du flottement des puissances régionales et mondiales, voire de leurs
incohérences, la patience prônée par al-Zawahiri, l’ancienneté des réseaux ainsi tissés en
Afghanistan, en Asie et en Afrique ont bel et bien favorisé le retour d’Al-Qaïda dans le temps long
de l’Histoire dont on pensait l’avoir sortie.
31
31
Partie III : Le retour du temps long
1) Eloge de la patience contre éloge de la folie
« L’Etat islamique sera vaincu71
» estime en 2015 le géostratège Gérard Chaliand parce qu’il
n’est mobilisateur que s’il rencontre des succès sur le terrain. Or, il perd aujourd’hui ce territoire si
précieux qui constitue, avec sa communication, sa plus efficace arme de propagande. Le constat de
Gérard Chaliand est d’autant plus d’actualité début 2017 alors que Mossoul est assiégée et l’Etat
islamique cantonné dans ses positions syriennes. « L’organisation EIIL » garde évidemment toute sa
capacité de nuisance, y compris en France et plus généralement en Occident où la fascination qu’elle
exerce sur les apprentis djihadistes est plus que jamais d’actualité (cf. la tentative d’attentat du
Louvre), tandis que sa présence est encore attestée dans des zones où elle ne se trouvait pas
auparavant (au Daghestan, en Asie Centrale…).72
Mais elle est rentrée indubitablement dans une
phase d’attrition, au moins d’un point de vue militaire si ce n’est politique. A l’opposé de cette perte
de vitalité, la résilience d’Al-Qaïda apparaît presque anachronique quand on considère l’état dans
lequel l’organisation se trouvait fin 2003. Pourtant sa résilience pourrait bien lui permettre de
s’affirmer de nouveau à moyen terme comme le leader d’un djihad sans frontière, profitant d’une
mondialisation économique qui se joue de ces dernières. Al-Qaïda a dû patiemment tisser sa toile
d’influence, notamment avec les chefs locaux des territoires où ses filiales pouvaient s’implanter :
ainsi, la branche sahélienne d’AQMI s’est efforcée, depuis son déploiement en 2003 au Nord Mali,
de se présenter comme le défenseur des populations Touaregs et Arabo-berbères, longtemps mises
« au ban de la société », adoptant ainsi une vision classique et plus consensuelle de lutte du faible au
fort ce qui n’est pas le cas de Daech ; l’organisation proto-étatique préférait, ce qui démontre la
confiance en soi de l’organisation, établir une lutte du fort au fort, dans un combat presque à armes
égales avec ses ennemis. Al-Qaïda tente quant à elle d’être plus raisonnable en essayant de faire
coïncider son agenda global avec des préoccupations et des aspirations plus locales et populaires aux
yeux des musulmans du monde entier (Syrie, Yémen…). En outre, Zawahiri a demandé à ses soldats
d’épargner les musulmans, mêmes jugés impies, pour se concentrer sur des cibles qui font consensus.
Car une stratégie de violence tous azimuts pourrait détourner du vrai djihad, celui à mener
prioritairement contre les ennemis de l’islam. En somme, Al-Qaïda enjoint d’abandonner la logique
takfiriste, qui semble guider toute la politique de Daech : « Tu fais couler le sang et attaque les
71
CHALIAND Gérard, « L’Etat islamique sera vaincu », Le Monde, 30 avril 2015
http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/04/30/l-etat-islamique-sera-vaincu_4625824_3232.html
72
CAGNAT René, « Une offensive djihadiste déstabiliserait toute l’Asie centrale », IRIS, 11 août 2016 http://www.iris-
france.org/78879-une-offensive-djihadiste-destabiliserait-toute-lasie-centrale/
32
32
musulmans afin de régner73
». Cette capacité d’adaptation dans un environnement donné et
d’adoption d’un agenda local répondent donc à une volonté de réaffirmer la prééminence de
l’organisation djihadiste ; face à l’agitation et à l’excès de Daech, Al-Qaïda veut montrer qu’elle est
depuis le début, de tous les combats, avec une régularité et une expérience dont ne peut se prévaloir
l’Etat islamique.
A l’opposé en effet, le calife de Daech a adopté une attitude plus impatiente en demandant
presque systématiquement une allégeance formelle à sa personne.74
Et quand il n’obtenait pas ce
qu’il voulait, le calife n’hésitait pas à faire parler la violence pour s’assurer la fidélité des chefs de
tribus75
, oubliant la prudence que déjà son prédécesseur avait négligée : braquer les populations
sunnites contribua au "Réveil d'al-Anbar" dont nous avons déjà parlé. C’est d’ailleurs l’une des
critiques que lui adresse al-Zawahiri : « Faire prononcer des serments d'allégeance par la force, ce
qu’ont permis certains chefs spirituels, n’est pas notre manière de faire les choses.76
» Encore une
fois, si le pari de Daech semblait judicieux quand la dynamique lui était favorable, il tend
aujourd’hui à radicaliser les positions et à rendre celle de Daech presque intenable. Sa seule issue
pour survivre, selon Gérard Chaliand, est de se radicaliser encore plus. Cette fuite en avant pourrait
finalement avoir un effet inattendu sur l’image d’Al-Qaïda : alors qu’on pensait l’organisation
ringardisée par Daech, Al-Qaïda pourrait au contraire se refaire une virginité aux yeux du monde en
apparaissant comme un acteur beaucoup plus modéré que son frère ennemi. Alors que le dialogue est
impossible avec Daech, les filiales d’Al-Qaïda constituent de fait des acteurs importants des grandes
zones de conflits dans le monde et pourraient devenir des interlocuteurs, sinon privilégiés, du moins
à prendre en compte dans la résolution des crises (grande popularité d’Al-Nosra en Syrie, des soldats
qaïdistes au Yémen…). Néanmoins, le pire n’est pas certain et pour l’instant, les Etats continuent de
voir en Al-Qaïda, malgré ses tentatives pour adoucir son image, un ennemi majeur à abattre : par
exemple, le Front al-Nosra n’était pas inclus dans l’accord de cessez-le-feu conclu en Syrie en
septembre 2016, laissant la possibilité aux Russes et aux Américains de les bombarder77
. Car il ne
73
« Le chef d’Al-Qaïda s’en prend à nouveau à Daech », I24News, 06 octobre 2015
http://www.i24news.tv/fr/actu/international/moyen-orient/88121-151006-le-chef-d-al-qaida-s-en-prend-a-nouveau-a-
daech
74
Précisons néanmoins qu’au tout début du Califat, al-Baghdadi avait adopté une politique beaucoup plus souple envers
les chefs des tribus sunnites d’Irak mais il a vite abandonné cette stratégie.
75
« Irak : 200 membres d’une tribu massacrés par les djihadistes de Daech » LCI, 03/11/2014
http://www.lci.fr/international/irak-200-membres-dune-tribu-massacres-par-les-djihadistes-de-daech-1562771.html
76
« Le chef d’Al-Qaïda s’en prend à nouveau à Daech », I24News, 06 octobre 2015
http://www.i24news.tv/fr/actu/international/moyen-orient/88121-151006-le-chef-d-al-qaida-s-en-prend-a-nouveau-a-
daech
77
ZERROUKY Madjid, « Syrie : l’ex-Front al-Nosra, pierre d’achoppement des tentatives de trêves », Le Monde,
21/09/2016 http://www.lemonde.fr/djihad-online/article/2016/09/21/l-ex-front-al-nosra-pierre-d-achoppement-des-
tentatives-de-treves-en-syrie_5001420_4864102.html
33
33
faut pas se tromper ; si Al-Qaïda peut aujourd’hui sembler moins meurtrier en comparaison de
Daech, ne pensons pas pour autant que l’organisation dilue son idéologie en même temps qu’elle
s’étend. Sa nuisance et son idéologie perdurent avec le temps : al-Zawahiri a envoyé par exemple
une lettre au leader d’Ahrar al-Cham pour lui rappeler que ce n’est pas aux Syriens de choisir leur
régime comme il l’avait laissé supposer, et qu’Al-Qaïda ne doit pas avoir d’autres objectif que
l’extension du salafisme en Syrie78
.
Néanmoins, si la concurrence de Daech pourrait paradoxalement lui servir à renvoyer une
image plus modérée comme nous venons de l’évoquer, il n’est pas sûr que cette possibilité plaise
totalement aux dirigeants d’Al-Qaida qui continuent de se présenter comme intransigeants dans leur
djihad : ceux-ci prônent toujours une stratégie de rupture avec l’Occident, et il est fort probable
qu’une fois la concurrence de Daech éliminée ou au moins réduite, Al-Qaïda veuille de nouveau
frapper un grand coup en Occident pour marquer son retour au premier plan. Il est donc impossible
d’envisager aujourd’hui une atténuation des objectifs internationaux d’Al-Qaïda ou de sa volonté de
nuire.
2) Malheur au vaincu !
Dans la guerre par procuration pour le leadership du djihad que se livrent Al-Qaïda et Daech,
ce dernier semblait avoir pris une avance suffisante pour renvoyer Al-Qaïda dans les cordes. Cette
image a d’ailleurs été majoritairement diffusée dans les médias français sans grande nuance :
pourtant, l’armée française est directement en guerre contre des groupes affiliés à Al-Qaïda au Sahel
et continue de subir des pertes causées par AQMI 79
tandis que l’organisation terroriste a bien sûr
frappé notre sol avec une grande violence en 2015. En outre, la plupart des terroristes continuent de
passer par des camps d’entraînements au Waziristan et d’en revenir formés pour passer à l’acte en
Europe comme ce fut le cas pour Mohammed Merah, prouvant encore s’il le fallait que la relation
Al-Qaïda/Talibans constitue l’un des principaux facteurs de risque pour la sécurité du monde. Enfin,
Abou Moussab al-Souri, qui considère l’Europe comme le ventre mou de l’Occident et donc comme
une cible idéale à frapper pour étendre le chaos,80
est l’un des penseurs les plus importants de la doxa
d’Al-Qaïda : il est ainsi fort probable que sa logique continue d’inspirer à l’avenir d’autres actions
contre l’Occident. Il est donc urgent de ne pas oublier qu’Al-Qaïda constitue un ennemi terriblement
dangereux qui identifie bien l’Occident comme l’acteur numéro un à abattre. Nous ferions bien de
78
« Answering the Threats Posed by the Islamic State » International Crisis Group, 14/03/2016
https://www.crisisgroup.org/global/answering-threats-posed-islamic-state
79
« Mort d'un militaire français, tué par l'explosion d'une mine au Mali », Huffington Post, 05/11/2016
80
KEPEL Gilles, Terreur dans l’Hexagone, 2015 p.51
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Mémoire Conflits 2017 - Al Qaïda : résilience et réaffirmation d'une institution djihadiste

  • 1. Mémoire Conflits 2017 Al-Qaïda : résilience et réaffirmation d’une institution djihadiste Christophe AUGIER Pierrick LANGLOIS Louis-Marie MASFAYON
  • 2. 1 1 Introduction Al-Qaïda possède dans la doxa traditionnelle l’image d’une organisation globale et mondiale dont l’épithète « nébuleuse », souvent accolée à sa description, traduit bien l’aspect opaque et déterritorialisé qui lui serait propre. La plupart des experts ont donc beau jeu d’opposer à ce sujet un groupe (Al-Qaïda) prônant un djihad global et un groupe (Daech) qui cherche à instaurer un califat sur un territoire précis et sanctifié : le Cham. L’un aurait réussi (Daech) quand l’autre serait voué à disparaître (Al-Qaïda), incapable de concurrencer la puissance symbolique de son concurrent et la légitimité étatique que lui a conféré l’instauration de son califat 2.0. Pourtant, si cette dernière différence a pu être vraie dans le passé et l’est encore aujourd’hui par de nombreux aspects, Al- Qaïda a survécu bon gré mal gré et reste une référence dans le monde du djihadisme, qui n’attend que son heure pour reprendre son leadership en alliant polymorphisme, pragmatisme voire opportunisme. Al-Qaïda a su transformer une situation critique en nouvelle donne : alors que Daech rentre dans une phase d’attrition (qu’il ne faudra pas prendre nécessairement pour définitive), Al- Qaïda semble de nouveau se propager partout, grâce notamment à ses filiales. Mais une question demeure : comment l’organisation a-t-elle pu retourner une situation qui semblait si compromise au sortir des années 2000 ? Il faut d’abord comprendre ce qui fait sa spécificité afin d’expliquer une telle résilience alors que Daech semblait posséder la légitimité et la vigueur d’une organisation purifiée doctrinalement parlant et sûre d’elle-même. Sans faire de prospective, on peut tout de même penser qu’une fois Daech vaincu militairement, ce qui n’est pas encore admis à court terme, l’attrait pour un djihad local et immédiat aura peut-être fait long feu et que ses épigones chercheront de nouveau à frapper un peu partout sans véritable agenda politique. De son côté, Al-Qaïda paraît nettement plus adaptable aux situations locales alors que la rigidité étatique du territoire de Daech, autrefois sa force, l’expose aujourd’hui à une guerre en bonne et due forme contre la coalition internationale, comme le fit le territoire afghan pour Al-Qaïda. Plus généralement, la confrontation Daech/Al-Qaïda doit de toute façon nous enjoindre à éviter tout constat définitif. Aucune situation n’est immuable : une vérité aujourd’hui peut valoir erreur demain et un avantage actuel peut constituer votre plus sûr talon d’Achille dans le futur. D’ailleurs, la mondialisation de l’islamisme, prophétisée par Olivier Roy,1 confirme encore une fois que dans le domaine djihadiste comme dans la guerre économique, les règles de la concurrence 1 ROY Olivier, L’Islam mondialisé, 2004
  • 3. 2 2 s’appliquent aussi : ce sera à celui qui saura prendre le plus de risques, profiter des opportunités locales ou macroéconomiques, et qui parviendra à capter les parts du marché, ici le terrorisme islamiste, afin de s’affirmer comme le leader du djihadisme mondial. Face à l’échec de Daech, son frère aîné pourrait alors retrouver la place qui était la sienne comme institution djihadiste indépassable et montrer que sa stratégie déployée sur du temps long reste indépassée. Car l’organisation d’al-Zawahiri semble avoir retrouvé un créneau porteur et capable de mobiliser de nouveau. Si nous devons être prudents face à une situation aussi compliquée, nous nous devons néanmoins d’être attentifs aux tendances lourdes et aux évènements annonciateurs : d’ailleurs le constat du retour d’Al-Qaïda a déjà été fait, par exemple en 2007.2 Les raisons évoquées à l’époque sont toujours justes aujourd’hui et se sont même renforcées : une présence au Waziristan que l’Etat pakistanais n’arrive pas ou ne veut pas éradiquer, une alliance avec des Talibans toujours aussi dangereux et résilients, des financements occultes qui lui arrivent toujours, l’héritage d’Oussama ben Laden lourd à assumer mais irremplaçable, même pour Daech, des métastases en Afrique, en Asie… De là à dire qu’Al-Qaïda pourrait sortir paradoxalement renforcée de l’épisode Daech, il nous faudra plus de temps pour le confirmer mais l’hypothèse est intéressante : en laissant Daech prendre tous les coups, l’organisation d’Oussama ben Laden a pu prospérer à nouveau. Nous étudierons dans un premier temps la complexe émergence d’Al-Qaïda (I) qui fit de sa double identité, défense du local/extension au global, une marque de fabrique projetable et rétractable à volonté selon les besoins de sa propagande. Ensuite, nous nous interrogerons sur la perspicacité de la politique de labélisation menée par Al-Qaïda (II) comme alternative au djihad territorialisé de Daech et à son propre déclin. Enfin, nous tenterons de montrer que la stratégie du temps long proférée par Al-Qaïda (III) apparait comme un pari bien moins risqué que celui de Daech et peut être donc en passe d’être gagné par elle, ce qui nous amènerait ainsi à postuler une réaffirmation à moyen terme de l’institution djihadiste Al-Qaïda. 2 HOFFMAN B. « Remember Al-Qaeda? They’re baaack », Los Angeles Times, 20/02/2007
  • 4. 3 3 Partie I : La nébuleuse du chaos Al-Qaïda : une base introuvable ?1) Véritable mythe du XXIème siècle, Al-Qaïda est un serpent de mer qui semble toujours capable de surprendre ses contempteurs qui le disent à tour de rôle de retour, en perdition ou bien en retard d’une guerre, d’une stratégie. Le président Barack Obama dira par exemple le 23 mai 2013 dans un discours célèbre à l’Université de la Défense nationale qu’« Al-Qaïda au Pakistan et en Afghanistan est sur le point d’être défait » sans que l’on sache très bien si cela reste une vaine tentative de prophétie autoréalisatrice ou le constat accablant que les Etats-Unis ne peuvent faire plus dans la lutte antiterroriste débutée en 20013 . Al-Qaïda semble même cultiver cette opacité qui lui permet de maintenir le mystère quant à son état réel et donc quant à sa réelle capacité de nuisance. La nébuleuse Al-Qaïda, puisqu’il faut bien l’appeler ainsi, est donc difficile à cerner, autrement que par les éléments que l’organisation nous laisse voir d’elle. Néanmoins, l’analyse historique et doctrinale de son évolution nous permettra d’en faire ressortir les tendances lourdes qui conditionnent si ce n’est sa stratégie globale, du moins son identité et son ADN profond. Partons néanmoins d’une première interrogation : quelle identité pour Al-Qaïda ? Le terme d’Al-Qaïda reste lui-même flou et implique déjà une ambiguïté, un problème de définition. Ce terme qualifie-t-il la maison mère djihadiste, une identité religieuse4 ou s’agit-il plus simplement et plus prosaïquement, de la traduction arabe pour les termes de « base de données » ? C’est cette dernière hypothèse qui est la plus communément admise. En 1983, le chef d’origine palestinienne Abdullah Azzam et son élève saoudien Oussama ben Laden créent le Maktab al Khadamat pour lutter contre l’envahisseur soviétique : cette organisation a pour but d’organiser la propagande et de recevoir les dons provenant d’Occident et de nombreux donateurs du Moyen-Orient.5 Mais elle a surtout pour objectif d’orienter les volontaires venus principalement des pays arabes et désirant lutter contre l’envahisseur soviétique. Peu à peu, l’organisation se transforme en plateforme logistique chargée d’accueillir, entraîner et rediriger vers les lieux de combats les moudjahidines. Les multiples profils de ces combattants rendront nécessaire, pour des questions logistiques évidentes, la création d’une 3 SHIBKMAN Paul, « Obama : Global war on terror is over », US News, 23/05/2013. Précisons néanmoins qu’il s’agit d’un changement de stratégie proposé par le président américain. L’objectif est surtout d’éviter d’apposer une lecture trop interventionniste à cette guerre contre le terrorisme, erreur que fit Bush et qui contribua à braquer les populations musulmanes qui reprochaient aux Etats-Unis de cacher derrière cette guerre contre le terrorisme une guerre pour leurs seuls intérêts. http://www.usnews.com/news/articles/2013/05/23/obama-global-war-on-terror-is-over 4 C’est l’une des hypothèses avancées par Gilles Kepel dans Al-Qaïda dans le texte, 2005 : le terme d’Al-Qaïda dériverait d’un des objectifs de l’organisation, celui d’établir une « base fondamentaliste au cœur du monde musulman. » 5 MONIQUET Claude, Djihad : d’Al-Qaïda à l’Etat islamique : combattre et comprendre, 2016, p.122
  • 5. 4 4 base de données permettant de connaître clairement les effectifs dont les chefs du djihad afghan disposent. Si cette première version d’Al-Qaïda est évidemment fortement territorialisée en Afghanistan, il en sera tout autrement de sa version améliorée qui prendra le nom d’Al-Qaïda par la suite. En effet, dès 1988, c’est-à-dire avant la fin du conflit avec l’URSS, une réunion entre Abdallah Azzam, Oussama ben Laden, Zayman al-Zawahiri et Mohammed Atef tente de définir en quoi consistera l‘avenir du combat une fois la guerre terminée : tous vont s’accorder pour créer une organisation à partir de celle déjà existante afin de poursuivre le djihad et le faire déborder du seul cadre afghan. S’il est difficile de savoir précisément si une stratégie claire est définitivement établie au sortir de cette période, on sait néanmoins que c’est à partir de ce moment-là qu’émerge petit à petit la volonté de frapper, au moins dans le futur, une cible idéale, parfaitement représentative de l’ennemi à abattre et substitut parfait à l’ancien grand ennemi soviétique : les Etats-Unis. Le constat de ces chefs est effectivement assez limpide et se renforcera au fil des années : il n’est pas utile de lutter contre les gouvernements locaux si ces derniers sont soutenus par les Etats-Unis. D’ailleurs, l’histoire confirmera l’acuité de leur méfiance initiale : suite à la férocité de la répression en Egypte, en Tunisie et même en Arabie Saoudite6 , le terrorisme islamiste a perdu énormément d’hommes qui s’étaient battus en Afghanistan et qui sont retournés dans leur pays d’origine ensuite. Dans les années 90, les cellules de contre-terrorisme des « gouvernements impies » sont particulièrement efficaces pour traquer et éradiquer les islamistes revenus d’Afghanistan avec la ferme intention de perpétuer le djihad : le cas du GIA, poussé de plus en plus vers la Kabylie après « les années de plomb » par une répression très sanglante, est à ce titre significatif. La stratégie choisie dès la fin des années 80 contenait donc déjà en germe la globalisation et la délocalisation du combat. Il fallait aller exporter le djihad vers l’ennemi lointain pour couper les soutiens des régimes impies, plus facilement attaquables ensuite. Néanmoins, cette stratégie de diffusion ne deviendra pleinement opératoire qu’à la mort d’Azzam, en novembre 1989. Ce dernier, palestinien de naissance, n’avait en effet pas oublié sa terre natale et donc, la lutte contre Israël ; son agenda était encore de fait, fortement territorial voire politique : il souhaitait avant tout libérer la Palestine de « l’occupant juif ». Sa mort supprimera les dernières réticences : entre 1992 et 1996, les anciens d’Afghanistan sont envoyés en Bosnie, en Egypte et en Algérie. On le voit donc, le terme de base ne désigne pas en premier lieu un espace géographique délimité, mais porte bien au contraire en lui le germe d’un groupe mondialisé, presque sans attache territoriale : les combattants arabes viennent en effet de multiples horizons confirmant ainsi l’idée d’une vaste organisation aux 6 STEINBERG Guido, Al-Qaïda 2011, 2011
  • 6. 5 5 ramifications planétaires. C’est d’ailleurs cette internationalisation des moudjahidines qui avait entraîné une première rupture entre Azzam et Oussama ben Laden.7 Cette orientation vers la globalisation est définitivement exprimée par l’une des fatwas les plus importantes dans l’univers du djihadisme publiée en 1998. Dans l’Appel au djihad pour la libération des Lieux saints musulmans, le Front islamique mondial pour le djihad contre les Juifs et les croisés, qui rassemble divers leaders islamistes, confirme bien que les Etats-Unis sont la menace numéro un pour tout le monde musulman et qu’ils doivent donc constituer la cible privilégiée de ses attaques. Il est à noter que ben Laden est le seul à ne signer ce manifeste qu’à titre individuel et non au nom de son groupe Al-Qaïda alors qu’al-Zawahiri, par exemple, s’y présente comme chef du Jihad Islamique égyptien. Cette prudence est sans doute due à la volonté d’Oussama ben Laden de ne pas encore laisser apparaître son groupe au grand jour : cette relative discrétion lui permettra d’ailleurs de passer sous les radars des Américains et de commettre deux attentats dès août 1998 contre les ambassades américaines de Tanzanie et du Kenya. Pour appuyer encore cette absolue nécessité d’agir en premier lieu contre l’ennemi lointain, le théoricien al-Zawahiri y affirme même que « la lutte pour l’établissement d’un Etat islamique ne peut se mener localement.8 » On ne peut être plus clair : les objectifs des groupes djihadistes doivent déjà se tourner ailleurs afin de viser d’abord les intérêts des Etats-Unis et d’Israël avant de penser pouvoir agir localement sur les régimes corrompus musulmans. D’ailleurs, en dressant un parallèle avec les guerres menées par les Arabes contre l’empire sassanide qui ne furent que des répétions de la grande guerre menée contre Byzance9 , les leaders d’Al-Qaïda rappellent souvent de la même manière, que la guerre d’Afghanistan ne fut qu’une première étape et qu’elle doit se poursuivre contre le véritable ennemi américain : « What happened in Afghanistan is only one battle. The war is still going on and the victory is leaning towards the Army of Allah. »10 En résumé, il s’agissait non plus d’établir un unique théâtre opérationnel, comme durant la guerre afghano-soviétique, mais un théâtre global. Cette stratégie sera confirmée, de manière voulue ou forcée, après l’intervention américaine : éviter d’avoir une base officielle pour ne pas offrir une cible trop aisée à frapper deviendra la condition de survie du groupe. Les leaders actuels d’Al-Qaïda ont en effet gardé un souvenir cuisant de leur chasse à l’homme dans les caves afghanes de Tora 7 KEPEL Gilles, HEGGHAMMER Thomas, Al-Qaïda dans le texte, 2005, p.129 8 A. ABDERRAHIM Kader, Daech : Histoire, enjeux et pratique de l’Etat islamique, 2010, p.73 9 KEPEL Gilles, Fitna. Guerre au cœur de l’islam, 2004 10 AL ADEL Sayf, « Al quaeda advice’s for mujahideen in Iraq : Lessons Learned in Afghanistan », 2003, cité par Intelcenter, https://intelcenter.com/Qaeda-Guerrilla-Iraq-v1-0.pdf
  • 7. 6 6 Bora. A ce titre, peut-être qu’Al-Qaïda a pu être plus raisonnable que Daech et sa tactique plus payante : aujourd’hui, c’est bien Daech qui connait à son tour une attrition de sa base. Daech : un califat hic et nunc2) Néanmoins, il ne faut pas faire d’Oussama ben Laden ou d’al-Zawahiri les chantres d’un djihad sans territoire, sans base justement. Pour les théoriciens islamistes, l’importance du sanctuaire est essentielle et ces derniers réfléchissent surtout en tacticiens : il faut, pour mener les opérations, un réduit, un sanctuaire d’où les soldats puisent se terrer une fois les attaques menées et la répression occidentale commencée. Zawahiri ne dira d’ailleurs pas autre chose dans un de ses discours prononcé en 2002 et justement intitulé L’importance de l’Afghanistan pour la révolution islamique : « Un mouvement de jihad se doit de posséder une zone qui agirait comme une couveuse où ses germes pourraient grandir et où il pourrait acquérir une expérience pratique du combat, de la politique et de l’organisation.11 » Le futur leader d’Al-Qaïda fait donc de l’Afghanistan le lieu du djihad par excellence où s’affrontent clairement et sans équivoque deux camps opposés : « En Afghanistan les choses étaient parfaitement claires ; une nation musulmane menant le jihad sous la bannière de l’islam, un agresseur infidèle soutenu par un régime corrompu et apostat. » Néanmoins, al-Zawahiri rappellera dans le même texte que « ce jihad constituait un entraînement d’une très grande importance pour préparer les moudjahidin à mener la bataille tant attendue contre la superpuissance qui exerce à présent sa domination sur le globe, les Etats-Unis.12 » Encore et toujours ce double mouvement. Ces divers propos, qui illustrent en quelque sorte la genèse du groupe terroriste, confirment une dualité qui n’aura de cesse de se renforcer au fil des ans et sur laquelle les leaders d’Al-Qaïda joueront à tour de rôle pour se faire successivement discrets ou au contraire plus offensifs : premièrement, le côté « born global » de l’organisation, c’est-à-dire son appétence presque originelle pour exporter le djihad ; deuxièmement, le côté local qui transparaît dans son acte fondateur afghan. La phrase d’al-Zawahiri citée plus haut transpire d’ailleurs presque la nostalgie envers une époque où les combattants pouvaient nouer des liens indissolubles, faisant d’eux des frères d’armes pour l’éternité. En effet, al-Zawahiri rappelle que ce djihad « a également donné naissance aux jeunes moudjahidin arabes, pakistanais, turcs et d’Asie centrale et de l’Est une excellente opportunité de se connaître sur le terrain du jihad afghan. Ils sont devenus frères d’armes contre les ennemis de 11 CHALIAND Gérard, Histoire du terrorisme de l’Antiquité à Daech, 2015, p.790 12 Ibid, p.792
  • 8. 7 7 l’islam. De cette manière, les jeunes moudjahidin et les mouvements de jihad ont appris à se connaître intimement, ont échangé des connaissances et compris les problèmes de leurs frères.13 » On le voit, al-Zawahiri évoque avec grandiloquence cette terre afghane, pourtant dénuée de symboliques islamiques : cette attitude, que l’on comprend bien sûr au vu des raisons historiques, est très différente de la stratégie de l’Etat islamique qui choisira en contrepoint la terre du Cham de Syrie et d’Irak pour établir son djihad, adoptant ainsi une posture eschatologique beaucoup plus évidente et donc plus à même de séduire les apprentis djihadistes du monde entier. Arrêtons-nous sur cette distinction, et plus généralement sur l’émergence de Daech qui nous permettra en creux de préciser le profil de l’organisation mère. Daech, en effet, ne sort pas de nulle part et il était normal que cette double identité présente chez le frère aîné se transmette en quelque sorte au dernier né : on le voit aujourd’hui avec les attentats en Europe menés par l’Etat islamique et ses discours sur la nécessité d’étendre le djihad chez les « koufars ». Néanmoins, l’ancêtre de Daech a beaucoup plus de différences que de proximité avec Al-Qaïda central et une certaine continuité dans la réflexion stratégique. Le parcours de son créateur, Abou Moussab al-Zarqaoui, est à ce titre très révélateur : né en Jordanie, ayant grandi dans la délinquance, il part combattre en Afghanistan à la fin des années 80. Très vite, il tisse un réseau avec d’anciens combattants, et avec des groupes pakistanais salafistes. Revenu en Jordanie, il y est arrêté pour tentative d’attentat avant d’être libéré en 1999. De cet épisode carcéral, il gardera une haine tenace contre la dynastie hachémite. Il rencontre Oussama ben Laden une première fois mais le caractère des deux hommes les oppose presque frontalement, poussant Zarqaoui à créer de son côté un groupe djihadiste, Tawhid wal-Djihad, en Afghanistan d’abord, en Iran ensuite, puis au Kurdistan irakien, en Syrie enfin. Zarqaoui refusera une première fois de prêter allégeance à Al-Qaïda. Par souci d’indépendance, par jalousie ou par refus d’adhérer à une stratégie qu’il trouve trop globale, trop désincarnée ? On ne peut réellement le savoir. L’invasion américaine de 2003 lui donnera cependant l’occasion de revenir en Irak pour se joindre à la résistance des anciens baathistes et des tribus sunnites et déclencher un nouveau djihad. Les résultats dévastateurs de son action contre les Américains et la popularité qu’il y gagne pousseront Al-Qaïda à se rapprocher de nouveau de lui. Et en octobre 2004, ce dernier prêtera finalement allégeance à Oussama ben Laden, qui l’acceptera en décembre. Il est difficile de comprendre pourquoi al-Zarqaoui a fait en 2004 ce qu’il refusait de faire quatre ans auparavant. Est-ce qu’Al-Qaïda lui a donné carte blanche pour mener le combat ? L’organisation a sans doute compris qu’elle ne pouvait se passer d’un tel acteur et que son action pourrait permettre d’infliger des dégâts considérables aux Etats-Unis et les embourber sur un 13 Ibid
  • 9. 8 8 territoire comme s’étaient embourbés les soviétiques en Afghanistan. Toujours est-il qu’al-Zarqaoui est pleinement intégré à l’organisation puisqu’il est nommé chef des opérations. Son groupe devient Al-Qaïda dans le pays des deux fleuves puis Al-Qaïda en Irak. Les chefs d’Al-Qaïda avaient vu juste : l’ultraviolence d’al-Zarqaoui terrorise les soldats américains, qui ont à déplorer les nombreux attentats aux IED, et fragilise la sécurité du pays et donc tout projet de reconstruction, en même temps qu’elle radicalise les camps en présence. Même les défaites, comme la reprise de Falloujah en 2004 par les troupes américaines, aboutissent à une propagande qui magnifient les martyrs d’Al- Qaïda en Irak et n’entament donc en rien son influence. D’ailleurs, la relation entre ben-Laden et al-Zarqaoui semble en apparence s’améliorer. De collaboration prudente au départ, la relation entre les deux hommes devient par la suite une alliance fructueuse et célébrée : Oussama ben Laden qualifie Zarqaoui de « noble frère » et appelle à « l’unification des groupes djihadistes sous la bannière unique reconnaissant Al-Zarqaoui comme émir d’Al-Qaïda en Irak. » 14 L’immense succès d’al-Zarqaoui a été d’avoir radicalisé les sunnites et d’avoir transformé la bataille supposée pour la démocratie en lutte confessionnelle, sans espoir de rémission. Enfin, et surtout, al-Zarqaoui a préparé le terrain pour la continuité de la lutte en Syrie : en prônant une approche apocalyptique en vue d’un combat final qui serait tout proche sur la terre du Cham, il a laissé la voie toute tracée pour la suite du combat. Dans le monde djihadiste, il a rendu la possibilité d’un dénouement proche réalisable, le rêve d’une victoire finale en vue, atteignable. Le calife al-Baghdadi n’aura aucun mal à s’en souvenir en 2013. Néanmoins, les succès du chef jordanien n’ont pas atténué les tensions qui existaient entre son approche et celle d’Al-Qaïda centrale. Ces différences originelles deviendront des différends irréconciliables en 2013 et aboutiront à la scission entre Al-Qaïda et l’Etat islamique. Les reproches sont en effet nombreux d’un côté comme de l’autre : Al-Qaïda reproche à al-Zarqaoui ses attentats aveugles, notamment contre les chiites, ses décapitations sans distinction qui pourraient nuire à la popularité du projet djihadiste mondial à long terme et qui détournent du vrai combat à mener contre les mécréants « juifs et croisés ». En 2005, al-Zawahiri rappelle même à Zarqaoui qu’ils sont « dans une bataille et que plus de la moitié de cette bataille se déroule dans le champ des médias. » Autrement dit : la cause djihadiste ne peut se perdre en propagande. Daech retiendra plutôt l’idée du verre à moitié plein : le djihad médiatique est déjà la moitié du combat.15 Ces attentats aveugles vont faire perdre à l'organisation Al-Qaida en Irak bon nombre de ses soutiens parmi la population qui la voyait tout d'abord comme une force résistante à l'occupation américaine. De nombreux chefs tribaux irakiens se rallieront au gouvernement pour lutter contre les groupes terroristes et ainsi constituer une 14 WEISS Michael, HASSAN Hassan, EI, au cœur de l’armée de la terreur, 2015, p.72 15 THOMPSON David, Les Français jihadistes, 2014
  • 10. 9 9 faction appelée "Réveil d'al-Anbar", du nom de la province où était principalement actif le groupe de Zarqaoui. Ce sera le mouvement de la Shawa.16 Zarqaoui reproche de son côté au groupe son manque d’engagement contre les chiites, lui qui n’aura de cesse de réactiver la fitna entre sunnites et chiites : « Quiconque observe attentivement et scrute profondément comprendra que le chiisme est un péril imminent et un réel défi. »17 Cette critique constituera l’un des casus belli récurrents entre les deux groupes.18 On le voit bien : premièrement, la mort de Zarqaoui en 2006 est donc venue seulement remettre à plus tard une scission qui semblait déjà presque certaine à l’origine. Deuxièmement, al-Zarqaoui semblait déjà avoir ringardisé Al-Qaïda centrale comme on le dira plus tard de Daech vis-à-vis de l’organisation mère. En pratiquant systématiquement l’ultraviolence, le chef jordanien savait que cette dernière aurait un double écho en Occident : d’abord chez les ennemis d’Al-Qaïda qui en seraient terrorisés. Mais également chez ceux que cette violence pourrait fasciner et attirer : délinquants, apprentis djihadistes en Occident ou ailleurs… Zarqaoui saura utiliser les médias sociaux et la propagande à son compte comme caisse de résonnance à peu de frais. L’effet escompté sera d’ailleurs atteint assez rapidement : dès 2003, les médias occidentaux propagent l’image d’un terroriste introuvable, intouchable, inatteignable mais finalement partout. En d’autres termes, al-Zarqaoui concentrait en sa personne toute la mythologie démoniaque que l’on prête à la « nébuleuse Al-Qaïda ». Cette mythification jouera exactement le même rôle en 2013 lorsque les médias occidentaux reprendront sans les vérifier les chiffres utilisés par al-Baghdadi sur le nombre de combattants venus rejoindre son proto-état, contribuant ainsi à autoréaliser sa prophétie.19 Contenue dès le début de leur relation, la différence entre Al-Qaïda en Irak, futur Etat islamique, et Al-Qaïda centrale n’aura de cesse de s’accentuer au fil des ans. On a fait de leur différence de stratégie une différence uniquement de degré et d’agenda : les deux désirent en effet l’instauration d’un califat mondial et divergeraient seulement sur les moyens d’y parvenir. Pourtant, cette distinction est beaucoup plus importante qu’on peut le croire puisqu’elle est en fait presque de nature : Al-Qaïda n’a que très rarement cru possible l’instauration immédiate d’un califat pur doctrinalement parlant dans un territoire arabe musulman, en raison notamment de l’influence néfaste que les Etats-Unis exercent sur cette partie du monde. Alors qu’Al-Qaïda prône une stratégie 16 WEISS Michael, HASSAN Hassan, EI, au cœur de l’armée de la terreur, 2015, p.115 17 Ibid, p.64 18 FOCRAUD Arnaud, « Le chef d’Al-Qaïda s’agace contre Daech », Europe1, 06/01/2017. Abou Bakr al-Baghdadi ne cessera à son tour de dénoncer Al-Qaïda pour son attitude envers les chiites. Il faut noter qu’Al-Qaïda reste en effet assez modéré dans sa critique des chiites, et plus généralement de l’Iran. Peut-être qu’Al-Qaïda se sent, même inconsciemment, redevable de l’empire « safavide » qui l’avait accueilli sur son territoire à ses débuts. http://www.i24news.tv/fr/actu/international/moyen-orient/88121-151006-le-chef-d-al-qaida-s-en-prend-a-nouveau-a- daech 19 NAPOLEONI Loretta, L’Etat islamique, multinationale de la violence, 2014, p. 103-104
  • 11. 10 10 du temps long, puisque nul ne sait quand Allah donnera la victoire finale à ses armées, al-Baghdadi affirme que c’est ici et maintenant que se déroulera la grande confrontation avec l’ennemi devant aboutir à la victoire. Daech inverse donc littéralement la stratégie d’Al-Qaïda : plutôt que mobiliser les masses musulmanes pour créer un état islamique, il faut au contraire créer d’abord un état islamique qui par sa vitalité, mobilisera les masses musulmanes. Cette stratégie est assez pertinente : elle revient à affirmer que plus rien ne s’oppose à ce que les soldats d’Allah vainquent, si seulement ils en ont la ferme volonté. Elle laisse donc supposer que si les musulmans le veulent vraiment, ils peuvent prendre leur destin en main dès maintenant parce qu’un Etat leur permet déjà de se battre pour lui et pour Allah. Le territoire de l’Etat islamique rend en effet incarnée à proprement parler, l’idée de djihad telle qu’elle est formulée par la doctrine classique : un djihad de conquête quand le territoire est en expansion, ou un djihad défensif quand il est attaqué, et l’Oumma avec lui. Face au djihad global et peu quantifiable d’Al-Qaïda, il n’est pas étonnant que cette approche ait profondément séduit au début. Une même famille donc, mais deux caractères profondément différents : contrairement à Daech qui cherche d’abord à s’installer politiquement et géographiquement, Al-Qaïda a donc fait un autre pari ; celui de la continuité dans le chaos. La destruction créatrice3) Ayman al-Zawahiri a beau jeu d’affirmer que « le califat de Baghdadi est un califat d’explosions, de dommages et de destruction20 », il n’en reste pas moins que l’objectif global d’Al- Qaïda est bien également de faire trembler le système politique, religieux et social mondial. A moyen terme, il s’agit de faire tomber les régimes impies en mobilisant les masses musulmanes : tel est le but du djihad prôné par Al-Qaïda depuis les années 90. Aux yeux des théoriciens qaïdistes, ce djihad n’est possible, nous l’avons vu précédemment, qu’en partant d’un postulat de base : pour déstabiliser les potentats régnants sur les pays musulmans, il est primordial d’abattre ou au moins affaiblir en même temps leurs alliés inconditionnels américains. Ce retournement vers l’ennemi lointain est aussi un constat d’échec : Al-Qaïda voit bien que ses moudjahidines revenus dans leurs pays d’origines après la fin de la guerre d’Afghanistan, s’épuisent à mener des combats locaux contre des gouvernements fermement attachés à leur situation. Ils ne parviennent pas à instaurer un climat susceptible de mobiliser les masses musulmanes, et d’aboutir à une rupture. Pire, ils sont surpris par le degré de lassitude des populations musulmanes vis-à-vis des attentats et de la violence de cette guerre civile importée par leurs soins : cette lassitude s’exprimera parfois au sein même des groupes 20 « Le chef d’Al-Qaïda s’en prend à nouveau à Daech », I24News, 06 octobre 2015 http://www.i24news.tv/fr/actu/international/moyen-orient/88121-151006-le-chef-d-al-qaida-s-en-prend-a-nouveau-a- daech
  • 12. 11 11 islamistes ; en 1998, le GSPC se scinde de la GIA suite aux exécutions arbitraires du groupe terroriste algérien. Al-Qaïda décide donc de revenir à son intuition initiale : passer de l’ennemi proche (al ‘adu al qarib) à l’ennemi lointain (al ‘adu al ba’id)21 , provoquer les Etats-Unis pour provoquer en retour au Moyen-Orient et en Occident une situation intenable qui obligerait les pays occidentaux à intervenir militairement et les dictateurs à accentuer la répression envers leurs populations. Cette situation entraînerait à très long terme le monde dans un chaos général dont émergerait le califat. Les dirigeants d’Al-Qaïda savaient donc parfaitement que la menace qu’ils feraient peser directement sur les intérêts états-uniens (attentat contre les ambassades au Kenya et en Tanzanie, contre l’USS Cole en 2000, etc…) et israéliens, et non plus seulement sur les gouvernements musulmans, pourrait aboutir à une intervention américaine au Moyen-Orient. En 2001 encore, Oussama ben Laden était probablement tout à fait conscient que l’attentat contre les Tours jumelles aurait pour conséquence de précipiter son organisation et ses alliés dans un combat frontal avec les Etats-Unis : le chef djihadiste avait d’ailleurs intérêt à parier dessus afin de radicaliser le conflit et ne laisser d’autres choix aux musulmans que prendre les armes contre les « envahisseurs ». C’est bien en prévision de cette réaction qu’Oussama ben Laden et ses entrepreneurs du bâtiment public saoudiens firent construire dès les années 80 un réseau de tunnels pour pouvoir s’y terrer une fois attaqués.22 Dans un texte intitulé Lessons Learned in Afghanistan et déjà cité plus haut, l’ancien leader par intérim d’Al-Qaïda, Saif al Adel, rappelle d’ailleurs que ce choix a failli être totalement payant, puisque Al-Qaïda a longtemps pu se protéger des bombardements aériens. Il tend ainsi à atténuer l’efficacité de l’action américaine : « Any country which owns good air defense missiles with long range can defeat the United States of America a humiliating defeat, unless the latter uses weapons of mass destruction to decide the battle. The American forces do not have a single fighter who can advance and occupy the land, and air operations are useless unless there is the soldier who would advance to raise the flag on the liberated land. »23 On voit d’ailleurs que le constat fait ici est le même que firent certains experts qui reprochaient l’inefficacité d’une coalition internationale bombardant les positions de Daech sans déployer des soldats au sol. Néanmoins, si Al-Qaïda avait probablement prévu cette intervention en Afghanistan, elle a sans doute sous-estimé son intensité et au contraire surestimé la protection que lui offraient ses tunnels. Car l’organisation a été très 21 KEPEL Gilles, Terreur dans l’Hexagone, 2015 p.15 22 MONIQUET Claude, Djihad : d’Al-Qaïda à l’Etat islamique : combattre et comprendre, 2016, p.122 23 AL-ADEL Sayf, « Al quaeda advice’s for mujahideen in Iraq : Lessons Learned in Afghanistan », 2003, cité par Intelcenter, https://intelcenter.com/Qaeda-Guerrilla-Iraq-v1-0.pdf
  • 13. 12 12 durement touchée par les bombardements d’avions et de drones qui ont décimé ses leaders depuis 2001. Dans tous les cas, le chaos mondial est pleinement intégré au logiciel d’Al-Qaïda : le chaos est un processus créateur qui a besoin d’être en permanence soutenu et réactivé pour permettre l’émergence du califat. La différence d’approche entre Daech et Al-Qaïda a d’ailleurs pu être comparée à celle qui opposait Trotski et Staline, entre le tenant d’une révolution permanente et extensible au monde entier, et le tenant de la construction d’un Etat où la doctrine pourrait se déployer totalement.24 Cette comparaison nous permet en effet de comprendre que pour Al-Qaïda, la solution ne peut être de rentrer dans le système international en instituant un Etat, puisque ce système est de toute façon vicié. Daech comptait au contraire s’imposer dans ce nouvel ordre mondial et mettre les nations devant le fait accompli. Al-Qaïda voit le djihad comme un mouvement perpétuel qui doit se répandre en permanence sans perdre la pureté de son mouvement initial et de sa doctrine. C’est pourquoi Al-Qaïda est toujours resté méfiant envers tout engagement dans un processus politique, vécu comme une soumission aux lois humaines plutôt que divines : le leader égyptien critiquera vertement les Frères musulmans qui diluent leur message dans un discours politique. 25 C’est aussi ce qui explique pourquoi Al-Qaïda tente d’étendre ce chaos y compris au Moyen- Orient voire dans les lieux saints de l’Islam, c’est-à-dire en Arabie Saoudite, territoire où leurs gardiens wahhabites ont capté dans leur unique intérêt la défense de l’islam. Il ne faut pas oublier qu’Oussama ben Laden a gardé une rancune tenace contre la dynastie des Saoud. En 1990, il avait proposé ses services au sultan pour combattre Saddam Hussein qui venait d’envahir le Koweït. Mais l’Arabie Saoudite, craignant de voir une jeunesse radicalisée partir faire une nouvelle fois le djihad dans un pays proche et pouvant revenir ensuite sur son territoire, refusera son aide : elle préfèrera en appeler aux forces armées américaines ce qui sera perçu comme une trahison.26 Vexé, Oussama ben Laden quitte l’Arabie Saoudite pour aller au Soudan avant de se faire déchoir de sa nationalité saoudienne. A partir de ce moment émerge en lui la volonté d’afghaniser le Moyen-Orient, c’est-à- dire déstabiliser l’ensemble des pays musulmans, dont il considère les gouvernements comme des impies et des traîtres, même ceux qui se présentent comme purs. N’oublions pas non plus que la plupart des premiers théoriciens d’Al-Qaïda faisaient partie du « cercle des Egyptiens » : ces derniers ont quitté le pays suite à la vague de répression provoquée par l’assassinat du président Anouar al- Sadate en octobre 1981. Ils n’oublieront pas leur ressentiment vis-à-vis de leur terre d’origine. Enfin, 24 LACROIX Stéphane, « Al-Qaïda versus Daech : les différences et les similitudes », cité par Géopolis, 05/03/2015, http://geopolis.francetvinfo.fr/al-qaida-versus-daech-les-differences-et-les-similitudes-55255 25 AL-ZAWAHIRI, Ayman, La Moisson amère : Les soixante ans des Frères musulmans, 2005 26 KEPEL Gilles, Al-Qaïda dans le texte, 2005
  • 14. 13 13 ces Egyptiens savent, de par leur histoire personnelle, que même la réislamisation d’une société n’aboutit pas nécessairement à l’instauration d’un régime islamiste. Les printemps arabes, d’abord soutenus a posteriori par Al-Qaïda27 , leur en apportera la conviction la plus évidente : alors que ces mouvements ont pu faire croire, dans le monde musulman ou djihadiste, à la possible instauration de la charia par le biais politique, la chute de Mohammed Morsi en Egypte et la reprise en main du pays par l’armée sont venues au contraire confirmer l’idée d’Al-Qaïda selon laquelle la prise de pouvoir islamique ne peut se dérouler par les voies démocratiques : seule la force et le chaos peuvent y remédier. Cette stratégie est donc foncièrement apolitique, puisqu’en refusant tout dialogue démocratique, et toute prise de pouvoir par les élections, Al-Qaïda sort de fait du champ politique pour ne lui substituer que la négociation par les armes. En résumé, la concurrence de Daech et les printemps arabes ont pu nous faire croire que l’organisation djihadiste était définitivement ringardisée sur le plan doctrinal : par la rue arabe et démocratique d’un côté, par le souffle violent et profondément politique de Daech de l’autre. Il semblerait au contraire qu’Al-Qaïda sorte renforcée de cette période délicate grâce à une stratégie finalement efficace : ne pas avoir réellement de base territoriale mais plutôt mettre le chaos partout, pour n’être attaquable nulle part, seuls moyens de prendre le pouvoir durablement. Ainsi, si la double identité d’Al-Qaïda est à ce point apparente, elle deviendra encore plus opérante à partir du milieu des années 2000, quand l’organisation, harassée par la guerre qui lui est menée par la coalition internationale, se resserrera sur un territoire très circonscrit tout en procédant à un mouvement de décentralisation de sa cause vers des groupes locaux. En effet, le corpus idéologique d’Al-Qaïda ne l’empêche pas de faire preuve de pragmatisme et d’opportunisme. Cette stratégie, viable pour l’instant et fort efficace jusqu’à présent, doit cependant nous interroger sur la réalité des liens qui unissent les franchises à Al-Qaïda centrale : sont-ce de véritables convergences idéologiques ou simplement des alliances de circonstances ? Car il ne faut pas l’oublier : la première filiale d’Al- Qaïda a été également son premier échec. 27 « Al-Qaïda après les bouleversements arabes et la mort de Ben Laden », Center for Security Studies, 2011 http://www.css.ethz.ch/content/dam/ethz/special-interest/gess/cis/center-for-securities-studies/pdfs/CSS-Analysen-98- FR.pdf
  • 15. 14 14 Partie II : L’attrait du local 1) La labélisation comme alternative au déclin « Al-Qaïda fonctionne désormais comme un label, que cherchent à décrocher les groupes djihadistes28 » : la labélisation menée par Al-Qaïda au moins depuis dix ans est un lieu commun des études menées sur l’organisation terroriste. Si le terme de « label » lui-même recouvre seulement une partie de la réalité comme nous le verrons plus loin, il décrit pourtant bien le mouvement d’apposition a posteriori d’une marque terroriste sur un produit local djihadiste. Si la principale différence entre Al-Qaïda et Daech réside dans la volonté d’Al-Qaïda de mener un djihad mondial avant d’établir un Califat, une autre différence d’approche existe puisque Daech ne pratique pas non plus encore cette politique de déclinaison propre à la maison-mère. Ce djihad devenu à la fois local et global par le développement de filiales en Afrique et en Asie constitue aujourd’hui la principale cause de résilience de l’organisation qui, par son approche éclatée, peut s’appuyer sur un grand nombre de fidèles généralement bien ancrés localement. Ces derniers apprécient la certaine latitude que leur accorde Al-Qaïda centrale par opposition au commandement de Daech beaucoup plus intégré et vertical. Dans As Sahab, l’organe médiatique d’Al-Qaïda, al-Zawahiri a publié en 2013 les lignes directrices du djihad29 . Véritable guide pratique et texte de référence pour le comportement et la marche à suivre des filiales, al-Zawahiri y énonce les principes d’action pour chacune des filiales en activité : en Irak, en Algérie, dans la péninsule arabique, en Somalie, en Syrie et même en Israël où il prône la patience avec les dirigeants locaux. Il encourage également les musulmans du Caucase à s’élever contre la Russie, ceux du Turkestan oriental à lutter contre l’oppresseur chinois et tous les musulmans à « engager le Jihad contre ceux qui les oppriment », comme aux Philippines ou en Birmanie. La stratégie de labélisation est doublement bénéfique pour Al-Qaïda : d’un côté, elle ouvre plusieurs théâtres d’opérations ce qui lui permet d’établir une pluralité de foyers d’insurrection, bien plus difficiles à résorber pour les gouvernements qu’un seul théâtre clairement territorialisé. Cette approche lui garantit donc d’un point de vue militaire et organisationnel une plus grande sécurité. De plus, le nom seul d’Al-Qaïda continue de s’étendre un peu partout sans que la branche centrale ait besoin d’investir de l’argent ou des hommes. A l’inverse, les groupes locaux reprenant ce label savent qu’avec un tel étendard, leur combat se trouvera tout de suite plus médiatisé et comme légitimé. C’est donc un moyen efficace pour l’organisation de s’étendre à peu de frais dans plusieurs lieux stratégiques et de faire croire à une dynamique positive : les ralliements de combattants ou de 28 GUIDERE Mathieu, « Al-Qaida n'est pas morte », Le Point, 03/05/2012 http://www.lepoint.fr/monde/al-qaida-n-est- pas-morte-02-05-2012-1457445_24.phpl 29 AL-ZAWAHIRI Ayman, General Guidelines for Jihad, 2013
  • 16. 15 15 katibas se multiplient, apportant avec eux des armes, des moyens financiers, des territoires et surtout des alliances locales. Les préceptes d’al-Zawahiri sont clairs : ils rappellent une nouvelle fois que l’ennemi principal est irrémédiablement l’Amérique et ses alliés dans la coalition des « croisés et des Juifs », et il invite les musulmans à ne pas se mélanger aux chrétiens, Sikhs et Indus vivant en terre musulmane mais à apporter une « réponse appropriée » en cas de transgression de leur part. Surtout, il faut selon lui entretenir le djihad sur la durée en évitant les conflits ouverts et directs qui entraîneraient assurément la défaite pour Al-Qaïda. Il encourage donc pour les filiales, la mise en place d’accords avec les gouvernements locaux qui rendraient possible l’expression et la propagation des principes d’Al-Qaïda ; de même, de semblables accords devront être passés avec les leaders militaires ou locaux afin de prévoir le recrutement, la récupération de fonds et le gain de soutiens. Il est essentiel, selon al-Zawahiri de conclure le plus d’alliances de circonstance possibles car « la lutte sera longue et le Jihad a besoin de bases saines et conséquentes en termes d’hommes, de moyens financiers et d’expertise ». Mais pour mettre en place ces accords, il est essentiel, et al-Zawahiri en est évidemment conscient, d’être accepté, voire soutenu par les populations. Là encore, cette perception des populations oppose Al-Qaïda et l’Etat islamique. Si le second s’est imposé par une extrême violence, le premier ordonne à ses troupes d’épargner, dans la mesure du possible les « femmes et les enfants qui ne combattent pas, même si leur famille se battent contre Al-Qaïda ». Sous al-Zawahiri, l’organisation de ben Laden cultive son intégration dans les sociétés, tenant compte des allégeances tribales, quitte à marier ses leaders avec des filles de chefs de tribus30 pour bénéficier ensuite de la protection qui leur est due. N’oublions pas qu’al-Baghdadi avait au départ bien réussi à s’attirer la sympathie des tribus locales sunnites avant de rompre avec cette stratégie pour lui substituer de nouveau une politique de terreur, efficace à court terme, mais mortelle à plus longue échéance. Dans les faits, les territoires dans lesquels Al-Qaïda installe des franchises présentent des similitudes et des caractéristiques qui offrent à l’organisation un terreau où s’implanter et un vivier de nouvelles recrues. En effet, l’instabilité politique dans les pays musulmans ou à forte minorité musulmane comme l’Irak, en Libye, en Mauritanie, au Yémen se superpose à la stratégie du chaos prônée par Al-Qaïda et mentionnée en première partie, constituant un terrain propice pour le développement et l’enracinement des filiales. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les filiales les plus efficaces sont celles qui se trouvent dans des quasi Etats faillis ou en semi-état de guerre civile : d’une part, cela confirme qu’Al-Qaïda doit pour s’étendre bénéficier de circonstances particulières ; 30 BERGEN Peter, TIEDEMANN Katherine, Talibanistan: Negotiating the Borders Between Terror, Politics, and Religion, 2012, pp. 82 et 153
  • 17. 16 16 d’autre part, que si Al-Qaïda ne s’étend jamais aussi bien que dans le chaos, elle a bien du mal à se développer là où les Etats restent structurés et forts. Aujourd’hui, les filiales reconnues comme telles par Al-Qaïda centrale sont : Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), Al-Qaïda dans le sous-continent indien (AQSI), le Jabhat Fatah al-Cham (anciennement connu sous le nom de Front al-Nosra) et Al-Shabbaab en Somalie. En plus de ces filiales, Al-Qaïda a laissé se développer de nouveaux mouvements périphériques qui peuvent au gré des circonstances venir se greffer aux filiales reconnues : ainsi, depuis 2011 et les printemps arabes, un nouveau courant de pensée, Ansar al-Sharia31 ou « les défenseurs de la charia », se laisse exporter dans de nombreux pays. Cette tendance rassemble une multitude de petits groupes et inspire de nombreux groupuscules en Libye, en Egypte, en Tunisie, au Yémen… Sans s’affilier officiellement à Al-Qaïda, ces groupes répandent pourtant son idéologie tout en pratiquant l’art de la taqiya : puis, une fois bien implantés, ils font quelques temps après leur allégeance à l’organisation. On le voit : la galaxie des groupes djihadistes n’a jamais aussi bien porté son nom… Les principaux groupes armés islamistes sunnites, Cécile Marin, Le Monde diplomatique, avril 2015 Le principe d’action de la nébuleuse terroriste, essentiel à sa survie et matrice théorique supposée identique pour toute filiale, est donc de se greffer aux insurrections locales ou aux groupes locaux, de les encourager et d’y recruter des membres afin de pérenniser l’installation de 31 ZELIN Y. Aaron, « Pourquoi les djihadistes s'appellent tous Ansar al-charia », Slate Afrique, octobre 2012 http://www.slateafrique.com/95243/ansar-al-charia-le-guide-libye-maroc-tunisie-salafiste-djihadiste
  • 18. 17 17 l’organisation tout en attaquant de façon sporadique des symboles et des intérêts occidentaux. Au sud du Yémen, AQPA a pu tenter une approche un peu différente puisqu’en 2011, l’organisation, bien implantée dans cette région, avait pu instaurer dans la province d’Abyan, près d’Aden, son propre Emirat islamique et assurer les prérogatives d’un véritable Etat, notamment en matière de justice et de gestion des ressources, tout en continuant de servir de force d’appoint à la rébellion. L’expérience, néanmoins, fut de courte durée puisque l’armée yéménite, fortement aidée par les Etats-Unis, libéra la ville de Zinjibar, centre névralgique du conflit en juin 2012 et chassa AQPA de ses territoires. Le succès de la mise en place de cet Emirat fut donc bref et sa chute rapide mais ils accréditent les théories d’Oussama ben Laden et d’al-Zawahiri : il vaut mieux retourner à une stratégie de « guérilla » tout en cherchant le soutien des populations. Cependant, cet émirat aura au moins eu pour effet d’inquiéter Washington qui depuis, ne cesse de pilonner les bases d’AQPA, à grands renforts de drones32 . Mais les efforts mis en œuvre par les Américains n’ont pas empêché AQPA, aujourd’hui la filiale la plus importante et la plus intégrée localement, de devenir extrêmement dangereuse et de contrôler de nouveau une large partie du territoire sur la côte sud du Yémen entre avril 2015 et avril 2016. Toujours fidèle à cette volonté de transférer les compétences, Al-Qaïda centrale laisse à AQPA le soin de s’occuper de la publication de la revue de propagande Inspire, du recrutement et de la planification des attaques terroristes (c’est d’ailleurs elle qui revendiquera les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher en janvier 2015). Si AQPA est ainsi venue concrétiser en termes de guérilla et d’implantation locale les préceptes d’al-Zawahiri, les liens qui unissent les franchises à Al-Qaïda ne sont pas toujours aussi bons et peuvent même aboutir à de violentes ruptures. L’exemple le plus frappant est celui d’Al- Qaïda en Irak (AQI) dont la rupture a été mentionnée plus haut. La vision prônée dès la création de la branche irakienne d’Al-Qaïda par al-Zarqaoui et sa volonté de créer un Etat islamique viable, base concrète et dynamique d’un djihad global, ont rendu inévitable dès l’origine la scission qui engendra, plus tard, l’Etat islamique tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les succès de l’Etat islamique auxquels s’ajoute son pouvoir de séduction pour les candidats à la hijra sont l’illustration même d’une loyauté qui n’est pas totale à Al-Qaïda. En effet, la marque Al-Qaïda constituait avant 2014 un label fournissant une légitimité, un réseau, des transferts de compétences, de fonds, de soldats, des approvisionnements en arme et en matériel, une image de marque sur la scène internationale qui pouvaient profiter à tout groupe terroriste local désireux d’être pris au sérieux dans ses revendications. La marque Al-Qaïda était intéressante parce que c’était la seule ou presque à avoir 32 « Trois membres présumés d'Aqpa tués par des drones US au Yémen », Reuters, 22/01/2017 https://www.challenges.fr/monde/trois-membres-presumes-d-aqpa-tues-par-des-drones-us-au-yemen_449633
  • 19. 18 18 cette aura planétaire. En cela, l’Etat islamique, proclamé le 29 juin 2014, a porté un coup majeur à Al-Qaïda en venant ébranler son statut de leader du djihadisme mondial : l’organisation terroriste a connu une grande quantité de défections de combattants qui ont préféré rejoindre le Califat d’al- Baghdadi, ce qui montre bien que si les chefs locaux restent plutôt fidèles à l’organisation, les combattants sont beaucoup plus versatiles et vont au gré des dynamiques internes au djihadisme33 . Ainsi, au fur et à mesure que Daech gagne du terrain en 2014 et 2015, de nombreux groupes djihadistes rompent leurs liens avec l’organisation au profit du nouveau Calife Ibrahim. C’est le cas par exemple de la katiba Okba Ibn Nafaâ d’AQMI ou de Boko-Haram qui entretenait également des liens avec AQMI. Les dissensions existent également dans les filiales les plus puissantes comme au Maghreb lorsque Mokhtar Belmokhtar34 crée son propre groupuscule « les Signataires par le sang », « El- Mouaguiine Biddam ». Même sans rompre complètement les liens avec l’organisation mère, le « terroriste borgne » est destitué après de nombreux désaccords avec le Conseil de la choura et surtout des tensions fréquentes avec le chef d’AQMI, Abdelmalek Droukdel ; il décide alors de s’allier avec des groupes djihadistes non alliés à AQMI comme le MUJAO (mouvement créé en 2011 et lui aussi issu d’une scission avec AQMI) et commet plusieurs attentats marquants comme en 2013 et la prise d’otages menée sur le site d’exploitation gazière de Tiguentourine en Algérie. Mokhtar Belmokhtar prêtera néanmoins de nouveau allégeance à Ayman al-Zawahiri et au mollah Omar : quelques mois plus tard naîtra Al-Mourabitoun qui deviendra, dans un communiqué du 21 juillet 2015, « Al-Mourabitoun-Al-Qaïda pour le djihad en Afrique de l’Ouest » puis « Al- Mourabitoun-Al-Qaïda pour le djihad en Afrique », mouvement qui rejoint officiellement AQMI en décembre 2015, ancrant Al-Qaïda non plus seulement au Maghreb mais dans tout le nord et l’ouest de l’Afrique. L’extrême versatilité de Belmokhtar, bien que très particulière, démontre tout de même la difficulté pour Al-Qaïda de maintenir la fidélité de ses combattants locaux. Néanmoins, il faut préciser que dans le cas de Belmokhtar, ce dernier restera fidèle à Al-Qaïda malgré l’influence grandissante de Daech au Maghreb en 2015. Considérablement affaiblie par l’intervention française au Mali et au Sahel, AQMI et ses affiliées restent donc organisés et dangereux. Une autre instabilité politique, en Somalie cette fois, a permis à Al-Qaïda de s’y implanter avec le groupe des Shebab. Al-Shabbaab a profité d’un « Etat failli » pour semer la terreur, mais chassé en 2011 des larges pans de territoire qu’il contrôlait par l’AMICOM, la mission de l’Union Africaine en Somalie, le pouvoir de nuisance de ses combattants a été considérablement amoindri ces 33 MILLER Greg, « Fighters abandoning al-Qaeda affiliates to join Islamic State, U.S. officials say», The Washington Post, 09/08/2014 https://www.washingtonpost.com/world/national-security/fighters-abandoning-al-qaeda-affiliates-to- join-islamic-state-us-officials-say/2014/08/09/c5321d10-1f08-11e4-ae54-0cfe1f974f8a_story.html 34 MÉMIER Marc, « AQMI et Al-Mourabitoun. Le djihad sahélien réunifié ? », IFRI, janvier 2017
  • 20. 19 19 dernières années, ce qui poussa le groupe somalien à prêter allégeance en 2012 à Al-Qaïda. Cependant, depuis plusieurs mois maintenant, on constate un regain d’activité de la part d’Al- Shabbaab avec une demi-douzaine d’attaques contre des bases militaires ou des hôtels en Somalie entre décembre 2016 et janvier 2017, notamment celle du 25 janvier faisant 28 morts dans un hôtel de Mogadiscio en pleine période électorale. Pourquoi Daech et Al-Qaïda se livrent-ils une féroce concurrence pour s’assurer l’allégeance de ce groupe ? Parce que la Somalie constitue depuis maintenant plusieurs années un foyer important du djihadisme mondial dans lequel les groupes terroristes peuvent se déployer à proximité du littoral, de la zone arabo-persique et donc de possibles intérêts occidentaux. Le cas d’Al-Shabaab est d’ailleurs intéressant : en 2015, de nombreux combattants, surtout les plus jeunes, rejoignent l’Etat islamique, jugé plus séduisant par les jeunes combattants tandis que les plus âgés restent fidèles à Al-Qaïda… Conflit de générations qui exprime pourquoi l’on a pu penser que Daech ringardisait Al-Qaïda. Néanmoins, cet attrait de Daech est resté assez limité du fait des réseaux établis depuis longtemps par Al-Qaïda en Afrique. 35 Enfin, si une région a pris une importance de premier plan dans la stratégie d’Al-Qaïda, c’est bien la Syrie où l’organisation était représentée par l’ancien Front al-Nosra jusqu’en 2016 dont les membres sont pour l’essentiel passés par l’Etat Islamique d’Irak. Depuis le début de la guerre civile, les combattants d’Al-Nosra ont réussi à infiltrer toutes les strates de « l’opposition modérée » au régime syrien, tant et si bien que pas une victoire n’est aujourd’hui envisagée sur les forces armées syriennes sans leur soutien, tant leurs qualités aux combats sont reconnues par les opposants à Assad. Ils ont ainsi réussi à faire croire qu’ils étaient partout, y compris dans des endroits où ils ne se trouvaient pas, ou en petits nombres36 . Véritable tête de proue d’Al-Qaïda, Al-Nosra est donc une organisation très puissante et particulièrement proche d’Al-Qaïda centrale : tellement liée qu’elle refusera toujours de rejoindre Daech, en répondant plusieurs fois à al-Baghdadi que cette division du théâtre irako-syrien était clairement voulue pour des raisons tactiques par al-Zawahiri. 35 « How al-Qaeda and Islamic State are competing for al-Shabaab in Somalia », The Telegraph, 12/01/2016 http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/islamic-state/12015075/How-al-Qaeda-and-Islamic-State-are-fighting-for- al-Shabaab-affections-in-Somalia.html 36 « Moins de combattants de l'ex-Front al Nosra à Alep qu'annoncé », L’Obs, 14/10/2016 http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20161014.REU9853/moins-de-combattants-de-l-ex-front-al-nosra-a-alep-qu- annonce.html
  • 21. 20 20 Le contrôle du territoire en Syrie et en Irak, Institute for the study of war, 2016 Le combat mené localement par Al-Nosra a eu un impact très positif sur l’image, si ce n’est d’Al-Qaïda au moins du groupe syrien. Selon Charles Lister, chercheur au Middle East Institute, «the key to al-Qa`ida’s longevity in Syria has been its integration into the broader armed opposition and its establishment of durable roots in liberated communities »37 , l’objectif étant clairement d’y établir une base pour le futur. Cela supposait de respecter un équilibre fragile entre les intérêts pragmatiques à court terme et les objectifs à long terme de la mouvance djihadiste. En juillet 2011, Abou Mohammad al-Jolani, leader d’Al-Nosra, expose clairement dans une allocution la volonté d’Al- Qaïda d’établir un Etat islamique dans le Cham, très proche de ce que prônait depuis toujours Al- Qaïda centrale qui voyait en Syrie l’occasion d’établir une nouvelle base sécurisée après l’attrition de la sienne en Afghanistan : « the time has come for us to establish an Islamic Emirate in al-Sham without compromise, complacency, equivocation, or circumvention.38 ». Mohammad al-Jolani annonce pourtant, en juillet 2016, la rupture avec Al-Qaïda centrale afin de se garantir un avenir, de renoncer à toute volonté de djihad international et de se recentrer sur un combat local en territoire syrien. Décimé par les frappes aériennes de la coalition, et surtout par celles des Russes, il était important pour le groupe de se débarrasser du poids que représente le nom Al-Qaïda face aux puissances étrangères. Depuis septembre 2016 donc, le leader du Front Fatah al-Cham a troqué ce 37 LISTER Charles, « Al-Qa`ida Plays a Long Game in Syria », Combating Terrorism Center, septembre 2015 https://www.ctc.usma.edu/posts/al-qaida-plays-a-long-game-in-syria 38 Ibid
  • 22. 21 21 discours sans ambiguïté pour une approche plus consensuelle : celle de la lutte des opprimés sunnites contre le tyran chiite (en réalité, les Alaouites sont encore une autre minorité distincte du chiisme dans le monde musulman). Ce combat mené localement par Al-Nosra peut encore démontrer la capacité d’Al-Qaïda à venir secourir les musulmans sunnites qui seraient assujettis de par le monde. L’ex-GSPC avait lui aussi tenté de se présenter comme le défenseur des Touaregs et des populations arabo-berbères asservis par le gouvernement algérien jugé à la botte de la France et des Américains au début des années 2000. Cela n’a cependant pas empêché certains groupes touaregs de combattre AQMI à partir de 200639 , alors même qu’ils pâtissaient de l’image d’alliés d’AQMI. Le Front Fatah al-Cham en se dissociant de l’institution terroriste, après de longues négociations dues aux divergences d’opinion entre les purs qaïdistes et les adeptes d’une coalition plus large avec les autres groupes rebelles, répond à une logique datant du début du conflit. L’objectif affiché est d’offrir une nouvelle image, blanchie, aux puissances occidentales, même si les Etats-Unis et la Russie, qui ne sont pas dupes, refusent toute reconsidération de l’organisation. Le Front Fatah al-Cham se protège donc, même s’il reste très proche d’Al-Qaïda centrale. La mort, le 8 septembre 2016 de leur chef militaire Abou Omar Sarakeb, tué par une frappe aérienne, a constitué un coup important pour la rébellion puisque Sarakeb tentait alors de réunir les différentes factions en vue d’une nouvelle offensive sur Alep. Cette perte avait été vue par l’opposition comme une tentative des Américains de contrer toute unification de la rébellion mais permet également d’offrir au Front Fatah al-Cham l’occasion de se poser en unificateur de la rébellion : « Les Américains veulent frapper le Front Fatah al-Cham, car nous sommes une faction puissante. Après nous, les autres subiront le même sort les unes après les autres40 », clame Al-Jolani. Si une multitude de groupes armés, aux politiques et convictions différentes, se côtoient ou se battent côte à côte face au régime, et ce, malgré des soutiens internationaux parfois opposés, les groupes rebelles41 , considérés comme modérés par Washington, ont bien compris qu’ils avaient tout intérêt à maintenir leur alliance, même non-officiellement, avec le Front Fatah al-Cham, perçu comme le véritable moteur, logisticien et leader des opérations de la rébellion dans la région. 39 LMRABET Ali, « Mali. Al-Qaida veut séduire les Touaregs », Courrier International, août 2008 40 « Syrie : l’ex-Front Al-Nosra, pierre d’achoppement des tentatives de trêves », Le Monde, 21/09/2016 http://www.lemonde.fr/djihad-online/article/2016/09/21/l-ex-front-al-nosra-pierre-d-achoppement-des-tentatives-de- treves-en-syrie_5001420_4864102.html#MPSW7cqR9TzsMj0c.99 41 ZERROUKY Madjid, « Syrie : l’ex-Front Al-Nosra, pierre d’achoppement des tentatives de trêves », Le Monde, septembre 2016 http://www.lemonde.fr/djihad-online/article/2016/09/21/l-ex-front-al-nosra-pierre-d-achoppement-des- tentatives-de-treves-en-syrie_5001420_4864102.html
  • 23. 22 22 2) Déconcentration ou décentralisation ? Al-Qaïda a ainsi su mettre en place des filiales résilientes, susceptibles d’être adaptées aux réalités changeantes de leurs champs d’action. Si deux de ses filiales, AQPA et AQMI, demeurent liées à la maison mère par un serment d’allégeance (Bay’a, Walâ’), cet attachement pourrait toutefois être pensé comme un frein pour les représentants locaux d’Al-Qaïda. Au Maghreb, l’émir Droukdel avait appelé les siens, dans ses « Directives générales relatives au projet islamique djihadiste dans l’Azawad » de 2012, à un minimum de visibilité. Il recommande ainsi aux membres d’AQMI et leurs alliés d’« éviter les excès, de ne pas prendre de décisions risquées (…) d’adopter des politiques progressives »42 . Pour éviter une contre-réaction occidentale ainsi qu’une hostilité des populations locales non ancrées dans la pratique de l’islam salafiste, Droukdel choisit, sous l’impulsion du chef d’AQPA, de mettre de côté pour un temps la vision internationaliste d’Al-Qaïda. Ce n’est pourtant pas la stratégie qu’il avait adoptée au début : en assurant la transition de l’ancien GSPC vers Al-Qaïda en 2007, il avait prôné l’adoption de pratiques d’opérations d’attentats-suicides et de prise d’otages qui faisaient alors débat au sein du GSCP. Il s’était en outre attaché à la mise aux pas des membres de son organisation qui centraient jusqu’alors leur combat sur la question algérienne, contrairement à la vision globalisante d’Al-Qaïda centrale. Ceci avec un succès mitigé puisqu’il dut quelques temps après rassurer ces mêmes membres sur ses intentions de se concentrer de nouveau sur le cas algérien. En 2012, le leader, connu pour son puritanisme, appelle donc à une discrétion contraire aux opérations à fortes retombées médiatiques employées par le passé. Dans les faits, Droukdel semble toutefois de plus en plus isolé dans la zone nord d’AQMI43 . Son groupe a souffert de l’intervention française au Mali et de l’échec de l’établissement de l’émirat de l’Azawad. Il reste dépendant financièrement des katibas du Sahel, qui profitent du vide étatique de la zone semi-désertique pour se livrer aux trafics de drogue, d’armes, de cigarettes 44 … Or ces dernières s’inscrivent dans une réalité nomade et doivent s’adapter aux réalités du terrain. Aussi sont-elles de fait autonomes entre elles mais aussi vis-à-vis du commandement régional. Elles revendiquent même parfois leurs propres intérêts politiques : en témoigne l’appel des sahéliens du 42 « Le document secret d’AQMI », Libération, 06/10/2013 http://www.liberation.fr/planete/2013/10/06/le-document- secret-d-aqmi_937101 43 BENCHERIF Adib, Les théories des mouvements sociaux et la dialectique des niveaux : un cadre d’analyse pour l’étude des évolutions d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, 2013, p.109 44 LOUNNAS Djallil, Al Qaida au Maghreb Islamique et le trafic de drogue au Sahel », Maghreb - Machrek 2013/2 (N° 216), p. 111-128.
  • 24. 23 23 groupe qui désirent jouer un plus grand rôle au sein de celui-ci45 . En témoignent également les frictions entre Droukdel et Mokhtar Belmokhtar que nous avons évoquées précédemment. Ce dernier a officiellement rallié AQMI en décembre 2015, après avoir été destitué du commandement de sa katiba en 2012. Trop indépendant au goût de Droukdel, de nombreux différends l’opposaient avant cette date au commandement d’AQMI : Mokhtar Belmokhtar ne semblait livrer à ses supérieurs hiérarchiques qu’insuffisamment d’armes et de financements. En outre, il militait pour une décentralisation de l’organisation susceptible de donner une marge de manœuvre accrue aux dirigeants locaux et appelait à cette fin à la création d’une branche indépendante d’AQMI, directement rattachée à Al-Qaïda centrale. Revenu en position de force au sein d’AQMI en tant que créateur de la médiatique organisation Al-Mourabitoun, bénéficiant de l’isolement de Droukdel, de la mort de son rival Abou Zeid et de l’échec de l’établissement de l’émirat de l’Azawad, Mokhtar Belmokhtar semble jouir d’une autonomie certaine, même si on l’annonce régulièrement mort. Rien n’indique non plus qu’il ait renoncé à sa volonté de créer une nouvelle branche d’Al-Qaïda au Sahel46 . Au Yémen, la stratégie d’AQPA consiste à profiter d’un contexte de guerre civile pour forger des alliances, attirer de nouvelles recrues et s’expérimenter à l’administration de territoires conquis. Dans ce cadre, la stratégie de l’organisation consiste moins à se décrire comme une branche d’Al- Qaïda que comme un rempart contre l’ennemi houthi. Un des leaders de la branche yéménite déclarait ainsi après la prise des Sanaa en 2015 : « nous sommes unis avec les tribus sunnites comme jamais auparavant. Nous ne sommes actuellement pas Al-Qaïda. Ensemble nous formons l’armée sunnite »47 . L’organisation a ainsi voulu prendre en compte les aspirations purement locales des populations hostiles au bloc Houthi-Saleh (Ali Abdallah Saleh étant l’ancien président du Yémen), rétives à une identification de leur combat à son agenda internationaliste48 . Al-Wuhayshi, pourtant ancien proche de ben Laden et dirigeant d’AQPA depuis sa création en 2008 jusqu’à son élimination en 2015, poussa l’organisation dans ce sens. C’est sous son inspiration que fut créée en 2011 une branche parallèle à AQPA : Ansar al-Charia. Cette structure, dont seuls les cadres prêtent serment à AQPA, a pour objectif officiel la protection de la communauté sunnite contre l’offensive Houthi- Saleh. Elle s’inscrit donc dans une lutte à une échelle nationale, à l’inverse de l’investissement 45 BENCHERIF Adib, Les théories des mouvements sociaux et la dialectique des niveaux : un cadre d’analyse pour l’étude des évolutions d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, 2013, p 110 46 MEMIER Marc, « AQMI et Al-Mourabitoun : le djihad sahélien réunifié ? », IFRI, janvier 2017, https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/aqmi_et_al-mourabitoun_-_le_djihad_sahelien_reunifie__0.pdf 47 « Yemen’s al-Qaeda : Expanding the Base », International Crisis Group, Rapport du 2 février 2017, p.14 https://www.crisisgroup.org/middle-east-north-africa/gulf-and-arabian-peninsula/yemen/174-yemen-s-al-qaeda- expanding-base 48 Ibid, p. 12
  • 25. 24 24 internationaliste d’AQPA49 . Sur le terrain, cette dernière vise donc à se rendre peu visible. Officiellement, ce ne serait pas elle mais une coalition sunnite des « fils de l’Hadramout » qui aurait pris le contrôle du port d’Al Mukalla en avril 2015. AQPA a veillé dans les faits à inclure des individus non affiliés à sa cause dans la gestion de la ville, depuis le Conseil National de l’Hadramout jusqu’à la police religieuse50 . Le chaos yéménite, Le Figaro, 2015 AQPA s’inscrit donc au Yémen dans une stratégie de long terme qui semble être la seule option viable. En s’étant retirée sans bain de sang des provinces d’Abyan et de Mukalla face aux pressions des forces du président Hadi et de l’Arabie Saoudite, en composant avec les factions sunnites et pour la plupart séparatistes du sud Yémen, en s’efforçant d’administrer de manière efficace et juste les territoires sous son administration, l’organisation cherche à s’inscrire durablement dans le paysage yéménite. Cette stratégie de dissimulation de son programme internationaliste s’est jusqu’ici avérée payante du fait de la menace prioritaire que représente pour la coalition internationale et les milices sunnites le bloc Houthis-Saleh. Si AQPA pourrait croître tant qu’un compromis n’a pas été trouvé au Yémen, la difficulté pour le groupe semble de faire adhérer les populations locales, notamment sudistes, à son projet. Ceci d’autant plus que ces dernières ont tendance à le considérer comme un outil du cercle de Saleh pour justifier sa cause. Ainsi des 49 Ibid, p.7 50 Ibid, p.11
  • 26. 25 25 résidents de l’Hadramout ont-ils fourni, après la prise de Mukalla par l’Arabie Saoudite, des informations à la coalition sur les caches d’armes et membres locaux d’AQPA51 . En Syrie, l’organisation Al-Nosra créée en janvier 2012, oscille depuis ses débuts entre une stratégie d’internationalisation ou de syrianisation de son image. Malgré les liens qui l’unirent jusqu’en 2013 à l’Etat Islamique d’Irak, l’organisation insista ainsi à partir de l’été 2012 sur son inscription dans un combat limité à une échelle locale52 . Dans une population originellement peu radicalisée, sa stratégie visait à gagner les populations des territoires qu’elle conquérait par une politique pragmatique, lui permettant ainsi de rallier à sa cause de nombreux rebelles syriens. Cette stratégie se poursuivit après le ralliement d’Al-Nosra à Al-Qaïda centrale en avril 2013, ceci jusqu’en juillet 2014, les effectifs de l’organisation s’accroissant des combattants syriens déçus par l’inaction occidentale53 . Si le succès originel d’Al-Nosra semble ainsi avoir garanti à son leader Abou Mohammed al-Jolani une grande autonomie vis-à-vis de sa maison mère, son affaiblissement suite à la poussée de Daech en juillet 2014 permet à Al-Qaïda de reprendre la main sur sa filiale. La mise à l’écart des dirigeants syrianistes, l’arrivée probable de cadres d’Al-Qaïda centrale en Syrie, la création de maisons de justice séparées de celles des autres factions rebelles, tous ces éléments ont participé au réalignement d’Al-Nosra sur l’idéologie du groupe qaïdiste54 . Comment expliquer dans ce cadre la rupture entre Al-Nosra et Al-Qaïda, actée par les deux parties, en juillet 2016 ? La stratégie du groupe semblait jusqu’alors s’avérer payante puisqu’avec 15 000 combattants estimés, il était alors le deuxième groupe rebelle en Syrie55 . Une autonomisation complète d’Al-Nosra devenait pourtant nécessaire. Elle semblait même être le prérequis pour une alliance avec des organisations rebelles56 qui, comme Ahrar al-Cham, revendiquaient leur indépendance vis-à-vis de toute puissance étrangère. Elle était également vraisemblablement appelée des vœux des soutiens financiers internationaux d’Al-Nosra situés dans les pays du Golfe et probablement en Turquie. Sans doute espéraient-ils voir l’ONU retirer le nom de l’organisation de la liste des structures terroristes, mettant ainsi fin au gel des avoirs de l’organisation. Il est cependant encore trop tôt pour savoir si cette 51 Ibid, p.23 52 PIERRET Thomas, « Les salafismes dans l’insurrection syrienne : des réseaux transnationaux à l’épreuve des réalités locales », Outre-Terre 2015/3 (N° 44), p. 199 53 Ibid. 54 Ibid. p 211 55 RIGOULET-ROZE David, « La rupture officielle du Jabhat al-Nosra avec Al-Qaïda : une entreprise de dédiabolisation tactique ? » Diplomatie, n°83 56 Entretien avec Ziad Majed, « En se séparant d’Al-Qaida, le front Al-Nosra veut se rapprocher de l’opposition syrienne », La Croix, 29/07/2016 http://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/En-separant-Al-Qaida-front-Al-Nosra- veut-rapprocher-opposition-syrienne-2016-07-29-1200779105
  • 27. 26 26 stratégie de rupture a été un succès. Si elle a pu faciliter les rapports d’Al-Nosra avec des organisations rebelles locales, amenant ainsi à la création du front Fatah al-Cham, elle n’a pas pour autant permis une fusion avec Ahrar al-Cham57 . L’organisation demeure en outre listée en tant qu’organisation terroriste et n’est pas épargnée par les bombardements occidentaux, en témoigne la mort d’Abou Omar Sakareb, chef militaire du front Fatah al-Cham58 . Enfin, il est difficile de savoir si cette rupture a été imposée par Al-Jolani qui s’est senti en position de force vis-à-vis d’Al-Qaïda centrale suite à ses succès grandissants sur le terrain, ou bien si elle a été avalisée avec entrain par al- Zawahiri. Dans tous les cas, le processus de décentralisation, voire d’autonomisation des filiales d’Al-Qaïda, semble être la norme sur les théâtres du Yémen, du Sahel et de Syrie. Leur création avait été pensée par les cadres de la maison mère pour relancer la dynamique du groupe, fragilisé par la pression des Américains et de leurs alliés en Afghanistan. Elles lui ont permis de faire tâche d’huile dans plusieurs zones géographiques, fragilisées politiquement, sans dépense excessive de moyens financiers et humains. Toutefois, les évolutions des filiales d’Al-Qaïda semblent plus être le fait de logiques bottom-up au sein de ces dernières, avec des combattants locaux se pliant aux réalités du terrain, que d’une stratégie de long terme planifiée par la maison mère et méticuleusement appliquée ensuite par ses filiales. Cependant, cette élasticité des liens entre les différentes composantes de l’organisation, cette capacité à renforcer les liens comme le fit Mokhtar Belmokhtar ou à les détendre, en témoigne la stratégie actuelle d’Al-Nosra, représente un avantage indiscutable pour Al- Qaïda. Elle lui permet d’entretenir le doute sur ses capacités réelles, d’attendre un contexte géopolitique qui lui soit plus favorable pour perdurer et de relâcher la pression quand sa position devient intenable. 3) Les liaisons dangereuses : Talibans, Al-Qaïda, Pakistan… Avec l’acronyme « AFPAK » donné en 2008-2009 par l’administration américaine, les Américains ont stratégiquement lié les deux pays, l’Afghanistan et le Pakistan, dans une problématique sécuritaire commune : cette zone représente, dans l’histoire d’Al-Qaïda et du terrorisme mondial, le lieu de naissance puis d’affirmation de la nébuleuse djihadiste. Selon, Mohammed-Mahmoud Ould Mohamedou, c’est là que le « concept d’une légion musulmane inter- 57 « Syrie : combats entre Fateh el-Cham et des rebelles dans la province d'Idleb », AFP, 24/01/2017 https://www.lorientlejour.com/article/1031183/syrie-combats-dans-le-nord-entre-un-groupe-jihadiste-et-des-rebelles.html 58 « Syrie : le commandant militaire de l'ex-Front al-Nosra tué dans un raid aérien près d'Alep », France24, 09/09/2016 http://www.france24.com/fr/20160909-syrie-abou-omar-sarakeb-chef-militaire-ex-front-al-nosra-tue-raid-aerien-pres- alep
  • 28. 27 27 arabe capable de conduire une guerre contre les États-Unis prit corps à l’automne 1989, lors d’une réunion à Khost, en Afghanistan59 », entre Azzam, ben Laden et al-Zawahiri. Cette zone, dès lors considérée comme un sanctuaire, est devenue le centre névralgique de la nouvelle organisation qui s’est développée autour des chefs précités et d’un conseil bien organisé de trente et un membres, répartis par prérogatives (affaires religieuses, affaires financières, média et communication, logistique et affaires militaires). L’alliance tactique avec les Talibans, inaugurée officiellement en 1996 et réaffirmée successivement par les deux leaders d’Al-Qaïda60 , n’était pas fondée à l’époque sur des motivations uniquement religieuses mais fut surtout l’occasion pour ben Laden de revenir en Afghanistan après avoir trouvé porte close en Arabie Saoudite. On a donc pu longtemps croire que les Talibans étaient devenus seulement les protecteurs d’Al-Qaïda plutôt que leur partenaire, voire que cette dernière s’était purement et simplement soumise aux Talibans : on pense notamment à la protection qu’accorda Jalaluddine Haqqani, d’origine pachtoune et chef taliban du Waziristan Nord au Pakistan, à ben Laden. Néanmoins, Al-Qaïda n’a pas gagné qu’une protection : l’organisation s’est surtout doublement ancrée géographiquement, à cheval sur la ligne Durand, lui permettant d’étendre ses contacts, si ce n’est son influence réelle, aux groupes pachtounes afghans et pakistanais (reconnus sous le nom de Tehrik e-Taliban Pakistan), ce qui montre par ailleurs que le djihad n’est pas tant un combat religieux qu’ethnique dans la zone AFPAK : la composante pachtoune est presque exclusive chez les Talibans. C’est donc dans cette région de l’Ouest du Pakistan, appelée FATA (Federally Administrated Tribal Area) ou zone tribale, peuplée en majorité de Pachtounes, qu’Al-Qaïda a scellé des alliances fortes qui lui ont permis de se maintenir après l’affaiblissement considérable des forces talibanes par les forces de l’OTAN en Afghanistan. Néanmoins, cette dynamique négative semble s’être considérablement inversée puisque ni les bombardements américains, ni les interventions de l’armée pakistanaise ne semblent avoir eu raison à ce jour de cette liaison dangereuse entre Talibans et Al- Qaïda centrale. L’organisation talibane, si l’on doit en croire les propos du ministre de la Défense afghan, Masoom Stanekzai, serait même dans une phase d’expansion en Afghanistan : « ils sont réellement très actifs. Ils opèrent en silence, se réorganisent et se préparent pour des attaques plus importantes »61 . Les deux attentats à Kaboul en mars montrent encore qu’en plus des opérations 59 OULD MOHAMEDOU Mohammed-Mahmoud, directeur-adjoint du programme de politique humanitaire et de recherches sur les conflits de l’Université de Harvard, Al-Qaida : une guerre non linéaire, 2005, https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2005-2-page-130.htm 60 La dernière en date étant celle d’al-Zawahiri au nouveau mollah : « En tant qu'émir d'Al-Qaïda, je vous donne mon allégeance, en renouvelant la tradition (instaurée) par notre chef Oussama ben Laden. » 61 PATON WALSH Nick, Al Qaeda 'very active' in Afghanistan: U.S. Commander, 13/04/2016, http://edition.cnn.com/2016/04/13/middleeast/afghanistan-al-qaeda/
  • 29. 28 28 militaires d’envergure, les Talibans sont capables de frapper violemment la capitale afghane. En outre, la découverte de camps d’entraînement d’Al-Qaïda en octobre 2015, notamment dans la région de Kandahar au sud du pays, semble confirmer que le retour en force des Talibans s’accompagne bien dans le même temps d’un renforcement de l’organisation djihadiste dans cette zone62 alors que les Américains pensaient Al-Qaïda centrale isolée et réduite à seulement une centaine d’hommes (alors qu’à lui seul, le camp détruit en contenait, semble-t-il, cent cinquante). Certaines implantations paraissant même avoir été en place pendant un an et demi sans être repérées par les services américains et afghans. Il semblerait que ces structures n’accueillaient pas seulement des djihadistes centrés sur le combat en Afghanistan, mais également des combattants d’AQSI, ces derniers ayant probablement été poussés à quitter le nord Waziristan après les opérations de l’armée pakistanaise contre le réseau Haqqani en 201463 . A travers l’implantation afghane de ces diverses composantes, c’est bien toute la région centrasiatique et subcontinentale qui est en passe de s’embraser. D’ailleurs, en janvier 2015, le Centre international pour l'Étude de la Radicalisation et de la Violence Politique estimait le nombre de Kazakhs, Kirghizes, Turkmènes, Tadjiks et Ouzbeks partis faire le combat en Syrie à 1400, chiffres sous évalués selon d’autres critiques64 . Si certains y ont rejoint l’Etat islamique, d’autres ont rallié le Front al-Nosra65 . Dans un contexte de traque des djihadistes en Ouzbékistan et au Tadjikistan, à une période où les Talibans afghans s’étendent de nouveau à l’est et au nord de l’Afghanistan, ces combattants pourraient être tentés de rallier les Talibans afin de faire de l’Afghanistan leur base arrière contre les Etats centre asiatiques qu’ils appellent à renverser66 . Certes, le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan, localisé en Afghanistan, a été décimé par les Talibans dans les mois qui ont suivi son ralliement à l’Etat islamique en août 2015 mais une autre mouvance de djihadistes centre-asiatiques, l’Union du Jihad Islamique, a cependant choisi de maintenir son allégeance aux Talibans67 . Les djihadistes revenus de Syrie pourraient alors être tentés de rallier une telle organisation, ou bien directement Al-Qaïda qui correspond davantage à leurs objectifs transnationaux68 . Cette dernière pourrait bien s’affirmer comme la force de déstabilisation principale dans la zone Afghanistan-Pakistan mais également en Asie centrale. Car si le premier ministre 62 SCHMITT Eric, SANGER David E., As U.S. focuses on ISIS and the Taliban, Al-Qaeda re-emerges, New York Times, 29/12/2015, https://www.nytimes.com/2015/12/30/us/politics/as-us-focuses-on-isis-and-the-taliban-al-qaeda-re- emerges.html?_r=0 63 Ibid 64 CHAUDET Didier, « Le jihadisme centrasiatique au miroir du « jihad » syrien », Outre-Terre 2016/3 (N° 48),p.163 65 Ibid. p.167 66 Ibid. p. 163 67 Ibid. p. 166-167 68 Ibid. p.168
  • 30. 29 29 afghan, Ashraf Ghani a fait de la lutte contre le terrorisme une priorité, il doit cependant faire face à un Pakistan qui, encerclé par le rapprochement indo-afghan, pourrait miser une nouvelle fois sur le terrorisme islamiste en soutenant les Talibans afghans. En effet, cette situation n’est pas sans laisser en suspens le rôle joué par l’ISI, le puissant service secret pakistanais, dans cette guerre contre le terrorisme. Le Pakistan a de nombreuses fois été mis en cause pour ses relations avec Al-Qaïda ou les Talibans et il n’est pas ici question de les répertorier une nouvelle fois69 (cependant on peut légitimement se demander pourquoi après la votation de la loi JASTA aux Etats-Unis, tous les regards accusateurs se sont tournés uniquement vers l’Arabie Saoudite et si peu vers le Pakistan pourtant régulièrement annoncé comme l’un des soutiens obscurs d’Al-Qaïda). Il est beaucoup plus intéressant de constater que la problématique terroriste semble être incluse dans une confrontation plus large que se livrent par acteurs interposés les grandes puissances régionales : car cette zone semble être devenue le nouveau pivot du monde (bassin énergétique, nouvelle route de la soie, port du Gwadar, retour de l’Iran…). Si les Occidentaux n’ont plus officiellement de mission de combat en Afghanistan depuis le 1er janvier 2015 (exceptés quelques raids aériens), les Russes, l’Inde et la Chine s'intéressent particulièrement à l’évolution de la région et voient dans l'apaisement de la situation en Afghanistan, une condition nécessaire pour la stabilité de l’Asie Centrale. L’Inde et la Chine soutiennent le gouvernement afghan, l’un comme allié de longue date, l’autre pour éviter tout débordement terroriste et indépendantiste ouïghours dans son pays et assurer ses intérêts économiques, alors que la Russie, d’abord du côté du gouvernement, est à l’initiative d’une réunion à Moscou le 15 février 2017 entre la Chine, l’Iran, le Pakistan et l’Inde, afin de reconsidérer la situation et éventuellement prendre contact avec les Talibans, devenus soudainement « alliés objectifs » face à la montée en puissance de l’Etat islamique70 . En résumé, l’alliance Talibans/Al-Qaïda constitue indiscutablement le principal facteur de déstabilisation de la zone. Cette relation, ancienne, n’a toutefois pas toujours été frappée du sceau de l’amitié la plus sereine : après les attentats de 1998, alors que le président des Etats-Unis enjoint le mollah Omar à lui livrer Oussama ben Laden, le chef taliban refuse certes mais intime fermement à ce dernier de le prévenir impérativement de toute autre attaque qu’il planifierait contre les Etats- 69 Les accusations portées à l’encontre du Pakistan sont connues : comment les Pakistanais auraient-ils pu ne pas avoir eu vent de la présence d’Oussama ben Laden pourtant localisé à moins de 5km de la principale académie militaire du pays, durant 5 ans ? Pourquoi le Pakistan n’a-t-il pas protesté plus vigoureusement contre l’opération américaine des Navy Seals qui violait pourtant son territoire ? Quels sont les liens réels de l’ISI avec les Talibans et leur rôle dans l’émergence d’Al-Qaïda ? 70 « En Afghanistan, la Russie se rapproche des talibans », Le Monde, 17/02/2017 http://www.lemonde.fr/international/article/2017/02/17/en-afghanistan-la-russie-se-rapproche-des- talibans_5081245_3210.html
  • 31. 30 30 Unis. Malgré cette injonction, il semblerait que le Saoudien n’ait pas plus prévenu les Talibans des attentats du 11 septembre 2001 que ceux de 1998, laissant la plupart d’entre eux surpris et attentistes face à la réaction américaine, ce qui contribua à tendre du même coup leurs relations. Néanmoins le mollah sait comme son partenaire que cette alliance est une win-win situation. Ainsi, derrière les discours de façade, il est bien difficile de savoir précisément quel est l’état des relations entre les deux groupes, de quelles manières et jusqu’à quel degré leur organisation comme leur agenda sont imbriqués dans une lutte commune. Une chose est sûre : l’émergence de l’Etat islamique n’est pas parvenue à rompre les liens existant entre les deux organisations qui se sont au contraire rendu compte qu’elles avaient plus que jamais besoin l’une de l’autre. Al-Qaïda semble donc faire partie intégrante d’une partie de billard à trois bandes sur lesquelles même les acteurs locaux, régionaux ou nationaux semblent avoir du mal à contrôler les rebonds de leurs coups. Profitant du flottement des puissances régionales et mondiales, voire de leurs incohérences, la patience prônée par al-Zawahiri, l’ancienneté des réseaux ainsi tissés en Afghanistan, en Asie et en Afrique ont bel et bien favorisé le retour d’Al-Qaïda dans le temps long de l’Histoire dont on pensait l’avoir sortie.
  • 32. 31 31 Partie III : Le retour du temps long 1) Eloge de la patience contre éloge de la folie « L’Etat islamique sera vaincu71 » estime en 2015 le géostratège Gérard Chaliand parce qu’il n’est mobilisateur que s’il rencontre des succès sur le terrain. Or, il perd aujourd’hui ce territoire si précieux qui constitue, avec sa communication, sa plus efficace arme de propagande. Le constat de Gérard Chaliand est d’autant plus d’actualité début 2017 alors que Mossoul est assiégée et l’Etat islamique cantonné dans ses positions syriennes. « L’organisation EIIL » garde évidemment toute sa capacité de nuisance, y compris en France et plus généralement en Occident où la fascination qu’elle exerce sur les apprentis djihadistes est plus que jamais d’actualité (cf. la tentative d’attentat du Louvre), tandis que sa présence est encore attestée dans des zones où elle ne se trouvait pas auparavant (au Daghestan, en Asie Centrale…).72 Mais elle est rentrée indubitablement dans une phase d’attrition, au moins d’un point de vue militaire si ce n’est politique. A l’opposé de cette perte de vitalité, la résilience d’Al-Qaïda apparaît presque anachronique quand on considère l’état dans lequel l’organisation se trouvait fin 2003. Pourtant sa résilience pourrait bien lui permettre de s’affirmer de nouveau à moyen terme comme le leader d’un djihad sans frontière, profitant d’une mondialisation économique qui se joue de ces dernières. Al-Qaïda a dû patiemment tisser sa toile d’influence, notamment avec les chefs locaux des territoires où ses filiales pouvaient s’implanter : ainsi, la branche sahélienne d’AQMI s’est efforcée, depuis son déploiement en 2003 au Nord Mali, de se présenter comme le défenseur des populations Touaregs et Arabo-berbères, longtemps mises « au ban de la société », adoptant ainsi une vision classique et plus consensuelle de lutte du faible au fort ce qui n’est pas le cas de Daech ; l’organisation proto-étatique préférait, ce qui démontre la confiance en soi de l’organisation, établir une lutte du fort au fort, dans un combat presque à armes égales avec ses ennemis. Al-Qaïda tente quant à elle d’être plus raisonnable en essayant de faire coïncider son agenda global avec des préoccupations et des aspirations plus locales et populaires aux yeux des musulmans du monde entier (Syrie, Yémen…). En outre, Zawahiri a demandé à ses soldats d’épargner les musulmans, mêmes jugés impies, pour se concentrer sur des cibles qui font consensus. Car une stratégie de violence tous azimuts pourrait détourner du vrai djihad, celui à mener prioritairement contre les ennemis de l’islam. En somme, Al-Qaïda enjoint d’abandonner la logique takfiriste, qui semble guider toute la politique de Daech : « Tu fais couler le sang et attaque les 71 CHALIAND Gérard, « L’Etat islamique sera vaincu », Le Monde, 30 avril 2015 http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/04/30/l-etat-islamique-sera-vaincu_4625824_3232.html 72 CAGNAT René, « Une offensive djihadiste déstabiliserait toute l’Asie centrale », IRIS, 11 août 2016 http://www.iris- france.org/78879-une-offensive-djihadiste-destabiliserait-toute-lasie-centrale/
  • 33. 32 32 musulmans afin de régner73 ». Cette capacité d’adaptation dans un environnement donné et d’adoption d’un agenda local répondent donc à une volonté de réaffirmer la prééminence de l’organisation djihadiste ; face à l’agitation et à l’excès de Daech, Al-Qaïda veut montrer qu’elle est depuis le début, de tous les combats, avec une régularité et une expérience dont ne peut se prévaloir l’Etat islamique. A l’opposé en effet, le calife de Daech a adopté une attitude plus impatiente en demandant presque systématiquement une allégeance formelle à sa personne.74 Et quand il n’obtenait pas ce qu’il voulait, le calife n’hésitait pas à faire parler la violence pour s’assurer la fidélité des chefs de tribus75 , oubliant la prudence que déjà son prédécesseur avait négligée : braquer les populations sunnites contribua au "Réveil d'al-Anbar" dont nous avons déjà parlé. C’est d’ailleurs l’une des critiques que lui adresse al-Zawahiri : « Faire prononcer des serments d'allégeance par la force, ce qu’ont permis certains chefs spirituels, n’est pas notre manière de faire les choses.76 » Encore une fois, si le pari de Daech semblait judicieux quand la dynamique lui était favorable, il tend aujourd’hui à radicaliser les positions et à rendre celle de Daech presque intenable. Sa seule issue pour survivre, selon Gérard Chaliand, est de se radicaliser encore plus. Cette fuite en avant pourrait finalement avoir un effet inattendu sur l’image d’Al-Qaïda : alors qu’on pensait l’organisation ringardisée par Daech, Al-Qaïda pourrait au contraire se refaire une virginité aux yeux du monde en apparaissant comme un acteur beaucoup plus modéré que son frère ennemi. Alors que le dialogue est impossible avec Daech, les filiales d’Al-Qaïda constituent de fait des acteurs importants des grandes zones de conflits dans le monde et pourraient devenir des interlocuteurs, sinon privilégiés, du moins à prendre en compte dans la résolution des crises (grande popularité d’Al-Nosra en Syrie, des soldats qaïdistes au Yémen…). Néanmoins, le pire n’est pas certain et pour l’instant, les Etats continuent de voir en Al-Qaïda, malgré ses tentatives pour adoucir son image, un ennemi majeur à abattre : par exemple, le Front al-Nosra n’était pas inclus dans l’accord de cessez-le-feu conclu en Syrie en septembre 2016, laissant la possibilité aux Russes et aux Américains de les bombarder77 . Car il ne 73 « Le chef d’Al-Qaïda s’en prend à nouveau à Daech », I24News, 06 octobre 2015 http://www.i24news.tv/fr/actu/international/moyen-orient/88121-151006-le-chef-d-al-qaida-s-en-prend-a-nouveau-a- daech 74 Précisons néanmoins qu’au tout début du Califat, al-Baghdadi avait adopté une politique beaucoup plus souple envers les chefs des tribus sunnites d’Irak mais il a vite abandonné cette stratégie. 75 « Irak : 200 membres d’une tribu massacrés par les djihadistes de Daech » LCI, 03/11/2014 http://www.lci.fr/international/irak-200-membres-dune-tribu-massacres-par-les-djihadistes-de-daech-1562771.html 76 « Le chef d’Al-Qaïda s’en prend à nouveau à Daech », I24News, 06 octobre 2015 http://www.i24news.tv/fr/actu/international/moyen-orient/88121-151006-le-chef-d-al-qaida-s-en-prend-a-nouveau-a- daech 77 ZERROUKY Madjid, « Syrie : l’ex-Front al-Nosra, pierre d’achoppement des tentatives de trêves », Le Monde, 21/09/2016 http://www.lemonde.fr/djihad-online/article/2016/09/21/l-ex-front-al-nosra-pierre-d-achoppement-des- tentatives-de-treves-en-syrie_5001420_4864102.html
  • 34. 33 33 faut pas se tromper ; si Al-Qaïda peut aujourd’hui sembler moins meurtrier en comparaison de Daech, ne pensons pas pour autant que l’organisation dilue son idéologie en même temps qu’elle s’étend. Sa nuisance et son idéologie perdurent avec le temps : al-Zawahiri a envoyé par exemple une lettre au leader d’Ahrar al-Cham pour lui rappeler que ce n’est pas aux Syriens de choisir leur régime comme il l’avait laissé supposer, et qu’Al-Qaïda ne doit pas avoir d’autres objectif que l’extension du salafisme en Syrie78 . Néanmoins, si la concurrence de Daech pourrait paradoxalement lui servir à renvoyer une image plus modérée comme nous venons de l’évoquer, il n’est pas sûr que cette possibilité plaise totalement aux dirigeants d’Al-Qaida qui continuent de se présenter comme intransigeants dans leur djihad : ceux-ci prônent toujours une stratégie de rupture avec l’Occident, et il est fort probable qu’une fois la concurrence de Daech éliminée ou au moins réduite, Al-Qaïda veuille de nouveau frapper un grand coup en Occident pour marquer son retour au premier plan. Il est donc impossible d’envisager aujourd’hui une atténuation des objectifs internationaux d’Al-Qaïda ou de sa volonté de nuire. 2) Malheur au vaincu ! Dans la guerre par procuration pour le leadership du djihad que se livrent Al-Qaïda et Daech, ce dernier semblait avoir pris une avance suffisante pour renvoyer Al-Qaïda dans les cordes. Cette image a d’ailleurs été majoritairement diffusée dans les médias français sans grande nuance : pourtant, l’armée française est directement en guerre contre des groupes affiliés à Al-Qaïda au Sahel et continue de subir des pertes causées par AQMI 79 tandis que l’organisation terroriste a bien sûr frappé notre sol avec une grande violence en 2015. En outre, la plupart des terroristes continuent de passer par des camps d’entraînements au Waziristan et d’en revenir formés pour passer à l’acte en Europe comme ce fut le cas pour Mohammed Merah, prouvant encore s’il le fallait que la relation Al-Qaïda/Talibans constitue l’un des principaux facteurs de risque pour la sécurité du monde. Enfin, Abou Moussab al-Souri, qui considère l’Europe comme le ventre mou de l’Occident et donc comme une cible idéale à frapper pour étendre le chaos,80 est l’un des penseurs les plus importants de la doxa d’Al-Qaïda : il est ainsi fort probable que sa logique continue d’inspirer à l’avenir d’autres actions contre l’Occident. Il est donc urgent de ne pas oublier qu’Al-Qaïda constitue un ennemi terriblement dangereux qui identifie bien l’Occident comme l’acteur numéro un à abattre. Nous ferions bien de 78 « Answering the Threats Posed by the Islamic State » International Crisis Group, 14/03/2016 https://www.crisisgroup.org/global/answering-threats-posed-islamic-state 79 « Mort d'un militaire français, tué par l'explosion d'une mine au Mali », Huffington Post, 05/11/2016 80 KEPEL Gilles, Terreur dans l’Hexagone, 2015 p.51