2. Défier le récit des
puissants
Ken Loach
avec la collaboration de Frank Barat
Nous voici au cœur de la résistance et
de la création tout à la fois. Défier le
récit des puissants, c’est défier ces films
« parfaits » formatés par Hollywood,
faisant de nous des citoyens passifs,
dociles, sans esprit critique. Car ily a
bel et bien une esthétique de la
soumission.
3. En revanche, y a-t-il une esthétique de la
résistance ? Ken Loach répond « oui ».
Mais soyons clairs. S’il est un des rares
aujourd’hui à assurer que la lutte des
classes est toujours aussi vivante, il ne
cède jamais pour autant à la propagande.
Il dit : « Je ne filme jamais un visage en
gros plan ; car c’est une image hostile,
elle réduit l’acteur, le personnage à un
objet. » Or on peut faire ce qu’on veut
d’un objet, l’exclure, l’expulser... Mais
si la caméra est comme un œil humain,
alors elle capte toutes les présences, les
émotions, les lumières, les fragilités. Et
nous devenons tous des « film makers ».
Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou
L’auteur : Ken Loach, Palme d’or à
4. Cannes en 2006 pour Le vent se lève, est
sans conteste l’un des plus grands
cinéastes engagés de notre temps. Il
partage sa vie entre ses films, sa maison
de production Sixteen Films à Londres,
et son jardin de Bath où il vit avec sa
famille. Jimmy’s Hall est son dernier
film (mai 2014).
5. Ken Loach
Défier le récit
des puissants
avec la collaboration de Frank Barat
(Traduit de l’anglais par Florent Barat)
6.
7. REMERCIEMENTS
Ce livre est né d’un travail d’équipe.
Il aurait été très difficile de le réaliser
sans les personnes suivantes.
Merci infiniment à Ken Loach, un
ami et un exemple, pour m’avoir fait
confiance et avoir accepté de se livrer
comme il l’a fait. Je lui en suis
extrêmement reconnaissant.
Merci à Sylvie Crossman et Jean-
Pierre Barou, pour avoir eu l’idée d’un
tel projet après avoir lu l’entretien que
j’avais réalisé avec Ken Loach pour
l’émission « Le mur a des oreilles ;
Conversations pour la Palestine ».
8. Merci à Ann Cattrall, Rebecca
O’Brien, Paul Laverty, Tania El
Khoury, Ewa Jasiewicz, Maria
Matheas, Fay De Pourcq, Herve
Landecker et Rafeef Ziadah pour leur
aide, y compris les commentaires sur
les questions et les retours sur le texte
lui-même.
Merci à Joss Barratt pour la superbe
photo de couverture.
Merci à ma famille extraordinaire.
Maman, papa, Mae, Christopher, Laury
et Romane.
Merci à Florent Barat, qui en plus
d’être une personne incroyablement
talentueuse, dont les écrits me font
9. rire, pleurer et réfléchir, est mon frère
et mon plus proche compagnon depuis
trente-trois ans maintenant.
Enfin merci à Jeanne et à Leo. Pour
être mon tout et sans qui rien ne serait
possible.
Frank Barat
10. INTRODUCTION
« Les joies de la création d’un film
tiennent à l’imprévisibilité des
relations interpersonnelles. À tout
ce qui fait que nous sommes
humains. Nos fragilités, nos
contradictions, nos échecs, nos
inadéquations.
C’est ça qui rend le processus
merveilleusement exaltant. »
Ken Loach
11. Créer du désordre
Ce livre n’est pas uniquement un livre
sur les films de Ken Loach, c’est aussi
l’occasion d’explorer la vie d’un
cinéaste qui se bat depuis des années
pour construire une société équitable et
plus juste.
J’ai passé deux jours à discuter avec
Ken Loach dans une petite pièce
chaleureuse, nichée au dernier étage des
bureaux de Sixteen Films, plutôt
bruyante et éclairée à la lumière
naturelle. Sylvie Crossman et Jean-
Pierre Barou, les fondateurs d’Indigène
éditions et Florent Barat, qui a assuré la
traduction française de cet ouvrage,
étaient également présents. Une pièce à
l’image du cinéaste. Sans artifices, sans
12. maquillage, sans fioritures. Une pièce où
l’on s’assoit, discute, rit, débat, crée,
réfléchit et écoute. Une pièce qui en dit
long sur cet homme considéré
aujourd’hui comme l’un des plus
importants réalisateurs européens et
parmi les plus influents.
En effet, peu de cinéastes ont à ce
point, et avec une telle constance, mis
leurs convictions au service de leurs
films, sans pour autant tomber dans la
propagande. Mais en cherchant plutôt
patiemment, film après film, à construire
une esthétique de l’engagement capable
de convaincre un large public, sensible à
l’efficacité sans appel de l’art – même si
ce mot, galvaudé dans nos sociétés
utilitaristes, bute parfois sur les lèvres
13. de Ken, minutieux ouvrier de la
pellicule, de l’image, de la lumière et du
son. Modeste, comme à son habitude,
Ken n’était pas sûr que quiconque
voudrait l’entendre ou le lire. Il nous
livre pourtant un récit fort où la voix
dominante n’est plus celle des puissants.
Au cours d’une carrière de plus de
quarante ans, Ken Loach a reçu les prix
les plus prestigieux dont la Palme d’or
p o ur Le vent se lève, le César du
meilleur film étranger pour Land and
Freedom et Just a Kiss, ainsi qu’un
Ours d’or d’honneur pour l’ensemble de
son œuvre au Festival international du
film de Berlin, en 2014.
Pour Ken Loach, il est essentiel de
penser le cinéma comme un moyen de
14. briser le récit des élites, des puissants,
un moyen de contrecarrer la vision
dichotomique du « nous » contre « eux »,
d’enrayer la stratégie du « diviser pour
mieux régner ». Pour moi, activiste
luttant pour la justice sociale, il fut
exaltant de discuter politique avec Ken
Loach. Ce fils d’électricien né en 1936 à
Nuneaton, à quelque cent soixante
kilomètres au nord-ouest de Londres, ne
conçoit pas le cinéma et la politique
comme des pratiques séparées, les deux
sujets se mêlant au cours de la
conversation sans transition et Ken
soulignant sans cesse la différence
primordiale entre « faire des films
politiques » et « faire de la politique
grâce au cinéma », ce qu’il fait depuis
15. ses débuts.
J’ai rencontré Ken Loach pour la
première fois au cinéma en 1995. Je
reçus Land and Freedom comme un
coup de massue. Ce film me marqua à
jamais et m’ouvrit les yeux sur cet
« autre » cinéma. Le nôtre.
Des années plus tard, en 2009, Ken
Loach fut l’un des premiers à répondre à
l’appel du tribunal Russell sur la
Palestine, tribunal des peuples créé sur
le modèle de celui fondé en 1966 par les
philosophes Bertrand Russell et Jean-
Paul Sartre pour s’opposer à la guerre
du Vietnam. Je travaillais comme
coordinateur de cette initiative, et
l’occasion me fut donnée de rencontrer
Ken et son scénariste et plus proche
16. collaborateur Paul Laverty, lors d’une
conférence de presse à Bruxelles. Il
m’impressionna alors par sa simplicité,
sa gentillesse, son humour, son
intelligence et son envie d’apprendre et
de comprendre. À partir de ce jour, Ken
est resté un fidèle soutien du tribunal
jusqu’à sa fin en 2013.
Quand Sylvie Crossman et Jean-
Pierre Barou me contactèrent et me
proposèrent de travailler sur un livre
avec lui, je fus ravi et impatient de
commencer. Nous avions déjà un grand
homme en commun : Stéphane Hessel,
auteur d’Indignez-vous ! et président
d’honneur du tribunal Russell.
Admiratif de l’homme et de l’œuvre
collective qu’il construit depuis tant
17. d’années, ce fut extraordinaire pour moi
de passer quelques heures à écouter Ken
Loach me parler de sa vision de la
fabrication d’un film, où tout le monde,
de l’ingénieur du son au régisseur
plateau, est un artisan, un maillon
essentiel de la chaîne.
Pour Ken, nous sommes d’abord des
citoyens, nous faisons partie d’une
communauté d’êtres humains et notre
rôle est d’agir contre l’injustice, qu’elle
nous touche personnellement ou qu’elle
frappe nos frères. La lutte est une réalité
quotidienne, sans trêve ni repos. Et le
cinéma un bon moyen de rappeler
qu’elle est aussi universelle. Que
l’histoire d’une famille perdue dans la
banlieue londonienne peut résonner dans
18. le cœur de milliers de personnes à des
milliers de kilomètres de là. Que celle
de l’Irlande peut trouver écho dans un
village palestinien. Un film peut être
l’étincelle qui déclenche le feu de la
colère, mais celui-ci s’étouffera si on ne
l’alimente pas.
Il est donc grand temps, comme le dit
Ken, « de créer du désordre ». Le
moment est venu d’agiter, d’éduquer,
d’organiser !
Frank Barat
19. N
DÉFIER LE RÉCIT DES
PUISSANTS
ous faisons des films pour tenter
de subvertir, créer du désordre et
soulever des doutes. « Agiter, éduquer,
organiser. » Il faut donc agiter, et c’est
ce que nous essayons de faire : enrayer
la mécanique, bousculer le statu quo,
défier le récit des puissants.
L’art est produit par ceux qui
ressentent un besoin compulsif de
peindre, d’écrire, de filmer. Les
tentatives artistiques naissent
inévitablement de nos expériences et de
nos perceptions, car elles sont notre
unique matériau de travail, c’est tout ce
20. que nous avons pour créer. Les
problèmes commencent quand le
commerce s’en mêle, quand l’unique
objectif devient la fabrication d’une
marchandise pour faire du profit. À
partir de ce moment-là, la quête du
profit impose le contenu et seul ce qui
est commercialement exploitable peut
être produit. Comme le disait William
Blake : « Partout où l’argent s’immisce,
il n’est plus possible de faire de l’art,
mais la guerre seulement1. » Ceux qui
veulent vraiment communiquer, quel que
soit le média qu’ils utilisent, le feront
parce qu’ils sont préoccupés par l’état
du monde, par la condition humaine.
C’est cela le moteur.
Peu importent l’histoire que nous
21. racontons ou les images que nous
montrons, nos choix sont le reflet de nos
préoccupations. Faire quelque chose de
complètement libre dans un monde où
règne l’oppression montre clairement
nos priorités, lesquelles induisent un
positionnement politique. La plupart des
créations artistiques s’inscrivent dans un
contexte politique et ont une incidence
politique.
Pour qu’un film soit réellement
politique, dans le sens où il peut être un
outil, un moyen politique, il doit y avoir
une cohérence entre sa sensibilité et son
contenu. C’est ce qui me dérange dans
les grosses productions américaines qui
traitent de « bons » sujets. Ce sont des
films hollywoodiens, avec une star
22. hollywoodienne, de vrais films
revendicatifs, avec un bon message,
clair, mais complètement perverti par la
méthode employée pour faire le film. On
entend fréquemment dire qu’il faut une
grande star pour qu’un film soit vu par le
plus grand nombre, mais alors ce n’est
plus le même film. En discours sous-
jacent de ce type de film, on trouve
l’acceptation de la hiérarchie, de
l’extrême richesse, du pouvoir des
grandes entreprises et de tout ce qui va
avec.
En même temps, il ne s’agit pas de
dire : « Je crois en la propriété
commune des moyens de production, de
distribution et d’échange, et donc je vais
faire de cette conviction le thème de
23. mon film. » Cette vision et nos
convictions politiques ne dictent pas
directement nos films : elles les
colorent, guident le choix des sujets,
permettent de distinguer une histoire qui
vaut la peine d’être racontée de celle qui
manque d’intérêt. Elles influencent
également nos partis pris esthétiques
parce qu’elles déterminent la manière
dont nous allons filmer les personnages.
Les histoires doivent être vécues, les
personnages sont contradictoires et le
plaisir de faire un film tient à la
découverte de la manière tout à fait
imprévisible dont les gens interagissent.
C’est de là que naissent la comédie et la
tragédie, de là que surgit tout ce qui fait
de nous des êtres humains. Les
24. personnages que nous mettons à l’écran
sont pleins de contradictions, de failles
et de défauts. C’est la fragilité de
l’humain qui est dramatique, pas la
perfection stéréotypée. Nous trouvons
des personnages, une histoire, et c’est
l’implication de ces personnages dans
cette histoire qui témoigne de notre
vision du monde.
25. L’objectif comme œil humain
Si l’objectif de la caméra est comme
un œil humain et que nous abordons les
personnages du film comme si nous les
observions de nos yeux, alors nous
pouvons avoir le sentiment d’entrer en
relation avec eux. Dans la vie, on
n’entre pas en contact avec les gens en
gros plan mais, au grand maximum, dans
un cadre qui va de la tête aux épaules.
L’angle de l’objectif utilisé doit donc
être sensiblement similaire afin de
filmer les personnages de manière
respectueuse et mettre le spectateur dans
la position d’une autre personne. Si la
caméra se substitue à l’œil, nous
obtenons une réponse humaine. Tandis
que si l’on utilise un objectif grand angle
26. et que l’on installe la caméra tout près
de la personne filmée, comme certains
photographes et réalisateurs le font, on
obtient une image légèrement déformée,
plutôt désagréable, qu’on ne voit jamais
dans la vraie vie, et on transforme les
personnes en objets. En tant que
spectateur, c’est rebutant, on a envie de
s’éloigner. On a l’impression d’envahir
leur espace. De plus, on doit essayer de
se mettre à la place de tous les
personnages, même ceux dont on ne
partage pas forcément les points de vue.
On doit voir le monde à travers leurs
yeux.
Différents procédés permettent de
parvenir à cet effet, mais à mon avis le
meilleur moyen est de montrer tous les
27. personnages de manière à ce que les
spectateurs puissent les comprendre,
entrer en relation avec eux, se sentir
solidaires et comprendre les enjeux de
chacun.
Traiter les autres avec respect
implique un certain positionnement
politique. Une organisation sociale et
économique juste se fonde sur le respect
mutuel, le sens de l’égalité et la dignité
avec laquelle chacun est traité.
28. Le cinéma comme révélateur
D’une certaine manière, le cinéma
peut permettre aux gens d’être qui ils
sont, de se révéler. Ce qui, à mon sens,
différencie le travail de l’acteur de
théâtre de celui du cinéma. Dans les
films, on veut que les personnes se
révèlent, et peut-être d’une manière dont
elles n’ont pas toujours
conscience – parce qu’on peut voir
l’incertitude dans le regard,
l’indécision, l’esprit au travail derrière
les yeux.
Au théâtre, il faut construire une
interprétation consciemment, on la
répète, on la joue tous les soirs ; on doit
connaître les balises du jeu et les
motivations qui vont nous mener d’une
29. scène à une autre. Au cinéma, on veut
vivre un moment précis avec toutes ses
incertitudes et ses difficultés. Pour y
parvenir, nous devons être honnête dans
notre façon de filmer. Comme nous
encourageons les acteurs à être
vulnérables, puis que nous exploitons
cette vulnérabilité, ce qui n’est pas juste
en soi, il faut faire les choses avec
intégrité et finesse.
Nous tournons dans l’ordre de
l’histoire, scène après scène, pour que
les comédiens puissent réellement vivre
leurs personnages. Pour cela, il faut
choisir des acteurs qui vont se révéler
et, ce faisant, révéler leurs personnages.
Par exemple, je ne dis jamais à un
comédien : « Le personnage ferait ça »,
30. mais je lui demande plutôt : « Qu’est-ce
que tu ferais, toi, dans cette situation ?
Comment réagirais-tu ? » En travaillant
de cette façon, on permet à l’acteur
d’être aux commandes, de se sentir
totalement responsable, et on n’a plus
qu’à le guider.
Les comédiens font souvent des
lectures du scénario avant le début du
tournage. Personnellement, je ne ferai
plus jamais ça. Je l’ai fait pour mon
premier film, parce que je venais du
théâtre. Tout le monde a livré un
excellent jeu pendant la lecture et, après
deux semaines de tournage sous ma
direction, ils étaient tous très mauvais !
Je ne sais pas ce que j’avais fait, quelles
indications j’avais données, mais ça
31. avait été désastreux. J’aurais mieux fait
de ne rien dire du tout. Pendant la
lecture, les acteurs ont tendance à
émettre toutes sortes de jugements
prématurés sur ce qu’ils sont en train de
jouer. Par contre, la première fois qu’on
vous dit une chose, vous l’écoutez avec
une attention qu’il est difficile de
reproduire. Il est extrêmement
compliqué de jouer la surprise, par
exemple, même pour l’acteur le plus
brillant. Il faut arriver à capter et à
garder cette qualité d’écoute originelle,
mais cette spontanéité se perd et ne se
retrouve jamais si on fait des lectures et
de longues répétitions.
Il y a tout un tas de façons, comme
celles que je viens de décrire, d’aider
32. les comédiens à révéler des choses et à
livrer la meilleure interprétation
possible. Ça passe généralement par une
infinie succession de détails.
Évidemment, les acteurs ont besoin de
se préparer avant que nous commencions
à tourner. Il est important pour eux de
comprendre l’origine et le passé de
leurs personnages. S’ils ont une famille,
nous travaillons la dynamique familiale,
nous imaginons des scènes de vie de
famille. Le métier que le personnage
exerce est également important. Le
comédien devra pouvoir en connaître les
bases, le quotidien et s’y exercer. Nous
improvisons aussi des scènes qui
auraient pu se passer, les comédiens ont
ainsi une mémoire viscérale,
33. émotionnelle et pas uniquement
intellectuelle de certains événements et
de certaines relations. De cette manière,
quand nous commençons le film, chacun
sait qui il est et ce qu’a été son passé.
34. La crédibilité de l’acteur
La crédibilité est notre seule
exigence. Nous voulons que le film soit
crédible. Voilà pourquoi le casting est
primordial. Je cherche la personne en
laquelle les spectateurs vont croire. Or
ils seront moins enclins à croire en
quelqu’un de célèbre parce qu’ils voient
la « célébrité » avant de voir le
personnage.
Faire passer des auditions est une
étape épuisante du processus de
fabrication du film, que je mène dans un
premier temps avec Kathleen Crawford,
avant que Paul Laverty et Rebecca
O’Brien nous rejoignent pour le choix
final. En tout, ça prend à peu près trois
mois. Il nous faut trouver des acteurs
35. avec une certaine fragilité, ouverts,
disponibles et généreux. On écoute s’ils
ont un certain accent et on essaie de
comprendre de quelle classe sociale ils
sont issus. Il est très difficile
d’interpréter un personnage qui n’est pas
de votre classe sociale ou d’imiter un
accent régional, parce que ça ne tient
pas seulement à la phonétique, mais
l’utilisation du langage, l’attitude et le
sens de l’humour ont aussi leur part. Si,
par exemple, nous faisons un film sur
des ouvriers, le dialecte va être
essentiel. Il faut trouver des personnes
originaires du lieu et issus de la bonne
classe sociale, et c’est une recherche qui
prend beaucoup de temps. Quand nous
pensons avoir trouvé les bonnes
36. personnes, nous faisons des essais sur
des scènes qui ne sont pas extraites du
film, mais qui mettent en jeu les mêmes
émotions.
Il nous arrive de voir certaines
personnes sept ou huit fois. Évidemment,
nous faisons toujours en sorte de les
défrayer. On ne peut pas attendre de
quelqu’un qu’il se déplace tant de fois
sans dédommagement. Il faut faire
attention, les comédiens sont tellement
vulnérables qu’ils sont facilement
exploitables. La manière dont est menée
la recherche des comédiens est
révélatrice de la façon dont le tournage
va se dérouler. Cette étape fait
intégralement partie de la création du
film, parce qu’elle permet aux
37. comédiens de se faire une idée de la
méthode de travail. Ainsi, au premier
jour de tournage, ils savent déjà à quoi
s’attendre.
38. L’histoire comme microcosme
Le processus de création de tous mes
films commence avec le scénariste. J’ai
débuté au théâtre où l’auteur est roi (ou
reine) : on respecte le texte et on
l’interprète. Je suis ensuite passé par la
télévision, et là aussi, l’auteur était la
personne la plus importante. Le travail
du réalisateur consistait à interpréter le
scénario, à lui donner corps et à en
respecter les idées essentielles. Quand
on arrive au cinéma, soudain, c’est le
réalisateur qui est roi.
Même si, en théorie, nombreux sont
ceux qui disent respecter l’idée de
collaboration, au bout du compte, ils
mettent toujours le réalisateur en avant et
lui octroient tout le mérite. Ce qui n’est
39. pas fidèle à la réalité. Quand on
travaille avec un scénariste, on doit
collaborer avec quelqu’un dont on
partage les idées fondamentales, c’est-à-
dire les convictions politiques, le sens
de l’humour, de la dramaturgie, de la
relation aux autres. Il faut partager un
point de vue à la fois esthétique et
politique.
Ces choses peuvent se discuter, mais
ce n’est qu’en travaillant ensemble que
nous voyons si nous sommes vraiment
sur la même longueur d’onde. J’ai eu
beaucoup de chance avec les auteurs
avec lesquels j’ai travaillé. Jim Allen
d’abord, puis Barry Hines, Neville
Smith et, depuis vingt ans, Paul Laverty.
Quand on trouve cette compatibilité, on
40. peut tout faire. Parce que plus nous nous
sentons en sécurité dans une relation,
plus nous pouvons être audacieux. Ceci
est d’ailleurs vrai avec tous les
membres de l’équipe et, je suppose,
dans la vie en général. Si l’on doit tout
le temps revenir sur les principes de
base, on prend moins de risques. Par
contre, si on est en confiance et certain
de partager un objectif commun, alors on
peut tout tenter. Parce que nous savons
que notre partenaire protège aussi nos
valeurs fondamentales. Ainsi, avec Paul,
nous sommes en constante conversation.
De toutes nos discussions – qui peuvent
aller de nos familles à l’état du monde,
en passant par le football et les
informations – émergera une histoire ou
41. un événement particulier, et de là surgira
une idée de film. Je pense que les
histoires qui fonctionnent le mieux sont
celles qui semblent relativement
anodines, mais qui ont de grandes
conséquences. Un petit caillou qui fait
beaucoup de vagues. L’histoire est un
microcosme qui illustre l’état du monde,
met en lumière la façon dont la société
fonctionne, en montre les dérives et les
inégalités.
C’est inquiétant de se dire que les
choses n’ont pas beaucoup changé avec
le temps, mais c’est pourtant la réalité.
La société est toujours basée sur le
conflit, une classe contre une autre. Ceux
qui ont le pouvoir ne veulent pas que le
peuple combatte son vrai ennemi, la
42. classe capitaliste, ceux qui possèdent et
contrôlent les grandes entreprises, ceux
qui dominent la finance ou la politique.
Leur société est basée sur les conflits, la
division et l’exploitation. Ils pensent :
« Ta personne m’importe peu, je veux
juste savoir combien tu peux me
rapporter. » Ils doivent alors trouver des
boucs émissaires et ciblent toujours les
plus faibles : les pauvres, les immigrés,
les demandeurs d’asile, les minorités.
Cela n’est pas nouveau, ils utilisent les
mêmes procédés depuis des décennies.
La droite accuse toujours les plus
vulnérables d’être responsables de la
crise de son propre système
économique. Ceux qui n’ont pas de
travail sont tenus pour responsables et
44. Construire une équipe
Je préfère le terme de « réalisateur »
à celui de « film maker », parce que tous
les membres de l’équipe sont des « film
makers », l’assistant à la prise de son
fait aussi le film. Il est primordial de
construire une équipe solide parce qu’un
bon film doit être porté par une bonne
équipe. L’objectif n’est pas pour autant
de s’entourer des techniciens les plus
talentueux – qui sont nombreux, très
professionnels et font du très bon
travail –, mais de trouver les personnes
capables de travailler à l’unisson, de
porter le film d’une même voix. Les
grands films commerciaux recrutent
généralement les meilleurs techniciens
dans tous les domaines. Tous font un
45. travail remarquable, le résultat est
spectaculaire, mais on sent, derrière, le
corporatisme, on a l’impression que le
film n’est pas porté par une seule et
même voix : tout le monde a très bien
fait son travail, mais chacun de son côté.
Alors que ce que nous recherchons est à
l’image de ce que recherche le chef
d’orchestre, qui harmonise l’ensemble
des instruments en une unité cohérente.
Pour cela, il faut trouver des
personnes qui ont un talent particulier.
Pour la prise de son, j’ai la chance de
travailler avec Ray Beckett depuis des
années. Évidemment, la prise de son doit
être bonne, mais, comme nous essayons
de recréer une réalité, il faut que le son
soit cohérent avec le lieu dans lequel
46. nous filmons. Dans les films, le son est
souvent trop parfait, les voix
cristallines, trop propres, on ne perçoit
pas l’ambiance de la pièce, la
circulation à l’extérieur, ce léger écho
naturel.
Il en va de même pour les
mouvements de caméra. Il ne faut pas
que la caméra anticipe ce qui va se
passer, car elle ne le sait pas. Parfois,
un acteur s’apprête à parler, mais on ne
le filme que lorsqu’on entend sa voix, et
alors seulement on peut donner
l’impression d’être dans une vraie
pièce, de suivre une vraie conversation.
Si on filme un personnage avant qu’il
prenne la parole, on sait qu’il va parler
avant qu’il le fasse et on perd la
47. sensation de réalité. C’est également
comme ça que nous travaillons la
lumière. Certaines personnes disent
qu’il est préférable, en termes de
réalisation et d’image, d’éclairer une
personne de face pour qu’on la voie
mieux, mais c’est moins réaliste, parce
que dans la réalité on est éclairé par la
lumière naturelle de la pièce dans
laquelle on se trouve. Le son, les
mouvements de caméra, l’éclairage ou
encore le maquillage peuvent donc faire
perdre tout réalisme, toute impression de
réalité à l’interprétation des comédiens.
Il faut que tout le monde comprenne bien
la manière dont le film se fait, cette voix
qui le porte. Que tout le monde soit à
l’unisson. Plus on travaille avec une
48. personne, plus cela devient naturel et
moins on a besoin d’en dire ; et moins
on en dit, plus on peut se concentrer sur
l’essentiel dans une scène.
On disait du chef d’orchestre Otto
Klemperer qu’il n’avait qu’à s’installer
sur le podium pour que l’orchestre joue
exactement comme il le souhaitait. Parce
que les musiciens savaient ce qu’il
attendait.
49. « Non, non, non »
Le producteur aussi doit comprendre
le film, la manière dont il sera fait, et y
croire. Intellectuellement, mais aussi
viscéralement. Quand on sait que le
producteur partage la même vision que
soi, alors on prend en compte son avis,
ses propositions. Il faut être dans le
même état d’esprit et se respecter
mutuellement. C’est pour cela que je
tiens également à être impliqué dans
l’élaboration du budget pour m’assurer
de la cohérence entre les moyens mis en
œuvre et le sujet du film. Ainsi, je sais
de combien nous disposons au départ et
ce que je peux demander sans dépasser
le budget de base. Il n’est pas bon qu’un
réalisateur demande toujours plus
50. d’argent à un producteur qui lui répond :
« Non, non, non » à chaque fois, c’est
même destructeur. Je m’engage donc
toujours à travailler avec les moyens
dont nous disposons, car je sais que ce
n’est pas l’argent qui rend un film
intéressant. Le budget moyen de nos
productions s’élève à 3 ou 4 millions de
livres, ce qui est deux fois moins que la
moyenne des films britanniques. Et il va
sans dire que nous payons plus que le
minimum syndical.
Le budget de Jimmy’s Hall était un
peu plus élevé, environ 5,5 millions, car
nous avions une période de tournage
plus longue, sept semaines, avec
beaucoup de comédiens. Une grande
partie de cet argent part dans des
51. dépenses que nous ne pouvons éviter : la
pellicule, les frais de laboratoire…
Mais généralement, nous tournons assez
vite, entre cinq et sept semaines, cinq
jours par semaine, ce qui permet de
garder une bonne énergie – et parce que
certains pensent que je suis trop vieux
pour travailler six jours par semaine !
Une des tâches essentielles qui
incombe également au producteur est de
constituer une équipe. Rebecca et moi le
faisons ensemble, mais c’est elle qui
prend les devants et gère les opérations.
Il y a tout un aspect commercial, des
accords à trouver avec différents
partenaires et elle doit négocier des
salaires justes pour chaque membre de
l’équipe. Le producteur de mon premier
52. film était très traditionnel et son chargé
de production considérait qu’une partie
de son travail consistait à réussir à
payer les gens au plus bas prix. C’est
une industrie, c’est ce qu’un employeur
fait généralement. Du coup, le premier
jour du tournage, tout le monde arrive en
traînant les pieds. Voilà ce qui se passe
quand un employeur réduit les salaires
pour dépenser le moins possible. Alors
que tout le monde, techniciens et
comédiens, devrait arriver sur le plateau
satisfait de son contrat. Pour un autre de
mes premiers films, nous avions besoin
d’un équipement spécifique pour une
caméra, un objectif particulier. Le
producteur nous a dit que nous ne
pouvions pas l’avoir, que c’était trop
53. cher, alors qu’en même temps la voiture
de la production censée transporter
l’équipe pour nous faire gagner du temps
servait à emmener sa femme faire des
courses ! Ce genre de choses est assez
courant. Mais en faisant ça, on ne peut
pas espérer que l’équipe soit contente.
Un producteur doit montrer l’exemple.
54. Le montage : avec les yeux
Avant d’arriver au montage, il faut
bien sûr passer par les différentes étapes
de la fabrication du film. La première
est très agréable. On est autour de la
table, on discute de l’idée et tout est
parfait, rien ne vient perturber vos plans.
C’est très plaisant. Le tournage est
encore loin et on ne s’en soucie pas
encore même si, évidemment, la
pression monte au fur et à mesure qu’il
approche. C’est un peu comme quand
vous devez aller chez le dentiste, la peur
augmente chaque jour qui vous
rapproche du rendez-vous !
Le tournage est toujours un moment
fascinant, quoiqu’assez anxiogène parce
que les jours passent et qu’il faut avoir
55. toutes les scènes malgré les conditions
ou événements imprévus qui peuvent
parfois se dresser sur la route – la pluie,
un comédien malade, etc. –, et on ne peut
malheureusement pas rallonger le temps.
Ça peut être passionnant, mais c’est
épuisant. Quand arrive le moment du
montage, tout ça est derrière et même si
le matériau que nous avons est très
mauvais, nous ne pouvons plus rien y
faire. Il faut faire avec. C’est aussi une
période pendant laquelle on commence à
travailler plus tard. Nous arrivons
à 9 heures, buvons un bon café à
10 heures et rentrons chez nous
à 17 heures 30. Et surtout, on sait qu’on
a encore un salaire assuré pour quelques
mois, qu’on n’est pas immédiatement au
56. chômage !
Nous montons toujours sur pellicule.
Quand un monteur travaille en digital, il
est très difficile pour le réalisateur assis
à côté de comprendre ce qu’il fait. Il
pianote sur son clavier et je ne sais pas
ce qu’il fabrique. Je ne comprends rien
aux ordinateurs, de toute façon. Alors
que quand on coupe une pellicule, il est
très simple de voir ce qui se passe. Une
bande d’images passe dans la machine,
une bande-son, nous choisissons où nous
voulons couper, je vois le monteur
choisir le plan, le couper et je
comprends tout. Comme c’est un
processus plus lent, on a plus de temps
pour réfléchir et puis on peut regarder
par la fenêtre, écouter le match de
57. cricket à la radio… C’est une cadence
beaucoup plus humaine. En plus, comme
on coupe vraiment la bande, on le fait
avec plus de précautions. Et on est
beaucoup plus disciplinés parce qu’on
ne peut voir qu’une scène et qu’un choix
à la fois. Je préfère largement cette
méthode.
Je travaille avec Jonathan Morris
depuis 1979, on se connaît assez bien
maintenant – nous avons vieilli
ensemble ! Ici encore, c’est une question
de partage. On partage un sens du
rythme, de la progression. Le montage,
c’est en quelque sorte comme faire de la
musique, mais avec les yeux. Il faut
couper quand votre œil vous dit de
couper. Si l’on coupe mécaniquement,
58. on le fera chaque fois que quelqu’un
parle, pour que cette personne soit
toujours à l’image au moment où elle
prend la parole. Mais si un personnage
parle et qu’un autre intervient, nous
préférons rester focalisés sur celui qui
dit la chose la plus importante. Toujours
pour donner du réalisme à la scène.
La manière dont les films sont
produits actuellement n’est pas
acceptable, parce que tout est fait pour
convenir en premier lieu aux
producteurs et aux investisseurs. On
demande au monteur, pendant le
tournage, de réaliser un premier montage
qui sera présenté aux financeurs du film.
Pour moi, il n’est pas possible que le
monteur choisisse une scène pendant le
59. tournage. Pour mieux comprendre
pourquoi, il faut revenir un peu en
arrière. Quand on tourne, si on veut que
la performance soit vraie, qu’elle soit
juste, on ne va pas découper la scène et
la filmer réplique par réplique. Au
contraire, on veut créer une dynamique,
que les comédiens jouent la scène dans
son intégralité et oublient la caméra pour
qu’ils s’investissent totalement dans le
jeu. Le monteur ne peut pas extraire de
lui-même une scène sans consulter le
réalisateur, puisqu’on ne peut pas
connaître l’ordre des plans avant
d’avoir vu tout ce qui a été filmé. Il y a
tellement de choses qui se jouent sur de
petites nuances, sur des détails qu’il est
à mes yeux impossible de couper
60. pendant le tournage. Il faut d’abord voir
toutes les prises et choisir seulement
après. Personnellement, nous ne
commençons jamais à couper avant
d’avoir fini de tourner et Jonathan ne
voit qu’une petite partie de ce que nous
filmons. Ce n’est généralement pas
comme cela que ça se passe dans
l’industrie du cinéma.
61. La musique : porte vers l’universalité
La musique est probablement
l’élément le plus difficile à appréhender.
C’est un choix qui se fait en toute fin de
processus. Vous connaissez votre film
parfaitement et il est pourtant très
probable que la musique va le modifier,
car elle peut donner un sens différent aux
images. Sans musique, l’interprétation
reste ouverte parce qu’elle ne dit pas au
spectateur ce qu’il doit penser. La
musique permet, et en cela travailler
avec mon ami Georges Fenton m’aide
énormément, de donner un sens universel
à un petit film avec deux ou trois
personnages dans un milieu ouvrier. Elle
peut donner une tout autre dimension à
une situation. Sans musique, ça resterait
62. une petite histoire, dans un logement
social de Glasgow ou une pièce sombre
de Londres. Mais la musique peut
donner de l’universalité à une petite
scène locale, elle peut l’ouvrir vers
l’ailleurs, lui donner de l’amplitude. La
musique peut être une porte ouverte sur
l’universel.
Elle peut aussi vous rappeler quelque
chose, faire écho avec un événement
passé. Dans tous les cas, elle doit avoir
une fonction, un rôle, elle ne peut se
limiter à être un habillage. Comme elle a
une grande puissance, il faut l’utiliser
avec prudence et parcimonie. C’est
comme mettre de la sauce sur un plat, si
vous ne faites pas attention et en mettez
trop, vous perdez le goût des aliments.
63. C’est pour cela que le choix de la
musique est des plus difficiles et que,
personnellement, j’en utilise très peu.
64. La télévision fait partie de l’appareil
d’État
J’ai eu la chance de travailler à la
BBC dans les années 1960. La
télévision était alors un jeune média et
l’état d’esprit de l’époque permettait,
dans une certaine limite, d’ouvrir la
culture et l’antenne aux classes
populaires. Avec le temps, ça a été de
plus en plus contrôlé. Plus les années ont
passé, plus le format de ce qui marchait,
en termes d’audience, s’est développé et
rigidifié. Tout s’est bureaucratisé,
hiérarchisé et, comme dans toute
industrie, la pression sur la production
s’est fortement intensifiée.
La tendance est à la réduction des
équipes et à la multiplication des
65. managers qui, pour justifier leur
position, se doivent d’intervenir dans
tous les domaines, du scénario au
casting. Dans les années 1960, ils ne
vous disaient pas quel acteur vous
deviez engager. Aujourd’hui, l’équipe
de comédiens doit être approuvée par
les représentants des maisons de
production, par ceux de la BBC ou
d’ITV, par le responsable du
département, par le responsable de la
chaîne… Toutes ces personnes que vous
n’avez jamais rencontrées doivent
donner leur accord. Ainsi, le réalisateur,
à qui l’on impose des comédiens et qui
ne peut plus travailler sur le scénario
sans supervision, n’a plus que très peu
de pouvoir. Alors, bien sûr, il ne peut
66. pas être original. Cette pression et cette
dépossession détruisent l’originalité.
C’est cela que les syndicats doivent
dénoncer et combattre avec force.
Autrement, c’est presque impossible
pour les réalisateurs. L’utilisation qui
est faite de la télévision n’est pas
acceptable. Ce médium a un potentiel
énorme, mais ce qu’on voit sur les
écrans est terriblement limité. Les
mêmes célébrités, les mêmes films
diffusés en boucle, la même vision
politique restreinte, les émissions de
cuisine, de décoration de maisons, de
télé-réalité… Comme c’est ennuyeux !
Aujourd’hui, faire de la télé, c’est
fabriquer un produit, n’importe lequel.
C’est le management, prétendant
67. interpréter le marché, qui décide. Tout
doit satisfaire le marché et c’est
l’économie qui façonne le produit.
Il est difficile de résister
individuellement.
En Europe, nous avons la chance
d’avoir encore une niche qui nous
permet, si nous sommes raisonnables, de
faire les films que nous voulons. Cela
dit, le montant dont nous pouvons
disposer est limité. L’audience génère
un revenu qui définit combien vous
pouvez dépenser pour un film. On
dépend donc du public, il faut être
« rentable ». Parvenir à changer, cela
s’inscrit dans la perspective d’un
changement politique beaucoup plus
vaste. Les grands groupes de télévision
68. font partie de l’appareil étatique, c’est
un fait. Ils sont administrés par des
personnes nommées par l’État selon un
système hiérarchique très vertical. C’est
le gouvernement qui octroie les
concessions aux sociétés commerciales
et nomme les dirigeants de la BBC,
laquelle est, avec la presse de droite, le
principal fournisseur d’idéologie et
d’information de notre époque.
L’influence de la télévision sur la
population est énorme. C’est une
institution étatique dont la mission
première est de relayer l’idéologie du
pouvoir en place. Les nominations sont
donc cruciales, car il serait désastreux
pour l’État que cet outil tombe entre ce
qu’il considère comme de mauvaises
69. mains. C’est encore plus vrai pour la
presse. Il faudrait qu’elle soit gérée par
des coopératives et qu’aucune société ne
puisse posséder plus d’un journal. Ce
sont des revendications révolutionnaires
que l’État, tel qu’il est organisé
actuellement, n’acceptera jamais.
70. Capitalisme brut
Les années 1980 ont été une période
très difficile pour une grande majorité
de la population. En ce qui me concerne,
tout ce que j’ai entrepris dans ces
années-là a été interdit ou retardé.
C’était la période Thatcher. Les choses
changeaient si vite sur le plan politique
que l’idée même de faire un film, dont la
concrétisation peut prendre deux à trois
ans, paraissait inappropriée. Alors je me
suis tourné vers la réalisation de
documentaires – qui peuvent se faire
plus vite –, mais bien sûr les télévisions
n’en voulaient pas.
Le seul moyen que nous avions
d’avoir un impact politique était de
tourner des documentaires. Tout à coup,
71. on avait du chômage de masse, partout
les usines fermaient parce que l’État ne
les subventionnait plus et l’industrie
devait survivre sans aucun support ni
infrastructure de l’État. Thatcher a fait
ça très consciemment, car elle pensait
que pour rendre l’industrie efficace il
fallait revenir au XIXe siècle : le
capitalisme brut. Ça s’est fait très
rapidement, semaine après semaine. On
sentait grandir un sentiment de conflit de
classes et d’injustice terrible et les
dirigeants syndicaux se sont
complètement désengagés de ce combat.
Réaliser des documentaires semblait
le seul moyen de se défendre, mais
personne ne voulait les diffuser. En fait,
ils étaient carrément interdits, on me les
72. confisquait même. Je ne les avais plus et
je ne pouvais plus les montrer nulle part.
Trois ans de travail gâchés, perdus !
Non seulement ils ont saisi les films,
mais en plus ils m’ont enfermé dans des
procédures légales pour pouvoir les
récupérer et les diffuser. Ce n’est pas
comme si j’étais censuré un jour et que
je recommençais à travailler le
lendemain, non, je devais me battre
pendant une année entière. Et pendant ce
temps-là, je ne faisais pas autre chose,
je n’avançais plus. C’était une période
très sombre.
Thatcher était lancée dans sa guerre
contre la classe ouvrière. Elle
provoquait des grèves, qu’elle gagnait,
elle passait des lois contre les syndicats
73. et permettait au chômage de masse de
croître : une grande offensive contre les
organisations de la classe ouvrière.
Nous avons réalisé plusieurs
documentaires pour Channel 4 dans
lesquels des syndicalistes nous disaient
qu’il y avait dans leurs rangs un
militantisme important que les leaders
refusaient d’organiser. Combien de fois
avons-nous vu des travailleurs prêts à
agir et des dirigeants syndicaux qui
retardaient leurs actions ou négociaient
dans leur dos !
Nous avions quatre films sur ce sujet,
commandés par Channel 4 et dont la
diffusion était prévue en
septembre 1983, avant la grève des
mineurs. C’était l’époque où la lutte
74. était à son apogée, quand les mineurs
étaient encore forts. Si on regarde en
arrière aujourd’hui, on se dit qu’il était
certain que Thatcher allait gagner, mais
sur le moment ce n’était pas si évident.
La guerre battait son plein et ce n’était
pas joué d’avance. Les dirigeants
syndicaux que nous critiquions ont pris
contact avec Channel 4 et ITA, l’autorité
indépendante de la télévision2, en leur
demandant d’annuler la diffusion de nos
films. Ils l’ont fait. Ils les ont retirés de
la programmation.
Il est intéressant de noter que ces
dirigeants syndicaux étaient plutôt des
sociaux-démocrates de droite et que les
personnes à la tête d’ITA étaient des
sociaux-démocrates, sympathisants d’un
75. parti qui s’appelait le SDP3 et avait
rompu avec le parti travailliste. C’était
donc des travaillistes de droite, ce qu’on
appellerait aujourd’hui le centre gauche,
qui n’a pas grand-chose à voir avec la
gauche. Les gens que nous critiquions et
ceux qui contrôlaient les chaînes de
télévision avaient donc tout intérêt à
censurer le message et le point de vue
que nos documentaires véhiculaient. Et
ils y sont parvenus. Pendant un an, ils
n’ont cessé de repousser la diffusion, ça
m’a coûté une année de combat, avant de
finir par comprendre qu’ils ne
diffuseraient pas les films – qui ont été
perdus et jamais vus. Ils montraient juste
des travailleurs et travailleuses
ordinaires, qu’on ne voyait jamais à la
76. télévision et dont la parole ne serait
jamais entendue. Il est difficile de
trouver un exemple plus clair de censure
politique. De la pure censure.
À la suite de ça, il y a eu l’incident
avec la principale émission culturelle
d’ITV, à propos de la grève des mineurs
en 1984. C’était une période
extraordinaire parce que cette grève a
été l’événement charnière de la politique
britannique. Jusqu’alors, nous vivions
toujours dans le consensus d’après-
guerre, mais les attaques de Thatcher
durant la grève des mineurs l’ont fait
voler en éclats et nous ont précipités
dans le néolibéralisme. C’était la
bataille de Waterloo, le point de
basculement. J’ai essayé partout
77. d’obtenir un financement pour faire un
film sur la grève des mineurs et
l’émission culturelle South Bank Show a
accepté que je réalise un documentaire
sur les chansons et poèmes écrits par les
mineurs et ceux qui les soutenaient – une
extraordinaire explosion de créativité.
La plupart de ce qui était écrit traitait de
la brutalité policière. Nous disposions
d’images illustrant les violences
policières contre les mineurs, et nous les
avons bien évidemment utilisées dans le
film pour accompagner les poèmes et les
chansons. C’en était trop pour les
producteurs de l’émission : ils n’ont pas
diffusé le documentaire. Il l’a été sur
Channel 4, quelques mois trop tard,
quand le mouvement de grève était très
79. Le langage de la rue
Sweet Sixteen a touché une autre
corde sensible, cette espèce
d’indignation puritaine de la petite-
bourgeoisie pour laquelle ce ne sont pas
les idées qui sont inacceptables, mais le
langage. Comme le langage de la rue
employé dans le film, celui
d’adolescents de quinze, seize ans issus
d’un milieu populaire de l’ouest de
l’Écosse, était considéré comme
choquant, d’autres jeunes du même âge
ne devaient pas être autorisés à
l’entendre.
Vous voyez, à l’époque, et c’est
toujours le cas aujourd’hui, ce qu’on
appelle le « marché du travail » n’offrait
à ces jeunes aucun emploi, aucune
80. chance de gagner un revenu digne.
Quand nous étions là-bas pour le film,
les filles étaient embauchées dans des
centres d’appels téléphoniques parce
que leur voix et leur accent étaient moins
marqués. Ce n’était pas le cas pour les
garçons, dont le dialecte fait partie
intégrante de l’identité. Alors,
évidemment, il n’était pas envisageable
de travailler dans des centres
téléphoniques ! Par contre, dans le film,
nous respections cette langue, parsemée
de jurons et de grossièretés, mais drôle,
tranchante et pétillante.
Une campagne a été menée contre le
langage utilisé dans Sweet Sixteen et le
comité de censure a jugé que seuls les
plus de dix-huit ans pourraient le voir.
81. Heureusement, les municipalités
pouvaient passer outre cette censure et
décider de montrer quand même le film.
Certaines l’ont fait, notamment la ville
où nous avions tourné. Cet exemple met
en lumière toute l’hypocrisie de la
situation : le fait que, dans un même
pays, des jeunes de seize ans ne puissent
pas être entendus par des adolescents du
même âge, alors qu’il s’agit uniquement
du langage de la rue, des terrains de
jeux. Quand vous faites un film sur des
jeunes, vous espérez que des jeunes le
verront. Qu’il soit interdit aux moins de
dix-huit ans a évidemment eu une
incidence sur le box-office. Comble de
l’ironie, il a souvent été montré dans les
prisons pour mineurs. Par la suite, de
82. nombreux jeunes ont pu le voir quand il
est sorti en DVD, sur lequel
l’interdiction ne s’applique évidemment
pas.
83. Le récit britannico-irlandais
Nous avons également connu la
censure avec nos films sur l’Irlande. La
presse – de droite – et les politiques ont
mené des campagnes contre Secret
défense et Le vent se lève. Secret
défense traitait de la stratégie « tirer
pour tuer » employée en
Irlande – l’armée et la police
britanniques travaillaient avec la
complicité des loyalistes et des
syndicalistes à identifier et piéger les
républicains pour les assassiner. Cette
stratégie a perduré longtemps et a été
très bien documentée, tout le monde était
au courant, même la BBC en a parlé.
Le film a été montré à Cannes et un
parlementaire conservateur a dit que
84. l’IRA4 faisait son entrée dans le festival,
que le film justifiait le terrorisme. C’est
pour cette raison que de nombreux
cinémas du Royaume-Uni n’ont pas
voulu le diffuser. Et puis il a disparu. On
ne sait pas très bien comment, mais il a
disparu dans de nombreux pays. Il était
pourtant présent dans tous les grands
festivals, ce qui laissait penser que de
nombreux cinémas allaient le
programmer, mais non, il a juste disparu
de la circulation. J’ai téléphoné à
quelques cinémas en Angleterre, ceux
avec lesquels nous avions l’habitude de
travailler, plutôt des salles
indépendantes. Parmi les personnes qui
m’ont répondu, une femme m’a dit que
ce film était contre l’armée britannique
85. et qu’ils ne diffuseraient pas un film
contre notre armée, contre nos troupes.
On pourrait s’attendre à ce qu’un film
primé à Cannes soit projeté dans de
nombreux pays, mais ça n’a pas été le
cas cette fois-ci.
Ces attaques ont eu un impact très
important. Quelqu’un a écrit dans The
Times que comme propagandiste j’étais
pire que Leni Riefenstahl, la femme qui
a réalisé le film sur les Jeux olympiques
de 1936 pour Hitler. J’étais pire
qu’elle ! Et nous parlons du Times, pas
d’un tabloïd ! Dans The Telegraph,
Simon Heffer, un chroniqueur de droite
bien connu, a écrit qu’il n’avait pas vu
le film et qu’il n’irait pas le voir parce
qu’il n’avait pas besoin de lire Mein
86. Kampf pour savoir qu’Hitler était un
salaud… Dans The Daily Mail, un des
articles était intitulé : « Pourquoi cet
homme déteste-t-il son pays ? » La
brutalité de ces attaques est
extraordinaire. Ce que ces gens ne
supportent pas, c’est que quelqu’un
remette en question la version officielle
de l’histoire britannico-irlandaise : à
savoir que les Irlandais sont violents,
que les catholiques et les protestants se
font la guerre, qu’ils se battent à propos
du pape et que les Britanniques, avec
tout leur bon cœur, vont les aider à
restaurer la paix. C’est cette histoire
qu’ils veulent entendre, pas le fait que
les Britanniques ont colonisé l’Irlande
pendant huit cents ans et imposé de
87. terribles violences à la population
irlandaise : ça, ils ne peuvent pas
l’entendre ! C’est une négation de leur
histoire.
88. Ici et maintenant
Regardez ce qui arrive aujourd’hui à
ceux qui disent la vérité sur la politique
britannique en Irlande. Un ancien soldat
et un ancien agent de sécurité ont tenté
d’alerter l’opinion sur la politique du
« tirer pour tuer ». Tous deux ont été
victimes de coups montés : l’un a été
accusé à tort d’assassinat ; l’autre
déclaré mentalement instable.
Il est intéressant de noter que les
gouvernements ne vous défient jamais
directement sur le terrain des idées. Ils
ne débattent pas avec vous
publiquement, mais ils essaient de vous
compromettre, de vous discréditer.
Comme ils l’ont fait avec Arthur
Scargill, l’homme qui a mené la grève
89. des mineurs. Ils ont monté de toutes
pièces une histoire l’accusant d’être
corrompu et de détourner des fonds
destinés au mouvement de grève pour
payer le crédit de sa maison. Il n’avait
même pas de crédit ! Mais ça n’avait
pas d’importance. L’histoire avait été
rendue publique et la propagande avait
commencé. Ils l’ont traîné dans la boue,
et la boue colle. Les Britanniques sont
des experts en la matière.
Nous vivons dans l’hypocrisie d’une
société ouverte et libre. Tony
Benn5 avait trouvé une belle
expression : il disait qu’ici nous
n’avions pas besoin du KGB puisque
nous avions la BBC ! Ceux qui débitent
des généralités sont tolérés, par contre
90. les puissants ne supportent pas ceux qui
peuvent intervenir sur des
problématiques spécifiques du moment,
sur l’ici et maintenant. Parce que ça,
c’est dangereux.
L’art qui dure, qui reste, parle d’idées
et de conflits universels, mais il ne faut
pas dénigrer celui qui traite
d’événements à un moment précis,
spécifique de l’histoire, car cela ne
l’empêche pas de faire référence à des
problématiques plus larges et d’être lui
aussi universel.
On peut être très pertinent en se
penchant sur un cas spécifique, sans
même en référer ouvertement à son
universalité.
91. Le rôle politique de la culture
Un film peut avoir un impact bien plus
important qu’on ne l’aurait imaginé au
départ – mais c’est de moins en moins
probable. Dans le film Cathy Come
Home, nous racontions comment une
famille pouvait perdre son logement et,
une fois sans abri, être disloquée parce
que la municipalité n’était pas obligée
de reloger toute la famille. Les pouvoirs
publics avaient l’obligation de reloger
les mères et les enfants dans des foyers
auxquels les pères n’avaient pas accès.
De nombreuses familles se sont
désintégrées comme cela. Après la
diffusion du film, la loi a changé et les
autorités locales ont eu l’obligation de
reloger les familles entières. Mais c’est
92. une toute petite évolution au regard de
ce qui pourrait être fait. D’une certaine
manière, c’était un film social-
démocrate, parce qu’il ne s’attaquait pas
aux problèmes de base qui font qu’une
famille peut se retrouver sans abri. Il ne
remettait pas en cause la propriété
foncière, ni la propriété et le contrôle de
l’industrie du bâtiment, il n’insistait pas
non plus sur la nécessité d’accompagner
le logement par de l’emploi. On a voulu
faire un film vrai et il a sensibilisé les
gens, mais il ne posait pas les questions
essentielles. Il est très important de
rappeler qu’à l’époque la télévision ne
comptait que deux chaînes et demie.
Presque tout le monde avait la
télévision, mais on n’avait le choix
93. qu’entre deux ou trois programmes.
Alors, le film a été vu par quinze
millions de téléspectateurs. Ça permet
d’avoir un impact. C’est bien plus
difficile aujourd’hui, car il y a des
centaines de chaînes.
Il nous paraît également nécessaire
d’élargir le débat, en parlant d’autres
combats, qui font partie de la lutte
historique globale : la guerre d’Espagne,
les États-Unis en Amérique centrale, les
syndicats aux États-Unis, etc. C’est
important de montrer ça aussi. Nous
l’avons fait avec Land and Freedom,
qui traitait de la guerre d’Espagne.
Malgré Hommage à la Catalogne, de
George Orwell, persistait le mythe d’une
gauche unie contre le fascisme, alors que
94. les ruptures qui divisaient cette gauche
faisaient partie intégrante du problème.
Le livre d’Orwell et notre film n’ont pas
plu aux sociaux-démocrates, car ils
attaquaient la gauche révolutionnaire. Ils
n’ont certainement pas plu aux
stalinistes, qui attaquaient également la
gauche révolutionnaire et en
assassinaient même les leaders. Déterrer
les attaques des stalinistes contre le
POUM et les anarchistes, c’était aussi
déterrer les procès de Moscou, pendant
lesquels les anciens bolcheviks ont été
évincés par Staline. Les quelques
communistes qui restent ont donc détesté
le film.
Les films pourraient jouer un rôle
beaucoup plus important en comblant
95. l’écart entre ce que les gens vivent au
quotidien, ce qu’ils voient sur leurs
écrans de télévision et ce qu’ils
entendent de leurs dirigeants politiques.
Mais il est difficile pour les films qui
tendent à cela d’atteindre un très large
public. Ils n’y parviennent certainement
pas par la télévision, et ne le peuvent
pas par le biais des cinémas non plus.
La culture ne peut avoir un impact
politique que si les gens peuvent la
recevoir. Vous pouvez faire un film qui
sera vu par un million de personnes, s’il
a la chance d’être diffusé à la télévision,
mais un film peut n’avoir aucun impact
s’il n’est pas vu. Peut-être que le
changement aura lieu grâce aux médias
digitaux… je ne sais pas, je ne m’y
96. connais pas assez en nouvelles
technologies.
Mais on dit que c’est possible, que ça
peut fonctionner d’une manière
souterraine et subversive. Alors se pose
le problème de la fabrication du film.
Parce que si les moyens de transmission
sont très différents, la manière de faire
le film devra l’être également. On ne
pourra plus compter sur des budgets
comme ceux du cinéma ou de la
télévision. Il faudra travailler plus
rapidement et dans des conditions moins
confortables.
La manière dont on regarde les films
évolue également avec la technologie.
Notre travail est plus facilement
accessible grâce à Internet. La
97. protection du copyright est devenue un
gros problème. Il est clair que si vous
créez quelque chose, vous devez être
rémunéré pour votre travail. Le
copyright, c’est le problème des grandes
corporations, c’est principalement elles
qui se battent pour rendre le
téléchargement illégal. C’est une
question de profits qu’elles ne
récupèrent pas. Les personnes qui ont
fait le film, elles, ont déjà été payées, et
ne vont pas recevoir un centime des
profits résiduels.
98. L’ennemi est gigantesque
Nous sommes des citoyens, avant tout.
Nous devons reprendre le contrôle de
nos vies. Nous sommes pris dans un
système économique inexorable. C’est
comme être embarqué dans une voiture
dont on a perdu le contrôle. Un jour,
Thatcher a déclaré : « Il n’y a pas
d’alternative6 », qui est devenu un
acronyme : TINA. Ici, en Angleterre, les
gens disent que l’idéologie est morte.
C’est pourtant bien une idéologie qui
nous tient entre ses griffes : le
capitalisme débridé et absolu. C’est un
échec sur tous les points, mais ceux qui
nous gouvernent n’autorisent aucune
alternative. Voilà pourquoi un
mouvement révolutionnaire est
99. absolument nécessaire, tout de suite.
Aujourd’hui plus que jamais, à cause du
changement climatique. Nous savons que
la planète change à une vitesse
alarmante et qu’il ne nous reste plus
beaucoup de temps. Il y a urgence.
La plus grande question qui se pose à
nous est de trouver le moyen de
maintenir la lutte, de l’alimenter. Voilà
notre plus grand défi. Comment s’y
prendre ? Nous devons faire une série
de choix au quotidien. Il nous faut
trouver la bonne tactique, mais aussi la
bonne stratégie sur le long terme. Nous
avons fait une grosse erreur après les
manifestations contre la guerre en Irak,
qui ont fait descendre un à deux millions
de personnes dans les rues. Si, à ce
100. moment-là, nous avions demandé aux
gens de signer des pétitions contre la
privatisation, contre les guerres, pour la
défense de l’environnement, nous
aurions eu un million de signatures, ça
aurait été la naissance d’un mouvement
politique. Si nous l’avions développé
correctement, avec des antennes locales,
une comptabilité démocratique et un
programme basé sur des idéaux
politiques, nous aurions eu une réelle
opportunité de créer le changement. Il y
avait un sentiment de dégoût généralisé
contre Blair, la guerre… mais nous
avons mal évalué notre force et ça n’a
pas pris. Les gens sont devenus cyniques
et méfiants.
On se retrouve toujours face aux
101. mêmes questionnements politiques.
Comment, par exemple, trouver
l’équilibre entre la poursuite de la lutte
au nom d’un idéal et la défense de ce qui
a déjà été acquis ? Si vous allez trop
loin, vous pouvez porter préjudice au
projet tout entier. Défendre le
socialisme dans un pays comme l’Union
soviétique, c’était trahir toutes les autres
révolutions qui auraient pu réussir. En
Irlande, en 1916, ceux qui ont incarné
l’insurrection de Pâques savaient qu’ils
allaient à la mort, mais ils devaient
saisir ce moment pour se soulever et
déclarer l’indépendance. En faisant cela,
ils ont rendu la guerre d’indépendance
possible.
Cette question de savoir si on doit
102. aller plus loin ou consolider nos acquis
est une sorte de tension permanente dans
les mouvements politiques et
révolutionnaires.
Nous devons prendre des décisions
tous les jours. C’est comme un numéro
de funambule, extrêmement difficile.
Bien sûr, il y a contre nous les forces de
l’État : les services de renseignements,
la police, les médias, toutes les
composantes de l’État et du grand
capital qui donnent le ton. L’ennemi est
gigantesque. Nous avons de la chance :
il va à sa propre perte. Il lui faut
continuer à mener des combats parce
que le système ne peut pas survivre par
lui-même. Ces gens-là foncent droit vers
le précipice. Le problème, c’est qu’ils
103. nous emmènent avec eux. Nous devons
nous battre contre ça, voilà ce qui est
important.
104. Cinq caméras brisées
J’ai vu Cinq caméras brisées, un très
bon film pour lequel j’ai beaucoup de
respect et que j’ai recommandé autour
de moi. Je l’ai vu lors d’une projection
dans un petit cinéma de Bristol où il y
avait une centaine de personnes. Tout le
monde a quitté la salle en pensant que
c’était un très bon film. C’est là qu’il
aurait fallu quelqu’un à la porte pour
prendre les coordonnées des gens, leur
demander de se mobiliser, de mettre en
place des actions, d’inviter des
Palestiniens, d’aller en Palestine. Il
faudrait d’ailleurs faire ça à toutes les
projections.
Il est évident qu’il est nécessaire de
faire d’autres films sur la Palestine et
105. c’est aux Palestiniens de les faire. De
nombreux peuples sont opprimés à
travers le monde, mais certains aspects
rendent le conflit israélo-palestinien
particulier. Tout d’abord, Israël se
présente comme une démocratie, un pays
comme tous les autres pays occidentaux,
alors qu’il commet des crimes contre
l’humanité et qu’il a mis en place un
régime d’apartheid, similaire à celui de
l’Afrique du Sud à l’époque, avec le
soutien militaire et financier de l’Europe
et des États-Unis. C’est d’une hypocrisie
sans bornes. Nous soutenons un pays qui
prétend être une démocratie, nous le
soutenons à tous les niveaux en dépit des
crimes qu’il commet. Nous sommes des
citoyens et nous devons d’abord réagir
106. en tant qu’êtres humains, quel que soit
notre statut, ou notre profession. Nous
devons, en premier lieu, mettre tout en
œuvre pour informer la population de ce
qui se passe en Palestine. À travers sa
campagne « Brand Israël » qui a
mobilisé de nombreux artistes, Israël a
voulu présenter au monde une meilleure
image. Cette opération venait en réponse
à la campagne BDS (Boycott-
Désinvestissement-Sanctions),
préconisant le boycott culturel d’Israël,
que j’ai soutenu dès le début. C’est bien
la preuve que le boycott culturel gênait
énormément cet État qui se présente
comme le pilier culturel du monde
occidental. Nous devrions refuser d’être
impliqués dans un quelconque projet
107. soutenu par Israël. Les individus ne sont
évidemment pas concernés. Ce sont les
actions de l’État israélien qu’il nous faut
cibler.
108. Le récit du futur
Aujourd’hui, une jeune génération
avec une conscience politique forte
émerge du mouvement Occupy. Entre
eux et moi, il y a ceux qui ont grandi
dans les années 1980, quand il était de
bon ton d’être de droite. Pour ma
génération, il était de bon ton d’être de
gauche. Nous avons perdu une
génération. Mais, aujourd’hui, des
jeunes font des films politiques et il
importe peu qu’ils ne les fassent pas
exactement comme nous, ce qui compte,
c’est qu’ils soient engagés.
Les artistes représentent un danger
pour les élites, car ce sont des esprits
libres qui s’adressent au peuple, le
touchent. C’est pourquoi les classes
109. dirigeantes livrent des guerres contre
des artistes un peu partout dans le
monde. En Chine, par exemple, le studio
d’Ai Weiwei a été détruit par les
autorités parce que c’était un espace de
liberté.
Il est primordial de dire aujourd’hui
qu’il ne devrait y avoir aucune exception
culturelle. L’Accord de libre-échange
transatlantique entre l’Europe et les
États-Unis ne devrait pas être signé du
tout, car il est dévastateur. C’est un pas
de plus dans le néolibéralisme. C’est la
dérégulation de tout, obligeant la main-
d’œuvre à se battre pour du travail et
c’est un pouvoir supplémentaire donné
aux multinationales qui dominent tout
dans ce monde. Nous ne devrions pas
110. avoir besoin de faire du cinéma une
exception, nous devons nous opposer à
ce traité dans sa totalité.
Le cinéma fonctionne comme
n’importe quelle industrie dans le
marché global. Le rouleau compresseur
des grandes entreprises multinationales
écrase tout sur son passage. Les gros
finiront par dominer et détruire les
autres et il arrivera aux films ce qui est
arrivé aux petits magasins qui ont
disparu à cause des grandes surfaces. Si
les pays ne sont pas capables de soutenir
leur propre culture par des subventions
et des accords spécifiques, leurs
cultures cesseront d’exister. Si nous ne
sommes pas vigilants, si nous ne
résistons pas, nous finirons dans un
111. monde totalement uniformisé dont la
langue officielle sera l’anglais
américanisé.
Comment réagir ? Il faut analyser la
situation et organiser la résistance.
Comment l’organiser reste toujours la
grande question. Il faut se défendre
contre chaque attaque et être solidaires
de ceux qui sont le plus menacés. Reste
la question des partis politiques. Le
problème est que les partis actuels font
une mauvaise analyse de la situation.
Les partis stalinistes de gauche mènent
les gens dans un cul-de-sac depuis des
années. Quant aux sociaux-démocrates,
ils veulent nous faire croire que pour
réformer le système il faut le travailler
de l’intérieur, que nous pouvons y
112. arriver, ce qui, à mon avis, est illusoire.
Cela ne suffira pas à satisfaire les
besoins de la grande majorité.
Mais l’art peut servir de détonateur,
être l’étincelle qui met le feu aux
poudres. Ensuite, c’est à nous de tout
faire pour entretenir ce feu, cette colère,
et la transformer en un mouvement
global qui mènera à un changement
radical, en profondeur, de notre société
tout entière.
1. Cette phrase est tirée des commentaires que
le grand poète anglais William Blake (1757-
1827) a fournis à propos de l’œuvre dite Le
Groupe du Laocoon, réalisée vers 40 av. J.-C.
par trois sculpteurs rhodiens et conservée au
musée du Vatican.
113. 2. Independent Television Authority (ITA),
équivalent du CSAen France. (Toutes les notes
sont du traducteur.)
3. Social Democratic Party, parti social-
démocrate.
4. Irish Republican Army, Armée républicaine
irlandaise.
5. Une des principales figures de l’aile gauche
du parti travailliste, mort en mars 2014.
6. « There is no alternative », c’est-à-dire :
« Il n’y a pas d’alternative au néo-libéralisme. »
114. FILMOGRAPHIE
KEN LOACH
Ken Loach a reçu l’Ours d’or
d’honneur du Festival du film de Berlin
(Berlinale) en 2014, le prix Lumière au
Festival du film de Lyon en 2012, le prix
de l’European FilmAcademy en 2009 et
le Lion d’or d’honneur à la Mostra de
Venise en 1994.
2014 Jimmy’s Hall
2013 L’Esprit de 45
2012 La Part des anges
Prix du Jury, Festival de Cannes,
2012
2010 Route Irish
115. 2009 Looking for Eric
Prix du Jury œcuménique, Festival de
Cannes, 2009
2007 Chacun son cinéma
2007 It’s a Free World
2006 Le vent se lève
Palme d’or, Festival de Cannes, 2006
2005 Tickets
2003 Just a Kiss
César du meilleur film de l’Union
européenne, 2005
2002 11’09’’01 - September 11
2002 Sweet Sixteen
2001 The Navigators
2000 Bread and Roses
1998 Another City (court métrage)
1998 My Name is Joe
1996 The Flickering Flame (moyen
116. métrage)
1995 A Contemporary Case for
Common Ownership (court métrage)
1995 Carla’s Song
1995 Land and Freedom
César du meilleur film étranger, 1996
1994 Ladybird
1993 Raining Stones
Prix du Jury, Festival de Cannes,
1993
1991 Riff-Raff
1990 Secret défense
Prix du Jury, Festival de Cannes,
1990
1989 The View from the Woodpile (TV)
1986 Fatherland
1984 Which Side Are You On ? (moyen
métrage)
117. 1983 Questions of Leadership (TV)
(moyen métrage)
1983 The Red and the Blue :
Impressions of Two Political
Conferences - Autumn 1982 (TV)
1981 Regards et sourires
1980 Auditions (TV)
1980 The Gamekeeper
1978 Black Jack
1973 A Misfortune (TV)
1971 Family Life
1971 The Save the Children Fund Film
(moyen métrage)
1969 Kes
1967 Pas de larmes pour Joy
1966 Cathy Come Home
118. Table des matières
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
Créer du désordre
DÉFIER LE RÉCIT DES PUISSANTS
L’objectif comme œil humain
Le cinéma comme révélateur
La crédibilité de l’acteur
L’histoire comme microcosme
Construire une équipe
119. « Non, non, non »
Le montage : avec les yeux
La musique : porte vers l’universalité
La télévision fait partie de l’appareil
d’État
Capitalisme brut
Le langage de la rue
Le récit britannico-irlandais
Ici et maintenant
Le rôle politique de la culture
123. l’anarchiste Marianne Enckell constate
que, dans les espaces autogérés
d’aujourd’hui, les squats militants, les
centres de rencontres libertaires, les
jeunes générations ont réinventé cette
culture solidaire qui fut celle du
mouvement anar.
Jean-Luc Porquet, Le Canard
enchaîné 12 mars 2014
D’une lecture facile, ce livre est à
l’image de son auteur. Énergique et
joyeux. Une Marianne Enckell qui
souligne combien « le pouvoir n’a
jamais aimé ni les anars ni les
mouvements féministes ».
Camille-Solveig Fol, Midi Libre,
19 mars 2014
124. Pour changer de vie, pour changer nos
vies, il y a mille méthodes qui
s’inventent en permanence, un peu
partout, dans l’indifférence du monde
médiatique ou politique. Ce petit
bouquin est un relais indispensable vers
ces mille méthodes.
Jean-Michel Lacroute, Mediapart,
9 avril 2014
126. Et s’était imprégné de leur pensée ?
Jean-Luc Porquet,
Le Canard enchaîné, 12 juin 2013
C’est peut-être là l’un des intérêts
majeurs de ces textes rassemblés et
présentés par Lou Marin – remettre au
goût du jour cet aspect libertaire de
Camus, au moment où les États débattent
pour tenter de conserver des traditions,
des usages, des pouvoirs qui ne
fonctionnent plus, ou guère plus.
Daniel Cohn-Bendit,
Le Nouvel Observateur, juillet 2013
Il sera difficile désormais d’écrire sur la
pensée d’Albert Camus sans se référer
aussi à ces écrits.
Hubert Prolongeau,
127. Marianne, 15 juin 2013
L’honneur des libertaires, toutes nuances
confondues, fut de l’admettre pour un
des leurs, sans jamais tenter de
l’attacher à un quelconque dogme. Ce
livre, précieux, en atteste.
Arlette Grumo,
Le Monde libertaire, 19 décembre 2013
129. Cette édition électronique du livre Défier le
récit des puissants de Ken Loach a été réalisée
le 16 juin 2014 par les Éditions Indigène.
Elle repose sur l’édition papier du même
ouvrage (ISBN : 9791090354531).
Dépôt légal : 2e trimestre 2014.
ISBN ePub : 9791090354661.
Le format ePub a été préparé par ePagine
www.epagine.fr
à partir de l’édition papier du même ouvrage.