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Marc-Emmanuel PRIVAT



L’architecture militaire : Entre Vauban et Haussmann, est-elle à réinventer ?

Les controverses sur le futur « Grand Paris » secouent en ce moment le microcosme de
l’architecture parisienne. Les discussions tournent notamment autour des questions de
densification et de construction de tours. Si la qualité de vie des occupants et la prise en
compte du développement durable sont légitimement au premier plan des préoccupations, les
débats n’abordent jamais la question de la sécurité, sans doute en raison d’une absence de
sensibilisation des acteurs – architectes et urbanistes – à ces questions. La faute en revient
aussi aux militaires, architectes et ingénieurs spécialistes en infrastructure qui ont omis de
porter la question sur la place publique, celle-ci restant prisonnière des cercles informés.
L’architecture militaire a longtemps été centrée sur la poliorcétique. Mais depuis l’échec de la
ligne Maginot, les architectes militaires semblent cantonnés dans la construction de gymnases
et de bâtiments d’hébergement. La mode n’est plus aux fortifications, certes. Mais faut-il pour
autant écarter d’un revers de main le regard de l’architecte dès lors qu’on aborde les questions
de doctrine ou les concepts d’engagement ?
L’architecture militaire doit sortir du ghetto et s’inviter d’une part dans les forums sur la
guerre urbaine et d’autre part dans les discussions sur la cité du futur et enfin investir
pleinement le champ de la formation des bâtisseurs de demain.

Un petit livre d’Eyal Weizman, paru en 20081 est passé relativement inaperçu. L’auteur,
architecte israélien qui enseigne à Londres, y décrit la réoccupation des villes de Palestine au
printemps 2002 par l’armée israélienne et plus précisément la méthode mise en œuvre par
Tsahal à cette occasion, fondée sur une inversion du référentiel traditionnel de la guerre
urbaine : les soldats israéliens abandonnent les rues tortueuses des quartiers arabes, lieux de
tous les pièges, pour progresser de maison en maison en perçant murs et planchers. Même si
l’auteur évoque ces méthodes et leur fondement théorique pour en dénoncer les excès, elles
méritent qu’on s’y arrête, même s’il ne s’agit que d’un prétexte. Compte tenu de la croissance
mondiale de la population urbaine, les conflits ont lieu et auront de plus en plus lieu dans les
villes ou plus largement dans des espaces marqués par des « faits urbains », selon l’expression
d’Aldo Rossi2. En conséquence la réflexion sur la conduite de la guerre ne peut faire
l’économie d’une étude de l’espace dans lequel elle a, ou aura lieu, et cette étude ne peut
s’affranchir de l’œil de l’architecte. Sa connaissance du bâti et de l’organisation des villes
peut être une aide sérieuse apportée aux armes de mêlée et d’appui dans leur compréhension
du champ de bataille. Il faut donc militer ardemment pour qu’un architecte soit associé aux
groupes de réflexion relatifs au combat en zone urbaine.

De la même façon, il est inconcevable d’exclure les architectes militaires des réflexions
conduites sur la ville de demain. Les événements du 11 septembre 2001 ont montré, s’il en
est, la vulnérabilité de la verticalité dans les villes face aux menaces terroristes.
Comme les tours, tous les réseaux d’eau, de gaz, de courants fort et faible sont des cibles
potentielles.



1
  Eyal WEIZMAN A travers les murs, l’architecture de la nouvelle guerre urbaine, La Fabrique éditions, Paris,
2008.
2
  Aldo ROSSI L’Architecture de la ville, L’Equerre, Paris, 1981.
Par ailleurs des centaines3 de quartiers de grands ensembles, situés en périphérie des villes
françaises sont potentiellement des foyers de violence urbaine, quelle qu’en en soit la cause.
L’actualité de l’automne 2005 l’a suffisamment prouvé. Là encore l’apport de l’architecte
militaire, doté d’une double culture, peut s’avérer utile. Pour le présent certes, afin d’apporter
une expertise à ceux qui préparent les plans destinés à combattre des éventuelles actions de
guérilla urbaine ; pour le futur aussi, afin d’éviter de recréer les conditions qui facilitent la
guérilla.

Enfin l’action prônée ne peut se concevoir sur le long terme si elle fonctionne à sens unique.
Les acteurs du développement urbain, qu’ils soient architectes, urbanistes, ingénieurs de
l’Equipement, sociologues, doivent être rendus conscients de ce que certains de leurs choix
techniques, esthétiques ou culturels ont des incidences sur la sécurité de leurs concitoyens. Il
ne s’agit pas bien entendu de passer tout projet architectural au crible des questions de
sécurité, ce qui serait de toute façon vain, mais de déclencher une prise de conscience. Cette
sensibilisation, pour être efficace, doit nécessairement faire l’objet d’une action de formation.
De la même façon qu’un officier de la Brigade des sapeurs pompiers de Paris vient
sensibiliser les étudiants en architecture à la prise en compte des dangers du feu en phase de
conception des bâtiments, pourquoi ne pas imaginer un cours d’architecture militaire qui
pourrait présenter, outre les questions de sécurité, le rôle du ministère de la Défense en
matière d’infrastructure et être illustré par une brève histoire de la fortification ? Cela aurait
un double mérite : d’une part sensibiliser les étudiants à un domaine qu’ils ignorent
complètement et d’autre part participer au renforcement du lien armée-nation dans une
profession appelée à jouer un rôle actif dans l’évolution de la société et qui par ailleurs, est
l’une des plus étrangères aux questions de défense.

L’architecture militaire n’est plus celle de Vauban, ou de Maginot. Elle ne peut plus être
uniquement non plus celle des constructeurs de casernes et de bunkers. Elle doit d’une part
être partie prenante dans la définition des concepts d’opération et apporter sa pierre à l’édifice
de la « guerre parmi les populations ». D’autre part elle doit s’inviter dans les débats sur
l’édification des paysages urbains du futur, cette implication passant forcément par l’insertion
de la dimension « défense » dans la formation des architectes et des urbanistes.
Ce débat est indissociable de celui sur l’avenir de la fonction infrastructure au sein du
ministère de la Défense dont la vocation n’est pas, sans perdre sa raison d’être, de se
cantonner dans un rôle exclusif de bâtisseur d’infrastructures banalisées. La conjonction
actuelle de grandes réflexions urbanistiques et de remise en cause légitime des relations
armée-nation ouvre un espace de débats et d’innovations particulièrement fertile.




3
 Alain BAUER et Xavier RAUFER parlent de 1088 quartiers sensibles faisant l’objet d’une surveillance par les
autorités ; Alain BAUER, Xavier RAUFER La Guerre ne fait que commencer, JC Lattès, Paris, 2002.

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Architecture militaire

  • 1. Marc-Emmanuel PRIVAT L’architecture militaire : Entre Vauban et Haussmann, est-elle à réinventer ? Les controverses sur le futur « Grand Paris » secouent en ce moment le microcosme de l’architecture parisienne. Les discussions tournent notamment autour des questions de densification et de construction de tours. Si la qualité de vie des occupants et la prise en compte du développement durable sont légitimement au premier plan des préoccupations, les débats n’abordent jamais la question de la sécurité, sans doute en raison d’une absence de sensibilisation des acteurs – architectes et urbanistes – à ces questions. La faute en revient aussi aux militaires, architectes et ingénieurs spécialistes en infrastructure qui ont omis de porter la question sur la place publique, celle-ci restant prisonnière des cercles informés. L’architecture militaire a longtemps été centrée sur la poliorcétique. Mais depuis l’échec de la ligne Maginot, les architectes militaires semblent cantonnés dans la construction de gymnases et de bâtiments d’hébergement. La mode n’est plus aux fortifications, certes. Mais faut-il pour autant écarter d’un revers de main le regard de l’architecte dès lors qu’on aborde les questions de doctrine ou les concepts d’engagement ? L’architecture militaire doit sortir du ghetto et s’inviter d’une part dans les forums sur la guerre urbaine et d’autre part dans les discussions sur la cité du futur et enfin investir pleinement le champ de la formation des bâtisseurs de demain. Un petit livre d’Eyal Weizman, paru en 20081 est passé relativement inaperçu. L’auteur, architecte israélien qui enseigne à Londres, y décrit la réoccupation des villes de Palestine au printemps 2002 par l’armée israélienne et plus précisément la méthode mise en œuvre par Tsahal à cette occasion, fondée sur une inversion du référentiel traditionnel de la guerre urbaine : les soldats israéliens abandonnent les rues tortueuses des quartiers arabes, lieux de tous les pièges, pour progresser de maison en maison en perçant murs et planchers. Même si l’auteur évoque ces méthodes et leur fondement théorique pour en dénoncer les excès, elles méritent qu’on s’y arrête, même s’il ne s’agit que d’un prétexte. Compte tenu de la croissance mondiale de la population urbaine, les conflits ont lieu et auront de plus en plus lieu dans les villes ou plus largement dans des espaces marqués par des « faits urbains », selon l’expression d’Aldo Rossi2. En conséquence la réflexion sur la conduite de la guerre ne peut faire l’économie d’une étude de l’espace dans lequel elle a, ou aura lieu, et cette étude ne peut s’affranchir de l’œil de l’architecte. Sa connaissance du bâti et de l’organisation des villes peut être une aide sérieuse apportée aux armes de mêlée et d’appui dans leur compréhension du champ de bataille. Il faut donc militer ardemment pour qu’un architecte soit associé aux groupes de réflexion relatifs au combat en zone urbaine. De la même façon, il est inconcevable d’exclure les architectes militaires des réflexions conduites sur la ville de demain. Les événements du 11 septembre 2001 ont montré, s’il en est, la vulnérabilité de la verticalité dans les villes face aux menaces terroristes. Comme les tours, tous les réseaux d’eau, de gaz, de courants fort et faible sont des cibles potentielles. 1 Eyal WEIZMAN A travers les murs, l’architecture de la nouvelle guerre urbaine, La Fabrique éditions, Paris, 2008. 2 Aldo ROSSI L’Architecture de la ville, L’Equerre, Paris, 1981.
  • 2. Par ailleurs des centaines3 de quartiers de grands ensembles, situés en périphérie des villes françaises sont potentiellement des foyers de violence urbaine, quelle qu’en en soit la cause. L’actualité de l’automne 2005 l’a suffisamment prouvé. Là encore l’apport de l’architecte militaire, doté d’une double culture, peut s’avérer utile. Pour le présent certes, afin d’apporter une expertise à ceux qui préparent les plans destinés à combattre des éventuelles actions de guérilla urbaine ; pour le futur aussi, afin d’éviter de recréer les conditions qui facilitent la guérilla. Enfin l’action prônée ne peut se concevoir sur le long terme si elle fonctionne à sens unique. Les acteurs du développement urbain, qu’ils soient architectes, urbanistes, ingénieurs de l’Equipement, sociologues, doivent être rendus conscients de ce que certains de leurs choix techniques, esthétiques ou culturels ont des incidences sur la sécurité de leurs concitoyens. Il ne s’agit pas bien entendu de passer tout projet architectural au crible des questions de sécurité, ce qui serait de toute façon vain, mais de déclencher une prise de conscience. Cette sensibilisation, pour être efficace, doit nécessairement faire l’objet d’une action de formation. De la même façon qu’un officier de la Brigade des sapeurs pompiers de Paris vient sensibiliser les étudiants en architecture à la prise en compte des dangers du feu en phase de conception des bâtiments, pourquoi ne pas imaginer un cours d’architecture militaire qui pourrait présenter, outre les questions de sécurité, le rôle du ministère de la Défense en matière d’infrastructure et être illustré par une brève histoire de la fortification ? Cela aurait un double mérite : d’une part sensibiliser les étudiants à un domaine qu’ils ignorent complètement et d’autre part participer au renforcement du lien armée-nation dans une profession appelée à jouer un rôle actif dans l’évolution de la société et qui par ailleurs, est l’une des plus étrangères aux questions de défense. L’architecture militaire n’est plus celle de Vauban, ou de Maginot. Elle ne peut plus être uniquement non plus celle des constructeurs de casernes et de bunkers. Elle doit d’une part être partie prenante dans la définition des concepts d’opération et apporter sa pierre à l’édifice de la « guerre parmi les populations ». D’autre part elle doit s’inviter dans les débats sur l’édification des paysages urbains du futur, cette implication passant forcément par l’insertion de la dimension « défense » dans la formation des architectes et des urbanistes. Ce débat est indissociable de celui sur l’avenir de la fonction infrastructure au sein du ministère de la Défense dont la vocation n’est pas, sans perdre sa raison d’être, de se cantonner dans un rôle exclusif de bâtisseur d’infrastructures banalisées. La conjonction actuelle de grandes réflexions urbanistiques et de remise en cause légitime des relations armée-nation ouvre un espace de débats et d’innovations particulièrement fertile. 3 Alain BAUER et Xavier RAUFER parlent de 1088 quartiers sensibles faisant l’objet d’une surveillance par les autorités ; Alain BAUER, Xavier RAUFER La Guerre ne fait que commencer, JC Lattès, Paris, 2002.