1. POUR UN ROLE ACCRU DU SERVICE D’INFRASTRUCTURE DE LA DEFENSE
DANS LA GUERRE URBAINE.
Beyrouth, Mogadiscio, Grozny, Naplouse, Fallujah… New York. Non il ne s’agit pas d’une
erreur. Toutes ces villes, y compris la dernière, ont connu la guerre. Si les premières sont
exotiques et synonymes de combats au sol, il n’en demeure pas moins que le 11
septembre 2001, à quelques minutes d’intervalle, les deux tours du World Trade Center
s’effondraient comme un château de cartes suite à l’encastrement de deux avions de
ligne jetés contre elles par des terrorismes se réclamant d’Al Qaeda : le niveau de
chaleur très élevé résultant de l’explosion des réservoirs de kérosène a été fatal à leur
structure, et entraîné la mort de près de trois mille personnes.
La part croissante de la population mondiale qui habite en milieu urbain ou périurbain et,
partant, l’augmentation du nombre de conflits ayant pour théâtre une ville, posent la
question à la fois de la « guerre en ville » et de la « guerre à la ville » selon la distinction
de Jean-Louis Dufour1.
Or le ministère de la défense dispose d’une ressource trop peu utilisée dans ce
domaine : le service d’infrastructure de la défense (SID). En effet, si ce service intervient
aussi bien en métropole, qu’outre-mer, à l’étranger ou en opérations extérieures, c’est le
plus souvent hors du contexte de la guerre urbaine, sur des chantiers de bâtiment ou
d’infrastructure spécialisée. L’associer tant aux réflexions sur le combat en zone urbaine
qu’aux projets urbanistiques de demain pourrait apporter un regard complémentaire à
celui respectivement des spécialistes du combat en zone urbaine et des urbanistes civils.
Il convient donc de réfléchir sur le rôle du spécialiste de l’infrastructure dans les
problématiques de projection – conduire le combat en zone urbaine dans le cadre d’une
opération extérieure – comme dans la défense du territoire – préparer la ville à la guerre.
Les apports possibles du SID pour le combat en zone urbaine en opération
extérieure.
Une étude en première approche de ses atouts permet de dégager deux axes de
réflexion, l’un concret et pratique, l’autre plus abstrait et prospectif. Il s’agit d’une part
d’utiliser une connaissance technique des villes et d’autre part de réorganiser l’espace,
pour reprendre l’expression utilisée par Eyal Weizman2.
Les spécialistes du SID, par leur formation, connaissent la ville en tant qu’objet et les
villes dans leur diversité. En effet, qu’ils soient architectes, urbanistes, ingénieurs ou
techniciens en bâtiment ou génie civil (spécialistes en structure, électricité, génie
climatique, génie sanitaire…), conducteurs de travaux, agents domaniaux ou
dessinateurs, ils peuvent, dans leur domaine de compétence, apporter un regard
différent et complémentaire de celui du combattant, fut-il un professionnel du combat en
zone urbaine. Ils maîtrisent l’organisation spatiale des villes qui varie selon les époques
et les cultures. Ils peuvent ainsi fournir une aide majeure dans la compréhension du
terrain et donner d’utiles informations sur les axes d’approches, la topographie, ou les
lieux-clefs. Ils dominent les techniques de construction qui, là aussi, changent en fonction
des périodes, des lieux et des climats. Ils sont ainsi en mesure de connaître et
transmettre les points forts et les faiblesses des bâtiments et infrastructures dont il faudra
s’emparer, puis durcir ces infrastructures contre les effets des armes adverses sans
mettre en péril la stabilité de la structure par surcharge de sacs de sable par exemple,
toutes choses qu’un fantassin voire même un soldat du « génie combat » ne sera pas en
mesure de déterminer. Compte tenu des moyens d’information contemporains, au
premier rang desquels l’Internet, compte tenu aussi de la diversité des moyens de
renseignement potentiels, satellites, avions, drones, ou capteurs humains, il est aisé
aujourd’hui d’obtenir quantité d’informations qui, une fois traitées, peuvent s’avérer des
plus utiles pour préparer une opération de combat en zone urbaine.
1
Jean-louis Dufour La guerre, la ville et le soldat, Paris, Odile Jacob, 2002.
2
Eyal Weizman, A travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine, Paris, La Fabrique éditions,
2008.
1
2. Au-delà de cet apport pratique, directement utilisable puisqu’il suffit de faire appel à des
compétences existant « sur étagère », une autre contribution pourrait se révéler utile :
l’étude de l’espace urbain d’un point de vue plus conceptuel, destinée à tirer des
conclusions originales sur son utilisation par les armées dans le cadre d’un combat en
zone urbaine. Une recommandation de ce type a ainsi été évoquée ou mise en œuvre à
différentes reprises à travers l’histoire, rarement d’ailleurs par des spécialistes de
l’infrastructure.
Plus de trois cent ans avant notre ère, Enée le Tacticien 3 recommandait aux défenseurs
des villes de recourir à la traversée des murs des maisons pour progresser en échappant
aux vues de l’adversaire, les rues étant à dessein encombrées d’obstacles de
circonstance destinés à ralentir sa progression. Ce renversement des perspectives entre
le bâti et l’espace libre a été repris par le maréchal Bugeaud dans un ouvrage militaire
écrit à la fin des années 1840, non publié, disparu et mystérieusement réapparu cent
cinquante ans plus tard4 : dans un cadre de rétablissement de l’ordre, il conseillait, pour
contourner les barricades dressées dans les villes victimes de l’insurrection, de passer
par les maisons adjacentes en perçant des ouvertures dans les murs et les planchers.
Quelques années plus tard, Auguste Blanqui en inversant le point de vue, reprenait, dans
ses « Instructions pour une prise d’armes » 5 les préconisations d’Enée le Tacticien6 sans
y faire référence explicitement. Il les considérait comme fort efficaces dans la lutte
insurrectionnelle. De même, en décembre 1943, la première division d’infanterie
canadienne, lors de la bataille d’Ortona, dans les Abruzzes, recourut à cette tactique
pour prendre la ville en conservant un pont intact 7. Enfin, elle fut remise au goût du jour
par l’armée israélienne en 2002 notamment lors de la prise du camp de Balata puis de la
bataille de Naplouse pour progresser en sûreté et surprendre les Palestiniens8.
Que nous apprennent les différentes réminiscences – sans doute non exhaustives – de
cette idée originale ? D’une part que l’on réinvente (au sens d’inventer un trésor) sans
cesse les procédés à travers les âges. D’autre part qu’un défaut de suivi et de structure à
même d’assurer ce suivi fait perdre certaines connaissances. C’est ce que déplore le
professeur Legault 9au sujet de l’armée canadienne : l’initiative originale des troupes,
saluée par les Alliés, n’a semble-t-il été suivie après-guerre d’aucun approfondissement
théorique et est retombée dans l’oubli au sein des états-majors canadiens.
En revanche, le processus fut différent pour l’armée israélienne : l’utilisation de la
traversée des murs, planchers et plafonds fut le résultat d’un processus de réflexion
engagé au sein d’un centre de recherche créé en 1996 par le général Shimon Naveh,
appelé l’Operational theory research institute (OTRI) en partant du postulat suivant : il
convenait de remplacer la traditionnelle destruction de l’espace, conséquence des
combats, par sa « réorganisation », le but étant de désorienter l’adversaire en modifiant
ses références spatiales ; d’où le renversement de perspective entre espace ouvert et
espace fermé, les assaillants désertant, pour leurs déplacements, la rue et ses dangers
au profit des maisons, espace traditionnellement dédié aux défenseurs. Les travaux de
l’OTRI, leurs fondements intellectuels et leur application ont donné lieu à de nombreuses
critiques ; les détracteurs ont dénoncé les références postmodernistes des « gourous »
de l’OTRI, source de tous les excès ; ils ont accusé l’armée israélienne d’agir encore plus
inhumainement qu’avant, la guerre à travers les murs conduisant non seulement à de
nombreuses destructions mais aussi à traumatiser durablement les habitants palestiniens
dont l’intimité était violée ; enfin l’échec de Tsahal durant l’été 2006 contre le Hezbollah a
été porté au crédit des épigones de l’OTRI. Cependant, si l’on se concentre sur la
démarche, hors de toute polémique quant à son application, il convient d’en souligner
l’intérêt : l’association de spécialistes de l’infrastructure, notamment des architectes et
des urbanistes, à la réflexion sur les zones urbaine et périurbaine en vue de la
3
Enée le Tacticien, Poliorcétique, Paris, Les Belles Lettres, 1961.
4
Maréchal Bugeaud, La Guerre des rues et des maisons, Paris, Jean-Paul Rocher, 1997.
5
Auguste Blanqui, « Instructions pour une prise d’armes » in Maintenant il faut des armes, Paris, La Fabrique,
2006.
6
Cité par Eyal Weizman, op. cit.
7
Cité par Roch Legault, « le champ de bataille urbain et l’armée : changements et doctrines », in Revue militaire
canadienne, 2000.
8
Cité par le colonel Binnendjik, « La bataille de Naplouse : un combat antiterroriste en zone urbaine » in Revue
Doctrine n°3, juin 2004.
9
Roch Legault, op. cit.
2
3. préparation d’offensives dans ce type d’environnement pourrait apporter un autre regard
quant à la façon d’envisager la ville, de s’y déplacer, de l’utiliser contre l’adversaire plutôt
que de l’accepter telle qu’elle est, d’en subir les pièges ou d’en bouleverser la structure.
Ce pourrait être par exemple l’étude plus systématique d’un recours aux réseaux
d’égouts et gaines techniques (ces savoir-faire sont déjà utilisés par le génie combat).
Si les armées françaises sont appelées à porter la guerre en ville ou à y faire face, il faut
également penser la guerre à la ville, cette fois d’un point de vue plus directement centré
sur l’infrastructure ; et là aussi, les spécialistes du SID ont un rôle à jouer.
Le SID et la guerre à la ville, dans une démarche de préparation de l’infrastructure.
Deux axes d’étude sont à envisager : la préparation des villes françaises à des attaques
massives et la préparation des villes à de possibles actions de guérilla urbaine.
Si l’on se réfère au Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale et aux
commentaires de ceux qui l’ont écrit 10, une unanimité s’est faite rapidement au sein de la
commission pour considérer qu’il ne fallait écarter ni le schéma des « petites guerres »,
ni celui d’un conflit majeur. Par ailleurs New York, Londres et Madrid ont connu des
attentats majeurs. C’est à l’aune de ces deux éléments qu’il a été choisi de se pencher
sur l’éventualité d’attaques de grande ampleur sur les villes.
Nombreux sont aujourd’hui les urbanistes et les planificateurs à militer pour une
densification du tissu urbain, particulièrement en Région parisienne. Ils appuient
notamment leur argumentation sur le fait que nombre de problèmes de circulation
pendulaire pourraient être résolus si les Franciliens habitaient moins loin de leur travail.
C’est peut-être un truisme mais qui dit densification, dit augmentation des cibles
potentielles. D’où la nécessité pour le ministère de la défense, par l’intermédiaire du SID,
de faire entendre sa voix dans un débat où celle-ci ne saurait être absente. Sans tomber
dans la psychose, il convient sans doute de prendre en compte l’approche de la défense
du territoire dès la genèse de projets de ce type, notamment si de nouvelles « villes
nouvelles » devaient voir le jour en grande couronne parisienne. D’autant que les
compétences des spécialistes de l’infrastructure sont déjà reconnues et ceux-ci mis à
contribution pour différentes études par plusieurs institutions.
Deux domaines méritent plus particulièrement qu’on s’y arrête, dans l’optique de la
prévention du terrorisme de masse : celui des immeubles de grande hauteur (IGH) et
celui des réseaux de fluides. En effet, dans la logique de la densification, il est envisagé
de construire en périphérie parisienne plusieurs IGH. L’idée se défend sans doute tant du
point de vue urbanistique – proposer une surface utile importante pour une occupation au
sol réduite – qu’architectural – pérenniser l’identité forte de Paris. Cependant, compte
tenu du précédent du World Trade Center, il conviendrait d’associer, lors de la phase de
conception, les spécialistes du SID qui mènent en permanence des études sur les effets
des armes et pourraient utilement apporter leur expertise car, sauf erreur, des urbanistes
contemporains tels Camillo Sitte ou Le Corbusier ne se sont jamais penchés sur le sujet.
On peut estimer que les progrès du développement durable permettront un jour aux villes
d’être quasiment autosuffisantes, tout au moins en énergie ; cependant la question des
réseaux nécessite également un focus : nombre de fluides – eau, gaz, courants forts et
faibles – circulent dans les villes et sont autant de vulnérabilités ; soit directes, explosion
de gaz ou pollution volontaire d’un réseau d’eau, soit indirectes, une coupure de courant
paralysant toute l’activité. Même si les scenarii de ce type ont pu être prévus en matière
de gestion de crise, donc a posteriori, il serait utile d’associer les spécialistes de
l’infrastructure de défense qui travaillent régulièrement sur le durcissement et la
protection anti-intrusion des installations.
Les événements des banlieues qui ont eu lieu en 2005 ont entraîné une prise de
conscience brutale de ce que la guérilla urbaine était une menace dont il fallait tenir
compte. Si la construction massive de « barres » dans l’immédiat après-guerre était
10
Intervention de M. Jean-Claude Mallet lors de la journée d’étude de la Fondation pour la recherche
stratégique : « Le Livre blanc et après ? » du 10 septembre 2008.
3
4. nécessaire, elle a abouti à la création de ghettos sociaux et ethniques, qui sont devenus
autant de zones de non-droit et autant de terrains de jeu pour de possibles situations
insurrectionnelles. Ainsi, de la même façon qu’il convient de mettre dans la boucle les
spécialistes de l’infrastructure pour le combat en zone urbaine, de même le ministère de
la défense par le truchement de ses spécialistes en infrastructure doit-il être associé aux
réflexions urbanistiques actuelles pour ne pas reproduire les erreurs du passé. Ce
processus pourrait s’apparenter à une nouvelle « haussmannisation ».
Cette démarche concerne davantage le moyen et le long terme. Une autre de plus court
terme pourrait être mise en œuvre par le SID, sous réserve de le doter des moyens
nécessaires : l’analyse des archives architecturales et urbanistiques des grandes villes
françaises pour collecter les informations relatives aux réseaux connus ou oubliés :
traboules lyonnaises, catacombes, réseaux de caves, etc.
Sur sa brochure promotionnelle, le service du génie, composante Terre de l’infrastructure
avant la création du SID, avait inscrit : « des compétences indispensables à la défense ».
Ses spécialistes ont encore de vastes champs à défricher tant dans leur mission
d’assistance aux armées que dans celle de participation plus globale à la mission de
défense et de sécurité intérieure.
Sans pour autant reprendre formellement le modèle de l’OTRI israélien, la création d’un
groupe de travail « la ville et la guerre » piloté par le SID regroupant notamment des
spécialistes du service technique des bâtiments, fortifications et travaux, mais pourquoi
pas aussi des chercheurs civils dans les domaines de l’urbanisme et de l’architecture,
permettrait d’une part d’apporter un regard complémentaire à celui des spécialistes du
combat en zone urbaine et d’autre part de sensibiliser aux questions de défense ceux qui
réfléchissent au futur de la ville.
4