COMMENT RÉALISER DES UTOPIES PLANÉTAIRES VISANT À CONSTRUIRE UN MONDE MEILLEU...
Gauchet- Penser la Société des médias
1. Marcel Gauchet
Les rencontres du nouveau siècle
Marcel Gauchet propose de faire avancer l’intelligibilité de
Marcel
la notion de « société des médias », et de son impact sur la
politique. Ce « quatrième pouvoir » a-t-il pris le pas sur les
Gauchet
autres pouvoirs ? Quelle est sa nature exacte ? Comment le
politique s’est-il adapté à ce nouvel environnement dans
lequel il est condamné à évoluer ? N’est-ce pas par le divertisse-
ment que les médias exercent leurs effets politiques les plus
profonds ? Comment évaluer la parole publique véhiculée
par le spectre médiatique ?
Face aux bouleversements de la démocratie et de l’exer-
cice du pouvoir, Marcel Gauchet tire quelques conclusions
pour le futur, et démontre qu’il va bien falloir apprendre à
nous dépêtrer de cette société des médias.
M arcel Gauchet est philosophe, directeur d’études à
l’École des hautes études en sciences sociales, et
rédacteur en chef de la revue Le Débat. Son œuvre compte
parmi les plus importantes dans le domaine de la pensée
Penser la société des médias
avec, notamment : Le Désenchantement du monde.
(Gallimard, 1985), La Démocratie contre elle-même (Gallimard,
Tel, 2002), La Condition historique. (Stock, 2003), Un monde
désenchanté ? (l’Atelier, 2004) et La Condition politique
(Gallimard, 2005).
Penser la société
des médias
l’ aube nord
l’aube nord
éditions de l’aube
6
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Diffusion Seuil
5. Ouvrage publié avec le concours
de la région Nord-Pas-de-Calais
Avant-propos
Nous abordons ici le dix-huitième thème des
Du même auteur, chez d’autres éditeurs :
La pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révo- Rencontres du nouveau siècle sur la société des médias.
lution démocratique (avec G. Swain), Gallimard, 1980
Il ne s’agit pas pour nous d’apporter des réponses aux
Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la
questions que pose cette société des médias, mais il s’agit
religion, Gallimard, 1985
de bien les poser, d’ouvrir des pistes. Sur le caractère
La révolution des droits de l’homme, Gallimard, 1989
La révolution des pouvoirs : la souveraineté, le peuple et la indispensable ou nuisible des médias, nous avons tous
représentation 1789-1799, Gallimard, 1995
un point de vue définitif. Il est vrai qu’avec les médias,
La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité,
c’est la mobilisation permanente, l’émotion, la propo-
Gallimard, 2001
sition de manifestation sur tous les sujets du monde.
La démocratie contre elle-même, Gallimard, Tel, 2002
La condition historique. Entretiens avec F. Azouvi et Nous avons souvent envie de pousser un cri contre les
S. Piron, Stock, 2003
médias, contre leur instantanéité, contre leur mani-
Un monde désenchanté ?, éditions de l’Atelier, 2004
pulation, contre l’approximation, le mensonge, même,
La condition politique, Gallimard, 2005
que l’on trouve dans certaines informations. C’est tout
cela qu’aborde ici Marcel Gauchet, philosophe, direc-
teur d’études à l’École des hautes études en sciences
sociales depuis 1989, rédacteur en chef de la revue Le
Débat (Gallimard) depuis 1980, et également auteur
7
6. d’une des œuvres les plus importantes dans le domaine trois questionnements cruciaux comme celui de cerner
de la pensée. En une douzaine d’ouvrages, il a abordé l’impact des médias sur la politique. Si une chose a été
la philosophie, la sociologie, l’histoire, notamment bouleversée, c’est bien la démocratie et l’exercice du
l’histoire des religions, la psychanalyse, l’ethnologie et pouvoir. Est-il vrai que le « quatrième pouvoir » a
la linguistique. Il a notamment publié La Pratique pris le pas sur les autres pouvoirs ? Quelle est la nature
de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révo- exacte de ce pouvoir ? Comment le personnel politique
lution démocratique, avec G. Swain (Gallimard, s’est-il adapté à ce nouvel environnement dans lequel
1980), Le Désenchantement du monde. Une il est condamné à évoluer ? Ne serait-ce pas en fait par
histoire politique de la religion (Gallimard, 1985), le divertissement que les médias exercent leurs effets
La Révolution des droits de l’homme (Gallimard, politiques les plus profonds ? N’est-il pas temps d’éva-
1989), La Révolution des pouvoirs : la souverai- luer à sa juste portée la parole publique véhiculée par
neté, le peuple et la représentation 1789-1799 le spectre médiatique ?
(Gallimard, 1995), La Religion dans la démocra-
tie. Parcours de la laïcité (Gallimard, 2001), La Jean-François Stevens
Démocratie contre elle-même (Gallimard, Tel,
2002), La Condition historique. Entretiens avec
F. Azouvi et S. Piron (Stock, 2003), Un Monde
désenchanté ? (Éditions de l’atelier, 2004), La
Condition politique (Gallimard, 2005).
Marcel Gauchet, à partir du travail réalisé dans
le cadre de la publication de deux numéros de la
revue Le Débat (numéros 138 et 139), se propose
de reprendre le problème à la base, « modestement et
méthodiquement », en identifiant dans un premier
temps les principales questions permettant de faire
avancer l’intelligibilité de la notion de « société des
médias ». Il s’attachera ensuite à approfondir deux ou
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7. Je suis ici dans une position quelque peu inha-
bituelle puisque je vais m’exprimer non seulement
en tant qu’auteur, mais aussi en tant qu’éditeur de
la revue Le Débat qui se trouve avoir consacré deux
numéros aux médias sous ce titre, Penser la société
des médias, que nous avons choisi de reprendre
pour la présente conférence.
C’est ce programme que je voudrais expliciter
et illustrer. Je ne parlerai pas en spécialiste, je ne
traiterai pas de tout, je ne dirai rien des questions
pour lesquelles je ne suis pas compétent mais
je m’efforcerai de dégager les enjeux généraux
d’une problématique dont tout le monde connaît
l’importance.
Je partirai d’une observation préliminaire rela-
tive à la notion même de société des médias. Nous
l’avons choisie à dessein – quand je dis nous, je
parle du petit collectif que représente la rédac-
tion du Débat – pour sa neutralité descriptive, de
préférence à plusieurs autres notions possibles,
notions qui ont toutes l’inconvénient de véhiculer
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8. des présuppositions fortes, comme « société de la connaissance, l’économie cognitive. Dans cette
l’information », notion aujourd’hui la plus répan- optique, les médias sont pris dans l’ensemble de
due, « société de communication » ou bien encore ce qu’il est convenu d’appeler les nouvelles techno-
« société des réseaux », titre d’un livre important logies de l’information et de la communication, la
de Manuel Castells sur le sujet. Il n’est pas inutile question étant de savoir si la spécificité des médias
d’en faire brièvement le tour 1. ne se dilue pas dans cette nébuleuse technique.
« Société de communication », une autre des
Vocabulaire notions fortes qui nous sont proposées, met l’ac-
La notion d’« information », de manière géné- cent sur les capacités relationnelles en tout genre
rale, joue de l’équivoque entre le thème ordinaire ouvertes aux acteurs par ces nouvelles techni-
de l’information, l’information au sens ordinaire, ques de l’information et de la communication ;
journalistique, et la théorie de l’information, au société de communication est une notion implici-
sens de Claude Shannon. L’équivoque se retrouve tement optimiste sur le caractère ouvert et démo-
dans « société de l’information », qui met l’accent sur cratique des effets des techniques en question,
le caractère structurant de la vitesse et de la multi- tant du point de vue des individus privés et des
plicité des sources dans la connaissance que nous citoyens que des acteurs publics. L’auteur chez
prenons de l’univers environnant. Elle évoque le lequel cet optimisme s’exprime le mieux dans le
nouveau monde de la simultanéité où tout se sait contexte français est Dominique Wolton, très
tout de suite, en temps réel, comme on dit, ce qui connu comme l’un des principaux spécialistes du
vaut non seulement pour l’information au sens domaine. La notion de société de communication
journalistique, mais pour la connaissance au sens met l’accent, en même temps, sur l’exigence impo-
savant ; par où cette notion de société d’infor- sée désormais à l’ensemble des acteurs sociaux et
mation communique avec toute la gamme de ces spécialement aux acteurs publics de communiquer,
notions connexes qui connaissent aujourd’hui un c’est-à-dire de réfléchir à la mise en forme de ce
grand succès : l’économie du savoir, l’économie de qu’ils ont à dire ou à sa mise en image autant
qu’au fond des messages qu’ils ont à faire passer.
La notion de communication implique ainsi l’idée
1. Manuel Castells, La Société en réseaux (tome 1 de L’Ère de
l’information), Fayard, 1998 et 2001.
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9. d’une nouvelle dimension stratégique et réflexive L’émission de messages
de la vie sociale. On faisait de la communication « Société des médias » – pour en revenir à la
sans y penser, maintenant il faut y penser. Cela notion choisie – a l’avantage de garder l’esprit
change évidemment la manière de la produire libre de ces différentes conceptions tout en sou-
et de la mettre en œuvre. Personne ne s’exprime lignant ce qui, au total, paraît le plus important :
plus impunément. Mais du coup, là aussi, dans la la spécificité du fait médiatique à l’intérieur de
société de communication ainsi comprise, la spé- cette nébuleuse des nouvelles techniques de l’in-
cificité du fait médiatique tend à se dissoudre dans formation et de la communication, la spécificité
une activité communicationnelle généralisée. de l’activité consistant à émettre des messages à
« Société des réseaux » met l’accent sur la forme portée publique. Quand vous téléphonez sur votre
nouvelle des rapports sociaux dictée ou imposée par mobile, vous émettez un message à portée privée.
les nouvelles techniques de l’information et de la On entre dans le domaine des médias quand on
communication. Elle insiste tacitement sur l’hori- émet un message à portée publique, c’est-à-dire
zontalité des rapports sociaux qui est attachée à ces qui s’adresse virtuellement à tout le monde, même
techniques, leur démultiplication interindividuelle s’il n’a qu’une audience très limitée ; dans le prin-
– les réseaux sont par définition ouverts, sans cipe, il peut être entendu par n’importe qui. Que
frontières, que ces frontières soient géographiques, ces messages soient émis par la puissance publique,
sociales ou hiérarchiques, quand on raisonne à ou bien qu’ils aient pour source des entreprises
l’intérieur des organisations. privées, qui entendent en tirer profit – un profit
On pourrait bien sûr approfondir cet examen. matériel, marchand ou un intérêt moral, propa-
Je veux juste faire sentir à quel point les mots gandiste –, le phénomène reste le même. Dernière
comptent dans ce domaine et combien il importe précision importante : ces messages à portée publi-
de maîtriser les significations implicites qu’ils que peuvent être ou bien d’information ou bien de
véhiculent si on veut y voir clair, étant entendu divertissement.
qu’il y a beaucoup de choses intéressantes et vraies Cette notion de média est récente dans son
dans ces conceptions tacites, mais des choses qu’il usage courant : elle émerge avec la télévision. Le
s’agit justement de questionner et de dominer. premier auteur qui l’a véritablement consacrée,
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10. bien oublié aujourd’hui, à tort, car on gagne tou- En quoi y a-t-il à penser spécifiquement la
jours à le relire, est McLuhan. Ce mot savant s’est société des médias ? À l’évidence, sur cette ques-
répandu dans l’usage courant en fonction d’un tion, on ne peut que rejoindre l’intuition que tra-
phénomène précis qui correspond à une étape de duisent les différentes notions que j’ai évoquées :
la vie des médias. Les médias se sont mis à faire les médias façonnent leur société, pèsent sur son
système, à constituer une sphère unique sous la fonctionnement, déterminent ses modalités d’exis-
houlette du média le plus puissant qui est la télé- tence ou, en tout cas, une partie croissante d’entre
vision, bien entendu. elles. Mais en quoi ? comment ? jusqu’à quel point ?
Pendant longtemps, journaux, radio, télévision C’est tout le problème.
ont poursuivi des carrières relativement indépen- La question n’est pas nouvelle. Vous en avez
dantes puis, à un moment donné, il s’est produit déjà entendu abondamment parler. C’est la façon
une intégration, un renvoi de l’un à l’autre des dont elle se pose qui est nouvelle. C’est pour cette
grands médias. Les médias aujourd’hui fonction- raison qu’il nous a paru utile de reprendre le pro-
nent en système selon un circuit où le journal écrit blème à nouveaux frais, à la base, modestement,
du matin ou de l’après-midi est répercuté par le méthodiquement, en tâchant d’inventorier ces
journal télévisé du soir, qui fait l’agenda des radios termes nouveaux dans lesquels elle se présente.
du lendemain matin, et ainsi de suite. C’est un Pour situer cette nouveauté de la façon la plus
phénomène très frappant d’amplification mutuelle générale, on pourrait dire qu’il y a eu deux grandes
où les différents vecteurs rebondissent les uns sur périodes de l’étude et de la réflexion sur les médias
les autres. C’est en fonction de ce système des et que nous entrons dans une troisième.
médias que le mot même de médias s’est imposé
L’invention des médias de masse
dans la vie sociale. Cette intégration des différents
médias entre eux possède aujourd’hui son instru- La première période correspond à ce qu’on
ment technique, avec l’internet, qui fait entrer pourrait appeler l’âge des totalitarismes ; elle est
la totalité de l’écrit, de l’image et du son dans la conditionnée principalement par l’irruption de
même boîte et le même vecteur, avec des effets la politique de masse et l’invention des médias
qu’il va falloir interroger. de masse, tous ces phénomènes étant corrélés.
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11. Du point de vue de la communication, elle est construisent la hiérarchie des problèmes. Ils dis-
dominée par un modèle, qui se résume en un criminent ce qui est important, ce qui ne l’est pas,
mot, le modèle de la propagande. S’il ne fallait ce qui est au premier plan, ce qui est au deuxième
citer qu’un titre qui résume à merveille l’esprit de plan. Ils définissent la grammaire des urgences,
cette période, ce serait le livre célèbre, datant des ce qui est en soi une contrainte considérable pour
années 1930, de Tchakotine, Le Viol des foules par l’action publique. On peut penser que tel pro-
la propagande politique. L’énoncé contient à lui seul blème est objectivement plus important mais, de
un programme de travail. Le modèle se prolongera fait, n’importe quel responsable, à n’importe quel
par la suite, les tensions extrêmes étant retombées, échelon, devra commencer par traiter en priorité
lors des années 1950-1960, dans le paradigme de le dossier que l’agenda médiatique lui impose
l’influence. Toute la question demeure, en effet, à comme priorité.
ce stade, celle de la manipulation des esprits que
La fabrique du lien social
les médias sont susceptibles d’opérer. Je ne fais là
qu’évoquer un domaine extrêmement riche – il y La deuxième période, qu’on peut faire remonter
a des bibliothèques entières sur le sujet. Si l’on aux années 1970 et 1980, correspond à l’entrée
dresse le bilan des innombrables études qui ont été générale de la démocratie dans les mœurs. Elle
conduites alors, force est de constater qu’elles ont accompagne ce que les politologues ont appelé la
abouti à une conclusion négative. Les médias n’ont troisième vague de démocratisation : la première
pas ce pouvoir magique qu’on leur prêtait de s’em- est celle qui suit la première guerre mondiale, la
parer des esprits et de les modeler. Le matériau est deuxième est celle qui suit la seconde guerre mon-
beaucoup plus réfractaire qu’on ne croyait. diale, la troisième est celle qui commence en 1974
En revanche, la véritable fonction que l’on avec la révolution des Œillets au Portugal, qui met
peut reconnaître aux médias dans le domaine fin aux dictatures du sud de l’Europe – les restes du
public, c’est la détermination de l’agenda collectif fascisme en Grèce, en Espagne, au Portugal –, qui
– il existe sur ce point un très large consensus s’étend en Amérique latine où elle défait les régi-
des spécialistes. Ils ne disent pas aux citoyens et mes militaires, et qui aboutit aux pays du socialisme
aux personnes ce qu’ils doivent penser, mais ils réel, en Europe, avec les effets qu’on connaît.
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12. Durant cette deuxième période de l’étude des rôle des médias dans la vie sociale dont personne
médias, le modèle dominant est celui de la commu- ne peut plus méconnaître qu’ils sont devenus un
nication. Ce qui retient par-dessus tout l’atten- rouage central. Cela se mesurerait aisément en
tion, c’est le rôle des médias en tant que fabrique argent mobilisé et en temps consacré. Mais com-
du lien social. Au lieu du rapport d’imposition de ment fonctionne au juste ce rouage ?
la propagande, sur lequel on se focalisait dans la Il n’y a pas aujourd’hui de discours sérieux sur
période précédente et qui avait inspiré par exemple la société telle que nous la connaissons sans éva-
toutes les études sur la publicité, on se met à inter- luation de la fonction qu’y remplissent les médias.
roger les interactions entre un système d’offre et C’est un des critères à partir desquels on peut
la demande du public, modèle profondément dif- dire que nous sommes dans un nouvel âge de la
férent. C’est l’âge de la grande reconnaissance de sociologie : les théories de la société sans théorie
l’opinion en politique, avec l’arrivée de la notion des médias aujourd’hui manquent à l’évidence
problématique de démocratie d’opinion et les d’un élément clé du fonctionnement social. Les
dérives et difficultés qu’elle signale. théories classiques ont très peu à dire sur le sujet,
Pour aller vite (je ne vise pas à proposer une comme on le sait. Mais en même temps, la nature
histoire des études sur les médias, je veux juste de cette fonction des médias apparaît très difficile
soulever quelques questions), il me semble que à saisir. Elle est plus mystérieuse que jamais. Si le
nous sommes sortis aussi bien du pessimisme du rôle est massif, la fonction est opaque.
premier modèle, insistant sur la capacité manipula- On peut éliminer d’entrée quelques idées
trice de la propagande ou sur la capacité d’influence reçues. Les médias ne sont pas le relais uniforme
des médias, que de l’optimisme du second modèle, de l’idéologie dominante ; ils ne sont pas l’instru-
où les médias sont reconnus comme un instrument ment de la dictature de la marchandise, le nouvel
social au service de la démocratie dans ses diffé- opium du peuple, un outil d’abrutissement des
rentes acceptions. Nous sommes aujourd’hui à un masses. Une des évolutions significatives de la
moment où le développement même du phéno- dernière période est la réévaluation de la culture de
mène médiatique oblige à regarder les choses d’un masse. Elle avait très mauvaise presse : sa cote a été
œil différent. Nous sommes amenés à réévaluer le revue à la hausse. Le discours apocalyptique sur les
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13. médias a toujours des tenants et il en aura toujours en circulation des modes de déchiffrement de la
mais son empire a considérablement reculé. Les réalité très présents : ils encouragent des attitudes,
médias ne sont pas pour autant, dans l’autre sens, ils introduisent des attentes, ils suggèrent des
l’instrument rêvé de la transparence démocratique, modèles de comportements dont la fréquence et la
de l’interaction entre la base et le sommet, destiné place grandissent au sein de nos sociétés.
à rapprocher les gouvernants et les gouvernés, les Pour illustrer ce propos, je passerai rapidement
représentants et les représentés… Leurs zélateurs en revue, dans un premier temps, quelques-unes
ne convainquent pas grand monde lorsqu’ils les de ces cultures spécifiquement créées par les
présentent comme le sommet de ce qu’on peut médias. Après quoi, je reviendrai plus longuement
imaginer en matière d’échange généralisé entre les dans cette lumière sur l’impact des médias dans la
êtres. vie politique.
Dans cette situation, s’il fallait proposer une
Des cultures induites par les médias
notion fédératrice, je choisirais celle de culture
médiatique. C’est la leçon que j’ai retirée du tra- Je privilégierai trois de ces cultures ou sous-
vail que nous avons effectué pour bâtir les deux cultures (la notion ayant l’inconvénient d’être un
numéros du Débat et des contacts de tous ordres peu péjorative) qui sont directement en rapport
avec à la fois des professionnels du domaine et des avec le domaine politique. Je laisserai de côté ce
spécialistes de la question que cela m’a ouverts. qui constitue d’une certaine manière le plus gros
C’est cette hypothèse que je voudrais explorer. Les morceau du point de vue de cette analyse des
médias sont des créateurs de cultures (au pluriel), retombées culturelles des médias : l’analyse de la
des cultures qui interfèrent avec d’autres (il ne s’agit nouvelle culture de l’image qui s’est imposée dans
pas de leur attribuer l’exclusivité ou un monopole le sillage de l’univers télévisuel et qui concerne
quelconque dans ce domaine). Aux cultures déjà aujourd’hui l’ensemble des registres de l’expérience
existantes, les médias ajoutent des grilles de lec- de tout un chacun, qu’il s’agisse du rapport de
ture, des cultures, donc, au sens ancien et classique chacun avec sa propre image – phénomène devenu
d’habitudes mentales basées sur des valeurs et des extrêmement important –, qu’il s’agisse de ce qui
systèmes de normes et d’appréciation. Ils mettent fait foi dans la vie collective, ou qu’il s’agisse du
22 23
14. statut de l’écrit dans notre monde. L’écrit est, souvient de ce qu’on a vu. Dans le nouveau régime
en effet, une image d’un genre particulier qui de l’image, à l’opposé, une image est faite pour en
entretient avec l’image dans son sens courant des chasser une autre. On a affaire à un flux d’images
rapports ambigus qui ont considérablement évolué où aucune image ne se détache à proprement par-
dans la période récente. ler. Le règne de l’image est celui d’un présent sans
L’un des livres les plus suggestifs qu’on puisse cesse renouvelé qui implique l’oubli, si ce n’est
lire dans ce domaine est certainement l’essai de l’amnésie.
Régis Debray, Vie et Mort de l’image. L’idée prin- L’image ancienne, deuxième caractéristique, se
cipale du livre est que le triomphe apparent de déployait sous le signe de la stabilité du code, de la
l’image cache en fait une disqualification ou un permanence des symboles. Elle faisait appel idéa-
déclassement de l’image induit par son abondance lement au consensus de l’interprétation, l’exemple
même. L’exemple implicite sur lequel s’appuie canonique étant celui de la cathédrale où les
Régis Debray est la marginalisation de l’image images fédèrent les illettrés et les lettrés. Dans le
cinématographique par l’image télévisuelle. À cet nouveau régime de l’image, règne à l’inverse une
égard, il s’inscrit dans la ligne des réflexions d’un polysémie immaîtrisable : personne ne peut anti-
critique de cinéma qui a joué un grand rôle dans ciper sur ce qui sera lu dans les images. Je souligne
la vie intellectuelle de ces vingt dernières années, le point parce qu’il marque exactement la limite de
Serge Daney. Je crois que cette thèse est inexacte ; toute stratégie de communication comme de toute
je ne crois pas que nous assistions à la mort de tentative de manipulation. L’image est ce qui
l’image ou à son déclassement mais, à coup sûr, nous échappe à qui la produit. Elle impose de vivre avec
assistons à un remodelage radical de sa place et de cette incertitude. On peut à la rigueur corriger une
son rôle. Je soulignerai deux caractéristiques pour image par une autre qu’on pense mieux maîtriser
marquer la nouveauté de cette place et de ce rôle. mais le processus est indéfini.
L’image ancienne, classique, était mémoire. Au-delà de ces indications sommaires, je laisse-
L’image était destinée à se graver dans les esprits rai cette question de côté parce qu’elle est trop vaste
plus sûrement que tout message langagier. On et qu’elle appellerait à elle seule un développement
peut ne pas retenir ce qu’on a entendu, mais on se pour lequel je ne me sens pas de compétence
24 25
15. particulière. À coup sûr, c’est un des chantiers de du divertissement ne cesse de s’accroître. Un ciné-
recherche des prochaines décennies, avec un autre phile d’aujourd’hui peut regarder trois films chez
problème connexe : que devient l’imaginaire dans lui dans la même soirée alors qu’il fallait jadis se
cette nouvelle culture de l’image ? Y a-t-il encore déplacer pour les voir. C’est devenu une activité de
un imaginaire en dehors de cette absorption dans masse tout à fait banale. Nul besoin d’engagement
l’image ? On peut se poser la question. et nul besoin de partage avec d’autres pour cela.
Je tâcherai en revanche d’être plus précis sur À partir de cette offre, il s’est développé une atti-
trois cultures ou sous-cultures qui interviennent tude caractéristique de l’individu contemporain : le
directement dans le domaine civique et politique. désengagement, la désimplication. Point n’est
Je les distingue analytiquement, il va de soi que besoin de participer pour être au courant de ce qui
tout est en rapport avec tout dans ce domaine, se passe, pour être présent à son monde. Je parle
mais pour la clarté du propos, il est préférable de d’une culture du spectateur parce que s’exprime
les distinguer. dans cette attitude une préférence pour le point de
vue du témoin par rapport au point de vue de l’ac-
La culture du spectateur teur. L’intérêt pour la politique peut s’exprimer,
La première culture que j’évoquerai peut être par exemple, dans le fait de suivre attentivement
appelée la culture du spectateur. Jusqu’à une date une campagne électorale sans aller voter. Ce fut
très récente, s’informer ou se divertir impliquait une surprise, pour les gens qui ont étudié l’abs-
une activité : il fallait le vouloir et cette activité tention dans la période récente, de découvrir que,
était publique. Si l’on restait chez soi, on n’était au contrairement à toutes les grilles d’analyse dans
courant de rien et on ne s’amusait pas beaucoup. lesquelles ils avaient été formés, bon nombre de
Pour savoir ou pour se distraire, il fallait s’arracher gens qui s’abstiennent ne sont pas du tout sans
à sa sphère privée et partager avec d’autres par une information sur la politique ; au contraire, ils sont
entreprise délibérée. Nous avons été témoins d’une surinformés et tellement au courant qu’ils n’ont
inversion totale en ce domaine. L’information vient pas envie de participer ; ils préfèrent regarder ce
à nous et la distraction de même, sans bouger de qui se passe et analyser. Le retrait et la distance
chez soi. Et l’accessibilité de l’information comme du spectateur désengagé restant sur son quant-
26 27
16. à-soi sont devenus des comportements de masse La culture de la gratuité
dont le rayonnement ne cesse de s’étendre. C’est Deuxième culture qui mérite l’examen, la culture
à partir de là que l’on peut comprendre la place de la gratuité : l’information et le divertissement
de la culture du divertissement qui constitue une étaient, jusqu’à une date récente, des biens rares et
forme extrême de ce phénomène de la culture du chers. La sphère contemporaine des médias les a
spectateur. Parce que, du point de vue du specta- rendus abondants et gratuits, du point de vue du
teur, tout peut devenir un divertissement. On peut récepteur. Or, dans les faits, l’information reste un
trouver une campagne électorale à la télévision bien rare et coûteux à produire, comme le diver-
plus distrayante en fin de compte que ce qui vous tissement. Il n’empêche que du point de vue du
est offert comme spectacle au-dehors, sans avoir à spectateur, l’accès gratuit est devenu paradigmati-
sortir de chez soi. que en particulier aux yeux des jeunes générations.
De manière générale, les études sur la sphère Il représente une attente sociale extrêmement
des médias privilégient l’information et se con- répandue, avec toutes sortes de problèmes à la clé
centrent sur son segment public. Or l’essentiel – on a commencé à s’en rendre compte avec les
de la consommation médiatique n’est plus là, discussions autour du téléchargement sur internet
aujourd’hui, elle se situe du côté du divertisse- ou les problèmes de la licence dite globale, mais
ment. C’est dans cette consommation que se aussi avec le développement de la presse gratuite,
forment les modèles les plus fondamentaux de grand phénomène de ces dernières années.
présence au monde, à tel point que ce n’est plus sur S’il y a un problème c’est parce que la gratuité
la base des émissions d’information que beaucoup est évidemment un leurre, économiquement par-
d’individus s’informent, comme une étude récente lant. Ce qui est offert gratuitement et qui coûte en
l’a montré. Ils construisent une information qu’ils fait très cher est payé par d’autres moyens. C’est la
jugent fiable à partir de différentes émissions de publicité qui fait le joint en créant une illusion chez
divertissement. C’est de là qu’ils tirent les infor- les acteurs sociaux dont il faut bien voir qu’elle est
mations qu’ils estiment les plus fiables pour leur paradigmatique. Les mêmes qui protestent contre
usage dans la vie de tous les jours. la publicité demandent néanmoins un élargisse-
ment de la sphère des biens gratuits.
28 29
17. La publicité n’introduit pas seulement ses exigen- La force incomparable de l’image télévisuelle
ces, mais aussi son esprit. Le rôle le plus important est d’instaurer une médiation qui n’a pas l’air d’être
de la publicité dans les médias aujourd’hui réside une médiation, une médiation qui ne se voit pas,
probablement dans les modèles d’audience qu’elle à tel point qu’on a l’impression qu’elle est trans-
propose et qu’elle pousse à rechercher. Elle est parente. C’est un leurre, il n’est pas besoin d’y
conçue pour toucher le plus grand nombre. Or les insister : l’image télévisuelle fait l’objet d’une mise
médias visent eux aussi l’audience la plus large possi- en scène, d’une production, d’une sélection. Il faut
ble, précisément pour bénéficier à plein des recettes un travail considérable sur l’image pour donner
publicitaires. Ils ont naturellement tendance pour ce l’impression du naturel et de l’immédiat.
faire à aligner leurs messages propres sur la philoso- Toujours est-il que cette médiation invisible a
phie des messages publicitaires. Le contenu délivré créé un système de croyances et d’attentes chez les
gratuitement n’est pas n’importe lequel. individus-citoyens envers les personnages publics
Il n’y a pas de sujet plus crucial pour l’avenir quels qu’ils soient, qu’ils soient politiques ou non.
de la chose publique. Ce ne sera pas un mince La demande d’un lien personnel et direct, l’exi-
problème de faire comprendre au citoyen usager gence d’un rapport immédiat ont fini par consti-
que ce qui est gratuit a néanmoins un coût col- tuer des modèles en fonction desquels le message
lectif considérable. Il s’agit là d’un ferment de politique s’est profondément redéfini. On ne parle
dépolitisation et de dépendance protestataire qui plus, d’ailleurs, de propagande politique : le mot
n’a pas fini de faire sentir ses effets. Nous pouvons est devenu presque obscène. Il n’est plus question
placer l’incompréhension entre les responsables que de communication politique, dont le modèle
qui payent et les usagers qui demandent la gratuité idéal serait une communication interpersonnelle.
parmi les sujets d’avenir. On a beaucoup insisté sur la personnalisation
de la vie publique qui en a résulté, avec tous ses
La culture de la proximité effets pervers. Je voudrais faire valoir une dimen-
La troisième culture que je considérerai, la sion moins aperçue qui en est le contrecoup direct.
culture de la proximité, engage encore plus direc- Nous sommes ici à la source du grand malentendu
tement l’avenir de la politique. qui se développe entre politiques et citoyens,
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18. entre représentants et représentés, entre dirigeants désormais induire, tendance embryonnaire, mais
et dirigés. Ce malentendu se formule sous l’as- qui peut devenir, à partir de l’internet, l’un des
pect d’un paradoxe. Plus les politiques paraissent principaux problèmes du fonctionnement des
à l’image proches, accessibles, « comme tout le démocraties.
monde », plus ils sont tenus par les citoyens pour Ce n’est pas par hasard que ce mot de « pou-
éloignés de leurs préoccupations, plus les citoyens voir » arrive aujourd’hui sur le tapis dès que l’on
se plaignent de ne pas être écoutés et entendus. prononce le mot de « médias ». Dites médias et
C’est que la proximité est trompeuse parce que la première association qui vient à l’esprit, c’est
l’objet de la politique est intrinsèquement étranger « pouvoir médiatique ». Une valeur sûre à la bourse
au lien direct de personne à personne. La politique de la dénonciation. Si vous voulez vous tailler une
traite de ce qui est commun à tous. Un objet par petite audience, dénoncez le pouvoir médiatique.
définition éloigné, voire très éloigné, des préoc- En fait, quand on y regarde de près, ce pouvoir
cupations de chacun. Plus les responsables poli- se révèle insaisissable. Je résumerai le problème en
tiques ont l’air de se rapprocher de chacun et plus deux propositions : 1) les médias ont du pouvoir
la distance de la politique dont ils ont la charge ou, pour être tout à fait précis, ils exercent des
ressort par contraste. C’est la politique qu’il faut effets de pouvoir ; 2) les médias ne sont pas un
rendre proche si l’on veut remédier au sentiment pouvoir. Il est facile de mesurer en quoi sur la base
de dépossession, pas les personnes qui la portent. de quatre critères simples :
– ils ne relèvent pas de l’institution ; leur pou-
L’impact des médias sur la politique voir s’exerce de manière informelle ;
J’en arrive au second point que j’annonçais : – ils sont multiples et dispersés, alors que les
l’impact des médias sur la politique. Je le considé- pouvoirs, par définition, sont concentrés et iden-
rerai sous deux aspects, l’un qui regarde plutôt le tifiables ;
présent, l’autre l’avenir. J’envisagerai, pour com- – pour la plus grande partie d’entre eux, les
mencer, la métamorphose du contre-pouvoir que médias sont maintenant privés et ils obéissent à
représentent les médias, et j’examinerai ensuite la une logique d’entreprise, de profit, même si ce n’est
fragmentation de l’espace public qu’ils paraissent pas le but exclusif des acteurs qui les détiennent ;
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19. – enfin, ils n’ont pas de capacité de coercition, On sent bien que cette formule classique ne
alors que ce qui définit les « pouvoirs » au sens poli- suffit plus – ce qui ne veut pas dire qu’elle est inva-
tique, c’est le monopole de la violence légitime, la lidée : elle ne permet pas de saisir tous les aspects de
puissance de disposer de la personne de leurs assu- la question. Il y a autre chose, et plus que ce simple
jettis, en les mettant en prison, par exemple… Les contre-pouvoir, dans les médias contemporains.
médias n’ont pas cette ressource à leur disposition. D’où l’obsession de ce pouvoir médiatique insaisis-
Ils peuvent détruire une réputation, ce qui va déjà sable qui hante les consciences aujourd’hui.
très loin, mais n’est pas du même ordre. Il faut parler, à mon sens, d’un élargissement
et d’une transformation du contre-pouvoir qui
Les médias ont du pouvoir, en font ce que je propose d’appeler, faute d’une
ils ne sont pas un pouvoir meilleure expression, un « méta-pouvoir », un pou-
C’est ce problème que tâchait de résoudre, voir d’au-dessus, d’au-delà des pouvoirs politiques,
classiquement, la notion de contre-pouvoir. Elle mais d’une autre nature. Ce méta-pouvoir ne se
répond bien, en effet, aux deux versants de la substitue pas à eux, il ne leur dit pas, d’ailleurs, ce
question. Les médias exercent du pouvoir puis- qu’ils ont à faire, il ne leur commande pas. Il les
qu’ils peuvent empêcher les pouvoirs. Mais ils laisse intacts, en quelque sorte, mais il conditionne
ne sont pas un pouvoir, parce qu’ils ne se défi- leur exercice et il les place sous le coup d’un juge-
nissent que négativement par rapport aux pou- ment permanent.
voirs positivement établis. Les médias sont un Ce méta-pouvoir est plus qu’un contre-pouvoir
contre-pouvoir conçu pour arrêter les pouvoirs, puisqu’il permet au pouvoir de fonctionner. Voilà
tout simplement par la publicité donnée à leurs la grande nouveauté. Jusqu’à une date récente, le
actes et à leur dévoiement éventuel, publicité personnel politique avait ses propres canaux de
qui permet aux citoyens d’être en position de liaison avec les forces sociales dont le parti poli-
les sanctionner électoralement. Autrement dit, tique, dans sa forme moderne, depuis un siècle,
les médias sont un contre-pouvoir par la capa- était la forme canonique. Les responsables poli-
cité de contrôle dont ils donnent les moyens au tiques pouvaient s’adresser directement à leurs
citoyen. électeurs, à l’opinion, au pays, par des canaux qu’ils
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20. maîtrisaient. Tout passe désormais par les médias. dans le sens de la démocratie. Si la démocratie est
Tous les rapports vitaux des élus avec leurs élec- le pouvoir du peuple, qu’est-ce qu’une démocratie
teurs, en tout cas à l’échelle nationale (cela peut sans pouvoir ?
se discuter à l’échelon local), passent par la sphère L’illustration la plus spectaculaire de cet effet
médiatique, non, naturellement, sans que celle-ci peut se résumer d’une expression – sans doute un
impose ses contraintes, évidentes – nous en som- peu trop forte, mais qui dit bien ce qu’elle veut
mes tous témoins –, par exemple, dans le processus dire –, l’invalidation du mandat représentatif. Le
de sélection des candidats, dans la désignation des contrôle permanent vide de sens l’idée que le pou-
gens jugés dignes de concourir dans une grande voir est confié à des élus pour un temps déterminé.
compétition comme l’élection présidentielle en Dès le lendemain de l’élection, le mandat repré-
France. Mais c’est vrai partout, ce n’est pas propre sentatif est mis en jeu à chaque instant et à chaque
à la France. décision importante ou simplement significative.
Non seulement on peut dire ainsi que les Il est remis en question par sa confrontation cons-
médias constituent désormais l’infrastructure du tante à la mesure de l’opinion, sans aller plus loin
processus politique, en lui apportant ses canaux (cela peut prendre d’autres aspects). Le déploie-
vitaux de circulation entre les représentants et les ment d’une politique dans la durée en est rendu
représentés, mais ils forment simultanément sa problématique, surtout si l’on associe cet effet à la
superstructure et j’oserais presque dire son « sur- fonction désormais bien répertoriée d’agenda des
moi ». Les médias ont institutionnalisé une mise médias. Non contents de déterminer l’ordre des
sous contrôle permanent des pouvoirs publics dont priorités, ils infusent dans le corps électoral l’idée
les effets ont bouleversé les conditions d’exer- que la légitimité de chaque décision est à établir à
cice du pouvoir. On peut s’en féliciter en termes chaque instant.
démocratiques, à première vue. Après tout, qui dit Il convient de se demander si le contrôle ne
démocratie représentative dit contrôle des repré- tend pas à tourner à une sorte d’invalidation de
sentants. Sauf qu’il faut bien mesurer les effets principe des pouvoirs en démocratie. Il sécrète
d’empêchement, de paralysie, d’impuissance, qui une illégitimation rampante qui rend leur exercice
en découlent et qui, eux, ne vont pas forcément de plus en plus difficile, en présence des mises
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21. en accusation dont ils font l’objet. C’est la raison comme il dit 1, grâce à l’école et à la presse. Cela
pour laquelle j’ai posé la question de savoir si ce n’allait pas de soi : la France de 1880 n’est pas
méta-pouvoir que sont devenus les médias ne encore un pays où il existe un espace public de
cache pas en définitive un « anti-pouvoir » au sens masse unifié. Il existe un espace public cultivé
où l’on parle d’antimatière, un anti-pouvoir qui restreint, urbain, réservé à une élite qui coiffe une
a vocation, non pas à se substituer aux pouvoirs masse énorme de communautés locales étrangère
politiques, mais à les dissoudre. à cet espace public. Ce qui s’est opéré au xxe siècle
et qu’on appelle généralement « massification »,
La fragmentation de l’espace public c’est précisément l’homogénéisation des référen-
Par ailleurs, nous commençons à être confrontés ces par l’ouverture des milieux sociaux les uns sur
à un problème d’un autre ordre, qui pourrait faire les autres, aux lieu et place de la fermeture des
paraître le problème précédent, qui n’est pas mince, communautés sur elles-mêmes. À cet égard, le
pour secondaire dans un avenir pas si lointain. Il mouvement sur un siècle a été vers toujours plus
s’agit de la fragmentation de l’espace public. d’homogénéité, notamment, en dernier lieu, avec
Le xxe siècle aura été le siècle des médias de la vaste fédération des publics audiovisuels.
masse : radio, naturellement destinée à toucher Il n’est pas exclu que nous nous trouvions à un
simultanément l’ensemble des membres d’une point d’inflexion de cette courbe. Il se pourrait que
communauté, télévision, qui élargit encore cette nous soyons en train d’assister à un renversement
emprise collective en y ajoutant la puissance de de tendance : la multiplication de l’offre et l’indi-
l’image. Les médias ont contribué, dans leur vidualisation de la demande sont peut-être en
développement historique, à instaurer un espace train de dissoudre cette unité relative et d’installer
public unifié, une communauté de référence entre une dispersion des publics, un éclatement de la
tous les citoyens par rapport à l’hétérogénéité sphère médiatique, une « recommunautarisation »
des anciennes sociétés, à leurs compartimentages des publics, d’un genre complètement différent
sociaux, géographiques, linguistiques, coutumiers.
L’historien américain Eugen Weber a pu décrire 1. Peasants Into Frenchmen : the Modernization of Rural France,
ainsi la « transformation des paysans en Français », 1880-1914, traduit en français en 1983 sous le titre La Fin
des terroirs.
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22. du passé, mais qui nous ramène néammoins vers l’émetteur et le récepteur. Il ouvre l’espace de
l’hétérogénéité de la société politique. l’autoprogrammation, dans deux sens différents : il
Le dernier-né des médias, l’internet, le réseau brise la dépendance de la source des messages en
des réseaux, le réseau qui relie les réseaux, même mettant l’utilisateur en position de composer à sa
si l’on peut discuter du bien-fondé de sa déno- guise le menu conforme à ses intérêts singuliers.
mination comme média, pourrait bien jouer le Et pas seulement : il le met en position de s’ériger
rôle d’un amplificateur décisif de cette tendance en créateur de contenu à coût très faible.
à l’éclatement. Tout ne dépend pas de lui, il ne Pour élargir le problème à la dynamique des
s’agit pas d’en faire la source unique. Il y a, tout sociétés contemporaines, il faudrait ajouter que
à fait indépendamment de lui, une multiplication l’internet est le média du parachèvement du pro-
de l’offre médiatique qui pousse dans ce sens, en cessus d’individualisation, mais aussi le média des
tout cas du côté des radios et des télévisions – c’est identités, le média du choix de ceux avec lesquels
beaucoup moins vrai du côté de la presse écrite. on fait communauté. La tendance historique avait
Il y a une segmentation des publics, une spécia- été, jusqu’à une date récente, à des médias de plus
lisation thématique qui vont déjà dans le sens de en plus généralistes, c’est-à-dire allant dans le sens
la dispersion des publics. Mais l’internet ajoute d’un espace public où, par définition, on rencontre
quelques propriétés supplémentaires qui changent l’autre, le différent, l’opinion opposée, la contra-
la nature et l’échelle du phénomène. diction, voire l’adversaire politique ou idéologique,
Là aussi, il s’agit de quelque chose de tout à ou le participant d’une autre croyance religieuse.
fait inattendu et paradoxal dans cette tendance, La tendance nouvelle, à l’opposé, pourrait être
car l’internet est en un sens le grand unificateur, au repli sur la rencontre du même, au repli sur
l’intégrateur qui boucle le système des médias la communauté de croyances, de convictions ou
sur lui-même en liant l’image, l’écrit, le son dans d’intérêts, dans l’indifférence au reste. En même
un support unique. Il rend tout compatible et temps qu’il ouvre potentiellement à tous et à tout,
permet de passer d’une sphère à l’autre sans la l’internet donne à ses utilisateurs la possibilité
moindre difficulté. Mais il introduit en même d’éviter tout ce qui n’est pas eux et de se retrouver
temps un renversement du rapport de forces entre exclusivement avec leurs pareils.
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23. La grande question est de savoir si ce n’est pas
cette possibilité qui va l’emporter préférentielle-
ment, avec de redoutables effets pour les démo-
craties. Car à l’évidence, l’une de leurs conditions
élémentaires de fonctionnement est l’existence
d’une communauté de référence entre les citoyens
permettant la délibération sur des bases éclairées Table des matières
à partir de données et de constats partagés. Il
n’est pas sûr que cette condition de la délibération
démocratique soit remplie de manière optimale
ou satisfaisante dans un futur proche. Il se pour- Avant-propos .................................................. 7
rait que la démultiplication même de nos moyens Vocabulaire .................................................... 12
d’information et de nos capacités de savoir mette L’émission de messages ................................. 15
cette condition à mal et nous confronte à une L’invention des médias de masse................... 17
situation politique peu rêvée d’oligarchies régnant La fabrique du lien social .............................. 19
sur un océan de particularités sans autre lien entre Des cultures induites par les médias .............. 23
elles que les réseaux techniques et la régulation des La culture du spectateur ................................ 26
marchés. La culture de la gratuité ................................ 29
Voilà donc quelques bonnes raisons, parmi La culture de la proximité ............................. 30
d’autres – j’aurais pu en évoquer plusieurs supplé- L’impact des médias sur la politique ............. 32
mentaires –, qui me semblent justifier une inter- Les médias ont du pouvoir, ils ne sont pas
rogation renouvelée sur la société des médias. Une un pouvoir ................................................. 34
société avec laquelle nous allons devoir apprendre La fragmentation de l’espace public .............. 38
à nous dépêtrer car les plus vifs de ces problèmes
n’en sont qu’à leurs débuts.
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24. Extrait du catalogue
Collection Aube Nord
Atlas régional du développement durable Nord-Pas-de-
Calais, 2004
CFDT Nord-Pas-de-Calais, Les 35 Heures en actes,
2001
François Denieul, en collaboration avec
Olivier Dassonneville, Nord de Paris, Sud de Bruxelles
– Éléments pour une diplomatie régionale de proxi-
mité, 1998
Christophe Lesort, Dunkerque, prospectives pour un
projet d’agglomération, 2000
Philippe Nouveau, Dunkerque, l'aventure urbaine,
2006
Pascal Percq, Une région pour gagner – La nouvelle
aventure du Nord-Pas-de-Calais, 1997
Pierre Pierrard, Chansons populaires de Lille sous le
Second Empire, 1998
Helga-Jane Scarwell, Magalie Franchomme,
Contraintes environnementales et gouvernance des
territoires, 2004
44 45
25. Jean-François Stevens, Petit Guide de prospective Nord-
Pas-de-Calais 2020, 2000
Pierre Veltz, Laurent Davezies, Le grand tournant.
Nord-Pas-de-Calais, 1975-2005, 2004
46 47
26. Achevé d’imprimer en octobre 2007
sur les presses du Groupe Horizon, 13420 Gémenos
pour le compte des éditions de l’Aube
Le Moulin du Château, F-84240 La Tour d’Aigues
Conception éditoriale : Sonja Boué
Numéro d’édition : 1312
Dépôt légal : octobre 2007
N° d’impression :
Imprimé en France