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Marcel Gauchet




                                                                                                                         Les rencontres du nouveau siècle
  Marcel Gauchet propose de faire avancer l’intelligibilité de
                                                                                                    Marcel
la notion de « société des médias », et de son impact sur la
politique. Ce « quatrième pouvoir » a-t-il pris le pas sur les



                                                                                                    Gauchet
autres pouvoirs ? Quelle est sa nature exacte ? Comment le
politique s’est-il adapté à ce nouvel environnement dans
lequel il est condamné à évoluer ? N’est-ce pas par le divertisse-
ment que les médias exercent leurs effets politiques les plus
profonds ? Comment évaluer la parole publique véhiculée
par le spectre médiatique ?
  Face aux bouleversements de la démocratie et de l’exer-
cice du pouvoir, Marcel Gauchet tire quelques conclusions
pour le futur, et démontre qu’il va bien falloir apprendre à
nous dépêtrer de cette société des médias.




M      arcel Gauchet est philosophe, directeur d’études à
       l’École des hautes études en sciences sociales, et
rédacteur en chef de la revue Le Débat. Son œuvre compte
parmi les plus importantes dans le domaine de la pensée




                                                                     Penser la société des médias
avec, notamment : Le Désenchantement du monde.
(Gallimard, 1985), La Démocratie contre elle-même (Gallimard,
Tel, 2002), La Condition historique. (Stock, 2003), Un monde
désenchanté ? (l’Atelier, 2004) et La Condition politique
(Gallimard, 2005).

                                                                                                    Penser la société
                                                                                                    des médias




                                                                                                                        l’ aube nord
                                                                     l’aube nord




                                          éditions de l’aube
                                                              6

                                        -:HSMHPC=[UYUV^:
                     Diffusion Seuil
Penser la société des médias
Marcel Gauchet
                   La collection Aube Nord
                  est dirigée par Jean Viard

              Série Rencontres du nouveau siècle



Dans la même série :
François Ascher, Les nouveaux principes de l’urbanisme, 2001
Jacques Attali, Peut-on encore choisir son avenir ?, 2001
Georges Balandier, Civilisations et puissance, 2004
Roger Brunet, Le développement des territoires : formes, lois,
                                                                 Penser la société des médias
    aménagement, 2004
Hubert Curien, Science et progrès : audace et précaution, 2001
Thierry Gaudin, Préliminaires à une prospective du
                                                                    Conférence donnée à Lille
    capitalisme, 2003
Petr Janiška, L’Europe retrouvée. Entre Prague, Paris et                 le 22 juin 2006
    Bruxelles, 2004
Hervé Le Bras, L’adieu aux masses, 2002
Riccardo Petrella, L’eau, bien commun public, 2004
Daryush Shayegan, Au-delà du miroir. Diversité des cultures
    et unité des valeurs, 2002
François de Singly, L’individualisme est un humanisme, 2005
Jean Viard, Être soi, mais ensemble. L’individu et la
    mondialisation (fragments), 2002
Jérôme Vignon, L’Europe, un sujet politique en voie
    d’identification, 2003
Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, 2003
Marc Wiel, Ville et mobilité : un couple infernal ?, 2004



                © Éditions de l’Aube, 2007
                      www.aube.lu

                                                                         éditions de l’aube
                 ISBN 978-2-7526-0401-9
Ouvrage publié avec le concours
               de la région Nord-Pas-de-Calais




                                                                                          Avant-propos




                                                                         Nous abordons ici le dix-huitième thème des
Du même auteur, chez d’autres éditeurs :
La pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révo-   Rencontres du nouveau siècle sur la société des médias.
   lution démocratique (avec G. Swain), Gallimard, 1980
                                                                     Il ne s’agit pas pour nous d’apporter des réponses aux
Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la
                                                                     questions que pose cette société des médias, mais il s’agit
   religion, Gallimard, 1985
                                                                     de bien les poser, d’ouvrir des pistes. Sur le caractère
La révolution des droits de l’homme, Gallimard, 1989
La révolution des pouvoirs : la souveraineté, le peuple et la        indispensable ou nuisible des médias, nous avons tous
   représentation 1789-1799, Gallimard, 1995
                                                                     un point de vue définitif. Il est vrai qu’avec les médias,
La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité,
                                                                     c’est la mobilisation permanente, l’émotion, la propo-
   Gallimard, 2001
                                                                     sition de manifestation sur tous les sujets du monde.
La démocratie contre elle-même, Gallimard, Tel, 2002
La condition historique. Entretiens avec F. Azouvi et                Nous avons souvent envie de pousser un cri contre les
   S. Piron, Stock, 2003
                                                                     médias, contre leur instantanéité, contre leur mani-
Un monde désenchanté ?, éditions de l’Atelier, 2004
                                                                     pulation, contre l’approximation, le mensonge, même,
La condition politique, Gallimard, 2005
                                                                     que l’on trouve dans certaines informations. C’est tout
                                                                     cela qu’aborde ici Marcel Gauchet, philosophe, direc-
                                                                     teur d’études à l’École des hautes études en sciences
                                                                     sociales depuis 1989, rédacteur en chef de la revue Le
                                                                     Débat (Gallimard) depuis 1980, et également auteur

                                                                                                   7
d’une des œuvres les plus importantes dans le domaine        trois questionnements cruciaux comme celui de cerner
de la pensée. En une douzaine d’ouvrages, il a abordé        l’impact des médias sur la politique. Si une chose a été
la philosophie, la sociologie, l’histoire, notamment         bouleversée, c’est bien la démocratie et l’exercice du
l’histoire des religions, la psychanalyse, l’ethnologie et   pouvoir. Est-il vrai que le « quatrième pouvoir » a
la linguistique. Il a notamment publié La Pratique           pris le pas sur les autres pouvoirs ? Quelle est la nature
de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révo-       exacte de ce pouvoir ? Comment le personnel politique
lution démocratique, avec G. Swain (Gallimard,               s’est-il adapté à ce nouvel environnement dans lequel
1980), Le Désenchantement du monde. Une                      il est condamné à évoluer ? Ne serait-ce pas en fait par
histoire politique de la religion (Gallimard, 1985),         le divertissement que les médias exercent leurs effets
La Révolution des droits de l’homme (Gallimard,              politiques les plus profonds ? N’est-il pas temps d’éva-
1989), La Révolution des pouvoirs : la souverai-             luer à sa juste portée la parole publique véhiculée par
neté, le peuple et la représentation 1789-1799               le spectre médiatique ?
(Gallimard, 1995), La Religion dans la démocra-
tie. Parcours de la laïcité (Gallimard, 2001), La                                              Jean-François Stevens
Démocratie contre elle-même (Gallimard, Tel,
2002), La Condition historique. Entretiens avec
F. Azouvi et S. Piron (Stock, 2003), Un Monde
désenchanté ? (Éditions de l’atelier, 2004), La
Condition politique (Gallimard, 2005).
    Marcel Gauchet, à partir du travail réalisé dans
le cadre de la publication de deux numéros de la
revue Le Débat (numéros 138 et 139), se propose
de reprendre le problème à la base, « modestement et
méthodiquement », en identifiant dans un premier
temps les principales questions permettant de faire
avancer l’intelligibilité de la notion de « société des
médias ». Il s’attachera ensuite à approfondir deux ou

                            8                                                              9
Je suis ici dans une position quelque peu inha-
     bituelle puisque je vais m’exprimer non seulement
     en tant qu’auteur, mais aussi en tant qu’éditeur de
     la revue Le Débat qui se trouve avoir consacré deux
     numéros aux médias sous ce titre, Penser la société
     des médias, que nous avons choisi de reprendre
     pour la présente conférence.
         C’est ce programme que je voudrais expliciter
     et illustrer. Je ne parlerai pas en spécialiste, je ne
     traiterai pas de tout, je ne dirai rien des questions
     pour lesquelles je ne suis pas compétent mais
     je m’efforcerai de dégager les enjeux généraux
     d’une problématique dont tout le monde connaît
     l’importance.
         Je partirai d’une observation préliminaire rela-
     tive à la notion même de société des médias. Nous
     l’avons choisie à dessein – quand je dis nous, je
     parle du petit collectif que représente la rédac-
     tion du Débat – pour sa neutralité descriptive, de
     préférence à plusieurs autres notions possibles,
     notions qui ont toutes l’inconvénient de véhiculer

10                            11
des présuppositions fortes, comme « société de                  la connaissance, l’économie cognitive. Dans cette
l’information », notion aujourd’hui la plus répan-              optique, les médias sont pris dans l’ensemble de
due, « société de communication » ou bien encore                ce qu’il est convenu d’appeler les nouvelles techno-
« société des réseaux », titre d’un livre important             logies de l’information et de la communication, la
de Manuel Castells sur le sujet. Il n’est pas inutile           question étant de savoir si la spécificité des médias
d’en faire brièvement le tour 1.                                ne se dilue pas dans cette nébuleuse technique.
                                                                   « Société de communication », une autre des
Vocabulaire                                                     notions fortes qui nous sont proposées, met l’ac-
    La notion d’« information », de manière géné-               cent sur les capacités relationnelles en tout genre
rale, joue de l’équivoque entre le thème ordinaire              ouvertes aux acteurs par ces nouvelles techni-
de l’information, l’information au sens ordinaire,              ques de l’information et de la communication ;
journalistique, et la théorie de l’information, au              société de communication est une notion implici-
sens de Claude Shannon. L’équivoque se retrouve                 tement optimiste sur le caractère ouvert et démo-
dans « société de l’information », qui met l’accent sur         cratique des effets des techniques en question,
le caractère structurant de la vitesse et de la multi-          tant du point de vue des individus privés et des
plicité des sources dans la connaissance que nous               citoyens que des acteurs publics. L’auteur chez
prenons de l’univers environnant. Elle évoque le                lequel cet optimisme s’exprime le mieux dans le
nouveau monde de la simultanéité où tout se sait                contexte français est Dominique Wolton, très
tout de suite, en temps réel, comme on dit, ce qui              connu comme l’un des principaux spécialistes du
vaut non seulement pour l’information au sens                   domaine. La notion de société de communication
journalistique, mais pour la connaissance au sens               met l’accent, en même temps, sur l’exigence impo-
savant ; par où cette notion de société d’infor-                sée désormais à l’ensemble des acteurs sociaux et
mation communique avec toute la gamme de ces                    spécialement aux acteurs publics de communiquer,
notions connexes qui connaissent aujourd’hui un                 c’est-à-dire de réfléchir à la mise en forme de ce
grand succès : l’économie du savoir, l’économie de              qu’ils ont à dire ou à sa mise en image autant
                                                                qu’au fond des messages qu’ils ont à faire passer.
                                                                La notion de communication implique ainsi l’idée
1. Manuel Castells, La Société en réseaux (tome 1 de L’Ère de
l’information), Fayard, 1998 et 2001.

                             12                                                          13
d’une nouvelle dimension stratégique et réflexive       L’émission de messages
de la vie sociale. On faisait de la communication           « Société des médias » – pour en revenir à la
sans y penser, maintenant il faut y penser. Cela        notion choisie – a l’avantage de garder l’esprit
change évidemment la manière de la produire             libre de ces différentes conceptions tout en sou-
et de la mettre en œuvre. Personne ne s’exprime         lignant ce qui, au total, paraît le plus important :
plus impunément. Mais du coup, là aussi, dans la        la spécificité du fait médiatique à l’intérieur de
société de communication ainsi comprise, la spé-        cette nébuleuse des nouvelles techniques de l’in-
cificité du fait médiatique tend à se dissoudre dans    formation et de la communication, la spécificité
une activité communicationnelle généralisée.            de l’activité consistant à émettre des messages à
    « Société des réseaux » met l’accent sur la forme   portée publique. Quand vous téléphonez sur votre
nouvelle des rapports sociaux dictée ou imposée par     mobile, vous émettez un message à portée privée.
les nouvelles techniques de l’information et de la      On entre dans le domaine des médias quand on
communication. Elle insiste tacitement sur l’hori-      émet un message à portée publique, c’est-à-dire
zontalité des rapports sociaux qui est attachée à ces   qui s’adresse virtuellement à tout le monde, même
techniques, leur démultiplication interindividuelle     s’il n’a qu’une audience très limitée ; dans le prin-
– les réseaux sont par définition ouverts, sans         cipe, il peut être entendu par n’importe qui. Que
frontières, que ces frontières soient géographiques,    ces messages soient émis par la puissance publique,
sociales ou hiérarchiques, quand on raisonne à          ou bien qu’ils aient pour source des entreprises
l’intérieur des organisations.                          privées, qui entendent en tirer profit – un profit
    On pourrait bien sûr approfondir cet examen.        matériel, marchand ou un intérêt moral, propa-
Je veux juste faire sentir à quel point les mots        gandiste –, le phénomène reste le même. Dernière
comptent dans ce domaine et combien il importe          précision importante : ces messages à portée publi-
de maîtriser les significations implicites qu’ils       que peuvent être ou bien d’information ou bien de
véhiculent si on veut y voir clair, étant entendu       divertissement.
qu’il y a beaucoup de choses intéressantes et vraies        Cette notion de média est récente dans son
dans ces conceptions tacites, mais des choses qu’il     usage courant : elle émerge avec la télévision. Le
s’agit justement de questionner et de dominer.          premier auteur qui l’a véritablement consacrée,

                         14                                                      15
bien oublié aujourd’hui, à tort, car on gagne tou-           En quoi y a-t-il à penser spécifiquement la
jours à le relire, est McLuhan. Ce mot savant s’est      société des médias ? À l’évidence, sur cette ques-
répandu dans l’usage courant en fonction d’un            tion, on ne peut que rejoindre l’intuition que tra-
phénomène précis qui correspond à une étape de           duisent les différentes notions que j’ai évoquées :
la vie des médias. Les médias se sont mis à faire        les médias façonnent leur société, pèsent sur son
système, à constituer une sphère unique sous la          fonctionnement, déterminent ses modalités d’exis-
houlette du média le plus puissant qui est la télé-      tence ou, en tout cas, une partie croissante d’entre
vision, bien entendu.                                    elles. Mais en quoi ? comment ? jusqu’à quel point ?
   Pendant longtemps, journaux, radio, télévision        C’est tout le problème.
ont poursuivi des carrières relativement indépen-            La question n’est pas nouvelle. Vous en avez
dantes puis, à un moment donné, il s’est produit         déjà entendu abondamment parler. C’est la façon
une intégration, un renvoi de l’un à l’autre des         dont elle se pose qui est nouvelle. C’est pour cette
grands médias. Les médias aujourd’hui fonction-          raison qu’il nous a paru utile de reprendre le pro-
nent en système selon un circuit où le journal écrit     blème à nouveaux frais, à la base, modestement,
du matin ou de l’après-midi est répercuté par le         méthodiquement, en tâchant d’inventorier ces
journal télévisé du soir, qui fait l’agenda des radios   termes nouveaux dans lesquels elle se présente.
du lendemain matin, et ainsi de suite. C’est un              Pour situer cette nouveauté de la façon la plus
phénomène très frappant d’amplification mutuelle         générale, on pourrait dire qu’il y a eu deux grandes
où les différents vecteurs rebondissent les uns sur      périodes de l’étude et de la réflexion sur les médias
les autres. C’est en fonction de ce système des          et que nous entrons dans une troisième.
médias que le mot même de médias s’est imposé
                                                         L’invention des médias de masse
dans la vie sociale. Cette intégration des différents
médias entre eux possède aujourd’hui son instru-            La première période correspond à ce qu’on
ment technique, avec l’internet, qui fait entrer         pourrait appeler l’âge des totalitarismes ; elle est
la totalité de l’écrit, de l’image et du son dans la     conditionnée principalement par l’irruption de
même boîte et le même vecteur, avec des effets           la politique de masse et l’invention des médias
qu’il va falloir interroger.                             de masse, tous ces phénomènes étant corrélés.

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Du point de vue de la communication, elle est           construisent la hiérarchie des problèmes. Ils dis-
dominée par un modèle, qui se résume en un              criminent ce qui est important, ce qui ne l’est pas,
mot, le modèle de la propagande. S’il ne fallait        ce qui est au premier plan, ce qui est au deuxième
citer qu’un titre qui résume à merveille l’esprit de    plan. Ils définissent la grammaire des urgences,
cette période, ce serait le livre célèbre, datant des   ce qui est en soi une contrainte considérable pour
années 1930, de Tchakotine, Le Viol des foules par      l’action publique. On peut penser que tel pro-
la propagande politique. L’énoncé contient à lui seul   blème est objectivement plus important mais, de
un programme de travail. Le modèle se prolongera        fait, n’importe quel responsable, à n’importe quel
par la suite, les tensions extrêmes étant retombées,    échelon, devra commencer par traiter en priorité
lors des années 1950-1960, dans le paradigme de         le dossier que l’agenda médiatique lui impose
l’influence. Toute la question demeure, en effet, à     comme priorité.
ce stade, celle de la manipulation des esprits que
                                                        La fabrique du lien social
les médias sont susceptibles d’opérer. Je ne fais là
qu’évoquer un domaine extrêmement riche – il y              La deuxième période, qu’on peut faire remonter
a des bibliothèques entières sur le sujet. Si l’on      aux années 1970 et 1980, correspond à l’entrée
dresse le bilan des innombrables études qui ont été     générale de la démocratie dans les mœurs. Elle
conduites alors, force est de constater qu’elles ont    accompagne ce que les politologues ont appelé la
abouti à une conclusion négative. Les médias n’ont      troisième vague de démocratisation : la première
pas ce pouvoir magique qu’on leur prêtait de s’em-      est celle qui suit la première guerre mondiale, la
parer des esprits et de les modeler. Le matériau est    deuxième est celle qui suit la seconde guerre mon-
beaucoup plus réfractaire qu’on ne croyait.             diale, la troisième est celle qui commence en 1974
    En revanche, la véritable fonction que l’on         avec la révolution des Œillets au Portugal, qui met
peut reconnaître aux médias dans le domaine             fin aux dictatures du sud de l’Europe – les restes du
public, c’est la détermination de l’agenda collectif    fascisme en Grèce, en Espagne, au Portugal –, qui
– il existe sur ce point un très large consensus        s’étend en Amérique latine où elle défait les régi-
des spécialistes. Ils ne disent pas aux citoyens et     mes militaires, et qui aboutit aux pays du socialisme
aux personnes ce qu’ils doivent penser, mais ils        réel, en Europe, avec les effets qu’on connaît.

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Durant cette deuxième période de l’étude des         rôle des médias dans la vie sociale dont personne
médias, le modèle dominant est celui de la commu-        ne peut plus méconnaître qu’ils sont devenus un
nication. Ce qui retient par-dessus tout l’atten-        rouage central. Cela se mesurerait aisément en
tion, c’est le rôle des médias en tant que fabrique      argent mobilisé et en temps consacré. Mais com-
du lien social. Au lieu du rapport d’imposition de       ment fonctionne au juste ce rouage ?
la propagande, sur lequel on se focalisait dans la          Il n’y a pas aujourd’hui de discours sérieux sur
période précédente et qui avait inspiré par exemple      la société telle que nous la connaissons sans éva-
toutes les études sur la publicité, on se met à inter-   luation de la fonction qu’y remplissent les médias.
roger les interactions entre un système d’offre et       C’est un des critères à partir desquels on peut
la demande du public, modèle profondément dif-           dire que nous sommes dans un nouvel âge de la
férent. C’est l’âge de la grande reconnaissance de       sociologie : les théories de la société sans théorie
l’opinion en politique, avec l’arrivée de la notion      des médias aujourd’hui manquent à l’évidence
problématique de démocratie d’opinion et les             d’un élément clé du fonctionnement social. Les
dérives et difficultés qu’elle signale.                  théories classiques ont très peu à dire sur le sujet,
    Pour aller vite (je ne vise pas à proposer une       comme on le sait. Mais en même temps, la nature
histoire des études sur les médias, je veux juste        de cette fonction des médias apparaît très difficile
soulever quelques questions), il me semble que           à saisir. Elle est plus mystérieuse que jamais. Si le
nous sommes sortis aussi bien du pessimisme du           rôle est massif, la fonction est opaque.
premier modèle, insistant sur la capacité manipula-         On peut éliminer d’entrée quelques idées
trice de la propagande ou sur la capacité d’influence    reçues. Les médias ne sont pas le relais uniforme
des médias, que de l’optimisme du second modèle,         de l’idéologie dominante ; ils ne sont pas l’instru-
où les médias sont reconnus comme un instrument          ment de la dictature de la marchandise, le nouvel
social au service de la démocratie dans ses diffé-       opium du peuple, un outil d’abrutissement des
rentes acceptions. Nous sommes aujourd’hui à un          masses. Une des évolutions significatives de la
moment où le développement même du phéno-                dernière période est la réévaluation de la culture de
mène médiatique oblige à regarder les choses d’un        masse. Elle avait très mauvaise presse : sa cote a été
œil différent. Nous sommes amenés à réévaluer le         revue à la hausse. Le discours apocalyptique sur les

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médias a toujours des tenants et il en aura toujours       en circulation des modes de déchiffrement de la
mais son empire a considérablement reculé. Les             réalité très présents : ils encouragent des attitudes,
médias ne sont pas pour autant, dans l’autre sens,         ils introduisent des attentes, ils suggèrent des
l’instrument rêvé de la transparence démocratique,         modèles de comportements dont la fréquence et la
de l’interaction entre la base et le sommet, destiné       place grandissent au sein de nos sociétés.
à rapprocher les gouvernants et les gouvernés, les             Pour illustrer ce propos, je passerai rapidement
représentants et les représentés… Leurs zélateurs          en revue, dans un premier temps, quelques-unes
ne convainquent pas grand monde lorsqu’ils les             de ces cultures spécifiquement créées par les
présentent comme le sommet de ce qu’on peut                médias. Après quoi, je reviendrai plus longuement
imaginer en matière d’échange généralisé entre les         dans cette lumière sur l’impact des médias dans la
êtres.                                                     vie politique.
    Dans cette situation, s’il fallait proposer une
                                                           Des cultures induites par les médias
notion fédératrice, je choisirais celle de culture
médiatique. C’est la leçon que j’ai retirée du tra-            Je privilégierai trois de ces cultures ou sous-
vail que nous avons effectué pour bâtir les deux           cultures (la notion ayant l’inconvénient d’être un
numéros du Débat et des contacts de tous ordres            peu péjorative) qui sont directement en rapport
avec à la fois des professionnels du domaine et des        avec le domaine politique. Je laisserai de côté ce
spécialistes de la question que cela m’a ouverts.          qui constitue d’une certaine manière le plus gros
C’est cette hypothèse que je voudrais explorer. Les        morceau du point de vue de cette analyse des
médias sont des créateurs de cultures (au pluriel),        retombées culturelles des médias : l’analyse de la
des cultures qui interfèrent avec d’autres (il ne s’agit   nouvelle culture de l’image qui s’est imposée dans
pas de leur attribuer l’exclusivité ou un monopole         le sillage de l’univers télévisuel et qui concerne
quelconque dans ce domaine). Aux cultures déjà             aujourd’hui l’ensemble des registres de l’expérience
existantes, les médias ajoutent des grilles de lec-        de tout un chacun, qu’il s’agisse du rapport de
ture, des cultures, donc, au sens ancien et classique      chacun avec sa propre image – phénomène devenu
d’habitudes mentales basées sur des valeurs et des         extrêmement important –, qu’il s’agisse de ce qui
systèmes de normes et d’appréciation. Ils mettent          fait foi dans la vie collective, ou qu’il s’agisse du

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statut de l’écrit dans notre monde. L’écrit est,        souvient de ce qu’on a vu. Dans le nouveau régime
en effet, une image d’un genre particulier qui          de l’image, à l’opposé, une image est faite pour en
entretient avec l’image dans son sens courant des       chasser une autre. On a affaire à un flux d’images
rapports ambigus qui ont considérablement évolué        où aucune image ne se détache à proprement par-
dans la période récente.                                ler. Le règne de l’image est celui d’un présent sans
    L’un des livres les plus suggestifs qu’on puisse    cesse renouvelé qui implique l’oubli, si ce n’est
lire dans ce domaine est certainement l’essai de        l’amnésie.
Régis Debray, Vie et Mort de l’image. L’idée prin-          L’image ancienne, deuxième caractéristique, se
cipale du livre est que le triomphe apparent de         déployait sous le signe de la stabilité du code, de la
l’image cache en fait une disqualification ou un        permanence des symboles. Elle faisait appel idéa-
déclassement de l’image induit par son abondance        lement au consensus de l’interprétation, l’exemple
même. L’exemple implicite sur lequel s’appuie           canonique étant celui de la cathédrale où les
Régis Debray est la marginalisation de l’image          images fédèrent les illettrés et les lettrés. Dans le
cinématographique par l’image télévisuelle. À cet       nouveau régime de l’image, règne à l’inverse une
égard, il s’inscrit dans la ligne des réflexions d’un   polysémie immaîtrisable : personne ne peut anti-
critique de cinéma qui a joué un grand rôle dans        ciper sur ce qui sera lu dans les images. Je souligne
la vie intellectuelle de ces vingt dernières années,    le point parce qu’il marque exactement la limite de
Serge Daney. Je crois que cette thèse est inexacte ;    toute stratégie de communication comme de toute
je ne crois pas que nous assistions à la mort de        tentative de manipulation. L’image est ce qui
l’image ou à son déclassement mais, à coup sûr, nous    échappe à qui la produit. Elle impose de vivre avec
assistons à un remodelage radical de sa place et de     cette incertitude. On peut à la rigueur corriger une
son rôle. Je soulignerai deux caractéristiques pour     image par une autre qu’on pense mieux maîtriser
marquer la nouveauté de cette place et de ce rôle.      mais le processus est indéfini.
    L’image ancienne, classique, était mémoire.             Au-delà de ces indications sommaires, je laisse-
L’image était destinée à se graver dans les esprits     rai cette question de côté parce qu’elle est trop vaste
plus sûrement que tout message langagier. On            et qu’elle appellerait à elle seule un développement
peut ne pas retenir ce qu’on a entendu, mais on se      pour lequel je ne me sens pas de compétence

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particulière. À coup sûr, c’est un des chantiers de       du divertissement ne cesse de s’accroître. Un ciné-
recherche des prochaines décennies, avec un autre         phile d’aujourd’hui peut regarder trois films chez
problème connexe : que devient l’imaginaire dans          lui dans la même soirée alors qu’il fallait jadis se
cette nouvelle culture de l’image ? Y a-t-il encore       déplacer pour les voir. C’est devenu une activité de
un imaginaire en dehors de cette absorption dans          masse tout à fait banale. Nul besoin d’engagement
l’image ? On peut se poser la question.                   et nul besoin de partage avec d’autres pour cela.
    Je tâcherai en revanche d’être plus précis sur           À partir de cette offre, il s’est développé une atti-
trois cultures ou sous-cultures qui interviennent         tude caractéristique de l’individu contemporain : le
directement dans le domaine civique et politique.         désengagement, la désimplication. Point n’est
Je les distingue analytiquement, il va de soi que         besoin de participer pour être au courant de ce qui
tout est en rapport avec tout dans ce domaine,            se passe, pour être présent à son monde. Je parle
mais pour la clarté du propos, il est préférable de       d’une culture du spectateur parce que s’exprime
les distinguer.                                           dans cette attitude une préférence pour le point de
                                                          vue du témoin par rapport au point de vue de l’ac-
La culture du spectateur                                  teur. L’intérêt pour la politique peut s’exprimer,
   La première culture que j’évoquerai peut être          par exemple, dans le fait de suivre attentivement
appelée la culture du spectateur. Jusqu’à une date        une campagne électorale sans aller voter. Ce fut
très récente, s’informer ou se divertir impliquait        une surprise, pour les gens qui ont étudié l’abs-
une activité : il fallait le vouloir et cette activité    tention dans la période récente, de découvrir que,
était publique. Si l’on restait chez soi, on n’était au   contrairement à toutes les grilles d’analyse dans
courant de rien et on ne s’amusait pas beaucoup.          lesquelles ils avaient été formés, bon nombre de
Pour savoir ou pour se distraire, il fallait s’arracher   gens qui s’abstiennent ne sont pas du tout sans
à sa sphère privée et partager avec d’autres par une      information sur la politique ; au contraire, ils sont
entreprise délibérée. Nous avons été témoins d’une        surinformés et tellement au courant qu’ils n’ont
inversion totale en ce domaine. L’information vient       pas envie de participer ; ils préfèrent regarder ce
à nous et la distraction de même, sans bouger de          qui se passe et analyser. Le retrait et la distance
chez soi. Et l’accessibilité de l’information comme       du spectateur désengagé restant sur son quant-

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à-soi sont devenus des comportements de masse          La culture de la gratuité
dont le rayonnement ne cesse de s’étendre. C’est           Deuxième culture qui mérite l’examen, la culture
à partir de là que l’on peut comprendre la place       de la gratuité : l’information et le divertissement
de la culture du divertissement qui constitue une      étaient, jusqu’à une date récente, des biens rares et
forme extrême de ce phénomène de la culture du         chers. La sphère contemporaine des médias les a
spectateur. Parce que, du point de vue du specta-      rendus abondants et gratuits, du point de vue du
teur, tout peut devenir un divertissement. On peut     récepteur. Or, dans les faits, l’information reste un
trouver une campagne électorale à la télévision        bien rare et coûteux à produire, comme le diver-
plus distrayante en fin de compte que ce qui vous      tissement. Il n’empêche que du point de vue du
est offert comme spectacle au-dehors, sans avoir à     spectateur, l’accès gratuit est devenu paradigmati-
sortir de chez soi.                                    que en particulier aux yeux des jeunes générations.
    De manière générale, les études sur la sphère      Il représente une attente sociale extrêmement
des médias privilégient l’information et se con-       répandue, avec toutes sortes de problèmes à la clé
centrent sur son segment public. Or l’essentiel        – on a commencé à s’en rendre compte avec les
de la consommation médiatique n’est plus là,           discussions autour du téléchargement sur internet
aujourd’hui, elle se situe du côté du divertisse-      ou les problèmes de la licence dite globale, mais
ment. C’est dans cette consommation que se             aussi avec le développement de la presse gratuite,
forment les modèles les plus fondamentaux de           grand phénomène de ces dernières années.
présence au monde, à tel point que ce n’est plus sur       S’il y a un problème c’est parce que la gratuité
la base des émissions d’information que beaucoup       est évidemment un leurre, économiquement par-
d’individus s’informent, comme une étude récente       lant. Ce qui est offert gratuitement et qui coûte en
l’a montré. Ils construisent une information qu’ils    fait très cher est payé par d’autres moyens. C’est la
jugent fiable à partir de différentes émissions de     publicité qui fait le joint en créant une illusion chez
divertissement. C’est de là qu’ils tirent les infor-   les acteurs sociaux dont il faut bien voir qu’elle est
mations qu’ils estiment les plus fiables pour leur     paradigmatique. Les mêmes qui protestent contre
usage dans la vie de tous les jours.                   la publicité demandent néanmoins un élargisse-
                                                       ment de la sphère des biens gratuits.

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La publicité n’introduit pas seulement ses exigen-        La force incomparable de l’image télévisuelle
ces, mais aussi son esprit. Le rôle le plus important     est d’instaurer une médiation qui n’a pas l’air d’être
de la publicité dans les médias aujourd’hui réside        une médiation, une médiation qui ne se voit pas,
probablement dans les modèles d’audience qu’elle          à tel point qu’on a l’impression qu’elle est trans-
propose et qu’elle pousse à rechercher. Elle est          parente. C’est un leurre, il n’est pas besoin d’y
conçue pour toucher le plus grand nombre. Or les          insister : l’image télévisuelle fait l’objet d’une mise
médias visent eux aussi l’audience la plus large possi-   en scène, d’une production, d’une sélection. Il faut
ble, précisément pour bénéficier à plein des recettes     un travail considérable sur l’image pour donner
publicitaires. Ils ont naturellement tendance pour ce     l’impression du naturel et de l’immédiat.
faire à aligner leurs messages propres sur la philoso-        Toujours est-il que cette médiation invisible a
phie des messages publicitaires. Le contenu délivré       créé un système de croyances et d’attentes chez les
gratuitement n’est pas n’importe lequel.                  individus-citoyens envers les personnages publics
    Il n’y a pas de sujet plus crucial pour l’avenir      quels qu’ils soient, qu’ils soient politiques ou non.
de la chose publique. Ce ne sera pas un mince             La demande d’un lien personnel et direct, l’exi-
problème de faire comprendre au citoyen usager            gence d’un rapport immédiat ont fini par consti-
que ce qui est gratuit a néanmoins un coût col-           tuer des modèles en fonction desquels le message
lectif considérable. Il s’agit là d’un ferment de         politique s’est profondément redéfini. On ne parle
dépolitisation et de dépendance protestataire qui         plus, d’ailleurs, de propagande politique : le mot
n’a pas fini de faire sentir ses effets. Nous pouvons     est devenu presque obscène. Il n’est plus question
placer l’incompréhension entre les responsables           que de communication politique, dont le modèle
qui payent et les usagers qui demandent la gratuité       idéal serait une communication interpersonnelle.
parmi les sujets d’avenir.                                    On a beaucoup insisté sur la personnalisation
                                                          de la vie publique qui en a résulté, avec tous ses
La culture de la proximité                                effets pervers. Je voudrais faire valoir une dimen-
   La troisième culture que je considérerai, la           sion moins aperçue qui en est le contrecoup direct.
culture de la proximité, engage encore plus direc-        Nous sommes ici à la source du grand malentendu
tement l’avenir de la politique.                          qui se développe entre politiques et citoyens,

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entre représentants et représentés, entre dirigeants   désormais induire, tendance embryonnaire, mais
et dirigés. Ce malentendu se formule sous l’as-        qui peut devenir, à partir de l’internet, l’un des
pect d’un paradoxe. Plus les politiques paraissent     principaux problèmes du fonctionnement des
à l’image proches, accessibles, « comme tout le        démocraties.
monde », plus ils sont tenus par les citoyens pour         Ce n’est pas par hasard que ce mot de « pou-
éloignés de leurs préoccupations, plus les citoyens    voir » arrive aujourd’hui sur le tapis dès que l’on
se plaignent de ne pas être écoutés et entendus.       prononce le mot de « médias ». Dites médias et
C’est que la proximité est trompeuse parce que         la première association qui vient à l’esprit, c’est
l’objet de la politique est intrinsèquement étranger   « pouvoir médiatique ». Une valeur sûre à la bourse
au lien direct de personne à personne. La politique    de la dénonciation. Si vous voulez vous tailler une
traite de ce qui est commun à tous. Un objet par       petite audience, dénoncez le pouvoir médiatique.
définition éloigné, voire très éloigné, des préoc-         En fait, quand on y regarde de près, ce pouvoir
cupations de chacun. Plus les responsables poli-       se révèle insaisissable. Je résumerai le problème en
tiques ont l’air de se rapprocher de chacun et plus    deux propositions : 1) les médias ont du pouvoir
la distance de la politique dont ils ont la charge     ou, pour être tout à fait précis, ils exercent des
ressort par contraste. C’est la politique qu’il faut   effets de pouvoir ; 2) les médias ne sont pas un
rendre proche si l’on veut remédier au sentiment       pouvoir. Il est facile de mesurer en quoi sur la base
de dépossession, pas les personnes qui la portent.     de quatre critères simples :
                                                           – ils ne relèvent pas de l’institution ; leur pou-
L’impact des médias sur la politique                   voir s’exerce de manière informelle ;
    J’en arrive au second point que j’annonçais :          – ils sont multiples et dispersés, alors que les
l’impact des médias sur la politique. Je le considé-   pouvoirs, par définition, sont concentrés et iden-
rerai sous deux aspects, l’un qui regarde plutôt le    tifiables ;
présent, l’autre l’avenir. J’envisagerai, pour com-        – pour la plus grande partie d’entre eux, les
mencer, la métamorphose du contre-pouvoir que          médias sont maintenant privés et ils obéissent à
représentent les médias, et j’examinerai ensuite la    une logique d’entreprise, de profit, même si ce n’est
fragmentation de l’espace public qu’ils paraissent     pas le but exclusif des acteurs qui les détiennent ;

                        32                                                      33
– enfin, ils n’ont pas de capacité de coercition,         On sent bien que cette formule classique ne
alors que ce qui définit les « pouvoirs » au sens poli-   suffit plus – ce qui ne veut pas dire qu’elle est inva-
tique, c’est le monopole de la violence légitime, la      lidée : elle ne permet pas de saisir tous les aspects de
puissance de disposer de la personne de leurs assu-       la question. Il y a autre chose, et plus que ce simple
jettis, en les mettant en prison, par exemple… Les        contre-pouvoir, dans les médias contemporains.
médias n’ont pas cette ressource à leur disposition.      D’où l’obsession de ce pouvoir médiatique insaisis-
Ils peuvent détruire une réputation, ce qui va déjà       sable qui hante les consciences aujourd’hui.
très loin, mais n’est pas du même ordre.                      Il faut parler, à mon sens, d’un élargissement
                                                          et d’une transformation du contre-pouvoir qui
Les médias ont du pouvoir,                                en font ce que je propose d’appeler, faute d’une
ils ne sont pas un pouvoir                                meilleure expression, un « méta-pouvoir », un pou-
   C’est ce problème que tâchait de résoudre,             voir d’au-dessus, d’au-delà des pouvoirs politiques,
classiquement, la notion de contre-pouvoir. Elle          mais d’une autre nature. Ce méta-pouvoir ne se
répond bien, en effet, aux deux versants de la            substitue pas à eux, il ne leur dit pas, d’ailleurs, ce
question. Les médias exercent du pouvoir puis-            qu’ils ont à faire, il ne leur commande pas. Il les
qu’ils peuvent empêcher les pouvoirs. Mais ils            laisse intacts, en quelque sorte, mais il conditionne
ne sont pas un pouvoir, parce qu’ils ne se défi-          leur exercice et il les place sous le coup d’un juge-
nissent que négativement par rapport aux pou-             ment permanent.
voirs positivement établis. Les médias sont un                Ce méta-pouvoir est plus qu’un contre-pouvoir
contre-pouvoir conçu pour arrêter les pouvoirs,           puisqu’il permet au pouvoir de fonctionner. Voilà
tout simplement par la publicité donnée à leurs           la grande nouveauté. Jusqu’à une date récente, le
actes et à leur dévoiement éventuel, publicité            personnel politique avait ses propres canaux de
qui permet aux citoyens d’être en position de             liaison avec les forces sociales dont le parti poli-
les sanctionner électoralement. Autrement dit,            tique, dans sa forme moderne, depuis un siècle,
les médias sont un contre-pouvoir par la capa-            était la forme canonique. Les responsables poli-
cité de contrôle dont ils donnent les moyens au           tiques pouvaient s’adresser directement à leurs
citoyen.                                                  électeurs, à l’opinion, au pays, par des canaux qu’ils

                          34                                                        35
maîtrisaient. Tout passe désormais par les médias.      dans le sens de la démocratie. Si la démocratie est
Tous les rapports vitaux des élus avec leurs élec-      le pouvoir du peuple, qu’est-ce qu’une démocratie
teurs, en tout cas à l’échelle nationale (cela peut     sans pouvoir ?
se discuter à l’échelon local), passent par la sphère       L’illustration la plus spectaculaire de cet effet
médiatique, non, naturellement, sans que celle-ci       peut se résumer d’une expression – sans doute un
impose ses contraintes, évidentes – nous en som-        peu trop forte, mais qui dit bien ce qu’elle veut
mes tous témoins –, par exemple, dans le processus      dire –, l’invalidation du mandat représentatif. Le
de sélection des candidats, dans la désignation des     contrôle permanent vide de sens l’idée que le pou-
gens jugés dignes de concourir dans une grande          voir est confié à des élus pour un temps déterminé.
compétition comme l’élection présidentielle en          Dès le lendemain de l’élection, le mandat repré-
France. Mais c’est vrai partout, ce n’est pas propre    sentatif est mis en jeu à chaque instant et à chaque
à la France.                                            décision importante ou simplement significative.
    Non seulement on peut dire ainsi que les            Il est remis en question par sa confrontation cons-
médias constituent désormais l’infrastructure du        tante à la mesure de l’opinion, sans aller plus loin
processus politique, en lui apportant ses canaux        (cela peut prendre d’autres aspects). Le déploie-
vitaux de circulation entre les représentants et les    ment d’une politique dans la durée en est rendu
représentés, mais ils forment simultanément sa          problématique, surtout si l’on associe cet effet à la
superstructure et j’oserais presque dire son « sur-     fonction désormais bien répertoriée d’agenda des
moi ». Les médias ont institutionnalisé une mise        médias. Non contents de déterminer l’ordre des
sous contrôle permanent des pouvoirs publics dont       priorités, ils infusent dans le corps électoral l’idée
les effets ont bouleversé les conditions d’exer-        que la légitimité de chaque décision est à établir à
cice du pouvoir. On peut s’en féliciter en termes       chaque instant.
démocratiques, à première vue. Après tout, qui dit          Il convient de se demander si le contrôle ne
démocratie représentative dit contrôle des repré-       tend pas à tourner à une sorte d’invalidation de
sentants. Sauf qu’il faut bien mesurer les effets       principe des pouvoirs en démocratie. Il sécrète
d’empêchement, de paralysie, d’impuissance, qui         une illégitimation rampante qui rend leur exercice
en découlent et qui, eux, ne vont pas forcément         de plus en plus difficile, en présence des mises

                         36                                                      37
en accusation dont ils font l’objet. C’est la raison   comme il dit 1, grâce à l’école et à la presse. Cela
pour laquelle j’ai posé la question de savoir si ce    n’allait pas de soi : la France de 1880 n’est pas
méta-pouvoir que sont devenus les médias ne            encore un pays où il existe un espace public de
cache pas en définitive un « anti-pouvoir » au sens    masse unifié. Il existe un espace public cultivé
où l’on parle d’antimatière, un anti-pouvoir qui       restreint, urbain, réservé à une élite qui coiffe une
a vocation, non pas à se substituer aux pouvoirs       masse énorme de communautés locales étrangère
politiques, mais à les dissoudre.                      à cet espace public. Ce qui s’est opéré au xxe siècle
                                                       et qu’on appelle généralement « massification »,
La fragmentation de l’espace public                    c’est précisément l’homogénéisation des référen-
    Par ailleurs, nous commençons à être confrontés    ces par l’ouverture des milieux sociaux les uns sur
à un problème d’un autre ordre, qui pourrait faire     les autres, aux lieu et place de la fermeture des
paraître le problème précédent, qui n’est pas mince,   communautés sur elles-mêmes. À cet égard, le
pour secondaire dans un avenir pas si lointain. Il     mouvement sur un siècle a été vers toujours plus
s’agit de la fragmentation de l’espace public.         d’homogénéité, notamment, en dernier lieu, avec
    Le xxe siècle aura été le siècle des médias de     la vaste fédération des publics audiovisuels.
masse : radio, naturellement destinée à toucher            Il n’est pas exclu que nous nous trouvions à un
simultanément l’ensemble des membres d’une             point d’inflexion de cette courbe. Il se pourrait que
communauté, télévision, qui élargit encore cette       nous soyons en train d’assister à un renversement
emprise collective en y ajoutant la puissance de       de tendance : la multiplication de l’offre et l’indi-
l’image. Les médias ont contribué, dans leur           vidualisation de la demande sont peut-être en
développement historique, à instaurer un espace        train de dissoudre cette unité relative et d’installer
public unifié, une communauté de référence entre       une dispersion des publics, un éclatement de la
tous les citoyens par rapport à l’hétérogénéité        sphère médiatique, une « recommunautarisation »
des anciennes sociétés, à leurs compartimentages       des publics, d’un genre complètement différent
sociaux, géographiques, linguistiques, coutumiers.
L’historien américain Eugen Weber a pu décrire         1. Peasants Into Frenchmen : the Modernization of Rural France,
ainsi la « transformation des paysans en Français »,   1880-1914, traduit en français en 1983 sous le titre La Fin
                                                       des terroirs.

                        38                                                           39
du passé, mais qui nous ramène néammoins vers            l’émetteur et le récepteur. Il ouvre l’espace de
l’hétérogénéité de la société politique.                 l’autoprogrammation, dans deux sens différents : il
    Le dernier-né des médias, l’internet, le réseau      brise la dépendance de la source des messages en
des réseaux, le réseau qui relie les réseaux, même       mettant l’utilisateur en position de composer à sa
si l’on peut discuter du bien-fondé de sa déno-          guise le menu conforme à ses intérêts singuliers.
mination comme média, pourrait bien jouer le             Et pas seulement : il le met en position de s’ériger
rôle d’un amplificateur décisif de cette tendance        en créateur de contenu à coût très faible.
à l’éclatement. Tout ne dépend pas de lui, il ne             Pour élargir le problème à la dynamique des
s’agit pas d’en faire la source unique. Il y a, tout     sociétés contemporaines, il faudrait ajouter que
à fait indépendamment de lui, une multiplication         l’internet est le média du parachèvement du pro-
de l’offre médiatique qui pousse dans ce sens, en        cessus d’individualisation, mais aussi le média des
tout cas du côté des radios et des télévisions – c’est   identités, le média du choix de ceux avec lesquels
beaucoup moins vrai du côté de la presse écrite.         on fait communauté. La tendance historique avait
Il y a une segmentation des publics, une spécia-         été, jusqu’à une date récente, à des médias de plus
lisation thématique qui vont déjà dans le sens de        en plus généralistes, c’est-à-dire allant dans le sens
la dispersion des publics. Mais l’internet ajoute        d’un espace public où, par définition, on rencontre
quelques propriétés supplémentaires qui changent         l’autre, le différent, l’opinion opposée, la contra-
la nature et l’échelle du phénomène.                     diction, voire l’adversaire politique ou idéologique,
    Là aussi, il s’agit de quelque chose de tout à       ou le participant d’une autre croyance religieuse.
fait inattendu et paradoxal dans cette tendance,         La tendance nouvelle, à l’opposé, pourrait être
car l’internet est en un sens le grand unificateur,      au repli sur la rencontre du même, au repli sur
l’intégrateur qui boucle le système des médias           la communauté de croyances, de convictions ou
sur lui-même en liant l’image, l’écrit, le son dans      d’intérêts, dans l’indifférence au reste. En même
un support unique. Il rend tout compatible et            temps qu’il ouvre potentiellement à tous et à tout,
permet de passer d’une sphère à l’autre sans la          l’internet donne à ses utilisateurs la possibilité
moindre difficulté. Mais il introduit en même            d’éviter tout ce qui n’est pas eux et de se retrouver
temps un renversement du rapport de forces entre         exclusivement avec leurs pareils.

                         40                                                         41
La grande question est de savoir si ce n’est pas
cette possibilité qui va l’emporter préférentielle-
ment, avec de redoutables effets pour les démo-
craties. Car à l’évidence, l’une de leurs conditions
élémentaires de fonctionnement est l’existence
d’une communauté de référence entre les citoyens
permettant la délibération sur des bases éclairées                            Table des matières
à partir de données et de constats partagés. Il
n’est pas sûr que cette condition de la délibération
démocratique soit remplie de manière optimale
ou satisfaisante dans un futur proche. Il se pour-      Avant-propos ..................................................     7
rait que la démultiplication même de nos moyens         Vocabulaire ....................................................   12
d’information et de nos capacités de savoir mette       L’émission de messages .................................           15
cette condition à mal et nous confronte à une           L’invention des médias de masse...................                 17
situation politique peu rêvée d’oligarchies régnant     La fabrique du lien social ..............................          19
sur un océan de particularités sans autre lien entre    Des cultures induites par les médias ..............                23
elles que les réseaux techniques et la régulation des   La culture du spectateur ................................          26
marchés.                                                La culture de la gratuité ................................         29
    Voilà donc quelques bonnes raisons, parmi           La culture de la proximité .............................           30
d’autres – j’aurais pu en évoquer plusieurs supplé-     L’impact des médias sur la politique .............                 32
mentaires –, qui me semblent justifier une inter-       Les médias ont du pouvoir, ils ne sont pas
rogation renouvelée sur la société des médias. Une         un pouvoir .................................................    34
société avec laquelle nous allons devoir apprendre      La fragmentation de l’espace public ..............                 38
à nous dépêtrer car les plus vifs de ces problèmes
n’en sont qu’à leurs débuts.




                          42                                                                43
Extrait du catalogue

                    Collection Aube Nord


     Atlas régional du développement durable Nord-Pas-de-
        Calais, 2004
     CFDT Nord-Pas-de-Calais, Les 35 Heures en actes,
        2001
     François Denieul, en collaboration avec
     Olivier Dassonneville, Nord de Paris, Sud de Bruxelles
        – Éléments pour une diplomatie régionale de proxi-
        mité, 1998
     Christophe Lesort, Dunkerque, prospectives pour un
        projet d’agglomération, 2000
     Philippe Nouveau, Dunkerque, l'aventure urbaine,
        2006
     Pascal Percq, Une région pour gagner – La nouvelle
        aventure du Nord-Pas-de-Calais, 1997
     Pierre Pierrard, Chansons populaires de Lille sous le
        Second Empire, 1998
     Helga-Jane Scarwell, Magalie Franchomme,
        Contraintes environnementales et gouvernance des
        territoires, 2004


44                               45
Jean-François Stevens, Petit Guide de prospective Nord-
   Pas-de-Calais 2020, 2000
Pierre Veltz, Laurent Davezies, Le grand tournant.
   Nord-Pas-de-Calais, 1975-2005, 2004




                            46                            47
Achevé d’imprimer en octobre 2007
 sur les presses du Groupe Horizon, 13420 Gémenos
       pour le compte des éditions de l’Aube
Le Moulin du Château, F-84240 La Tour d’Aigues

       Conception éditoriale : Sonja Boué

           Numéro d’édition : 1312
           Dépôt légal : octobre 2007
              N° d’impression :

              Imprimé en France

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Gauchet- Penser la Société des médias

  • 1. Marcel Gauchet Les rencontres du nouveau siècle Marcel Gauchet propose de faire avancer l’intelligibilité de Marcel la notion de « société des médias », et de son impact sur la politique. Ce « quatrième pouvoir » a-t-il pris le pas sur les Gauchet autres pouvoirs ? Quelle est sa nature exacte ? Comment le politique s’est-il adapté à ce nouvel environnement dans lequel il est condamné à évoluer ? N’est-ce pas par le divertisse- ment que les médias exercent leurs effets politiques les plus profonds ? Comment évaluer la parole publique véhiculée par le spectre médiatique ? Face aux bouleversements de la démocratie et de l’exer- cice du pouvoir, Marcel Gauchet tire quelques conclusions pour le futur, et démontre qu’il va bien falloir apprendre à nous dépêtrer de cette société des médias. M arcel Gauchet est philosophe, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, et rédacteur en chef de la revue Le Débat. Son œuvre compte parmi les plus importantes dans le domaine de la pensée Penser la société des médias avec, notamment : Le Désenchantement du monde. (Gallimard, 1985), La Démocratie contre elle-même (Gallimard, Tel, 2002), La Condition historique. (Stock, 2003), Un monde désenchanté ? (l’Atelier, 2004) et La Condition politique (Gallimard, 2005). Penser la société des médias l’ aube nord l’aube nord éditions de l’aube 6 -:HSMHPC=[UYUV^: Diffusion Seuil
  • 2.
  • 3. Penser la société des médias
  • 4. Marcel Gauchet La collection Aube Nord est dirigée par Jean Viard Série Rencontres du nouveau siècle Dans la même série : François Ascher, Les nouveaux principes de l’urbanisme, 2001 Jacques Attali, Peut-on encore choisir son avenir ?, 2001 Georges Balandier, Civilisations et puissance, 2004 Roger Brunet, Le développement des territoires : formes, lois, Penser la société des médias aménagement, 2004 Hubert Curien, Science et progrès : audace et précaution, 2001 Thierry Gaudin, Préliminaires à une prospective du Conférence donnée à Lille capitalisme, 2003 Petr Janiška, L’Europe retrouvée. Entre Prague, Paris et le 22 juin 2006 Bruxelles, 2004 Hervé Le Bras, L’adieu aux masses, 2002 Riccardo Petrella, L’eau, bien commun public, 2004 Daryush Shayegan, Au-delà du miroir. Diversité des cultures et unité des valeurs, 2002 François de Singly, L’individualisme est un humanisme, 2005 Jean Viard, Être soi, mais ensemble. L’individu et la mondialisation (fragments), 2002 Jérôme Vignon, L’Europe, un sujet politique en voie d’identification, 2003 Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, 2003 Marc Wiel, Ville et mobilité : un couple infernal ?, 2004 © Éditions de l’Aube, 2007 www.aube.lu éditions de l’aube ISBN 978-2-7526-0401-9
  • 5. Ouvrage publié avec le concours de la région Nord-Pas-de-Calais Avant-propos Nous abordons ici le dix-huitième thème des Du même auteur, chez d’autres éditeurs : La pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révo- Rencontres du nouveau siècle sur la société des médias. lution démocratique (avec G. Swain), Gallimard, 1980 Il ne s’agit pas pour nous d’apporter des réponses aux Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la questions que pose cette société des médias, mais il s’agit religion, Gallimard, 1985 de bien les poser, d’ouvrir des pistes. Sur le caractère La révolution des droits de l’homme, Gallimard, 1989 La révolution des pouvoirs : la souveraineté, le peuple et la indispensable ou nuisible des médias, nous avons tous représentation 1789-1799, Gallimard, 1995 un point de vue définitif. Il est vrai qu’avec les médias, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, c’est la mobilisation permanente, l’émotion, la propo- Gallimard, 2001 sition de manifestation sur tous les sujets du monde. La démocratie contre elle-même, Gallimard, Tel, 2002 La condition historique. Entretiens avec F. Azouvi et Nous avons souvent envie de pousser un cri contre les S. Piron, Stock, 2003 médias, contre leur instantanéité, contre leur mani- Un monde désenchanté ?, éditions de l’Atelier, 2004 pulation, contre l’approximation, le mensonge, même, La condition politique, Gallimard, 2005 que l’on trouve dans certaines informations. C’est tout cela qu’aborde ici Marcel Gauchet, philosophe, direc- teur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales depuis 1989, rédacteur en chef de la revue Le Débat (Gallimard) depuis 1980, et également auteur 7
  • 6. d’une des œuvres les plus importantes dans le domaine trois questionnements cruciaux comme celui de cerner de la pensée. En une douzaine d’ouvrages, il a abordé l’impact des médias sur la politique. Si une chose a été la philosophie, la sociologie, l’histoire, notamment bouleversée, c’est bien la démocratie et l’exercice du l’histoire des religions, la psychanalyse, l’ethnologie et pouvoir. Est-il vrai que le « quatrième pouvoir » a la linguistique. Il a notamment publié La Pratique pris le pas sur les autres pouvoirs ? Quelle est la nature de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révo- exacte de ce pouvoir ? Comment le personnel politique lution démocratique, avec G. Swain (Gallimard, s’est-il adapté à ce nouvel environnement dans lequel 1980), Le Désenchantement du monde. Une il est condamné à évoluer ? Ne serait-ce pas en fait par histoire politique de la religion (Gallimard, 1985), le divertissement que les médias exercent leurs effets La Révolution des droits de l’homme (Gallimard, politiques les plus profonds ? N’est-il pas temps d’éva- 1989), La Révolution des pouvoirs : la souverai- luer à sa juste portée la parole publique véhiculée par neté, le peuple et la représentation 1789-1799 le spectre médiatique ? (Gallimard, 1995), La Religion dans la démocra- tie. Parcours de la laïcité (Gallimard, 2001), La Jean-François Stevens Démocratie contre elle-même (Gallimard, Tel, 2002), La Condition historique. Entretiens avec F. Azouvi et S. Piron (Stock, 2003), Un Monde désenchanté ? (Éditions de l’atelier, 2004), La Condition politique (Gallimard, 2005). Marcel Gauchet, à partir du travail réalisé dans le cadre de la publication de deux numéros de la revue Le Débat (numéros 138 et 139), se propose de reprendre le problème à la base, « modestement et méthodiquement », en identifiant dans un premier temps les principales questions permettant de faire avancer l’intelligibilité de la notion de « société des médias ». Il s’attachera ensuite à approfondir deux ou 8 9
  • 7. Je suis ici dans une position quelque peu inha- bituelle puisque je vais m’exprimer non seulement en tant qu’auteur, mais aussi en tant qu’éditeur de la revue Le Débat qui se trouve avoir consacré deux numéros aux médias sous ce titre, Penser la société des médias, que nous avons choisi de reprendre pour la présente conférence. C’est ce programme que je voudrais expliciter et illustrer. Je ne parlerai pas en spécialiste, je ne traiterai pas de tout, je ne dirai rien des questions pour lesquelles je ne suis pas compétent mais je m’efforcerai de dégager les enjeux généraux d’une problématique dont tout le monde connaît l’importance. Je partirai d’une observation préliminaire rela- tive à la notion même de société des médias. Nous l’avons choisie à dessein – quand je dis nous, je parle du petit collectif que représente la rédac- tion du Débat – pour sa neutralité descriptive, de préférence à plusieurs autres notions possibles, notions qui ont toutes l’inconvénient de véhiculer 10 11
  • 8. des présuppositions fortes, comme « société de la connaissance, l’économie cognitive. Dans cette l’information », notion aujourd’hui la plus répan- optique, les médias sont pris dans l’ensemble de due, « société de communication » ou bien encore ce qu’il est convenu d’appeler les nouvelles techno- « société des réseaux », titre d’un livre important logies de l’information et de la communication, la de Manuel Castells sur le sujet. Il n’est pas inutile question étant de savoir si la spécificité des médias d’en faire brièvement le tour 1. ne se dilue pas dans cette nébuleuse technique. « Société de communication », une autre des Vocabulaire notions fortes qui nous sont proposées, met l’ac- La notion d’« information », de manière géné- cent sur les capacités relationnelles en tout genre rale, joue de l’équivoque entre le thème ordinaire ouvertes aux acteurs par ces nouvelles techni- de l’information, l’information au sens ordinaire, ques de l’information et de la communication ; journalistique, et la théorie de l’information, au société de communication est une notion implici- sens de Claude Shannon. L’équivoque se retrouve tement optimiste sur le caractère ouvert et démo- dans « société de l’information », qui met l’accent sur cratique des effets des techniques en question, le caractère structurant de la vitesse et de la multi- tant du point de vue des individus privés et des plicité des sources dans la connaissance que nous citoyens que des acteurs publics. L’auteur chez prenons de l’univers environnant. Elle évoque le lequel cet optimisme s’exprime le mieux dans le nouveau monde de la simultanéité où tout se sait contexte français est Dominique Wolton, très tout de suite, en temps réel, comme on dit, ce qui connu comme l’un des principaux spécialistes du vaut non seulement pour l’information au sens domaine. La notion de société de communication journalistique, mais pour la connaissance au sens met l’accent, en même temps, sur l’exigence impo- savant ; par où cette notion de société d’infor- sée désormais à l’ensemble des acteurs sociaux et mation communique avec toute la gamme de ces spécialement aux acteurs publics de communiquer, notions connexes qui connaissent aujourd’hui un c’est-à-dire de réfléchir à la mise en forme de ce grand succès : l’économie du savoir, l’économie de qu’ils ont à dire ou à sa mise en image autant qu’au fond des messages qu’ils ont à faire passer. La notion de communication implique ainsi l’idée 1. Manuel Castells, La Société en réseaux (tome 1 de L’Ère de l’information), Fayard, 1998 et 2001. 12 13
  • 9. d’une nouvelle dimension stratégique et réflexive L’émission de messages de la vie sociale. On faisait de la communication « Société des médias » – pour en revenir à la sans y penser, maintenant il faut y penser. Cela notion choisie – a l’avantage de garder l’esprit change évidemment la manière de la produire libre de ces différentes conceptions tout en sou- et de la mettre en œuvre. Personne ne s’exprime lignant ce qui, au total, paraît le plus important : plus impunément. Mais du coup, là aussi, dans la la spécificité du fait médiatique à l’intérieur de société de communication ainsi comprise, la spé- cette nébuleuse des nouvelles techniques de l’in- cificité du fait médiatique tend à se dissoudre dans formation et de la communication, la spécificité une activité communicationnelle généralisée. de l’activité consistant à émettre des messages à « Société des réseaux » met l’accent sur la forme portée publique. Quand vous téléphonez sur votre nouvelle des rapports sociaux dictée ou imposée par mobile, vous émettez un message à portée privée. les nouvelles techniques de l’information et de la On entre dans le domaine des médias quand on communication. Elle insiste tacitement sur l’hori- émet un message à portée publique, c’est-à-dire zontalité des rapports sociaux qui est attachée à ces qui s’adresse virtuellement à tout le monde, même techniques, leur démultiplication interindividuelle s’il n’a qu’une audience très limitée ; dans le prin- – les réseaux sont par définition ouverts, sans cipe, il peut être entendu par n’importe qui. Que frontières, que ces frontières soient géographiques, ces messages soient émis par la puissance publique, sociales ou hiérarchiques, quand on raisonne à ou bien qu’ils aient pour source des entreprises l’intérieur des organisations. privées, qui entendent en tirer profit – un profit On pourrait bien sûr approfondir cet examen. matériel, marchand ou un intérêt moral, propa- Je veux juste faire sentir à quel point les mots gandiste –, le phénomène reste le même. Dernière comptent dans ce domaine et combien il importe précision importante : ces messages à portée publi- de maîtriser les significations implicites qu’ils que peuvent être ou bien d’information ou bien de véhiculent si on veut y voir clair, étant entendu divertissement. qu’il y a beaucoup de choses intéressantes et vraies Cette notion de média est récente dans son dans ces conceptions tacites, mais des choses qu’il usage courant : elle émerge avec la télévision. Le s’agit justement de questionner et de dominer. premier auteur qui l’a véritablement consacrée, 14 15
  • 10. bien oublié aujourd’hui, à tort, car on gagne tou- En quoi y a-t-il à penser spécifiquement la jours à le relire, est McLuhan. Ce mot savant s’est société des médias ? À l’évidence, sur cette ques- répandu dans l’usage courant en fonction d’un tion, on ne peut que rejoindre l’intuition que tra- phénomène précis qui correspond à une étape de duisent les différentes notions que j’ai évoquées : la vie des médias. Les médias se sont mis à faire les médias façonnent leur société, pèsent sur son système, à constituer une sphère unique sous la fonctionnement, déterminent ses modalités d’exis- houlette du média le plus puissant qui est la télé- tence ou, en tout cas, une partie croissante d’entre vision, bien entendu. elles. Mais en quoi ? comment ? jusqu’à quel point ? Pendant longtemps, journaux, radio, télévision C’est tout le problème. ont poursuivi des carrières relativement indépen- La question n’est pas nouvelle. Vous en avez dantes puis, à un moment donné, il s’est produit déjà entendu abondamment parler. C’est la façon une intégration, un renvoi de l’un à l’autre des dont elle se pose qui est nouvelle. C’est pour cette grands médias. Les médias aujourd’hui fonction- raison qu’il nous a paru utile de reprendre le pro- nent en système selon un circuit où le journal écrit blème à nouveaux frais, à la base, modestement, du matin ou de l’après-midi est répercuté par le méthodiquement, en tâchant d’inventorier ces journal télévisé du soir, qui fait l’agenda des radios termes nouveaux dans lesquels elle se présente. du lendemain matin, et ainsi de suite. C’est un Pour situer cette nouveauté de la façon la plus phénomène très frappant d’amplification mutuelle générale, on pourrait dire qu’il y a eu deux grandes où les différents vecteurs rebondissent les uns sur périodes de l’étude et de la réflexion sur les médias les autres. C’est en fonction de ce système des et que nous entrons dans une troisième. médias que le mot même de médias s’est imposé L’invention des médias de masse dans la vie sociale. Cette intégration des différents médias entre eux possède aujourd’hui son instru- La première période correspond à ce qu’on ment technique, avec l’internet, qui fait entrer pourrait appeler l’âge des totalitarismes ; elle est la totalité de l’écrit, de l’image et du son dans la conditionnée principalement par l’irruption de même boîte et le même vecteur, avec des effets la politique de masse et l’invention des médias qu’il va falloir interroger. de masse, tous ces phénomènes étant corrélés. 16 17
  • 11. Du point de vue de la communication, elle est construisent la hiérarchie des problèmes. Ils dis- dominée par un modèle, qui se résume en un criminent ce qui est important, ce qui ne l’est pas, mot, le modèle de la propagande. S’il ne fallait ce qui est au premier plan, ce qui est au deuxième citer qu’un titre qui résume à merveille l’esprit de plan. Ils définissent la grammaire des urgences, cette période, ce serait le livre célèbre, datant des ce qui est en soi une contrainte considérable pour années 1930, de Tchakotine, Le Viol des foules par l’action publique. On peut penser que tel pro- la propagande politique. L’énoncé contient à lui seul blème est objectivement plus important mais, de un programme de travail. Le modèle se prolongera fait, n’importe quel responsable, à n’importe quel par la suite, les tensions extrêmes étant retombées, échelon, devra commencer par traiter en priorité lors des années 1950-1960, dans le paradigme de le dossier que l’agenda médiatique lui impose l’influence. Toute la question demeure, en effet, à comme priorité. ce stade, celle de la manipulation des esprits que La fabrique du lien social les médias sont susceptibles d’opérer. Je ne fais là qu’évoquer un domaine extrêmement riche – il y La deuxième période, qu’on peut faire remonter a des bibliothèques entières sur le sujet. Si l’on aux années 1970 et 1980, correspond à l’entrée dresse le bilan des innombrables études qui ont été générale de la démocratie dans les mœurs. Elle conduites alors, force est de constater qu’elles ont accompagne ce que les politologues ont appelé la abouti à une conclusion négative. Les médias n’ont troisième vague de démocratisation : la première pas ce pouvoir magique qu’on leur prêtait de s’em- est celle qui suit la première guerre mondiale, la parer des esprits et de les modeler. Le matériau est deuxième est celle qui suit la seconde guerre mon- beaucoup plus réfractaire qu’on ne croyait. diale, la troisième est celle qui commence en 1974 En revanche, la véritable fonction que l’on avec la révolution des Œillets au Portugal, qui met peut reconnaître aux médias dans le domaine fin aux dictatures du sud de l’Europe – les restes du public, c’est la détermination de l’agenda collectif fascisme en Grèce, en Espagne, au Portugal –, qui – il existe sur ce point un très large consensus s’étend en Amérique latine où elle défait les régi- des spécialistes. Ils ne disent pas aux citoyens et mes militaires, et qui aboutit aux pays du socialisme aux personnes ce qu’ils doivent penser, mais ils réel, en Europe, avec les effets qu’on connaît. 18 19
  • 12. Durant cette deuxième période de l’étude des rôle des médias dans la vie sociale dont personne médias, le modèle dominant est celui de la commu- ne peut plus méconnaître qu’ils sont devenus un nication. Ce qui retient par-dessus tout l’atten- rouage central. Cela se mesurerait aisément en tion, c’est le rôle des médias en tant que fabrique argent mobilisé et en temps consacré. Mais com- du lien social. Au lieu du rapport d’imposition de ment fonctionne au juste ce rouage ? la propagande, sur lequel on se focalisait dans la Il n’y a pas aujourd’hui de discours sérieux sur période précédente et qui avait inspiré par exemple la société telle que nous la connaissons sans éva- toutes les études sur la publicité, on se met à inter- luation de la fonction qu’y remplissent les médias. roger les interactions entre un système d’offre et C’est un des critères à partir desquels on peut la demande du public, modèle profondément dif- dire que nous sommes dans un nouvel âge de la férent. C’est l’âge de la grande reconnaissance de sociologie : les théories de la société sans théorie l’opinion en politique, avec l’arrivée de la notion des médias aujourd’hui manquent à l’évidence problématique de démocratie d’opinion et les d’un élément clé du fonctionnement social. Les dérives et difficultés qu’elle signale. théories classiques ont très peu à dire sur le sujet, Pour aller vite (je ne vise pas à proposer une comme on le sait. Mais en même temps, la nature histoire des études sur les médias, je veux juste de cette fonction des médias apparaît très difficile soulever quelques questions), il me semble que à saisir. Elle est plus mystérieuse que jamais. Si le nous sommes sortis aussi bien du pessimisme du rôle est massif, la fonction est opaque. premier modèle, insistant sur la capacité manipula- On peut éliminer d’entrée quelques idées trice de la propagande ou sur la capacité d’influence reçues. Les médias ne sont pas le relais uniforme des médias, que de l’optimisme du second modèle, de l’idéologie dominante ; ils ne sont pas l’instru- où les médias sont reconnus comme un instrument ment de la dictature de la marchandise, le nouvel social au service de la démocratie dans ses diffé- opium du peuple, un outil d’abrutissement des rentes acceptions. Nous sommes aujourd’hui à un masses. Une des évolutions significatives de la moment où le développement même du phéno- dernière période est la réévaluation de la culture de mène médiatique oblige à regarder les choses d’un masse. Elle avait très mauvaise presse : sa cote a été œil différent. Nous sommes amenés à réévaluer le revue à la hausse. Le discours apocalyptique sur les 20 21
  • 13. médias a toujours des tenants et il en aura toujours en circulation des modes de déchiffrement de la mais son empire a considérablement reculé. Les réalité très présents : ils encouragent des attitudes, médias ne sont pas pour autant, dans l’autre sens, ils introduisent des attentes, ils suggèrent des l’instrument rêvé de la transparence démocratique, modèles de comportements dont la fréquence et la de l’interaction entre la base et le sommet, destiné place grandissent au sein de nos sociétés. à rapprocher les gouvernants et les gouvernés, les Pour illustrer ce propos, je passerai rapidement représentants et les représentés… Leurs zélateurs en revue, dans un premier temps, quelques-unes ne convainquent pas grand monde lorsqu’ils les de ces cultures spécifiquement créées par les présentent comme le sommet de ce qu’on peut médias. Après quoi, je reviendrai plus longuement imaginer en matière d’échange généralisé entre les dans cette lumière sur l’impact des médias dans la êtres. vie politique. Dans cette situation, s’il fallait proposer une Des cultures induites par les médias notion fédératrice, je choisirais celle de culture médiatique. C’est la leçon que j’ai retirée du tra- Je privilégierai trois de ces cultures ou sous- vail que nous avons effectué pour bâtir les deux cultures (la notion ayant l’inconvénient d’être un numéros du Débat et des contacts de tous ordres peu péjorative) qui sont directement en rapport avec à la fois des professionnels du domaine et des avec le domaine politique. Je laisserai de côté ce spécialistes de la question que cela m’a ouverts. qui constitue d’une certaine manière le plus gros C’est cette hypothèse que je voudrais explorer. Les morceau du point de vue de cette analyse des médias sont des créateurs de cultures (au pluriel), retombées culturelles des médias : l’analyse de la des cultures qui interfèrent avec d’autres (il ne s’agit nouvelle culture de l’image qui s’est imposée dans pas de leur attribuer l’exclusivité ou un monopole le sillage de l’univers télévisuel et qui concerne quelconque dans ce domaine). Aux cultures déjà aujourd’hui l’ensemble des registres de l’expérience existantes, les médias ajoutent des grilles de lec- de tout un chacun, qu’il s’agisse du rapport de ture, des cultures, donc, au sens ancien et classique chacun avec sa propre image – phénomène devenu d’habitudes mentales basées sur des valeurs et des extrêmement important –, qu’il s’agisse de ce qui systèmes de normes et d’appréciation. Ils mettent fait foi dans la vie collective, ou qu’il s’agisse du 22 23
  • 14. statut de l’écrit dans notre monde. L’écrit est, souvient de ce qu’on a vu. Dans le nouveau régime en effet, une image d’un genre particulier qui de l’image, à l’opposé, une image est faite pour en entretient avec l’image dans son sens courant des chasser une autre. On a affaire à un flux d’images rapports ambigus qui ont considérablement évolué où aucune image ne se détache à proprement par- dans la période récente. ler. Le règne de l’image est celui d’un présent sans L’un des livres les plus suggestifs qu’on puisse cesse renouvelé qui implique l’oubli, si ce n’est lire dans ce domaine est certainement l’essai de l’amnésie. Régis Debray, Vie et Mort de l’image. L’idée prin- L’image ancienne, deuxième caractéristique, se cipale du livre est que le triomphe apparent de déployait sous le signe de la stabilité du code, de la l’image cache en fait une disqualification ou un permanence des symboles. Elle faisait appel idéa- déclassement de l’image induit par son abondance lement au consensus de l’interprétation, l’exemple même. L’exemple implicite sur lequel s’appuie canonique étant celui de la cathédrale où les Régis Debray est la marginalisation de l’image images fédèrent les illettrés et les lettrés. Dans le cinématographique par l’image télévisuelle. À cet nouveau régime de l’image, règne à l’inverse une égard, il s’inscrit dans la ligne des réflexions d’un polysémie immaîtrisable : personne ne peut anti- critique de cinéma qui a joué un grand rôle dans ciper sur ce qui sera lu dans les images. Je souligne la vie intellectuelle de ces vingt dernières années, le point parce qu’il marque exactement la limite de Serge Daney. Je crois que cette thèse est inexacte ; toute stratégie de communication comme de toute je ne crois pas que nous assistions à la mort de tentative de manipulation. L’image est ce qui l’image ou à son déclassement mais, à coup sûr, nous échappe à qui la produit. Elle impose de vivre avec assistons à un remodelage radical de sa place et de cette incertitude. On peut à la rigueur corriger une son rôle. Je soulignerai deux caractéristiques pour image par une autre qu’on pense mieux maîtriser marquer la nouveauté de cette place et de ce rôle. mais le processus est indéfini. L’image ancienne, classique, était mémoire. Au-delà de ces indications sommaires, je laisse- L’image était destinée à se graver dans les esprits rai cette question de côté parce qu’elle est trop vaste plus sûrement que tout message langagier. On et qu’elle appellerait à elle seule un développement peut ne pas retenir ce qu’on a entendu, mais on se pour lequel je ne me sens pas de compétence 24 25
  • 15. particulière. À coup sûr, c’est un des chantiers de du divertissement ne cesse de s’accroître. Un ciné- recherche des prochaines décennies, avec un autre phile d’aujourd’hui peut regarder trois films chez problème connexe : que devient l’imaginaire dans lui dans la même soirée alors qu’il fallait jadis se cette nouvelle culture de l’image ? Y a-t-il encore déplacer pour les voir. C’est devenu une activité de un imaginaire en dehors de cette absorption dans masse tout à fait banale. Nul besoin d’engagement l’image ? On peut se poser la question. et nul besoin de partage avec d’autres pour cela. Je tâcherai en revanche d’être plus précis sur À partir de cette offre, il s’est développé une atti- trois cultures ou sous-cultures qui interviennent tude caractéristique de l’individu contemporain : le directement dans le domaine civique et politique. désengagement, la désimplication. Point n’est Je les distingue analytiquement, il va de soi que besoin de participer pour être au courant de ce qui tout est en rapport avec tout dans ce domaine, se passe, pour être présent à son monde. Je parle mais pour la clarté du propos, il est préférable de d’une culture du spectateur parce que s’exprime les distinguer. dans cette attitude une préférence pour le point de vue du témoin par rapport au point de vue de l’ac- La culture du spectateur teur. L’intérêt pour la politique peut s’exprimer, La première culture que j’évoquerai peut être par exemple, dans le fait de suivre attentivement appelée la culture du spectateur. Jusqu’à une date une campagne électorale sans aller voter. Ce fut très récente, s’informer ou se divertir impliquait une surprise, pour les gens qui ont étudié l’abs- une activité : il fallait le vouloir et cette activité tention dans la période récente, de découvrir que, était publique. Si l’on restait chez soi, on n’était au contrairement à toutes les grilles d’analyse dans courant de rien et on ne s’amusait pas beaucoup. lesquelles ils avaient été formés, bon nombre de Pour savoir ou pour se distraire, il fallait s’arracher gens qui s’abstiennent ne sont pas du tout sans à sa sphère privée et partager avec d’autres par une information sur la politique ; au contraire, ils sont entreprise délibérée. Nous avons été témoins d’une surinformés et tellement au courant qu’ils n’ont inversion totale en ce domaine. L’information vient pas envie de participer ; ils préfèrent regarder ce à nous et la distraction de même, sans bouger de qui se passe et analyser. Le retrait et la distance chez soi. Et l’accessibilité de l’information comme du spectateur désengagé restant sur son quant- 26 27
  • 16. à-soi sont devenus des comportements de masse La culture de la gratuité dont le rayonnement ne cesse de s’étendre. C’est Deuxième culture qui mérite l’examen, la culture à partir de là que l’on peut comprendre la place de la gratuité : l’information et le divertissement de la culture du divertissement qui constitue une étaient, jusqu’à une date récente, des biens rares et forme extrême de ce phénomène de la culture du chers. La sphère contemporaine des médias les a spectateur. Parce que, du point de vue du specta- rendus abondants et gratuits, du point de vue du teur, tout peut devenir un divertissement. On peut récepteur. Or, dans les faits, l’information reste un trouver une campagne électorale à la télévision bien rare et coûteux à produire, comme le diver- plus distrayante en fin de compte que ce qui vous tissement. Il n’empêche que du point de vue du est offert comme spectacle au-dehors, sans avoir à spectateur, l’accès gratuit est devenu paradigmati- sortir de chez soi. que en particulier aux yeux des jeunes générations. De manière générale, les études sur la sphère Il représente une attente sociale extrêmement des médias privilégient l’information et se con- répandue, avec toutes sortes de problèmes à la clé centrent sur son segment public. Or l’essentiel – on a commencé à s’en rendre compte avec les de la consommation médiatique n’est plus là, discussions autour du téléchargement sur internet aujourd’hui, elle se situe du côté du divertisse- ou les problèmes de la licence dite globale, mais ment. C’est dans cette consommation que se aussi avec le développement de la presse gratuite, forment les modèles les plus fondamentaux de grand phénomène de ces dernières années. présence au monde, à tel point que ce n’est plus sur S’il y a un problème c’est parce que la gratuité la base des émissions d’information que beaucoup est évidemment un leurre, économiquement par- d’individus s’informent, comme une étude récente lant. Ce qui est offert gratuitement et qui coûte en l’a montré. Ils construisent une information qu’ils fait très cher est payé par d’autres moyens. C’est la jugent fiable à partir de différentes émissions de publicité qui fait le joint en créant une illusion chez divertissement. C’est de là qu’ils tirent les infor- les acteurs sociaux dont il faut bien voir qu’elle est mations qu’ils estiment les plus fiables pour leur paradigmatique. Les mêmes qui protestent contre usage dans la vie de tous les jours. la publicité demandent néanmoins un élargisse- ment de la sphère des biens gratuits. 28 29
  • 17. La publicité n’introduit pas seulement ses exigen- La force incomparable de l’image télévisuelle ces, mais aussi son esprit. Le rôle le plus important est d’instaurer une médiation qui n’a pas l’air d’être de la publicité dans les médias aujourd’hui réside une médiation, une médiation qui ne se voit pas, probablement dans les modèles d’audience qu’elle à tel point qu’on a l’impression qu’elle est trans- propose et qu’elle pousse à rechercher. Elle est parente. C’est un leurre, il n’est pas besoin d’y conçue pour toucher le plus grand nombre. Or les insister : l’image télévisuelle fait l’objet d’une mise médias visent eux aussi l’audience la plus large possi- en scène, d’une production, d’une sélection. Il faut ble, précisément pour bénéficier à plein des recettes un travail considérable sur l’image pour donner publicitaires. Ils ont naturellement tendance pour ce l’impression du naturel et de l’immédiat. faire à aligner leurs messages propres sur la philoso- Toujours est-il que cette médiation invisible a phie des messages publicitaires. Le contenu délivré créé un système de croyances et d’attentes chez les gratuitement n’est pas n’importe lequel. individus-citoyens envers les personnages publics Il n’y a pas de sujet plus crucial pour l’avenir quels qu’ils soient, qu’ils soient politiques ou non. de la chose publique. Ce ne sera pas un mince La demande d’un lien personnel et direct, l’exi- problème de faire comprendre au citoyen usager gence d’un rapport immédiat ont fini par consti- que ce qui est gratuit a néanmoins un coût col- tuer des modèles en fonction desquels le message lectif considérable. Il s’agit là d’un ferment de politique s’est profondément redéfini. On ne parle dépolitisation et de dépendance protestataire qui plus, d’ailleurs, de propagande politique : le mot n’a pas fini de faire sentir ses effets. Nous pouvons est devenu presque obscène. Il n’est plus question placer l’incompréhension entre les responsables que de communication politique, dont le modèle qui payent et les usagers qui demandent la gratuité idéal serait une communication interpersonnelle. parmi les sujets d’avenir. On a beaucoup insisté sur la personnalisation de la vie publique qui en a résulté, avec tous ses La culture de la proximité effets pervers. Je voudrais faire valoir une dimen- La troisième culture que je considérerai, la sion moins aperçue qui en est le contrecoup direct. culture de la proximité, engage encore plus direc- Nous sommes ici à la source du grand malentendu tement l’avenir de la politique. qui se développe entre politiques et citoyens, 30 31
  • 18. entre représentants et représentés, entre dirigeants désormais induire, tendance embryonnaire, mais et dirigés. Ce malentendu se formule sous l’as- qui peut devenir, à partir de l’internet, l’un des pect d’un paradoxe. Plus les politiques paraissent principaux problèmes du fonctionnement des à l’image proches, accessibles, « comme tout le démocraties. monde », plus ils sont tenus par les citoyens pour Ce n’est pas par hasard que ce mot de « pou- éloignés de leurs préoccupations, plus les citoyens voir » arrive aujourd’hui sur le tapis dès que l’on se plaignent de ne pas être écoutés et entendus. prononce le mot de « médias ». Dites médias et C’est que la proximité est trompeuse parce que la première association qui vient à l’esprit, c’est l’objet de la politique est intrinsèquement étranger « pouvoir médiatique ». Une valeur sûre à la bourse au lien direct de personne à personne. La politique de la dénonciation. Si vous voulez vous tailler une traite de ce qui est commun à tous. Un objet par petite audience, dénoncez le pouvoir médiatique. définition éloigné, voire très éloigné, des préoc- En fait, quand on y regarde de près, ce pouvoir cupations de chacun. Plus les responsables poli- se révèle insaisissable. Je résumerai le problème en tiques ont l’air de se rapprocher de chacun et plus deux propositions : 1) les médias ont du pouvoir la distance de la politique dont ils ont la charge ou, pour être tout à fait précis, ils exercent des ressort par contraste. C’est la politique qu’il faut effets de pouvoir ; 2) les médias ne sont pas un rendre proche si l’on veut remédier au sentiment pouvoir. Il est facile de mesurer en quoi sur la base de dépossession, pas les personnes qui la portent. de quatre critères simples : – ils ne relèvent pas de l’institution ; leur pou- L’impact des médias sur la politique voir s’exerce de manière informelle ; J’en arrive au second point que j’annonçais : – ils sont multiples et dispersés, alors que les l’impact des médias sur la politique. Je le considé- pouvoirs, par définition, sont concentrés et iden- rerai sous deux aspects, l’un qui regarde plutôt le tifiables ; présent, l’autre l’avenir. J’envisagerai, pour com- – pour la plus grande partie d’entre eux, les mencer, la métamorphose du contre-pouvoir que médias sont maintenant privés et ils obéissent à représentent les médias, et j’examinerai ensuite la une logique d’entreprise, de profit, même si ce n’est fragmentation de l’espace public qu’ils paraissent pas le but exclusif des acteurs qui les détiennent ; 32 33
  • 19. – enfin, ils n’ont pas de capacité de coercition, On sent bien que cette formule classique ne alors que ce qui définit les « pouvoirs » au sens poli- suffit plus – ce qui ne veut pas dire qu’elle est inva- tique, c’est le monopole de la violence légitime, la lidée : elle ne permet pas de saisir tous les aspects de puissance de disposer de la personne de leurs assu- la question. Il y a autre chose, et plus que ce simple jettis, en les mettant en prison, par exemple… Les contre-pouvoir, dans les médias contemporains. médias n’ont pas cette ressource à leur disposition. D’où l’obsession de ce pouvoir médiatique insaisis- Ils peuvent détruire une réputation, ce qui va déjà sable qui hante les consciences aujourd’hui. très loin, mais n’est pas du même ordre. Il faut parler, à mon sens, d’un élargissement et d’une transformation du contre-pouvoir qui Les médias ont du pouvoir, en font ce que je propose d’appeler, faute d’une ils ne sont pas un pouvoir meilleure expression, un « méta-pouvoir », un pou- C’est ce problème que tâchait de résoudre, voir d’au-dessus, d’au-delà des pouvoirs politiques, classiquement, la notion de contre-pouvoir. Elle mais d’une autre nature. Ce méta-pouvoir ne se répond bien, en effet, aux deux versants de la substitue pas à eux, il ne leur dit pas, d’ailleurs, ce question. Les médias exercent du pouvoir puis- qu’ils ont à faire, il ne leur commande pas. Il les qu’ils peuvent empêcher les pouvoirs. Mais ils laisse intacts, en quelque sorte, mais il conditionne ne sont pas un pouvoir, parce qu’ils ne se défi- leur exercice et il les place sous le coup d’un juge- nissent que négativement par rapport aux pou- ment permanent. voirs positivement établis. Les médias sont un Ce méta-pouvoir est plus qu’un contre-pouvoir contre-pouvoir conçu pour arrêter les pouvoirs, puisqu’il permet au pouvoir de fonctionner. Voilà tout simplement par la publicité donnée à leurs la grande nouveauté. Jusqu’à une date récente, le actes et à leur dévoiement éventuel, publicité personnel politique avait ses propres canaux de qui permet aux citoyens d’être en position de liaison avec les forces sociales dont le parti poli- les sanctionner électoralement. Autrement dit, tique, dans sa forme moderne, depuis un siècle, les médias sont un contre-pouvoir par la capa- était la forme canonique. Les responsables poli- cité de contrôle dont ils donnent les moyens au tiques pouvaient s’adresser directement à leurs citoyen. électeurs, à l’opinion, au pays, par des canaux qu’ils 34 35
  • 20. maîtrisaient. Tout passe désormais par les médias. dans le sens de la démocratie. Si la démocratie est Tous les rapports vitaux des élus avec leurs élec- le pouvoir du peuple, qu’est-ce qu’une démocratie teurs, en tout cas à l’échelle nationale (cela peut sans pouvoir ? se discuter à l’échelon local), passent par la sphère L’illustration la plus spectaculaire de cet effet médiatique, non, naturellement, sans que celle-ci peut se résumer d’une expression – sans doute un impose ses contraintes, évidentes – nous en som- peu trop forte, mais qui dit bien ce qu’elle veut mes tous témoins –, par exemple, dans le processus dire –, l’invalidation du mandat représentatif. Le de sélection des candidats, dans la désignation des contrôle permanent vide de sens l’idée que le pou- gens jugés dignes de concourir dans une grande voir est confié à des élus pour un temps déterminé. compétition comme l’élection présidentielle en Dès le lendemain de l’élection, le mandat repré- France. Mais c’est vrai partout, ce n’est pas propre sentatif est mis en jeu à chaque instant et à chaque à la France. décision importante ou simplement significative. Non seulement on peut dire ainsi que les Il est remis en question par sa confrontation cons- médias constituent désormais l’infrastructure du tante à la mesure de l’opinion, sans aller plus loin processus politique, en lui apportant ses canaux (cela peut prendre d’autres aspects). Le déploie- vitaux de circulation entre les représentants et les ment d’une politique dans la durée en est rendu représentés, mais ils forment simultanément sa problématique, surtout si l’on associe cet effet à la superstructure et j’oserais presque dire son « sur- fonction désormais bien répertoriée d’agenda des moi ». Les médias ont institutionnalisé une mise médias. Non contents de déterminer l’ordre des sous contrôle permanent des pouvoirs publics dont priorités, ils infusent dans le corps électoral l’idée les effets ont bouleversé les conditions d’exer- que la légitimité de chaque décision est à établir à cice du pouvoir. On peut s’en féliciter en termes chaque instant. démocratiques, à première vue. Après tout, qui dit Il convient de se demander si le contrôle ne démocratie représentative dit contrôle des repré- tend pas à tourner à une sorte d’invalidation de sentants. Sauf qu’il faut bien mesurer les effets principe des pouvoirs en démocratie. Il sécrète d’empêchement, de paralysie, d’impuissance, qui une illégitimation rampante qui rend leur exercice en découlent et qui, eux, ne vont pas forcément de plus en plus difficile, en présence des mises 36 37
  • 21. en accusation dont ils font l’objet. C’est la raison comme il dit 1, grâce à l’école et à la presse. Cela pour laquelle j’ai posé la question de savoir si ce n’allait pas de soi : la France de 1880 n’est pas méta-pouvoir que sont devenus les médias ne encore un pays où il existe un espace public de cache pas en définitive un « anti-pouvoir » au sens masse unifié. Il existe un espace public cultivé où l’on parle d’antimatière, un anti-pouvoir qui restreint, urbain, réservé à une élite qui coiffe une a vocation, non pas à se substituer aux pouvoirs masse énorme de communautés locales étrangère politiques, mais à les dissoudre. à cet espace public. Ce qui s’est opéré au xxe siècle et qu’on appelle généralement « massification », La fragmentation de l’espace public c’est précisément l’homogénéisation des référen- Par ailleurs, nous commençons à être confrontés ces par l’ouverture des milieux sociaux les uns sur à un problème d’un autre ordre, qui pourrait faire les autres, aux lieu et place de la fermeture des paraître le problème précédent, qui n’est pas mince, communautés sur elles-mêmes. À cet égard, le pour secondaire dans un avenir pas si lointain. Il mouvement sur un siècle a été vers toujours plus s’agit de la fragmentation de l’espace public. d’homogénéité, notamment, en dernier lieu, avec Le xxe siècle aura été le siècle des médias de la vaste fédération des publics audiovisuels. masse : radio, naturellement destinée à toucher Il n’est pas exclu que nous nous trouvions à un simultanément l’ensemble des membres d’une point d’inflexion de cette courbe. Il se pourrait que communauté, télévision, qui élargit encore cette nous soyons en train d’assister à un renversement emprise collective en y ajoutant la puissance de de tendance : la multiplication de l’offre et l’indi- l’image. Les médias ont contribué, dans leur vidualisation de la demande sont peut-être en développement historique, à instaurer un espace train de dissoudre cette unité relative et d’installer public unifié, une communauté de référence entre une dispersion des publics, un éclatement de la tous les citoyens par rapport à l’hétérogénéité sphère médiatique, une « recommunautarisation » des anciennes sociétés, à leurs compartimentages des publics, d’un genre complètement différent sociaux, géographiques, linguistiques, coutumiers. L’historien américain Eugen Weber a pu décrire 1. Peasants Into Frenchmen : the Modernization of Rural France, ainsi la « transformation des paysans en Français », 1880-1914, traduit en français en 1983 sous le titre La Fin des terroirs. 38 39
  • 22. du passé, mais qui nous ramène néammoins vers l’émetteur et le récepteur. Il ouvre l’espace de l’hétérogénéité de la société politique. l’autoprogrammation, dans deux sens différents : il Le dernier-né des médias, l’internet, le réseau brise la dépendance de la source des messages en des réseaux, le réseau qui relie les réseaux, même mettant l’utilisateur en position de composer à sa si l’on peut discuter du bien-fondé de sa déno- guise le menu conforme à ses intérêts singuliers. mination comme média, pourrait bien jouer le Et pas seulement : il le met en position de s’ériger rôle d’un amplificateur décisif de cette tendance en créateur de contenu à coût très faible. à l’éclatement. Tout ne dépend pas de lui, il ne Pour élargir le problème à la dynamique des s’agit pas d’en faire la source unique. Il y a, tout sociétés contemporaines, il faudrait ajouter que à fait indépendamment de lui, une multiplication l’internet est le média du parachèvement du pro- de l’offre médiatique qui pousse dans ce sens, en cessus d’individualisation, mais aussi le média des tout cas du côté des radios et des télévisions – c’est identités, le média du choix de ceux avec lesquels beaucoup moins vrai du côté de la presse écrite. on fait communauté. La tendance historique avait Il y a une segmentation des publics, une spécia- été, jusqu’à une date récente, à des médias de plus lisation thématique qui vont déjà dans le sens de en plus généralistes, c’est-à-dire allant dans le sens la dispersion des publics. Mais l’internet ajoute d’un espace public où, par définition, on rencontre quelques propriétés supplémentaires qui changent l’autre, le différent, l’opinion opposée, la contra- la nature et l’échelle du phénomène. diction, voire l’adversaire politique ou idéologique, Là aussi, il s’agit de quelque chose de tout à ou le participant d’une autre croyance religieuse. fait inattendu et paradoxal dans cette tendance, La tendance nouvelle, à l’opposé, pourrait être car l’internet est en un sens le grand unificateur, au repli sur la rencontre du même, au repli sur l’intégrateur qui boucle le système des médias la communauté de croyances, de convictions ou sur lui-même en liant l’image, l’écrit, le son dans d’intérêts, dans l’indifférence au reste. En même un support unique. Il rend tout compatible et temps qu’il ouvre potentiellement à tous et à tout, permet de passer d’une sphère à l’autre sans la l’internet donne à ses utilisateurs la possibilité moindre difficulté. Mais il introduit en même d’éviter tout ce qui n’est pas eux et de se retrouver temps un renversement du rapport de forces entre exclusivement avec leurs pareils. 40 41
  • 23. La grande question est de savoir si ce n’est pas cette possibilité qui va l’emporter préférentielle- ment, avec de redoutables effets pour les démo- craties. Car à l’évidence, l’une de leurs conditions élémentaires de fonctionnement est l’existence d’une communauté de référence entre les citoyens permettant la délibération sur des bases éclairées Table des matières à partir de données et de constats partagés. Il n’est pas sûr que cette condition de la délibération démocratique soit remplie de manière optimale ou satisfaisante dans un futur proche. Il se pour- Avant-propos .................................................. 7 rait que la démultiplication même de nos moyens Vocabulaire .................................................... 12 d’information et de nos capacités de savoir mette L’émission de messages ................................. 15 cette condition à mal et nous confronte à une L’invention des médias de masse................... 17 situation politique peu rêvée d’oligarchies régnant La fabrique du lien social .............................. 19 sur un océan de particularités sans autre lien entre Des cultures induites par les médias .............. 23 elles que les réseaux techniques et la régulation des La culture du spectateur ................................ 26 marchés. La culture de la gratuité ................................ 29 Voilà donc quelques bonnes raisons, parmi La culture de la proximité ............................. 30 d’autres – j’aurais pu en évoquer plusieurs supplé- L’impact des médias sur la politique ............. 32 mentaires –, qui me semblent justifier une inter- Les médias ont du pouvoir, ils ne sont pas rogation renouvelée sur la société des médias. Une un pouvoir ................................................. 34 société avec laquelle nous allons devoir apprendre La fragmentation de l’espace public .............. 38 à nous dépêtrer car les plus vifs de ces problèmes n’en sont qu’à leurs débuts. 42 43
  • 24. Extrait du catalogue Collection Aube Nord Atlas régional du développement durable Nord-Pas-de- Calais, 2004 CFDT Nord-Pas-de-Calais, Les 35 Heures en actes, 2001 François Denieul, en collaboration avec Olivier Dassonneville, Nord de Paris, Sud de Bruxelles – Éléments pour une diplomatie régionale de proxi- mité, 1998 Christophe Lesort, Dunkerque, prospectives pour un projet d’agglomération, 2000 Philippe Nouveau, Dunkerque, l'aventure urbaine, 2006 Pascal Percq, Une région pour gagner – La nouvelle aventure du Nord-Pas-de-Calais, 1997 Pierre Pierrard, Chansons populaires de Lille sous le Second Empire, 1998 Helga-Jane Scarwell, Magalie Franchomme, Contraintes environnementales et gouvernance des territoires, 2004 44 45
  • 25. Jean-François Stevens, Petit Guide de prospective Nord- Pas-de-Calais 2020, 2000 Pierre Veltz, Laurent Davezies, Le grand tournant. Nord-Pas-de-Calais, 1975-2005, 2004 46 47
  • 26. Achevé d’imprimer en octobre 2007 sur les presses du Groupe Horizon, 13420 Gémenos pour le compte des éditions de l’Aube Le Moulin du Château, F-84240 La Tour d’Aigues Conception éditoriale : Sonja Boué Numéro d’édition : 1312 Dépôt légal : octobre 2007 N° d’impression : Imprimé en France