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Auteurs à 100%
éditeurs de Talents
2015
Nouvelles de 17 des plus belles plumes
francophones du Maroc
17 Auteurs engagés à 100%
pour le droit des enfants à la scolarisation et à
l’éducation
4
Dépôt légal : 2015MO0535
ISBN :978-9954-34-985-4
Editeur de Talents – Casablanca – Maroc
éditeurdetalents@gmail.com
www.facebook.com/auteursa100pour100
5
Quelques mots de Najate Limet
Fondatrice – Présidente d’EMA Maroc
Cela fait déjà 9 ans que l’aventure d’EMA se poursuit.
EMA c’est un combat contre l’inégalité des chances, pour
l’accès à l’école et au savoir.
L’état de notre monde actuel, les évènements tristes et
injustes qui nous ont secoué ces derniers temps montrent que la
lutte contre l’ignorance et l’obscurantisme sont indispensables,
l’intégrisme offrant à ces fléaux un «terrain de jeu» sans fin.
Le projet « Bouquiner au Maroc » est un des moyens d’offrir
à ces enfants la possibilité d’échapper à l’endoctrinement,
par la religion, la politique et leur permettre de lire.... C’est
tout simplement leur donner la liberté de penser, de rêver, et
de grandir, d’une part, et d’être partie prenante à changer ce
monde d’autre part.
« C’est l’ignorance, et non la connaissance, qui dresse les
hommes les uns contre les autres. »
Kofi Annan
Auteur à 100% en est un magnifique exemple. Ce livre que
vous tenez dans les mains est le résultat d’une prise de conscience
et d’un engagement fort de 17 écrivains francohone qui se sont
6
mobilisés sur un appel de Réda Dalil, journaliste et écrivain du
roman Le Job – prix la Mamounia 2014, et dont Philippe Broc,
homme de communication et éditeur s’est chargé de mener ce
très beau projet
Les résultats de l’opération seront directement consacrés aux
ateliers d’écriture, et au développement du projet « Bouquiner
au Maroc » dans plusieurs écoles à Casablanca.
Votre soutien est le moyen de se battre pour la promotion de
lecture pour tous.
Merci à ces Auteurs à 100% pour leur engagement et à vous
chers lecteurs pour votre soutien.
Najate Limet
Dessin de Saïd « Quand je lis, je rêve,» Saîd, huit ans, CE2.
7
Quelques mots de Réda Dalil
Auteurs à 100 % est né d’un réflexe. C’est en prenant
connaissance du projet : 13 à table, recueil de 13 nouvelles
offertes par quelques unes des plumes les plus célèbres de
France, au profit des Restos du coeur, que j’ai pensé inviter mes
amis écrivains à mener une action du même acabit. Les prémisses
étaient simples : Nous calquerions le modèle français en faisant
contribuer 13 signatures marocaines au bénéfice d’une cause
humanitaire. Poussant le mimétisme à son extrême, j’avais
tracé comme objectif au projet de permettre, via les recettes
dégagées de la vente du livre, la distribution de f’tours gratuits
lors du prochain mois de ramadan. J’ai alors posté un appel
sur Facebook à travers lequel je proposais à mes amis écrivains
de s’impliquer. Je m’attendais, certes, à ce que ma sollicitation
ait un écho positif. Or, ce qui advint alla au delà de toutes mes
prévisions. À l’unisson, mes camarades ont répondu «oui». Si bien
que de 13 auteurs prévus à l’origine nous passâmes à 17.
Restait à organiser la genèse du livre. Collecte des textes,
suivi, correction, impression, distribution, logistique, conception
et promotion… J’avais donc l’assentiment des écrivains les plus
doués de leur génération, sans savoir comment concrétiser leur
élan spontané. Le salut est venu de mon ami Philippe Broc. Éditeur
de grande qualité (et de Talents), Philippe est en outre animé
d’une profonde fibre humanitaire. Il se proposa spontanément
8
d’en assumer la réalisation de bout en bout. Au fil de nos séances
de brainstorming, l’idée originelle évolua. Il s’agirait non plus
d’offrir des repas gratuits à des personnes démunies mais de
soutenir une ONG s’activant dans l’éducation et la scolarisation.
Le choix fut porté sur EMA Maroc dont la fondatrice, Najate
Limet, intervient au quotidien dans les écoles publiques en zones
urbaines défavorisées. Soutenue par le ministère de l’Education,
EMA veille, entre autres, à l’implantation de bibliothèques dans
les classes primaires par le biais du projet « Bouquiner au Maroc ».
Il était donc naturel qu’un recueil comme celui que vous tenez
entre vos mains, serve à encourager la lecture chez les plus
jeunes.
L’association d’Auteurs à 100 % avec EMA faisait donc sens.
À contrario de la mouture française, nous partions du principe
qu’un écrivain n’est jamais aussi inspiré qu’en étant seul maître de
son sujet et avons élu, Philippe et moi-même, de ne pas imposer
un thème de composition à nos contributeurs. Le résultat, je dois
l’avouer, dépassa toutes nos attentes. Dire que les auteurs ont
donné la pleine mesure de leur talent est une litote. Les nouvelles
dont vous vous délecterez en sont la preuve écrite.
Je sais que vous trépignez d’impatience de dévorer les 17
textes que voici. Aussi abrégerais-je cette préface en adressant
mes vifs remerciements aux 17 plumes sans lesquels ce projet
serait mort-né et, bien entendu, à Philippe dont la motivation, la
persistance et une bonne humeur inentamables ont permis de le
mettre au monde... sans forceps.
Bonne lecture et, je l’espère, à l’année prochaine…
11
La mort des
imams
Abdellah Baida
Le quartier était en deuil et les habitants scandalisés.
Hier soir, Brahim, l’imam agréable et bon vivant, fut trouvé
chez lui gorge tranchée. Il n’était pas né dans le quartier mais
il y était installé depuis une bonne vingtaine d’années. Tout le
monde le connaissait et le respectait. Il habitait seul au rez-
de-chaussée d’une modeste maison de deux étages et il
n’eut jamais de malentendus avec les voisins. Il dirigeait les
cinq prières de la journée et donnait des conseils à celui qui
les réclamait. Le vendredi, ses sermons étaient brefs, modérés,
ponctués de versets coraniques et de propos du prophète
les plus consensuels. Il brossait généralement un tableau très
optimiste de la situation de l’homme sur cette planète et insistait
sur l’amour de Dieu pour ses créatures et sur la nécessité de la
réciprocité de cet amour. Il recommandait alors à son auditoire
de ne pas négliger les cinq piliers de l’Islam et de veiller au bien-
être de son prochain. Les hommes doivent s’aider les uns les
12
autres, martelait-il. Il évoquait aussi des questions pas forcément
religieuses comme la propreté du quartier, l’éducation et la
scolarisation des enfants, l’obligation d’éviter le gaspillage de
toutes les richesses individuelles ou collectives offertes par la
générosité d’Allah. Il prônait un civisme de tous les jours. Son
discours était vraiment loin de ces prêches d’où jaillissaient le
feu de la géhenne et les menaces à tout bout de champ. Il était
rassurant et réconfortant, inspirait une grande quiétude à son
auditoire. On le voyait parfois en train de discuter brièvement et
calmement avec les différents habitants du quartier qu’ils soient
jeunes ou vieux, turbulents ou doux. Bref, c’était un Imam qui à
l’unanimité décrochait l’admiration.
Le sentiment d’indignation engendré au sein de la
population par sa mort faisait également l’unanimité. C’était
lors de la première prière de la journée que son absence fut
remarquée. On regrettait la situation mais on ne s’en formalisait
pas plus. Certes il vaut mieux faire sa prière derrière un imam
professionnel que derrière un amateur, mais les accommodations
sont recommandées par la religion. Puis, le choix d’un imam sur
cette terre d’Allah n’était pas si compliqué; peu importait son
itinéraire, on n’exigeait de lui que d’avoir appris le livre sacré par
cœur et de connaitre quelques propos et actes du prophète
pour servir de modèle. Aucun diplôme n’était requis. Sous
d’autres cieux, chez les chiites notamment, un imam est un vrai
guide spirituel et sa force majeure résidait dans son infaillibilité.
On le plaçait quasiment au rang du prophète. Ce n’était pas le
cas ici.
C’était donc, ce jour-là, un retraité d’une assiduité
remarquable dans l’exercice de ses prières qui prit la relève et
remplaça l’imam. Ce n’était pas la première fois que ce dernier
13
s’absentait mais, en tout et pour tout, il avait dû laisser son poste
vacant une dizaine de fois et les raisons étaient généralement
connues à l’avance. Le retraité en parla au voisin de Brahim
qu’il croisa au marché. Celui-ci, il s’appelait Ali, promit de se
renseigner, de passer lui dire bonjour et voir s’il n’avait pas besoin
d’aide. La maladie était la raison à laquelle tout le monde
pensait spontanément.
Ali, à son retour du marché, sonna chez Brahim. Rien. Il
répéta le même geste plusieurs fois. Et toujours rien. Ali monta
chez lui; il habitait le premier étage de la même maison. Il avait
décidé de redescendre plus tard pour tenter une deuxième fois
d’entrer en contact avec son voisin. Quand il descendit, après
avoir sonné plusieurs fois en vain, il tourna la poignée et la porte
s’ouvrit. Intrigué et surpris, il avança doucement en criant à haute
voix le nom de l’imam. À peine fit-il quelques pas qu’il découvrit
Brahim gisant dans une mare de sang. Il avait été sauvagement
abattu; égorgé avec un couteau et poignardé au niveau de la
poitrine. Ali eut un haut le cœur et recula.
L’inspecteur Driss qui mena l’enquête était touché par la
sincérité de l’indignation que suscitait ce meurtre chez tous les
riverains. Il interrogea des dizaines de fidèles qui fréquentaient la
mosquée. Il fouilla dans toute la maison et dans le voisinage. Il
secoua les loubards du quartier et ceux des environs. Il écouta
attentivement tous les détails fournis par ses indics. Aucun
mobile, aucune piste.
Trois jours plus tard, il se produisit un meurtre semblable
dans le quartier voisin. La victime était aussi un imam. Il avait à
peu près le même profil que celui de Brahim. Un gars sympa et
modéré sans histoires particulières, il faisait bien son boulot, il était
14
apprécié par la population et il vivait seul. C’était également à
peu près le portrait d’un troisième imam qui fut assassiné dès le
lendemain.
Au début, c’étaient des meurtres ignobles que tout le
monde dénonçait, comme d’habitude. Soudain, on s’aperçut
que toutes les victimes étaient des imams. Les meurtres ignobles
devinrent des meurtres énigmatiques. Le traitement changea.
À partir de ce troisième meurtre, le trouble s’installa
d’abord dans les rangs des imams. Ils se posaient une multitude
d’inquiètes interrogations sans réponses. La presse ne tarda pas
à s’en mêler et à établir les liens entre les trois homicides; les
manchettes s’emballaient: «Qui veut la peau des imams?»; «On
assassine l’Islam »; «Qui veut stopper la prière?»; «Le serial killer des
mosquées»; «Imams dans la ligne de mire du Mossad?»; «Est-ce
une réaction aux attentats en Europe?»; «Occident Vs Imams?»;
«Les martyrs de la prière»; «La boucherie des imams»; «Stupeur
et tremblement dans les rangs des imams»; «S.O.S. Religion en
danger!» …
La panique s’installait de plus en plus et la rumeur amplifiait
le nombre des cadavres découverts. Ce n’était plus trois morts
mais une dizaine puis une vingtaine, voire plus. Selon certaines
sources incertaines mais dignes de foi, dix autres imams auraient
été tués depuis déjà un mois dans une autre ville et personne
n’en parlait; les autorités seraient fort probablement de mèche
avec les ennemis de la religion, elles cacheraient la vérité. Des
pétitions commençaient à circuler, pour dénoncer, pour être
solidaire, pour protéger les imams, pour réclamer le droit à
l’information, pour «Unir la Nation», pour «arrêter l’hémorragie ou
l’imamologie» comme osa l’écrire un journal satirique… Même
15
des sit-in s’organisaient devant la principale mosquée de la ville
et en face du parlement. Une mobilisation sans égale se mettait
en place.
Des instructions vinrent d’en haut pour mettre le pays sur
le pied de guerre. Tous les moyens nécessaires devaient être
affectés afin d’élucider cette inextricable affaire et pour garantir
la sécurité des imams. Plusieurs équipes du ministère de l’intérieur
et des agents des Renseignements Généraux furent dédiés à ce
dossier qui devint une Priorité Nationale. À quelques exceptions
près, la plupart des imams vivaient dans des situations très
modestes, habitaient dans des logements violables à merci par
le plus amateur des cambrioleurs. On les plaça alors dans des
résidences chics et modernes hautement sécurisées. On mettait
à leur disposition tout le confort nécessaire. Les plus influents et
les plus proches des hautes sphères du pouvoir étaient même
escortés pour partir accomplir leur travail ou pour d’autres
déplacements. Ailleurs, dans plusieurs mosquées du pays,
personne ne voulait plus assurer la tâche d’imam et les gens
accomplissaientleurdevoirreligieuxchezeuxouensebousculant
pour être tous dans les derniers rangs; les premières rangées des
salles de prière dans les mosquées paraissaient comme des zones
minées. On les surnommait «la place du mort». On assistait aussi
à un curieux phénomène: beaucoup d’imams se convertissaient
dans des métiers précaires. Ils avaient troqué la djellaba blanche
contre des joggings de marque, de contrefaçon évidemment,
et s’étaient rasés la barbe pour devenir marchands ambulants,
cireurs de chaussures, balayeurs de rues, vendeurs de quatre
saisons, gardiens d’immeuble, écrivains publics ou guérisseurs…
Quelques-uns avaient carrément quitté la ville en douceur pour
se réfugier dans leur village natal et s’occuper d’un maigre lopin
de terre dont ils avaient presque oublié l’existence.
16
La rumeur, quant à elle, continuait son petit bonhomme
de chemin dans les esprits comme dans les médias et prenait
de l’embonpoint. Plusieurs journalistes, en manque de sujets
passionnants, tournaient en boucle autour des mosquées
en espérant décrocher un scoop mais ils n’arrivaient à avoir
aucune information certaine. Même des équipes de télévision
lourdement armées d’une technologie audio-visuelle dernier cri
avaient été dépêchées vers les lieux qualifiés de «très sensibles».
Elles rentraient bredouilles dans leurs locaux, les bobines
chargées avec des images de minarets, des vidéos ayant filmé
les coins et les recoins des différents murs des mosquées et des
personnes entrant et sortant de ces espaces sacrés, des propos
collectés dans la rue laissant entendre la frayeur injustifiée des
habitants… Toute cette récolte chamarrée était diffusée dans le
journal de vingt heures, commentée d’une voix grave débitant
un laïus qui baignait dans des généralités sidérantes nourrissant
le spectre insaisissable.
Driss qui n’était qu’un modeste inspecteur de police avait
été dessaisi de l’affaire dès que le dossier avait commencé à
prendre de l’ampleur. Il était cependant trop curieux pour oublier
complètement cette histoire et tourner la page comme on lui
avait intimé l’ordre de le faire. Toute cette rumeur qui sillonnait la
ville, voire le pays, l’empêchait de dormir. Il prit alors les chemins
non balisés et non autorisés. Il s’imposa une insensibilité à tous
les tintamarres et commença à chercher les faits. Or, les faits,
il n’y en avait pas des masses. Il avait été en contact direct
avec les deux premiers cadavres et avait épluché les identités
des deux imams. Certaines ressemblances l’avaient intrigué.
Les deux victimes n’avaient pas de vie familiale, elles s’étaient
toutes installées dans la ville à peu près à la même époque, il y a
une vingtaine d’années. Leur vécu auparavant était totalement
17
ignoré par les habitants qui les connaissaient. Pour la majorité des
gens et pour les enquêteurs désignés, le lien entre les différents
meurtres résidait dans le métier des victimes. Driss accordait
plus d’importance à d’autres similitudes. Il y avait là comme
une odeur qui l’avait frappé en arrivant sur les lieux des deux
premiers crimes. Il n’avait pas pu accéder à la maison où avait
été commis le troisième meurtre; c’était le jour même où il avait
été dessaisi du dossier. Il voulait partir flairer les lieux mais il ne put
avoir l’autorisation. Il apprit quand même une information qu’il
considérait comme capitale: les coups de grâce se situaient
dans les mêmes parties du corps pour la troisième victime.
Absorbé par ses méditations, Driss trainait un soir sans but
précis dans ces quartiers populaires où les crimes avaient été
commis. Au tournant d’une ruelle, il tomba sur des jeunes assis
dans un coin sombre en train de fumer. Un spectacle ordinaire
et banal. Les émanations du shit parvinrent jusqu’à ses narines
et réveillèrent un souvenir du fin fond de sa mémoire olfactive.
L’odeur qu’il avait sentie dans les maisons des deux premières
victimes n’était autre que celle du haschisch. Son esprit avait
refusé d’associer les imams à la drogue, d’autant plus qu’il n’y
avait pas de trace de cette substance dans les deux maisons.
Tout était bien nettoyé et la maison impeccablement rangée, ce
qui était un peu étonnant pour des célibataires. Il associa cette
révélation avec les déclarations d’un de ses indics qui lui avait
assuré avoir vu l’imam plusieurs fois avec des dealers. Ceci ne
l’avait pas trop intrigué au début; c’était dans les prérogatives
des imams de ramener les brebis égarées vers le droit chemin.
Maintenant d’autres interrogations s’imposaient: les trois imams
seraient-ils les plaques tournantes pour le trafic de drogue dans
la ville? Etaient-ils victimes d’un règlement de compte comme
on en voyait souvent dans les milieux des stupéfiants? Driss se
18
souvint d’un détail qu’il lui restait à vérifier: comment avaient été
tuées les dernières victimes dans les affaires de drogue traitées
au niveau de la ville? Il pensa alors à une de ses connaissances
qui travaillait dans la brigade des stupéfiants. Un gars louche pour
qui il avait peu d’estime mais il n’avait pas d’autres contacts dans
ce service et il était urgent d’avoir une précision. Il décrocha
son téléphone, appela et expliqua ses doutes, ses hypothèses
ainsi que sa volonté d’examiner ce détail. Son interlocuteur ne
pouvait lui donner une information exacte pour le moment, il
fallait recourir aux dossiers pour avoir des certitudes. Il était tard
et le collègue de la brigade n’était pas au bureau. Rendez-vous
fut fixé pour la première heure.
Le lendemain Driss fut découvert mort chez lui, égorgé et
poignardé au niveau du cœur. Aucun lien avec les imams.
Abdellah BAIDA, docteur et agrégé de littérature française il enseigne à
l’Université Mohamed V de Rabat.
Essayiste, nouvelliste et romancier marocain, il a publié en 2007 Les voix de
Khair-Eddine aux éditions Bouregreg et dirigé l’ouvrage Mohamed Leftah
ou le bonheur des mots, paru en 2009 aux éditions Tarik. En 2011, paraît Au
fil des livres, recueil de chroniques littéraires, chez La Croisée des chemins
& Séguier.
En 2012, Abdellah Baïda s’est vu décorer des insignes de Chevalier dans
l’Ordre des Arts et des Lettres de France, après avoir été décoré en 2007
des Palmes Académiques.
Le dernier salto, son roman paru chez Marsam en 2014, a reçu le prix Grand
Atlas dans les catégories «Culturethèque» et «Étudiants ».
Fin
21
À l’enfant qui
va naîtreLamia Berrada-Berca
Talalit balaye. Elle range. Fait la vaisselle.
Rit.
Ca ne l’empêche pas de rire. Rire aux éclats.
Puis la mère un jour vient. Elle s’approche d’elle tout près. Plus près que
d’habitude. Entre deux éclats de rire qui rompent l’espace de silence où
elles sont rangées côte à côte.
Elle lui dit, On part.
Partir où ?
Elle répète Range, tes affaires, on part.
Talalit pense que la mère a trouvé un mari. Quelque part. Un de ceux qui
restent. Qui ne partent pas en disant qu’ils reviendront. Et qui finalement
ne reviennent qu’une fois l’an. L’été. Et puis qui après la saison d’été ne
reviennent plus pendant des années.
Au loin, on le sait, ils finissent toujours par trouver une femme à voir tous
les jours, à avoir près de soi chaque nuit. La brûlure du pays s’en va se loger
22
quelque part où on l’oublie. Avec l’image de la femme qu’on avait dans son
porte-feuille et qui se transforme lentement en photo jaunie.
Talalit baisse la tête et ne rit plus. Dit, Oui maman, je range et on part.
Elle pense : Peut-être bien qu’il y a un homme qui l’attend? Qu’il n’y a pas
que les femmes, qui attendent?
Peut-être...
C’est comme ça, le premier arrachement. À huit ans.
Un, puis un autre, puis encore un...
La vie pousse devant ceux qui s’arrachent, chaque fois, de peur que les
choses ne les retiennent.
Elle est comme ça, la mère.
Et on part. Le grand taxi qui bringuebale, les affaires qui débordent de
partout... Si bien qu’il n’y a plus de paysage autour. Et son chagrin enfoui
profond en elle...
Très vite les grands arbres disparaissent.
La route qui se déroule devient lentement chemin d’incertitude.
Là-bas on y est, maintenant. On ne repousse plus le lieu dans les recoins
sombres de l’inconnu. On y est, dans le béton dur et froid. Avec des voisins
à tous les étages. Dans ce ‘’là-bas’’ qu’on refusait d’imaginer.
Et la ville se dresse. Son corps remplit l’espace violemment. La ville est
poussière. La ville est bruits. La ville étouffe les rires. La ville fait rouler
dans les yeux de sa mère des colères nouvelles. Maintenant elle grogne
contre la vie chère. Pleure un peu, en silence, quand elle se sait à l’abri
du regard de la petite. Elle dit, chaque fois, On s’en sortira. Elle le répète
sur un ton sans réplique. Mais la voix s’éraille dans le rauque. Une seule
23
certitude : ne pas rompre.
La vie se délite lentement, le quotidien manque d’horizon, il n’y a plus les
arbres qui secouaient autrefois leurs rires dans le vent.
Il y a elle, la mère, qui se damne pour espérer boucler le loyer.
Et que la douleur fait tenir debout.
Talalit, on lui demande pas son prénom, le premier jour à l’école.
On lui en donne un autre, Naïma. Et on lui demande, D’où tu viens ?
C’est une question bizarre. Hérissée. Les regards qui la posent, ceux des
bouches qui parlent, et ceux des bouches demeurées closes, cherchent,
ensemble à lui soulever la peau, mais elle s’en fiche. On ne l’atteint nulle
part. Elle n’est nulle part. Elle vient de nulle part. Ce qu’elle est? Une
question à laquelle on ne cherche pas à répondre. Plus tard elle apprendra
ce que son silence a ouvert comme horizons, pour certains. Mais plus tard,
c’est dans longtemps. Aujourd’hui elle est dans un lieu qu’elle ne nomme
pas. Et ceux qui l’accueillent ne la nomment pas non plus. Elle est dans
un non-lieu de la parole. Elle se demande combien de temps elle pourra
vivre “dedans”.
Occuper le temps, occuper l’espace... Et le temps lui-même qui devient
un espace.
Là-bas, on disait simplement “vivre”. Cela suffisait.
Tous les soirs elle rechigne.
Devoirs en souffrance. Se demandant quoi faire de l’écriture. De toutes ces
phrases qui la démangent. Et des ratures qui s’entortillent dedans.
Alors elle dessine des arbres dans la marge. Et fera bien sûr jusqu’au bout le
devoir. Seulement, on ne voit que les arbres qui poussent à côté...
Ils veillent la fatigue, le soir qui tombe, les journées qui s’envolent, les
désirs de forêts oubliées.
24
Tout un pan de vie tenu entre les marges étroites et sombres d’un cahier
qui songe.
Le jour arrive où le fil des choses à la fin se casse. Pas comme les points qu’on
met aux phrases du cahier. Comme des silences qui viennent trouer la page
de part en part. C’est comme si elle savait que ce moment arriverait. Celui
où la mère s’envole. Parce qu’elle le tient enfin, le mari, qui lui tiendra
chaud la nuit.
Parce que Talalit-Naïma a dix-sept ans et qu’elle “saura”, oui, elle saura
faire, maintenant.
C’est le temps qu’elle travaille elle aussi.
Et la mère dit vrai. Elle s’envole d’un coup. Comme ça.
Talalit-Naïma revoit encore la silhouette fragile d’un corps de femme vieilli
traverser sans se retourner l’embrasure d’une porte.
La vie, c’est comme une voiture, Talalit ! Regarde, Naïma!
Son amoureux, c’est bien comme ça qu’on dit? Son amoureux fonce à
toute vitesse, et elle, les cheveux aux vents, elle oublie ce qu’il y a derrière.
Les arbres de son enfance, les cahiers où l’écriture avait de la peine à suivre
les lignes, la ville en haute solitude, et la mère partie comme un oiseau qui
se précipite hors de la cage.
Elle voit sa vie dans le rétroviseur, qui s’échappe. Allons bon. Une voiture!
Son amoureux est un peu crétin, mais on pardonne tout au premier.
L’amour est toujours un peu crétin... Vingt ans c’est l’âge où l’on pardonne
à ce qu’il y a derrière parce qu’on sait qu’on a encore des choses à vivre
devant.
Alors elle rit.
Elle rit à nouveau, comme lorsqu’elle avait six ans.
25
Talalit n’a pas d’âge.
Et la mère non plus.
L’une devant l’autre, elles se font face. Puis s’embrassent.
C’est comme si la chaleur de l’été revenait dans un souffle léger, avec les
bruits que le vent fait dans le feuillage du saule qui borde l’oued.
Longtemps qu’il n’y a pas eu de mots à se dire, l’histoire semble tarie.
Dans le vide il y a autre chose pourtant que le silence.
Il y a leur regard de femmes qui redessine à traits ténus le paysage d’une
enfance.
Tu la cherches, Talalit, et tu te heurtes aux regrets qui font du bruit dans la
tête de la mère. Elle ne te laissera pas dépasser certains murs, tu ne sauras
rien de ce que tu voulais tant savoir, et le vide qui la remplit peu à peu
sera aussi bientôt le tien, il n’y aura que l’image du saule près de l’oued
pour fixer les choses du passé, et elle ne te dira rien de ce qui l’a poussée
à partir, chaque fois, comme si l’oued menaçait de déborder... Et Naïma
se dit maintenant qu’elle a toujours rêvé de dépasser elle-aussi le visage
imposant des montagnes qui entouraient le village, et qu’elle s’était jurée
de découvrir ce qu’il y aurait un jour de l’autre côté. Et qu’elle ne saura
pas... Ça. Ce qu’il y a, caché derrière un regard de mère...
L’autre côté, elles y sont pourtant maintenant. Toutes deux. Avec la vie qui
pousse la mère brutalement ailleurs, encore ailleurs. Là d’où l’on sait qu’on
ne reviendra plus.
Talalit prend la main de la mère et la pose sur son ventre arrondi comme
une saison de printemps qui palpite.
Chaude.
Et douce.
Les yeux de la mère se ferment, et demeure un sourire, sur la blancheur des
draps. Talalit caresse l’endroit où s’est déposé sa lumière.
26
Lamia Berrada-Berca, autrefois prof de Lettres, a longtemps enseigné
en région parisienne, animant entre autres des classes à projets artistiques.
Née d’un père marocain et d’une mère française, elle écrit en ayant fait
sienne cette phrase de Cioran : «j’habite ma langue». Son écriture explore
le thème de l’enfermement, les failles minuscules qui se glissent dans
l’espace de l’intime. Mais également les enjeux qui fondent notre rapport
à la liberté individuelle. Auteure de 5 romans publiés entre 2010 et 2013 -
dont “Kant et la petite robe rouge”, finaliste du Grand Prix des 5 Continents
- elle a reçu le prix de l’Association des Ecrivains de Langue Française
Maghreb-Afrique Méditerranéenne 2012 pour « Une même nuit nous attend
tous », récemment publié en italien.“Guerres d’une vie ordinaire” est son
6ème roman, publié aux éditions du Sirocco en mars 2015.
Fin
Caresse douce et triste, un peu désolée, comme sur une feuille de papier
d’école où il n’y aurait pas de dessin dans la marge...
La vie s’en va.
Elle revoit la longue route rouge de poussière, et le regard des enfants de
son premier jour d’école fixés sur sa figure étrange, puis celui de la mère
disparaître dans l’embrasure d’une porte à l’aube de ses dix-sept ans, et dans
ce qui s’arrache d’elle les souvenirs continuent, par fragments, d’émietter
leurs derniers débris de colère rentrée et de silences vagues comme une
douleur qui s’apaise en chemin.
Le voyage continue, Talalit.
Elle sait, elle entend l’eau de l’oued chanter, elle entend le vent bruire dans
les feuilles du saule...
Il faudra trouver un nom, à l’enfant qui va naître.
29
Et Ito FleuritMohktar CHAOUI
… à l’enfance
Il la contemplait avec amour. Elle le dévisageait avec compas-
sion. Les cœurs palpitaient, chacun à son rythme.
Une heure auparavant, il n’aurait jamais cru vivre un tel épa-
nouissement. Une heure auparavant, elle n’aurait jamais imaginé
passer à l’acte. Qui l’avait poussé à le faire? Elle se le demandait
encore.
Elle l’avait fait au cimetière, sur le monticule de sable qui
avala le dernier mort. Elle l’avait fait avec M’barek, l’homme que
tout le monde évitait, que toutes les femmes fuyaient, que tous les
enfants charriaient.
Il était laid, M’barek, trop laid. Son corps n’avait rien d’hu-
main. Sa grosse tête, son large thorax, ses longs bras, ses petites
jambes, le rapprochaient d’un gorille. Il aurait été la meilleure
preuve de Darwin. Comme cela ne suffisait pas à son drame, il
bégayait. On ne lui connaissait ni père ni mère. Il se trouvait là, à
Anfou, dans ce douar perdu du Moyen-Atlas, suspendu à plus de
deux mille mètres d’altitude et à des milliers de kilomètres de toute
civilisation, où cohabitent les rochers, la poussière et les scorpions
avec ce qui ressemble à des humains.
Enclavé entre des montagnes hostiles, oublié du gouverne-
ment, du régime et de Dieu, Anfou vit au temps des cavernes.
Ses masures en pisé ou en pierres superposées, solidifiées par
l’austérité et le dénuement, ne résistent ni au froid des hivers
30
ni aux canicules des étés. Celui qui y naît garde dans son cœur
et sur son corps le sceau de la malédiction et de la déchéance.
Dans cet espace excommunié, les chèvres broutent les pierres,
les chiens déchiquettent les chats, les chats mâchent les rats, les
rats rongent les scorpions, les scorpions dardent les hommes, les
hommes piquent les femmes et les femmes crachent des nourris-
sons désabusés. À Anfou, la misère est à perte de vue, la mort aux
pas des portes.
Personne ne donnait un âge précis à M’barek, personne ne
se souvenait de sa venue. Tout le monde espérait son départ. Des
morts, surtout des enfants, il y en avait tous les mois dans cette
antichambre de l’enfer glacial. À chaque nouveau décès, M’barek
accompagnait le cercueil et pleurait le mort comme s’il eut été
un parent. Lorsque tout le monde rentrait chez lui, il restait au
cimetière et baragouinait quelques syllabes qui n’appartiennent à
aucune langue humaine.
Il vivait seul, dans une grotte, sur le chemin du cimetière.
À la tombée de la nuit, personne au douar ne s’aventurait dans
cette direction. Trop de démons et de mauvais esprits jonchaient
les recoins obscurs. Enfants comme adultes gardaient au fond
d’eux-mêmes une peur bleue de cet endroit. Des histoires rocam-
bolesques furent tissées pour dissuader quiconque de s’y aventu-
rer. On y entendait souvent des pleurs et des hurlements, attri-
bués aux esprits qui hantent les lieux. Seul M’barek apprivoisait
ce monde maléfique.
Au douar, par un accord tacite, le prénom de M’barek fut
rayé de la mémoire collective. M’barek équivalait au maboul, au
sauvage, au cannibale, au diable. Même les femmes qui portaient
le prénom de M’barka demandaient à le changer.
Ito fleurissait à peine. La beauté de son visage, la fraîcheur de
sa peau, l’ondulation de sa chevelure, l’agilité de sa démarche, la
douceur de son caractère contrastaient avec la laideur de M’barek,
la raideur de sa tignasse et la rudesse de son tempérament. Par
sa simplicité et sa félicité, elle rappelait à la populace de la bour-
gade qu’il existe sur terre autre chose que la difformité, la vilenie,
l’aigreur, les privations, les lézards et les scorpions.
Son grand-père, son père, ses frères, ses voisins proches et
lointains, cultivaient le vide, fumaient le désœuvrement, aspi-
31
raient la poussière, expiraient le désespoir et attendaient le grand
départ. Leur seule subsistance leur venait de France, d’Espagne
ou d’Italie, là où un parent trimait pour adoucir leur misère. An-
fou, comme des milliers d’autres bourgs au Maroc, figure sur la
carte topographique nationale comme un trou noir dans le cos-
mos. Village fantôme habité par des fantômes.
Cet été, comme chaque été, on fêtait le mariage d’une pubère
avec un moribond. Ce fut le tour d’Ito. Elle ne broncha pas, n’émit
ni son ni geste de désapprobation. Elle jouait encore à la poupée
qu’elle s’était confectionnée avec des tiges et des fils de laines, pen-
dant que le père et les frères marchandaient sa virginité. Elle sut
à la fin de la journée qu’elle était mariée. Elle haussa les épaules.
Le soir même, parce que le vieux zmagri devait partir en
France, on lui présenta sa femme, à peine plus grande que son
testicule malade. Il s’évertua à consommer son mariage mais n’ar-
riva guère. Ito, allongée sur le dos, les jambes ouvertes, pensait à
sa poupée. Le vieillard ruisselait de sueur; la pucelle frissonnait
d’effroi. Le visage sexagénaire rougissait; la frimousse enfantine
s’effarait. Le sexe du vétéran rapetissait; celui de la néophyte rai-
dissait. Le vieux, époumoné, renonça. L’enfant, soulagée, soupira.
Au petit matin, le mari exigea que la mariée ne sortît point de
la maison et qu’elle attendît son retour pour les vacances de fin
d’année. Le beau-père s’exécuta et Ito fut séquestrée dans la pri-
son paternelle.
L’hiver arriva. Il fut dur. Comme tous les ans, enfants et
vieillards succombèrent au froid. On ne pleurait même plus les
morts. C’était une attraction comme une autre. M’barek, fidèle à
lui-même, les inhuma tous. Ito faillit y passer. Ce fut Mohand, son
petit frère qui venait de naître, qui y laissa sa maigre existence. Le
zmagri faillit à sa parole et ne vint pas pendant les vacances de
décembre. Il oublia même d’envoyer la petite somme d’argent que
le père et les frères se disputaient chaque fin de mois. On décida
de libérer la jeune fille, tout en délimitant son espace de mouve-
ment. Ito retrouva les poupées et les voisines et oublia qu’elle était
mariée.
L’hiver passa et emporta avec lui trente trois autres petits
cadavres. La mort aime les chiffres impairs. Le printemps arriva,
mais c’est une saison inconnue à Anfou. Là-bas, les quatre sai-
32
sons se réduisent à deux, hiver ou été, froid ou canicule, misère
ou mort.
Ito mûrissait vite. Les cerises de ses dunes rougeoyaient. Les
tresses de sa chevelure valsaient. Les fleurs de sa libido écloraient.
L’épicentre de sa féminité tremblait. Un feu inconnu brûlait ses
essences. Elle se caressait, se dorlotait, jouissait. Chaque nuit,
assoupie sur le matelas, elle fuguait sur le cheval de Brahim, le
jeune qui lui faisait les yeux doux, mais n’osait pas l’apprivoiser.
Ito se leva un matin, brava les interdits et se hasarda au-
delà de l’espace permis. Elle croisa le corbillard d’un jeune, mort
d’insolation cette fois-ci, et le suivit jusqu’au cimetière déjà grand
pour un si petit douar. M’barek était présent, comme d’habitude. Il
pleurait et bredouillait ses incompréhensibles syllabes. Le cortège
se dispersa. Seuls Ito et le mort écoutaient les élucubrations de
M’barek.
Le soir, sur la grande place, une foule de curieux écoutait le
caïd, flanqué de ses sbires. Avec ses menaces qui emboitaient le
pas aux déclamations patriotiques, il les informa que le Grand
Seigneur en personne, dans sa grande mansuétude, leur rendra
visite bientôt.
«Vous êtes bénis d’Allah, leur disait-il. Vous avez été choi-
sis pour recevoir notre Grand Seigneur. Vous ne pouvez pas com-
prendre la chance que vous avez, vous êtes incapables de mesurer
votre privilège. Voici pourquoi, je suis ici aujourd’hui, pour vous
apprendre à être dignes de cette visite divine, pour vous apprendre
à mériter cette venue providentielle, pour vous apprendre à vous
prosterner et baiser les chaussures sacrées. Vous n’étiez rien et
voilà que vous accédez au panthéon de la gloire, du progrès et
surtout de la bénédiction de notre Grand Seigneur, qu’Allah le
protège des ennemis et des mauvais esprits… C’est un grand, un
immense, un inoubliable événement dont vous serez témoins…
Soyez à la hauteur de l’événement! Oubliez vos morts! Gare à celui
qui en parle! Montrez du bonheur, de la joie… Mes subalternes
que voici, vont rester auprès de vous quelques jours pour vous
initier à l’art de la courbette et du baisemain. Soyez-en dignes!
Soyez-en dignes! Ne me décevez pas, surtout pas, car vous savez
de quoi je suis capable si je suis déçu… Qu’Allah vous bénisse et
vive notre Grand Seigneur!»
Dès que le caïd tourna le dos, le moqaddem et ses acolytes
33
se mirent au travail. Il fallait adoucir des faciès cendreux que des
siècles d’oubli, de privations et d’humiliations ont solidifiés. Il fal-
lait nettoyer et blanchir les dents noires des Anfouniens. Il fallait
dérider leurs physionomies, leur apprendre à sourire malgré les
bouches édentées, à exprimer la joie dans les regards, à parfaire
les gestes de la génuflexion, les poses de la soumission, à éclair-
cir la voix pour qu’ils lancent les vivats. Il fallait lisser les visages
ridés et colmater les crevasses corporelles. Mais les tranchées épi-
dermiques étaient profondes et les lèvres, gelées par des siècles
de froid et d’indigence, se gercèrent au lieu de s’étirer. « Bande de
zwamels! Fils de putes! criait le moqaddem, exaspéré. Vous n’êtes
bons à rien… Vous êtes maudits… Même vos sourires transpirent
la misère. Vous êtes vraiment un fardeau pour notre pays. Vous
êtes bons pour la charogne. Vermine de mes deux, je vous vomis. »
Les Anfouniens n’arrivaient guère à satisfaire les exigences du
casting. Le caïd en fut prévenu. Il fit appel aux quidams d’autres
villages, moins chétifs et plus présentables.
La visite du grand seigneur devint la seule préoccupation des
villageois. Le jour J arriva. La canicule sévissait. La famille d’Ito
se réveilla sur les cris de la voisine qui venait de perdre son nou-
veau-né dont la naissance, la veille de la visite, fut présentée par
le caïd comme un bon présage. Lorsque les autorités le surent,
elles visitèrent la mère et lui interdirent de verser une seule larme.
On emmaillota le nouveau né dans un drap et on l’expédia, sans
cérémonie religieuse, au cimetière. M’barek y était. Ito le rejoignit,
un Coran à la main. Elle ouvrit le livre et suivit de ses yeux lar-
moyants les lettres sacrées. Elle ne savait pas lire, mais remuait
les lèvres et baragouinait des syllabes incompréhensibles comme
elle voyait faire le fkih du douar qui lit toujours sourate Yassine
sur les tombes des morts. M’barek, lui, émettait des sons funestes.
Tous les deux arrosaient la petite tombe de leurs larmes.
Ito se releva, étreignit M’barek de toutes ses forces, prit sa
tête entre ses mains, le contempla affectueusement durant un
temps qui semblait une éternité puis lui appliqua un long baiser
plein d’amour et de compassion. Il en fut saisi et faillit en perdre
connaissance. Pour la première fois de sa vie, son être scintillait
de ce bonheur qui ne se renouvelle jamais. Ils s’allongèrent sur le
monticule de terre, encore humide, et s’enlacèrent.
Au lointain, un nuage de poussière s’effilochait. Les roues des
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grosses cylindrées écrasaient les pistes rocailleuses et les scor-
pions paresseux. Grand Seigneur escaladait les sommets oubliés.
Des anges noirs couraient de chaque côté de la monture divine,
trébuchaient, se relevaient, grognaient, maudissaient, s’accro-
chaient aux escarbilles laissés par les grosses voitures. Un long
cortège cisaillait la sinuosité des hauteurs. Les particules élémen-
taires se courbaient au passage des éminences. Pour l’arrivée du
Grand Seigneur, les fleurs avaient poussé entre les cailloux, les
arbres entre les pierres et le désert devint oasis. Des montagnes
rocailleuses ruisselèrent des fontaines. Une eau cristalline jail-
lissait de la sécheresse. Des jardins luxuriants sortirent de nulle
part, arrosés par les larmes des morts-vivants.
Le vent se leva, tournoya. La délégation seigneuriale s’appro-
cha au rythme des vivats édentés. À l’entrée du douar, le corps de
M’barek, suspendu à un arbre, se balançait au gré du vent. Il sou-
riait. Lorsque Grand Seigneur vit le pendu, il prit peur et fit dans
son froc. L’auguste cortège rebroussa chemin. Ito, rayonnante,
se jeta sous les roues majestueuses qui l’aplatirent. Les youyous
couvrirent son cri. La poussière de son corps et les étincelles de
son âme se dispersèrent par-dessus le douar et par-delà les cimes
de l’Atlas.
Le lendemain, une fleur poussa par-dessous le désert. On lui
donna le nom d’Ito et on construisit le mausolée de l’amour.
Mokhtar Chaoui, est né le 26 décembre 1964, à Tanger (Maroc). Titulaire
d’un doctorat d’Etat ès lettres, il est enseignant-chercheur à la faculté des
lettres et sciences humaines de Martil.
Libre, il jongle avec tous les genres littéraires, que ce soit la poésie avec :
Refermez la nuit (2007), les chroniques satiriques avec : Moi, Ramsès le chat…
(2012), la nouvelle avec : LesChrysanthèmesdudésert(2014) ou le roman avec:
Permettez-moimadamedevousrépudier(2008),Àmesamourstordues(2010),
Le Silence blanc (2014) et Les trémolos de l’amour en 2015.
Fin
37
L’indélicatesse de
M. Colmate
Lounja CHARIF
« Mais elle rentrera ! Ce n’est pas possible ! Le trou n’est pas si
petit pourtant ! »

Fourrageant et tordant son tournevis pour introduire la vis dans
la charnière qu’il venait de poser, Monsieur Jacques Colmate dit
« Jacquot », peinait à la construction d’un placard. Il rugissait :
« Tonnerre de satané truc, je suis presque au bout, et c’est
toujours le dernier tour de vis qui pose problème ».
Marthe lui avait demandé si, fort de son expérience d’ingénieur, il
pouvait lui installer un placard dans sa chambre.
Évidemment, il pouvait. Il aimait le travail du bois, mais ce n’était
pas la seule raison. Il ne savait rien refuser à cette petite femme,
toujours de bonne humeur. Elle dégageait quelque chose de libre,
de chantant. Elle était fine, cheveux noirs, peau blanche et avait de
grands yeux marron qui pétillaient toujours quand elle le regardait, un
peu comme si elle attendait une réponse à une question qu’elle n’avait
38
jamais posée.
 Elle le faisait fondre rien qu’avec un petit sourire. Elle
était magnétique. Monsieur Colmate avait toujours été attiré par elle.
Malgré son âge, elle conservait un corps qu’il devina sublime.

Il s’activa ce samedi depuis la première heure de la matinée. La
tâche un peu plus compliquée que prévu, lui prenait cependant plus de
temps qu’il ne l’avait estimé.
Jacquot se redressa et regarda l’ensemble. Ce n’était pas mal
du tout !
Cependant, cette besogne ne serait pas terminée aujourd’hui. La
penderie « va causer problème !!! ».
À ce moment-là, Marthe l’appela depuis la cuisine :


- Jacquot ! c’est l’heure du déjeuner ! ».
Il s’assura encore du bon fonctionnement de la charnière, puis
tout en jetant un regard d’envie sur l’autre étagère déjà terminée où
s’empilaient quelques lingeries bien rangées : « Ce que les femmes
peuvent avoir de visages différents ! Mme Colmate ne portait que des
robes de chambres à rayures ou à pois ».
Il sourit en réalisant qu’il avait parlé de visage. Chez Marthe, il se
sentait un peu poète dans l’âme. Il descendit l’escalier en sifflotant, le
merveilleux fumet d’un ragoût qui submergea ses narines, lui donna
envie de tout dévorer.
Préparant la sauce pour le repas, Marthe agita son fouet
rapidement dans le plat. Ses seins tressautaient sous les mouvements
rapides de son poignet. D’une manière indifférente, Jacquot s’approcha
d’elle, et discrètement ses yeux balayèrent sa poitrine sous son
chemisier blanc cassé. Et dire qu’elle portait sans doute une lingerie
avec de la vraie dentelle, comme il en avait vu en haut !


Sacrée Marthe, depuis la mort de son mari, elle vivait seule et
toujours égale à elle-même, discrète, joyeuse, aimable mais cet air
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coquin qu’elle ne cachait pas lui faisait beaucoup d’effet. Peut-être
qu’il ne se passera jamais rien entre eux. Son mari était son associé.
Marthe ne lui avait rien laissé entendre ni espérer. D’ailleurs, il ne savait
même pas ce qu’elle éprouvait pour lui. L’interroger à ce sujet aurait
pu tout briser dans leur relation. Et puis il espérait un signe venant
d’abord d’elle. C’est donc avec un soupir qu’il lui déclara :

- Il reste peu de choses à faire, mais comme ça vous pourrez
enfin retirer cette vieille armoire de votre chambre. 

- Elle fait partie du passé, en plus elle n’avait pas de miroir et je
suis bien contente que vous me les fassiez ces fameux placards.


- Je finirai après déjeuner, si vous êtes d’accord ?
- Vous en avez assez fait pour aujourd’hui. Je vais avoir une visite
tout à l’heure, dit-elle, en souriant. Marthe le regarda. Elle le trouvait
rigolo. Monsieur Colmate avait envie de la prendre dans ses bras, voire
même lui sauter dessus. La claque qu’il recevrait peut-être en vaudrait
la peine. « On se calme, on se calme Jacquot » pensa-t-il.

Puis l’air
songeur et étonné il déclara :
- Mme Marthe, vous voulez un miroir sur la porte du placard ?
- Oh vous savez Jacquot, dans une chambre, pour les moments
… Euh… disons intimes, les miroirs sont importants.
Là, Monsieur Colmate vit ses chances s’écrouler. Marthe avait
sûrement quelqu’un dans sa vie. Il n’allait tout de même pas lui
demander. Un sentiment intense de jalousie monta en lui.
Le miroir, voyeur par excellence, que recherchait-elle à être vue?
Une envie d’exhibition ?
Monsieur Colmate avait la tête qui gonflait, ses questions
bouillonnaient dans son cerveau comme dans une casserole à
pression. Le miroir ! Se voir et cette impression d’être vu. Pourquoi son
subconscient l’amenait-il inexorablement derrière le miroir, comme un
invité, ou plutôt un intrus ? Manipulé par une pulsion inexpliquée, un
40
réflexe apparent sous son bleu de travail le gêna considérablement.
Rouge écarlate, il se met vite à table. Son envie obsédante le guida
vers un plaisir intense, inavouable. Sa paire d’yeux observait la
désirée, la mystérieuse Marthe.
Monsieur Colmate aurait tout donné pour être derrière ce
miroir. 
Quel homme n’a pas espéré un jour voir sans être vu, épier les
moments intimes d’autrui et fantasmer ?
Trop chaud, il faisait trop chaud. Son cœur cognait à grands
coups dans sa poitrine. Sa grosse voix le devança :
- Demandez-le-moi ! Mais, demandez-le-moi !
Marthe se retourna :


- Quoi donc, Jacquot ?
- Les miroirs !
- Ah, mais vous ne m’avez pas comprise, je ne veux pas de miroir.
Ça y était, Monsieur Colmate sentait que le ver était dans le fruit
et qu’il allait le ronger et plus jamais il ne verrait Marthe de la même
façon.
- Ça va, Jacquot ? Vous avez l’air tout pâle. 

- Ce n’est rien, la chaleur et la fatigue sans doute.

La tête lui tourna un peu. Jamais il ne supporterait de l’imaginer
avec quelqu’un. Il n’osa plus aborder le problème des miroirs, comme
s’il avait peur d’en entendre plus, de l’entendre avouer ses envies.

- Buvez un coup, ça va vous remonter ! dit-elle, vous n’avez
vraiment pas l’air dans votre assiette. 

- Merci Madame Marthe, mais prudence, je dois encore rentrer
chez moi.
Remonter, remonter… savait-elle ce qu’elle disait ?
Monsieur Colmate parcourait le visage de Marthe quand elle ne
le regardait pas, il essayait de percer la personnalité de ce petit bout
de femme. Il se sentait abandonné, il avait envie de cette femme qui
41
cachait si bien ses secrets. Il se sentait exclu de son monde rangé,
bien organisé. Si elle tenait à lui, elle lui en aurait parlé, même à mots
voilés, qu’il comprenne ce qui se passe, qu’il devine un peu, une lueur
d’espoir ne peut pas lui faire de mal dans sa vie si vide.
 Un nœud
douloureux s’installait confortablement au creux de son estomac.
Il épiait maintenant chacun de ses gestes, essayant d’y voir un
signe, une invitation. Il pressentait qu’elle lui échappait, qu’elle ne ferait
jamais appel à lui sauf pour construire des placards. Un sentiment
d’impuissance et de tristesse le submergea. Il reviendrait demain pour
achever son travail et puis, adieu Marthe.

Le déjeuner s’acheva quand même gaiement. Marthe,
spontanément, raconta un tas de blagues. La salle à manger était
agréable, meublée sobrement mais avec goût. Face à la cheminée, un
piano noir jetait des reflets dorés vers les rayons de soleil.
L’heure avançait, Monsieur Colmate devait la quitter, il avait une
bonne demi-heure de route pour rentrer, et puis, elle va sûrement
recevoir son « invité ». Violet de rage, il se leva.


- Bon, je suis rompu, mais je reviens demain pour terminer.
- Bonne route et un grand merci, déjà, pour tout ce que vous avez
fait !
Marthe se leva pour le raccompagner, mais Jacquot la repoussa
gentiment avec insistance :
- Pas la peine Mme Marthe, il connaît le chemin.
La porte d’entrée claque violemment. Prudemment, il monta les
marches une à une, en marquant un temps d’arrêt pour pointer ses
oreilles vers la cuisine. Aucun bruit, Mme Marthe fumait sans doute
tranquillement sa cigarette. C’était plus fort que lui, poussé par une
force inconnue, il devait découvrir la vérité. Il allait la prendre en
flagrant délit.
« Non, non, je peux pas rester. Je vais tout gâcher, quel con.
42
Maintenant, comment faire ? J’y suis, j’y reste, voyons, je vais me
cacher ». Un bloc de contradictions lui envahit le cerveau.
Il arriva en haut de l’escalier, s’engouffra dans la chambre,
ouvrit le placard et se nicha dans la penderie puis bloqua la porte
de l’intérieur. Il reprenait son souffle avec peine, son cœur battait la
chamade. Mais Marthe ne l’avait pas suivi, elle ne se douta de rien,
elle ne monta pas de suite. Monsieur Colmate se cala au fond et
se calma doucement sans oser imaginer ce qui allait se passer.

Il
attendait le moment, ce moment où…
Qu’allait-il faire ? Puis une autre
question plus angoissante lui vint à l’esprit : comment sortir sans se
faire remarquer après… Après quoi ?
Juste au-dessus de la porte, le fronton manquait encore, il n’avait
pas eu le temps de le poser. Il pourrait l’observer comme un voyeur.
« Un voyeur », ce mot le dégoûta profondément. Il devenait
mateur ! Un indiscret pervers, un obsédé. Il eut tout à coup envie de
s’enfuir, de quitter cette chambre au plus vite, de laisser cette femme
en paix.
Mais trop tard, il entendit des pas. La porte de la chambre s’ouvrit,
et Marthe entra, marquant un temps d’arrêt en fixant le placard, s’y
attardant comme si elle en admirait le dessin et le velouté du bois.
Elle l’avait peut-être vu ou entendu. Il savait qu’elle accepterait son
jeu.
 Elle allait se déshabiller et l’appeler. Inquiet, les yeux exorbités,
il attendait !
Marthe se tournant vers son lit, enleva son gilet, le replia et le
posa sur la chaise, puis elle se posa à son tour sur le bord du lit, retira
ses chaussures, poussa la couverture et se nicha dessous.
- Viens mon doudou, viens te serrer contre moi. Ah ! Quel délice
ce lit ! déclara Marthe en s’étirant. Le gros matou noir s’avança en
miaulant puis sauta dans le lit, glissa entre les draps, se colla contre
43
sa maîtresse. Les voilà prêts pour la sieste quotidienne.
Le regard hagard de Monsieur Colmate traversa la porte par le
trou et se posa sur le visage fermé et serein de Marthe.
Monsieur Colmate hypnotisé, regardait cette scène avide, un
immense sentiment de colère l’envahit. Il se rendit soudain compte qu’il
ne bandait même pas, par respect devant tant de beauté endormie. Il
retint son souffle… Ainsi elle s’offrait à lui, dans son intimité la plus
pure, ignorant sa présence.
Monsieur Colmate la vit soudain se retourner et regarder dans sa
direction, sa bouche s’ouvrit dans un bâillement captivant sans qu’un
son n’en sorte, ses yeux chavirèrent, flous de sommeil. Cette fois,
l’érection de Monsieur Colmate fut immédiate. Les veines saillaient en
zigzag tout au long de la colonne de chair. 
Il était tétanisé.
Il sortit fébrilement sa verge de son pantalon. Raide, elle le gênait.
Sa main l’entoura convulsivement et il se mit à l’astiquer doucement.


De l’autre main, il fouilla dans les vêtements se trouvant à côté
de lui, et saisit une culotte. Il en entoura son bâton en continuant à
le secouer.
 Sa main, affolée, s’agita doucement. Tout d’un coup, il
sentit monter en lui un spasme, il allait se libérer, s’en était trop. Il
noua rapidement le tissu autour de son gland, et gicla dans la culotte.
Il hoqueta silencieusement, se mordant les lèvres jusqu’à ce que les
derniers spasmes furent apaisés.


Maintenant, miteux, il n’avait d’autre ressource que d’attendre
son réveil pour s’échapper de ce piège. Puis somnolent, il se prit à
ronfler comme un loir. Il fut réveillé par des tentatives d’ouverture de la
porte. Paniqué, il tenta de retenir le loquet fermé. Impossible.
Marthe actionna la targette dans tous les sens, et celle-ci à bout
d’argument céda. La porte s’ouvrit, il était libre. Honteux, mais libre
à moitié nu, n’ayant pas eu la présence d’esprit de remonter son
44
pantalon, ni de dénouer la petite culotte de Marthe qui pendait au bout
de son engin, encore humide.
Alors il entendit la voix de Marthe.
- Monsieur Colmate, mais que diable faites-vous là ?
Sa déclaration tomba comme une chape de plomb. Ils ne
bougeaient plus. Un long silence s’établit entre eux.



La fin du placard s’annonçait bien pour Monsieur Colmate. Mais
il y avait de bonnes chances pour qu’il doive poser deux chevilles de
plus…

Lounja Charif, se veut électron libre et citoyenne du monde. Elle quitte
son pays natal le Maroc pour immigrer à Paris où elle suit plusieurs cursus
universitaires. Elle étudie les Sciences du Langage, puis s’oriente vers les
métiers de la communication. Après la publication de son premier roman
« La Maghrébine » Edition Blanche, repris par Pocket sous « Désirs voilés », elle
se découvre une passion pour l’écriture. Elle participe à quelques publica-
tions sur les thèmes érotiques. Depuis deux ans, elle se consacre à l’écri-
ture de son deuxième roman. Ce dernier illustre trois concepts : la liberté,
le plaisir et l’amour et soulève la question suivante : l’amour est-il compa-
tible avec la liberté ?
Fin
47
Un jeune homme
(très) ambitieux
Réda DALIL
17 : 26
Nous discutons depuis environ une heure et son Galaxy S6 Exynos 7 octa ne
cesse de sonner, elle ne répond pas, trop polie pour interrompre notre conversation,
simplement vérifie-t-elle le nom des appelants, avant de reposer l’engin sur la table.
Elle boit un Martini, je bois un Oulmès citron. Nous parlons de beaucoup de choses,
j’étale une certaine culture, je veux faire bonne impression, je ne suis pas insensible
à ce que je peux retirer d’une collaboration avec cette femme, je veux travailler
pour elle. Cette femme a le pouvoir de me propulser socialement, je veux réussir
socialement, je n’arrive pas à dompter mon ambition, j’ai beau jouer le mec calme,
simuler la pondération, j’ai, au fond, une irrépressible envie de l’empoigner par le
chemisier pour lui hurler «Embauchez-moi, embauchez-moi et vous verrez ce que
vous verrez!». Or il m’est impossible d’être aussi entreprenant, je dois apprendre
à écouter, je dois l’écouter parce qu’elle a trusté les meilleures écoles, obtenu les
diplômes les plus reconnus et fréquenté des gens influents, parce qu’elle même est
influente.
17 : 57
C’est une femme qui parle beaucoup mais très lentement, son débit est millimétrique,
elle dit des choses importantes, elle m’explique ce que serait ma mission si j’en
48
venais à gérer son fonds de placement. Cette femme dispose d’une SICAV privée,
elle en est l’unique investisseuse, cette SICAV pourrait éponger la moitié de la dette
publique marocaine. Elle énonce des chiffres, distille des prévisions, fait des calculs
pendant que je salive d’expectative. Elle me semble irréelle; je suis en présence
d’un hologramme, le genre de personne qu’on ne capte qu’une fois dans sa vie, je
mesure ma chance, je veux la saisir. Je suis conscient d’être devant une opportunité
gigantesque, je le sais, je ne pourrais pas me pardonner de l’avoir ratée, cette dame
est synonyme de gloire sociale, elle est la passerelle me séparant de mes rêves
d’adolescent. Si je bosse pour elle, dans dix ans, je pourrais assister à la réunion
des anciens de ma fac en Ferrari. Je m’imagine le topo: j’arrive légèrement en retard
et me gare devant l’amphithéâtre sur les marches duquel mes vieux camarades de
promo’ grillent une dernière clope avant d’entrer; je veux voir dans leur regard
cette jalousie à peine voilée, je veux que le boute-en-train de service claque une
vanne en me voyant émerger de mon bolide italien, je veux qu’il dise un truc du
style: «Putain mec, t’as braqué une banque?». Je veux que Mounia, cette petite
bombasse aux fesses massives qui m’a exploité pour mes prises de notes pendant
quatre semestres sans jamais me gratifier ne serait-ce que d’un baiser, choppe une
syncope en voyant mon costume cintré Ermenegildo Zegna et mes mocassins
Ferragamo, je veux que ce prof de statistiques qui m’a fait retaper sa classe vomisse
ses chiffres en remarquant ma Rolex Pilot Edition 1958, je veux, non j’exige que
le président de cette fac me propose de financer un département, qu’il suggère
d’accrocher une plaque avec mon nom dessus, et pourquoi pas, oui pourquoi pas,
qu’il construise une statue à mon effigie?
17 : 59
La dame recommande un Martini.
C’est bon signe, hein, que c’est bon signe? me dis-je, ça prouve qu’elle ne s’ennuie
pas, ça prouve que j’ai piqué son intérêt, elle me mange dans la main. L’ennui, c’est
que je ne dis plus rien, je n’ose pas l’interrompre, elle s’étale, elle regarde le plafond,
à aucun moment elle ne croise mon regard, ce n’est pas forcément mauvais me dis-
je, elle y verrait un océan de cupidité, une déferlante d’envie. Je dois dompter ma
fougue, me forcer à paraître froid, blasé, m’auto-suggérer l’indifférence.
Allez, on répète: Ce job, au fond, je n’en ai pas besoin, c’est trop de pression que de
gérer une fortune pareille, on ne m’a pas appris la démesure, je viens d’une famille
modeste, ma mère tomberait raide morte si elle savait combien je pourrais gagner en
assistant cette rombière pétée de thunes, je ne suis pas comme ça, je laisse ça aux
49
autres, je n’ai pas été conçu pour me faire autant de pognon, je risquerais de me
couper de la réalité, de faire du mal à quelqu’un, non, décidément, je ne colle pas à
ce profil, je dois museler cette petite voix qui m’ordonne de foncer, de me bagarrer,
de donner le meilleur de moi-même…
Ce job, au fond, je n’en ai pas besoin, c’est trop de pression que de gérer une
fortune pareille, on ne m’a pas appris la démesure, je viens d’une famille modeste,
ma mère tomberait raide morte…
Ce job, au fond, je n’en ai pas besoin, c’est trop de pression que de gérer une
fortune pareille, on ne m’a pas appris la démesure…
18 : 32
Elle continue à me parler de ses succès, de sa vie, de ses yachts, elle fait référence
à un jet privé, je perds la tête, il faut que j’intervienne, il faut que ça cesse, la
serveuse pose un troisième Martini sur la table, mon cerveau s’accroche à un détail
futile: elle a une tâche sur le chemisier, cette tâche me parait immense, je suis sur le
point de le lui faire remarquer, je me retiens. Mes rêves d’adolescent refont surface;
toutes ses heures passées sur mon lit à fumer des clopes, à écouter du Bob Marley,
à m’imaginer sur scène avec une guitare au stade d’honneur, devant cent mille
fanatiques, je boucle un morceau, roulement de batterie, accord final, arrêt de la
musique, une grosse clameur émanant du public par-dessus laquelle je hurle «Thank
you»; moi, me pavanant dans un jacuzzi à Miami, une latina, une black et une blonde
en bikini me massant les deltoïdes; j’ai affrété un Falcon pour mes potes, je suis
vénéré, on me tend des Sex on the Beach, des flûtes de Veuve Clicquot; au loin,
un hélicoptère privé se pose sur une piste d’atterrissage, en sortent encore plus de
pin-up, nous hurlons tous en chœur, des enceintes crachent «Papaoutai», je saute
hors du jacuzzi et me lance dans une chorégraphie endiablée qui fait pousser des
râles d’admiration à mon public.
Mais là, tout de suite, tétanisé, j’assiste, comme un figurant à une scène capitale
de ma vie; au bout de cet entretien, j’aurais, ou non, raté l’occasion de faire de mes
rêves de gosse une réalité.
19 :12
Cette phrase me vrille le cerveau : «The key to any successful business is optimizing
your opportunities. You only have so many and if you are not making the most of
each one then you are not going to be in business very long.»
50
19 :27
En réalité, je ne pense à rien, je me contente de détailler la bouche de la dame,
je m’abreuve de ces pointes de moustache microscopiques qui hénissent sa lèvre
supérieure; l’âge ne pardonne pas. Elle dit qu’elle réserve une suite à l’année dans
cet hôtel, au Hyatt, oui au Hyatt, parce qu’ailleurs c’est plus bruyant, moins raffiné,
et qu’ici le personnel est aux petits soins (c’est l’expression qu’elle utilise), et que le
Spa est mortel (c’est l’adjectif qu’elle emploie).
Je n’entends plus ce qu’elle me dit, je veux parler, je suis de ceux qui s’expriment,
je ne peux pas rester muet plus longtemps, ce n’est pas ma spécialité, si je suis là,
c’est justement parce que j’ai beaucoup tchatché, beaucoup impressionné. Et si ce
don m’avait quitté au moment où j’en ai le plus besoin? Et si tout ce qui a précédé
cet instant ne devait que préparer ma déchéance? Et si tout ceci était écrit quelque
part?
20 : 54
Mon CV est posé sur la table. Elle ne le consulte pas, elle n’y jette même pas un petit
coup d’œil distrait, rien, depuis que je l’écoute, elle tisse des variations autour de
son autobiographie; là, elle en est à l’IPO de sa première boite, cette dame possède
aussi un holding de plusieurs dizaines d’entreprises disséminées aux quatre coins
du monde, si elle devait en faire l’inventaire complet, je sortirais de ce palace dans
un cercueil. J’ai envie de lui dire qu’au lycée, j’ai fait partie de l’équipe de basket, je
suis un athlète, je peux supporter le stress; la pression, pour moi, c’est un truc qu’on
met dans les pneus, je veux lui prouver à quel point mon anglais est parfait, je veux
lui lister toutes les mentions que j’ai décrochées, je veux lui dire que j’ai construit
une mini-fusée pendant un stage scientifique en Tunisie, je veux lui montrer que j’ai
de l’humour, que ma compagnie est très appréciée.
Putain, tais-toi...
21 : 49
Il est tard à présent, j’ai vu tous mes fantasmes se désagréger l’un après l’autre
pendant quatre heures d’une conversation à sens unique. Comment peut-on
être aussi prétentieux lorsqu’on a fait dix-sept fois la couverture d’Economie et
Entreprises? Tout ce qu’elle me dit, je le sais déjà, elle a raconté son histoire dans
51
tous les magazines spécialisés, son parcours est un marronnier, son récit de vie est
publié toutes les deux semaines dans Hola Maroc, je la connais par cœur sa vie.
Je veux qu’elle me pose une question, qu’elle me sorte LA phrase bateau « Parlez
moi de vous». Je veux pouvoir parler de moi, m’oublier une heure ou deux dans ma
propre présentation, accentuer mes points forts, édulcorer mes échecs, je veux me
vendre, je sais me vendre, qu’elle m’en donne l’occasion.
Mais rien n’y fait, elle continue à bavasser, elle me parle d’un associé véreux qu’elle
a fait interner en psychiatrie ; elle a soixante ans, les combines humaines n’ont plus
aucun secret pour elle, elle sonde les tréfonds de l’âme, elle a signé un pacte avec
l’aubaine, avec la chance, avec l’argent. Elle vit en couple avec une montagne de
fric, elle fait des concessions pour satisfaire son pognon, elle discute beaucoup pour
faire durer son couple monétaire, elle s’accorde des vacances en tête à tête avec
ses actions, à la vie à la mort, pour le meilleur et pour le pire, surtout pour le meilleur.
Et moi je veux une brindille de son eldorado, je veux bichonner cet eldorado, je veux
le faire reluire, le botoxer, cet eldorado, le rendre plus beau, plus jeune, plus durable,
mais elle ne me laisse pas parler.
23 : 59
Il est déjà minuit, la réception du Hyatt est complètement déserte, la serveuse nous
regarde d’un air suspect, elle voudrait qu’on décampe afin qu’il lui reste un bus à
prendre, à moins que son salaire lui permette de prendre le taxi, on est au Hyatt
Regency quand même me dis-je; oh je ne sais pas, je divague…
La PDG descend son sixième martini, elle ne s’est jamais arrêtée de m’asséner
ses expériences, mon CV lui sert de dessous-de-verre, il est à présent maculé de
taches circulaires. Je ne lutte même plus, je reste parce que je ne sais plus quoi
faire, ma Ferrari, mes costumes Ermenegildo Zegna, mes mocassins Ferragamo,
ma réunion d’anciens sont partis en fumée pendant qu’elle persiste à former des
mots, à construire des phrases, à meubler sa légende personnelle.
Il faut que ça cesse, me dis-je, c’est fini, je n’en veux plus de ce job; rien, aucune
espèce de récompense ne saurait légitimer la torture qui m’est administrée.
J’abandonne ma position d’élève studieux et me tasse dans ma chaise, une
apathie soudaine me drape de son manteau de plomb. Lourdeur, catalepsie ouatée,
abattement. Dormir, oui dormir, maintenant, tout de suite. Je ferme les yeux, je ne
déguise plus mon ennui, mon désespoir.
52
Un silence s’installe.
00 : 31
J’entends: «Monsieur, monsieur, vous vous sentez mal?»
J’émerge de ma somnolence et la regarde. Elle a mis un terme à son verbiage, elle
m’observe de façon étrange.
Au bout d’une minute de jaugeage mutuel, je lui dis timidement :
«On monte dans votre chambre?».
Et, tout aussi timidement, elle me répond : «Si vous voulez!».
03 : 22
Pour ceux que ça intéresse, j’ai fini par l’avoir, ce job.
Réda DALIL, est né en 1978 à Casablanca, diplômé de l’Université Al
Akhawayn, il embrasse une carrière de financier qu’il abandonne en 2008
pour se consacrer à l’écriture. Chroniqueur, journaliste puis rédacteur en
Chef, il est aujourd’hui Directeur de publication de l’hebdomadaire marocain
francophone «Le Temps». En 2014 il publie son premier roman. Ce sera
«LeJob»,PrixdeLaMamounia2014etPrixGrosSeldupublic2014(Belgique).
Fin
55
Rose épanouie
Najat DIALMY
J’avais trente ans, elle en avait quarante-sept.
Je me souviens encore, maintenant que j’ai dépassé la
cinquantaine, de cet acte de ma vie où j’avais honteusement
revêtu l’habit de l’adolescence à trente ans. J’étais à l’époque
un simple fonctionnaire dans une agence de la banque où elle
était cliente depuis plusieurs années. Quatre mois après mon
recrutement dans cet établissement, je fis sa connaissance. Je
ne l’avais encore jamais vue à l’agence, le guichet automatique
dispensant la plupart des clients d’y entrer. Ce jour-là, elle venait
pour un crédit immobilier et j’étais justement chargé de ce service.
Après avoir échangé quelques mots avec un employé, elle leva les
yeux en ma direction et, voyant que j’étais occupé avec un autre
client, elle alla posément s’asseoir sur l’un des sièges d’attente.
Je compris que c’était à moi qu’elle voulait parler. J’expédiai vite le
client et je l’invitai à prendre place en face de moi. J’étais fasciné
par son aspect qui combinait élégance et maturité.
J’avais déjà entendu dire que l’être d’une personne est souvent
plus attrayant que son paraître, mais je n’en croyais rien. Ce jour-
là, j’en eus la confirmation. Sa façon de demander les informations
nécessaires, de parler, de réfléchir, d’écouter me captiva. Je
n’avais jamais parlé avec une femme d’un tel profil.
Après avoir eu toutes les données qu’elle voulait savoir, et avant
de se lever, elle me demanda si j’étais nouveau à l’agence. Cela
signifiait pour moi qu’elle s’était un peu intéressée à ma personne,
56
non à ma fonction. Je ne représentai pas pour elle uniquement une
banque d’informations, mais un être humain digne d’un soupçon
de curiosité. Cela me fit énormément plaisir.
Je rentrai ce jour-là à la maison, rêveur. Son image ne me quittait
pas et ses paroles résonnaient toujours dans mes oreilles. Je ne
sortis pas ce soir-là avec mes amis comme il était de coutume. Je
prétextai un empêchement et je m’enfermai dans ma chambre
pour écouter de la musique.
Il y avait à cette époque une chanson d’Amr Diab dont le refrain
était: devant mes yeux partout où je vais. Cette chanson me
séduisit ce soir-là, alors que je ne l’appréciai pas beaucoup
auparavant. Je l’écoutai plusieurs fois avec, devant les yeux,
l’image de cette femme.
Elle ne revint pas le lendemain, mais trois jours après. Dès qu’elle
tourna le dos après m’avoir remis les papiers demandés, je me
jetai sur le dossier. J’eus toutes les informations: son nom, son
prénom, son âge, sa profession, sa situation familiale, son adresse
professionnelle et personnelle, son numéro de téléphone… À sa
troisième ou quatrième visite, je réalisai que j’étais amoureux
d’elle. Elle était entrée à l’agence rayonnante et mon cœur
rayonna.
Cette découverte me troubla au début, mais une fois la surprise
passée, je nageai dans une euphorie indescriptible. Jamais je
n’aurai cru une telle chose. Aimer une femme plus âgée que moi,
moi qui connaissais une multitude de jeunes filles qui se faisaient
une joie d’être mes copines. Au risque de paraître narcissique,
je dirai que toutes ces jeunes filles me trouvaient charmant,
séduisant et l’une d’elle m’avait même dit que j’avais un sourire
irrésistible.
Je suis donc incapable de dire aujourd’hui comment j’ai pu aimer
cette femme. C’était une chose que je n’avais pas choisie, un
ardent sentiment qui m’avait pris. Je ne pensais qu’à elle, je ne
voyais qu’elle et je ne comptais que les jours où je la voyais. J’eus
l’idée de lui donner un autre nom. Quand je pensais à elle, je ne
57
voulais pas utiliser son vrai nom, lourd de significations: Madame
Hassani, épouse de…, mère de …, âgée de…
Non, il me fallait un nom libre de toutes ces chaînes, un nom
poétique qui lui siérait mieux que le sien et que je sois le seul à
connaître. Je le trouvai quelques jours après!
Elle entra à l’agence, habillée d’un tailleur rose, débordant de
fraîcheur, de beauté, de vivacité. Qui aurait dit qu’elle frôlait la
cinquantaine?
Je trouvai le nom que je cherchais depuis plusieurs jours: Rose
épanouie. Elle était bien une rose épanouie, une rose qui
embellissait ma vie et parfumait mon cœur.
Elle ne tarda pas à me deviner. Là non plus, je ne sais ni comment
cela avait pu arriver ni comment j’avais compris qu’elle avait
compris. Je ne lui avais jamais fait la moindre allusion à ce que
j’éprouvais pour elle. Il est vrai que les choses tues se perçoivent
souvent aussi bien que les choses dites. On parle d’un certain
langage des yeux, mais c’est justement ce que je veux comprendre:
comment les regards peuvent-ils devenir aussi expressifs que les
paroles ?
Elle avait d’abord paru amusée et flattée par sa découverte, puis
quand elle avait réalisé que cela ne me passait pas, elle fut saisie
d’un sentiment de pitié pour moi, un jeune homme qui s’était
trouvé piégé dans les lacs d’un coup de foudre. Elle se lança alors
dans une tactique, une stratégie pour me faire comprendre qu’elle
n’était pas celle qu’il me fallait.
Une fois, elle me parla de la retraite qu’elle sentait proche. Une
autre fois, je l’appelai au téléphone pour lui demander de venir
signer quelques papiers urgents. Elle me répondit que ce n’était
pas possible, qu’elle était chez le coiffeur en train de se faire
colorer les cheveux qui devenaient de plus en plus blancs.
Une autre fois encore, elle était dans mon bureau. J’osai lui faire
un petit compliment sur son air rayonnant. Sa réponse fut cruelle :
«C’est que je viens d’apprendre que je serai grand-mère dans
sept mois» me répondit-elle.
58
Je sentis mon cœur faire un bond, je rougis mais j’assimilai le
coup. Je ne dis rien. Mais un jour, je ne pus retenir ma colère.
Sa tactique commençait à m’exaspérer. Au cours d’une petite
conversation sur l’importance d’avoir une maison à soi, elle me
dit: «vois-tu, mon fils, la vie …»
Mon regard foudroyant l’interrompit, je m’écriai presque: «je ne
suis pas votre fils! Je ne peux pas l’être! Vous ne pouvez pas avoir
un fils de trente ans, vous ne voyez pas que vous exagérez, que
vous êtres vraiment dure avec…»
Elle m’interrompit à son tour:
«Non, je n’exagère pas, ma fille aînée a vingt-cinq ans. Elle aurait
pu en avoir trente si je m’étais …».
Je ne l’écoutais plus:
«S’il vous plaît, madame, ne m’appelez plus jamais mon fils!»
Elle se leva, s’excusa et partit sans avoir le reçu dont elle attendait
l’impression. Si elle était restée, je lui aurais dit qu’un grand
homme avait dit, il y a plus de trois cents ans, que le cœur a ses
raisons que la raison ne connaît point.
Le soir, les remords m’assaillirent: comment avais-je pu lui parler
ainsi, sur ce ton? Elle, ma princesse, ma reine, ma déesse! Je
devais l’adorer, la vénérer, non l’humilier!
Je sautai sur mon téléphone portable, sélectionnai dans le
répertoire «Rose épanouie» et appuyai sur l’icône verte.
	 - Madame Hassani?
	 - Oui, c’est vous monsieur Ibrahimi?
	 - Oui, Madame, Bonsoir. Je voulais m’excuser pour ce
matin, je ne sais pas comment j’ai pu …
	 - Vous n’avez pas à vous excuser, c’est plutôt à moi de le
faire.
	 -Non, madame, ne vous excusez pas, jamais! C’est que
cela me fait vraiment mal quand vous essayez par tous les
moyens de…
	 - Je comprends, je comprends parfaitement ce que vous
voulez dire. Excusez-moi, je dois raccrocher maintenant et croyez-
59
moi, je ne peux jamais vous en vouloir.
Je pus dormir ce soir-là grâce à cette dernière phrase. Le
lendemain, elle vint à l’agence pour le reçu. Elle se dirigea vers
moi, souriante, me tendit la main et me demanda comment
j’allais. Je lui dis que j’avais pu dormir après le coup de téléphone
de la veille. Elle sourit davantage. Son regard était plein de bonté
et d’indulgence.
Ce que je redoutais le plus arriva. Les formalités faites, le crédit
octroyé, elle n’avait plus aucune raison de venir à l’agence. Je
haïs les guichets automatiques qui dispensent les clients d’entrer
aux agences bancaires. Qu’allais-je faire ?
Les jours passaient, elle ne donnait évidemment pas signe de vie
et moi je souffrais. Il fallait que je la voie, mais comment faire ?
Si elle avait été médecin, j’aurais simulé la maladie chaque jour
et je serais allé la consulter. Si elle avait été dentiste, je me serai
fait soigner les dents, dent par dent, patiemment, longuement,
éternellement. Si elle avait été avocate, je serai allé chaque
jour dans son cabinet lui demander conseil pour des problèmes
juridiques imaginaires et j’aurai versé des honoraires. Si elle avait
été vendeuse, si … si…
Elle était professeur!
Que pouvais-je demander à une professeur? Je n’avais ni jeune
sœur, ni petit frère pour lui demander de leur dispenser des cours
particuliers!
Mon humeur se détériorait. Mes collègues me reprochaient
ma subite nervosité et une inhabituelle négligence de mon
travail, alors que le directeur de l’agence louait auparavant et
fréquemment ma compétence. Il fallait que je la voie, que je lui
parle coûte que coûte.
Un lundi, à midi moins le quart, je demandai la permission de
m’absenter pour une demie heure et j’allai me poster face au
portail du lycée où elle travaillait, assez loin pour que je la voie
sans qu’elle me voie. J’attendis jusqu’à midi et demi, la rue se vida
60
sans qu’elle apparût. Je décidai de recommencer le lendemain.
Cette fois-ci, le vœu se réalisa.
Au milieu des milliers de têtes qui sortaient du portail du lycée, je
l’aperçus. Je ne distinguai que son visage. Je me rappelle encore
de la sensation que j’eus à ce moment-là. Une vague de fraîcheur
m’envahit, une brise sans pareille et je me ressentis revivre. Je
délectais ce savoureux moment, quand soudain, je ne sais encore
comment cela avait pu arriver, son regard se fraya un chemin
parmi les têtes et me détecta. Nos yeux se croisèrent, une
fraction de seconde, et la fraîcheur céda la place à une bouffée
d’air chaud.
Honteux comme l’un de ses élèves pris en faute, je m’enfuis. Je
me jurai de ne plus jamais recommencer ces enfantillages. Je tins
parole, mais je ne supportai pas ce sevrage si dur. Je sombrai dans
une sorte de tristesse, une crise de mélancolie. Je n’avais goût à
rien. Je perdis l’appétit et le sommeil. J’avais pris le chemin de la
dépression.
C’est alors que la providence arrangea les choses. Me sachant
célibataire, mon directeur me demanda si je pouvais être intéressé
par un meilleur poste, mais dans une agence à plus de six cent
kilomètres !
Si j’acceptais, je tuerais tout espoir de la revoir, je perdrais la joie
infime de nous savoir unis sous le toit d’une même ville. Si je restais
sans pouvoir la voir, je consulterai bientôt un psychothérapeute.
Ma tristesse, mon lamentable état d’âme me montrèrent la voie
de la raison : l’amour qui n’est pas mutuel, qui ne procure pas la
joie de vivre, qui n’est qu’une source de souffrances insolubles,
est bon à condamner à mort.
J’eus cette volonté, ce courage. J’acceptai le poste après quelques
jours d’hésitation.
Ma mère était au comble du chagrin. Elle souhaitait me voir marié,
établi dans la même ville qu’elle.
«C’est pour la promotion, pour mon avenir professionnel» lui
mentis-je. Elle me crut et finit par céder, le cœur déchiré. Ah! Si
elle savait …
61
Je partis donc, à six cent quatre-vingt six kilomètres loin de ma
rose épanouie. Je m’adonnai tout entier à mon nouveau poste.
C’était absorbant et surtout efficace pour ne plus penser à elle.
Le changement de climat, de logement, de lit, les nouvelles
connaissances, la responsabilité du nouveau poste avec sa bonne
rémunération, tout cela me fit le plus grand bien. Je ne tardai pas
à retrouver l’appétit, le sommeil et la joie de vivre, et un mois
après, je me surpris même à échanger d’éloquents regards avec
une jeune fille qui garait sa voiture dans le même parking où je
garais la mienne chaque matin.
Peu à peu, je commençais à me sentir plus léger, comme délivré
d’un poids qui me pressait le cœur. La présence de madame
Hassani à mes côtés commençait à s’estomper et le CD qui
contenait la fameuse chanson d’Amr Diab et que j’avais tenu à
emporter comme seul réconfort, gisait au fond d’un tiroir, inerte.
Je commençai à raisonner avec lucidité. Qu’attendais-je de cette
femme? Qu’elle m’avouât son amour? Qu’elle se jetât dans mes
bras? Qu’elle me dît qu’elle était prête pour une aventure avec
moi ?
Si elle l’avait fait, je l’aurais méprisée et haïe peu de temps après.
Je me connais bien: j’ai horreur de l’infidélité et de la trahison.
Attendais-je d’elle qu’elle laissât tomber son univers, l’homme
avec qui elle avait passé la plus grande partie de sa vie, ses
enfants, sa dignité aux yeux des autres, pour vivre avec moi sous
la bénédiction du lien sacré du mariage ?
Si cela était arrivé, aurais-je eu le courage et la fierté de la
présenter à ma mère, à ma famille et mes amis ? N’aurais-je pas
été la risée de tous ceux qui me connaissaient? Aurais-je accepté
de vivre et de mourir sans connaître la joie d’être père?
Je réalisai à quel point j’avais été puéril, inconscient, superficiel,
faible. La fuite m’avait ouvert les yeux, m’avait permis d’entendre
la raison que cette grande dame avait souvent et vainement tenté
de me faire entendre. Je décidai de lui téléphoner un de ces jours,
quand je me sentirais suffisamment prêt, pour m’excuser de tout
ce que j’avais pu lui causer d’ennuis, pour la féliciter du bon sens
62
et du savoir- faire avec lesquels elle avait géré ce que j’appelai
mon cas et surtout pour l’en remercier. Elle avait vraiment été une
femme exceptionnelle!
Ma relation avec la jeune fille du parking avait évolué: nous
déjeunions parfois ensemble, et nous avions même échangé
quelques baisers dans la voiture. Cela avait un grand sens pour
moi: j’étais guéri! Oui, complètement guéri de la maladie qui
m’avait fait souffrir et qui m’avait contraint à quitter ma ville
natale, ma famille, mes amis et ma joie de vivre. J’étais affranchi.
Elle ne l’était pas.
Un jour, on frappa à la porte de mon bureau. Je dis un «entrez»
distrait, j’entendis la porte s’ouvrir, je levai les yeux, je restai
pétrifié.
C’était elle! Oui, dans l’embrasure de la porte, c’était bien elle,
mon ancienne Rose épanouie, pâle, amaigrie, flétrie!
Najat DIALMY, docteur ès lettres, est professeur de littérature française au
Centre Régional des Métiers de l’Education et de la Formation ( CRMEF)
de Rabat.
En plus de ses travaux sur la littérature française et maghrébine
d’expression française,elle mène des recherches en sciences de l’éducation
et l’enseignement du français langue étrangère. Elle est également co-
directrice de la revue Etincelle, revue de la filière langue française au
CRMEF de Rabat
Parmi ses publications : un essai Fiction et argumentation, pouvoir de la
fiction et stratégies narratives aux éditions européennes universitaires
(2011) et un recueil de nouvelles Amères tranches de vie (Rabat Net 2012).
Fin
65
Le cantique des
motsElkourti Elmehdi
Dans une petite pièce, sans grand confort, Jean se réveilla avec
une gueule de bois. Les souvenirs vagues et imprécis de sa soirée
bien arrosée fusaient de plus belle dans son esprit. Sa gaieté de
trinqueur se transformait, à la souvenance d’hier, en mal-être
angoissé.
Dans un coin de son cerveau, il radotait la même scène. Dans
l’agréable terrasse du fumoir, l’un des cafés qui se situent aux
abords du Louvre, son éditeur, mal à l’aise, avouait :
	 — Nous ne pouvons pas retenir votre texte pour
publication.
En même temps qu’il prononçait ces mots, il se pencha, prit sa
serviette qui ne le quittait jamais et en sortit un gros manuscrit
qu’il posa bruyamment sur la table. Robert le tendit à Jean. S’il
avait pris la peine de le rencontrer – et c’était inusuel –, c’était
pour la seule raison qu’il avait publié son premier livre ; un roman
qui ne connut guère de succès dans les librairies. En donnant des
signes d’impatience, il reprit en se levant :
	 — Nous espérons que vous trouverez rapidement un
éditeur sensible à votre texte.
Dépité, Jean sirota ce qui restait de son café et s’empressa de
66
commander un verre de single malt. De verre en verre, il se disait
qu’il aurait mieux fait de prendre tout de suite une bouteille.
Et puis, un mutisme plénier prenait le dessus quant à la suite de
sa soirée. À l’origine un fleuve déchainé, le murmure de son
angoisse s’apaisait. Son cours impétueux se figeait. Une mare
calme et sans agitation le remplaçait.
C’était le printemps, mais tout indiquait l’hiver. Une humidité froide
et pénétrante l’enveloppait. Sans aucune énergie, il s’attarda à
sortir entièrement du lit. Ses yeux étaient gonflés et sans éclat, sa
barbe foisonnante et mal entretenue. En touchant de ses pieds
nus le plancher en bois, il se rendit compte qu’il n’était pas chez
lui. Ses yeux parcouraient les murs de la petite pièce. Ils étaient
couverts de feuilles blanches.
La mare calme remuait, moutonnait. Partout où ses yeux
se posaient, des pages immaculées faisaient remonter un
apeurement qu’il connaissait. L’angoisse de la page blanche.
Pendant l’écriture de son dernier livre, elle l’avait accompagné.
Toute idée lui paraissait systématiquement mauvaise. Les mots
étaient laids, inesthétiques, un chant criard et dissonant.
Il se précipita vers la porte de la pièce. Elle était entrouverte. Il l’a
poussa. Ses pieds foulèrent une pelouse d’un beau vert. Au ciel, le
soleil frayait avec la lune. Des étoiles scintillantes les entouraient.
Les yeux hallucinés de Jean s’obstinaient à clignoter. À chaque
battement de cils, il espérait entrevoir une autre scène.
La scène d’un rêve.
Il se pinça pour s’arracher à cet onirisme, se retrouver à Paris, dans
son lit. Une femme qui semblait surgir de nulle part l’apostropha
et révéla l’inanité de son entreprise. Elle était grande, mince et
très vieille. Tout en elle sortait de l’ordinaire. Elle portait une robe
en toile d’argent incrustée de joyaux.
	 — Qui êtes-vous ?
	 — Je suis une très vieille dame. Si vieille que je ne me
rappelle plus comment je suis venue au monde.
Jean la regarda, perdu. Dans un discours quelque peu confus, il
articula :
	 — Ou suis-je ?
	 — Tu es à la quête d’une trace : ma trace.
Jean n’entendait qu’un bourdonnement sourd, un roulement
67
confus. Il releva ses yeux perplexes vers l’immensité du firmament.
Une sensation de légères piqûres sur la peau l’arracha à son
désarroi.
Jean roula des yeux. C’étaient des mots, en chair et en os (ou de
préférence en lettres). Ils le piquaient, telles des cailles picorant les
miettes d’un festin. Certains glissaient sur sa peau, l’effleuraient.
D’autres s’y déposaient comme des auto-collants. Jean battit
l’air avec ses bras pour essayer de les chasser.
« Soleil », « Lune », « cruel », « voir », « le », « qui », « sur », « beaucoup»
et d’autres mots encore tombaient.
Un sourire malicieux se dessina sur les lèvres de la vieille femme.
Elle toussota avant de reprendre avec sa voix paisible et douce.
	 — Quelle mouche te pique ? Ils se proposaient de te
raconter une histoire. Tu es un homme de plume, un homme de
lettres, un homme qui aime assez les histoires pour avoir envie à
son tour d’en écrire.
Le bruissement des ailes des mots tombés parvenait aux oreilles
de Jean. Dans un vrombissement léger, ils se déposaient sur une
feuille blanche que tenait la vieille femme. Jean prit la feuille ou
s’alignaient des pattes de mouches.
« Un jour, le Soleil dit à la Lune : « Ma chère amie, nous avons beaucoup trop d’enfants, qui
nous causent bien du tourment, mangeons-les ! ». La lune, songeuse, répondit : « Je suis du
même avis, mais ce serait cruel et atroce de manger ses propres enfants. Envoie-moi chaque
jour un des tiens, et je te ferai servir en retour, un des miens. »
Le soleil approuva et envoya à la Lune dès le lendemain un de ses fils. Elle n’y toucha pas, le
recouvrit de peinture et le renvoya au Soleil. Ce dernier, n’étant pas sur ses gardes et croyant
qu’il s’agissait d’un enfant de la Lune, le mangea.
Ainsi firent-ils tous les jours… Et le Soleil perdit tous ses enfants. La lune, par contre, conserva
tous les siens. C’est pourquoi tu peux voir, le jour, le Soleil seul au firmament, tandis que la
Lune, la nuit, est entourée de sa nombreuse progéniture d’étoiles.»
À mesure qu’il lisait, la scène se jouait devant lui. À l’issue de sa
lecture, seul le soleil montrait à l’horizon sa face éblouissante.
Devant le visage épaté de Jean, la vieille femme s’exprima :
	 — Libère-toi des chaines de ton esprit. Les mots sont
puissants. Ils apitoient, séduisent, blessent. Les mots possèdent
une capacité d’action propre sur la réalité. Ils ne servent pas
68
à seulement décrire les choses, mais permettent aussi de
transformer la substance et la vie. L’écrivain est un «Homme»; il
exprime la réalité du monde. L’écrivain est un « artiste » ; il sait
dévoiler la réalité profonde. L’écrivain est un « magicien » ; il
transfigure la réalité pour mieux la dévoiler.
Les mots se décollèrent de la feuille et s’envolèrent. Jean les suivit
du regard jusqu’à ce qu’ils disparaissent à l’horizon.
	 — Viens ! Nous allons les talonner.
Au terme d’une marche de quelques minutes, ils arrivèrent
devant une ville. Une belle plaque métallique d’entrée de ville
annonçait : « La ville des mots ». Un livre volumineux les accueillit :
	 — Bienvenue à la ville des mots.
	 — Mais c’est funambulesque ! Soliloqua Jean.
Les pages du livre épais tournoyèrent.
	 — Funambulesque : relatif au funambule, à l’art du
funambule. Sens figuré – qui a un caractère étrange, bizarre.
Déclama-t-il.
	 — C’est le dictionnaire. Il est le portier et le mainteneur de
la ville. Avoua la vieille femme.
S’il n’est pas de pratique courante de parler avec un dictionnaire,
le reste n’était pas moins bizarre. C’était une vraie ville, avec des
rues, des maisons, des jardins, des fabriques et des cliniques. Ses
rues, toutefois, n’étaient parcourues que par des mots.
Quelques-uns marchaient de façon rigide. « Loi » et « Rigueur »
se déplaçaient ensemble, chacun ayant son bras accroché à
celui de l’autre, l’air sévère. « Norme » et « Convention », en chefs
de file, précédaient d’autres termes qui se mouvaient en file
indienne. De but en blanc, d’autres mots dissipèrent ces rangs.
Ils étaient joyeux, hilares et enjoués. « Libido », « impulsion » et «
érotisme » pirouettaient comme des danseurs incoercibles.
On l’oublie des fois – même souvent –, chaque mot est unique.
Chaque mot a son propre tempérament, une idiosyncrasie
particulière et une nature distinctive. Pensa Jean.
	 — Nous sommes dans le plus grand quartier de la ville.
Ses habitants sont les plus nombreux. Annonça la vieille femme
en montrant une plaque émaillée qui indiquait « le quartier des
noms ».
Les noms servent à désigner une chose, à la nommer. Il y a des
69
noms qui évoquent des choses matérielles et palpables comme
« table » et « avion » et ceux qui représentent des choses qui
n’existent que dans l’esprit, les sentiments par exemple : «amour»,
« joie », « jalousie »… Il y a aussi des noms qui baptisent les êtres :
ce sont les prénoms. Ils appartiennent à la catégorie des noms
propres. Ces derniers s’écrivent avec une majuscule et désignent
un être ou une chose unique : la tour Eiffel, Paris, Jean…
Ce quartier grouillait de noms qui champignonnaient, se
multipliaient ou venaient de tout bord : « algèbre » et « zéro »
provenaient de l’arabe, « pantalon » et « carnaval » de l’italien,
« vanille » et « sieste » de l’espagnol, « valse » et « vampire » de
l’allemand, « sport » et « record » de l’anglais. Il y avait même des
fabriques qui en confectionnaient des nouveaux en combinant
des mots différents.
Juste à côté de ce quartier, dans une rue peu fréquentée, se
trouvait une autre catégorie de mots : les déterminants. « Le », «
la », « une », « cette », « mon » trainaient dans le coin.
	 — Ils sont inutiles. Ne trainons pas trop ici. Lâcha Jean.
En retour, Jean reçut une lettre d’honneur de « cette ». Les autres
déterminants semblaient blancs de colère et imitèrent le geste
obscène de leur camarade.
	 — Leur tâche peut paraitre simple, mais elle est
déterminante. Ils donnent une information sur le nom. Ils
précèdent le nom et informent sur son genre et son nombre. Ils
indiquent si le nom est général ou spécifique, s’il est présent ou
absent, s’il y a un lien de possession avec la personne qui parle
ou une autre personne. Objecta la vieille femme.
Ces mots avenants semblaient atténuer la colère des
déterminants. Ils reprirent le chemin du quartier des noms pour
leur occupation quotidienne : se promener avec eux. Jean
décida de s’intéresser à leurs va-et-vient.
Il marcha sur les talons de « la » qui rejoignait « chaise ». Ensemble,
ils partirent à l’une des nombreuses cliniques de la ville. Les
cliniques étaient tenues par les adjectifs.
	 — Le nom « chaise » est malade ? demanda Jean.
	 — Entrons ! Tu verras. Répondit la vieille dame.
Ensemble, ils franchirent le seuil de la clinique. Le nom « chaise »
parlait au chirurgien plasticien.
70
	 — Je veux remodeler mon aspect. Je veux être plus belle,
plus originale.
	 — Je vais vous proposer quelques opérations qui vous
enjoliveront. Répliqua le praticien avec un air pincé. Voici une
série d’adjectifs qui vous correspondraient.
Le nom « maison » agitait la tête d’un air perplexe devant
l’étendue du choix. Les adjectifs dansaient autour de lui,
aguicheurs et enjôleurs. Chaise « berçante », chaise «électrique»,
chaise « longue », chaise « gestatoire », chaise « pliante » ?
Après quelques minutes, le nom « maison » arrêta son choix sur
le qualificatif « pliant ». Très content de sa sélection, il répéta à
l’article « la » :
	 — Ah, mon siège et mes pieds peuvent se replier
maintenant. Je peux dorénavant être facilement rangée ou
déplacée.
	 — J’espère que tu le garderas plus longtemps que le
dernier.
	 — Ah, ne me le rappelle pas ! Chaise haute. Un très
mauvais choix. Les jeunes enfants me salissaient avec leurs repas
dégoulinants.
Le praticien invita le nom « chaise » à entrer au bloc opératoire.
Peu de temps après, il sortit accompagné de son adjectif
accordé : chaise pliante. Le « e » final scintillait de tout éclat.
La chirurgie esthétique est monnaie courante chez les noms.
Disciplinés et obéissants, les adjectifs s’accordent volontiers avec
les noms qu’ils qualifient. D’où leur commerce florissant. Certains
consentaient à des changements radicaux. Fou qui devient folle,
beau qui devient belle ou vieux qui devient vieille.
Jean rencontra d’autres noms qui sortaient de la clinique : une
table ronde, la veste noire, cette voiture rapide.
	 — Nous allons rapidement traverser le quartier qui va
venir. Il est mal fréquenté et dangereux. Notifia la vieille femme.
En le traversant, Jean comprit pourquoi. « La chaise pliante » qui
le parcourait aussi fut victime d’une attaque violente. Elle fut
avalée par « celle-ci ». Un autre nom, précédé par son article,
passait tranquillement, « les femmes ». Ils furent avalés par «elles».
	 — C’est le quartier des pronoms. Ce sont des mots
qui remplacent le nom. Leurs formes et places sont variées et
71
complexes. Ils ont un rôle très important : ils sont utilisés pour éviter
la répétition. Allongeons le pas !
Au bout de ce quartier se dressaient quatre grands édifices.
Devant la porte du plus grand des quatre immeubles, deux mots,
« frapper » et « garder » mettaient brutalement le mot « aller » à
la porte.
	 — C’est le quartier le plus animé de la ville ; le quartier
des verbes. Ce sont les verbes qui font avancer la phrase, qui
lui donne vie et mouvement. Ici habitent tous les verbes que tu
peux imaginer. Cet immeuble est celui des verbes en –er. À de
rares exceptions, ils sont très accueillants. À chaque fois qu’on
veut créer un nouveau verbe, on le construit sur ce modèle. Par
exemple : scanner, tchater. Mais je les comprends, ils n’aiment
pas trop la disparité et la dissemblance.
Jean remarqua les verbes finir et rougir qui sortaient du deuxième
immeuble et les verbes attendre et rendre qui entraient au
troisième.
	 — Et ce quatrième immeuble. Qui y habite ?
	 — Ah, ici habitent les verbes à problèmes. Regarde
mouvoir et acquérir qui viennent de sortir.
	 — Le verbe aimer aussi ?
	 — Non, pourquoi ?
	 — Et ben plus compliqué, on ne peut pas trouver. Son
passé n’est jamais simple, son présent n’est qu’imparfait et son
futur toujours conditionnel.
	 — Ah, tu aimes les jeux de mots et les traits d’esprit. La
suite te plaira alors. Nous allons écourter notre visite. Les autres
quartiers attendront. Nous devons nous rendre au stade. Dans
quelques instants commence la compétition annuelle des
calembours, contrepèteries et autres jeux de mots.
Le stade était une construction d’une architecture attrayante.
Un toit en ellipse protégeait les sièges sans couvrir l’air de jeu. En
y pénétrant, les milliers de mots qui assistaient à la compétition les
reçurent avec de chauds applaudissements.
Les haut-parleurs du stade carillonnaient : « Nous souhaitons la
bienvenue à La Langue Française qui nous fait l’honneur de
présider nos jeux annuels ». La vieille femme leva la main et salua
en retour les spectateurs devant la mine amusée et surprise de
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  • 1.
  • 2.
  • 3. 3 Auteurs à 100% éditeurs de Talents 2015 Nouvelles de 17 des plus belles plumes francophones du Maroc 17 Auteurs engagés à 100% pour le droit des enfants à la scolarisation et à l’éducation
  • 4. 4 Dépôt légal : 2015MO0535 ISBN :978-9954-34-985-4 Editeur de Talents – Casablanca – Maroc éditeurdetalents@gmail.com www.facebook.com/auteursa100pour100
  • 5. 5 Quelques mots de Najate Limet Fondatrice – Présidente d’EMA Maroc Cela fait déjà 9 ans que l’aventure d’EMA se poursuit. EMA c’est un combat contre l’inégalité des chances, pour l’accès à l’école et au savoir. L’état de notre monde actuel, les évènements tristes et injustes qui nous ont secoué ces derniers temps montrent que la lutte contre l’ignorance et l’obscurantisme sont indispensables, l’intégrisme offrant à ces fléaux un «terrain de jeu» sans fin. Le projet « Bouquiner au Maroc » est un des moyens d’offrir à ces enfants la possibilité d’échapper à l’endoctrinement, par la religion, la politique et leur permettre de lire.... C’est tout simplement leur donner la liberté de penser, de rêver, et de grandir, d’une part, et d’être partie prenante à changer ce monde d’autre part. « C’est l’ignorance, et non la connaissance, qui dresse les hommes les uns contre les autres. » Kofi Annan Auteur à 100% en est un magnifique exemple. Ce livre que vous tenez dans les mains est le résultat d’une prise de conscience et d’un engagement fort de 17 écrivains francohone qui se sont
  • 6. 6 mobilisés sur un appel de Réda Dalil, journaliste et écrivain du roman Le Job – prix la Mamounia 2014, et dont Philippe Broc, homme de communication et éditeur s’est chargé de mener ce très beau projet Les résultats de l’opération seront directement consacrés aux ateliers d’écriture, et au développement du projet « Bouquiner au Maroc » dans plusieurs écoles à Casablanca. Votre soutien est le moyen de se battre pour la promotion de lecture pour tous. Merci à ces Auteurs à 100% pour leur engagement et à vous chers lecteurs pour votre soutien. Najate Limet Dessin de Saïd « Quand je lis, je rêve,» Saîd, huit ans, CE2.
  • 7. 7 Quelques mots de Réda Dalil Auteurs à 100 % est né d’un réflexe. C’est en prenant connaissance du projet : 13 à table, recueil de 13 nouvelles offertes par quelques unes des plumes les plus célèbres de France, au profit des Restos du coeur, que j’ai pensé inviter mes amis écrivains à mener une action du même acabit. Les prémisses étaient simples : Nous calquerions le modèle français en faisant contribuer 13 signatures marocaines au bénéfice d’une cause humanitaire. Poussant le mimétisme à son extrême, j’avais tracé comme objectif au projet de permettre, via les recettes dégagées de la vente du livre, la distribution de f’tours gratuits lors du prochain mois de ramadan. J’ai alors posté un appel sur Facebook à travers lequel je proposais à mes amis écrivains de s’impliquer. Je m’attendais, certes, à ce que ma sollicitation ait un écho positif. Or, ce qui advint alla au delà de toutes mes prévisions. À l’unisson, mes camarades ont répondu «oui». Si bien que de 13 auteurs prévus à l’origine nous passâmes à 17. Restait à organiser la genèse du livre. Collecte des textes, suivi, correction, impression, distribution, logistique, conception et promotion… J’avais donc l’assentiment des écrivains les plus doués de leur génération, sans savoir comment concrétiser leur élan spontané. Le salut est venu de mon ami Philippe Broc. Éditeur de grande qualité (et de Talents), Philippe est en outre animé d’une profonde fibre humanitaire. Il se proposa spontanément
  • 8. 8 d’en assumer la réalisation de bout en bout. Au fil de nos séances de brainstorming, l’idée originelle évolua. Il s’agirait non plus d’offrir des repas gratuits à des personnes démunies mais de soutenir une ONG s’activant dans l’éducation et la scolarisation. Le choix fut porté sur EMA Maroc dont la fondatrice, Najate Limet, intervient au quotidien dans les écoles publiques en zones urbaines défavorisées. Soutenue par le ministère de l’Education, EMA veille, entre autres, à l’implantation de bibliothèques dans les classes primaires par le biais du projet « Bouquiner au Maroc ». Il était donc naturel qu’un recueil comme celui que vous tenez entre vos mains, serve à encourager la lecture chez les plus jeunes. L’association d’Auteurs à 100 % avec EMA faisait donc sens. À contrario de la mouture française, nous partions du principe qu’un écrivain n’est jamais aussi inspiré qu’en étant seul maître de son sujet et avons élu, Philippe et moi-même, de ne pas imposer un thème de composition à nos contributeurs. Le résultat, je dois l’avouer, dépassa toutes nos attentes. Dire que les auteurs ont donné la pleine mesure de leur talent est une litote. Les nouvelles dont vous vous délecterez en sont la preuve écrite. Je sais que vous trépignez d’impatience de dévorer les 17 textes que voici. Aussi abrégerais-je cette préface en adressant mes vifs remerciements aux 17 plumes sans lesquels ce projet serait mort-né et, bien entendu, à Philippe dont la motivation, la persistance et une bonne humeur inentamables ont permis de le mettre au monde... sans forceps. Bonne lecture et, je l’espère, à l’année prochaine…
  • 9.
  • 10.
  • 11. 11 La mort des imams Abdellah Baida Le quartier était en deuil et les habitants scandalisés. Hier soir, Brahim, l’imam agréable et bon vivant, fut trouvé chez lui gorge tranchée. Il n’était pas né dans le quartier mais il y était installé depuis une bonne vingtaine d’années. Tout le monde le connaissait et le respectait. Il habitait seul au rez- de-chaussée d’une modeste maison de deux étages et il n’eut jamais de malentendus avec les voisins. Il dirigeait les cinq prières de la journée et donnait des conseils à celui qui les réclamait. Le vendredi, ses sermons étaient brefs, modérés, ponctués de versets coraniques et de propos du prophète les plus consensuels. Il brossait généralement un tableau très optimiste de la situation de l’homme sur cette planète et insistait sur l’amour de Dieu pour ses créatures et sur la nécessité de la réciprocité de cet amour. Il recommandait alors à son auditoire de ne pas négliger les cinq piliers de l’Islam et de veiller au bien- être de son prochain. Les hommes doivent s’aider les uns les
  • 12. 12 autres, martelait-il. Il évoquait aussi des questions pas forcément religieuses comme la propreté du quartier, l’éducation et la scolarisation des enfants, l’obligation d’éviter le gaspillage de toutes les richesses individuelles ou collectives offertes par la générosité d’Allah. Il prônait un civisme de tous les jours. Son discours était vraiment loin de ces prêches d’où jaillissaient le feu de la géhenne et les menaces à tout bout de champ. Il était rassurant et réconfortant, inspirait une grande quiétude à son auditoire. On le voyait parfois en train de discuter brièvement et calmement avec les différents habitants du quartier qu’ils soient jeunes ou vieux, turbulents ou doux. Bref, c’était un Imam qui à l’unanimité décrochait l’admiration. Le sentiment d’indignation engendré au sein de la population par sa mort faisait également l’unanimité. C’était lors de la première prière de la journée que son absence fut remarquée. On regrettait la situation mais on ne s’en formalisait pas plus. Certes il vaut mieux faire sa prière derrière un imam professionnel que derrière un amateur, mais les accommodations sont recommandées par la religion. Puis, le choix d’un imam sur cette terre d’Allah n’était pas si compliqué; peu importait son itinéraire, on n’exigeait de lui que d’avoir appris le livre sacré par cœur et de connaitre quelques propos et actes du prophète pour servir de modèle. Aucun diplôme n’était requis. Sous d’autres cieux, chez les chiites notamment, un imam est un vrai guide spirituel et sa force majeure résidait dans son infaillibilité. On le plaçait quasiment au rang du prophète. Ce n’était pas le cas ici. C’était donc, ce jour-là, un retraité d’une assiduité remarquable dans l’exercice de ses prières qui prit la relève et remplaça l’imam. Ce n’était pas la première fois que ce dernier
  • 13. 13 s’absentait mais, en tout et pour tout, il avait dû laisser son poste vacant une dizaine de fois et les raisons étaient généralement connues à l’avance. Le retraité en parla au voisin de Brahim qu’il croisa au marché. Celui-ci, il s’appelait Ali, promit de se renseigner, de passer lui dire bonjour et voir s’il n’avait pas besoin d’aide. La maladie était la raison à laquelle tout le monde pensait spontanément. Ali, à son retour du marché, sonna chez Brahim. Rien. Il répéta le même geste plusieurs fois. Et toujours rien. Ali monta chez lui; il habitait le premier étage de la même maison. Il avait décidé de redescendre plus tard pour tenter une deuxième fois d’entrer en contact avec son voisin. Quand il descendit, après avoir sonné plusieurs fois en vain, il tourna la poignée et la porte s’ouvrit. Intrigué et surpris, il avança doucement en criant à haute voix le nom de l’imam. À peine fit-il quelques pas qu’il découvrit Brahim gisant dans une mare de sang. Il avait été sauvagement abattu; égorgé avec un couteau et poignardé au niveau de la poitrine. Ali eut un haut le cœur et recula. L’inspecteur Driss qui mena l’enquête était touché par la sincérité de l’indignation que suscitait ce meurtre chez tous les riverains. Il interrogea des dizaines de fidèles qui fréquentaient la mosquée. Il fouilla dans toute la maison et dans le voisinage. Il secoua les loubards du quartier et ceux des environs. Il écouta attentivement tous les détails fournis par ses indics. Aucun mobile, aucune piste. Trois jours plus tard, il se produisit un meurtre semblable dans le quartier voisin. La victime était aussi un imam. Il avait à peu près le même profil que celui de Brahim. Un gars sympa et modéré sans histoires particulières, il faisait bien son boulot, il était
  • 14. 14 apprécié par la population et il vivait seul. C’était également à peu près le portrait d’un troisième imam qui fut assassiné dès le lendemain. Au début, c’étaient des meurtres ignobles que tout le monde dénonçait, comme d’habitude. Soudain, on s’aperçut que toutes les victimes étaient des imams. Les meurtres ignobles devinrent des meurtres énigmatiques. Le traitement changea. À partir de ce troisième meurtre, le trouble s’installa d’abord dans les rangs des imams. Ils se posaient une multitude d’inquiètes interrogations sans réponses. La presse ne tarda pas à s’en mêler et à établir les liens entre les trois homicides; les manchettes s’emballaient: «Qui veut la peau des imams?»; «On assassine l’Islam »; «Qui veut stopper la prière?»; «Le serial killer des mosquées»; «Imams dans la ligne de mire du Mossad?»; «Est-ce une réaction aux attentats en Europe?»; «Occident Vs Imams?»; «Les martyrs de la prière»; «La boucherie des imams»; «Stupeur et tremblement dans les rangs des imams»; «S.O.S. Religion en danger!» … La panique s’installait de plus en plus et la rumeur amplifiait le nombre des cadavres découverts. Ce n’était plus trois morts mais une dizaine puis une vingtaine, voire plus. Selon certaines sources incertaines mais dignes de foi, dix autres imams auraient été tués depuis déjà un mois dans une autre ville et personne n’en parlait; les autorités seraient fort probablement de mèche avec les ennemis de la religion, elles cacheraient la vérité. Des pétitions commençaient à circuler, pour dénoncer, pour être solidaire, pour protéger les imams, pour réclamer le droit à l’information, pour «Unir la Nation», pour «arrêter l’hémorragie ou l’imamologie» comme osa l’écrire un journal satirique… Même
  • 15. 15 des sit-in s’organisaient devant la principale mosquée de la ville et en face du parlement. Une mobilisation sans égale se mettait en place. Des instructions vinrent d’en haut pour mettre le pays sur le pied de guerre. Tous les moyens nécessaires devaient être affectés afin d’élucider cette inextricable affaire et pour garantir la sécurité des imams. Plusieurs équipes du ministère de l’intérieur et des agents des Renseignements Généraux furent dédiés à ce dossier qui devint une Priorité Nationale. À quelques exceptions près, la plupart des imams vivaient dans des situations très modestes, habitaient dans des logements violables à merci par le plus amateur des cambrioleurs. On les plaça alors dans des résidences chics et modernes hautement sécurisées. On mettait à leur disposition tout le confort nécessaire. Les plus influents et les plus proches des hautes sphères du pouvoir étaient même escortés pour partir accomplir leur travail ou pour d’autres déplacements. Ailleurs, dans plusieurs mosquées du pays, personne ne voulait plus assurer la tâche d’imam et les gens accomplissaientleurdevoirreligieuxchezeuxouensebousculant pour être tous dans les derniers rangs; les premières rangées des salles de prière dans les mosquées paraissaient comme des zones minées. On les surnommait «la place du mort». On assistait aussi à un curieux phénomène: beaucoup d’imams se convertissaient dans des métiers précaires. Ils avaient troqué la djellaba blanche contre des joggings de marque, de contrefaçon évidemment, et s’étaient rasés la barbe pour devenir marchands ambulants, cireurs de chaussures, balayeurs de rues, vendeurs de quatre saisons, gardiens d’immeuble, écrivains publics ou guérisseurs… Quelques-uns avaient carrément quitté la ville en douceur pour se réfugier dans leur village natal et s’occuper d’un maigre lopin de terre dont ils avaient presque oublié l’existence.
  • 16. 16 La rumeur, quant à elle, continuait son petit bonhomme de chemin dans les esprits comme dans les médias et prenait de l’embonpoint. Plusieurs journalistes, en manque de sujets passionnants, tournaient en boucle autour des mosquées en espérant décrocher un scoop mais ils n’arrivaient à avoir aucune information certaine. Même des équipes de télévision lourdement armées d’une technologie audio-visuelle dernier cri avaient été dépêchées vers les lieux qualifiés de «très sensibles». Elles rentraient bredouilles dans leurs locaux, les bobines chargées avec des images de minarets, des vidéos ayant filmé les coins et les recoins des différents murs des mosquées et des personnes entrant et sortant de ces espaces sacrés, des propos collectés dans la rue laissant entendre la frayeur injustifiée des habitants… Toute cette récolte chamarrée était diffusée dans le journal de vingt heures, commentée d’une voix grave débitant un laïus qui baignait dans des généralités sidérantes nourrissant le spectre insaisissable. Driss qui n’était qu’un modeste inspecteur de police avait été dessaisi de l’affaire dès que le dossier avait commencé à prendre de l’ampleur. Il était cependant trop curieux pour oublier complètement cette histoire et tourner la page comme on lui avait intimé l’ordre de le faire. Toute cette rumeur qui sillonnait la ville, voire le pays, l’empêchait de dormir. Il prit alors les chemins non balisés et non autorisés. Il s’imposa une insensibilité à tous les tintamarres et commença à chercher les faits. Or, les faits, il n’y en avait pas des masses. Il avait été en contact direct avec les deux premiers cadavres et avait épluché les identités des deux imams. Certaines ressemblances l’avaient intrigué. Les deux victimes n’avaient pas de vie familiale, elles s’étaient toutes installées dans la ville à peu près à la même époque, il y a une vingtaine d’années. Leur vécu auparavant était totalement
  • 17. 17 ignoré par les habitants qui les connaissaient. Pour la majorité des gens et pour les enquêteurs désignés, le lien entre les différents meurtres résidait dans le métier des victimes. Driss accordait plus d’importance à d’autres similitudes. Il y avait là comme une odeur qui l’avait frappé en arrivant sur les lieux des deux premiers crimes. Il n’avait pas pu accéder à la maison où avait été commis le troisième meurtre; c’était le jour même où il avait été dessaisi du dossier. Il voulait partir flairer les lieux mais il ne put avoir l’autorisation. Il apprit quand même une information qu’il considérait comme capitale: les coups de grâce se situaient dans les mêmes parties du corps pour la troisième victime. Absorbé par ses méditations, Driss trainait un soir sans but précis dans ces quartiers populaires où les crimes avaient été commis. Au tournant d’une ruelle, il tomba sur des jeunes assis dans un coin sombre en train de fumer. Un spectacle ordinaire et banal. Les émanations du shit parvinrent jusqu’à ses narines et réveillèrent un souvenir du fin fond de sa mémoire olfactive. L’odeur qu’il avait sentie dans les maisons des deux premières victimes n’était autre que celle du haschisch. Son esprit avait refusé d’associer les imams à la drogue, d’autant plus qu’il n’y avait pas de trace de cette substance dans les deux maisons. Tout était bien nettoyé et la maison impeccablement rangée, ce qui était un peu étonnant pour des célibataires. Il associa cette révélation avec les déclarations d’un de ses indics qui lui avait assuré avoir vu l’imam plusieurs fois avec des dealers. Ceci ne l’avait pas trop intrigué au début; c’était dans les prérogatives des imams de ramener les brebis égarées vers le droit chemin. Maintenant d’autres interrogations s’imposaient: les trois imams seraient-ils les plaques tournantes pour le trafic de drogue dans la ville? Etaient-ils victimes d’un règlement de compte comme on en voyait souvent dans les milieux des stupéfiants? Driss se
  • 18. 18 souvint d’un détail qu’il lui restait à vérifier: comment avaient été tuées les dernières victimes dans les affaires de drogue traitées au niveau de la ville? Il pensa alors à une de ses connaissances qui travaillait dans la brigade des stupéfiants. Un gars louche pour qui il avait peu d’estime mais il n’avait pas d’autres contacts dans ce service et il était urgent d’avoir une précision. Il décrocha son téléphone, appela et expliqua ses doutes, ses hypothèses ainsi que sa volonté d’examiner ce détail. Son interlocuteur ne pouvait lui donner une information exacte pour le moment, il fallait recourir aux dossiers pour avoir des certitudes. Il était tard et le collègue de la brigade n’était pas au bureau. Rendez-vous fut fixé pour la première heure. Le lendemain Driss fut découvert mort chez lui, égorgé et poignardé au niveau du cœur. Aucun lien avec les imams. Abdellah BAIDA, docteur et agrégé de littérature française il enseigne à l’Université Mohamed V de Rabat. Essayiste, nouvelliste et romancier marocain, il a publié en 2007 Les voix de Khair-Eddine aux éditions Bouregreg et dirigé l’ouvrage Mohamed Leftah ou le bonheur des mots, paru en 2009 aux éditions Tarik. En 2011, paraît Au fil des livres, recueil de chroniques littéraires, chez La Croisée des chemins & Séguier. En 2012, Abdellah Baïda s’est vu décorer des insignes de Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres de France, après avoir été décoré en 2007 des Palmes Académiques. Le dernier salto, son roman paru chez Marsam en 2014, a reçu le prix Grand Atlas dans les catégories «Culturethèque» et «Étudiants ». Fin
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  • 21. 21 À l’enfant qui va naîtreLamia Berrada-Berca Talalit balaye. Elle range. Fait la vaisselle. Rit. Ca ne l’empêche pas de rire. Rire aux éclats. Puis la mère un jour vient. Elle s’approche d’elle tout près. Plus près que d’habitude. Entre deux éclats de rire qui rompent l’espace de silence où elles sont rangées côte à côte. Elle lui dit, On part. Partir où ? Elle répète Range, tes affaires, on part. Talalit pense que la mère a trouvé un mari. Quelque part. Un de ceux qui restent. Qui ne partent pas en disant qu’ils reviendront. Et qui finalement ne reviennent qu’une fois l’an. L’été. Et puis qui après la saison d’été ne reviennent plus pendant des années. Au loin, on le sait, ils finissent toujours par trouver une femme à voir tous les jours, à avoir près de soi chaque nuit. La brûlure du pays s’en va se loger
  • 22. 22 quelque part où on l’oublie. Avec l’image de la femme qu’on avait dans son porte-feuille et qui se transforme lentement en photo jaunie. Talalit baisse la tête et ne rit plus. Dit, Oui maman, je range et on part. Elle pense : Peut-être bien qu’il y a un homme qui l’attend? Qu’il n’y a pas que les femmes, qui attendent? Peut-être... C’est comme ça, le premier arrachement. À huit ans. Un, puis un autre, puis encore un... La vie pousse devant ceux qui s’arrachent, chaque fois, de peur que les choses ne les retiennent. Elle est comme ça, la mère. Et on part. Le grand taxi qui bringuebale, les affaires qui débordent de partout... Si bien qu’il n’y a plus de paysage autour. Et son chagrin enfoui profond en elle... Très vite les grands arbres disparaissent. La route qui se déroule devient lentement chemin d’incertitude. Là-bas on y est, maintenant. On ne repousse plus le lieu dans les recoins sombres de l’inconnu. On y est, dans le béton dur et froid. Avec des voisins à tous les étages. Dans ce ‘’là-bas’’ qu’on refusait d’imaginer. Et la ville se dresse. Son corps remplit l’espace violemment. La ville est poussière. La ville est bruits. La ville étouffe les rires. La ville fait rouler dans les yeux de sa mère des colères nouvelles. Maintenant elle grogne contre la vie chère. Pleure un peu, en silence, quand elle se sait à l’abri du regard de la petite. Elle dit, chaque fois, On s’en sortira. Elle le répète sur un ton sans réplique. Mais la voix s’éraille dans le rauque. Une seule
  • 23. 23 certitude : ne pas rompre. La vie se délite lentement, le quotidien manque d’horizon, il n’y a plus les arbres qui secouaient autrefois leurs rires dans le vent. Il y a elle, la mère, qui se damne pour espérer boucler le loyer. Et que la douleur fait tenir debout. Talalit, on lui demande pas son prénom, le premier jour à l’école. On lui en donne un autre, Naïma. Et on lui demande, D’où tu viens ? C’est une question bizarre. Hérissée. Les regards qui la posent, ceux des bouches qui parlent, et ceux des bouches demeurées closes, cherchent, ensemble à lui soulever la peau, mais elle s’en fiche. On ne l’atteint nulle part. Elle n’est nulle part. Elle vient de nulle part. Ce qu’elle est? Une question à laquelle on ne cherche pas à répondre. Plus tard elle apprendra ce que son silence a ouvert comme horizons, pour certains. Mais plus tard, c’est dans longtemps. Aujourd’hui elle est dans un lieu qu’elle ne nomme pas. Et ceux qui l’accueillent ne la nomment pas non plus. Elle est dans un non-lieu de la parole. Elle se demande combien de temps elle pourra vivre “dedans”. Occuper le temps, occuper l’espace... Et le temps lui-même qui devient un espace. Là-bas, on disait simplement “vivre”. Cela suffisait. Tous les soirs elle rechigne. Devoirs en souffrance. Se demandant quoi faire de l’écriture. De toutes ces phrases qui la démangent. Et des ratures qui s’entortillent dedans. Alors elle dessine des arbres dans la marge. Et fera bien sûr jusqu’au bout le devoir. Seulement, on ne voit que les arbres qui poussent à côté... Ils veillent la fatigue, le soir qui tombe, les journées qui s’envolent, les désirs de forêts oubliées.
  • 24. 24 Tout un pan de vie tenu entre les marges étroites et sombres d’un cahier qui songe. Le jour arrive où le fil des choses à la fin se casse. Pas comme les points qu’on met aux phrases du cahier. Comme des silences qui viennent trouer la page de part en part. C’est comme si elle savait que ce moment arriverait. Celui où la mère s’envole. Parce qu’elle le tient enfin, le mari, qui lui tiendra chaud la nuit. Parce que Talalit-Naïma a dix-sept ans et qu’elle “saura”, oui, elle saura faire, maintenant. C’est le temps qu’elle travaille elle aussi. Et la mère dit vrai. Elle s’envole d’un coup. Comme ça. Talalit-Naïma revoit encore la silhouette fragile d’un corps de femme vieilli traverser sans se retourner l’embrasure d’une porte. La vie, c’est comme une voiture, Talalit ! Regarde, Naïma! Son amoureux, c’est bien comme ça qu’on dit? Son amoureux fonce à toute vitesse, et elle, les cheveux aux vents, elle oublie ce qu’il y a derrière. Les arbres de son enfance, les cahiers où l’écriture avait de la peine à suivre les lignes, la ville en haute solitude, et la mère partie comme un oiseau qui se précipite hors de la cage. Elle voit sa vie dans le rétroviseur, qui s’échappe. Allons bon. Une voiture! Son amoureux est un peu crétin, mais on pardonne tout au premier. L’amour est toujours un peu crétin... Vingt ans c’est l’âge où l’on pardonne à ce qu’il y a derrière parce qu’on sait qu’on a encore des choses à vivre devant. Alors elle rit. Elle rit à nouveau, comme lorsqu’elle avait six ans.
  • 25. 25 Talalit n’a pas d’âge. Et la mère non plus. L’une devant l’autre, elles se font face. Puis s’embrassent. C’est comme si la chaleur de l’été revenait dans un souffle léger, avec les bruits que le vent fait dans le feuillage du saule qui borde l’oued. Longtemps qu’il n’y a pas eu de mots à se dire, l’histoire semble tarie. Dans le vide il y a autre chose pourtant que le silence. Il y a leur regard de femmes qui redessine à traits ténus le paysage d’une enfance. Tu la cherches, Talalit, et tu te heurtes aux regrets qui font du bruit dans la tête de la mère. Elle ne te laissera pas dépasser certains murs, tu ne sauras rien de ce que tu voulais tant savoir, et le vide qui la remplit peu à peu sera aussi bientôt le tien, il n’y aura que l’image du saule près de l’oued pour fixer les choses du passé, et elle ne te dira rien de ce qui l’a poussée à partir, chaque fois, comme si l’oued menaçait de déborder... Et Naïma se dit maintenant qu’elle a toujours rêvé de dépasser elle-aussi le visage imposant des montagnes qui entouraient le village, et qu’elle s’était jurée de découvrir ce qu’il y aurait un jour de l’autre côté. Et qu’elle ne saura pas... Ça. Ce qu’il y a, caché derrière un regard de mère... L’autre côté, elles y sont pourtant maintenant. Toutes deux. Avec la vie qui pousse la mère brutalement ailleurs, encore ailleurs. Là d’où l’on sait qu’on ne reviendra plus. Talalit prend la main de la mère et la pose sur son ventre arrondi comme une saison de printemps qui palpite. Chaude. Et douce. Les yeux de la mère se ferment, et demeure un sourire, sur la blancheur des draps. Talalit caresse l’endroit où s’est déposé sa lumière.
  • 26. 26 Lamia Berrada-Berca, autrefois prof de Lettres, a longtemps enseigné en région parisienne, animant entre autres des classes à projets artistiques. Née d’un père marocain et d’une mère française, elle écrit en ayant fait sienne cette phrase de Cioran : «j’habite ma langue». Son écriture explore le thème de l’enfermement, les failles minuscules qui se glissent dans l’espace de l’intime. Mais également les enjeux qui fondent notre rapport à la liberté individuelle. Auteure de 5 romans publiés entre 2010 et 2013 - dont “Kant et la petite robe rouge”, finaliste du Grand Prix des 5 Continents - elle a reçu le prix de l’Association des Ecrivains de Langue Française Maghreb-Afrique Méditerranéenne 2012 pour « Une même nuit nous attend tous », récemment publié en italien.“Guerres d’une vie ordinaire” est son 6ème roman, publié aux éditions du Sirocco en mars 2015. Fin Caresse douce et triste, un peu désolée, comme sur une feuille de papier d’école où il n’y aurait pas de dessin dans la marge... La vie s’en va. Elle revoit la longue route rouge de poussière, et le regard des enfants de son premier jour d’école fixés sur sa figure étrange, puis celui de la mère disparaître dans l’embrasure d’une porte à l’aube de ses dix-sept ans, et dans ce qui s’arrache d’elle les souvenirs continuent, par fragments, d’émietter leurs derniers débris de colère rentrée et de silences vagues comme une douleur qui s’apaise en chemin. Le voyage continue, Talalit. Elle sait, elle entend l’eau de l’oued chanter, elle entend le vent bruire dans les feuilles du saule... Il faudra trouver un nom, à l’enfant qui va naître.
  • 27.
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  • 29. 29 Et Ito FleuritMohktar CHAOUI … à l’enfance Il la contemplait avec amour. Elle le dévisageait avec compas- sion. Les cœurs palpitaient, chacun à son rythme. Une heure auparavant, il n’aurait jamais cru vivre un tel épa- nouissement. Une heure auparavant, elle n’aurait jamais imaginé passer à l’acte. Qui l’avait poussé à le faire? Elle se le demandait encore. Elle l’avait fait au cimetière, sur le monticule de sable qui avala le dernier mort. Elle l’avait fait avec M’barek, l’homme que tout le monde évitait, que toutes les femmes fuyaient, que tous les enfants charriaient. Il était laid, M’barek, trop laid. Son corps n’avait rien d’hu- main. Sa grosse tête, son large thorax, ses longs bras, ses petites jambes, le rapprochaient d’un gorille. Il aurait été la meilleure preuve de Darwin. Comme cela ne suffisait pas à son drame, il bégayait. On ne lui connaissait ni père ni mère. Il se trouvait là, à Anfou, dans ce douar perdu du Moyen-Atlas, suspendu à plus de deux mille mètres d’altitude et à des milliers de kilomètres de toute civilisation, où cohabitent les rochers, la poussière et les scorpions avec ce qui ressemble à des humains. Enclavé entre des montagnes hostiles, oublié du gouverne- ment, du régime et de Dieu, Anfou vit au temps des cavernes. Ses masures en pisé ou en pierres superposées, solidifiées par l’austérité et le dénuement, ne résistent ni au froid des hivers
  • 30. 30 ni aux canicules des étés. Celui qui y naît garde dans son cœur et sur son corps le sceau de la malédiction et de la déchéance. Dans cet espace excommunié, les chèvres broutent les pierres, les chiens déchiquettent les chats, les chats mâchent les rats, les rats rongent les scorpions, les scorpions dardent les hommes, les hommes piquent les femmes et les femmes crachent des nourris- sons désabusés. À Anfou, la misère est à perte de vue, la mort aux pas des portes. Personne ne donnait un âge précis à M’barek, personne ne se souvenait de sa venue. Tout le monde espérait son départ. Des morts, surtout des enfants, il y en avait tous les mois dans cette antichambre de l’enfer glacial. À chaque nouveau décès, M’barek accompagnait le cercueil et pleurait le mort comme s’il eut été un parent. Lorsque tout le monde rentrait chez lui, il restait au cimetière et baragouinait quelques syllabes qui n’appartiennent à aucune langue humaine. Il vivait seul, dans une grotte, sur le chemin du cimetière. À la tombée de la nuit, personne au douar ne s’aventurait dans cette direction. Trop de démons et de mauvais esprits jonchaient les recoins obscurs. Enfants comme adultes gardaient au fond d’eux-mêmes une peur bleue de cet endroit. Des histoires rocam- bolesques furent tissées pour dissuader quiconque de s’y aventu- rer. On y entendait souvent des pleurs et des hurlements, attri- bués aux esprits qui hantent les lieux. Seul M’barek apprivoisait ce monde maléfique. Au douar, par un accord tacite, le prénom de M’barek fut rayé de la mémoire collective. M’barek équivalait au maboul, au sauvage, au cannibale, au diable. Même les femmes qui portaient le prénom de M’barka demandaient à le changer. Ito fleurissait à peine. La beauté de son visage, la fraîcheur de sa peau, l’ondulation de sa chevelure, l’agilité de sa démarche, la douceur de son caractère contrastaient avec la laideur de M’barek, la raideur de sa tignasse et la rudesse de son tempérament. Par sa simplicité et sa félicité, elle rappelait à la populace de la bour- gade qu’il existe sur terre autre chose que la difformité, la vilenie, l’aigreur, les privations, les lézards et les scorpions. Son grand-père, son père, ses frères, ses voisins proches et lointains, cultivaient le vide, fumaient le désœuvrement, aspi-
  • 31. 31 raient la poussière, expiraient le désespoir et attendaient le grand départ. Leur seule subsistance leur venait de France, d’Espagne ou d’Italie, là où un parent trimait pour adoucir leur misère. An- fou, comme des milliers d’autres bourgs au Maroc, figure sur la carte topographique nationale comme un trou noir dans le cos- mos. Village fantôme habité par des fantômes. Cet été, comme chaque été, on fêtait le mariage d’une pubère avec un moribond. Ce fut le tour d’Ito. Elle ne broncha pas, n’émit ni son ni geste de désapprobation. Elle jouait encore à la poupée qu’elle s’était confectionnée avec des tiges et des fils de laines, pen- dant que le père et les frères marchandaient sa virginité. Elle sut à la fin de la journée qu’elle était mariée. Elle haussa les épaules. Le soir même, parce que le vieux zmagri devait partir en France, on lui présenta sa femme, à peine plus grande que son testicule malade. Il s’évertua à consommer son mariage mais n’ar- riva guère. Ito, allongée sur le dos, les jambes ouvertes, pensait à sa poupée. Le vieillard ruisselait de sueur; la pucelle frissonnait d’effroi. Le visage sexagénaire rougissait; la frimousse enfantine s’effarait. Le sexe du vétéran rapetissait; celui de la néophyte rai- dissait. Le vieux, époumoné, renonça. L’enfant, soulagée, soupira. Au petit matin, le mari exigea que la mariée ne sortît point de la maison et qu’elle attendît son retour pour les vacances de fin d’année. Le beau-père s’exécuta et Ito fut séquestrée dans la pri- son paternelle. L’hiver arriva. Il fut dur. Comme tous les ans, enfants et vieillards succombèrent au froid. On ne pleurait même plus les morts. C’était une attraction comme une autre. M’barek, fidèle à lui-même, les inhuma tous. Ito faillit y passer. Ce fut Mohand, son petit frère qui venait de naître, qui y laissa sa maigre existence. Le zmagri faillit à sa parole et ne vint pas pendant les vacances de décembre. Il oublia même d’envoyer la petite somme d’argent que le père et les frères se disputaient chaque fin de mois. On décida de libérer la jeune fille, tout en délimitant son espace de mouve- ment. Ito retrouva les poupées et les voisines et oublia qu’elle était mariée. L’hiver passa et emporta avec lui trente trois autres petits cadavres. La mort aime les chiffres impairs. Le printemps arriva, mais c’est une saison inconnue à Anfou. Là-bas, les quatre sai-
  • 32. 32 sons se réduisent à deux, hiver ou été, froid ou canicule, misère ou mort. Ito mûrissait vite. Les cerises de ses dunes rougeoyaient. Les tresses de sa chevelure valsaient. Les fleurs de sa libido écloraient. L’épicentre de sa féminité tremblait. Un feu inconnu brûlait ses essences. Elle se caressait, se dorlotait, jouissait. Chaque nuit, assoupie sur le matelas, elle fuguait sur le cheval de Brahim, le jeune qui lui faisait les yeux doux, mais n’osait pas l’apprivoiser. Ito se leva un matin, brava les interdits et se hasarda au- delà de l’espace permis. Elle croisa le corbillard d’un jeune, mort d’insolation cette fois-ci, et le suivit jusqu’au cimetière déjà grand pour un si petit douar. M’barek était présent, comme d’habitude. Il pleurait et bredouillait ses incompréhensibles syllabes. Le cortège se dispersa. Seuls Ito et le mort écoutaient les élucubrations de M’barek. Le soir, sur la grande place, une foule de curieux écoutait le caïd, flanqué de ses sbires. Avec ses menaces qui emboitaient le pas aux déclamations patriotiques, il les informa que le Grand Seigneur en personne, dans sa grande mansuétude, leur rendra visite bientôt. «Vous êtes bénis d’Allah, leur disait-il. Vous avez été choi- sis pour recevoir notre Grand Seigneur. Vous ne pouvez pas com- prendre la chance que vous avez, vous êtes incapables de mesurer votre privilège. Voici pourquoi, je suis ici aujourd’hui, pour vous apprendre à être dignes de cette visite divine, pour vous apprendre à mériter cette venue providentielle, pour vous apprendre à vous prosterner et baiser les chaussures sacrées. Vous n’étiez rien et voilà que vous accédez au panthéon de la gloire, du progrès et surtout de la bénédiction de notre Grand Seigneur, qu’Allah le protège des ennemis et des mauvais esprits… C’est un grand, un immense, un inoubliable événement dont vous serez témoins… Soyez à la hauteur de l’événement! Oubliez vos morts! Gare à celui qui en parle! Montrez du bonheur, de la joie… Mes subalternes que voici, vont rester auprès de vous quelques jours pour vous initier à l’art de la courbette et du baisemain. Soyez-en dignes! Soyez-en dignes! Ne me décevez pas, surtout pas, car vous savez de quoi je suis capable si je suis déçu… Qu’Allah vous bénisse et vive notre Grand Seigneur!» Dès que le caïd tourna le dos, le moqaddem et ses acolytes
  • 33. 33 se mirent au travail. Il fallait adoucir des faciès cendreux que des siècles d’oubli, de privations et d’humiliations ont solidifiés. Il fal- lait nettoyer et blanchir les dents noires des Anfouniens. Il fallait dérider leurs physionomies, leur apprendre à sourire malgré les bouches édentées, à exprimer la joie dans les regards, à parfaire les gestes de la génuflexion, les poses de la soumission, à éclair- cir la voix pour qu’ils lancent les vivats. Il fallait lisser les visages ridés et colmater les crevasses corporelles. Mais les tranchées épi- dermiques étaient profondes et les lèvres, gelées par des siècles de froid et d’indigence, se gercèrent au lieu de s’étirer. « Bande de zwamels! Fils de putes! criait le moqaddem, exaspéré. Vous n’êtes bons à rien… Vous êtes maudits… Même vos sourires transpirent la misère. Vous êtes vraiment un fardeau pour notre pays. Vous êtes bons pour la charogne. Vermine de mes deux, je vous vomis. » Les Anfouniens n’arrivaient guère à satisfaire les exigences du casting. Le caïd en fut prévenu. Il fit appel aux quidams d’autres villages, moins chétifs et plus présentables. La visite du grand seigneur devint la seule préoccupation des villageois. Le jour J arriva. La canicule sévissait. La famille d’Ito se réveilla sur les cris de la voisine qui venait de perdre son nou- veau-né dont la naissance, la veille de la visite, fut présentée par le caïd comme un bon présage. Lorsque les autorités le surent, elles visitèrent la mère et lui interdirent de verser une seule larme. On emmaillota le nouveau né dans un drap et on l’expédia, sans cérémonie religieuse, au cimetière. M’barek y était. Ito le rejoignit, un Coran à la main. Elle ouvrit le livre et suivit de ses yeux lar- moyants les lettres sacrées. Elle ne savait pas lire, mais remuait les lèvres et baragouinait des syllabes incompréhensibles comme elle voyait faire le fkih du douar qui lit toujours sourate Yassine sur les tombes des morts. M’barek, lui, émettait des sons funestes. Tous les deux arrosaient la petite tombe de leurs larmes. Ito se releva, étreignit M’barek de toutes ses forces, prit sa tête entre ses mains, le contempla affectueusement durant un temps qui semblait une éternité puis lui appliqua un long baiser plein d’amour et de compassion. Il en fut saisi et faillit en perdre connaissance. Pour la première fois de sa vie, son être scintillait de ce bonheur qui ne se renouvelle jamais. Ils s’allongèrent sur le monticule de terre, encore humide, et s’enlacèrent. Au lointain, un nuage de poussière s’effilochait. Les roues des
  • 34. 34 grosses cylindrées écrasaient les pistes rocailleuses et les scor- pions paresseux. Grand Seigneur escaladait les sommets oubliés. Des anges noirs couraient de chaque côté de la monture divine, trébuchaient, se relevaient, grognaient, maudissaient, s’accro- chaient aux escarbilles laissés par les grosses voitures. Un long cortège cisaillait la sinuosité des hauteurs. Les particules élémen- taires se courbaient au passage des éminences. Pour l’arrivée du Grand Seigneur, les fleurs avaient poussé entre les cailloux, les arbres entre les pierres et le désert devint oasis. Des montagnes rocailleuses ruisselèrent des fontaines. Une eau cristalline jail- lissait de la sécheresse. Des jardins luxuriants sortirent de nulle part, arrosés par les larmes des morts-vivants. Le vent se leva, tournoya. La délégation seigneuriale s’appro- cha au rythme des vivats édentés. À l’entrée du douar, le corps de M’barek, suspendu à un arbre, se balançait au gré du vent. Il sou- riait. Lorsque Grand Seigneur vit le pendu, il prit peur et fit dans son froc. L’auguste cortège rebroussa chemin. Ito, rayonnante, se jeta sous les roues majestueuses qui l’aplatirent. Les youyous couvrirent son cri. La poussière de son corps et les étincelles de son âme se dispersèrent par-dessus le douar et par-delà les cimes de l’Atlas. Le lendemain, une fleur poussa par-dessous le désert. On lui donna le nom d’Ito et on construisit le mausolée de l’amour. Mokhtar Chaoui, est né le 26 décembre 1964, à Tanger (Maroc). Titulaire d’un doctorat d’Etat ès lettres, il est enseignant-chercheur à la faculté des lettres et sciences humaines de Martil. Libre, il jongle avec tous les genres littéraires, que ce soit la poésie avec : Refermez la nuit (2007), les chroniques satiriques avec : Moi, Ramsès le chat… (2012), la nouvelle avec : LesChrysanthèmesdudésert(2014) ou le roman avec: Permettez-moimadamedevousrépudier(2008),Àmesamourstordues(2010), Le Silence blanc (2014) et Les trémolos de l’amour en 2015. Fin
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  • 36.
  • 37. 37 L’indélicatesse de M. Colmate Lounja CHARIF « Mais elle rentrera ! Ce n’est pas possible ! Le trou n’est pas si petit pourtant ! »
 Fourrageant et tordant son tournevis pour introduire la vis dans la charnière qu’il venait de poser, Monsieur Jacques Colmate dit « Jacquot », peinait à la construction d’un placard. Il rugissait : « Tonnerre de satané truc, je suis presque au bout, et c’est toujours le dernier tour de vis qui pose problème ». Marthe lui avait demandé si, fort de son expérience d’ingénieur, il pouvait lui installer un placard dans sa chambre. Évidemment, il pouvait. Il aimait le travail du bois, mais ce n’était pas la seule raison. Il ne savait rien refuser à cette petite femme, toujours de bonne humeur. Elle dégageait quelque chose de libre, de chantant. Elle était fine, cheveux noirs, peau blanche et avait de grands yeux marron qui pétillaient toujours quand elle le regardait, un peu comme si elle attendait une réponse à une question qu’elle n’avait
  • 38. 38 jamais posée.
 Elle le faisait fondre rien qu’avec un petit sourire. Elle était magnétique. Monsieur Colmate avait toujours été attiré par elle. Malgré son âge, elle conservait un corps qu’il devina sublime.
 Il s’activa ce samedi depuis la première heure de la matinée. La tâche un peu plus compliquée que prévu, lui prenait cependant plus de temps qu’il ne l’avait estimé. Jacquot se redressa et regarda l’ensemble. Ce n’était pas mal du tout ! Cependant, cette besogne ne serait pas terminée aujourd’hui. La penderie « va causer problème !!! ». À ce moment-là, Marthe l’appela depuis la cuisine :

 - Jacquot ! c’est l’heure du déjeuner ! ». Il s’assura encore du bon fonctionnement de la charnière, puis tout en jetant un regard d’envie sur l’autre étagère déjà terminée où s’empilaient quelques lingeries bien rangées : « Ce que les femmes peuvent avoir de visages différents ! Mme Colmate ne portait que des robes de chambres à rayures ou à pois ». Il sourit en réalisant qu’il avait parlé de visage. Chez Marthe, il se sentait un peu poète dans l’âme. Il descendit l’escalier en sifflotant, le merveilleux fumet d’un ragoût qui submergea ses narines, lui donna envie de tout dévorer. Préparant la sauce pour le repas, Marthe agita son fouet rapidement dans le plat. Ses seins tressautaient sous les mouvements rapides de son poignet. D’une manière indifférente, Jacquot s’approcha d’elle, et discrètement ses yeux balayèrent sa poitrine sous son chemisier blanc cassé. Et dire qu’elle portait sans doute une lingerie avec de la vraie dentelle, comme il en avait vu en haut !

 Sacrée Marthe, depuis la mort de son mari, elle vivait seule et toujours égale à elle-même, discrète, joyeuse, aimable mais cet air
  • 39. 39 coquin qu’elle ne cachait pas lui faisait beaucoup d’effet. Peut-être qu’il ne se passera jamais rien entre eux. Son mari était son associé. Marthe ne lui avait rien laissé entendre ni espérer. D’ailleurs, il ne savait même pas ce qu’elle éprouvait pour lui. L’interroger à ce sujet aurait pu tout briser dans leur relation. Et puis il espérait un signe venant d’abord d’elle. C’est donc avec un soupir qu’il lui déclara :
 - Il reste peu de choses à faire, mais comme ça vous pourrez enfin retirer cette vieille armoire de votre chambre. 
 - Elle fait partie du passé, en plus elle n’avait pas de miroir et je suis bien contente que vous me les fassiez ces fameux placards.

 - Je finirai après déjeuner, si vous êtes d’accord ? - Vous en avez assez fait pour aujourd’hui. Je vais avoir une visite tout à l’heure, dit-elle, en souriant. Marthe le regarda. Elle le trouvait rigolo. Monsieur Colmate avait envie de la prendre dans ses bras, voire même lui sauter dessus. La claque qu’il recevrait peut-être en vaudrait la peine. « On se calme, on se calme Jacquot » pensa-t-il.

Puis l’air songeur et étonné il déclara : - Mme Marthe, vous voulez un miroir sur la porte du placard ? - Oh vous savez Jacquot, dans une chambre, pour les moments … Euh… disons intimes, les miroirs sont importants. Là, Monsieur Colmate vit ses chances s’écrouler. Marthe avait sûrement quelqu’un dans sa vie. Il n’allait tout de même pas lui demander. Un sentiment intense de jalousie monta en lui. Le miroir, voyeur par excellence, que recherchait-elle à être vue? Une envie d’exhibition ? Monsieur Colmate avait la tête qui gonflait, ses questions bouillonnaient dans son cerveau comme dans une casserole à pression. Le miroir ! Se voir et cette impression d’être vu. Pourquoi son subconscient l’amenait-il inexorablement derrière le miroir, comme un invité, ou plutôt un intrus ? Manipulé par une pulsion inexpliquée, un
  • 40. 40 réflexe apparent sous son bleu de travail le gêna considérablement. Rouge écarlate, il se met vite à table. Son envie obsédante le guida vers un plaisir intense, inavouable. Sa paire d’yeux observait la désirée, la mystérieuse Marthe. Monsieur Colmate aurait tout donné pour être derrière ce miroir. 
Quel homme n’a pas espéré un jour voir sans être vu, épier les moments intimes d’autrui et fantasmer ? Trop chaud, il faisait trop chaud. Son cœur cognait à grands coups dans sa poitrine. Sa grosse voix le devança : - Demandez-le-moi ! Mais, demandez-le-moi ! Marthe se retourna :

 - Quoi donc, Jacquot ? - Les miroirs ! - Ah, mais vous ne m’avez pas comprise, je ne veux pas de miroir. Ça y était, Monsieur Colmate sentait que le ver était dans le fruit et qu’il allait le ronger et plus jamais il ne verrait Marthe de la même façon. - Ça va, Jacquot ? Vous avez l’air tout pâle. 
 - Ce n’est rien, la chaleur et la fatigue sans doute.
 La tête lui tourna un peu. Jamais il ne supporterait de l’imaginer avec quelqu’un. Il n’osa plus aborder le problème des miroirs, comme s’il avait peur d’en entendre plus, de l’entendre avouer ses envies.
 - Buvez un coup, ça va vous remonter ! dit-elle, vous n’avez vraiment pas l’air dans votre assiette. 
 - Merci Madame Marthe, mais prudence, je dois encore rentrer chez moi. Remonter, remonter… savait-elle ce qu’elle disait ? Monsieur Colmate parcourait le visage de Marthe quand elle ne le regardait pas, il essayait de percer la personnalité de ce petit bout de femme. Il se sentait abandonné, il avait envie de cette femme qui
  • 41. 41 cachait si bien ses secrets. Il se sentait exclu de son monde rangé, bien organisé. Si elle tenait à lui, elle lui en aurait parlé, même à mots voilés, qu’il comprenne ce qui se passe, qu’il devine un peu, une lueur d’espoir ne peut pas lui faire de mal dans sa vie si vide.
 Un nœud douloureux s’installait confortablement au creux de son estomac. Il épiait maintenant chacun de ses gestes, essayant d’y voir un signe, une invitation. Il pressentait qu’elle lui échappait, qu’elle ne ferait jamais appel à lui sauf pour construire des placards. Un sentiment d’impuissance et de tristesse le submergea. Il reviendrait demain pour achever son travail et puis, adieu Marthe.
 Le déjeuner s’acheva quand même gaiement. Marthe, spontanément, raconta un tas de blagues. La salle à manger était agréable, meublée sobrement mais avec goût. Face à la cheminée, un piano noir jetait des reflets dorés vers les rayons de soleil. L’heure avançait, Monsieur Colmate devait la quitter, il avait une bonne demi-heure de route pour rentrer, et puis, elle va sûrement recevoir son « invité ». Violet de rage, il se leva.

 - Bon, je suis rompu, mais je reviens demain pour terminer. - Bonne route et un grand merci, déjà, pour tout ce que vous avez fait ! Marthe se leva pour le raccompagner, mais Jacquot la repoussa gentiment avec insistance : - Pas la peine Mme Marthe, il connaît le chemin. La porte d’entrée claque violemment. Prudemment, il monta les marches une à une, en marquant un temps d’arrêt pour pointer ses oreilles vers la cuisine. Aucun bruit, Mme Marthe fumait sans doute tranquillement sa cigarette. C’était plus fort que lui, poussé par une force inconnue, il devait découvrir la vérité. Il allait la prendre en flagrant délit. « Non, non, je peux pas rester. Je vais tout gâcher, quel con.
  • 42. 42 Maintenant, comment faire ? J’y suis, j’y reste, voyons, je vais me cacher ». Un bloc de contradictions lui envahit le cerveau. Il arriva en haut de l’escalier, s’engouffra dans la chambre, ouvrit le placard et se nicha dans la penderie puis bloqua la porte de l’intérieur. Il reprenait son souffle avec peine, son cœur battait la chamade. Mais Marthe ne l’avait pas suivi, elle ne se douta de rien, elle ne monta pas de suite. Monsieur Colmate se cala au fond et se calma doucement sans oser imaginer ce qui allait se passer.

Il attendait le moment, ce moment où…
Qu’allait-il faire ? Puis une autre question plus angoissante lui vint à l’esprit : comment sortir sans se faire remarquer après… Après quoi ? Juste au-dessus de la porte, le fronton manquait encore, il n’avait pas eu le temps de le poser. Il pourrait l’observer comme un voyeur. « Un voyeur », ce mot le dégoûta profondément. Il devenait mateur ! Un indiscret pervers, un obsédé. Il eut tout à coup envie de s’enfuir, de quitter cette chambre au plus vite, de laisser cette femme en paix. Mais trop tard, il entendit des pas. La porte de la chambre s’ouvrit, et Marthe entra, marquant un temps d’arrêt en fixant le placard, s’y attardant comme si elle en admirait le dessin et le velouté du bois. Elle l’avait peut-être vu ou entendu. Il savait qu’elle accepterait son jeu.
 Elle allait se déshabiller et l’appeler. Inquiet, les yeux exorbités, il attendait ! Marthe se tournant vers son lit, enleva son gilet, le replia et le posa sur la chaise, puis elle se posa à son tour sur le bord du lit, retira ses chaussures, poussa la couverture et se nicha dessous. - Viens mon doudou, viens te serrer contre moi. Ah ! Quel délice ce lit ! déclara Marthe en s’étirant. Le gros matou noir s’avança en miaulant puis sauta dans le lit, glissa entre les draps, se colla contre
  • 43. 43 sa maîtresse. Les voilà prêts pour la sieste quotidienne. Le regard hagard de Monsieur Colmate traversa la porte par le trou et se posa sur le visage fermé et serein de Marthe. Monsieur Colmate hypnotisé, regardait cette scène avide, un immense sentiment de colère l’envahit. Il se rendit soudain compte qu’il ne bandait même pas, par respect devant tant de beauté endormie. Il retint son souffle… Ainsi elle s’offrait à lui, dans son intimité la plus pure, ignorant sa présence. Monsieur Colmate la vit soudain se retourner et regarder dans sa direction, sa bouche s’ouvrit dans un bâillement captivant sans qu’un son n’en sorte, ses yeux chavirèrent, flous de sommeil. Cette fois, l’érection de Monsieur Colmate fut immédiate. Les veines saillaient en zigzag tout au long de la colonne de chair. 
Il était tétanisé. Il sortit fébrilement sa verge de son pantalon. Raide, elle le gênait. Sa main l’entoura convulsivement et il se mit à l’astiquer doucement.

 De l’autre main, il fouilla dans les vêtements se trouvant à côté de lui, et saisit une culotte. Il en entoura son bâton en continuant à le secouer.
 Sa main, affolée, s’agita doucement. Tout d’un coup, il sentit monter en lui un spasme, il allait se libérer, s’en était trop. Il noua rapidement le tissu autour de son gland, et gicla dans la culotte. Il hoqueta silencieusement, se mordant les lèvres jusqu’à ce que les derniers spasmes furent apaisés.

 Maintenant, miteux, il n’avait d’autre ressource que d’attendre son réveil pour s’échapper de ce piège. Puis somnolent, il se prit à ronfler comme un loir. Il fut réveillé par des tentatives d’ouverture de la porte. Paniqué, il tenta de retenir le loquet fermé. Impossible. Marthe actionna la targette dans tous les sens, et celle-ci à bout d’argument céda. La porte s’ouvrit, il était libre. Honteux, mais libre à moitié nu, n’ayant pas eu la présence d’esprit de remonter son
  • 44. 44 pantalon, ni de dénouer la petite culotte de Marthe qui pendait au bout de son engin, encore humide. Alors il entendit la voix de Marthe. - Monsieur Colmate, mais que diable faites-vous là ? Sa déclaration tomba comme une chape de plomb. Ils ne bougeaient plus. Un long silence s’établit entre eux.
 
 La fin du placard s’annonçait bien pour Monsieur Colmate. Mais il y avait de bonnes chances pour qu’il doive poser deux chevilles de plus…
 Lounja Charif, se veut électron libre et citoyenne du monde. Elle quitte son pays natal le Maroc pour immigrer à Paris où elle suit plusieurs cursus universitaires. Elle étudie les Sciences du Langage, puis s’oriente vers les métiers de la communication. Après la publication de son premier roman « La Maghrébine » Edition Blanche, repris par Pocket sous « Désirs voilés », elle se découvre une passion pour l’écriture. Elle participe à quelques publica- tions sur les thèmes érotiques. Depuis deux ans, elle se consacre à l’écri- ture de son deuxième roman. Ce dernier illustre trois concepts : la liberté, le plaisir et l’amour et soulève la question suivante : l’amour est-il compa- tible avec la liberté ? Fin
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  • 46.
  • 47. 47 Un jeune homme (très) ambitieux Réda DALIL 17 : 26 Nous discutons depuis environ une heure et son Galaxy S6 Exynos 7 octa ne cesse de sonner, elle ne répond pas, trop polie pour interrompre notre conversation, simplement vérifie-t-elle le nom des appelants, avant de reposer l’engin sur la table. Elle boit un Martini, je bois un Oulmès citron. Nous parlons de beaucoup de choses, j’étale une certaine culture, je veux faire bonne impression, je ne suis pas insensible à ce que je peux retirer d’une collaboration avec cette femme, je veux travailler pour elle. Cette femme a le pouvoir de me propulser socialement, je veux réussir socialement, je n’arrive pas à dompter mon ambition, j’ai beau jouer le mec calme, simuler la pondération, j’ai, au fond, une irrépressible envie de l’empoigner par le chemisier pour lui hurler «Embauchez-moi, embauchez-moi et vous verrez ce que vous verrez!». Or il m’est impossible d’être aussi entreprenant, je dois apprendre à écouter, je dois l’écouter parce qu’elle a trusté les meilleures écoles, obtenu les diplômes les plus reconnus et fréquenté des gens influents, parce qu’elle même est influente. 17 : 57 C’est une femme qui parle beaucoup mais très lentement, son débit est millimétrique, elle dit des choses importantes, elle m’explique ce que serait ma mission si j’en
  • 48. 48 venais à gérer son fonds de placement. Cette femme dispose d’une SICAV privée, elle en est l’unique investisseuse, cette SICAV pourrait éponger la moitié de la dette publique marocaine. Elle énonce des chiffres, distille des prévisions, fait des calculs pendant que je salive d’expectative. Elle me semble irréelle; je suis en présence d’un hologramme, le genre de personne qu’on ne capte qu’une fois dans sa vie, je mesure ma chance, je veux la saisir. Je suis conscient d’être devant une opportunité gigantesque, je le sais, je ne pourrais pas me pardonner de l’avoir ratée, cette dame est synonyme de gloire sociale, elle est la passerelle me séparant de mes rêves d’adolescent. Si je bosse pour elle, dans dix ans, je pourrais assister à la réunion des anciens de ma fac en Ferrari. Je m’imagine le topo: j’arrive légèrement en retard et me gare devant l’amphithéâtre sur les marches duquel mes vieux camarades de promo’ grillent une dernière clope avant d’entrer; je veux voir dans leur regard cette jalousie à peine voilée, je veux que le boute-en-train de service claque une vanne en me voyant émerger de mon bolide italien, je veux qu’il dise un truc du style: «Putain mec, t’as braqué une banque?». Je veux que Mounia, cette petite bombasse aux fesses massives qui m’a exploité pour mes prises de notes pendant quatre semestres sans jamais me gratifier ne serait-ce que d’un baiser, choppe une syncope en voyant mon costume cintré Ermenegildo Zegna et mes mocassins Ferragamo, je veux que ce prof de statistiques qui m’a fait retaper sa classe vomisse ses chiffres en remarquant ma Rolex Pilot Edition 1958, je veux, non j’exige que le président de cette fac me propose de financer un département, qu’il suggère d’accrocher une plaque avec mon nom dessus, et pourquoi pas, oui pourquoi pas, qu’il construise une statue à mon effigie? 17 : 59 La dame recommande un Martini. C’est bon signe, hein, que c’est bon signe? me dis-je, ça prouve qu’elle ne s’ennuie pas, ça prouve que j’ai piqué son intérêt, elle me mange dans la main. L’ennui, c’est que je ne dis plus rien, je n’ose pas l’interrompre, elle s’étale, elle regarde le plafond, à aucun moment elle ne croise mon regard, ce n’est pas forcément mauvais me dis- je, elle y verrait un océan de cupidité, une déferlante d’envie. Je dois dompter ma fougue, me forcer à paraître froid, blasé, m’auto-suggérer l’indifférence. Allez, on répète: Ce job, au fond, je n’en ai pas besoin, c’est trop de pression que de gérer une fortune pareille, on ne m’a pas appris la démesure, je viens d’une famille modeste, ma mère tomberait raide morte si elle savait combien je pourrais gagner en assistant cette rombière pétée de thunes, je ne suis pas comme ça, je laisse ça aux
  • 49. 49 autres, je n’ai pas été conçu pour me faire autant de pognon, je risquerais de me couper de la réalité, de faire du mal à quelqu’un, non, décidément, je ne colle pas à ce profil, je dois museler cette petite voix qui m’ordonne de foncer, de me bagarrer, de donner le meilleur de moi-même… Ce job, au fond, je n’en ai pas besoin, c’est trop de pression que de gérer une fortune pareille, on ne m’a pas appris la démesure, je viens d’une famille modeste, ma mère tomberait raide morte… Ce job, au fond, je n’en ai pas besoin, c’est trop de pression que de gérer une fortune pareille, on ne m’a pas appris la démesure… 18 : 32 Elle continue à me parler de ses succès, de sa vie, de ses yachts, elle fait référence à un jet privé, je perds la tête, il faut que j’intervienne, il faut que ça cesse, la serveuse pose un troisième Martini sur la table, mon cerveau s’accroche à un détail futile: elle a une tâche sur le chemisier, cette tâche me parait immense, je suis sur le point de le lui faire remarquer, je me retiens. Mes rêves d’adolescent refont surface; toutes ses heures passées sur mon lit à fumer des clopes, à écouter du Bob Marley, à m’imaginer sur scène avec une guitare au stade d’honneur, devant cent mille fanatiques, je boucle un morceau, roulement de batterie, accord final, arrêt de la musique, une grosse clameur émanant du public par-dessus laquelle je hurle «Thank you»; moi, me pavanant dans un jacuzzi à Miami, une latina, une black et une blonde en bikini me massant les deltoïdes; j’ai affrété un Falcon pour mes potes, je suis vénéré, on me tend des Sex on the Beach, des flûtes de Veuve Clicquot; au loin, un hélicoptère privé se pose sur une piste d’atterrissage, en sortent encore plus de pin-up, nous hurlons tous en chœur, des enceintes crachent «Papaoutai», je saute hors du jacuzzi et me lance dans une chorégraphie endiablée qui fait pousser des râles d’admiration à mon public. Mais là, tout de suite, tétanisé, j’assiste, comme un figurant à une scène capitale de ma vie; au bout de cet entretien, j’aurais, ou non, raté l’occasion de faire de mes rêves de gosse une réalité. 19 :12 Cette phrase me vrille le cerveau : «The key to any successful business is optimizing your opportunities. You only have so many and if you are not making the most of each one then you are not going to be in business very long.»
  • 50. 50 19 :27 En réalité, je ne pense à rien, je me contente de détailler la bouche de la dame, je m’abreuve de ces pointes de moustache microscopiques qui hénissent sa lèvre supérieure; l’âge ne pardonne pas. Elle dit qu’elle réserve une suite à l’année dans cet hôtel, au Hyatt, oui au Hyatt, parce qu’ailleurs c’est plus bruyant, moins raffiné, et qu’ici le personnel est aux petits soins (c’est l’expression qu’elle utilise), et que le Spa est mortel (c’est l’adjectif qu’elle emploie). Je n’entends plus ce qu’elle me dit, je veux parler, je suis de ceux qui s’expriment, je ne peux pas rester muet plus longtemps, ce n’est pas ma spécialité, si je suis là, c’est justement parce que j’ai beaucoup tchatché, beaucoup impressionné. Et si ce don m’avait quitté au moment où j’en ai le plus besoin? Et si tout ce qui a précédé cet instant ne devait que préparer ma déchéance? Et si tout ceci était écrit quelque part? 20 : 54 Mon CV est posé sur la table. Elle ne le consulte pas, elle n’y jette même pas un petit coup d’œil distrait, rien, depuis que je l’écoute, elle tisse des variations autour de son autobiographie; là, elle en est à l’IPO de sa première boite, cette dame possède aussi un holding de plusieurs dizaines d’entreprises disséminées aux quatre coins du monde, si elle devait en faire l’inventaire complet, je sortirais de ce palace dans un cercueil. J’ai envie de lui dire qu’au lycée, j’ai fait partie de l’équipe de basket, je suis un athlète, je peux supporter le stress; la pression, pour moi, c’est un truc qu’on met dans les pneus, je veux lui prouver à quel point mon anglais est parfait, je veux lui lister toutes les mentions que j’ai décrochées, je veux lui dire que j’ai construit une mini-fusée pendant un stage scientifique en Tunisie, je veux lui montrer que j’ai de l’humour, que ma compagnie est très appréciée. Putain, tais-toi... 21 : 49 Il est tard à présent, j’ai vu tous mes fantasmes se désagréger l’un après l’autre pendant quatre heures d’une conversation à sens unique. Comment peut-on être aussi prétentieux lorsqu’on a fait dix-sept fois la couverture d’Economie et Entreprises? Tout ce qu’elle me dit, je le sais déjà, elle a raconté son histoire dans
  • 51. 51 tous les magazines spécialisés, son parcours est un marronnier, son récit de vie est publié toutes les deux semaines dans Hola Maroc, je la connais par cœur sa vie. Je veux qu’elle me pose une question, qu’elle me sorte LA phrase bateau « Parlez moi de vous». Je veux pouvoir parler de moi, m’oublier une heure ou deux dans ma propre présentation, accentuer mes points forts, édulcorer mes échecs, je veux me vendre, je sais me vendre, qu’elle m’en donne l’occasion. Mais rien n’y fait, elle continue à bavasser, elle me parle d’un associé véreux qu’elle a fait interner en psychiatrie ; elle a soixante ans, les combines humaines n’ont plus aucun secret pour elle, elle sonde les tréfonds de l’âme, elle a signé un pacte avec l’aubaine, avec la chance, avec l’argent. Elle vit en couple avec une montagne de fric, elle fait des concessions pour satisfaire son pognon, elle discute beaucoup pour faire durer son couple monétaire, elle s’accorde des vacances en tête à tête avec ses actions, à la vie à la mort, pour le meilleur et pour le pire, surtout pour le meilleur. Et moi je veux une brindille de son eldorado, je veux bichonner cet eldorado, je veux le faire reluire, le botoxer, cet eldorado, le rendre plus beau, plus jeune, plus durable, mais elle ne me laisse pas parler. 23 : 59 Il est déjà minuit, la réception du Hyatt est complètement déserte, la serveuse nous regarde d’un air suspect, elle voudrait qu’on décampe afin qu’il lui reste un bus à prendre, à moins que son salaire lui permette de prendre le taxi, on est au Hyatt Regency quand même me dis-je; oh je ne sais pas, je divague… La PDG descend son sixième martini, elle ne s’est jamais arrêtée de m’asséner ses expériences, mon CV lui sert de dessous-de-verre, il est à présent maculé de taches circulaires. Je ne lutte même plus, je reste parce que je ne sais plus quoi faire, ma Ferrari, mes costumes Ermenegildo Zegna, mes mocassins Ferragamo, ma réunion d’anciens sont partis en fumée pendant qu’elle persiste à former des mots, à construire des phrases, à meubler sa légende personnelle. Il faut que ça cesse, me dis-je, c’est fini, je n’en veux plus de ce job; rien, aucune espèce de récompense ne saurait légitimer la torture qui m’est administrée. J’abandonne ma position d’élève studieux et me tasse dans ma chaise, une apathie soudaine me drape de son manteau de plomb. Lourdeur, catalepsie ouatée, abattement. Dormir, oui dormir, maintenant, tout de suite. Je ferme les yeux, je ne déguise plus mon ennui, mon désespoir.
  • 52. 52 Un silence s’installe. 00 : 31 J’entends: «Monsieur, monsieur, vous vous sentez mal?» J’émerge de ma somnolence et la regarde. Elle a mis un terme à son verbiage, elle m’observe de façon étrange. Au bout d’une minute de jaugeage mutuel, je lui dis timidement : «On monte dans votre chambre?». Et, tout aussi timidement, elle me répond : «Si vous voulez!». 03 : 22 Pour ceux que ça intéresse, j’ai fini par l’avoir, ce job. Réda DALIL, est né en 1978 à Casablanca, diplômé de l’Université Al Akhawayn, il embrasse une carrière de financier qu’il abandonne en 2008 pour se consacrer à l’écriture. Chroniqueur, journaliste puis rédacteur en Chef, il est aujourd’hui Directeur de publication de l’hebdomadaire marocain francophone «Le Temps». En 2014 il publie son premier roman. Ce sera «LeJob»,PrixdeLaMamounia2014etPrixGrosSeldupublic2014(Belgique). Fin
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  • 55. 55 Rose épanouie Najat DIALMY J’avais trente ans, elle en avait quarante-sept. Je me souviens encore, maintenant que j’ai dépassé la cinquantaine, de cet acte de ma vie où j’avais honteusement revêtu l’habit de l’adolescence à trente ans. J’étais à l’époque un simple fonctionnaire dans une agence de la banque où elle était cliente depuis plusieurs années. Quatre mois après mon recrutement dans cet établissement, je fis sa connaissance. Je ne l’avais encore jamais vue à l’agence, le guichet automatique dispensant la plupart des clients d’y entrer. Ce jour-là, elle venait pour un crédit immobilier et j’étais justement chargé de ce service. Après avoir échangé quelques mots avec un employé, elle leva les yeux en ma direction et, voyant que j’étais occupé avec un autre client, elle alla posément s’asseoir sur l’un des sièges d’attente. Je compris que c’était à moi qu’elle voulait parler. J’expédiai vite le client et je l’invitai à prendre place en face de moi. J’étais fasciné par son aspect qui combinait élégance et maturité. J’avais déjà entendu dire que l’être d’une personne est souvent plus attrayant que son paraître, mais je n’en croyais rien. Ce jour- là, j’en eus la confirmation. Sa façon de demander les informations nécessaires, de parler, de réfléchir, d’écouter me captiva. Je n’avais jamais parlé avec une femme d’un tel profil. Après avoir eu toutes les données qu’elle voulait savoir, et avant de se lever, elle me demanda si j’étais nouveau à l’agence. Cela signifiait pour moi qu’elle s’était un peu intéressée à ma personne,
  • 56. 56 non à ma fonction. Je ne représentai pas pour elle uniquement une banque d’informations, mais un être humain digne d’un soupçon de curiosité. Cela me fit énormément plaisir. Je rentrai ce jour-là à la maison, rêveur. Son image ne me quittait pas et ses paroles résonnaient toujours dans mes oreilles. Je ne sortis pas ce soir-là avec mes amis comme il était de coutume. Je prétextai un empêchement et je m’enfermai dans ma chambre pour écouter de la musique. Il y avait à cette époque une chanson d’Amr Diab dont le refrain était: devant mes yeux partout où je vais. Cette chanson me séduisit ce soir-là, alors que je ne l’appréciai pas beaucoup auparavant. Je l’écoutai plusieurs fois avec, devant les yeux, l’image de cette femme. Elle ne revint pas le lendemain, mais trois jours après. Dès qu’elle tourna le dos après m’avoir remis les papiers demandés, je me jetai sur le dossier. J’eus toutes les informations: son nom, son prénom, son âge, sa profession, sa situation familiale, son adresse professionnelle et personnelle, son numéro de téléphone… À sa troisième ou quatrième visite, je réalisai que j’étais amoureux d’elle. Elle était entrée à l’agence rayonnante et mon cœur rayonna. Cette découverte me troubla au début, mais une fois la surprise passée, je nageai dans une euphorie indescriptible. Jamais je n’aurai cru une telle chose. Aimer une femme plus âgée que moi, moi qui connaissais une multitude de jeunes filles qui se faisaient une joie d’être mes copines. Au risque de paraître narcissique, je dirai que toutes ces jeunes filles me trouvaient charmant, séduisant et l’une d’elle m’avait même dit que j’avais un sourire irrésistible. Je suis donc incapable de dire aujourd’hui comment j’ai pu aimer cette femme. C’était une chose que je n’avais pas choisie, un ardent sentiment qui m’avait pris. Je ne pensais qu’à elle, je ne voyais qu’elle et je ne comptais que les jours où je la voyais. J’eus l’idée de lui donner un autre nom. Quand je pensais à elle, je ne
  • 57. 57 voulais pas utiliser son vrai nom, lourd de significations: Madame Hassani, épouse de…, mère de …, âgée de… Non, il me fallait un nom libre de toutes ces chaînes, un nom poétique qui lui siérait mieux que le sien et que je sois le seul à connaître. Je le trouvai quelques jours après! Elle entra à l’agence, habillée d’un tailleur rose, débordant de fraîcheur, de beauté, de vivacité. Qui aurait dit qu’elle frôlait la cinquantaine? Je trouvai le nom que je cherchais depuis plusieurs jours: Rose épanouie. Elle était bien une rose épanouie, une rose qui embellissait ma vie et parfumait mon cœur. Elle ne tarda pas à me deviner. Là non plus, je ne sais ni comment cela avait pu arriver ni comment j’avais compris qu’elle avait compris. Je ne lui avais jamais fait la moindre allusion à ce que j’éprouvais pour elle. Il est vrai que les choses tues se perçoivent souvent aussi bien que les choses dites. On parle d’un certain langage des yeux, mais c’est justement ce que je veux comprendre: comment les regards peuvent-ils devenir aussi expressifs que les paroles ? Elle avait d’abord paru amusée et flattée par sa découverte, puis quand elle avait réalisé que cela ne me passait pas, elle fut saisie d’un sentiment de pitié pour moi, un jeune homme qui s’était trouvé piégé dans les lacs d’un coup de foudre. Elle se lança alors dans une tactique, une stratégie pour me faire comprendre qu’elle n’était pas celle qu’il me fallait. Une fois, elle me parla de la retraite qu’elle sentait proche. Une autre fois, je l’appelai au téléphone pour lui demander de venir signer quelques papiers urgents. Elle me répondit que ce n’était pas possible, qu’elle était chez le coiffeur en train de se faire colorer les cheveux qui devenaient de plus en plus blancs. Une autre fois encore, elle était dans mon bureau. J’osai lui faire un petit compliment sur son air rayonnant. Sa réponse fut cruelle : «C’est que je viens d’apprendre que je serai grand-mère dans sept mois» me répondit-elle.
  • 58. 58 Je sentis mon cœur faire un bond, je rougis mais j’assimilai le coup. Je ne dis rien. Mais un jour, je ne pus retenir ma colère. Sa tactique commençait à m’exaspérer. Au cours d’une petite conversation sur l’importance d’avoir une maison à soi, elle me dit: «vois-tu, mon fils, la vie …» Mon regard foudroyant l’interrompit, je m’écriai presque: «je ne suis pas votre fils! Je ne peux pas l’être! Vous ne pouvez pas avoir un fils de trente ans, vous ne voyez pas que vous exagérez, que vous êtres vraiment dure avec…» Elle m’interrompit à son tour: «Non, je n’exagère pas, ma fille aînée a vingt-cinq ans. Elle aurait pu en avoir trente si je m’étais …». Je ne l’écoutais plus: «S’il vous plaît, madame, ne m’appelez plus jamais mon fils!» Elle se leva, s’excusa et partit sans avoir le reçu dont elle attendait l’impression. Si elle était restée, je lui aurais dit qu’un grand homme avait dit, il y a plus de trois cents ans, que le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. Le soir, les remords m’assaillirent: comment avais-je pu lui parler ainsi, sur ce ton? Elle, ma princesse, ma reine, ma déesse! Je devais l’adorer, la vénérer, non l’humilier! Je sautai sur mon téléphone portable, sélectionnai dans le répertoire «Rose épanouie» et appuyai sur l’icône verte. - Madame Hassani? - Oui, c’est vous monsieur Ibrahimi? - Oui, Madame, Bonsoir. Je voulais m’excuser pour ce matin, je ne sais pas comment j’ai pu … - Vous n’avez pas à vous excuser, c’est plutôt à moi de le faire. -Non, madame, ne vous excusez pas, jamais! C’est que cela me fait vraiment mal quand vous essayez par tous les moyens de… - Je comprends, je comprends parfaitement ce que vous voulez dire. Excusez-moi, je dois raccrocher maintenant et croyez-
  • 59. 59 moi, je ne peux jamais vous en vouloir. Je pus dormir ce soir-là grâce à cette dernière phrase. Le lendemain, elle vint à l’agence pour le reçu. Elle se dirigea vers moi, souriante, me tendit la main et me demanda comment j’allais. Je lui dis que j’avais pu dormir après le coup de téléphone de la veille. Elle sourit davantage. Son regard était plein de bonté et d’indulgence. Ce que je redoutais le plus arriva. Les formalités faites, le crédit octroyé, elle n’avait plus aucune raison de venir à l’agence. Je haïs les guichets automatiques qui dispensent les clients d’entrer aux agences bancaires. Qu’allais-je faire ? Les jours passaient, elle ne donnait évidemment pas signe de vie et moi je souffrais. Il fallait que je la voie, mais comment faire ? Si elle avait été médecin, j’aurais simulé la maladie chaque jour et je serais allé la consulter. Si elle avait été dentiste, je me serai fait soigner les dents, dent par dent, patiemment, longuement, éternellement. Si elle avait été avocate, je serai allé chaque jour dans son cabinet lui demander conseil pour des problèmes juridiques imaginaires et j’aurai versé des honoraires. Si elle avait été vendeuse, si … si… Elle était professeur! Que pouvais-je demander à une professeur? Je n’avais ni jeune sœur, ni petit frère pour lui demander de leur dispenser des cours particuliers! Mon humeur se détériorait. Mes collègues me reprochaient ma subite nervosité et une inhabituelle négligence de mon travail, alors que le directeur de l’agence louait auparavant et fréquemment ma compétence. Il fallait que je la voie, que je lui parle coûte que coûte. Un lundi, à midi moins le quart, je demandai la permission de m’absenter pour une demie heure et j’allai me poster face au portail du lycée où elle travaillait, assez loin pour que je la voie sans qu’elle me voie. J’attendis jusqu’à midi et demi, la rue se vida
  • 60. 60 sans qu’elle apparût. Je décidai de recommencer le lendemain. Cette fois-ci, le vœu se réalisa. Au milieu des milliers de têtes qui sortaient du portail du lycée, je l’aperçus. Je ne distinguai que son visage. Je me rappelle encore de la sensation que j’eus à ce moment-là. Une vague de fraîcheur m’envahit, une brise sans pareille et je me ressentis revivre. Je délectais ce savoureux moment, quand soudain, je ne sais encore comment cela avait pu arriver, son regard se fraya un chemin parmi les têtes et me détecta. Nos yeux se croisèrent, une fraction de seconde, et la fraîcheur céda la place à une bouffée d’air chaud. Honteux comme l’un de ses élèves pris en faute, je m’enfuis. Je me jurai de ne plus jamais recommencer ces enfantillages. Je tins parole, mais je ne supportai pas ce sevrage si dur. Je sombrai dans une sorte de tristesse, une crise de mélancolie. Je n’avais goût à rien. Je perdis l’appétit et le sommeil. J’avais pris le chemin de la dépression. C’est alors que la providence arrangea les choses. Me sachant célibataire, mon directeur me demanda si je pouvais être intéressé par un meilleur poste, mais dans une agence à plus de six cent kilomètres ! Si j’acceptais, je tuerais tout espoir de la revoir, je perdrais la joie infime de nous savoir unis sous le toit d’une même ville. Si je restais sans pouvoir la voir, je consulterai bientôt un psychothérapeute. Ma tristesse, mon lamentable état d’âme me montrèrent la voie de la raison : l’amour qui n’est pas mutuel, qui ne procure pas la joie de vivre, qui n’est qu’une source de souffrances insolubles, est bon à condamner à mort. J’eus cette volonté, ce courage. J’acceptai le poste après quelques jours d’hésitation. Ma mère était au comble du chagrin. Elle souhaitait me voir marié, établi dans la même ville qu’elle. «C’est pour la promotion, pour mon avenir professionnel» lui mentis-je. Elle me crut et finit par céder, le cœur déchiré. Ah! Si elle savait …
  • 61. 61 Je partis donc, à six cent quatre-vingt six kilomètres loin de ma rose épanouie. Je m’adonnai tout entier à mon nouveau poste. C’était absorbant et surtout efficace pour ne plus penser à elle. Le changement de climat, de logement, de lit, les nouvelles connaissances, la responsabilité du nouveau poste avec sa bonne rémunération, tout cela me fit le plus grand bien. Je ne tardai pas à retrouver l’appétit, le sommeil et la joie de vivre, et un mois après, je me surpris même à échanger d’éloquents regards avec une jeune fille qui garait sa voiture dans le même parking où je garais la mienne chaque matin. Peu à peu, je commençais à me sentir plus léger, comme délivré d’un poids qui me pressait le cœur. La présence de madame Hassani à mes côtés commençait à s’estomper et le CD qui contenait la fameuse chanson d’Amr Diab et que j’avais tenu à emporter comme seul réconfort, gisait au fond d’un tiroir, inerte. Je commençai à raisonner avec lucidité. Qu’attendais-je de cette femme? Qu’elle m’avouât son amour? Qu’elle se jetât dans mes bras? Qu’elle me dît qu’elle était prête pour une aventure avec moi ? Si elle l’avait fait, je l’aurais méprisée et haïe peu de temps après. Je me connais bien: j’ai horreur de l’infidélité et de la trahison. Attendais-je d’elle qu’elle laissât tomber son univers, l’homme avec qui elle avait passé la plus grande partie de sa vie, ses enfants, sa dignité aux yeux des autres, pour vivre avec moi sous la bénédiction du lien sacré du mariage ? Si cela était arrivé, aurais-je eu le courage et la fierté de la présenter à ma mère, à ma famille et mes amis ? N’aurais-je pas été la risée de tous ceux qui me connaissaient? Aurais-je accepté de vivre et de mourir sans connaître la joie d’être père? Je réalisai à quel point j’avais été puéril, inconscient, superficiel, faible. La fuite m’avait ouvert les yeux, m’avait permis d’entendre la raison que cette grande dame avait souvent et vainement tenté de me faire entendre. Je décidai de lui téléphoner un de ces jours, quand je me sentirais suffisamment prêt, pour m’excuser de tout ce que j’avais pu lui causer d’ennuis, pour la féliciter du bon sens
  • 62. 62 et du savoir- faire avec lesquels elle avait géré ce que j’appelai mon cas et surtout pour l’en remercier. Elle avait vraiment été une femme exceptionnelle! Ma relation avec la jeune fille du parking avait évolué: nous déjeunions parfois ensemble, et nous avions même échangé quelques baisers dans la voiture. Cela avait un grand sens pour moi: j’étais guéri! Oui, complètement guéri de la maladie qui m’avait fait souffrir et qui m’avait contraint à quitter ma ville natale, ma famille, mes amis et ma joie de vivre. J’étais affranchi. Elle ne l’était pas. Un jour, on frappa à la porte de mon bureau. Je dis un «entrez» distrait, j’entendis la porte s’ouvrir, je levai les yeux, je restai pétrifié. C’était elle! Oui, dans l’embrasure de la porte, c’était bien elle, mon ancienne Rose épanouie, pâle, amaigrie, flétrie! Najat DIALMY, docteur ès lettres, est professeur de littérature française au Centre Régional des Métiers de l’Education et de la Formation ( CRMEF) de Rabat. En plus de ses travaux sur la littérature française et maghrébine d’expression française,elle mène des recherches en sciences de l’éducation et l’enseignement du français langue étrangère. Elle est également co- directrice de la revue Etincelle, revue de la filière langue française au CRMEF de Rabat Parmi ses publications : un essai Fiction et argumentation, pouvoir de la fiction et stratégies narratives aux éditions européennes universitaires (2011) et un recueil de nouvelles Amères tranches de vie (Rabat Net 2012). Fin
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  • 65. 65 Le cantique des motsElkourti Elmehdi Dans une petite pièce, sans grand confort, Jean se réveilla avec une gueule de bois. Les souvenirs vagues et imprécis de sa soirée bien arrosée fusaient de plus belle dans son esprit. Sa gaieté de trinqueur se transformait, à la souvenance d’hier, en mal-être angoissé. Dans un coin de son cerveau, il radotait la même scène. Dans l’agréable terrasse du fumoir, l’un des cafés qui se situent aux abords du Louvre, son éditeur, mal à l’aise, avouait : — Nous ne pouvons pas retenir votre texte pour publication. En même temps qu’il prononçait ces mots, il se pencha, prit sa serviette qui ne le quittait jamais et en sortit un gros manuscrit qu’il posa bruyamment sur la table. Robert le tendit à Jean. S’il avait pris la peine de le rencontrer – et c’était inusuel –, c’était pour la seule raison qu’il avait publié son premier livre ; un roman qui ne connut guère de succès dans les librairies. En donnant des signes d’impatience, il reprit en se levant : — Nous espérons que vous trouverez rapidement un éditeur sensible à votre texte. Dépité, Jean sirota ce qui restait de son café et s’empressa de
  • 66. 66 commander un verre de single malt. De verre en verre, il se disait qu’il aurait mieux fait de prendre tout de suite une bouteille. Et puis, un mutisme plénier prenait le dessus quant à la suite de sa soirée. À l’origine un fleuve déchainé, le murmure de son angoisse s’apaisait. Son cours impétueux se figeait. Une mare calme et sans agitation le remplaçait. C’était le printemps, mais tout indiquait l’hiver. Une humidité froide et pénétrante l’enveloppait. Sans aucune énergie, il s’attarda à sortir entièrement du lit. Ses yeux étaient gonflés et sans éclat, sa barbe foisonnante et mal entretenue. En touchant de ses pieds nus le plancher en bois, il se rendit compte qu’il n’était pas chez lui. Ses yeux parcouraient les murs de la petite pièce. Ils étaient couverts de feuilles blanches. La mare calme remuait, moutonnait. Partout où ses yeux se posaient, des pages immaculées faisaient remonter un apeurement qu’il connaissait. L’angoisse de la page blanche. Pendant l’écriture de son dernier livre, elle l’avait accompagné. Toute idée lui paraissait systématiquement mauvaise. Les mots étaient laids, inesthétiques, un chant criard et dissonant. Il se précipita vers la porte de la pièce. Elle était entrouverte. Il l’a poussa. Ses pieds foulèrent une pelouse d’un beau vert. Au ciel, le soleil frayait avec la lune. Des étoiles scintillantes les entouraient. Les yeux hallucinés de Jean s’obstinaient à clignoter. À chaque battement de cils, il espérait entrevoir une autre scène. La scène d’un rêve. Il se pinça pour s’arracher à cet onirisme, se retrouver à Paris, dans son lit. Une femme qui semblait surgir de nulle part l’apostropha et révéla l’inanité de son entreprise. Elle était grande, mince et très vieille. Tout en elle sortait de l’ordinaire. Elle portait une robe en toile d’argent incrustée de joyaux. — Qui êtes-vous ? — Je suis une très vieille dame. Si vieille que je ne me rappelle plus comment je suis venue au monde. Jean la regarda, perdu. Dans un discours quelque peu confus, il articula : — Ou suis-je ? — Tu es à la quête d’une trace : ma trace. Jean n’entendait qu’un bourdonnement sourd, un roulement
  • 67. 67 confus. Il releva ses yeux perplexes vers l’immensité du firmament. Une sensation de légères piqûres sur la peau l’arracha à son désarroi. Jean roula des yeux. C’étaient des mots, en chair et en os (ou de préférence en lettres). Ils le piquaient, telles des cailles picorant les miettes d’un festin. Certains glissaient sur sa peau, l’effleuraient. D’autres s’y déposaient comme des auto-collants. Jean battit l’air avec ses bras pour essayer de les chasser. « Soleil », « Lune », « cruel », « voir », « le », « qui », « sur », « beaucoup» et d’autres mots encore tombaient. Un sourire malicieux se dessina sur les lèvres de la vieille femme. Elle toussota avant de reprendre avec sa voix paisible et douce. — Quelle mouche te pique ? Ils se proposaient de te raconter une histoire. Tu es un homme de plume, un homme de lettres, un homme qui aime assez les histoires pour avoir envie à son tour d’en écrire. Le bruissement des ailes des mots tombés parvenait aux oreilles de Jean. Dans un vrombissement léger, ils se déposaient sur une feuille blanche que tenait la vieille femme. Jean prit la feuille ou s’alignaient des pattes de mouches. « Un jour, le Soleil dit à la Lune : « Ma chère amie, nous avons beaucoup trop d’enfants, qui nous causent bien du tourment, mangeons-les ! ». La lune, songeuse, répondit : « Je suis du même avis, mais ce serait cruel et atroce de manger ses propres enfants. Envoie-moi chaque jour un des tiens, et je te ferai servir en retour, un des miens. » Le soleil approuva et envoya à la Lune dès le lendemain un de ses fils. Elle n’y toucha pas, le recouvrit de peinture et le renvoya au Soleil. Ce dernier, n’étant pas sur ses gardes et croyant qu’il s’agissait d’un enfant de la Lune, le mangea. Ainsi firent-ils tous les jours… Et le Soleil perdit tous ses enfants. La lune, par contre, conserva tous les siens. C’est pourquoi tu peux voir, le jour, le Soleil seul au firmament, tandis que la Lune, la nuit, est entourée de sa nombreuse progéniture d’étoiles.» À mesure qu’il lisait, la scène se jouait devant lui. À l’issue de sa lecture, seul le soleil montrait à l’horizon sa face éblouissante. Devant le visage épaté de Jean, la vieille femme s’exprima : — Libère-toi des chaines de ton esprit. Les mots sont puissants. Ils apitoient, séduisent, blessent. Les mots possèdent une capacité d’action propre sur la réalité. Ils ne servent pas
  • 68. 68 à seulement décrire les choses, mais permettent aussi de transformer la substance et la vie. L’écrivain est un «Homme»; il exprime la réalité du monde. L’écrivain est un « artiste » ; il sait dévoiler la réalité profonde. L’écrivain est un « magicien » ; il transfigure la réalité pour mieux la dévoiler. Les mots se décollèrent de la feuille et s’envolèrent. Jean les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils disparaissent à l’horizon. — Viens ! Nous allons les talonner. Au terme d’une marche de quelques minutes, ils arrivèrent devant une ville. Une belle plaque métallique d’entrée de ville annonçait : « La ville des mots ». Un livre volumineux les accueillit : — Bienvenue à la ville des mots. — Mais c’est funambulesque ! Soliloqua Jean. Les pages du livre épais tournoyèrent. — Funambulesque : relatif au funambule, à l’art du funambule. Sens figuré – qui a un caractère étrange, bizarre. Déclama-t-il. — C’est le dictionnaire. Il est le portier et le mainteneur de la ville. Avoua la vieille femme. S’il n’est pas de pratique courante de parler avec un dictionnaire, le reste n’était pas moins bizarre. C’était une vraie ville, avec des rues, des maisons, des jardins, des fabriques et des cliniques. Ses rues, toutefois, n’étaient parcourues que par des mots. Quelques-uns marchaient de façon rigide. « Loi » et « Rigueur » se déplaçaient ensemble, chacun ayant son bras accroché à celui de l’autre, l’air sévère. « Norme » et « Convention », en chefs de file, précédaient d’autres termes qui se mouvaient en file indienne. De but en blanc, d’autres mots dissipèrent ces rangs. Ils étaient joyeux, hilares et enjoués. « Libido », « impulsion » et « érotisme » pirouettaient comme des danseurs incoercibles. On l’oublie des fois – même souvent –, chaque mot est unique. Chaque mot a son propre tempérament, une idiosyncrasie particulière et une nature distinctive. Pensa Jean. — Nous sommes dans le plus grand quartier de la ville. Ses habitants sont les plus nombreux. Annonça la vieille femme en montrant une plaque émaillée qui indiquait « le quartier des noms ». Les noms servent à désigner une chose, à la nommer. Il y a des
  • 69. 69 noms qui évoquent des choses matérielles et palpables comme « table » et « avion » et ceux qui représentent des choses qui n’existent que dans l’esprit, les sentiments par exemple : «amour», « joie », « jalousie »… Il y a aussi des noms qui baptisent les êtres : ce sont les prénoms. Ils appartiennent à la catégorie des noms propres. Ces derniers s’écrivent avec une majuscule et désignent un être ou une chose unique : la tour Eiffel, Paris, Jean… Ce quartier grouillait de noms qui champignonnaient, se multipliaient ou venaient de tout bord : « algèbre » et « zéro » provenaient de l’arabe, « pantalon » et « carnaval » de l’italien, « vanille » et « sieste » de l’espagnol, « valse » et « vampire » de l’allemand, « sport » et « record » de l’anglais. Il y avait même des fabriques qui en confectionnaient des nouveaux en combinant des mots différents. Juste à côté de ce quartier, dans une rue peu fréquentée, se trouvait une autre catégorie de mots : les déterminants. « Le », « la », « une », « cette », « mon » trainaient dans le coin. — Ils sont inutiles. Ne trainons pas trop ici. Lâcha Jean. En retour, Jean reçut une lettre d’honneur de « cette ». Les autres déterminants semblaient blancs de colère et imitèrent le geste obscène de leur camarade. — Leur tâche peut paraitre simple, mais elle est déterminante. Ils donnent une information sur le nom. Ils précèdent le nom et informent sur son genre et son nombre. Ils indiquent si le nom est général ou spécifique, s’il est présent ou absent, s’il y a un lien de possession avec la personne qui parle ou une autre personne. Objecta la vieille femme. Ces mots avenants semblaient atténuer la colère des déterminants. Ils reprirent le chemin du quartier des noms pour leur occupation quotidienne : se promener avec eux. Jean décida de s’intéresser à leurs va-et-vient. Il marcha sur les talons de « la » qui rejoignait « chaise ». Ensemble, ils partirent à l’une des nombreuses cliniques de la ville. Les cliniques étaient tenues par les adjectifs. — Le nom « chaise » est malade ? demanda Jean. — Entrons ! Tu verras. Répondit la vieille dame. Ensemble, ils franchirent le seuil de la clinique. Le nom « chaise » parlait au chirurgien plasticien.
  • 70. 70 — Je veux remodeler mon aspect. Je veux être plus belle, plus originale. — Je vais vous proposer quelques opérations qui vous enjoliveront. Répliqua le praticien avec un air pincé. Voici une série d’adjectifs qui vous correspondraient. Le nom « maison » agitait la tête d’un air perplexe devant l’étendue du choix. Les adjectifs dansaient autour de lui, aguicheurs et enjôleurs. Chaise « berçante », chaise «électrique», chaise « longue », chaise « gestatoire », chaise « pliante » ? Après quelques minutes, le nom « maison » arrêta son choix sur le qualificatif « pliant ». Très content de sa sélection, il répéta à l’article « la » : — Ah, mon siège et mes pieds peuvent se replier maintenant. Je peux dorénavant être facilement rangée ou déplacée. — J’espère que tu le garderas plus longtemps que le dernier. — Ah, ne me le rappelle pas ! Chaise haute. Un très mauvais choix. Les jeunes enfants me salissaient avec leurs repas dégoulinants. Le praticien invita le nom « chaise » à entrer au bloc opératoire. Peu de temps après, il sortit accompagné de son adjectif accordé : chaise pliante. Le « e » final scintillait de tout éclat. La chirurgie esthétique est monnaie courante chez les noms. Disciplinés et obéissants, les adjectifs s’accordent volontiers avec les noms qu’ils qualifient. D’où leur commerce florissant. Certains consentaient à des changements radicaux. Fou qui devient folle, beau qui devient belle ou vieux qui devient vieille. Jean rencontra d’autres noms qui sortaient de la clinique : une table ronde, la veste noire, cette voiture rapide. — Nous allons rapidement traverser le quartier qui va venir. Il est mal fréquenté et dangereux. Notifia la vieille femme. En le traversant, Jean comprit pourquoi. « La chaise pliante » qui le parcourait aussi fut victime d’une attaque violente. Elle fut avalée par « celle-ci ». Un autre nom, précédé par son article, passait tranquillement, « les femmes ». Ils furent avalés par «elles». — C’est le quartier des pronoms. Ce sont des mots qui remplacent le nom. Leurs formes et places sont variées et
  • 71. 71 complexes. Ils ont un rôle très important : ils sont utilisés pour éviter la répétition. Allongeons le pas ! Au bout de ce quartier se dressaient quatre grands édifices. Devant la porte du plus grand des quatre immeubles, deux mots, « frapper » et « garder » mettaient brutalement le mot « aller » à la porte. — C’est le quartier le plus animé de la ville ; le quartier des verbes. Ce sont les verbes qui font avancer la phrase, qui lui donne vie et mouvement. Ici habitent tous les verbes que tu peux imaginer. Cet immeuble est celui des verbes en –er. À de rares exceptions, ils sont très accueillants. À chaque fois qu’on veut créer un nouveau verbe, on le construit sur ce modèle. Par exemple : scanner, tchater. Mais je les comprends, ils n’aiment pas trop la disparité et la dissemblance. Jean remarqua les verbes finir et rougir qui sortaient du deuxième immeuble et les verbes attendre et rendre qui entraient au troisième. — Et ce quatrième immeuble. Qui y habite ? — Ah, ici habitent les verbes à problèmes. Regarde mouvoir et acquérir qui viennent de sortir. — Le verbe aimer aussi ? — Non, pourquoi ? — Et ben plus compliqué, on ne peut pas trouver. Son passé n’est jamais simple, son présent n’est qu’imparfait et son futur toujours conditionnel. — Ah, tu aimes les jeux de mots et les traits d’esprit. La suite te plaira alors. Nous allons écourter notre visite. Les autres quartiers attendront. Nous devons nous rendre au stade. Dans quelques instants commence la compétition annuelle des calembours, contrepèteries et autres jeux de mots. Le stade était une construction d’une architecture attrayante. Un toit en ellipse protégeait les sièges sans couvrir l’air de jeu. En y pénétrant, les milliers de mots qui assistaient à la compétition les reçurent avec de chauds applaudissements. Les haut-parleurs du stade carillonnaient : « Nous souhaitons la bienvenue à La Langue Française qui nous fait l’honneur de présider nos jeux annuels ». La vieille femme leva la main et salua en retour les spectateurs devant la mine amusée et surprise de