Pierre nora « le modèle français est atteint en profondeur », enquête
09/10/13 Pierre Nora : « Le modèle français est atteint en profondeur », Enquête
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Pierre Nora : « Le modèle français est atteint en profondeur »
Par Henri Gibier | 04/10 | 06:00 | mis à jour à 13:09
Pierre Nora est historien et membre de l’Académie française. Pour « Les Echos », il revient sur les
bouleversements qu’a connus la société française au cours des dernières décennies.
La France d’aujourd’hui apparaît démoralisée, pessimiste, sur la défensive. Pour
l’historien que vous êtes, cela vous semble-t-il très nouveau ?
Pierre Nora : Dans les sondages, les Français, au fond assez heureux sur le plan individuel
et personnel, se montrent pessimistes sur le plan collectif. Comme si quelque chose de leur
manière d’être ensemble, leur être collectif, était atteint. Leur optimisme individuel se double
d’un pessimisme historique. Cet ébranlement général de l’identité historique de la France a
commencé en fait il y a trois ou quatre décennies, comme je le montre dans mon livre.
Que s’est-il passé depuis les années 1970 qui a contribué à ce basculement ?
La France républicaine, telle qu’elle avait été synthétisée, accomplie, réalisée, de la
Révolution française jusqu’aux retombées du gaullisme-communisme, se trouve atteinte
depuis cette époque dans toutes ses dimensions : autonomie et souveraineté, étatisme,
providentialisme, universalisme. Depuis la guerre d’Algérie, un à un, tous les paramètres qui
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faisaient le rayonnement et la puissance du modèle français ont été ébranlés. C’est d’abord
le cas de la langue. Un facteur d’identification nationale extrêmement puissant puisque, en
France, la langue est une langue d’Etat, imposée par le pouvoir politique, pour laquelle il a
fondé une académie de normalisation, l’Académie française, unique au monde. Les
réformes de l’orthographe donnent chaque fois lieu en France à des psychodrames
nationaux pour cette raison. Il y a une tradition de la littérature française qui joue un rôle -
fondamental dans l’identité nationale. Nous sommes une nation beaucoup plus littéraire
qu’économique. Pendant longtemps, il aurait paru incongru que les parents veuillent voir
leurs enfants devenir de grands hommes d’affaires, plutôt que des ministres ou des
présidents de la République.
Est-ce que cela explique notre difficulté à nous adapter à la mondialisation ?
Oui, en un certain sens, mais le problème est plus profond. Une des raisons qui ont
paradoxalement le plus contribué à défaire cette identité collective, c’est la paix. La France
est, de tous les pays d’Europe, celui qui aura été le plus longtemps en guerre, celle d’Algérie
comprise. Or la guerre développe un sentiment très fort de solidarité collective. En dehors de
cela, deux éléments ont probablement contribué à altérer le modèle républicain. C’est la
difficulté à entrer dans l’Europe, et plus profondément dans la mondialisation. Au début, les
Français ont considéré que l’Europe était une France dilatée, mais le jour où ils se sont
rendu compte que ce n’était pas ça, ils ne s’y sont plus intéressés : ils ont dit « non » à la
Constitution européenne. Le deuxième élément, c’est la montée de l’individualisme,
l’avènement d’un régime de l’individu qui est très contraire à ce qu’a été une morale
républicaine. Mourir pour la patrie, personne dans les nouvelles générations ne comprend
plus ce que cela veut dire. Cette montée de l’individualisme n’allait pas de soi dans une
société française qui a longtemps été, selon l’expression du sociologue Michel Crozier, une
« terre de commandement ». La dimension militaire, et du même coup civique, était
fondamentale dans l’éducation scolaire. Apprendre et devenir un citoyen, c’était la même
chose. C’est cette difficulté d’adaptation d’une identité qu’on peut qualifier de républicaine au
passage à une identité de type démocratique qui suppose des ajustements
extraordinairement difficiles, rendus encore plus complexes par l’afflux des minorités ex-
coloniales.
De là cette image d’une France devenue ingouvernable ?
Nous sommes entrés dans une période de conflits civils permanents : pour ou contre
l’interdiction de la burqa, pour ou contre le mariage pour tous, la modernisation de
l’orthographe, et au-delà des nouvelles formes de pédagogie à l’école, pour ou contre
l’immigration, l’Europe, etc. En revanche, les grandes oppositions qui structuraient l’identité
républicaine se sont toutes effritées. C’était d’abord le clivage entre « l’ancienne France »,
celle d’avant la Révolution de 1789, et la France républicaine. Cette ligne de fracture a existé
jusqu’à de Gaulle, qui a su convertir la droite aux acquis de la Révolution française.
Désormais, toute la droite, même le Front national, se réclame de la république, mais ça n’a
pas toujours été acquis, loin de là. La deuxième opposition structurante était entre religion et
laïcité, dans un pays où le trône et l’autel n’ont longtemps fait qu’un. La déchristianisation a
progressivement brouillé cette ligne de partage, qui subsiste néanmoins, comme on l’a vu à
l’occasion du vote de la loi sur le mariage pour tous. Mais le christianisme actif est devenu
minoritaire. La troisième opposition majeure est, bien sûr, celle qui structurait la gauche et la
droite, l’une voulant littéralement la mort de l’autre. Il y avait deux versions radicalement
opposées de la France de gauche et de la France de droite. Ce n’est plus le cas.
Peut-on dater de l’alternance de 1981, suivie de la cohabitation, l’origine de cet
effacement du clivage gauche-droite ?
Le mouvement est bien plus ample que cela. On oublie parfois combien la droite a contribué
à faire entrer dans les institutions les idées de la gauche, notamment pour tout ce qui touche
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Écrit par Henri Gibier
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au modèle social. La Sécurité sociale, ce sont des gens de droite qui l’ont faite, ce ne sont
pas des gens de gauche. L’Etat providence s’est étendu avec les uns comme avec les
autres. Le chemin parcouru des deux côtés dans l’après-guerre est gigantesque. Je me
souviens d’un débat à Sciences po entre Pierre Mendès France et Jean-Marcel Jeanneney
sur le caractère révolutionnaire ou non du Front populaire. A un moment s’est levé un fils
Michelin, je crois : « Vous coupez les cheveux en quatre, leur a-t-il dit. A l’époque,
j’accompagnais mon père le matin à l’usine. Le jour où les ouvriers qui faisaient la haie
debout sur son passage ont gardé leur casquette sur la tête j’ai su qu’on vivait une
révolution. » La gauche et la droite, ça n’existait pas seulement dans les idées, mais aussi
dans les mœurs, les mentalités et en fonction de la place qu’on occupait dans la société. De
nos jours, ce n’est plus une opposition structurante, même si elle le reste politiquement, à
cause de l’élection majoritaire.
Qu’en est-il du fameux contre-pouvoir intellectuel si important chez nous ?
Voilà un autre élément fondamental de notre identité nationale qui s’est effiloché. Les
intellectuels ont perdu leur influence pour plusieurs raisons. Tocqueville expliquait que les
intellectuels, dès le XVIIIe siècle, étaient ceux qui parlaient des fins dernières de la société.
Au XIXe siècle, c’est à travers le débat intellectuel que les grands enjeux historiques,
nationaux, étatiques, politiques sont posés. L’affaire Dreyfus a cristallisé cette expression
des intellectuels. Ensuite, avec l’essor de la presse de masse, l’intellectuel est devenu celui
qui parlait au nom de ceux qui ne parlaient pas. En France, il s’était en plus donné le rôle de
défenseur du principe de justice sociale. La troisième étape va du début du XXe siècle au
post-marxisme : elle est dominée par la figure de Jean-Paul Sartre, dont on imagine mal
aujourd’hui la renommée mondiale. Les intellectuels ont usé et abusé de cette parole qui leur
était déléguée et, au nom de la justice sociale, en sont venus à cautionner des totalitarismes.
Certains ont même trempé leur plume dans le sang. Ils ont usé leur crédit et perdu leur
influence. Quatrième étape, l’époque contemporaine, marquée par la montée en puissance
extraordinaire des médias, qui privilégient plus l’émotion ou le spectaculaire que la réflexion.
Et avec eux la généralisation des sondages, qui donnent la parole à monsieur Tout-le-
Monde. Que devient le rôle des intellectuels, qui portaient la parole de ceux qui n’en avaient
pas, si tout le monde parle ? Pour moi, il leur reste à être des intermédiaires entre le domaine
de la connaissance savante, à la fois de plus en plus vaste et de plus en plus spécialisée, et
un monde plus que jamais sous le règne de l’immédiateté et de l’action. En somme, les
intellectuels ne doivent plus dire aux politiques ce qu’ils doivent faire, mais ils doivent leur
expliquer ce qu’ils font.
Quand vous avez réalisé votre grande œuvre sur les lieux de mémoire qui ont
façonné notre identité, vous n’avez pratiquement pas retenu de lieu « économique ».
Pourquoi ?
J’ai envie de vous demander : lequel auriez-vous choisi ? La France n’est pas économique.
Colbertisme aidant, elle a eu beaucoup de mal à se convertir à l’économie, si elle y est
jamais arrivée… Elle a porté très longuement le poids de l’Etat dans l’organisation des
affaires et celui d’une difficile conversion à l’industrie. La majorité des Français a continué de
se voir comme une nation paysanne bien plus tard que tous les autres pays européens. Il y a
enfin chez nous une passion de l’égalité qui n’est pas conciliable avec une méritocratie
financière. Les Français ont toujours préféré l’égalité à la liberté.
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