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LE CLUB Dans le sillage24 du 18.8. au 24.8.2016
Depuis le coup d'Etat manqué
du 15 juillet, l'effigie d'Atatürk,
fondateur de la Turquie moderne,
républicaine et laïque, a refait son
apparition sur les grandes avenues
et les places du pays. Une pre-
mière, son portrait géant, recon-
naissable à sa moustache droite et
ses yeux perçants, a été déroulé sur
la façade du siège de l'AKP, le parti
islamo-conservateur du président
Erdogan, à Ankara. Ce geste hau-
tement symbolique a pour but
d'appeler les Turcs à l'unité et à la
fierté nationales, suite au trauma-
tisme du putsch. «Qui se dit Turc
est le plus heureux», vante la
maxime de Mustafa Kemal dit
Atatürk, premier président de la
République de Turquie, fondée en
1923.
Dimanche 24 juillet, un grand
rassemblement «pour la Républi-
que et la Démocratie» avait lieu
sur la place Taksim, en plein cœur
d'Istanbul. Le bain de foule s'an-
nonçait électrique. Des barrages de
policiers filtraient les entrées,
fouillaient les sacs et les coffres des
véhicules à la recherche d'une
bombe.
Pour la première fois en Tur-
quie, les partisans de la gauche laï-
que et ceux de la droite islamo-
conservatrice allaient se réunir
sous une seule bannière, celle du
drapeau rouge turc, pour célébrer à
l'unisson l'échec du putsch mili-
taire survenu neuf jours plus tôt.
Devant une foule compacte, Ke-
mal Kilicdaroglu, président du
CHP, a clamé le slogan du jour:
«Non au coup, non à la dictature,
oui à la démocratie.» Il a vanté les
mérites d'un système parlemen-
taire fort, de la séparation des pou-
voirs et de la liberté de la presse,
sous les applaudissements d'un pu-
blic acquis à sa cause.
On craignait des débordements,
un bain de sang entre les fidèles
d'Atatürk et ceux de Recep Tayyip
Erdogan, l'actuel homme fort
d'Ankara. Il n'en fut rien. Défen-
seurs de la laïcité et adeptes du Co-
ran ont fait bon ménage, l'espace
d'une rencontre.
Les Kémalistes étaient venus de
partout en Turquie, dans des bus
affrétés par le parti. «Nous sommes
ici car nous soutenons l'idée que
nous pouvons vivre en harmonie les
uns avec les autres. Nous ne sommes
pas descendus dans la rue plus tôt,
car nous ne voulions pas créer d'agi-
tation sociale. Nous croyons en la ré-
solution politique des tensions. Nous
sommes confiants car les principaux
partis diffusent un message de fra-
ternité et de réconciliation», expli-
que Yeliz Sari, active au sein du
CHP de Eskisehir, à environ 300
kilomètres d'Istanbul. Une jeune
femme est venue seule, avec ses
deux filles, laissant son mari à la
maison. «J'ai eu peur quand j'ai vu
la foule dans le métro, je me suis dit,
qu'est-ce que je viens faire ici avec
mes deux filles, mais je voulais sou-
tenir les idées d'Atatürk», dit-elle
en serrant sur sa poitrine l'image
de Mustafa Kemal, imprimée sur
son tee-shirt. «Notre général, c'est
Atatürk, pas Erdogan. Il est peut-
être mort il y a quatre-vingts ans,
mais sa vision est toujours bien vi-
vante en Turquie», avance un
homme, qui se décrit comme pro-
CHP.
Justifier les purges
Parmi les milliers de personnes
présentes, une petite minorité ap-
partenait au parti de la Justice et
du Développement (AKP) du pré-
sident Erdogan. On reconnaissait
les femmes aux foulards de couleur
qui leur encadraient le visage.
«L'appartenance politique ou reli-
gieuse n'a pas d'importance, c'est la
nationalité turque qui compte»,
nous explique Ayla Ceylan, une
électrice de l'AKP. «Nous avons
des opinions différentes, mais nous
sommes venues ensemble», ajoutent
deux amies, l'une voilée et l'autre
non, en pleine séance de selfies
pour immortaliser cet instant.
Plus tard dans la journée, une
fois les cars du CHP repartis et ses
militants rentrés chez eux, les sup-
porters de l'AKP et du président
Erdogan réinvestissent la place
Taksim, comme tous les soirs de-
puis le coup d'Etat. La puissante
sono diffuse en boucle des marches
ottomanes et des discours justi-
fiant les purges du gouvernement.
La formation pro-kurde du HDP
(Parti démocratique des peuples)
a, elle, été systématiquement ex-
clue des rencontres politiques
post-coup d'Etat. «Tous les Turcs
peuvent vivre ensemble, mais sans
les Kurdes, qui sont des terroristes»,
lance un sympathisant de la droite
ultra-nationaliste (MHP) croisé ce
soir-là à Taksim.
L'esprit de réconciliation natio-
nale appelé de ses vœux par l'élite
politique en Turquie est-il réaliste?
Dans la foule, les réponses sont
confuses. Les Turcs sont prêts à vi-
vre ensemble, mais se méfient de
tout le monde, en particulier des
minorités. Ils soutiennent la dé-
mocratie en Turquie, bien que
celle-ci soit en lambeaux. Ils sont
attachés au principe de laïcité,
mais les électeurs de l'AKP vote-
raient volontiers en faveur d'un ré-
gime islamique si le président Er-
dogan le demandait. Ils rejettent
tous l'idée d'une guerre civile, mais
les tensions et les écarts dans les
mentalités sont palpables.
Les chroniqueurs du Daily Sa-
bah, un quotidien pro-gouverne-
mental, saluent eux «un nouveau
consensus politique» et revendi-
quent «le prix Nobel de la paix»
pour les citoyens turcs qui ont dé-
fendu leur nation face aux militai-
res putschistes. La purge, qui
concerne plusieurs dizaines de mil-
liers de personnes suspectées d'ap-
partenir à la confrérie Gülen, s'est
étendue ces dernières semaines à la
justice, aux universités, aux journa-
listes et au milieu des affaires.
L'imam turc Fetullah Gülen, en
exil aux Etats-Unis, est accusé par
les autorités d'être l'instigateur du
coup d'Etat.
L'illusoire unité
«Je pense que l'actuel esprit
d'unité nationale est une illusion.
Dans quelques mois, la Turquie
sera dans une situation bien plus
difficile pour assurer la paix et la co-
hésion sociale», souligne Aykan
Edermir, chercheur à la Fondation
pour la défense des démocraties de
Washington D.C. et ancien dé-
puté turc du parti d'opposition
CHP (républicain – laïc).
Celui-ci tempère les récents pa-
rallèles entre Mustafa Kemal Ata-
türk et Recep Tayyip Erdogan. «Il
y a deux aspects à cette comparaison.
Le premier concerne le charisme. De
ce point de vue, Erdogan est l'une
des figures les plus populaires de la
République. Peut-être pas aussi po-
pulaire qu'Atatürk, mais pour au
moins 50% de la population, Erdo-
gan est un leader charismatique. Il y
a donc une similitude. Mais il y a
un autre aspect. Atatürk était un
bâtisseur. Il a bâti les institutions
turques. Son pouvoir était à la me-
sure de celui de l'Etat, de la Répu-
blique. Le président Erdogan, lui,
est en train de défaire ces institu-
tions. Plus les institutions sont fai-
bles, plus son pouvoir se renforce. En
ce sens, les deux leaders sont en oppo-
sition». Lors des fameuses «veil-
lées démocratiques» organisées par-
tout dans le pays, Ozge et son petit
ami, tous deux trentenaires stam-
bouliotes qui travaillent dans le
domaine de la musique, ont préféré
rester chez eux, dans un quartier à la
mode d'Istanbul. «Nous nous sentons
désormais à l'étroit», regrette Ozge.
«Les soi-disant fêtes de la démocratie
qui se déroulent en ce moment sont en
réalité de la propagande islamique
contre nous, une propagande anti-in-
tellectuelle. Leur logique est la sui-
vante: le coup d'Etat a été perpétré par
l'armée, qui a été longtemps le symbole
des Kémalistes, donc des laïcs, des gens
cultivés comme nous,qu'ilsdétestent.»
Le problème est qu'il n'y a pas de
communication, pas de passerelle,
ajoute-t-elle, entre les conservateurs
et les progressistes, même parmi la
jeunesse. «Il n'existe pas de jour-
naux que nous lirions tous par
exemple», fait-elle remarquer. Après
quelques jours de panique, la jeune
femme s'est ressaisie. «Je continue à
m'habiller comme je le faisais avant et
je continue à sourire, pour montrer
que je n'ai pas peur et qu'il faut conti-
nuer à vivre ensemble.» La gauche
turque est sur les charbons ardents.
«Les supporters d'Erdogan crient
"Allahu Akbar" (Dieu est [le] plus
grand, ndlr) dans la rue, un slogan
islamique. C'était déjà le cas avant,
de la part des nationalistes et des is-
lamiques. Mais aujourd'hui, il y a
un basculement psychologique en fa-
veur du gouvernement, qui va agir
comme s'il avait les pleins pouvoirs.
Ma plus grande inquiétude est que
le soutien populaire à l'AKP de-
vienne plus fort et plus intervention-
niste, et qu'il nous influence dans la
vie de tous les jours. Les personnes de
gauche, laïques ou non conservatri-
ces, la communauté LGTB, les mi-
norités, se sentent menacées. Je
crains encore plus de fragmentations
dans la société», redoute Inan Izci,
analystepolitique turc.
Les événements du 15 juillet ont
rouvert de vieilles plaies en Turquie,
qui seront longuesà panser.
STEPHANIE FONTENOY
Les partis de
gauche comme de
droite appellent à
l'unité nationale en
Turquie. Derrière la
façade de la
réconciliation, la
société se fissure.
La Turquie après le coup d'Etat
Des plaies difficiles à panser
«Notre général, c'est Atatürk, pas Erdogan. Il est peut-être mort il y a quatre-vingts ans, mais sa vision
est toujours bien vivante en Turquie»
«Atatürk était un bâtisseur. Il a bâti les institutions turques. […] Le
président Erdogan, lui, est en train de défaire ces institutions»

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Lejeudi-Ataturk

  • 1. LE CLUB Dans le sillage24 du 18.8. au 24.8.2016 Depuis le coup d'Etat manqué du 15 juillet, l'effigie d'Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, républicaine et laïque, a refait son apparition sur les grandes avenues et les places du pays. Une pre- mière, son portrait géant, recon- naissable à sa moustache droite et ses yeux perçants, a été déroulé sur la façade du siège de l'AKP, le parti islamo-conservateur du président Erdogan, à Ankara. Ce geste hau- tement symbolique a pour but d'appeler les Turcs à l'unité et à la fierté nationales, suite au trauma- tisme du putsch. «Qui se dit Turc est le plus heureux», vante la maxime de Mustafa Kemal dit Atatürk, premier président de la République de Turquie, fondée en 1923. Dimanche 24 juillet, un grand rassemblement «pour la Républi- que et la Démocratie» avait lieu sur la place Taksim, en plein cœur d'Istanbul. Le bain de foule s'an- nonçait électrique. Des barrages de policiers filtraient les entrées, fouillaient les sacs et les coffres des véhicules à la recherche d'une bombe. Pour la première fois en Tur- quie, les partisans de la gauche laï- que et ceux de la droite islamo- conservatrice allaient se réunir sous une seule bannière, celle du drapeau rouge turc, pour célébrer à l'unisson l'échec du putsch mili- taire survenu neuf jours plus tôt. Devant une foule compacte, Ke- mal Kilicdaroglu, président du CHP, a clamé le slogan du jour: «Non au coup, non à la dictature, oui à la démocratie.» Il a vanté les mérites d'un système parlemen- taire fort, de la séparation des pou- voirs et de la liberté de la presse, sous les applaudissements d'un pu- blic acquis à sa cause. On craignait des débordements, un bain de sang entre les fidèles d'Atatürk et ceux de Recep Tayyip Erdogan, l'actuel homme fort d'Ankara. Il n'en fut rien. Défen- seurs de la laïcité et adeptes du Co- ran ont fait bon ménage, l'espace d'une rencontre. Les Kémalistes étaient venus de partout en Turquie, dans des bus affrétés par le parti. «Nous sommes ici car nous soutenons l'idée que nous pouvons vivre en harmonie les uns avec les autres. Nous ne sommes pas descendus dans la rue plus tôt, car nous ne voulions pas créer d'agi- tation sociale. Nous croyons en la ré- solution politique des tensions. Nous sommes confiants car les principaux partis diffusent un message de fra- ternité et de réconciliation», expli- que Yeliz Sari, active au sein du CHP de Eskisehir, à environ 300 kilomètres d'Istanbul. Une jeune femme est venue seule, avec ses deux filles, laissant son mari à la maison. «J'ai eu peur quand j'ai vu la foule dans le métro, je me suis dit, qu'est-ce que je viens faire ici avec mes deux filles, mais je voulais sou- tenir les idées d'Atatürk», dit-elle en serrant sur sa poitrine l'image de Mustafa Kemal, imprimée sur son tee-shirt. «Notre général, c'est Atatürk, pas Erdogan. Il est peut- être mort il y a quatre-vingts ans, mais sa vision est toujours bien vi- vante en Turquie», avance un homme, qui se décrit comme pro- CHP. Justifier les purges Parmi les milliers de personnes présentes, une petite minorité ap- partenait au parti de la Justice et du Développement (AKP) du pré- sident Erdogan. On reconnaissait les femmes aux foulards de couleur qui leur encadraient le visage. «L'appartenance politique ou reli- gieuse n'a pas d'importance, c'est la nationalité turque qui compte», nous explique Ayla Ceylan, une électrice de l'AKP. «Nous avons des opinions différentes, mais nous sommes venues ensemble», ajoutent deux amies, l'une voilée et l'autre non, en pleine séance de selfies pour immortaliser cet instant. Plus tard dans la journée, une fois les cars du CHP repartis et ses militants rentrés chez eux, les sup- porters de l'AKP et du président Erdogan réinvestissent la place Taksim, comme tous les soirs de- puis le coup d'Etat. La puissante sono diffuse en boucle des marches ottomanes et des discours justi- fiant les purges du gouvernement. La formation pro-kurde du HDP (Parti démocratique des peuples) a, elle, été systématiquement ex- clue des rencontres politiques post-coup d'Etat. «Tous les Turcs peuvent vivre ensemble, mais sans les Kurdes, qui sont des terroristes», lance un sympathisant de la droite ultra-nationaliste (MHP) croisé ce soir-là à Taksim. L'esprit de réconciliation natio- nale appelé de ses vœux par l'élite politique en Turquie est-il réaliste? Dans la foule, les réponses sont confuses. Les Turcs sont prêts à vi- vre ensemble, mais se méfient de tout le monde, en particulier des minorités. Ils soutiennent la dé- mocratie en Turquie, bien que celle-ci soit en lambeaux. Ils sont attachés au principe de laïcité, mais les électeurs de l'AKP vote- raient volontiers en faveur d'un ré- gime islamique si le président Er- dogan le demandait. Ils rejettent tous l'idée d'une guerre civile, mais les tensions et les écarts dans les mentalités sont palpables. Les chroniqueurs du Daily Sa- bah, un quotidien pro-gouverne- mental, saluent eux «un nouveau consensus politique» et revendi- quent «le prix Nobel de la paix» pour les citoyens turcs qui ont dé- fendu leur nation face aux militai- res putschistes. La purge, qui concerne plusieurs dizaines de mil- liers de personnes suspectées d'ap- partenir à la confrérie Gülen, s'est étendue ces dernières semaines à la justice, aux universités, aux journa- listes et au milieu des affaires. L'imam turc Fetullah Gülen, en exil aux Etats-Unis, est accusé par les autorités d'être l'instigateur du coup d'Etat. L'illusoire unité «Je pense que l'actuel esprit d'unité nationale est une illusion. Dans quelques mois, la Turquie sera dans une situation bien plus difficile pour assurer la paix et la co- hésion sociale», souligne Aykan Edermir, chercheur à la Fondation pour la défense des démocraties de Washington D.C. et ancien dé- puté turc du parti d'opposition CHP (républicain – laïc). Celui-ci tempère les récents pa- rallèles entre Mustafa Kemal Ata- türk et Recep Tayyip Erdogan. «Il y a deux aspects à cette comparaison. Le premier concerne le charisme. De ce point de vue, Erdogan est l'une des figures les plus populaires de la République. Peut-être pas aussi po- pulaire qu'Atatürk, mais pour au moins 50% de la population, Erdo- gan est un leader charismatique. Il y a donc une similitude. Mais il y a un autre aspect. Atatürk était un bâtisseur. Il a bâti les institutions turques. Son pouvoir était à la me- sure de celui de l'Etat, de la Répu- blique. Le président Erdogan, lui, est en train de défaire ces institu- tions. Plus les institutions sont fai- bles, plus son pouvoir se renforce. En ce sens, les deux leaders sont en oppo- sition». Lors des fameuses «veil- lées démocratiques» organisées par- tout dans le pays, Ozge et son petit ami, tous deux trentenaires stam- bouliotes qui travaillent dans le domaine de la musique, ont préféré rester chez eux, dans un quartier à la mode d'Istanbul. «Nous nous sentons désormais à l'étroit», regrette Ozge. «Les soi-disant fêtes de la démocratie qui se déroulent en ce moment sont en réalité de la propagande islamique contre nous, une propagande anti-in- tellectuelle. Leur logique est la sui- vante: le coup d'Etat a été perpétré par l'armée, qui a été longtemps le symbole des Kémalistes, donc des laïcs, des gens cultivés comme nous,qu'ilsdétestent.» Le problème est qu'il n'y a pas de communication, pas de passerelle, ajoute-t-elle, entre les conservateurs et les progressistes, même parmi la jeunesse. «Il n'existe pas de jour- naux que nous lirions tous par exemple», fait-elle remarquer. Après quelques jours de panique, la jeune femme s'est ressaisie. «Je continue à m'habiller comme je le faisais avant et je continue à sourire, pour montrer que je n'ai pas peur et qu'il faut conti- nuer à vivre ensemble.» La gauche turque est sur les charbons ardents. «Les supporters d'Erdogan crient "Allahu Akbar" (Dieu est [le] plus grand, ndlr) dans la rue, un slogan islamique. C'était déjà le cas avant, de la part des nationalistes et des is- lamiques. Mais aujourd'hui, il y a un basculement psychologique en fa- veur du gouvernement, qui va agir comme s'il avait les pleins pouvoirs. Ma plus grande inquiétude est que le soutien populaire à l'AKP de- vienne plus fort et plus intervention- niste, et qu'il nous influence dans la vie de tous les jours. Les personnes de gauche, laïques ou non conservatri- ces, la communauté LGTB, les mi- norités, se sentent menacées. Je crains encore plus de fragmentations dans la société», redoute Inan Izci, analystepolitique turc. Les événements du 15 juillet ont rouvert de vieilles plaies en Turquie, qui seront longuesà panser. STEPHANIE FONTENOY Les partis de gauche comme de droite appellent à l'unité nationale en Turquie. Derrière la façade de la réconciliation, la société se fissure. La Turquie après le coup d'Etat Des plaies difficiles à panser «Notre général, c'est Atatürk, pas Erdogan. Il est peut-être mort il y a quatre-vingts ans, mais sa vision est toujours bien vivante en Turquie» «Atatürk était un bâtisseur. Il a bâti les institutions turques. […] Le président Erdogan, lui, est en train de défaire ces institutions»