JFPérouse-ITVL'Echo
- 1. INTERVIEW
STÉPHANIE FONTENOY,
À ISTANBUL
Q
uiestleprésidentturcRe-
cep TayyipErdogan?Com-
ments’est-ilconstruit sur le
plan politique et person-
nel? Le journaliste Nicolas
Cheviron et le chercheur
Jean-François Pérouse dé-
cortiquent son accession au pouvoir au fil
des 400 pages de l’ouvrage «Erdogan, Nou-
veau Père de la Turquie?», sorti cette année.
Cette première biographie du président
turc en français est le fruit de dix ans de
travail pour recouper des sources souvent
antagonistes sur l’homme fort d’Ankara,
son entourage politique, ses relations d’af-
faires et sa famille. «Il existait soit des hagio-
graphies, très élogieuses, soit des biographies
critiques et peu respectueuses qui s’attaquent
à sa personnalité. Plutôt que de nous focaliser
sur le personnage, nous avons voulu savoir de
quoi Erdogan est le symptôme», souligne
Jean-François Pérouse, directeur de l’Insti-
tut français des études anatoliennes en
Turquie. Entretien.
Le président Erdogan sort du coup d’État
avec une nouvelle aura. Laquelle?
L’après-coup d’État marque son triomphe
en tant que martyr de la démocratie. Cette
image-là devenait un peu moins crédible
ces derniers temps, mais elle a été suracti-
vée avec le putsch. Le prétexte est en or
pour le pouvoir, qui s’est trouvé légitimé.
Cela crée une nouvelle configuration pour
les années à venir, car Recep Tayyip Erdo-
gan est intouchable. Il peut se poser un hé-
ros de la souveraineté populaire et de la
démocratie. J’ose espérer qu’il aura l’intelli-
gence de saisir ce moment pour refréner
ses tendances. Il peut ne pas abuser de ce
nouvel état de grâce.
De ses origines modestes à son image ac-
tuelle de sultan, le président turc s’est-il
construit un mythe?
Recep Tayyip Erdogan (RTE) a construit
très tôt sa propre légende et il a été difficile
ensuite de prendre ses distances par rap-
port à celle-ci. Tous ses partisans ont
adhéré à cette légende. Nous sommes lar-
gement dans l’irrationnel, dans une vision
de l’histoire turque qui ne correspond pas
nécessairement aux réalités objectives.
Dans le livre, nous avons essayé de compa-
rer cette légende dorée, dûment
construite, aux faits, et de remettre le per-
sonnage en contexte.
Erdogan utilise largement son enfance
dans le quartier populaire de
Kasımpa5a, à Istanbul, pour séduire les
classes moyennes et pauvres. Vous met-
tez en doute ce discours?
Dans l’imaginaire turc, KasımpaSa fait réfé-
rence au milieu prolétarien qui entoure le
chantier naval d’Istanbul, peuplé de ma-
rins, le long de la Corne d’or. Erdogan n’a
pas grandi dans ce monde-là. Il est issu des
hauteurs du quartier. Son père n’était pas
un homme totalement démuni. Il était res-
pecté et avait un capital social. Il a fait faire
à son fils des études qui ne sont pas celles
d’un enfant d’origine très modeste. Que le
petit Recep ait vendu des simits (petits
pains au sésame, NDLR), c’est peut-être ar-
rivé pendant ses vacances, mais cela fait
surtout partie de la légende. Sur ses photos
d’enfance, RTE apparaît plutôt coquet et
propret.
Enfant, RTE est inscrit dans une Imam
Hatip, une école publique religieuse?
Dans l’histoire politique turque, son en-
fance coïncide avec la réémergence, dans
le champ politique, des revendications re-
ligieuses, en rupture avec ce qu’avait été le
projet républicain depuis la création de la
Turquie en 1923. Une des expressions de
cette rupture est l’émergence des collèges
et des lycées Imam Hatips, qui sont des
écoles publiques, professionnelles, desti-
nées à former le personnel des mosquées.
On y apprend l’arabe coranique, huit
heures par semaine. Nous sommes au dé-
but des années 70 et RTE est, dès le départ,
injecté dans ce segment de l’offre éduca-
tive. Les Imam Hatip sont des lieux de re-
vanche politique. C’est ici que doit être for-
mée l’élite de la nouvelle Turquie à venir,
qui serait plus fidèle à son passé et à ses va-
leurs, notamment religieuses.
Comment s’est construite la vision poli-
tique d’Erdogan?
Sa vision politique s’est formée sous l’in-
fluence de son père, grand sympathisant
d’Adnan Menderes (Premier ministre de
1950 à 1960) et du parti démocrate, mais
aussi dans des organisations qui appar-
tiennent à un projet politique alternatif au
projet républicain. Il y a l’Union nationale
des étudiants turcs (MTTB, droite), et puis,
très vite, les premiers partis de l’islam poli-
tique en Turquie, ceux du père spirituel et
politique de RTE, Necmettin Erbakan, qui
émerge à la fin des années 60 comme un
opposant aux Républicains. Nous sommes
alors dans un contexte qui mêle, à la fois,
l’anticommunisme, une certaine forme
d’anti-impérialisme et d’anti-alignement,
une volonté de retour à certaines valeurs
religieuses et morales. C’est une époque où
l’on commence à être influencé par les
Frères musulmans égyptiens et jordaniens,
puis, à la fin des années 70, par la révolu-
tion iranienne. Cela prépare à des opposi-
tions dans les années 70 entre les groupes
à références religieuses plus claires et d’au-
tres qui placent la référence nationale au
premier plan, et dans laquelle RTE ne se re-
connaît pas.
L’actuel chef d’État s’est construit politi-
quement au sein du parti Refah, le parti
de la prospérité, précurseur du Parti de
la justice et du développement (AKP)
dont il est le fondateur?
Le parti de la prospérité est fondé en 1983.
Erdogan en sera le responsable pour Istan-
bul et candidat malheureux à plusieurs
élections législatives. Mais il est déterminé
et croit en sa vocation. Il est élu, à 40 ans,
maire d’Istanbul, en 1994. C’est un mo-
ment fondamental dans sa carrière
puisqu’il émerge, sur la scène nationale et
internationale, comme maire de la plus
grande métropole de Turquie et du monde
méditerranéen. Il accède à des réseaux in-
ternationaux et des ressources qui lui per-
mettent de continuer à construire la lé-
gende et d’acquérir des relations, des
équipes et des compétences. Il est stupé-
fiant de voir que son Premier ministre ac-
tuel, Binali Yildirim, est un de ses proches
de l’époque de la mairie d’Istanbul.
On oublie parfois que Recep Tayyip Erdo-
gan a été un prisonnier politique…
Il est allé en prison dans le contexte du troi-
sième coup d’État qu’on a appelé le coup
d’État postmoderne de février 1997, qui vi-
sait à marginaliser le parti Refah et à le cri-
minaliser. Il est incarcéré pour avoir cité un
poème du nationaliste Ziya Gökalp, qui dit:
«les minarets seront nos baïonnettes, les cou-
poles nos casques, les mosquées seront nos ca-
sernes et les croyants nos soldats». Son empri-
sonnement est un acte du Conseil de Sécu-
rité nationale, qui avait une prise très forte
sur la vie politique et l’action du gouverne-
ment et qui voulait tenir à l’écart les
groupes sociaux qui aspiraient à prendre
leur place en utilisant la référence reli-
gieuse. Ce qui est intéressant, c’est la façon
dont il a utilisé cette période d’incarcéra-
tion. Ce fut presqu’une aubaine pour lui,
car alors même qu’il était en pleine ascen-
sion politique, il est interdit de politique et
mis en prison pendant quelques mois. C’est
un moment fondamental, puisque c’est là
qu’il va construire sa stratégie politique. Il
pose les bases de son parti, le futur Parti de
la justice et du développement (AKP). Mais
il n’est pas un théoricien, ni un idéologue.
C’est un homme de parti qui est dans une
entreprise de conquête du pouvoir. C’est un
politicien beaucoup plus qu’un théoricien.
A-t-il une vision politique pour la Tur-
quie ou cherche-il le pouvoir à des fins
personnelles?
Il a une vision personnelle, mais qui n’est
pas originale. Le président turc est avant
tout un ultralibéral, quelqu’un qui exalte la
libre entreprise. C’est un homme religieux
qui a des convictions, et c’est un homme qui
a des valeurs nationales et morales. C’est un
homme de synthèse qui comprend la
conjoncture économique et sociale et qui a
su par accompagner des évolutions socié-
tales et se les approprier. C’est aussi
quelqu’un qui sait tenir son parti.
La Turquie d’Erdogan entend-elle les rap-
pels à l’ordre de l’Union européenne pour
respecter la règle de droit?
Non. Le contexte à la fois de deuil et de fer-
veur, de triomphalisme, ne permet pas d’en-
tendre ce discours-là. Il y a parfois un dis-
cours européen et même ici des militants de
droits de l’homme et d’une certaine gauche
qui évacue le deuil de l’autre. Il s’agit, certes,
d’un deuil organisé, amplifié et médiatisé,
mais tout de même, il faut trouver une pa-
role qui laisse la place à la souffrance et à
l’engagement de l’autre. Il y a eu un certain
courage de la part de Recep Tayyip Erodgan
et de son gouvernement, même si effective-
ment nous savons maintenant qu’ils ont été
informés dès 16h de l’éminence du coup
d’État (qui a débuté à 22h30, NDLR) et que
des dispositions ont pu être prises et une ri-
poste construite
La Turquie pourrait bientôt se doter d’un
régime présidentiel à la place du régime
parlementaire actuel. Est-ce un sujet d’in-
quiétude?
L’inquiétude tient à la personnalité de celui
qui veut ce système de manière absolument
déterminée. Ce n’est pas le système en lui-
même qui suscite le plus d’opposition et
d’inquiétude, mais plutôt celui à qui il est
destiné.
«Erdogan. Nou-
veau père de la
Turquie?», de Nico-
las Cheviron et
Jean-François Pé-
rouse, Éditions
François Bourin,
428 p., 26 EUR. A
lire aussi:
http://ovipot.hypo-
theses.org/14353
L’ECHO SAMEDI 23 JUILLET 2016 11
Opinions
«Leprésidentturcestun
ultralibéral.Ilades
convictionsreligieuseset
des valeursnationaleset
morales.C’estunhomme
desynthèsequicomprend
laconjoncture
économiqueetsociale.»
JEAN-FRANÇOIS PÉROUSE
Jean-François Pérouse –Institutfrançaisdesétudesanatoliennes
«RecepTayyipErdoganestintouchable»
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Erdogan peut désormais se poser en héros de la souveraineté populaire et de la démocratie. © AFP
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