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CengizAktar-OpinionL'Echo
- 1. 24 L’ECHO SAMEDI 12 MARS 2016
Opinions
INTERVIEW
ELODIE PERRODIL
C
engiz Aktar est journaliste
et politologue turc, spécia-
liste de l’Union européenne
et des institutions interna-
tionales. Ses chroniques pa-
raissaient dans Zaman, quo-
tidien d’opposition suspendu la semaine
dernière par le pouvoir.
Quelle est la situation du quotidien
d’opposition Zaman, mis sous tutelle
vendredi par l’État turc?
Une nouvelle équipe a été désignée. Elle a
sorti lundi un journal dont la maquette
avait été préparée à l’avance. Le journal est
devenu un «mouthpiece», un simple relais
du régime. Toutes les nouvelles chroniques
d’éditorialistes ont été refusées par la di-
rection. Le troisième organe du groupe,
l’agence de presse Cihan, qui publiait en
deux langues, a également été mis sous tu-
telle. Le groupe Zaman est presque mis à
mort.
Vous avez cessé d’écrire pour le quoti-
dien?
J’ai encore rédigé un article mais il sera très
probablement refusé, comme tous ceux
qui critiquent le gouvernement. Mes chro-
niques pointent la relation contre-nature
entre le parti AKP au pouvoir en Turquie et
l’Union européenne.
Le Premier ministre turc, Ahmet Davuto-
glu, a déclaré que cette mise sous tutelle
était une sanction judiciaire et non poli-
tique. Qu’en pensez-vous?
Ce n’est pas nouveau. Le gouvernement se
cache derrière l’indépendance du judi-
ciaire, alors que ce pouvoir est loin d’être
indépendant en Turquie. Des tribunaux
dont les juges sont nommés par le pouvoir
et au service du pouvoir sont en place. Ils
donnent tous les mandats d’arrêt et toutes
les décisions que le gouvernement désire.
D’après des juristes sérieux, il n’y a rien
dans les accusations qui ont donné lieu à
cette mise sous tutelle du groupe Zaman. Il
pourrait y avoir un appel devant la Cour
constitutionnelle turque. S’il est rejeté,
nous irons devant la Cour européenne des
droits de l’homme. Entre-temps, le mal est
fait et les trois grands organes du groupe
ne fonctionnent plus.
Comment voyez-vous la dégradation de
la liberté de la presse en Turquie?
En dehors de l’agence de l’État, l’Agence
Anatolie, il n’y a plus qu’un seul groupe de
presse indépendant, Hurriyet, qui s’est mis
en mode d’autocensure. Je citerais le rang
de la Turquie dans le dernier rapport de
Reporters Sans Frontières. Sur 180 pays, la
Turquie est classée 149ème
, derrière le Zim-
babwe et le Mali. Selon Freedom House, un
organisme de veille démocratique améri-
cain, la Turquie, pour ce qui est de la li-
berté de la presse, est classée dans la caté-
gorie «non libre».
La mise sous tutelle de Zaman est liée au
procès contre Fethullah Gülen, ancien
allié du président turc, aujourd’hui dés-
avoué…
Le propriétaire de Zaman n’est pas le prê-
cheur Fethullah Gülen, mais une société
qui s’appelle Feza Gazetecilik Media,
proche de la congrégation. M. Gülen est ac-
cusé d’être à la tête d’une organisation ter-
roriste. Le problème est que l’étendue de la
loi antiterroriste en Turquie est telle qu’on
peut mettre tout et n’importe quoi dans la
catégorie de terroristes en Turquie, mal-
heureusement.
Vous y compris…
Fort probablement, car je suis l’un des si-
gnataires de l’appel à la fin des hostilités
au Kurdistan signé en janvier par plus de
1.000 professeurs d’université. Cette péti-
tion a enragé le gouvernement et en parti-
culier le président de la République. Ce
dernier n’a pas supporté que l’on qualifie
l’opération militaire au Kurdistan turc de
violence d’État. Pour lui, il s’agit ni plus ni
moins de lutte contre le terrorisme. Indi-
rectement, nous sommes considérés
comme les suppôts du terrorisme. Une en-
quête est ouverte contre tous les signa-
taires.
Ce 8 mars, une manifestation pour les
droits des femmes a été interdite à Istan-
bul, officiellement pour des raisons de
sécurité. Qu’est-ce que cela vous inspire?
Le régime ne supporte plus aucune mani-
festation publique. Cela me rappelle le ré-
gime du Shah d’Iran dans ses derniers
jours, quand il était interdit à plus de cinq
personnes de se réunir dans un lieu public.
Je crois que l’on va très rapidement vers ce
genre d’interdit en Turquie.
Qu’en est-il de la volonté du président
Erdogan de modifier la constitution
turque pour établir un régime présiden-
tiel?
Le président Erdogan va parvenir à son but
ultime: une présidence exécutive «à la
turque» sans aucun contre-pouvoir. Il y
aura probablement un référendum dans
les mois qui viennent. Le président utilise
la peur à travers les tensions au Kurdistan
et les bombes qui explosent à l’ouest du
pays. Tout est en place. Le scénario marche
parfaitement. On va vers l’installation d’un
régime fasciste… mais en règle, un peu
comme en Hongrie, qui n’en est pas très
loin.
La guerre civile au Kurdistan pourrait-
elle dégénérer?
Tout pointe vers une exacerbation de la si-
tuation avec malheureusement d’autres at-
tentats et une guérilla urbaine, pas uni-
quement au Kurdistan. Il ne faut pas ou-
blier que la plus grande ville kurde du
monde est Istanbul. Les Kurdes ne sont pas
confinés à leur région natale.
Que pensez-vous des relations Union eu-
ropéenne-Turquie, au regard de la crise
des migrants?
Les Européens n’ont plus aucun levier avec
la Turquie, car ils sont partis d’une mau-
vaise hypothèse de départ, selon laquelle
la Turquie était capable d’arrêter le flot de
réfugiés. C’est une fausse hypothèse car
personne ne peut arrêter quelqu’un qui
part pour sauver sa vie.
L’Europe s’est trompée et continue à se
tromper. Elle a ouvert tellement de lignes
de crédit à la Turquie que celle-ci se sent
forte et en redemande. Que demande-t-
elle? D’abord plus d’argent. À ce jour, seu-
lement 95 millions d’euros ont été déblo-
qués, sur trois milliards initialement pré-
vus. Il reste beaucoup d’incertitudes sur la
façon dont cet argent va être octroyé. Est-
ce que les organisations internationales
comme le Haut Commissariat aux réfugiés
(HCR), l’Unicef ou les organisations non
gouvernementales spécialisées, vont être
invitées à se porter candidates à des appels
à projet? Pour l’instant, la Turquie n’aime
pas que des étrangers viennent travailler
sur son territoire.
Deuxièmement, la Turquie demande
une reprise des négociations d’adhésion,
ce que je trouve totalement schizophré-
nique. Ce qui se passe en Turquie est en
contradiction avec l’acquis communau-
taire, à tous les points de vue. Sur les ques-
tions politiques mais aussi sur les ques-
tions économiques. Par exemple, il n’y a
plus de garantie de la propriété privée en
Turquie, comme on le voit avec Zaman, qui
est un groupe privé. Quelqu’un peut venir
et vous demander la clé de votre entreprise
à tout moment. La pratique gouvernemen-
tale en Turquie ne correspond plus aux va-
leurs, normes et standards européens. De-
mander à ce que les négociations d’adhé-
sion s’accélèrent est littéralement
ubuesque. On parle de l’ouverture des cha-
pitres 23 et 24 qui portent sur les principes
démocratiques par rapport au judiciaire,
aux droits de l’homme, etc.
La Turquie est complètement à côté de
la plaque en matière de libertés fonda-
mentales énumérées dans la Convention
européenne des Droits de l’Homme. Elle
est d’ailleurs régulièrement critiquée à ce
sujet et fait figure de championne des ap-
pels de citoyens turcs à la Cour euro-
péenne de Strasbourg. Je citerai un autre
chapitre: l’environnement. Tous les mili-
tants de la protection de l’environnement
sont systématiquement tabassés en Tur-
quie, lors de manifestations pro-environ-
nementales. Troisième demande: la levée
de l’obligation de visa pour les 78 millions
de Turcs qui se rendent dans l’Union euro-
péenne. C’est totalement fantaisiste. La
Turquie devrait remplir 72 conditions pour
y parvenir. Il est impossible qu’elle puisse
remplir ces conditions draconiennes, dont
le respect des droits de l’homme, d’ici le
mois de juin. Sans parler de l’armée de
chômeurs et de membres turcs de l’État is-
lamique qui auraient librement accès au
territoire Schengen.
Bref, en conclusion?..
Il est grand temps que les Européens se ré-
veillent face à la mise en place progressive
d’un second régime à la Poutine à leurs
frontières. Un régime fasciste qui va être
très difficile à contenir dans les années à
venir. Il faut savoir avec qui on danse. L’Eu-
rope a tout fait au début des années 2000
pour empêcher la candidature de la Tur-
quie. Aujourd’hui, nous y sommes. Il faut
se rendre à la réalité qu’il va falloir vivre
avec deux gros pays, la Russie et la Turquie,
potentiellement problématiques, qui font
partie du problème de la région et pas de
sa solution.
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