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THÉRÈSE NON STOP
Lecture continue des œuvres de sainte Thérèse d’Avila
à l’ouverture du 5e centenaire de sa naissance
15 octobre 2014 – 15 octobre 2015
Bruxelles
INTRODUCTION
En ce jour où nous ouvrons, dans la prière et la longue écoute d’extraits de ses
œuvres, l’année du 5e centenaire de la naissance de sainte Thérèse de Jésus
(1515-2015), nous vous proposons de commencer par reprendre simplement
avec elle, et sous forme de prière, quelques petits passages d’une de ses poésies
qui explicitent un peu le choix de son nom et suggèrent, ébauchent, et résument
à traits de poème ce qu’a été sa vie, son chemin.
« Je suis tienne, pour Toi je suis née,
Que veux-Tu faire de moi ?
Je suis tienne, puisque Tu m’as créée,
Tienne, puisque Tu m’as rachetée,
Tienne, puisque Tu me supportes,
Tienne, puisque Tu m’as appelée,
Tienne, puisque Tu m’as attendue,
Tienne, puisque je ne suis pas perdue,
Que veux-Tu faire de moi ?
Voici mon cœur, je le dépose dans Ta main,
Avec mon corps, ma vie, mon âme,
Mes entrailles et tout mon amour.
Que je me taise ou que je parle,
Que je porte des fruits ou non ;
2
Que Ta Loi me montre ma plaie,
Ou l’Évangile, sa douceur,
Dans la peine ou dans la jouissance,
Que Toi seul Tu vives en moi ;
Que veux-Tu faire de moi ?
(Extraits Poésies II En las manos de Dios)
Ces quelques vers « témoignent d’une vie qui se reçoit de l’amour de Dieu et
s’offre à lui sans retour. Cette vie est celle de sainte Thérèse de Jésus. Son
expérience spirituelle lui a permis de vivre les vérités révélées à un degré éminent.
Dans le Christ, l’être humain créé par Dieu à son image, est racheté ; par lui,
chaque personne est appelée et attendue ; avec lui, nous sommes conduits au
salut ; à son exemple, la personne se réalise moyennant l’obéissance au dessein
du Père » (Proposition pour la préparation de la célébration du Ve centenaire de
la naissance de sainte Thérèse de Jésus par le Chapitre général des carmes
déchaux, § 1).
Sur ce chemin d’Évangile sur lequel nous sommes tous conviés à marcher,
Thérèse est un modèle et un maître qui nous initie à cet heureux
compagnonnage avec le Christ Jésus.
Dans les premiers siècles du christianisme, dans les déserts d’Égypte, de Palestine
ou de Syrie, quand un assoiffé de Dieu désirait apprendre d’un ancien quelle était
la route à suivre pour avoir la vie véritable, il venait frapper à la porte d’un de ces
pères qui habitaient dans le désert, et il lui demandait : « Abba, dis-moi une
parole ». Aujourd’hui, nous osons demander : « Thérèse, notre mère, redis-nous
des paroles qui touchent et nourrissent nos âmes et nos cœurs. Qu’à travers tous
ces récits, ces expériences relues et partagées que nous écouterons, nous
entendions ce qui nous désaltérera et nous fera reprendre avec détermination et
courage le chemin qui conduit à la vie véritable.
« Thérèse, dis-moi une parole ! »
3
PREMIÈRE PARTIE
La jeune Thérèse et sa vie relationnelle en famille
1515-1535
Du livre de la VIE
Prologue
Dieu soit remercié pour toujours, lui qui m’a attendue si longtemps !
Je le supplie de tout mon cœur,
de me donner d’écrire ce récit en toute clarté et vérité.
Mes confesseurs me demandent cela.
Je le sais, le Seigneur, lui aussi, le veut depuis longtemps,
mais, jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas osé le faire.
Qu’il en reçoive gloire et louange !
J’espère aussi que, maintenant, mes confesseurs me connaîtront mieux.
De toute façon, ils pourront me rendre plus forte
et m’aider à faire un peu ce que je dois au service du Seigneur.
Que toute chose lui rende gloire pour toujours ! Amen.
V 1
1. J’avais de bons parents, ils menaient une vie droite
et ils respectaient Dieu avec confiance.
Mes parents, et les bienfaits de Dieu pour moi,
c’était suffisant pour me rendre bonne...
Mais je suis trop mauvaise.
Mon père aime les bons livres.
Il en possède en castillan et il les fait lire à ses enfants.
Notre mère a le souci de nous faire prier,
elle nous apprend à aimer Notre-Dame et quelques amis de Dieu.
Les livres de mon père et l’éducation de ma mère m’éveillent petit à petit.
J’ai alors six ou sept ans, je crois.
4
L’exemple de mes parents est une aide.
Ils aiment par-dessus tout faire le bien.
Mon père a un très grand amour des pauvres,
et il est bon pour les malades, même pour les serviteurs.
Il est tellement bon envers eux
que jamais on n’a pu le décider à avoir des esclaves.
Il a pitié d’eux.
Un jour, une esclave d’un de ses frères se trouve chez nous ;
il en prend soin comme de ses enfants.
Elle n’est pas libre, et cela lui fait beaucoup de peine.
Mon père est un homme très loyal.
Jamais on ne l’entend dire des paroles grossières ou parler mal des autres,
c’est un homme d’honneur.
2. Ma mère, elle aussi, a un grand amour du bien.
Pendant toute sa vie, elle est très malade.
C’est une femme très discrète.
Elle est très belle, pourtant elle ne s’occupe pas de sa beauté.
Elle s’habille déjà comme une femme très âgée,
et elle meurt à trente-trois ans.
Elle est très douce, et son jugement est excellent.
Pendant sa vie, elle a beaucoup souffert
et elle meurt comme une vraie chrétienne.
3. J’avais deux sœurs et neuf frères.
Grâce à Dieu, tous ressemblent à mes parents.
Comme eux, ils aiment faire le bien, mais pas moi.
Pourtant, mon père me préfère à tous les autres.
Il a raison, je crois,
parce que, avant de commencer à offenser Dieu,
je le respectais et je l’aimais.
5
Quand je vois tous ces dons du Seigneur,
et le mauvais usage que j’en ai fait,
j’ai pitié de moi.
Mes frères ne m’empêchent pas du tout de servir Dieu.
L’un d’eux a presque mon âge.
Lui et moi, nous nous réunissons pour lire la vie des amis de Dieu.
Ce frère est mon préféré.
Mais je les aime tous beaucoup, et tous m’aiment beaucoup aussi.
4. Je lis donc la vie des femmes qui ont souffert pour lui jusqu’à mourir.
Je trouve qu’elles ont acheté à bon marché,
le bonheur de goûter Dieu pour toujours.
Aussi, je désire vivement mourir de cette façon.
Ce n’est pas parce que j’aime Dieu,
mais je veux goûter tout de suite,
le grand bonheur du ciel que ces livres racontent.
Donc, mon frère et moi, nous cherchons le moyen de réaliser ce projet.
Nous avons décidé de partir au pays des Maures,
en mendiant notre nourriture par amour pour Dieu.
Et nous espérons que les Maures nous couperont la tête.
Il me semble que Dieu nous donne du courage.
Mais nous sommes très jeunes et il est difficile de partir.
Nos parents sont le plus grand obstacle.
« Pour toujours, toujours ! »
En lisant ces livres, nous sommes impressionnés.
Nous découvrons que la vie avec Dieu dure toujours,
mais que la vie loin de Dieu dure toujours, elle aussi.
Nous parlons longtemps de tout cela.
Nous aimons répéter sans cesse :
« Pour toujours ! toujours ! toujours ! »
Pendant un long moment, je répète ces paroles
6
et, dès mon jeune âge,
le Seigneur me donne de comprendre le chemin de la vérité.
5. Je me rends compte d’une chose :
il est impossible d’aller dans un pays où l’on nous tuera pour Dieu.
Alors nous décidons de mener une vie d’ermites.
Nous essayons comme nous pouvons
de faire des ermitages dans le jardin de la maison.
Pour cela, nous plaçons des petites pierres les unes sur les autres
et elles tombent aussitôt.
Donc, nous n’arrivons absolument pas à réaliser notre désir.
Aujourd’hui encore, je suis émue en voyant
tout ce que Dieu m’a donné quand j’étais si jeune,
et cela, je l’ai perdu par ma faute.
6. Je donne aux pauvres tout ce que je peux,
mais j’ai bien peu de chose à leur donner.
Je recherche la solitude pour faire mes prières.
Elles sont nombreuses, et, surtout, je récite le chapelet.
En effet, ma mère aime beaucoup cette manière de prier
et elle nous apprend à l’aimer.
Quand je joue avec d’autres petites filles,
j’aime faire des monastères
et imaginer que nous sommes des religieuses.
À ce moment-là, il me semble que je désire devenir religieuse, moi aussi.
Pourtant, ce désir n’est pas aussi fort que celui d’être martyre ou ermite.
7. J’ai à peu près douze ans quand ma mère meurt,
je m’en souviens très bien.
Alors, je commence à comprendre ce que j’ai perdu
et je vais, très triste, prier devant une statue de Notre-Dame.
Je la supplie de devenir ma mère.
7
Je la prie simplement, en pleurant beaucoup,
mais cela est une aide pour moi.
J’ai toujours trouvé la Vierge Marie chaque fois que je l’ai priée,
et elle m’a enfin ramenée à elle.
Maintenant encore, j’ai beaucoup de peine en pensant à tout cela.
Je me demande pourquoi je n’ai pas continué à suivre
les bons désirs de mon enfance.
V 2
1. Ma mère aime lire des livres de chevalerie
et son défaut me fait beaucoup de mal.
Chez elle, ce n’est pas une faute,
mais, chez moi, oui.
Je prends donc l’habitude de ces lectures.
Ce petit défaut que je vois chez ma mère
commence à refroidir mes bons désirs
et il me fait négliger le reste.
Il me faut toujours un nouveau livre et rien d’autre ne m’intéresse.
2. Je me mets à porter de beaux vêtements, des bijoux.
Je souhaite plaire, c’est pourquoi je veux paraître belle.
Je fais très attention à la beauté de mes mains, de mes cheveux,
aux parfums.
Je donne beaucoup d’importance à des choses sans valeur
parce que je prends un grand soin de ma personne !
4. Je tiens follement à cet honneur sans valeur.
Pour le garder, je ne prends pas les moyens nécessaires,
mais je fais seulement très attention
à ne pas me perdre moi-même complètement.
8
7. Mon père m’aime beaucoup,
et je suis très habile pour lui cacher mes mauvaises manières.
J’ai un très grand souci de mon honneur
et je fais très attention à tout garder secret.
Mais j’oublie que Dieu voit tout et qu’on ne peut rien lui cacher.
8. Le Seigneur m’a fait ce don : partout où je vais,
les gens sont contents de moi.
Oui, c’est vrai, on m’aime beaucoup.
À ce moment-là, je ne veux absolument pas devenir religieuse.
V 3
Je souhaite que Dieu ne me donne pas cette vocation.
Pourtant, le mariage me fait peur.
J’ai une grande amie dans un monastère.
Si je dois être religieuse, c’est une bonne raison
pour aller dans ce monastère-là et non dans un autre.
Je cherche plutôt mon plaisir et ma vanité,
et non ce qui est bon pour moi.
Ces bons désirs d’être religieuse me viennent de temps en temps,
mais ils disparaissent aussitôt,
et je n’arrive pas à me décider.
6. Je lutte pendant trois mois.
Pour me convaincre, je me dis :
les peines et les difficultés de la vie religieuse sont très grandes.
Elles ne peuvent pas être plus grandes que celles du purgatoire
que nous supporterons avant de paraître devant Dieu.
Or, moi, je mérite vraiment de souffrir loin de Dieu pour toujours.
9
Alors, vivre un temps de souffrance sur la terre, ce n’est pas grand-chose.
Ensuite, j’irai tout droit près de Dieu, et c’est là mon désir.
Ce qui me pousse à devenir religieuse,
c’est, je crois, une peur d’esclave plutôt que l’amour.
L’esprit du mal me souffle cette idée :
tu ne supporteras pas les difficultés de la vie religieuse,
tu aimes trop ton confort.
J’essaie de chasser cela en pensant aux souffrances du Christ.
C’est peu de chose d’en supporter quelques-unes pour lui.
Je pense aussi sans doute, mais je n’en suis pas sûre,
que le Christ m’aidera à les accepter.
Pendant cette période, l’esprit du mal ne me laisse jamais tranquille.
7. J’ai déjà le goût des bons livres, ils me font vivre.
Je lis les lettres de saint Jérôme.
Cela me donne beaucoup de courage, et je me décide à parler à mon père.
Pour moi, c’est presque comme si je prenais l’habit religieux.
En effet, je tiens beaucoup à mon honneur,
et maintenant que j’ai parlé,
je ne crois pas possible de revenir en arrière.
Thérèse carmélite au monastère de l’Incarnation à Avila
1535 - 1562
V 4
1. Au moment où je prends ces décisions,
je persuade l’un de mes frères de devenir religieux, lui aussi.
Je lui dis que le monde ne vaut pas grand-chose.
C’est pourquoi nous nous mettons d’accord
pour aller un jour, tôt le matin,
au monastère où se trouve mon amie.
10
Je me sens très attirée par ce lieu.
Cette dernière décision est très solide.
Mais je me sens capable d’aller dans n’importe quel monastère
si je pense mieux servir Dieu à cet endroit,
ou si mon père le veut.
Je commence à chercher davantage ce qui est bon pour moi.
J’oublie complètement ma santé !
Je me souviens de ceci, et je crois que c’est vrai :
quand je quitte la maison de mon père, je souffre terriblement.
Je ne crois pas que je souffrirai davantage au moment de ma mort.
Chacun de mes os semble se séparer des autres.
Mon amour pour Dieu n’est pas encore assez fort
pour dominer l’amour que j’ai pour mon père et pour ma famille.
Alors, je lutte violemment contre moi-même.
Si le Seigneur ne m’aidait pas,
tous mes efforts ne suffiraient pas pour avancer.
Mais Il me donne le courage de me vaincre moi-même,
et de faire ce que j’ai décidé.
Dès que je reçois l’habit religieux,
le Seigneur me fait comprendre aussitôt quels bienfaits il accorde
à ceux qui luttent contre eux-mêmes pour le servir.
Personne ne connaît mon combat,
on voit seulement mon très grand courage.
En même temps, je sens une si grande joie
d’être dans la vie religieuse,
que, jusqu’à maintenant, cette joie ne m’a pas quittée.
3. Ô Dieu, vous êtes mon Bien le meilleur
et je trouve en vous mon repos.
votre bonté et votre grandeur m’ont remplie de bienfaits.
11
Vous m’avez conduite par tant de détours
à être religieuse dans ce monastère !
Là, vous avez beaucoup de servantes que je peux imiter.
Votre amour doit me suffire pour mieux vous servir !
Je ne sais comment continuer mon récit.
Je me souviens : le jour où j’ai prononcé mes vœux,
j’étais vraiment convaincue et très joyeuse.
Je me suis engagée avec vous, mon Dieu,
comme une femme s’engage avec son mari.
4. Seigneur, les grands dons que vous commencez à me faire
brillent en moi d’une vive lumière.
Pourtant, mes mauvaises actions cachent cette lumière.
Hélas, mon Créateur, quand je cherche une excuse à tout cela,
je n’en trouve aucune ! Je ne peux accuser personne, sauf moi.
En effet, à cette époque, vous commenciez à me montrer votre amour.
Si je vous avais aimé un peu en retour,
je n’aurais pas pu aimer quelqu’un d’autre,
et cela aurait tout sauvé.
Mais par ma faute, je n’ai pas connu ce bonheur.
Que votre bonté, Seigneur, vienne donc à mon aide !
7. Mon oncle me donne un livre, appelé Troisième Abécédaire.
Ce livre enseigne la prière de recueillement.
Pendant cette première année, je lis de bons livres
et maintenant je n’en veux plus d’autres,
parce que les autres livres m’ont fait du mal.
Je ne sais pas encore comment faire oraison, ni comment me recueillir.
Aussi, ce livre me donne beaucoup de joie
et je décide, de toutes mes forces, de suivre le chemin qu’il montre.
Je prends le chemin de la prière avec ce livre pour maître.
12
En effet, je n’ai pas trouvé de maître,
je veux dire, un confesseur qui me comprenne.
Pourtant, à partir de ce moment-là, pendant vingt ans,
j’ai beaucoup cherché.
Sur le chemin de l’oraison,
le Seigneur commence à me combler de joies profondes.
Il veut bien me donner la prière paisible.
Quelquefois, Il m’accorde aussi la prière d’union.
Mais je ne sais rien sur ces deux manières de prier.
Je ne me rends pas compte du don que Dieu me fait.
Cela m’aiderait tellement de le comprendre.
J’essaie dans la mesure du possible
de vivre en gardant présent en moi Jésus-Christ,
Lui qui est notre Bien et notre Seigneur.
Et c’est ma manière de prier.
Quand je pense à une scène de la Passion,
je me représente Jésus à l’intérieur de moi-même.
8. Aussi, la lecture est un grand secours, même si elle est courte.
Elle aide à se recueillir.
9. Maintenant, je le crois, le Seigneur n’a pas voulu
que je trouve un tel maître pour me guider.
Pendant dix-huit ans, j’ai beaucoup souffert
et j’ai connu de grandes sécheresses
parce que je ne pouvais pas réfléchir.
Je n’aurais pas pu vivre cela si longtemps, sans l’aide d’un livre.
Le livre est un bon remède,
il me tient compagnie ou, comme un bouclier,
il reçoit souvent les coups de mes pensées.
Mais, quand je n’ai pas de livre,
13
je suis, aussitôt, remplie de distractions.
Au contraire, avec un livre,
je rassemble assez vite mes pensées parties de tous côtés,
et je n’ai pas de difficulté à me recueillir.
Souvent, il me suffit de l’ouvrir.
Quelquefois, je lis peu, d’autres fois, je lis beaucoup.
11. On me commande d’écrire ma vie.
Alors, je le dis, si je devais raconter en détail
comment Dieu s’est conduit envers moi dès le début,
ce serait impossible.
Mon intelligence est trop petite.
Je ne peux pas dire la grandeur de tous ses bienfaits pour moi.
Je ne peux pas parler de mon ingratitude et de ma méchanceté,
car j’ai tout oublié.
Merci à Dieu pour toujours,
Lui qui m’a si longtemps supportée ! Amen !
V 8
2. J’ai passé près de vingt ans de ma vie sur une mer orageuse.
Je me relevais, mais mal, puisque je retombais.
En effet, je ne trouvais pas mon bonheur en Dieu,
et le monde ne me satisfaisait pas non plus.
Au milieu des plaisirs du monde,
je me rappelais ce que je devais à Dieu, et cela me gênait.
Quand j’étais avec Dieu, mon attachement pour le monde me troublait.
Ce combat est très pénible.
Je ne sais pas comment j’ai pu le supporter un seul mois,
et bien plus, pendant tant d’années.
Malgré tout, je vois clairement la grande bonté du Seigneur pour moi.
14
Il me donnait le courage de l’oraison.
Et pendant plus de dix-huit ans j’ai lutté et j’ai combattu.
J’étais partagée entre Dieu et mes relations.
V 9
1. J’étais fatiguée de la vie que je menais.
Mais, malgré mon désir,
mes mauvaises habitudes ne me laissaient pas en paix.
Un jour, j’entre à l’oratoire
et je vois une statue qu’on avait laissée là.
On l’avait apportée pour une fête qui avait lieu au monastère.
C’est un Christ couvert de blessures.
Cette statue me touche tellement que j’en suis bouleversée.
Elle représente bien ce qu’Il a souffert pour nous.
À ce moment-là, je me rends compte
que j’ai montré vraiment peu de reconnaissance pour ces blessures,
et j’en ressens une douleur très vive.
J’ai alors l’impression que mon cœur se brise,
et je me jette près du Christ en pleurant beaucoup.
Je le supplie de me donner des forces pour toujours,
afin de ne plus jamais l’offenser.
2. J’aime beaucoup sainte Marie-Madeleine.
Je pense très souvent à sa conversion,
en particulier, quand je reçois le Corps du Christ.
À ce moment-là, je suis sûre que le Seigneur est là, en moi.
Je me mets à ses pieds, et mes larmes sont vraiment sincères.
Pourtant, je ne sais pas ce que je dis.
Dans sa grande bonté, le Seigneur me permet de pleurer à cause de lui,
et pourtant, j’oublie très vite mes larmes.
15
Je demande à cette grande amie de Dieu d’obtenir mon pardon.
4. Voici ma façon de faire oraison :
je n’arrive pas à prier avec mon intelligence.
Alors j’essaie de me représenter le Christ en moi,
et je préfère le rejoindre quand je le vois complètement seul.
Oui, quand il est seul et triste comme un pauvre,
je crois qu’il doit m’accueillir.
Par exemple, je me trouve très bien avec le Christ au Jardin des Oliviers.
Je ressens sa tristesse.
Je le vois qui transpire.
Dans ma prière, je désire pouvoir essuyer la sueur de sa souffrance.
Mais, je m’en souviens, je n’ai jamais osé le faire.
Je reste là aussi longtemps que je peux penser à lui.
Moi, je ne peux penser au Christ que dans son être d’homme.
Je n’ai jamais pu me le représenter intérieurement.
Pourtant, j’ai lu beaucoup de choses et regardé beaucoup d’images de lui.
Je suis comme une personne aveugle ou qui est dans le noir.
7. À ce moment-là, on me donne les Confessions de saint Augustin.
On dirait que le Seigneur l’a permis,
car je n’ai pas cherché ce livre et je ne l’avais jamais vu.
J’aime beaucoup saint Augustin, voici pourquoi :
le monastère où j’ai été pensionnaire appartenait à son Ordre,
et, de plus, saint Augustin est un homme qui a offensé Dieu.
En regardant l’amour que Dieu a pour moi, je reprends courage.
Non, jamais je n’ai douté de son amour qui pardonne,
mais, souvent, j’ai douté de moi.
8. Quand je commence à lire les Confessions,
je crois me reconnaître dans ce livre.
16
Je me mets à prier beaucoup ce grand ami de Dieu.
Au moment où il se convertit,
il entend une voix dans le jardin.
Quand j’arrive à ce passage,
dans mon cœur, j’ai l’impression que le Seigneur me parle aussi à moi.
V 19
9. Un jour, pendant la récitation des Heures, (…) arrivée au verset « Ô juste que
tu es, Seigneur, droiture tes jugements » (Ps 118, 137), je songeais combien ces
paroles étaient véritables. (…) Et je me demandais comment ta justice permettait
qu’un si grand nombre de tes fidèles servantes soient privées des consolations et
des faveurs que tu m’accordais à moi, malgré toutes mes misères. Tu m’as
répondu alors, Seigneur : « Sers-Moi et ne t’occupe pas d’autre chose. » Ce fut la
première parole que j’entendis de toi, et j’en fus donc fort étonnée.
5. À l’époque où la lecture d’un bon nombre de livres écrits en castillan se trouva
interdite, j’en eu beaucoup de peine, car j’en lisais plusieurs avec plaisir et
désormais je m’en voyais privée, la lecture n’en étant plus permise qu’en latin.
Notre Seigneur me dit : « Ne t’afflige pas, Je te donnerai un livre vivant. » (…) Le
Seigneur m’a instruite de tant de façons, avec tant d’amour, que les livres me
furent désormais à peu près inutiles (…). Sa Majesté a été le vrai livre où j’ai
trouvé toutes les vérités. Béni soit ce livre qui imprime en nous ce qu’il faut lire
d’une manière qu’on ne peut oublier !
Chemin de prière de Thérèse de Jésus
V 11
1. Je vais donc parler maintenant de ceux
qui commencent à être des serviteurs de l’amour.
17
À mon avis, c’est bien ce que nous devenons,
quand nous décidons de suivre celui qui nous a tant aimés
sur ce chemin de l’oraison.
Quel grand honneur !
Il est si grand que je ressens une joie extraordinaire en y pensant.
Nous sommes très lents à nous donner totalement à Dieu !
Nous sommes si importants à nos yeux !
Or, le Seigneur Dieu ne veut pas nous laisser goûter à un bien si grand
sans nous le faire payer très cher.
Alors, nous n’en finissons pas de nous préparer.
4. Nous croyons tout donner, mais nous offrons seulement à Dieu
les intérêts de ce que nous possédons,
et nous restons propriétaires de nos biens.
Nous décidons d’être pauvres, c’est excellent.
Mais, souvent, nous recommençons à être inquiets,
et nous faisons tout pour ne pas manquer
non seulement du nécessaire, mais aussi des choses inutiles.
Et nous cherchons à avoir des amis qui nous donneront tout cela.
6. Je vais prendre une comparaison.
La personne qui commence à faire oraison doit comprendre ceci :
elle entreprend de cultiver un jardin où le Seigneur se plaira.
La terre n’est pas de bonne qualité, elle est pleine de mauvaises herbes.
C’est le Seigneur Dieu qui arrache les mauvaises herbes
pour y mettre de bons plants.
Il faut le savoir :
c’est déjà fait quand une personne décide de faire oraison
et qu’elle s’est mise en route.
Avec l’aide de Dieu, nous devons chercher à être de bons jardiniers.
Faisons pousser ces plantes, arrosons-les avec soin.
18
Alors elles ne mourront pas,
mais un jour, elles donneront des fleurs,
et leur parfum fera plaisir à notre Seigneur.
Il viendra donc souvent jouir de ce jardin.
Il sera heureux au milieu des fleurs que sont les vertus.
7. Voyons maintenant comment nous pouvons arroser,
alors, nous comprendrons ce que nous avons à faire,
et la peine que cela nous coûtera.
Il y a quatre manières d’arroser, je crois :
tirer de l’eau d’un puits avec beaucoup de mal,
faire tourner une noria.
Je l’ai fait quelquefois :
c’est moins pénible et on tire davantage d’eau.
Amener l’eau d’une rivière ou d’un ruisseau.
De cette manière, on arrose beaucoup mieux.
En effet, la terre reçoit davantage d’eau,
on n’a pas besoin d’arroser aussi souvent,
et le jardinier se fatigue moins.
Enfin, quand il pleut beaucoup,
c’est le Seigneur lui-même qui arrose.
Nous, nous ne faisons rien du tout,
et cette façon d’arroser est bien meilleure que tout ce que j’ai dit.
8. Je vais maintenant appliquer à la prière
ces quatre manières d’arroser le jardin pour l’empêcher de sécher.
À mon avis, cela peut permettre d’expliquer un peu
les quatre degrés de l’oraison.
Le Seigneur, dans sa bonté, m’en a donné quelquefois l’expérience.
Qu’il m’aide à le dire :
cela pourra être utile à l’une des personnes
qui m’ont demandé d’écrire.
19
9. Voici ce que nous pouvons dire
de ceux qui commencent à faire oraison.
Pour eux, c’est très difficile de tirer l’eau du puits, je l’ai dit :
ils sont habitués à tout écouter, à tout regarder,
ils doivent faire effort pour se recueillir,
c’est un dur travail.
Ils doivent prendre l’habitude
de rester maîtres de leurs yeux, de leurs oreilles,
et le faire au moment de l’oraison.
Ils doivent aussi rester dans la solitude, en s’éloignant de tout,
et penser à leur vie passée.
Les débutants comme les gens d’expérience,
tous, doivent faire cela très souvent.
Mais ils doivent y penser plus ou moins,
comme je le dirai plus tard.
Au début, ceux qui commencent à prier sont tristes,
ils n’arrivent pas à savoir s’ils regrettent leurs péchés.
Pourtant, ils les regrettent,
puisqu’ils décident très sincèrement de servir Dieu.
Ils doivent chercher à méditer sur la vie du Christ,
et cela fatigue leur intelligence.
Nous pouvons apprendre ces choses par nous-mêmes,
avec l’aide de Dieu, bien entendu.
Sans lui, nous le savons bien,
nous ne pouvons pas avoir une bonne pensée.
En agissant ainsi, nous commençons à tirer l’eau du puits.
J’espère qu’il y aura de l’eau, si Dieu le veut bien,
mais, au moins, nous n’en manquerons pas par notre faute.
Oui, nous essayons de tirer l’eau du puits,
et nous faisons ce que nous pouvons pour arroser les fleurs.
20
Le Seigneur Dieu est très bon.
Si, quelquefois, il veut que le puits soit à sec,
c’est pour des raisons qu’il connaît,
et sans doute pour notre plus grand bien.
V 14
1. Nous savons donc déjà combien il en coûte d’arroser ce verger,
lorsqu’on tire l’eau du puits à la force du bras.
Parlons maintenant de la seconde façon de tirer l’eau
que prescrit le Maître du verger :
l’usage d’une noria à godets permet de puiser l’eau avec moins d’efforts,
et de se reposer, sans travailler continuellement.
2. Ici l’âme commence à se recueillir.
5. Dans sa grandeur, Dieu veut que cette âme comprenne
que Sa Majesté est si près d’elle
qu’elle n’a déjà plus besoin de lui envoyer de messagers,
elle peut lui parler elle-même, et pas à grands cris,
car elle est déjà si proche qu’il lui suffit de remuer les lèvres pour être comprise.
6. C’est au plus intime d’elle-même que notre âme ressent cette satisfaction,
elle ne sait d’où elle lui vient ni comment,
souvent même elle ne sait que faire, ni quoi vouloir, ni quoi demander.
9. Revenons maintenant à notre jardin, ou verger,
voyons comment ces arbres commencent à bourgeonner pour fleurir
et donner ensuite des fruits,
ainsi que les fleurs et les œillets pour donner leurs parfums.
Je me plais à faire cette comparaison, car souvent, à mes débuts
(et plaise au Seigneur que j’aie déjà commencé à servir Sa Majesté,
je précise donc au début de ce que je vais maintenant raconter de ma vie),
21
je considérais avec délices mon âme comme un jardin,
où le Seigneur se promenait.
Je le suppliais d’exalter l’odeur des petites fleurs de vertu qui commençaient,
ce me semblait, à vouloir éclore,
et de les cultiver pour sa gloire puisque je ne voulais rien pour moi ;
et qu’il coupe celles qu’il voudrait,
car déjà je savais qu’il en pousserait de plus belles.
10. Ô mon Seigneur et mon Bien !
Je ne puis dire cela sans larmes, pour les grandes délices de mon âme.
Songer que vous voulez, vous, Seigneur, demeurer ainsi avec nous !
Puisque vous demeurez dans le Saint Sacrement,
en toute vérité on peut le croire, il en est ainsi,
et en grande vérité nous pouvons user de cette comparaison ;
et si nous ne vous perdons pas par notre faute,
nous pouvons jouir de Votre compagnie,
et vous vous réjouissez de la nôtre,
puisque vous dites que vos délices sont d’être avec les enfants des hommes !
Ô mon Seigneur! Qu’est-ce là ?
Cette parole m’est d’une grande consolation chaque fois que je l’entends,
il en fut ainsi même au temps de mes pires égarements.
V 16
1. Parlons maintenant de la troisième façon d’arroser ce jardin:
l’eau coule de la rivière ou de la fontaine,
et l’on arrose avec beaucoup moins de peine,
bien qu’il faille un peu travailler à acheminer l’eau.
Ici, le Seigneur veut aider le jardinier,
tant qu’il devient quasiment jardinier lui-même,
car il fait tout.
22
C’est ainsi que depuis environ cinq ou six ans
le Seigneur m’a accordé abondamment cette oraison,
bien des fois, sans que j’y entende rien, et sans que je sache en parler ;
J’avais été souvent ainsi, comme folle et enivrée de cet amour,
mais jamais je n’avais pu saisir comment cela se produisait.
Je comprenais bien que c’était Dieu,
mais je ne pouvais concevoir comment il agissait.
Béni soit le Seigneur qui m’a accordé ce régal !
V 17
1. L’âme ne s’appartient plus, elle est toute donnée au Seigneur ;
elle n’a donc à se soucier de rien.
Elle me paraît seulement ébahie de voir le Seigneur se montrer si bon jardinier
qu’il ne veut lui permettre de faire aucun travail ;
elle n’a qu’à se délecter du parfum naissant des fleurs.
Pour brève que soit cette étape,
le jardinier qui est, somme toute, le créateur de l’eau,
la prodigue sans mesure,
et ce que la pauvre âme n’a pu, d’aventure,
obtenir en vingt ans de travail intellectuel,
ce jardinier céleste le lui donne en un instant :
les fruits poussent,
il les fait si bien mûrir que l’âme peut se nourrir sur son verger,
de par la volonté du Seigneur.
Mais il ne l’autorise pas à en distribuer les fruits
jusqu’à ce que cette nourriture l’ait si bien fortifiée.
V 18
5. Plaise au Seigneur de m’enseigner les mots qu’il faut
23
pour dire quelque chose de la quatrième eau.
Dans toutes les manières d’oraison, le jardinier travaille un peu,
mais dans les dernières, le travail s’accompagne d’une telle béatitude
et de telles consolations que l’âme voudrait ne jamais en sortir ;
il ne s’agit donc pas pour elle de travail, mais de gloire.
V 20
22. L’âme lui remet les clefs de sa volonté.
Voilà donc le jardinier devenu gouverneur ; elle ne veut rien faire,
sauf la volonté du Seigneur,
et, quant à elle, n’être maîtresse ni d’elle-même ni de rien,
pas même d’une pomme de ce jardin :
s’il y a là quelque chose de bon, que Sa Majesté en fasse le partage ;
car à partir de ce jour elle ne veut rien posséder en propre,
mais que Dieu use de tout à son gré et pour sa gloire.
29. C’est le Maître du verger qui distribue les fruits, et pas elle ;
ainsi, rien ne colle à ses mains ;
tout le bien qu’elle possède est dirigé vers Dieu ;
si elle parle d’elle, c’est pour Sa gloire.
Elle sait que rien ne lui appartient dans ce jardin,
elle ne pourrait l’ignorer, même si elle le voulait, car elle le voit de ses yeux ;
bon gré mal gré on les lui ferme aux choses du monde,
afin qu’elle les garde ouverts pour comprendre la vérité.
« À partir d’ici, c’est un nouveau livre, où plutôt une nouvelle vie » (V 23, 1)
V 23
7. Je veux reprendre maintenant le récit de ma vie, là où je l’ai laissé.
24
Je crois que je suis partie plus loin que je n’aurais dû le faire,
mais cela aidera à mieux comprendre la suite.
À partir d’ici, c’est un nouveau livre, où plutôt une nouvelle vie.
Jusque-là, c’était ma vie
mais depuis que j’ai commencé à parler de l’oraison,
il me semble que ce n’est pas ma vie, mais la vie de Dieu en moi.
En effet, s’il n’en était pas ainsi, je n’aurais pas réussi en si peu de temps
à délaisser mes habitudes et mes actions si mauvaises.
Merci au Seigneur, qui m’a libérée de moi-même.
Vision de l’enfer
1560
Ce qu’on appelle « vision » de l’enfer n’est pas une vision, une réalité qui se donne à voir,
mais une expérience existentielle dans la vie de Thérèse. Cela lui arriva en août-
septembre 1560, six ans après sa conversion. Le lieu qu’elle appelle « enfer » est un lieu
qu’elle expérimente plus qu’elle ne le voit. C’est le lieu de la négation absolue, négation
de vie, d’avenir, de lumière, de vérité, d’altérité. Cette expérience très brève la marque
au fer rouge pour toute sa vie et elle la considère comme « l’une des plus grandes grâces
du Seigneur ». Thérèse est poussée à ce point crucial du dernier retranchement, à cette
expérience qu’on appelle « le point zéro de notre faiblesse » en vue d’expérimenter la
miséricorde de Dieu. De cette expérience d’enfer découle vitalement la fondation de son
premier Carmel de San José.
V 32
1. Longtemps après que le Seigneur m’eut déjà accordé nombre des faveurs dont
j’ai parlé, ainsi que d’autres très grandes, un jour où j’étais en oraison, soudain,
sans savoir comment, il me sembla que je me trouvais tout entière enfoncée en
enfer. Je compris que le Seigneur voulait me montrer la place que les démons m’y
avaient préparée et que j’avais méritée par mes péchés. Ce fut extrêmement bref,
mais quand je vivrais de bien longues années, je crois impossible de l’oublier.
L’entrée semblait une sorte de ruelle très longue et très étroite, une manière de
four très bas, sombre et resserré. Le sol me parut couvert d’une eau boueuse fort
sale, d’odeur pestilentielle, grouillante de petits reptiles répugnants. On voyait au
bout une concavité creusée comme un placard dans la muraille ; c’est là qu’on me
25
mit, très à l’étroit. Tout cela était délectable à voir, comparé à ce que j’éprouvais.
Ce que j’en dis n’est pas exagéré.
2. Ce que j’éprouvais, on ne peut ni tenter de l’exprimer, ni le comprendre ;
j’avais dans l’âme un feu que je suis impuissante à définir et à décrire. Les
douleurs étaient si intolérables que moi qui en ai supporté de très graves en cette
vie, et, selon ce que disent les médecins, des plus aiguës qu’on puisse ressentir
ici-bas, (la contraction de tous mes nerfs quand je fus percluse (Vie 6, 2) sans
parler de beaucoup d’autres maux, dont quelques-uns, comme je l’ai dit, venaient
du démon), tout cela n’est rien en comparaison avec ce que je sentis là, sachant
que ce serait sans fin ni cesse. Ces souffrances ne sont donc rien, comparées à
l’agonie de l’âme, une oppression, un étouffement, une affliction si sensible
jointe à un chagrin si désespéré, si désolé, que je ne saurais l’exprimer. C’est peu
dire que sans fin on vous arrache l’âme, on pourrait croire que quelqu’un d’autre
vous ôte la vie, alors qu’ici l’âme se déchire elle-même. Je ne puis décrire ce feu
intérieur, ni le désespoir qui s’ajoute à de si graves tortures et douleurs. Je ne
voyais pas qui me les infligeait, mais il me semblait sentir qu’on me brûlait, qu’on
me déchiquetait, et je répète que ce feu et ce désespoir intérieurs sont ce qu’il y
a de pis.
Dans ce lieu pestilentiel, si dénué de tout espoir de consolation, il n’est question
ni de s’asseoir, ni de se coucher, il n’y a pas de place ; j’étais dans cette espèce de
trou creusé dans la muraille, ces murailles, épouvantables à voir, se resserrent sur
elles-mêmes, tout vous étouffe ; il n’y a pas de lumière mais de très épaisses
ténèbres. Je ne comprends pas comment il peut se faire que, sans lumière, on
voie pourtant tout ce qui doit affliger la vue.
Il ne plut pas au Seigneur de me montrer alors autre chose de l’enfer. Je compris
bien que c’était une grande grâce, et que le Seigneur avait voulu que je visse de
mes yeux le lieu d’où sa miséricorde m’avait délivrée. Ce n’est rien que d’en
entendre parler, de penser à différentes tortures, comme je l’ai fait, (rarement,
car on ne peut bien conduire mon âme par la crainte), ni d’évoquer les démons
qui vous tenaillent, ni d’autres supplices que j’ai lus ; il n’y a rien de comparable à
cette peine, car c’est autre chose. Enfin, la différence est aussi grande qu’entre un
26
dessin et la réalité, et une brûlure ici-bas est bien peu de chose, comparée à ce
feu de l’enfer.
4. J’en fus si épouvantée que je le suis encore en écrivant ceci, pourtant près de
six ans se sont écoulés, mais il me semble que, de peur, la chaleur naturelle de
mon corps se glace, là où je suis. Je ne me rappelle donc pas avoir subi des peines
ni des douleurs sans penser que tout ce qu’on peut endurer ici-bas n’est rien ; je
crois donc que la plupart du temps nous nous plaignons pour rien. Ce fut, je le
répète, l’une des plus grandes grâces que le Seigneur m’ait faites, elle m’a
immensément aidée à ne plus craindre les tribulations et les contradictions de
cette vie et à tâcher de les supporter en rendant grâces au Seigneur, qui, me
semble-t-il maintenant, m’a délivrée de si perpétuels et si terribles maux.
6. J’ai encore tiré de là une immense compassion pour tant d’âmes et
l’impétueux élan d’être utile aux âmes ; il me semble, vraiment, que pour en
délivrer une seule de ces tortures, j’endurerais mille morts de très bon cœur.
Peu à peu, un projet se dessine
V 32
10. Un jour, une personne avec qui je me trouve
me parle, à moi et à quelques autres, des questions qu’elle se pose.
Elle se demande si nous ne sommes pas faites
pour être moniales à la manière des religieuses déchaussées.
D’après elle, il est même possible de fonder un monastère.
Moi, je le désire.
Je commence donc à en parler à une amie veuve qui a le même désir.
Alors elle cherche comment trouver de l’argent pour cela.
Aujourd’hui je vois bien qu’il nous était difficile de réussir :
seul notre désir nous permettait d’y croire.
D’autre part, j’hésite :
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je suis vraiment très heureuse dans la maison où je vis.
Je l’aime et j’apprécie la chambre que j’occupe.
Malgré cela, nous nous mettons d’accord pour présenter ce projet à Dieu.
11. Un jour où j’ai communié,
le Seigneur Dieu me commande vivement
de travailler de toutes mes forces à réaliser ce projet.
Il me promet que le monastère se fera sûrement,
que Dieu y sera très bien servi.
Il me dit d’appeler ce monastère « Saint Joseph »
Celui-ci nous gardera à l’une des portes, Notre-Dame gardera l’autre,
et le Christ sera au milieu de nous.
Ce couvent sera une étoile de vive lumière.
En ville, on commence seulement à parler de ce nouveau monastère,
et pourtant une grande persécution s’élève contre nous.
Tout le monde nous insulte,
se moque de nous, raconte cela en peu de mots.
Les gens disent que ce projet est stupide.
Ils me disent à moi que je suis bien dans mon monastère.
Je suis déprimée et je me recommande à Dieu.
Le Seigneur Dieu se met à m’encourager.
Il me dit : « Ainsi tu vas comprendre les souffrances
des amis de Dieu qui ont fondé des Ordres religieux.
Tu souffriras beaucoup plus que tu ne peux imaginer, mais ne t’en occupe pas. »
Les moqueries et le bruit sont si violents, même dans mon monastère,
que le Provincial trouve difficile de s’y opposer.
Il change donc d’avis et refuse son autorisation.
En tous points, le Provincial semble avoir raison.
Il abandonne donc cette idée et refuse l’autorisation.
Je ne parle pas de ce que Dieu m’a fait comprendre,
mais je lui présente les raisons humaines qui me poussent.
28
Lettre du 23 décembre 1561 à don Lorenzo de Cepeda à Quito
Avila, 23 décembre 1561
À Don Lorenzo de Cepeda, frère de la Sainte, à Quito.
Señor,
Que l’Esprit-Saint soit toujours avec vous, amen, et qu’il vous récompense du
soin que vous avez pris de nous secourir tous avec tant de diligence. J’espère en
la Majesté de Dieu que vous gagnerez ainsi beaucoup à ses yeux ; car l’argent est
vraiment arrivé si à point pour tous ceux à qui vous en envoyez que ce fut pour
moi une bien grande consolation.
Mais comme je vous l’ai écrit bien longuement, pour beaucoup de raisons et
de causes que je ne puis éluder, car Dieu les inspire, on ne peut donc en parler
par lettres, sachez seulement que des personnes saintes et doctes estiment que
je dois faire trêve de lâcheté et tout mettre en œuvre pour fonder un monastère
où il n’y aura que quinze religieuses sans jamais dépasser ce nombre, en très
étroite clôture, sans jamais sortir ni voir personne sans voile devant le visage, très
établies dans l’oraison et la mortification, comme je vous l’ai écrit plus
longuement.
Je suis soutenue par cette dame, Doña Yomar qui vous écrit. (…) Son mari est
mort il y a neuf ans en lui laissant une rente de trente mille réaux. (…) Bien que
veuve à vingt-cinq ans, elle ne s’est pas remariée, et s’est beaucoup donnée à
Dieu. Elle est d’une grande spiritualité. Il y a plus de quatre ans que nous sommes
liées d’une amitié plus étroite que si elle était ma propre sœur ; bien qu’elle
m’aide beaucoup, car elle me donne une grosse partie de ses revenus, elle est
sans argent pour le moment ; tout ce qu’il faut faire, je le fais moi-même, ainsi
que l’achat d’une maison ; je l’ai achetée, mais secrètement, car par la grâce de
Dieu on m’a donné deux dots d’avance ; je ne saurais pas toutefois comment faire
bâtir des choses nécessaires. Donc, sans rien d’autre que ma confiance (puisque
Dieu veut que je fasse ce couvent, Il y pourvoira), j’ai passé la commande aux
ouvriers. Cela semblait de la folie ; arrive Sa Majesté qui vous inspire d’y
pourvoir ; ce qui m’a le plus ébahie, c’est que j’avais le plus grand besoin des
quarante piastres que vous avez ajoutées. Je crois que saint Joseph (c’est ainsi
que s’appellera le couvent), a voulu que rien ne manquât, et je sais qu’il vous le
rendra. Enfin, quoique pauvre et petite, cette maison a une belle vue sur la
campagne. Cela fait, il n’y avait plus d’argent.
On est allé demander les bulles à Rome, car quoique le couvent soit de mon
ordre, nous serons sous l’obédience de l’Évêque.
J’espère en Dieu que ce sera pour sa plus grande gloire, s’il nous permet
d’aboutir, et il en sera ainsi, sans nul doute, car les âmes qui doivent y entrer sont
29
très choisies, elles donnent de grands exemples d’humilité comme de pénitence
et d’oraison. Recommandez notre entreprise à Dieu ; avec Son aide, ce sera chose
faite lorsqu’Antonio Moràn partira.
Je me trouve en ce moment chez la Señora Doña Yomar pour traiter de toutes
ces affaires ; cela m’a consolée ; (…) je suis donc beaucoup plus libre de faire ce
que je veux que chez ma sœur. Ici nous ne parlons que de Dieu, et nous vivons
dans un grand recueillement. J’y demeurerai jusqu’à ce qu’on m’ordonne autre
chose, bien que pour m’occuper de l’affaire susdite, il vaudrait mieux que je reste
ici.
Sachez que quelques fort bonnes personnes qui connaissent notre secret – je
parle de l’affaire – tiennent pour miraculeux votre envoi d’une telle somme
d’argent en ce moment. J’espère que lorsqu’il nous en faudra d’autre, Dieu
inspirera à votre cœur, même malgré vous, de venir à mon secours.
Votre bien sincère servante.
Doña Teresa de Ahumada.
V 33
1. Les affaires en sont là et tout est presque terminé.
En effet, le contrat doit être signé le jour suivant.
C’est alors que le Père Provincial change d’avis.
Je crois qu’il a été poussé par un ordre de Dieu,
comme la suite l’a prouvé.
On avait beaucoup prié,
c’est pourquoi le Seigneur a ordonné que la fondation
se réalise d’une autre manière, pour la rendre plus parfaite.
2. Je suis très mal vue dans mon monastère.
En effet, je veux en fonder un autre,
où la clôture sera mieux observée.
Les sœurs disent : « C’est une insulte pour nous.
Vous pouvez bien servir Dieu ici,
30
puisqu’il y a des religieuses meilleures que vous.
Vous n’aimez pas cette maison.
Vous feriez mieux de lui trouver des revenus
que d’en chercher pour un autre monastère. »
Les unes, très peu nombreuses, demandent qu’on me jette en prison,
d’autres prennent ma défense.
Je le vois bien : en beaucoup de choses, elles ont raison,
et, quelquefois, je leur donne des explications.
Mais, comme je ne peux pas dire le plus important,
c’est-à-dire l’ordre que j’ai reçu du Seigneur,
je ne sais pas quoi faire.
Alors, d’autres fois, je me tais.
7. Pendant cinq ou six mois, je garde le silence sur cette affaire.
Je ne m’en occupe pas, je n’en parle pas.
Et le Seigneur ne me demande jamais de m’en occuper.
Je ne comprends pas pourquoi,
mais je ne peux m’empêcher de penser que le projet se réalisera.
11. Quelquefois, dans ma tristesse, je disais :
« Mon Seigneur, pourquoi me demandez-vous
des choses qui semblent impossibles ?
C’est vrai, je ne suis qu’une femme, si, du moins, j’étais libre...
or, je suis liée de tous côtés, sans argent,
sans savoir où en trouver.
Et pour l’autorisation du Pape, et pour le reste,
qu’est-ce que je peux faire, Seigneur ? »
12. Un jour, comme je venais de communier, le Seigneur me dit :
« Je t’ai déjà dit d’entrer comme tu pourras. »
31
Et il s’écrie : « Oh ! comme les hommes désirent la richesse !
Tu penses même que la terre va te manquer !
Et Moi, J’ai dormi combien de fois à la belle étoile,
parce que Je ne savais pas où aller ! »
J’ai eu très peur et j’ai vu qu’il avait raison.
Je vais à la petite maison, je fais le plan,
et je vois que le monastère sera petit mais parfait.
Je ne cherche pas une maison plus grande.
Je fais arranger celle-là pour qu’on puisse y vivre.
Tout sera simple et sans décoration,
mais rien ne doit y être mauvais pour la santé,
comme on doit toujours le rechercher.
Les cinq années les plus paisibles dans la vie de Thérèse de Jésus
1562-1567
F 1
1. Saint Joseph d’Avila étant fondé, j’y demeurai cinq ans ; je comprends
maintenant que ce furent les années les plus paisibles de ma vie ; mon âme
regrette souvent leur calme et leur quiétude. En ce temps-là y entrèrent
quelques jeunes filles fort religieuses que le monde semblait pourtant s’être
acquises, à en juger par les recherches de leur luxe. Le Seigneur les tira en toute
hâte de ces vanités, il les amena dans sa maison et les doua de perfections telles
que j’en fus confondue ; elles atteignirent le nombre de treize, chiffre qu’il était
convenu de ne pas dépasser.
6. Je me délectais dans la compagnie d’âmes si saintes et si limpides, en un lieu
où leur unique soin était de servir et de louer Notre-Seigneur. Sa Majesté nous
envoyait le nécessaire sans que nous ayons à le demander ; les rares fois où nous
en manquâmes, leur joie n’était que plus vive. Je louais Notre-Seigneur de leurs
hautes vertus, et en particulier de l’insouciance où elles étaient de toutes choses,
sauf de le servir. Moi, leur supérieure, je ne me rappelle pas avoir appliqué mon
esprit à nos besoins ; je croyais fermement que le Seigneur ne ferait pas défaut à
celles qui ne s’inquiétaient que de savoir comment le contenter. Lorsqu’il n’y
avait pas de quoi les nourrir et que je demandais de donner ce dont nous
disposions à celles qui en avaient le plus besoin, nulle n’estimait y avoir droit : il
en était ainsi jusqu’à ce que Dieu envoyât ce qu’il fallait pour toutes.
32
Je suis tienne, pour Toi je suis née ;
Que veux-Tu faire de moi ?
Majesté souveraine
Éternelle Sagesse,
Bonté si bonne pour mon âme,
Toi, Dieu, Altesse, Être unique, Bonté,
Vois mon extrême bassesse,
Moi qui Te chante aujourd’hui mon amour.
Que veux-Tu faire de moi ?
Je suis tienne, puisque Tu m’as créée,
Tienne, puisque Tu m’as rachetée,
Tienne, puisque Tu me supportes,
Tienne, puisque Tu m’as appelée,
Tienne, puisque Tu m’as attendue,
Tienne, puisque je ne suis pas perdue,
Que veux-Tu faire de moi ?
Que veux-Tu donc, Seigneur très bon,
Que fasse un si vil serviteur ?
Quelle mission as-tu donnée
À cet esclave pécheur ?
Me voici, mon doux Amour,
Doux Amour, me voici,
Que veux-Tu faire de moi ?
Voici mon cœur, je le dépose dans Ta main,
Avec mon corps, ma vie, mon âme,
Mes entrailles et tout mon amour ;
Doux Époux, mon Rédempteur,
33
Pour être tienne,
Je me suis offerte,
Que veux-Tu faire de moi ?
Donne-moi la mort, donne-moi la vie,
La santé ou la maladie
Donne l’honneur ou le déshonneur,
La guerre ou la plus grande paix,
La faiblesse ou la pleine force,
À tout cela je dis oui :
Que veux-Tu faire de moi ?
Donne-moi richesse ou pauvreté
Réconfort ou désolation,
Donne-moi la joie, la tristesse,
Donne-moi l’enfer ou donne-moi le ciel,
Vie douce, soleil sans voile,
Puisque toute à Toi je me rends,
Que veux-Tu faire de moi ?
Si Tu le veux, donne-moi l’oraison ;
Sinon, donne-moi la sécheresse ;
Si Tu le veux, donne-moi abondance et dévotion,
Et sinon, la stérilité,
Ô Souveraine Majesté !
En cela seul je trouve la paix.
Que veux-Tu faire de moi ?
Donne-moi donc la sagesse,
Ou, pour Ton amour, l’ignorance ;
Donne-moi d’années d’abondance,
34
Ou de faim et de disette ;
Donne-moi ténèbres ou clarté,
Bouscule-moi de-ci de-là,
Que veux-Tu faire de moi ?
Veux-Tu que je me repose ?
Par amour, je veux le repos.
Si Tu m’ordonnes le travail,
Je veux mourir en travaillant
Dis-moi où, comment et quand,
Dis-le-moi, doux Amour, dis-le
Que veux-Tu faire de moi ?
Donne-moi Calvaire ou Thabor,
Désert ou terre d’abondance,
Que je sois Job en sa douleur,
Jean, reposant sur ton cœur,
Que je sois vigne féconde,
Ou stérile, s’il Te plaît ainsi.
Que veux-Tu faire de moi ?
Que je sois Joseph enchaîné,
Ou fait gouverneur de l’Égypte,
David souffrant des tourments,
Ou David élevé très haut ;
Que je sois Jonas naufragé,
Ou bien Jonas sauvé des eaux,
Que veux-Tu faire de moi ?
Que je me taise ou que je parle,
Que je porte des fruits ou non ;
35
Que ta Loi me montre ma plaie,
Ou l’Évangile, sa douceur,
Dans la peine ou dans la jouissance,
Que Toi seul Tu vives en moi ;
Que veux-Tu faire de moi ?
Je suis tienne, pour Toi je suis née
Que veux-Tu faire de moi ?
CHEMIN DE PERFECTION
Le Chemin de Perfection évoque l’aventure intérieure de ceux qui choisissent de
suivre Jésus-Christ, parce que Jésus-Christ les a appelés à faire ce choix. C’est
l’aventure même de Thérèse et celle de ses sœurs. Le Chemin est une longue
lettre que la Mère Thérèse destine à ses « filles » du Carmel de Saint Joseph
d’Avila à leur propre demande. Elle leur transmet par écrit la « manière de vivre »
carmélitaine, tant au cours des récréations qu’au cours des chapitres
communautaires. Ce livre est né dans un climat de confiance, d’intimité et
d’amour réciproque. Femme pleine de vie, de spontanéité dans l’expression, de
sagesse dans le conseil, de force dans la persuasion, Thérèse nous balise le
chemin, le sien, le nôtre, qui débouche dans la lumière.
Dans ce livre, je donne des conseils et des avis
à mes filles, les religieuses des monastères que j’ai fondés
avec l’aide de Notre-Seigneur
et de la glorieuse Vierge Mère de Dieu, notre Dame.
Je leur ai donné la première Règle de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel.
Je m’adresse, en particulier,
aux religieuses du monastère de Saint Joseph d’Avila,
le premier que j’ai fondé.
Au moment où j’écris ce livre, j’en suis la prieure.
36
C 1
5. Ô mes sœurs dans le Christ,
aidez-moi à supplier le Seigneur pour son Église.
C’est pour cela qu’il vous a réunies ici
et qu’il vous a appelées à la vie religieuse.
C’est cela qui doit vous occuper, que vous devez désirer.
C’est pour cela que vous pleurez,
et c’est cela qu’il faut demander.
Non, mes sœurs, nos affaires ne sont point celles du monde.
Le monde est en feu.
De nouveau, des gens veulent condamner le Christ, comme on dit.
Ils disent contre lui mille mensonges,
et veulent détruire son Église.
Et nous perdrions du temps à prier pour des choses
qui empêcheraient une personne d’aller au ciel,
si, par hasard, Dieu nous écoutait !
Non, mes sœurs, ce n’est pas le moment de prier Dieu
pour des affaires peu importantes.
Les trois pierres de fondation de la communauté thérésienne
C 4
4. J’insisterai seulement sur trois points
qui sont dans la Règle elle-même.
Il est important de les observer
pour posséder la paix intérieure et extérieure
que le Seigneur nous a tant recommandée.
Le premier, c’est de nous aimer les unes les autres,
le deuxième, c’est de nous détacher de tout ce qui est créé,
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et le troisième, c’est la véritable humilité.
Je la cite la dernière et, pourtant, c’est la principale,
car elle les contient toutes.
C 8
1. Parlons maintenant du détachement que nous devons pratiquer,
car tout en dépend, s’il est parfait.
Je dis que tout en dépend.
En effet, dès que nous nous attachons seulement au Créateur,
sans rechercher les créatures,
le Seigneur Dieu nous donne sa force.
Alors, il nous suffit de faire peu à peu ce que nous pouvons,
et nous n’avons plus beaucoup à combattre.
Le Seigneur est la source de tous les biens.
C 13
1. Mes sœurs, je vous répète souvent une chose,
et je veux maintenant l’écrire ici,
pour vous empêcher de l’oublier :
dans cette maison et pour toute personne qui veut être parfaite,
il est important d’éviter à tout prix
des expressions comme celles-ci :
« J’avais raison », « on m’a fait du tort »,
« la personne qui m’a fait cela n’avait pas raison ».
Que Dieu nous protège des mauvaises raisons !
2. Supportons les humiliations avec Jésus.
Est-ce que nous sommes les fiancées d’un si grand Roi, oui ou non ?
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Si nous le sommes, est-ce qu’une femme d’honneur ne prend pas sa part
des humiliations que son mari subit ?
Elle le fait, même malgré elle.
Enfin, tous deux partagent honneur ou déshonneur.
Mais vouloir participer à son Royaume et en jouir,
sans participer à ses humiliations et à ses souffrances,
c’est de la folie.
C 16
1. Vous m’avez demandé de vous donner la base de l’oraison.
Croyez ceci :
celui qui ne sait pas disposer les pièces au jeu d’échecs jouera mal,
et, s’il ne sait pas faire échec, il ne saura pas faire mat.
Et cette manière de jouer nous sera tout à fait permise :
si nous l’utilisons souvent,
très vite nous ferons mat ce Roi divin.
Il ne pourra pas s’échapper de nos mains, il ne le voudra même pas.
2. Dans ce jeu, c’est surtout la dame qui fait la guerre
et toutes les autres pièces l’aident.
Il n’y a pas de dame comme l’humilité pour obliger le Roi à se rendre.
L’humilité l’a fait descendre du ciel dans le sein de la Vierge,
et, grâce à l’humilité, nous l’attirerons dans notre âme par un cheveu.
Croyez-moi, plus on est humble, plus on le possède
et moins on est humble, moins il vient en nous.
5. Donc, mes filles, si vous voulez que je vous parle du chemin
qui mène à la contemplation,
acceptez que je m’attarde un peu à des choses
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qui pour le moment vous paraissent peut-être peu importantes.
Pour moi, elles le sont vraiment.
Si vous ne voulez pas en entendre parler,
ni les mettre en pratique,
restez toute votre vie avec votre oraison silencieuse.
En effet, je vous l’affirme, à vous et à toutes les personnes
qui recherchent ce bien :
vous n’arriverez pas à la vraie contemplation.
Je peux me tromper, parce que j’en juge par moi-même.
J’ai essayé pendant vingt ans.
9. Quand nous ne nous donnons pas au Seigneur Dieu complètement,
comme il se donne à nous,
il nous permet pourtant de rester dans l’oraison silencieuse
et il vient nous visiter de temps en temps,
comme un maître va voir ses ouvriers dans sa vigne.
Si, au contraire, nous nous donnons à lui,
le Seigneur nous traite comme des enfants chéris.
Il ne veut pas nous voir loin de lui, Il ne s’éloigne pas de nous,
puisque nous ne voulons pas être loin de lui.
Il nous fait asseoir à sa table,
il nous donne sa propre nourriture,
il prend même le morceau de sa bouche pour nous le donner.
C 19
2. Il y a des personnes aussi agitées intérieurement qu’un cheval emballé.
Rien ne peut les arrêter. Elles vont ici ou là, toujours inquiètes.
Cela vient de leur nature, ou bien c’est Dieu qui le permet.
Je les plains beaucoup.
40
Elles sont, pour moi, comme des personnes qui ont très soif,
et qui voient l’eau de très loin.
Mais quand elles veulent l’atteindre, elles trouvent quelqu’un
pour les empêcher de passer,
au début, au milieu et au bout du chemin.
Quand elles ont vaincu les premiers ennemis,
difficilement, très difficilement,
il arrive qu’elles se laissent vaincre par d’autres ennemis.
Alors elles préfèrent mourir de soif
plutôt que de boire une eau qui leur coûtera tant de peine.
Elles n’ont plus de force, elles manquent de courage.
D’autres personnes luttent pour vaincre les deuxièmes ennemis,
mais elles n’ont plus de force devant les troisièmes.
Pourtant, elles ne sont peut-être qu’à deux pas
de la source qui donne la vie.
Or, le Seigneur a dit à la Samaritaine :
« Qui boira de cette eau n’aura plus jamais soif. »
Comme elle est juste et vraie,
cette parole dite par celui qui est la Vérité même !
Nous n’aurons plus soif des choses de cette vie,
mais la soif des choses d’une autre vie grandira en nous.
La soif naturelle ne peut pas nous en donner une idée.
Nous avons vraiment soif de connaître cette soif !
Nous comprenons sa grande valeur
et, même si cette soif est très pénible, fatigante,
elle apporte ce qui est seul capable de l’apaiser.
C’est pourquoi elle éteint seulement le désir des choses de la terre.
Quand Dieu calme la soif avec cette eau pleine de vie,
il peut nous accorder la plus grande faveur :
nous laisser encore avoir soif.
41
Et cette soif grandit chaque fois que nous buvons de cette eau.
14. Mes filles, j’ai voulu vous montrer le but et la récompense
avant la bataille.
Je vous ai dit le bien qu’on éprouve
à boire l’eau de cette fontaine céleste, cette eau vive.
Pourquoi, d’après vous ?
C’est pour que vous marchiez avec courage
sans vous inquiéter des peines et des difficultés du chemin,
sans vous lasser.
Car il est possible qu’à l’arrivée,
vous n’ayez plus qu’à vous baisser pour boire à la source.
Pourtant, vous abandonnez tout et vous perdez ce bien.
Oui, vous pensez que vous n’aurez pas la force de l’atteindre
et qu’il ne vous est pas destiné.
15. Considérez que le Seigneur invite tout le monde.
C’est tout à fait vrai, on ne peut pas en douter.
Si cette invitation n’était pas générale,
le Seigneur ne nous appellerait pas tous,
et même s'il nous appelait, il ne dirait pas :
« Je vous donnerai à boire ».
Il pourrait dire : « Venez tous car, finalement, vous ne perdrez rien,
et Je donnerai à boire à ceux que Je choisirai ».
Mais, puisqu'il dit « tous », sans réserve,
tous ceux qui ne resteront pas en chemin
ne manqueront pas de cette eau vive, j’en suis sûre.
Le Seigneur Dieu lui-même nous l’a promise :
qu’il nous donne de la chercher comme il faut.
42
C 21
2. Je reviens, maintenant, à ceux qui veulent suivre ce chemin
jusqu’au but, c’est-à-dire arriver à boire de cette eau vive.
Comment doivent-ils commencer ?
Je dis que c’est très important.
Ils doivent être vraiment décidés à ne pas s’arrêter
avant d’être arrivés à cette eau,
continuer à marcher malgré les difficultés, les obstacles,
les souffrances, les critiques jusqu’à ce qu’ils atteignent la source.
Qu’ils continuent, même s’ils doivent mourir en chemin
ou s’ils manquent de courage devant les épreuves,
même si le monde s’écroulait.
C 23
6. … Ce voyage a ceci de bon :
Dieu donne beaucoup plus qu’on ne demande,
beaucoup plus qu’on n’ose désirer.
Cela est absolument certain…
C 26
3. Je ne vous demande pas de penser à Lui,
ni de réfléchir beaucoup,
ni d’avoir de grandes et belles idées.
Non, je vous demande une seule chose : le regarder.
Qui vous empêche de tourner votre cœur vers ce Seigneur,
un instant seulement, si vous ne pouvez pas faire plus ?
Vous êtes capables de regarder des choses très laides,
43
et vous ne pourriez pas regarder
l’être le plus beau qu’on peut imaginer ?
Mes filles, votre Bien-aimé ne vous quitte jamais des yeux.
Il a supporté de votre part mille choses laides et horribles,
et, pourtant, il n’a pas cessé de vous regarder.
Ne plus tourner les yeux vers ces choses extérieures
pour le regarder, lui, de temps en temps,
est-ce que c’est trop pour vous ?
Vous le savez, il n’attend de vous qu’un regard,
comme il le dit à la Bien-aimée du Cantique.
Quand vous le voudrez, vous le trouverez.
Il désire vraiment que nous le regardions souvent,
c’est pourquoi il ne néglige rien pour nous aider à le faire.
4. D’après ce qu’on dit, voici comment une femme doit agir avec son mari,
pour être une bonne épouse :
s’il est triste, elle doit se montrer triste,
s’il est joyeux, elle doit se montrer joyeuse,
même si elle ne l’est pas.
Mes sœurs, voyez à quel esclavage vous avez échappé !
Voyez comment le Seigneur agit envers nous,
en toute vérité, sans faire semblant.
Il se fait lui-même votre serviteur, il veut que vous soyez reine,
et Il se soumet à votre volonté.
Si vous êtes joyeuses, contemplez-le ressuscité.
Vous n’avez qu’à imaginer comment il est sorti de la tombe,
et vous serez dans une grande joie.
Quelle clarté ! Quelle beauté ! Quelle grandeur !
Comme il apparaît vainqueur et joyeux !
Il sort du combat où il a gagné un si grand Royaume !
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Ce Royaume, il le veut tout entier pour vous,
comme il est lui-même, tout entier à vous.
Alors, tourner quelquefois les yeux
pour regarder celui qui vous donne tant,
est-ce que c’est trop pour vous ?
6. Marchons ensemble, Seigneur.
Oui, je dois aller partout où vous irez,
je dois passer par où vous passerez.
1567 : Thérèse et l’aventure des fondations
Raconter l’histoire des Carmels fondés, telle est la norme que le Père Jeronimo de
Ripalda précise à Thérèse en lui demandant un récit écrit. Qu’elle s’en tienne à la
règle suivie dans le Livre de la Vie pour le récit de la première fondation de Saint
Joseph d’Avila : inspiration, mise en œuvre, difficultés et réussite finale. C’est ce
qu’on appelle en narrativité les quatre « actes » : mise en route, mise en acte,
dénouement et conclusion. Dès le départ, Thérèse évite le formalisme des vieux
chroniqueurs qui écrivaient pour édifier. Elle préfère un style simple et vrai,
caractérisé par une grande liberté d’expression, sans omettre pourtant à certains
endroits de donner « avis et conseils » aux prieures et à ses premières lectrices de
ses Carmels. En premier lieu, elle écrit uniquement pour les petites communautés
qu’elle vient de fonder et à usage interne.
Le livre des Fondations constitue ainsi le tissage multicolore de ses aventures de
fondations des dix-sept carmels féminins sur la trame de l’amour fidèle de Dieu
présent et vivifiant. Si Dieu est l’acteur principal des Fondations, Thérèse en est à
la fois l’auteur et le narrateur qui en raconte l’histoire. S’exprimant en « je », elle
n’est pas en dehors du récit, mais elle s’y inscrit, elle s’y révèle, elle s’identifie avec
lui. Entre les mains de Dieu, Thérèse se perçoit comme son instrument pour
réaliser son œuvre à lui se considérant comme « presque rien » (F 13, 7) et
comme quelqu’un qui « aide Dieu parce qu’il l’appelle à ses côtés » (F 29, 8).
Thérèse est fondatrice et mystique à la fois, et, dans son récit, elle assemble
spontanément et vitalement mystique et histoire.
45
Avila, 18 février 1567
F 1
7. Au bout de quatre ans, ou peut-être un peu plus, vint me voir un frère
franciscain, nommé Frère Alonso Maldonado, grand serviteur de Dieu ; comme
moi, il désirait le bien des âmes, il pouvait agir, et je l’enviais beaucoup. Il venait
de rentrer des Indes. Il se mit à me parler des millions d’âmes qui se perdaient là-
bas faute de doctrine, il nous exhorta à la pénitence dans un sermon et par sa
conversation, et partit. Je restais si meurtrie par la perdition de tant d’âmes que
j’en étais hors de moi. Je me retirai en larmes dans un ermitage ; je clamais à
Notre-Seigneur, je le suppliais de me donner le moyen de contribuer à lui gagner
quelques-unes de ces âmes par mes prières, puisque le démon lui en enlevait
tant, et que je ne servais à rien d’autre. J’enviais ceux qui pouvaient s’y employer
pour l’amour de Notre-Seigneur, dussent-ils souffrir mille morts. Lorsque nous
lisons dans la vie des saints qu’ils ont converti des âmes, j’en éprouve plus de
dévotion, de tendresse, d’envie, que pour tous les martyres qu’ils subissent ; car
Notre-Seigneur m’a inclinée à croire qu’il apprécie une âme gagnée par nos
prières et notre industrie aidées de sa miséricorde plus que tout ce que nous
pouvons faire à son service.
8. Alors que j’étais ainsi en très grande peine, une nuit, en oraison, Notre-
Seigneur se présenta à moi ainsi qu’il lui arrive de le faire, et il me dit avec
beaucoup d’amour, comme s’il eût cherché à me consoler: « Attends un peu, ma
fille, et tu verras de grandes choses. » Ces mots se gravèrent dans mon cœur si
fortement que rien ne pouvait m’en distraire. Et bien qu’il m’ait été impossible de
deviner à quoi ils faisaient allusion, faute de pouvoir orienter mon imagination, je
fus consolée, et persuadée que ces paroles disaient vrai ; mais je n’imaginai point
la façon dont elles devaient se réaliser. La moitié d’une autre année s’écoula ainsi,
à ce qu’il me semble.
F 2
1. Les Généraux de notre Ordre résident à Rome, jamais aucun d’eux n’était venu
en Espagne, une visite semblait donc impossible. Mais rien n’est impossible à
Notre-Seigneur pour l’accomplissement de ses desseins ; Sa Majesté ordonna
donc ce qui jamais encore n’était advenu. Il me semble en avoir éprouvé d’abord
de l’ennui, car, comme je l’ai dit en relatant la fondation de Saint Joseph, et pour
46
la raison déjà donnée, cette maison n’était pas sous la juridiction des Carmes. Je
redoutais deux choses : l’une, que le Général ne me fît des reproches, et sans
bien connaître les faits, il aurait eu raison ; l’autre, qu’il me donnât l’ordre de
retourner au monastère de l’Incarnation, de la Règle mitigée, ce qui aurait fait
mon désespoir, pour des raisons inutiles à dire. Il suffit de savoir que je n’aurais
pu, dans cette maison, observer la Règle primitive, et que les sœurs y sont au
nombre de cent cinquante ; on trouve plus d’accord et de quiétude lorsqu’elles
sont peu nombreuses. Notre-Seigneur fit mieux que je n’eusse pu le penser, car le
Général le sert avec tant de sagesse, il est si prudent et si docte qu’il tint l’œuvre
pour bonne et ne me manifesta aucun mécontentement. Il se nomme Fr. Jean-
Baptiste Rubeo de Ravena, et il est, avec raison, très éminent dans l’Ordre.
2. Lorsqu’il vint à Avila, je m’efforçai d’obtenir qu’il vînt à Saint Joseph, et
l’Évêque consentit à ce qu’on lui fît le même accueil qu’à lui-même. Je lui rendis
compte simplement et sincèrement de ce qui s’était passé ; je suis naturellement
portée à agir ainsi à l’égard des supérieurs qui tiennent la place de Dieu ainsi
qu’envers les confesseurs, advienne que pourra, faute de quoi mon âme ne se
sentirait pas en sûreté. Je lui dévoilai mon âme et lui fis en partie le récit de ma
vie, bien qu’elle soit fort misérable. Il me réconforta beaucoup et m’assura qu’il
ne m’ordonnerait pas de quitter ce monastère.
5. Quelques jours plus tard, je considérai combien il était nécessaire, si nous
fondions des monastères de religieuses, qu’il y eût des religieux soumis à la
même Règle ; ils me semblaient rares dans cette Province, au point de craindre
de ne plus bientôt en trouver un seul, et, remettant tout dans les mains de Notre-
Seigneur, j’écrivis à notre Père Général une lettre pour le supplier de toutes mes
forces, lui donnant les raisons pour lesquelles ce serait grandement servir Dieu.
(…) L’essentiel était fait, j’eus l’espoir que le Seigneur ferait le reste.
7. Ô grandeur de Dieu! Comme vous montrez votre puissance en donnant de
l’audace à une fourmi ! (…) Amen.
15 août 1567 : 2e carmel fondé à Medina del Campo
Le premier voyage de Thérèse d’Avila à Medina del Campo durant l’été 1567 est
signe d’une orientation nouvelle et d’un style nouveau. Elle se fraie un chemin
47
dans un contexte social et ecclésial qui lui est défavorable à double titre : Thérèse
est femme et moniale cloîtrée.
F 3
2. J’avais donc l’autorisation de fonder des monastères, mais point de maison, ni
un liard pour en acheter une. Quant au crédit, si le Seigneur ne s’était pas porté
garant pour moi, qui donc en aurait accordé à l’errante que je suis ? Le Seigneur y
pourvut : il fit qu’une vertueuse fille qui ne trouvait pas de place à Saint Joseph
apprit que je fondais un autre couvent ; elle vint me prier de l’y prendre. Elle
avait quelques sous, fort peu, pas assez pour acheter une maison, mais de quoi
en louer une (ce que nous essayâmes de faire) et participer aux frais du voyage.
Sans autre appui, nous partîmes d’Avila, deux religieuses de Saint Joseph et moi,
quatre religieuses de l’Incarnation (le couvent de la Règle mitigée où j’étais avant
la fondation de Saint Joseph), avec notre Père chapelain Julien d’Avila.
3. Lorsque cela se sut dans la ville, il y eut force médisances ; les uns me tenaient
pour folle ; les autres attendaient de voir comment tournerait cette extravagance.
L’Évêque lui-même jugeait que ma folie était grande, on me l’a répété depuis,
mais il ne me fit alors aucune remarque, et ne voulut pas s’y opposer – il
m’aimait beaucoup – pour ne pas me faire de peine. Mes amis m’en disaient de
toutes sortes, mais je n’en faisais que peu de cas ; ce dont ils doutaient me
semblait si aisé qu’ils ne réussirent pas à me persuader que cela risquait de ne
pas aboutir. (…)
7. Nous atteignîmes Medina del Campo la veille de la fête de Notre-Dame d’août,
à minuit. Nous descendîmes de voiture devant le monastère de Sainte-Anne pour
ne pas faire de bruit, et nous nous dirigeâmes à pied vers la maison. Dieu nous
fut miséricordieux, car il y avait une course de taureaux le lendemain, les
taureaux étaient à cette heure-là lâchés par les rues, nous eûmes bien de la
chance de ne pas buter dedans. Nous ne pensions à rien, tant nous étions
absorbées ; le Seigneur nous protégea, comme il protège ceux qui veulent le
servir, et certes nous ne prétendions à rien d’autre.
8. Arrivées à la maison, nous entrâmes dans un patio. Les murs me semblèrent
fort croulants, mais moins que ne le révéla le jour à son lever.
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9. Nous étions pourtant très gênées par le manque de clous, et ce n’était pas
l’heure d’en acheter. Nous nous mîmes à récupérer ceux qui étaient dans les
murs, et à force de travail, nous trouvâmes ce qu’il nous fallait. Les uns
tapissaient, nous nettoyions le sol, enfin nous fîmes si bien diligence qu’au petit
matin l’autel était dressé, la cloche dans un corridor, et l’on dit immédiatement la
messe. Cela suffisait pour prendre possession. Nous n’en savions rien, et
posâmes le Très Saint Sacrement ; nous suivîmes la messe à travers les fentes
d’une porte en face de l’autel faute d’autre endroit où nous mettre.
10. Jusque-là j’avais été très contente, car c’est pour moi une grande joie de voir
une église de plus où se trouve le Saint Sacrement ; mais cette joie fut de courte
durée. Après la messe, comme je regardais le patio par une fenêtre, je vis
presque tous les murs par terre ; il faudrait bien des jours pour les reconstruire. Ô
grand Dieu ! Quelle ne fut pas l’angoisse de mon cœur !
17. Peu de temps après vint nous voir un jeune Père qui étudiait à Salamanque ;
un autre l’accompagnait, qui me parla avec admiration de la vie de ce Père. Il se
nommait Fr. Jean de la Croix. Je louai Notre-Seigneur et ce qu’il me dit me causa
une grande joie, car lui aussi voulait entrer chez les Chartreux. Je lui fis part de
mes projets et j’insistai beaucoup pour qu’il attendît que le Seigneur nous donnât
un monastère et comme il serait bon, s’il voulait se parfaire, que ce fût dans
l’Ordre même, et combien il y servirait mieux le Seigneur. Il y consentit et me
donna sa parole à condition que cela ne tarde pas trop longtemps. Lorsque j’eus
deux religieux pour débuter, je vis l’affaire faite, bien que je ne sois pas encore
aussi contente du Prieur ; j’attendis donc quelque temps, et puis il fallait savoir
où commencer.
18. La bonne renommée des moniales croissait dans la ville, on commençait à les
vénérer, avec raison, si j’en juge bien, car chacune d’elle ne songeait qu’à mieux
servir Notre-Seigneur. Elles menaient la même vie qu’à Saint Joseph d’Avila dont
nous gardions la Règle et les Constitutions. Le Seigneur en attira d’autres, elles
prirent l’habit, et il leur octroyait des grâces telles que j’en étais émerveillée.
Qu’il soit loué à jamais, amen ; car il semble n’attendre que d’être aimé pour
aimer.
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Lettre de septembre 1568 à Francisco de Salcedo
Valladolid, fin septembre 1568.
À Don Francisco de Salcedo à Avila
Jésus soit avec Votre Grâce. Gloire à Dieu, après sept ou huit lettres d’affaires
que je n’ai pu éviter, il me reste un peu de temps pour me reposer en vous
écrivant ces lignes, afin que vous sachiez bien que les vôtres m’apportent une
grande consolation. Ne croyez pas perdre votre temps en m’écrivant, j’ai souvent
besoin de vous lire, à condition que vous ne me disiez pas si souvent que vous
êtes vieux, car j’en ai de la peine dans toute ma cervelle ; comme si la vie était
assurée aux jeunes ! Que Dieu vous accorde de vivre jusqu’à ma mort. Alors, pour
ne pas me trouver là-bas sans vous, je tâcherai d’obtenir de Notre-Seigneur qu’il
vous emmène au plus vite.
Parlez à ce Père (Jean de la Croix), je vous en supplie, et aidez-le dans cette
affaire, car pour petit qu’il soit, j’entends qu’il est grand aux yeux de Dieu. Il va
certes beaucoup nous manquer ici, il est sensé, et propre à notre mode de vie, je
crois donc que Notre-Seigneur l’y a appelé. Il n’est moine qui ne dise du bien de
lui, il a vécu dans une grande pénitence, malgré sa jeunesse. Il semble que le
Seigneur le conduise par la main, car bien que les affaires nous aient donné
maints prétextes, et que moi, qui ai été souvent ce prétexte, je me sois parfois
fâchée avec lui, jamais nous n’avons vu en lui une imperfection. Il a du courage ;
mais il est seul, et il a besoin de tout ce que lui donne Notre-Seigneur ... il prend
tout très à cœur. Il vous donnera de nos nouvelles.
J’apprécie à sa valeur la surenchère de six ducats, mais je donnerais bien
davantage pour vous voir. Il est vrai que vous valez plus cher que moi ; car qui
priserait une nonnette pauvre ? (…)
L’indigne et sincère servante de Votre Grâce.
Teresa de Jésus, Carmélite.
Je vous demande à nouveau, par charité, de parler à ce Père (Jean de la Croix)
et de lui donner les conseils que Vous jugerez bons sur son genre de vie. L’esprit
dont le Seigneur l’a doué, sa vertu au milieu de bien des occasions d’en manquer,
m’ont beaucoup encouragée à croire que nous commençons bien. Son oraison
est fort élevée, et il a du jugement ; que le Seigneur le fasse aller de l’avant.
50
Fondation de Duruelo, premier couvent de carmes déchaux
18 novembre 1568
F 13
1. Avant d’aller fonder la maison de Valladolid, j’étais convenue avec le Père
Antoine de Jésus – alors supérieur du couvent de Sainte-Anne, de l’Ordre du
Carmel, à Medina – et avec Frère Jean de la Croix que, s’il se fondait un
monastère de la Règle primitive des Carmes déchaux, ils seraient les premiers à y
entrer ; comme il semblait impossible de trouver une maison, je m’en remettais
obstinément au Seigneur ; car comme je l’ai dit, j’étais maintenant satisfaite de
ces pères. Le Seigneur avait bien éprouvé le Fr. Antoine de Jésus pendant l’année
où j’avais eu affaire à lui, et il avait tout supporté avec une grande perfection.
Quant au Fr. Jean de la Croix, il n’avait pas besoin d’être mis à l’épreuve, car bien
que demeurant encore avec les Pères vêtus de drap, et chaussés, il avait toujours
vécu avec beaucoup de perfection et de religion. Notre-Seigneur, qui m’avait
donné l’essentiel, c’est-à-dire des religieux pour commencer la réforme, arrangea
le reste.
2. Un gentilhomme d’Avila, nommé Don Rafael, apprit – je ne sais plus comment,
car je ne le connaissais pas – que l’on voulait fonder un monastère de Carmes
déchaux ; il vint m’offrir, dans un petit hameau qui ne comptait que fort peu
d’habitants, une vingtaine, je ne sais plus au juste, une maison qu’habitait le
receveur de ses propriétés. Bien que me doutant bien de ce que ce devait être, je
louai Notre-Seigneur et remerciai le gentilhomme. Il me dit que la maison se
trouvait sur la route de Medina del Campo, je pourrais donc la voir en allant
visiter la Fondation de Valladolid. Je lui promis d’y aller, ce que je fis ; je partis
d’Avila au mois de juin avec une compagne et le Père Julien d’Avila, le prêtre dont
j’ai parlé, chapelain de Saint Joseph, qui m’aidait dans ces voyages.
51
3. Nous partîmes de bon matin, mais ignorants des chemins, nous nous
perdîmes ; le village est peu connu, il nous fut difficile de nous renseigner ; cette
journée fut donc très pénible, car le soleil donnait très fort. Lorsque nous nous
croyions proches, nous avions encore autant de chemin à faire que nous en
avions parcouru. Jamais je n’oublierai notre fatigue et notre désarroi au cours de
ce voyage ; nous n’arrivâmes que peu avant la nuit.
Nous trouvâmes la maison dans un tel état, si malpropre et si pleine de gens qui
fêtaient l’août, que nous n’osâmes y passer la nuit. Elle comprenait un « portal »
de grandeur raisonnable, une salle doublée d’une soupente et une petite
cuisine : c’était là tout l’édifice de notre monastère.
4. Les Pères Antoine et Jean de la Croix ne s’inquiétaient pas d’une si petite
maison dans un si petit village. Dieu avait doué le Père Antoine de plus de
courage que moi : il répondit que non seulement il vivrait là, mais dans une
porcherie. Frère Jean de la Croix était dans le même état d’esprit.
5. Je partis avec le Père Jean de la Croix pour la Fondation de Valladolid. Nous y
passâmes quelques jours, sans clôture, car des ouvriers réparaient la maison ;
cela me permit d’informer le Père Jean de la Croix de notre mode de vie, afin
qu’il en connaisse bien toutes choses, nos mortifications aussi bien que notre
amitié fraternelle, et les récréations en commun. Tout cela est prévu avec
beaucoup de modération, uniquement pour nous permettre de connaître nos
fautes et de nous détendre un peu et mieux supporter les rigueurs de la Règle. II
était si bon que j’avais, moi, bien plus à apprendre de lui qu’il n’avait à apprendre
de moi ; mais je n’en fis rien, occupée seulement à l’instruire des façons des
sœurs.
7. Dieu secourable ! Que de choses apparemment impossibles j’ai vues au cours
de ces négociations, et qu’il fut facile à Notre-Seigneur d’aplanir les difficultés !
52
Que je suis confuse, voyant ce que j’ai vu, de n’être pas meilleure que je ne le
suis ! Je m’en étonne à mesure que j’écris, et je désire que Notre-Seigneur fasse
comprendre à tout le monde que dans ces fondations nous n’avons presque rien
fait nous autres, créatures. Le Seigneur a tout agencé, en partant de débuts si
humbles que Sa Majesté elle seule pouvait les élever jusqu’au point où elles en
sont. Qu’Elle soit à jamais bénie. Amen.
F 14
6. Le premier ou le second dimanche de l’Avent de cette année de 1568 (je ne
me rappelle plus lequel de ces dimanches ce fut), on dit la première messe dans
cette petite crèche de Bethléem, car on ne peut mieux la nommer. Au carême
suivant, je m’y arrêtai en allant visiter la fondation de Tolède. J’arrivai un matin ;
le Père Antoine de Jésus balayait la porte de la chapelle, le visage joyeux, à son
habitude. Je lui dis: « Qu’est-ce là, mon Père ? Qu’est devenu ce point
d’honneur ? » M’exprimant son contentement, il répondit ces mots : « Je maudis
le temps où j’en ai eu. » En entrant dans l’église, je fus émerveillée par l’esprit que
le Seigneur y avait mis. Je ne fus pas la seule : deux marchands de mes amis qui
avaient fait la route de Medina avec moi ne faisaient que pleurer.
7. Je n’oublierai jamais la petite croix de bois du bénitier ; une image en papier
représentant le Christ qui y était collée inspirait plus de dévotion que si elle eût
été chose très bien sculptée. Le chœur était dans la soupente, dont une moitié
était surélevée, on pouvait donc y dire les heures, mais il fallait beaucoup se
baisser pour entrer entendre la messe. De chaque côté de la chapelle, ils avaient
deux petits ermitages où ils ne pouvaient se tenir qu’étendus ou assis, ils les
avaient remplis de foin (car il y fait très froid, et la toiture était si basse qu’elle
touchait presque leur tête) ; deux lucarnes ouvraient sur l’autel ; ils avaient une
pierre pour chevet, leurs croix et leurs têtes de morts. J’appris qu’après Matines
et jusqu’à Prime, au lieu d’aller se reposer, ils restaient là, en si grande oraison
53
qu’il leur arrivait d’aller à Prime avec leur habit couvert de neige, sans s’en
apercevoir. Ils récitaient les Heures avec un autre Père, celui-ci habillé de drap,
qui se fixa auprès d’eux sans pourtant changer d’habit, car il était très malade, et
avec un fort jeune frère qui n’avait pas encore reçu les ordres.
8. Ils allaient prêcher dans de nombreux villages des environs, privés jusque-là de
toute doctrine (une de mes joies en fondant cette maison en ce lieu fut de savoir
qu’il n’y a même pas de monastère proche), et de toute vie religieuse, ce qui était
grande pitié. Au bout de peu de temps ils avaient un tel crédit que ce fut pour
moi une très grande consolation. (…) Ils étaient si contents que tout effort leur
semblait léger.
Fondation du Carmel de Pastrana
23 juin 1569
F 17
1. Il y avait quinze jours que la maison de Tolède était fondée, nous étions à la
veille de la Pentecôte ; il avait fallu organiser l’église, placer les grilles, et autres
choses encore ; il y avait eu beaucoup de travail (comme je l’ai dit nous
habitâmes cette maison un an), j’étais fatiguée d’avoir passé ces journées avec les
ouvriers, mais enfin tout était terminé. Ce matin-là, en prenant place au
réfectoire pour déjeuner, c’était pour moi une si grande consolation de songer
que je n’avais plus rien à faire, que je pourrais, pour la Pentecôte, me réjouir un
moment avec Notre-Seigneur, que j’en perdais presque le manger, tant mon âme
était comblée.
2. Je ne méritais pas cette consolation, car à ce même instant, on vint
m’annoncer l’arrivée d’un serviteur de la princesse d’Eboli, femme du Ruy Gomez
54
de Silva. J’allai le voir, et j’appris qu’elle m’envoyait chercher, car nous étions
d’accord depuis longtemps, elle et moi, pour fonder un monastère à Pastrana ; je
ne pensais pas que cela se fasse aussi vite. J’en fus peinée, la fondation de Tolède
était si récente, il y avait eu de l’opposition, il me semblait très dangereux de tout
quitter ; je décidai donc immédiatement de ne pas partir, et je le dis. Le serviteur
répondit que c’était impossible, la princesse était déjà à Pastrana, elle n’y allait
que dans ce but, et ce serait l’offenser. Malgré tout, je n’avais pas moindrement
l’idée de partir, je dis donc au messager d’aller manger, j’écrirais à la princesse, et
il s’en retournerait. C’était un très honnête homme, et il céda à mes raisons
malgré l’ennui qu’il en avait.
3. Les religieuses qui devaient demeurer dans ce monastère venaient d’arriver ;
je ne voyais pas le moyen de les laisser aussi vite. J’allai devant le Très Saint
Sacrement demander au Seigneur de m’accorder d’écrire à la princesse une lettre
qui ne la fâchât point, ce qui nous eût nui, car pour les couvents réformés
d’hommes que nous commencions à fonder, et pour toutes choses, l’appui de
Ruy Gomez, si bien vu par le roi et par tout le monde, nous était nécessaire. Je ne
me rappelle pourtant pas si je pensais à cela sur le moment, mais je sais bien que
je ne voulais pas la mécontenter. J’en étais là lorsqu’on me dit de la part de Notre-
Seigneur de ne pas manquer d’y aller – pour des raisons plus importantes que
cette fondation, et d’emporter la Règle et les Constitutions.
Lettre du 17 janvier 1570 à Don Lorenzo de Cepeda
Tolède, 17 janvier 1570
À Don Lorenzo de Cepeda, à Quito
JHS
Que l’Esprit-Saint soit toujours avec Votre Grâce. Amen.
55
Je vous ai écrit que les couvents fondés sont déjà au nombre de six, et deux de
moines, également Déchaux, de notre Ordre ; je le tiens pour une grande grâce
du Seigneur, car ils progressent beaucoup en perfection, ainsi que ceux des
religieuses ; ils sont tous sur le modèle de celui de Saint Joseph d’Avila, tant et si
bien qu’on dirait une seule et même chose ; je prends courage lorsque je vois
avec quelle sincérité on y loue le Seigneur, et dans quelle pureté d’âme.
Je suis actuellement à Tolède. J’y suis arrivée il y a environ un an, la veille de
Notre-Dame de Mars ; mais je suis partie d’ici pour l’une des terres de Ruy
Gomez, qui est Prince d’Eboli, on y a fondé un monastère de moines et un autre
de religieuses, qui sont fort bien. Je suis revenue achever d’installer cette maison-
ci qui promet d’être très importante. Ma santé a été meilleure cet hiver, le climat
de cette région est admirable ; s’il n’y avait d’autres inconvénients, (vous ne
trouveriez pas ici ce qu’il faut à vos enfants), j’ai parfois envie de vous voir vous y
installer, à cause du climat. Mais il est des sites, dans la région d’Avila, où vous
pourrez passer l’hiver, comme le font quelques personnes. Je pense à mon frère
Jeronimo de Cepeda, j’espère qu’il se portera mieux si Dieu le ramène ici. Tout se
passe comme Sa Majesté le veut, car je crois qu’il y a quarante ans que je ne me
suis aussi bien portée, j’observe pourtant la règle comme les autres, jamais de
viande, sauf en cas de grande nécessité.
J’ai eu la fièvre quarte il y a un an, mais après ma santé a été bien meilleure.
Juan de Ovalle vous a écrit qu’il est parti d’ici pour Séville. Un de ses amis l’a si
bien conseillé qu’il a retiré l’argent le jour même de son arrivée. Il l’a apporté ici,
on nous donnera les pièces à la fin de ce mois de janvier. Le compte des droits
qu’ils ont retenus fut fait devant moi ; je le joindrai à ma lettre ; je ne suis pas peu
fière de m’être occupée de tout cela, je deviens une si grande marchandeuse et
manieuse d’affaires, pour ces maisons de Dieu et de l’Ordre, que je suis au
courant de tout ; comme je considère vos affaires comme les Siennes, je me
réjouis de mes capacités. (…)
Lorsque j’en aurai fini ici, je voudrais retourner à Avila, je suis encore Prieure
de Saint-Joseph, je ne voudrais pas fâcher l’Évêque, car je lui dois beaucoup, ainsi
que l’Ordre tout entier. J’ignore ce que le Seigneur va faire de moi, il se peut que
j’aille à Salamanque, où on me donne une maison ; car, malgré ma fatigue, ces
maisons font tant de bien dans les villes où elles se trouvent que ma conscience
m’ordonne de faire tout mon possible. Le Seigneur comble ce couvent de tant de
grâces que cela me donne du courage. (…)
Ils sont aveugles au point de me faire crédit, je ne sais comment ; tant et si
bien qu’il est des gens pour me prêter mille, deux mille ducats. Alors que
j’abhorre l’argent et les affaires, le Seigneur ne veut point que je m’occupe
56
d’autre chose, et ce n’est pas une petite croix. Plaise à Notre-Seigneur que je lui
sois utile, car tout aura une fin.
En fait, il me semble que votre présence ici me sera un soulagement, j’en
trouve si rarement sur cette terre que Notre-Seigneur consentira peut-être à
m’accorder celui-là ; puissions-nous, ensemble, mieux rechercher son honneur, sa
gloire, et aider les âmes à progresser ; car rien ne m’est douloureux comme de
voir tant d’âmes se perdre, et ces Indiens me coûtent bien cher.
C’est aujourd’hui le 7 janvier. Année 1570.
L’indigne servante de Votre Grâce.
Teresa de Jésus, Carmélite.
J’ai pris une religieuse sans rien, j’ai même tenu à lui donner son lit, j’ai offert
cela à Dieu pour qu’il vous ramène en bonne santé avec vos enfants. Rappelez-
moi à eux. (…) Je prends ainsi beaucoup de religieuses, lorsqu’elles sont
spirituelles, et le Seigneur en amène d’autres qui apportent de quoi tout faire.
Il en est entré une à Medina avec huit mille ducats, une autre va entrer ici, elle
en apporte neuf mille, sans que je lui aie rien demandé ; elles sont si nombreuses
qu’on peut en louer Dieu. Lorsqu’elles ont l’esprit d’oraison, elles ne cherchent
pour ainsi dire rien d’autre que ces maisons, où elles ne sont jamais plus de
treize ; comme d’après les Constitutions nous ne demandons rien pour nous, que
nous ne mangeons que ce qu’on dépose dans le tour, ce qui est très éprouvant,
nous ne pouvons être nombreuses. Je crois que vous vous réjouirez beaucoup de
voir ces maisons. Nous ne devons rendre compte de ce qu’on nous donne à
personne, nul n’a rien à y voir, sauf moi, et je n’en ai que plus de mal.
Fondation du Carmel de Salamanque
1er novembre 1570
F 18
4. Dans ces récits des Fondations, je ne parle pas de la grande épreuve des
voyages par le froid, sous le soleil ou sous la neige qui parfois ne cessait de toute
la journée, le nombre de fois où nous nous sommes perdues, où j’eus de grands
57
maux ou une grosse fièvre ; mais, gloire à Dieu, moi qui n’ai d’ordinaire qu’une
faible santé, je voyais clairement que Dieu me donnait des forces. Il m’est arrivé,
alors qu’il était question d’une fondation nouvelle, d’être si malade et si
endolorie que j’étais bien inquiète ; je croyais même ne pas pouvoir rester dans
ma cellule sans me mettre au lit ; je me tournais alors vers Notre-Seigneur, je me
plaignais à Sa Majesté, je lui demandais comment il voulait que je fasse
l’impossible, et, bien que souffrante, Sa Majesté me donnait des forces ; il semble
que je m’oubliais moi-même dans la ferveur qu’il m’inspirait, et à force de soucis.
F 19
3. Cette maison (de Salamanque) fut la première que je fondai sans y poser le
Très Saint Sacrement ; j’avais cru jusqu’alors que la prise de possession n’était pas
valable sans cela ; j’appris que je me trompais, et cela me fut un grand réconfort,
tant les étudiants l’avaient mal tenue. Ils doivent manquer de soin car la maison
était dans un tel état que cette nuit-là ne fut pas sans travail. On dit la première
messe le lendemain matin et je fis appeler les autres religieuses qui devaient
venir de Medina del Campo. Ma compagne et moi passâmes seules la nuit de la
Toussaint. Sachez, mes sœurs, que lorsque je me rappelle la frayeur de ma
compagne, Marie du Saint-Sacrement, une religieuse plus âgée que moi et
grande servante de Dieu, j’ai envie de rire.
5. Lorsque ma compagne se vit enfermée dans cette pièce, elle se calma un peu
en ce qui concernait les étudiants, bien qu’elle jetât sans cesse des regards
peureux autour d’elle ; le démon lui suggérait sans doute des idées de danger
pour me troubler moi aussi, car mon cœur est si faible qu’il suffit de peu de
chose. Je lui dis : « Que cherchez-vous ? Personne ne peut entrer ici. » Elle me dit :
« Ma Mère, si je mourais ici subitement, que feriez-vous toute seule ? » C’eût été
un rude coup, elle me força à y penser un peu, et même à avoir peur ; je n’ai pas
peur des corps morts, mais mon cœur flanche, même lorsque je ne suis pas
58
seule. Les cloches qui sonnaient le glas y étaient pour quelque chose, car ainsi
que je l’ai dit, c’était la nuit des âmes du purgatoire, et le démon avait de quoi
nous faire perdre la tête avec des enfantillages ; lorsqu’il voit que nous n’avons
pas peur de lui, il prend des voies plus détournées. Je lui répondis : « Ma sœur, si
cela devait être, j’aviserais. Pour le moment, laissez-moi dormir. » Nous avions
passé deux mauvaises nuits et le sommeil eut tôt fait de nous délivrer de la peur.
Les autres religieuses arrivèrent le lendemain, et il n’en fut plus question.
12. Ce que je sais, c’est que dans aucun des couvents de cette première Règle que
le Seigneur a fondés, les religieuses n’ont subi, de loin, de si grandes épreuves.
Mais elles sont si bonnes, par la miséricorde de Dieu, qu’elles supportent tout
joyeusement. Plaise à Sa Majesté de les aider ainsi à progresser, car il importe
peu d’avoir ou non une bonne maison ; nous aimons même nous trouver dans
une maison d’où l’on peut nous chasser, lorsque nous nous rappelons que le
Seigneur du monde n’en posséda aucune. Nous dûmes souvent loger dans des
maisons qui ne nous appartenaient point, au cours de ces fondations, et jamais,
en vérité, je n’ai vu une religieuse s’en affliger. Plaise à la Divine Majesté, dans
son infinie et miséricordieuse bonté que les demeures éternelles ne nous
manquent point. Amen, amen.
Lettre du 7 novembre 1571 à dona Luisa de la Cerda
L’Incarnation d’Avila, 7 novembre 1571
À Doña Luisa de la Cerda à Paracuellos
La grâce de l’Esprit-Saint soit avec Votre Seigneurie. J’ai écrit trois fois à Votre
Seigneurie depuis que je suis dans cette maison de l’Incarnation, il y a un peu
plus de trois semaines ; rien ne semble vous être parvenu. Je prends si bien ma
part de vos épreuves qu’en ajoutant toutes celles que j’ai ici à cette peine je n’ai
plus à me soucier d’en demander d’autres à Notre-Seigneur. Qu’il soit béni pour
tout ! (…)
59
Ah ma dame, lorsqu’on a connu le calme de nos maisons et qu’on se retrouve
dans ce tumulte, c’est à se demander comment on peut y vivre, car il y a de quoi
souffrir de toutes les façons ! Malgré tout, gloire à Dieu, la paix règne, et c’est
beaucoup, alors qu’on les prive peu à peu de leurs amusements et de leurs
libertés ; malgré leurs qualités, car, vrai, il y a beaucoup de vertu dans cette
maison, c’est disent-elles, une mort qu’un changement d’habitudes. Elles le
supportent bien, et me respectent beaucoup ; mais elles sont cent trente, et
Votre Seigneurie comprendra les précautions qu’il faut prendre pour leur faire
entendre raison. Nos monastères me causent quelques soucis, mais comme je
suis venue ici par obéissance, j’espère que Notre-Seigneur ne permettra pas que
je leur manque, et qu’il en prendra soin. Il ne me semble pas que mon âme soit
inquiète dans cette Babylone, et je le tiens pour une grâce du Seigneur. (…)
Fait à l’Incarnation d’Avila le 7 novembre.
L’indigne servante et sujette de Votre Seigneurie.
Teresa de Jésus.
Arrêt des fondations durant trois ans
1571-1574
Je vis mais sans vivre en moi
Je vis mais sans vivre en moi ;
Et mon espérance est telle
Que je meurs de ne pas mourir.
Je vis déjà hors de moi
Depuis que je meurs d’amour ;
Car je vis dans le Seigneur
Qui m’a voulue pour lui.
Quand je lui donnai mon cœur,
60
Il y inscrivit ces mots :
Je meurs de ne pas mourir.
Cette divine prison
De l’amour avec qui je vis
A fait de Dieu mon captif
Et de mon cœur un cœur libre
Mais voir mon Dieu prisonnier
Cause en moi une telle passion
Que je meurs de ne pas mourir.
Combien longue est cette vie !
Et qu’il est dur cet exil,
Cette prison, ces fers aussi
Où l’âme est tenue captive.
À lui seul l’espoir d’en sortir
Me cause douleur si cruelle
Que je meurs de ne pas mourir.
Ah ! qu’elle est triste la vie,
Où l’on ne jouit pas du Seigneur !
Et si l’amour lui-même est doux
La longue attente ne l’est pas ;
Ôte-moi, mon Dieu, cette charge
Plus lourde que l’acier,
Car je meurs de ne pas mourir.
Je vis dans la seule confiance
Que je dois un jour mourir,
Parce que, par la mort, c’est la vie
61
Que me promet mon espérance.
Mort où l’on ne gagne la vie,
Ne tarde pas, puisque je t’attends,
Car je meurs de ne pas mourir.
Vois comme l’amour est fort ;
Ô vie, ne me sois pas à charge !
Regarde ce qui seul demeure :
Pour te gagner : te perdre !
Qu’elle vienne la douce mort !
Ma mort, qu’elle vienne bien vite,
Car je meurs de ne pas mourir.
Cette vie de là-haut
Vie qui est la véritable,
– Jusqu’à ce que meure cette vie d’ici-bas –
Tant que l’on vit on n’en jouit pas.
Ô mort ! ne te dérobe pas.
Que je vive puisque déjà je meurs,
Car je meurs de ne pas mourir.
Ô vie, que puis-je donner
À mon Dieu qui vit en moi
Si ce n’est de te perdre, toi,
Pour mériter de le goûter !
Je désire en mourant l’obtenir,
Puisque j’ai si grand désir de mon Aimé
Que je meurs de ne pas mourir.
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  • 1. 1 THÉRÈSE NON STOP Lecture continue des œuvres de sainte Thérèse d’Avila à l’ouverture du 5e centenaire de sa naissance 15 octobre 2014 – 15 octobre 2015 Bruxelles INTRODUCTION En ce jour où nous ouvrons, dans la prière et la longue écoute d’extraits de ses œuvres, l’année du 5e centenaire de la naissance de sainte Thérèse de Jésus (1515-2015), nous vous proposons de commencer par reprendre simplement avec elle, et sous forme de prière, quelques petits passages d’une de ses poésies qui explicitent un peu le choix de son nom et suggèrent, ébauchent, et résument à traits de poème ce qu’a été sa vie, son chemin. « Je suis tienne, pour Toi je suis née, Que veux-Tu faire de moi ? Je suis tienne, puisque Tu m’as créée, Tienne, puisque Tu m’as rachetée, Tienne, puisque Tu me supportes, Tienne, puisque Tu m’as appelée, Tienne, puisque Tu m’as attendue, Tienne, puisque je ne suis pas perdue, Que veux-Tu faire de moi ? Voici mon cœur, je le dépose dans Ta main, Avec mon corps, ma vie, mon âme, Mes entrailles et tout mon amour. Que je me taise ou que je parle, Que je porte des fruits ou non ;
  • 2. 2 Que Ta Loi me montre ma plaie, Ou l’Évangile, sa douceur, Dans la peine ou dans la jouissance, Que Toi seul Tu vives en moi ; Que veux-Tu faire de moi ? (Extraits Poésies II En las manos de Dios) Ces quelques vers « témoignent d’une vie qui se reçoit de l’amour de Dieu et s’offre à lui sans retour. Cette vie est celle de sainte Thérèse de Jésus. Son expérience spirituelle lui a permis de vivre les vérités révélées à un degré éminent. Dans le Christ, l’être humain créé par Dieu à son image, est racheté ; par lui, chaque personne est appelée et attendue ; avec lui, nous sommes conduits au salut ; à son exemple, la personne se réalise moyennant l’obéissance au dessein du Père » (Proposition pour la préparation de la célébration du Ve centenaire de la naissance de sainte Thérèse de Jésus par le Chapitre général des carmes déchaux, § 1). Sur ce chemin d’Évangile sur lequel nous sommes tous conviés à marcher, Thérèse est un modèle et un maître qui nous initie à cet heureux compagnonnage avec le Christ Jésus. Dans les premiers siècles du christianisme, dans les déserts d’Égypte, de Palestine ou de Syrie, quand un assoiffé de Dieu désirait apprendre d’un ancien quelle était la route à suivre pour avoir la vie véritable, il venait frapper à la porte d’un de ces pères qui habitaient dans le désert, et il lui demandait : « Abba, dis-moi une parole ». Aujourd’hui, nous osons demander : « Thérèse, notre mère, redis-nous des paroles qui touchent et nourrissent nos âmes et nos cœurs. Qu’à travers tous ces récits, ces expériences relues et partagées que nous écouterons, nous entendions ce qui nous désaltérera et nous fera reprendre avec détermination et courage le chemin qui conduit à la vie véritable. « Thérèse, dis-moi une parole ! »
  • 3. 3 PREMIÈRE PARTIE La jeune Thérèse et sa vie relationnelle en famille 1515-1535 Du livre de la VIE Prologue Dieu soit remercié pour toujours, lui qui m’a attendue si longtemps ! Je le supplie de tout mon cœur, de me donner d’écrire ce récit en toute clarté et vérité. Mes confesseurs me demandent cela. Je le sais, le Seigneur, lui aussi, le veut depuis longtemps, mais, jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas osé le faire. Qu’il en reçoive gloire et louange ! J’espère aussi que, maintenant, mes confesseurs me connaîtront mieux. De toute façon, ils pourront me rendre plus forte et m’aider à faire un peu ce que je dois au service du Seigneur. Que toute chose lui rende gloire pour toujours ! Amen. V 1 1. J’avais de bons parents, ils menaient une vie droite et ils respectaient Dieu avec confiance. Mes parents, et les bienfaits de Dieu pour moi, c’était suffisant pour me rendre bonne... Mais je suis trop mauvaise. Mon père aime les bons livres. Il en possède en castillan et il les fait lire à ses enfants. Notre mère a le souci de nous faire prier, elle nous apprend à aimer Notre-Dame et quelques amis de Dieu. Les livres de mon père et l’éducation de ma mère m’éveillent petit à petit. J’ai alors six ou sept ans, je crois.
  • 4. 4 L’exemple de mes parents est une aide. Ils aiment par-dessus tout faire le bien. Mon père a un très grand amour des pauvres, et il est bon pour les malades, même pour les serviteurs. Il est tellement bon envers eux que jamais on n’a pu le décider à avoir des esclaves. Il a pitié d’eux. Un jour, une esclave d’un de ses frères se trouve chez nous ; il en prend soin comme de ses enfants. Elle n’est pas libre, et cela lui fait beaucoup de peine. Mon père est un homme très loyal. Jamais on ne l’entend dire des paroles grossières ou parler mal des autres, c’est un homme d’honneur. 2. Ma mère, elle aussi, a un grand amour du bien. Pendant toute sa vie, elle est très malade. C’est une femme très discrète. Elle est très belle, pourtant elle ne s’occupe pas de sa beauté. Elle s’habille déjà comme une femme très âgée, et elle meurt à trente-trois ans. Elle est très douce, et son jugement est excellent. Pendant sa vie, elle a beaucoup souffert et elle meurt comme une vraie chrétienne. 3. J’avais deux sœurs et neuf frères. Grâce à Dieu, tous ressemblent à mes parents. Comme eux, ils aiment faire le bien, mais pas moi. Pourtant, mon père me préfère à tous les autres. Il a raison, je crois, parce que, avant de commencer à offenser Dieu, je le respectais et je l’aimais.
  • 5. 5 Quand je vois tous ces dons du Seigneur, et le mauvais usage que j’en ai fait, j’ai pitié de moi. Mes frères ne m’empêchent pas du tout de servir Dieu. L’un d’eux a presque mon âge. Lui et moi, nous nous réunissons pour lire la vie des amis de Dieu. Ce frère est mon préféré. Mais je les aime tous beaucoup, et tous m’aiment beaucoup aussi. 4. Je lis donc la vie des femmes qui ont souffert pour lui jusqu’à mourir. Je trouve qu’elles ont acheté à bon marché, le bonheur de goûter Dieu pour toujours. Aussi, je désire vivement mourir de cette façon. Ce n’est pas parce que j’aime Dieu, mais je veux goûter tout de suite, le grand bonheur du ciel que ces livres racontent. Donc, mon frère et moi, nous cherchons le moyen de réaliser ce projet. Nous avons décidé de partir au pays des Maures, en mendiant notre nourriture par amour pour Dieu. Et nous espérons que les Maures nous couperont la tête. Il me semble que Dieu nous donne du courage. Mais nous sommes très jeunes et il est difficile de partir. Nos parents sont le plus grand obstacle. « Pour toujours, toujours ! » En lisant ces livres, nous sommes impressionnés. Nous découvrons que la vie avec Dieu dure toujours, mais que la vie loin de Dieu dure toujours, elle aussi. Nous parlons longtemps de tout cela. Nous aimons répéter sans cesse : « Pour toujours ! toujours ! toujours ! » Pendant un long moment, je répète ces paroles
  • 6. 6 et, dès mon jeune âge, le Seigneur me donne de comprendre le chemin de la vérité. 5. Je me rends compte d’une chose : il est impossible d’aller dans un pays où l’on nous tuera pour Dieu. Alors nous décidons de mener une vie d’ermites. Nous essayons comme nous pouvons de faire des ermitages dans le jardin de la maison. Pour cela, nous plaçons des petites pierres les unes sur les autres et elles tombent aussitôt. Donc, nous n’arrivons absolument pas à réaliser notre désir. Aujourd’hui encore, je suis émue en voyant tout ce que Dieu m’a donné quand j’étais si jeune, et cela, je l’ai perdu par ma faute. 6. Je donne aux pauvres tout ce que je peux, mais j’ai bien peu de chose à leur donner. Je recherche la solitude pour faire mes prières. Elles sont nombreuses, et, surtout, je récite le chapelet. En effet, ma mère aime beaucoup cette manière de prier et elle nous apprend à l’aimer. Quand je joue avec d’autres petites filles, j’aime faire des monastères et imaginer que nous sommes des religieuses. À ce moment-là, il me semble que je désire devenir religieuse, moi aussi. Pourtant, ce désir n’est pas aussi fort que celui d’être martyre ou ermite. 7. J’ai à peu près douze ans quand ma mère meurt, je m’en souviens très bien. Alors, je commence à comprendre ce que j’ai perdu et je vais, très triste, prier devant une statue de Notre-Dame. Je la supplie de devenir ma mère.
  • 7. 7 Je la prie simplement, en pleurant beaucoup, mais cela est une aide pour moi. J’ai toujours trouvé la Vierge Marie chaque fois que je l’ai priée, et elle m’a enfin ramenée à elle. Maintenant encore, j’ai beaucoup de peine en pensant à tout cela. Je me demande pourquoi je n’ai pas continué à suivre les bons désirs de mon enfance. V 2 1. Ma mère aime lire des livres de chevalerie et son défaut me fait beaucoup de mal. Chez elle, ce n’est pas une faute, mais, chez moi, oui. Je prends donc l’habitude de ces lectures. Ce petit défaut que je vois chez ma mère commence à refroidir mes bons désirs et il me fait négliger le reste. Il me faut toujours un nouveau livre et rien d’autre ne m’intéresse. 2. Je me mets à porter de beaux vêtements, des bijoux. Je souhaite plaire, c’est pourquoi je veux paraître belle. Je fais très attention à la beauté de mes mains, de mes cheveux, aux parfums. Je donne beaucoup d’importance à des choses sans valeur parce que je prends un grand soin de ma personne ! 4. Je tiens follement à cet honneur sans valeur. Pour le garder, je ne prends pas les moyens nécessaires, mais je fais seulement très attention à ne pas me perdre moi-même complètement.
  • 8. 8 7. Mon père m’aime beaucoup, et je suis très habile pour lui cacher mes mauvaises manières. J’ai un très grand souci de mon honneur et je fais très attention à tout garder secret. Mais j’oublie que Dieu voit tout et qu’on ne peut rien lui cacher. 8. Le Seigneur m’a fait ce don : partout où je vais, les gens sont contents de moi. Oui, c’est vrai, on m’aime beaucoup. À ce moment-là, je ne veux absolument pas devenir religieuse. V 3 Je souhaite que Dieu ne me donne pas cette vocation. Pourtant, le mariage me fait peur. J’ai une grande amie dans un monastère. Si je dois être religieuse, c’est une bonne raison pour aller dans ce monastère-là et non dans un autre. Je cherche plutôt mon plaisir et ma vanité, et non ce qui est bon pour moi. Ces bons désirs d’être religieuse me viennent de temps en temps, mais ils disparaissent aussitôt, et je n’arrive pas à me décider. 6. Je lutte pendant trois mois. Pour me convaincre, je me dis : les peines et les difficultés de la vie religieuse sont très grandes. Elles ne peuvent pas être plus grandes que celles du purgatoire que nous supporterons avant de paraître devant Dieu. Or, moi, je mérite vraiment de souffrir loin de Dieu pour toujours.
  • 9. 9 Alors, vivre un temps de souffrance sur la terre, ce n’est pas grand-chose. Ensuite, j’irai tout droit près de Dieu, et c’est là mon désir. Ce qui me pousse à devenir religieuse, c’est, je crois, une peur d’esclave plutôt que l’amour. L’esprit du mal me souffle cette idée : tu ne supporteras pas les difficultés de la vie religieuse, tu aimes trop ton confort. J’essaie de chasser cela en pensant aux souffrances du Christ. C’est peu de chose d’en supporter quelques-unes pour lui. Je pense aussi sans doute, mais je n’en suis pas sûre, que le Christ m’aidera à les accepter. Pendant cette période, l’esprit du mal ne me laisse jamais tranquille. 7. J’ai déjà le goût des bons livres, ils me font vivre. Je lis les lettres de saint Jérôme. Cela me donne beaucoup de courage, et je me décide à parler à mon père. Pour moi, c’est presque comme si je prenais l’habit religieux. En effet, je tiens beaucoup à mon honneur, et maintenant que j’ai parlé, je ne crois pas possible de revenir en arrière. Thérèse carmélite au monastère de l’Incarnation à Avila 1535 - 1562 V 4 1. Au moment où je prends ces décisions, je persuade l’un de mes frères de devenir religieux, lui aussi. Je lui dis que le monde ne vaut pas grand-chose. C’est pourquoi nous nous mettons d’accord pour aller un jour, tôt le matin, au monastère où se trouve mon amie.
  • 10. 10 Je me sens très attirée par ce lieu. Cette dernière décision est très solide. Mais je me sens capable d’aller dans n’importe quel monastère si je pense mieux servir Dieu à cet endroit, ou si mon père le veut. Je commence à chercher davantage ce qui est bon pour moi. J’oublie complètement ma santé ! Je me souviens de ceci, et je crois que c’est vrai : quand je quitte la maison de mon père, je souffre terriblement. Je ne crois pas que je souffrirai davantage au moment de ma mort. Chacun de mes os semble se séparer des autres. Mon amour pour Dieu n’est pas encore assez fort pour dominer l’amour que j’ai pour mon père et pour ma famille. Alors, je lutte violemment contre moi-même. Si le Seigneur ne m’aidait pas, tous mes efforts ne suffiraient pas pour avancer. Mais Il me donne le courage de me vaincre moi-même, et de faire ce que j’ai décidé. Dès que je reçois l’habit religieux, le Seigneur me fait comprendre aussitôt quels bienfaits il accorde à ceux qui luttent contre eux-mêmes pour le servir. Personne ne connaît mon combat, on voit seulement mon très grand courage. En même temps, je sens une si grande joie d’être dans la vie religieuse, que, jusqu’à maintenant, cette joie ne m’a pas quittée. 3. Ô Dieu, vous êtes mon Bien le meilleur et je trouve en vous mon repos. votre bonté et votre grandeur m’ont remplie de bienfaits.
  • 11. 11 Vous m’avez conduite par tant de détours à être religieuse dans ce monastère ! Là, vous avez beaucoup de servantes que je peux imiter. Votre amour doit me suffire pour mieux vous servir ! Je ne sais comment continuer mon récit. Je me souviens : le jour où j’ai prononcé mes vœux, j’étais vraiment convaincue et très joyeuse. Je me suis engagée avec vous, mon Dieu, comme une femme s’engage avec son mari. 4. Seigneur, les grands dons que vous commencez à me faire brillent en moi d’une vive lumière. Pourtant, mes mauvaises actions cachent cette lumière. Hélas, mon Créateur, quand je cherche une excuse à tout cela, je n’en trouve aucune ! Je ne peux accuser personne, sauf moi. En effet, à cette époque, vous commenciez à me montrer votre amour. Si je vous avais aimé un peu en retour, je n’aurais pas pu aimer quelqu’un d’autre, et cela aurait tout sauvé. Mais par ma faute, je n’ai pas connu ce bonheur. Que votre bonté, Seigneur, vienne donc à mon aide ! 7. Mon oncle me donne un livre, appelé Troisième Abécédaire. Ce livre enseigne la prière de recueillement. Pendant cette première année, je lis de bons livres et maintenant je n’en veux plus d’autres, parce que les autres livres m’ont fait du mal. Je ne sais pas encore comment faire oraison, ni comment me recueillir. Aussi, ce livre me donne beaucoup de joie et je décide, de toutes mes forces, de suivre le chemin qu’il montre. Je prends le chemin de la prière avec ce livre pour maître.
  • 12. 12 En effet, je n’ai pas trouvé de maître, je veux dire, un confesseur qui me comprenne. Pourtant, à partir de ce moment-là, pendant vingt ans, j’ai beaucoup cherché. Sur le chemin de l’oraison, le Seigneur commence à me combler de joies profondes. Il veut bien me donner la prière paisible. Quelquefois, Il m’accorde aussi la prière d’union. Mais je ne sais rien sur ces deux manières de prier. Je ne me rends pas compte du don que Dieu me fait. Cela m’aiderait tellement de le comprendre. J’essaie dans la mesure du possible de vivre en gardant présent en moi Jésus-Christ, Lui qui est notre Bien et notre Seigneur. Et c’est ma manière de prier. Quand je pense à une scène de la Passion, je me représente Jésus à l’intérieur de moi-même. 8. Aussi, la lecture est un grand secours, même si elle est courte. Elle aide à se recueillir. 9. Maintenant, je le crois, le Seigneur n’a pas voulu que je trouve un tel maître pour me guider. Pendant dix-huit ans, j’ai beaucoup souffert et j’ai connu de grandes sécheresses parce que je ne pouvais pas réfléchir. Je n’aurais pas pu vivre cela si longtemps, sans l’aide d’un livre. Le livre est un bon remède, il me tient compagnie ou, comme un bouclier, il reçoit souvent les coups de mes pensées. Mais, quand je n’ai pas de livre,
  • 13. 13 je suis, aussitôt, remplie de distractions. Au contraire, avec un livre, je rassemble assez vite mes pensées parties de tous côtés, et je n’ai pas de difficulté à me recueillir. Souvent, il me suffit de l’ouvrir. Quelquefois, je lis peu, d’autres fois, je lis beaucoup. 11. On me commande d’écrire ma vie. Alors, je le dis, si je devais raconter en détail comment Dieu s’est conduit envers moi dès le début, ce serait impossible. Mon intelligence est trop petite. Je ne peux pas dire la grandeur de tous ses bienfaits pour moi. Je ne peux pas parler de mon ingratitude et de ma méchanceté, car j’ai tout oublié. Merci à Dieu pour toujours, Lui qui m’a si longtemps supportée ! Amen ! V 8 2. J’ai passé près de vingt ans de ma vie sur une mer orageuse. Je me relevais, mais mal, puisque je retombais. En effet, je ne trouvais pas mon bonheur en Dieu, et le monde ne me satisfaisait pas non plus. Au milieu des plaisirs du monde, je me rappelais ce que je devais à Dieu, et cela me gênait. Quand j’étais avec Dieu, mon attachement pour le monde me troublait. Ce combat est très pénible. Je ne sais pas comment j’ai pu le supporter un seul mois, et bien plus, pendant tant d’années. Malgré tout, je vois clairement la grande bonté du Seigneur pour moi.
  • 14. 14 Il me donnait le courage de l’oraison. Et pendant plus de dix-huit ans j’ai lutté et j’ai combattu. J’étais partagée entre Dieu et mes relations. V 9 1. J’étais fatiguée de la vie que je menais. Mais, malgré mon désir, mes mauvaises habitudes ne me laissaient pas en paix. Un jour, j’entre à l’oratoire et je vois une statue qu’on avait laissée là. On l’avait apportée pour une fête qui avait lieu au monastère. C’est un Christ couvert de blessures. Cette statue me touche tellement que j’en suis bouleversée. Elle représente bien ce qu’Il a souffert pour nous. À ce moment-là, je me rends compte que j’ai montré vraiment peu de reconnaissance pour ces blessures, et j’en ressens une douleur très vive. J’ai alors l’impression que mon cœur se brise, et je me jette près du Christ en pleurant beaucoup. Je le supplie de me donner des forces pour toujours, afin de ne plus jamais l’offenser. 2. J’aime beaucoup sainte Marie-Madeleine. Je pense très souvent à sa conversion, en particulier, quand je reçois le Corps du Christ. À ce moment-là, je suis sûre que le Seigneur est là, en moi. Je me mets à ses pieds, et mes larmes sont vraiment sincères. Pourtant, je ne sais pas ce que je dis. Dans sa grande bonté, le Seigneur me permet de pleurer à cause de lui, et pourtant, j’oublie très vite mes larmes.
  • 15. 15 Je demande à cette grande amie de Dieu d’obtenir mon pardon. 4. Voici ma façon de faire oraison : je n’arrive pas à prier avec mon intelligence. Alors j’essaie de me représenter le Christ en moi, et je préfère le rejoindre quand je le vois complètement seul. Oui, quand il est seul et triste comme un pauvre, je crois qu’il doit m’accueillir. Par exemple, je me trouve très bien avec le Christ au Jardin des Oliviers. Je ressens sa tristesse. Je le vois qui transpire. Dans ma prière, je désire pouvoir essuyer la sueur de sa souffrance. Mais, je m’en souviens, je n’ai jamais osé le faire. Je reste là aussi longtemps que je peux penser à lui. Moi, je ne peux penser au Christ que dans son être d’homme. Je n’ai jamais pu me le représenter intérieurement. Pourtant, j’ai lu beaucoup de choses et regardé beaucoup d’images de lui. Je suis comme une personne aveugle ou qui est dans le noir. 7. À ce moment-là, on me donne les Confessions de saint Augustin. On dirait que le Seigneur l’a permis, car je n’ai pas cherché ce livre et je ne l’avais jamais vu. J’aime beaucoup saint Augustin, voici pourquoi : le monastère où j’ai été pensionnaire appartenait à son Ordre, et, de plus, saint Augustin est un homme qui a offensé Dieu. En regardant l’amour que Dieu a pour moi, je reprends courage. Non, jamais je n’ai douté de son amour qui pardonne, mais, souvent, j’ai douté de moi. 8. Quand je commence à lire les Confessions, je crois me reconnaître dans ce livre.
  • 16. 16 Je me mets à prier beaucoup ce grand ami de Dieu. Au moment où il se convertit, il entend une voix dans le jardin. Quand j’arrive à ce passage, dans mon cœur, j’ai l’impression que le Seigneur me parle aussi à moi. V 19 9. Un jour, pendant la récitation des Heures, (…) arrivée au verset « Ô juste que tu es, Seigneur, droiture tes jugements » (Ps 118, 137), je songeais combien ces paroles étaient véritables. (…) Et je me demandais comment ta justice permettait qu’un si grand nombre de tes fidèles servantes soient privées des consolations et des faveurs que tu m’accordais à moi, malgré toutes mes misères. Tu m’as répondu alors, Seigneur : « Sers-Moi et ne t’occupe pas d’autre chose. » Ce fut la première parole que j’entendis de toi, et j’en fus donc fort étonnée. 5. À l’époque où la lecture d’un bon nombre de livres écrits en castillan se trouva interdite, j’en eu beaucoup de peine, car j’en lisais plusieurs avec plaisir et désormais je m’en voyais privée, la lecture n’en étant plus permise qu’en latin. Notre Seigneur me dit : « Ne t’afflige pas, Je te donnerai un livre vivant. » (…) Le Seigneur m’a instruite de tant de façons, avec tant d’amour, que les livres me furent désormais à peu près inutiles (…). Sa Majesté a été le vrai livre où j’ai trouvé toutes les vérités. Béni soit ce livre qui imprime en nous ce qu’il faut lire d’une manière qu’on ne peut oublier ! Chemin de prière de Thérèse de Jésus V 11 1. Je vais donc parler maintenant de ceux qui commencent à être des serviteurs de l’amour.
  • 17. 17 À mon avis, c’est bien ce que nous devenons, quand nous décidons de suivre celui qui nous a tant aimés sur ce chemin de l’oraison. Quel grand honneur ! Il est si grand que je ressens une joie extraordinaire en y pensant. Nous sommes très lents à nous donner totalement à Dieu ! Nous sommes si importants à nos yeux ! Or, le Seigneur Dieu ne veut pas nous laisser goûter à un bien si grand sans nous le faire payer très cher. Alors, nous n’en finissons pas de nous préparer. 4. Nous croyons tout donner, mais nous offrons seulement à Dieu les intérêts de ce que nous possédons, et nous restons propriétaires de nos biens. Nous décidons d’être pauvres, c’est excellent. Mais, souvent, nous recommençons à être inquiets, et nous faisons tout pour ne pas manquer non seulement du nécessaire, mais aussi des choses inutiles. Et nous cherchons à avoir des amis qui nous donneront tout cela. 6. Je vais prendre une comparaison. La personne qui commence à faire oraison doit comprendre ceci : elle entreprend de cultiver un jardin où le Seigneur se plaira. La terre n’est pas de bonne qualité, elle est pleine de mauvaises herbes. C’est le Seigneur Dieu qui arrache les mauvaises herbes pour y mettre de bons plants. Il faut le savoir : c’est déjà fait quand une personne décide de faire oraison et qu’elle s’est mise en route. Avec l’aide de Dieu, nous devons chercher à être de bons jardiniers. Faisons pousser ces plantes, arrosons-les avec soin.
  • 18. 18 Alors elles ne mourront pas, mais un jour, elles donneront des fleurs, et leur parfum fera plaisir à notre Seigneur. Il viendra donc souvent jouir de ce jardin. Il sera heureux au milieu des fleurs que sont les vertus. 7. Voyons maintenant comment nous pouvons arroser, alors, nous comprendrons ce que nous avons à faire, et la peine que cela nous coûtera. Il y a quatre manières d’arroser, je crois : tirer de l’eau d’un puits avec beaucoup de mal, faire tourner une noria. Je l’ai fait quelquefois : c’est moins pénible et on tire davantage d’eau. Amener l’eau d’une rivière ou d’un ruisseau. De cette manière, on arrose beaucoup mieux. En effet, la terre reçoit davantage d’eau, on n’a pas besoin d’arroser aussi souvent, et le jardinier se fatigue moins. Enfin, quand il pleut beaucoup, c’est le Seigneur lui-même qui arrose. Nous, nous ne faisons rien du tout, et cette façon d’arroser est bien meilleure que tout ce que j’ai dit. 8. Je vais maintenant appliquer à la prière ces quatre manières d’arroser le jardin pour l’empêcher de sécher. À mon avis, cela peut permettre d’expliquer un peu les quatre degrés de l’oraison. Le Seigneur, dans sa bonté, m’en a donné quelquefois l’expérience. Qu’il m’aide à le dire : cela pourra être utile à l’une des personnes qui m’ont demandé d’écrire.
  • 19. 19 9. Voici ce que nous pouvons dire de ceux qui commencent à faire oraison. Pour eux, c’est très difficile de tirer l’eau du puits, je l’ai dit : ils sont habitués à tout écouter, à tout regarder, ils doivent faire effort pour se recueillir, c’est un dur travail. Ils doivent prendre l’habitude de rester maîtres de leurs yeux, de leurs oreilles, et le faire au moment de l’oraison. Ils doivent aussi rester dans la solitude, en s’éloignant de tout, et penser à leur vie passée. Les débutants comme les gens d’expérience, tous, doivent faire cela très souvent. Mais ils doivent y penser plus ou moins, comme je le dirai plus tard. Au début, ceux qui commencent à prier sont tristes, ils n’arrivent pas à savoir s’ils regrettent leurs péchés. Pourtant, ils les regrettent, puisqu’ils décident très sincèrement de servir Dieu. Ils doivent chercher à méditer sur la vie du Christ, et cela fatigue leur intelligence. Nous pouvons apprendre ces choses par nous-mêmes, avec l’aide de Dieu, bien entendu. Sans lui, nous le savons bien, nous ne pouvons pas avoir une bonne pensée. En agissant ainsi, nous commençons à tirer l’eau du puits. J’espère qu’il y aura de l’eau, si Dieu le veut bien, mais, au moins, nous n’en manquerons pas par notre faute. Oui, nous essayons de tirer l’eau du puits, et nous faisons ce que nous pouvons pour arroser les fleurs.
  • 20. 20 Le Seigneur Dieu est très bon. Si, quelquefois, il veut que le puits soit à sec, c’est pour des raisons qu’il connaît, et sans doute pour notre plus grand bien. V 14 1. Nous savons donc déjà combien il en coûte d’arroser ce verger, lorsqu’on tire l’eau du puits à la force du bras. Parlons maintenant de la seconde façon de tirer l’eau que prescrit le Maître du verger : l’usage d’une noria à godets permet de puiser l’eau avec moins d’efforts, et de se reposer, sans travailler continuellement. 2. Ici l’âme commence à se recueillir. 5. Dans sa grandeur, Dieu veut que cette âme comprenne que Sa Majesté est si près d’elle qu’elle n’a déjà plus besoin de lui envoyer de messagers, elle peut lui parler elle-même, et pas à grands cris, car elle est déjà si proche qu’il lui suffit de remuer les lèvres pour être comprise. 6. C’est au plus intime d’elle-même que notre âme ressent cette satisfaction, elle ne sait d’où elle lui vient ni comment, souvent même elle ne sait que faire, ni quoi vouloir, ni quoi demander. 9. Revenons maintenant à notre jardin, ou verger, voyons comment ces arbres commencent à bourgeonner pour fleurir et donner ensuite des fruits, ainsi que les fleurs et les œillets pour donner leurs parfums. Je me plais à faire cette comparaison, car souvent, à mes débuts (et plaise au Seigneur que j’aie déjà commencé à servir Sa Majesté, je précise donc au début de ce que je vais maintenant raconter de ma vie),
  • 21. 21 je considérais avec délices mon âme comme un jardin, où le Seigneur se promenait. Je le suppliais d’exalter l’odeur des petites fleurs de vertu qui commençaient, ce me semblait, à vouloir éclore, et de les cultiver pour sa gloire puisque je ne voulais rien pour moi ; et qu’il coupe celles qu’il voudrait, car déjà je savais qu’il en pousserait de plus belles. 10. Ô mon Seigneur et mon Bien ! Je ne puis dire cela sans larmes, pour les grandes délices de mon âme. Songer que vous voulez, vous, Seigneur, demeurer ainsi avec nous ! Puisque vous demeurez dans le Saint Sacrement, en toute vérité on peut le croire, il en est ainsi, et en grande vérité nous pouvons user de cette comparaison ; et si nous ne vous perdons pas par notre faute, nous pouvons jouir de Votre compagnie, et vous vous réjouissez de la nôtre, puisque vous dites que vos délices sont d’être avec les enfants des hommes ! Ô mon Seigneur! Qu’est-ce là ? Cette parole m’est d’une grande consolation chaque fois que je l’entends, il en fut ainsi même au temps de mes pires égarements. V 16 1. Parlons maintenant de la troisième façon d’arroser ce jardin: l’eau coule de la rivière ou de la fontaine, et l’on arrose avec beaucoup moins de peine, bien qu’il faille un peu travailler à acheminer l’eau. Ici, le Seigneur veut aider le jardinier, tant qu’il devient quasiment jardinier lui-même, car il fait tout.
  • 22. 22 C’est ainsi que depuis environ cinq ou six ans le Seigneur m’a accordé abondamment cette oraison, bien des fois, sans que j’y entende rien, et sans que je sache en parler ; J’avais été souvent ainsi, comme folle et enivrée de cet amour, mais jamais je n’avais pu saisir comment cela se produisait. Je comprenais bien que c’était Dieu, mais je ne pouvais concevoir comment il agissait. Béni soit le Seigneur qui m’a accordé ce régal ! V 17 1. L’âme ne s’appartient plus, elle est toute donnée au Seigneur ; elle n’a donc à se soucier de rien. Elle me paraît seulement ébahie de voir le Seigneur se montrer si bon jardinier qu’il ne veut lui permettre de faire aucun travail ; elle n’a qu’à se délecter du parfum naissant des fleurs. Pour brève que soit cette étape, le jardinier qui est, somme toute, le créateur de l’eau, la prodigue sans mesure, et ce que la pauvre âme n’a pu, d’aventure, obtenir en vingt ans de travail intellectuel, ce jardinier céleste le lui donne en un instant : les fruits poussent, il les fait si bien mûrir que l’âme peut se nourrir sur son verger, de par la volonté du Seigneur. Mais il ne l’autorise pas à en distribuer les fruits jusqu’à ce que cette nourriture l’ait si bien fortifiée. V 18 5. Plaise au Seigneur de m’enseigner les mots qu’il faut
  • 23. 23 pour dire quelque chose de la quatrième eau. Dans toutes les manières d’oraison, le jardinier travaille un peu, mais dans les dernières, le travail s’accompagne d’une telle béatitude et de telles consolations que l’âme voudrait ne jamais en sortir ; il ne s’agit donc pas pour elle de travail, mais de gloire. V 20 22. L’âme lui remet les clefs de sa volonté. Voilà donc le jardinier devenu gouverneur ; elle ne veut rien faire, sauf la volonté du Seigneur, et, quant à elle, n’être maîtresse ni d’elle-même ni de rien, pas même d’une pomme de ce jardin : s’il y a là quelque chose de bon, que Sa Majesté en fasse le partage ; car à partir de ce jour elle ne veut rien posséder en propre, mais que Dieu use de tout à son gré et pour sa gloire. 29. C’est le Maître du verger qui distribue les fruits, et pas elle ; ainsi, rien ne colle à ses mains ; tout le bien qu’elle possède est dirigé vers Dieu ; si elle parle d’elle, c’est pour Sa gloire. Elle sait que rien ne lui appartient dans ce jardin, elle ne pourrait l’ignorer, même si elle le voulait, car elle le voit de ses yeux ; bon gré mal gré on les lui ferme aux choses du monde, afin qu’elle les garde ouverts pour comprendre la vérité. « À partir d’ici, c’est un nouveau livre, où plutôt une nouvelle vie » (V 23, 1) V 23 7. Je veux reprendre maintenant le récit de ma vie, là où je l’ai laissé.
  • 24. 24 Je crois que je suis partie plus loin que je n’aurais dû le faire, mais cela aidera à mieux comprendre la suite. À partir d’ici, c’est un nouveau livre, où plutôt une nouvelle vie. Jusque-là, c’était ma vie mais depuis que j’ai commencé à parler de l’oraison, il me semble que ce n’est pas ma vie, mais la vie de Dieu en moi. En effet, s’il n’en était pas ainsi, je n’aurais pas réussi en si peu de temps à délaisser mes habitudes et mes actions si mauvaises. Merci au Seigneur, qui m’a libérée de moi-même. Vision de l’enfer 1560 Ce qu’on appelle « vision » de l’enfer n’est pas une vision, une réalité qui se donne à voir, mais une expérience existentielle dans la vie de Thérèse. Cela lui arriva en août- septembre 1560, six ans après sa conversion. Le lieu qu’elle appelle « enfer » est un lieu qu’elle expérimente plus qu’elle ne le voit. C’est le lieu de la négation absolue, négation de vie, d’avenir, de lumière, de vérité, d’altérité. Cette expérience très brève la marque au fer rouge pour toute sa vie et elle la considère comme « l’une des plus grandes grâces du Seigneur ». Thérèse est poussée à ce point crucial du dernier retranchement, à cette expérience qu’on appelle « le point zéro de notre faiblesse » en vue d’expérimenter la miséricorde de Dieu. De cette expérience d’enfer découle vitalement la fondation de son premier Carmel de San José. V 32 1. Longtemps après que le Seigneur m’eut déjà accordé nombre des faveurs dont j’ai parlé, ainsi que d’autres très grandes, un jour où j’étais en oraison, soudain, sans savoir comment, il me sembla que je me trouvais tout entière enfoncée en enfer. Je compris que le Seigneur voulait me montrer la place que les démons m’y avaient préparée et que j’avais méritée par mes péchés. Ce fut extrêmement bref, mais quand je vivrais de bien longues années, je crois impossible de l’oublier. L’entrée semblait une sorte de ruelle très longue et très étroite, une manière de four très bas, sombre et resserré. Le sol me parut couvert d’une eau boueuse fort sale, d’odeur pestilentielle, grouillante de petits reptiles répugnants. On voyait au bout une concavité creusée comme un placard dans la muraille ; c’est là qu’on me
  • 25. 25 mit, très à l’étroit. Tout cela était délectable à voir, comparé à ce que j’éprouvais. Ce que j’en dis n’est pas exagéré. 2. Ce que j’éprouvais, on ne peut ni tenter de l’exprimer, ni le comprendre ; j’avais dans l’âme un feu que je suis impuissante à définir et à décrire. Les douleurs étaient si intolérables que moi qui en ai supporté de très graves en cette vie, et, selon ce que disent les médecins, des plus aiguës qu’on puisse ressentir ici-bas, (la contraction de tous mes nerfs quand je fus percluse (Vie 6, 2) sans parler de beaucoup d’autres maux, dont quelques-uns, comme je l’ai dit, venaient du démon), tout cela n’est rien en comparaison avec ce que je sentis là, sachant que ce serait sans fin ni cesse. Ces souffrances ne sont donc rien, comparées à l’agonie de l’âme, une oppression, un étouffement, une affliction si sensible jointe à un chagrin si désespéré, si désolé, que je ne saurais l’exprimer. C’est peu dire que sans fin on vous arrache l’âme, on pourrait croire que quelqu’un d’autre vous ôte la vie, alors qu’ici l’âme se déchire elle-même. Je ne puis décrire ce feu intérieur, ni le désespoir qui s’ajoute à de si graves tortures et douleurs. Je ne voyais pas qui me les infligeait, mais il me semblait sentir qu’on me brûlait, qu’on me déchiquetait, et je répète que ce feu et ce désespoir intérieurs sont ce qu’il y a de pis. Dans ce lieu pestilentiel, si dénué de tout espoir de consolation, il n’est question ni de s’asseoir, ni de se coucher, il n’y a pas de place ; j’étais dans cette espèce de trou creusé dans la muraille, ces murailles, épouvantables à voir, se resserrent sur elles-mêmes, tout vous étouffe ; il n’y a pas de lumière mais de très épaisses ténèbres. Je ne comprends pas comment il peut se faire que, sans lumière, on voie pourtant tout ce qui doit affliger la vue. Il ne plut pas au Seigneur de me montrer alors autre chose de l’enfer. Je compris bien que c’était une grande grâce, et que le Seigneur avait voulu que je visse de mes yeux le lieu d’où sa miséricorde m’avait délivrée. Ce n’est rien que d’en entendre parler, de penser à différentes tortures, comme je l’ai fait, (rarement, car on ne peut bien conduire mon âme par la crainte), ni d’évoquer les démons qui vous tenaillent, ni d’autres supplices que j’ai lus ; il n’y a rien de comparable à cette peine, car c’est autre chose. Enfin, la différence est aussi grande qu’entre un
  • 26. 26 dessin et la réalité, et une brûlure ici-bas est bien peu de chose, comparée à ce feu de l’enfer. 4. J’en fus si épouvantée que je le suis encore en écrivant ceci, pourtant près de six ans se sont écoulés, mais il me semble que, de peur, la chaleur naturelle de mon corps se glace, là où je suis. Je ne me rappelle donc pas avoir subi des peines ni des douleurs sans penser que tout ce qu’on peut endurer ici-bas n’est rien ; je crois donc que la plupart du temps nous nous plaignons pour rien. Ce fut, je le répète, l’une des plus grandes grâces que le Seigneur m’ait faites, elle m’a immensément aidée à ne plus craindre les tribulations et les contradictions de cette vie et à tâcher de les supporter en rendant grâces au Seigneur, qui, me semble-t-il maintenant, m’a délivrée de si perpétuels et si terribles maux. 6. J’ai encore tiré de là une immense compassion pour tant d’âmes et l’impétueux élan d’être utile aux âmes ; il me semble, vraiment, que pour en délivrer une seule de ces tortures, j’endurerais mille morts de très bon cœur. Peu à peu, un projet se dessine V 32 10. Un jour, une personne avec qui je me trouve me parle, à moi et à quelques autres, des questions qu’elle se pose. Elle se demande si nous ne sommes pas faites pour être moniales à la manière des religieuses déchaussées. D’après elle, il est même possible de fonder un monastère. Moi, je le désire. Je commence donc à en parler à une amie veuve qui a le même désir. Alors elle cherche comment trouver de l’argent pour cela. Aujourd’hui je vois bien qu’il nous était difficile de réussir : seul notre désir nous permettait d’y croire. D’autre part, j’hésite :
  • 27. 27 je suis vraiment très heureuse dans la maison où je vis. Je l’aime et j’apprécie la chambre que j’occupe. Malgré cela, nous nous mettons d’accord pour présenter ce projet à Dieu. 11. Un jour où j’ai communié, le Seigneur Dieu me commande vivement de travailler de toutes mes forces à réaliser ce projet. Il me promet que le monastère se fera sûrement, que Dieu y sera très bien servi. Il me dit d’appeler ce monastère « Saint Joseph » Celui-ci nous gardera à l’une des portes, Notre-Dame gardera l’autre, et le Christ sera au milieu de nous. Ce couvent sera une étoile de vive lumière. En ville, on commence seulement à parler de ce nouveau monastère, et pourtant une grande persécution s’élève contre nous. Tout le monde nous insulte, se moque de nous, raconte cela en peu de mots. Les gens disent que ce projet est stupide. Ils me disent à moi que je suis bien dans mon monastère. Je suis déprimée et je me recommande à Dieu. Le Seigneur Dieu se met à m’encourager. Il me dit : « Ainsi tu vas comprendre les souffrances des amis de Dieu qui ont fondé des Ordres religieux. Tu souffriras beaucoup plus que tu ne peux imaginer, mais ne t’en occupe pas. » Les moqueries et le bruit sont si violents, même dans mon monastère, que le Provincial trouve difficile de s’y opposer. Il change donc d’avis et refuse son autorisation. En tous points, le Provincial semble avoir raison. Il abandonne donc cette idée et refuse l’autorisation. Je ne parle pas de ce que Dieu m’a fait comprendre, mais je lui présente les raisons humaines qui me poussent.
  • 28. 28 Lettre du 23 décembre 1561 à don Lorenzo de Cepeda à Quito Avila, 23 décembre 1561 À Don Lorenzo de Cepeda, frère de la Sainte, à Quito. Señor, Que l’Esprit-Saint soit toujours avec vous, amen, et qu’il vous récompense du soin que vous avez pris de nous secourir tous avec tant de diligence. J’espère en la Majesté de Dieu que vous gagnerez ainsi beaucoup à ses yeux ; car l’argent est vraiment arrivé si à point pour tous ceux à qui vous en envoyez que ce fut pour moi une bien grande consolation. Mais comme je vous l’ai écrit bien longuement, pour beaucoup de raisons et de causes que je ne puis éluder, car Dieu les inspire, on ne peut donc en parler par lettres, sachez seulement que des personnes saintes et doctes estiment que je dois faire trêve de lâcheté et tout mettre en œuvre pour fonder un monastère où il n’y aura que quinze religieuses sans jamais dépasser ce nombre, en très étroite clôture, sans jamais sortir ni voir personne sans voile devant le visage, très établies dans l’oraison et la mortification, comme je vous l’ai écrit plus longuement. Je suis soutenue par cette dame, Doña Yomar qui vous écrit. (…) Son mari est mort il y a neuf ans en lui laissant une rente de trente mille réaux. (…) Bien que veuve à vingt-cinq ans, elle ne s’est pas remariée, et s’est beaucoup donnée à Dieu. Elle est d’une grande spiritualité. Il y a plus de quatre ans que nous sommes liées d’une amitié plus étroite que si elle était ma propre sœur ; bien qu’elle m’aide beaucoup, car elle me donne une grosse partie de ses revenus, elle est sans argent pour le moment ; tout ce qu’il faut faire, je le fais moi-même, ainsi que l’achat d’une maison ; je l’ai achetée, mais secrètement, car par la grâce de Dieu on m’a donné deux dots d’avance ; je ne saurais pas toutefois comment faire bâtir des choses nécessaires. Donc, sans rien d’autre que ma confiance (puisque Dieu veut que je fasse ce couvent, Il y pourvoira), j’ai passé la commande aux ouvriers. Cela semblait de la folie ; arrive Sa Majesté qui vous inspire d’y pourvoir ; ce qui m’a le plus ébahie, c’est que j’avais le plus grand besoin des quarante piastres que vous avez ajoutées. Je crois que saint Joseph (c’est ainsi que s’appellera le couvent), a voulu que rien ne manquât, et je sais qu’il vous le rendra. Enfin, quoique pauvre et petite, cette maison a une belle vue sur la campagne. Cela fait, il n’y avait plus d’argent. On est allé demander les bulles à Rome, car quoique le couvent soit de mon ordre, nous serons sous l’obédience de l’Évêque. J’espère en Dieu que ce sera pour sa plus grande gloire, s’il nous permet d’aboutir, et il en sera ainsi, sans nul doute, car les âmes qui doivent y entrer sont
  • 29. 29 très choisies, elles donnent de grands exemples d’humilité comme de pénitence et d’oraison. Recommandez notre entreprise à Dieu ; avec Son aide, ce sera chose faite lorsqu’Antonio Moràn partira. Je me trouve en ce moment chez la Señora Doña Yomar pour traiter de toutes ces affaires ; cela m’a consolée ; (…) je suis donc beaucoup plus libre de faire ce que je veux que chez ma sœur. Ici nous ne parlons que de Dieu, et nous vivons dans un grand recueillement. J’y demeurerai jusqu’à ce qu’on m’ordonne autre chose, bien que pour m’occuper de l’affaire susdite, il vaudrait mieux que je reste ici. Sachez que quelques fort bonnes personnes qui connaissent notre secret – je parle de l’affaire – tiennent pour miraculeux votre envoi d’une telle somme d’argent en ce moment. J’espère que lorsqu’il nous en faudra d’autre, Dieu inspirera à votre cœur, même malgré vous, de venir à mon secours. Votre bien sincère servante. Doña Teresa de Ahumada. V 33 1. Les affaires en sont là et tout est presque terminé. En effet, le contrat doit être signé le jour suivant. C’est alors que le Père Provincial change d’avis. Je crois qu’il a été poussé par un ordre de Dieu, comme la suite l’a prouvé. On avait beaucoup prié, c’est pourquoi le Seigneur a ordonné que la fondation se réalise d’une autre manière, pour la rendre plus parfaite. 2. Je suis très mal vue dans mon monastère. En effet, je veux en fonder un autre, où la clôture sera mieux observée. Les sœurs disent : « C’est une insulte pour nous. Vous pouvez bien servir Dieu ici,
  • 30. 30 puisqu’il y a des religieuses meilleures que vous. Vous n’aimez pas cette maison. Vous feriez mieux de lui trouver des revenus que d’en chercher pour un autre monastère. » Les unes, très peu nombreuses, demandent qu’on me jette en prison, d’autres prennent ma défense. Je le vois bien : en beaucoup de choses, elles ont raison, et, quelquefois, je leur donne des explications. Mais, comme je ne peux pas dire le plus important, c’est-à-dire l’ordre que j’ai reçu du Seigneur, je ne sais pas quoi faire. Alors, d’autres fois, je me tais. 7. Pendant cinq ou six mois, je garde le silence sur cette affaire. Je ne m’en occupe pas, je n’en parle pas. Et le Seigneur ne me demande jamais de m’en occuper. Je ne comprends pas pourquoi, mais je ne peux m’empêcher de penser que le projet se réalisera. 11. Quelquefois, dans ma tristesse, je disais : « Mon Seigneur, pourquoi me demandez-vous des choses qui semblent impossibles ? C’est vrai, je ne suis qu’une femme, si, du moins, j’étais libre... or, je suis liée de tous côtés, sans argent, sans savoir où en trouver. Et pour l’autorisation du Pape, et pour le reste, qu’est-ce que je peux faire, Seigneur ? » 12. Un jour, comme je venais de communier, le Seigneur me dit : « Je t’ai déjà dit d’entrer comme tu pourras. »
  • 31. 31 Et il s’écrie : « Oh ! comme les hommes désirent la richesse ! Tu penses même que la terre va te manquer ! Et Moi, J’ai dormi combien de fois à la belle étoile, parce que Je ne savais pas où aller ! » J’ai eu très peur et j’ai vu qu’il avait raison. Je vais à la petite maison, je fais le plan, et je vois que le monastère sera petit mais parfait. Je ne cherche pas une maison plus grande. Je fais arranger celle-là pour qu’on puisse y vivre. Tout sera simple et sans décoration, mais rien ne doit y être mauvais pour la santé, comme on doit toujours le rechercher. Les cinq années les plus paisibles dans la vie de Thérèse de Jésus 1562-1567 F 1 1. Saint Joseph d’Avila étant fondé, j’y demeurai cinq ans ; je comprends maintenant que ce furent les années les plus paisibles de ma vie ; mon âme regrette souvent leur calme et leur quiétude. En ce temps-là y entrèrent quelques jeunes filles fort religieuses que le monde semblait pourtant s’être acquises, à en juger par les recherches de leur luxe. Le Seigneur les tira en toute hâte de ces vanités, il les amena dans sa maison et les doua de perfections telles que j’en fus confondue ; elles atteignirent le nombre de treize, chiffre qu’il était convenu de ne pas dépasser. 6. Je me délectais dans la compagnie d’âmes si saintes et si limpides, en un lieu où leur unique soin était de servir et de louer Notre-Seigneur. Sa Majesté nous envoyait le nécessaire sans que nous ayons à le demander ; les rares fois où nous en manquâmes, leur joie n’était que plus vive. Je louais Notre-Seigneur de leurs hautes vertus, et en particulier de l’insouciance où elles étaient de toutes choses, sauf de le servir. Moi, leur supérieure, je ne me rappelle pas avoir appliqué mon esprit à nos besoins ; je croyais fermement que le Seigneur ne ferait pas défaut à celles qui ne s’inquiétaient que de savoir comment le contenter. Lorsqu’il n’y avait pas de quoi les nourrir et que je demandais de donner ce dont nous disposions à celles qui en avaient le plus besoin, nulle n’estimait y avoir droit : il en était ainsi jusqu’à ce que Dieu envoyât ce qu’il fallait pour toutes.
  • 32. 32 Je suis tienne, pour Toi je suis née ; Que veux-Tu faire de moi ? Majesté souveraine Éternelle Sagesse, Bonté si bonne pour mon âme, Toi, Dieu, Altesse, Être unique, Bonté, Vois mon extrême bassesse, Moi qui Te chante aujourd’hui mon amour. Que veux-Tu faire de moi ? Je suis tienne, puisque Tu m’as créée, Tienne, puisque Tu m’as rachetée, Tienne, puisque Tu me supportes, Tienne, puisque Tu m’as appelée, Tienne, puisque Tu m’as attendue, Tienne, puisque je ne suis pas perdue, Que veux-Tu faire de moi ? Que veux-Tu donc, Seigneur très bon, Que fasse un si vil serviteur ? Quelle mission as-tu donnée À cet esclave pécheur ? Me voici, mon doux Amour, Doux Amour, me voici, Que veux-Tu faire de moi ? Voici mon cœur, je le dépose dans Ta main, Avec mon corps, ma vie, mon âme, Mes entrailles et tout mon amour ; Doux Époux, mon Rédempteur,
  • 33. 33 Pour être tienne, Je me suis offerte, Que veux-Tu faire de moi ? Donne-moi la mort, donne-moi la vie, La santé ou la maladie Donne l’honneur ou le déshonneur, La guerre ou la plus grande paix, La faiblesse ou la pleine force, À tout cela je dis oui : Que veux-Tu faire de moi ? Donne-moi richesse ou pauvreté Réconfort ou désolation, Donne-moi la joie, la tristesse, Donne-moi l’enfer ou donne-moi le ciel, Vie douce, soleil sans voile, Puisque toute à Toi je me rends, Que veux-Tu faire de moi ? Si Tu le veux, donne-moi l’oraison ; Sinon, donne-moi la sécheresse ; Si Tu le veux, donne-moi abondance et dévotion, Et sinon, la stérilité, Ô Souveraine Majesté ! En cela seul je trouve la paix. Que veux-Tu faire de moi ? Donne-moi donc la sagesse, Ou, pour Ton amour, l’ignorance ; Donne-moi d’années d’abondance,
  • 34. 34 Ou de faim et de disette ; Donne-moi ténèbres ou clarté, Bouscule-moi de-ci de-là, Que veux-Tu faire de moi ? Veux-Tu que je me repose ? Par amour, je veux le repos. Si Tu m’ordonnes le travail, Je veux mourir en travaillant Dis-moi où, comment et quand, Dis-le-moi, doux Amour, dis-le Que veux-Tu faire de moi ? Donne-moi Calvaire ou Thabor, Désert ou terre d’abondance, Que je sois Job en sa douleur, Jean, reposant sur ton cœur, Que je sois vigne féconde, Ou stérile, s’il Te plaît ainsi. Que veux-Tu faire de moi ? Que je sois Joseph enchaîné, Ou fait gouverneur de l’Égypte, David souffrant des tourments, Ou David élevé très haut ; Que je sois Jonas naufragé, Ou bien Jonas sauvé des eaux, Que veux-Tu faire de moi ? Que je me taise ou que je parle, Que je porte des fruits ou non ;
  • 35. 35 Que ta Loi me montre ma plaie, Ou l’Évangile, sa douceur, Dans la peine ou dans la jouissance, Que Toi seul Tu vives en moi ; Que veux-Tu faire de moi ? Je suis tienne, pour Toi je suis née Que veux-Tu faire de moi ? CHEMIN DE PERFECTION Le Chemin de Perfection évoque l’aventure intérieure de ceux qui choisissent de suivre Jésus-Christ, parce que Jésus-Christ les a appelés à faire ce choix. C’est l’aventure même de Thérèse et celle de ses sœurs. Le Chemin est une longue lettre que la Mère Thérèse destine à ses « filles » du Carmel de Saint Joseph d’Avila à leur propre demande. Elle leur transmet par écrit la « manière de vivre » carmélitaine, tant au cours des récréations qu’au cours des chapitres communautaires. Ce livre est né dans un climat de confiance, d’intimité et d’amour réciproque. Femme pleine de vie, de spontanéité dans l’expression, de sagesse dans le conseil, de force dans la persuasion, Thérèse nous balise le chemin, le sien, le nôtre, qui débouche dans la lumière. Dans ce livre, je donne des conseils et des avis à mes filles, les religieuses des monastères que j’ai fondés avec l’aide de Notre-Seigneur et de la glorieuse Vierge Mère de Dieu, notre Dame. Je leur ai donné la première Règle de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel. Je m’adresse, en particulier, aux religieuses du monastère de Saint Joseph d’Avila, le premier que j’ai fondé. Au moment où j’écris ce livre, j’en suis la prieure.
  • 36. 36 C 1 5. Ô mes sœurs dans le Christ, aidez-moi à supplier le Seigneur pour son Église. C’est pour cela qu’il vous a réunies ici et qu’il vous a appelées à la vie religieuse. C’est cela qui doit vous occuper, que vous devez désirer. C’est pour cela que vous pleurez, et c’est cela qu’il faut demander. Non, mes sœurs, nos affaires ne sont point celles du monde. Le monde est en feu. De nouveau, des gens veulent condamner le Christ, comme on dit. Ils disent contre lui mille mensonges, et veulent détruire son Église. Et nous perdrions du temps à prier pour des choses qui empêcheraient une personne d’aller au ciel, si, par hasard, Dieu nous écoutait ! Non, mes sœurs, ce n’est pas le moment de prier Dieu pour des affaires peu importantes. Les trois pierres de fondation de la communauté thérésienne C 4 4. J’insisterai seulement sur trois points qui sont dans la Règle elle-même. Il est important de les observer pour posséder la paix intérieure et extérieure que le Seigneur nous a tant recommandée. Le premier, c’est de nous aimer les unes les autres, le deuxième, c’est de nous détacher de tout ce qui est créé,
  • 37. 37 et le troisième, c’est la véritable humilité. Je la cite la dernière et, pourtant, c’est la principale, car elle les contient toutes. C 8 1. Parlons maintenant du détachement que nous devons pratiquer, car tout en dépend, s’il est parfait. Je dis que tout en dépend. En effet, dès que nous nous attachons seulement au Créateur, sans rechercher les créatures, le Seigneur Dieu nous donne sa force. Alors, il nous suffit de faire peu à peu ce que nous pouvons, et nous n’avons plus beaucoup à combattre. Le Seigneur est la source de tous les biens. C 13 1. Mes sœurs, je vous répète souvent une chose, et je veux maintenant l’écrire ici, pour vous empêcher de l’oublier : dans cette maison et pour toute personne qui veut être parfaite, il est important d’éviter à tout prix des expressions comme celles-ci : « J’avais raison », « on m’a fait du tort », « la personne qui m’a fait cela n’avait pas raison ». Que Dieu nous protège des mauvaises raisons ! 2. Supportons les humiliations avec Jésus. Est-ce que nous sommes les fiancées d’un si grand Roi, oui ou non ?
  • 38. 38 Si nous le sommes, est-ce qu’une femme d’honneur ne prend pas sa part des humiliations que son mari subit ? Elle le fait, même malgré elle. Enfin, tous deux partagent honneur ou déshonneur. Mais vouloir participer à son Royaume et en jouir, sans participer à ses humiliations et à ses souffrances, c’est de la folie. C 16 1. Vous m’avez demandé de vous donner la base de l’oraison. Croyez ceci : celui qui ne sait pas disposer les pièces au jeu d’échecs jouera mal, et, s’il ne sait pas faire échec, il ne saura pas faire mat. Et cette manière de jouer nous sera tout à fait permise : si nous l’utilisons souvent, très vite nous ferons mat ce Roi divin. Il ne pourra pas s’échapper de nos mains, il ne le voudra même pas. 2. Dans ce jeu, c’est surtout la dame qui fait la guerre et toutes les autres pièces l’aident. Il n’y a pas de dame comme l’humilité pour obliger le Roi à se rendre. L’humilité l’a fait descendre du ciel dans le sein de la Vierge, et, grâce à l’humilité, nous l’attirerons dans notre âme par un cheveu. Croyez-moi, plus on est humble, plus on le possède et moins on est humble, moins il vient en nous. 5. Donc, mes filles, si vous voulez que je vous parle du chemin qui mène à la contemplation, acceptez que je m’attarde un peu à des choses
  • 39. 39 qui pour le moment vous paraissent peut-être peu importantes. Pour moi, elles le sont vraiment. Si vous ne voulez pas en entendre parler, ni les mettre en pratique, restez toute votre vie avec votre oraison silencieuse. En effet, je vous l’affirme, à vous et à toutes les personnes qui recherchent ce bien : vous n’arriverez pas à la vraie contemplation. Je peux me tromper, parce que j’en juge par moi-même. J’ai essayé pendant vingt ans. 9. Quand nous ne nous donnons pas au Seigneur Dieu complètement, comme il se donne à nous, il nous permet pourtant de rester dans l’oraison silencieuse et il vient nous visiter de temps en temps, comme un maître va voir ses ouvriers dans sa vigne. Si, au contraire, nous nous donnons à lui, le Seigneur nous traite comme des enfants chéris. Il ne veut pas nous voir loin de lui, Il ne s’éloigne pas de nous, puisque nous ne voulons pas être loin de lui. Il nous fait asseoir à sa table, il nous donne sa propre nourriture, il prend même le morceau de sa bouche pour nous le donner. C 19 2. Il y a des personnes aussi agitées intérieurement qu’un cheval emballé. Rien ne peut les arrêter. Elles vont ici ou là, toujours inquiètes. Cela vient de leur nature, ou bien c’est Dieu qui le permet. Je les plains beaucoup.
  • 40. 40 Elles sont, pour moi, comme des personnes qui ont très soif, et qui voient l’eau de très loin. Mais quand elles veulent l’atteindre, elles trouvent quelqu’un pour les empêcher de passer, au début, au milieu et au bout du chemin. Quand elles ont vaincu les premiers ennemis, difficilement, très difficilement, il arrive qu’elles se laissent vaincre par d’autres ennemis. Alors elles préfèrent mourir de soif plutôt que de boire une eau qui leur coûtera tant de peine. Elles n’ont plus de force, elles manquent de courage. D’autres personnes luttent pour vaincre les deuxièmes ennemis, mais elles n’ont plus de force devant les troisièmes. Pourtant, elles ne sont peut-être qu’à deux pas de la source qui donne la vie. Or, le Seigneur a dit à la Samaritaine : « Qui boira de cette eau n’aura plus jamais soif. » Comme elle est juste et vraie, cette parole dite par celui qui est la Vérité même ! Nous n’aurons plus soif des choses de cette vie, mais la soif des choses d’une autre vie grandira en nous. La soif naturelle ne peut pas nous en donner une idée. Nous avons vraiment soif de connaître cette soif ! Nous comprenons sa grande valeur et, même si cette soif est très pénible, fatigante, elle apporte ce qui est seul capable de l’apaiser. C’est pourquoi elle éteint seulement le désir des choses de la terre. Quand Dieu calme la soif avec cette eau pleine de vie, il peut nous accorder la plus grande faveur : nous laisser encore avoir soif.
  • 41. 41 Et cette soif grandit chaque fois que nous buvons de cette eau. 14. Mes filles, j’ai voulu vous montrer le but et la récompense avant la bataille. Je vous ai dit le bien qu’on éprouve à boire l’eau de cette fontaine céleste, cette eau vive. Pourquoi, d’après vous ? C’est pour que vous marchiez avec courage sans vous inquiéter des peines et des difficultés du chemin, sans vous lasser. Car il est possible qu’à l’arrivée, vous n’ayez plus qu’à vous baisser pour boire à la source. Pourtant, vous abandonnez tout et vous perdez ce bien. Oui, vous pensez que vous n’aurez pas la force de l’atteindre et qu’il ne vous est pas destiné. 15. Considérez que le Seigneur invite tout le monde. C’est tout à fait vrai, on ne peut pas en douter. Si cette invitation n’était pas générale, le Seigneur ne nous appellerait pas tous, et même s'il nous appelait, il ne dirait pas : « Je vous donnerai à boire ». Il pourrait dire : « Venez tous car, finalement, vous ne perdrez rien, et Je donnerai à boire à ceux que Je choisirai ». Mais, puisqu'il dit « tous », sans réserve, tous ceux qui ne resteront pas en chemin ne manqueront pas de cette eau vive, j’en suis sûre. Le Seigneur Dieu lui-même nous l’a promise : qu’il nous donne de la chercher comme il faut.
  • 42. 42 C 21 2. Je reviens, maintenant, à ceux qui veulent suivre ce chemin jusqu’au but, c’est-à-dire arriver à boire de cette eau vive. Comment doivent-ils commencer ? Je dis que c’est très important. Ils doivent être vraiment décidés à ne pas s’arrêter avant d’être arrivés à cette eau, continuer à marcher malgré les difficultés, les obstacles, les souffrances, les critiques jusqu’à ce qu’ils atteignent la source. Qu’ils continuent, même s’ils doivent mourir en chemin ou s’ils manquent de courage devant les épreuves, même si le monde s’écroulait. C 23 6. … Ce voyage a ceci de bon : Dieu donne beaucoup plus qu’on ne demande, beaucoup plus qu’on n’ose désirer. Cela est absolument certain… C 26 3. Je ne vous demande pas de penser à Lui, ni de réfléchir beaucoup, ni d’avoir de grandes et belles idées. Non, je vous demande une seule chose : le regarder. Qui vous empêche de tourner votre cœur vers ce Seigneur, un instant seulement, si vous ne pouvez pas faire plus ? Vous êtes capables de regarder des choses très laides,
  • 43. 43 et vous ne pourriez pas regarder l’être le plus beau qu’on peut imaginer ? Mes filles, votre Bien-aimé ne vous quitte jamais des yeux. Il a supporté de votre part mille choses laides et horribles, et, pourtant, il n’a pas cessé de vous regarder. Ne plus tourner les yeux vers ces choses extérieures pour le regarder, lui, de temps en temps, est-ce que c’est trop pour vous ? Vous le savez, il n’attend de vous qu’un regard, comme il le dit à la Bien-aimée du Cantique. Quand vous le voudrez, vous le trouverez. Il désire vraiment que nous le regardions souvent, c’est pourquoi il ne néglige rien pour nous aider à le faire. 4. D’après ce qu’on dit, voici comment une femme doit agir avec son mari, pour être une bonne épouse : s’il est triste, elle doit se montrer triste, s’il est joyeux, elle doit se montrer joyeuse, même si elle ne l’est pas. Mes sœurs, voyez à quel esclavage vous avez échappé ! Voyez comment le Seigneur agit envers nous, en toute vérité, sans faire semblant. Il se fait lui-même votre serviteur, il veut que vous soyez reine, et Il se soumet à votre volonté. Si vous êtes joyeuses, contemplez-le ressuscité. Vous n’avez qu’à imaginer comment il est sorti de la tombe, et vous serez dans une grande joie. Quelle clarté ! Quelle beauté ! Quelle grandeur ! Comme il apparaît vainqueur et joyeux ! Il sort du combat où il a gagné un si grand Royaume !
  • 44. 44 Ce Royaume, il le veut tout entier pour vous, comme il est lui-même, tout entier à vous. Alors, tourner quelquefois les yeux pour regarder celui qui vous donne tant, est-ce que c’est trop pour vous ? 6. Marchons ensemble, Seigneur. Oui, je dois aller partout où vous irez, je dois passer par où vous passerez. 1567 : Thérèse et l’aventure des fondations Raconter l’histoire des Carmels fondés, telle est la norme que le Père Jeronimo de Ripalda précise à Thérèse en lui demandant un récit écrit. Qu’elle s’en tienne à la règle suivie dans le Livre de la Vie pour le récit de la première fondation de Saint Joseph d’Avila : inspiration, mise en œuvre, difficultés et réussite finale. C’est ce qu’on appelle en narrativité les quatre « actes » : mise en route, mise en acte, dénouement et conclusion. Dès le départ, Thérèse évite le formalisme des vieux chroniqueurs qui écrivaient pour édifier. Elle préfère un style simple et vrai, caractérisé par une grande liberté d’expression, sans omettre pourtant à certains endroits de donner « avis et conseils » aux prieures et à ses premières lectrices de ses Carmels. En premier lieu, elle écrit uniquement pour les petites communautés qu’elle vient de fonder et à usage interne. Le livre des Fondations constitue ainsi le tissage multicolore de ses aventures de fondations des dix-sept carmels féminins sur la trame de l’amour fidèle de Dieu présent et vivifiant. Si Dieu est l’acteur principal des Fondations, Thérèse en est à la fois l’auteur et le narrateur qui en raconte l’histoire. S’exprimant en « je », elle n’est pas en dehors du récit, mais elle s’y inscrit, elle s’y révèle, elle s’identifie avec lui. Entre les mains de Dieu, Thérèse se perçoit comme son instrument pour réaliser son œuvre à lui se considérant comme « presque rien » (F 13, 7) et comme quelqu’un qui « aide Dieu parce qu’il l’appelle à ses côtés » (F 29, 8). Thérèse est fondatrice et mystique à la fois, et, dans son récit, elle assemble spontanément et vitalement mystique et histoire.
  • 45. 45 Avila, 18 février 1567 F 1 7. Au bout de quatre ans, ou peut-être un peu plus, vint me voir un frère franciscain, nommé Frère Alonso Maldonado, grand serviteur de Dieu ; comme moi, il désirait le bien des âmes, il pouvait agir, et je l’enviais beaucoup. Il venait de rentrer des Indes. Il se mit à me parler des millions d’âmes qui se perdaient là- bas faute de doctrine, il nous exhorta à la pénitence dans un sermon et par sa conversation, et partit. Je restais si meurtrie par la perdition de tant d’âmes que j’en étais hors de moi. Je me retirai en larmes dans un ermitage ; je clamais à Notre-Seigneur, je le suppliais de me donner le moyen de contribuer à lui gagner quelques-unes de ces âmes par mes prières, puisque le démon lui en enlevait tant, et que je ne servais à rien d’autre. J’enviais ceux qui pouvaient s’y employer pour l’amour de Notre-Seigneur, dussent-ils souffrir mille morts. Lorsque nous lisons dans la vie des saints qu’ils ont converti des âmes, j’en éprouve plus de dévotion, de tendresse, d’envie, que pour tous les martyres qu’ils subissent ; car Notre-Seigneur m’a inclinée à croire qu’il apprécie une âme gagnée par nos prières et notre industrie aidées de sa miséricorde plus que tout ce que nous pouvons faire à son service. 8. Alors que j’étais ainsi en très grande peine, une nuit, en oraison, Notre- Seigneur se présenta à moi ainsi qu’il lui arrive de le faire, et il me dit avec beaucoup d’amour, comme s’il eût cherché à me consoler: « Attends un peu, ma fille, et tu verras de grandes choses. » Ces mots se gravèrent dans mon cœur si fortement que rien ne pouvait m’en distraire. Et bien qu’il m’ait été impossible de deviner à quoi ils faisaient allusion, faute de pouvoir orienter mon imagination, je fus consolée, et persuadée que ces paroles disaient vrai ; mais je n’imaginai point la façon dont elles devaient se réaliser. La moitié d’une autre année s’écoula ainsi, à ce qu’il me semble. F 2 1. Les Généraux de notre Ordre résident à Rome, jamais aucun d’eux n’était venu en Espagne, une visite semblait donc impossible. Mais rien n’est impossible à Notre-Seigneur pour l’accomplissement de ses desseins ; Sa Majesté ordonna donc ce qui jamais encore n’était advenu. Il me semble en avoir éprouvé d’abord de l’ennui, car, comme je l’ai dit en relatant la fondation de Saint Joseph, et pour
  • 46. 46 la raison déjà donnée, cette maison n’était pas sous la juridiction des Carmes. Je redoutais deux choses : l’une, que le Général ne me fît des reproches, et sans bien connaître les faits, il aurait eu raison ; l’autre, qu’il me donnât l’ordre de retourner au monastère de l’Incarnation, de la Règle mitigée, ce qui aurait fait mon désespoir, pour des raisons inutiles à dire. Il suffit de savoir que je n’aurais pu, dans cette maison, observer la Règle primitive, et que les sœurs y sont au nombre de cent cinquante ; on trouve plus d’accord et de quiétude lorsqu’elles sont peu nombreuses. Notre-Seigneur fit mieux que je n’eusse pu le penser, car le Général le sert avec tant de sagesse, il est si prudent et si docte qu’il tint l’œuvre pour bonne et ne me manifesta aucun mécontentement. Il se nomme Fr. Jean- Baptiste Rubeo de Ravena, et il est, avec raison, très éminent dans l’Ordre. 2. Lorsqu’il vint à Avila, je m’efforçai d’obtenir qu’il vînt à Saint Joseph, et l’Évêque consentit à ce qu’on lui fît le même accueil qu’à lui-même. Je lui rendis compte simplement et sincèrement de ce qui s’était passé ; je suis naturellement portée à agir ainsi à l’égard des supérieurs qui tiennent la place de Dieu ainsi qu’envers les confesseurs, advienne que pourra, faute de quoi mon âme ne se sentirait pas en sûreté. Je lui dévoilai mon âme et lui fis en partie le récit de ma vie, bien qu’elle soit fort misérable. Il me réconforta beaucoup et m’assura qu’il ne m’ordonnerait pas de quitter ce monastère. 5. Quelques jours plus tard, je considérai combien il était nécessaire, si nous fondions des monastères de religieuses, qu’il y eût des religieux soumis à la même Règle ; ils me semblaient rares dans cette Province, au point de craindre de ne plus bientôt en trouver un seul, et, remettant tout dans les mains de Notre- Seigneur, j’écrivis à notre Père Général une lettre pour le supplier de toutes mes forces, lui donnant les raisons pour lesquelles ce serait grandement servir Dieu. (…) L’essentiel était fait, j’eus l’espoir que le Seigneur ferait le reste. 7. Ô grandeur de Dieu! Comme vous montrez votre puissance en donnant de l’audace à une fourmi ! (…) Amen. 15 août 1567 : 2e carmel fondé à Medina del Campo Le premier voyage de Thérèse d’Avila à Medina del Campo durant l’été 1567 est signe d’une orientation nouvelle et d’un style nouveau. Elle se fraie un chemin
  • 47. 47 dans un contexte social et ecclésial qui lui est défavorable à double titre : Thérèse est femme et moniale cloîtrée. F 3 2. J’avais donc l’autorisation de fonder des monastères, mais point de maison, ni un liard pour en acheter une. Quant au crédit, si le Seigneur ne s’était pas porté garant pour moi, qui donc en aurait accordé à l’errante que je suis ? Le Seigneur y pourvut : il fit qu’une vertueuse fille qui ne trouvait pas de place à Saint Joseph apprit que je fondais un autre couvent ; elle vint me prier de l’y prendre. Elle avait quelques sous, fort peu, pas assez pour acheter une maison, mais de quoi en louer une (ce que nous essayâmes de faire) et participer aux frais du voyage. Sans autre appui, nous partîmes d’Avila, deux religieuses de Saint Joseph et moi, quatre religieuses de l’Incarnation (le couvent de la Règle mitigée où j’étais avant la fondation de Saint Joseph), avec notre Père chapelain Julien d’Avila. 3. Lorsque cela se sut dans la ville, il y eut force médisances ; les uns me tenaient pour folle ; les autres attendaient de voir comment tournerait cette extravagance. L’Évêque lui-même jugeait que ma folie était grande, on me l’a répété depuis, mais il ne me fit alors aucune remarque, et ne voulut pas s’y opposer – il m’aimait beaucoup – pour ne pas me faire de peine. Mes amis m’en disaient de toutes sortes, mais je n’en faisais que peu de cas ; ce dont ils doutaient me semblait si aisé qu’ils ne réussirent pas à me persuader que cela risquait de ne pas aboutir. (…) 7. Nous atteignîmes Medina del Campo la veille de la fête de Notre-Dame d’août, à minuit. Nous descendîmes de voiture devant le monastère de Sainte-Anne pour ne pas faire de bruit, et nous nous dirigeâmes à pied vers la maison. Dieu nous fut miséricordieux, car il y avait une course de taureaux le lendemain, les taureaux étaient à cette heure-là lâchés par les rues, nous eûmes bien de la chance de ne pas buter dedans. Nous ne pensions à rien, tant nous étions absorbées ; le Seigneur nous protégea, comme il protège ceux qui veulent le servir, et certes nous ne prétendions à rien d’autre. 8. Arrivées à la maison, nous entrâmes dans un patio. Les murs me semblèrent fort croulants, mais moins que ne le révéla le jour à son lever.
  • 48. 48 9. Nous étions pourtant très gênées par le manque de clous, et ce n’était pas l’heure d’en acheter. Nous nous mîmes à récupérer ceux qui étaient dans les murs, et à force de travail, nous trouvâmes ce qu’il nous fallait. Les uns tapissaient, nous nettoyions le sol, enfin nous fîmes si bien diligence qu’au petit matin l’autel était dressé, la cloche dans un corridor, et l’on dit immédiatement la messe. Cela suffisait pour prendre possession. Nous n’en savions rien, et posâmes le Très Saint Sacrement ; nous suivîmes la messe à travers les fentes d’une porte en face de l’autel faute d’autre endroit où nous mettre. 10. Jusque-là j’avais été très contente, car c’est pour moi une grande joie de voir une église de plus où se trouve le Saint Sacrement ; mais cette joie fut de courte durée. Après la messe, comme je regardais le patio par une fenêtre, je vis presque tous les murs par terre ; il faudrait bien des jours pour les reconstruire. Ô grand Dieu ! Quelle ne fut pas l’angoisse de mon cœur ! 17. Peu de temps après vint nous voir un jeune Père qui étudiait à Salamanque ; un autre l’accompagnait, qui me parla avec admiration de la vie de ce Père. Il se nommait Fr. Jean de la Croix. Je louai Notre-Seigneur et ce qu’il me dit me causa une grande joie, car lui aussi voulait entrer chez les Chartreux. Je lui fis part de mes projets et j’insistai beaucoup pour qu’il attendît que le Seigneur nous donnât un monastère et comme il serait bon, s’il voulait se parfaire, que ce fût dans l’Ordre même, et combien il y servirait mieux le Seigneur. Il y consentit et me donna sa parole à condition que cela ne tarde pas trop longtemps. Lorsque j’eus deux religieux pour débuter, je vis l’affaire faite, bien que je ne sois pas encore aussi contente du Prieur ; j’attendis donc quelque temps, et puis il fallait savoir où commencer. 18. La bonne renommée des moniales croissait dans la ville, on commençait à les vénérer, avec raison, si j’en juge bien, car chacune d’elle ne songeait qu’à mieux servir Notre-Seigneur. Elles menaient la même vie qu’à Saint Joseph d’Avila dont nous gardions la Règle et les Constitutions. Le Seigneur en attira d’autres, elles prirent l’habit, et il leur octroyait des grâces telles que j’en étais émerveillée. Qu’il soit loué à jamais, amen ; car il semble n’attendre que d’être aimé pour aimer.
  • 49. 49 Lettre de septembre 1568 à Francisco de Salcedo Valladolid, fin septembre 1568. À Don Francisco de Salcedo à Avila Jésus soit avec Votre Grâce. Gloire à Dieu, après sept ou huit lettres d’affaires que je n’ai pu éviter, il me reste un peu de temps pour me reposer en vous écrivant ces lignes, afin que vous sachiez bien que les vôtres m’apportent une grande consolation. Ne croyez pas perdre votre temps en m’écrivant, j’ai souvent besoin de vous lire, à condition que vous ne me disiez pas si souvent que vous êtes vieux, car j’en ai de la peine dans toute ma cervelle ; comme si la vie était assurée aux jeunes ! Que Dieu vous accorde de vivre jusqu’à ma mort. Alors, pour ne pas me trouver là-bas sans vous, je tâcherai d’obtenir de Notre-Seigneur qu’il vous emmène au plus vite. Parlez à ce Père (Jean de la Croix), je vous en supplie, et aidez-le dans cette affaire, car pour petit qu’il soit, j’entends qu’il est grand aux yeux de Dieu. Il va certes beaucoup nous manquer ici, il est sensé, et propre à notre mode de vie, je crois donc que Notre-Seigneur l’y a appelé. Il n’est moine qui ne dise du bien de lui, il a vécu dans une grande pénitence, malgré sa jeunesse. Il semble que le Seigneur le conduise par la main, car bien que les affaires nous aient donné maints prétextes, et que moi, qui ai été souvent ce prétexte, je me sois parfois fâchée avec lui, jamais nous n’avons vu en lui une imperfection. Il a du courage ; mais il est seul, et il a besoin de tout ce que lui donne Notre-Seigneur ... il prend tout très à cœur. Il vous donnera de nos nouvelles. J’apprécie à sa valeur la surenchère de six ducats, mais je donnerais bien davantage pour vous voir. Il est vrai que vous valez plus cher que moi ; car qui priserait une nonnette pauvre ? (…) L’indigne et sincère servante de Votre Grâce. Teresa de Jésus, Carmélite. Je vous demande à nouveau, par charité, de parler à ce Père (Jean de la Croix) et de lui donner les conseils que Vous jugerez bons sur son genre de vie. L’esprit dont le Seigneur l’a doué, sa vertu au milieu de bien des occasions d’en manquer, m’ont beaucoup encouragée à croire que nous commençons bien. Son oraison est fort élevée, et il a du jugement ; que le Seigneur le fasse aller de l’avant.
  • 50. 50 Fondation de Duruelo, premier couvent de carmes déchaux 18 novembre 1568 F 13 1. Avant d’aller fonder la maison de Valladolid, j’étais convenue avec le Père Antoine de Jésus – alors supérieur du couvent de Sainte-Anne, de l’Ordre du Carmel, à Medina – et avec Frère Jean de la Croix que, s’il se fondait un monastère de la Règle primitive des Carmes déchaux, ils seraient les premiers à y entrer ; comme il semblait impossible de trouver une maison, je m’en remettais obstinément au Seigneur ; car comme je l’ai dit, j’étais maintenant satisfaite de ces pères. Le Seigneur avait bien éprouvé le Fr. Antoine de Jésus pendant l’année où j’avais eu affaire à lui, et il avait tout supporté avec une grande perfection. Quant au Fr. Jean de la Croix, il n’avait pas besoin d’être mis à l’épreuve, car bien que demeurant encore avec les Pères vêtus de drap, et chaussés, il avait toujours vécu avec beaucoup de perfection et de religion. Notre-Seigneur, qui m’avait donné l’essentiel, c’est-à-dire des religieux pour commencer la réforme, arrangea le reste. 2. Un gentilhomme d’Avila, nommé Don Rafael, apprit – je ne sais plus comment, car je ne le connaissais pas – que l’on voulait fonder un monastère de Carmes déchaux ; il vint m’offrir, dans un petit hameau qui ne comptait que fort peu d’habitants, une vingtaine, je ne sais plus au juste, une maison qu’habitait le receveur de ses propriétés. Bien que me doutant bien de ce que ce devait être, je louai Notre-Seigneur et remerciai le gentilhomme. Il me dit que la maison se trouvait sur la route de Medina del Campo, je pourrais donc la voir en allant visiter la Fondation de Valladolid. Je lui promis d’y aller, ce que je fis ; je partis d’Avila au mois de juin avec une compagne et le Père Julien d’Avila, le prêtre dont j’ai parlé, chapelain de Saint Joseph, qui m’aidait dans ces voyages.
  • 51. 51 3. Nous partîmes de bon matin, mais ignorants des chemins, nous nous perdîmes ; le village est peu connu, il nous fut difficile de nous renseigner ; cette journée fut donc très pénible, car le soleil donnait très fort. Lorsque nous nous croyions proches, nous avions encore autant de chemin à faire que nous en avions parcouru. Jamais je n’oublierai notre fatigue et notre désarroi au cours de ce voyage ; nous n’arrivâmes que peu avant la nuit. Nous trouvâmes la maison dans un tel état, si malpropre et si pleine de gens qui fêtaient l’août, que nous n’osâmes y passer la nuit. Elle comprenait un « portal » de grandeur raisonnable, une salle doublée d’une soupente et une petite cuisine : c’était là tout l’édifice de notre monastère. 4. Les Pères Antoine et Jean de la Croix ne s’inquiétaient pas d’une si petite maison dans un si petit village. Dieu avait doué le Père Antoine de plus de courage que moi : il répondit que non seulement il vivrait là, mais dans une porcherie. Frère Jean de la Croix était dans le même état d’esprit. 5. Je partis avec le Père Jean de la Croix pour la Fondation de Valladolid. Nous y passâmes quelques jours, sans clôture, car des ouvriers réparaient la maison ; cela me permit d’informer le Père Jean de la Croix de notre mode de vie, afin qu’il en connaisse bien toutes choses, nos mortifications aussi bien que notre amitié fraternelle, et les récréations en commun. Tout cela est prévu avec beaucoup de modération, uniquement pour nous permettre de connaître nos fautes et de nous détendre un peu et mieux supporter les rigueurs de la Règle. II était si bon que j’avais, moi, bien plus à apprendre de lui qu’il n’avait à apprendre de moi ; mais je n’en fis rien, occupée seulement à l’instruire des façons des sœurs. 7. Dieu secourable ! Que de choses apparemment impossibles j’ai vues au cours de ces négociations, et qu’il fut facile à Notre-Seigneur d’aplanir les difficultés !
  • 52. 52 Que je suis confuse, voyant ce que j’ai vu, de n’être pas meilleure que je ne le suis ! Je m’en étonne à mesure que j’écris, et je désire que Notre-Seigneur fasse comprendre à tout le monde que dans ces fondations nous n’avons presque rien fait nous autres, créatures. Le Seigneur a tout agencé, en partant de débuts si humbles que Sa Majesté elle seule pouvait les élever jusqu’au point où elles en sont. Qu’Elle soit à jamais bénie. Amen. F 14 6. Le premier ou le second dimanche de l’Avent de cette année de 1568 (je ne me rappelle plus lequel de ces dimanches ce fut), on dit la première messe dans cette petite crèche de Bethléem, car on ne peut mieux la nommer. Au carême suivant, je m’y arrêtai en allant visiter la fondation de Tolède. J’arrivai un matin ; le Père Antoine de Jésus balayait la porte de la chapelle, le visage joyeux, à son habitude. Je lui dis: « Qu’est-ce là, mon Père ? Qu’est devenu ce point d’honneur ? » M’exprimant son contentement, il répondit ces mots : « Je maudis le temps où j’en ai eu. » En entrant dans l’église, je fus émerveillée par l’esprit que le Seigneur y avait mis. Je ne fus pas la seule : deux marchands de mes amis qui avaient fait la route de Medina avec moi ne faisaient que pleurer. 7. Je n’oublierai jamais la petite croix de bois du bénitier ; une image en papier représentant le Christ qui y était collée inspirait plus de dévotion que si elle eût été chose très bien sculptée. Le chœur était dans la soupente, dont une moitié était surélevée, on pouvait donc y dire les heures, mais il fallait beaucoup se baisser pour entrer entendre la messe. De chaque côté de la chapelle, ils avaient deux petits ermitages où ils ne pouvaient se tenir qu’étendus ou assis, ils les avaient remplis de foin (car il y fait très froid, et la toiture était si basse qu’elle touchait presque leur tête) ; deux lucarnes ouvraient sur l’autel ; ils avaient une pierre pour chevet, leurs croix et leurs têtes de morts. J’appris qu’après Matines et jusqu’à Prime, au lieu d’aller se reposer, ils restaient là, en si grande oraison
  • 53. 53 qu’il leur arrivait d’aller à Prime avec leur habit couvert de neige, sans s’en apercevoir. Ils récitaient les Heures avec un autre Père, celui-ci habillé de drap, qui se fixa auprès d’eux sans pourtant changer d’habit, car il était très malade, et avec un fort jeune frère qui n’avait pas encore reçu les ordres. 8. Ils allaient prêcher dans de nombreux villages des environs, privés jusque-là de toute doctrine (une de mes joies en fondant cette maison en ce lieu fut de savoir qu’il n’y a même pas de monastère proche), et de toute vie religieuse, ce qui était grande pitié. Au bout de peu de temps ils avaient un tel crédit que ce fut pour moi une très grande consolation. (…) Ils étaient si contents que tout effort leur semblait léger. Fondation du Carmel de Pastrana 23 juin 1569 F 17 1. Il y avait quinze jours que la maison de Tolède était fondée, nous étions à la veille de la Pentecôte ; il avait fallu organiser l’église, placer les grilles, et autres choses encore ; il y avait eu beaucoup de travail (comme je l’ai dit nous habitâmes cette maison un an), j’étais fatiguée d’avoir passé ces journées avec les ouvriers, mais enfin tout était terminé. Ce matin-là, en prenant place au réfectoire pour déjeuner, c’était pour moi une si grande consolation de songer que je n’avais plus rien à faire, que je pourrais, pour la Pentecôte, me réjouir un moment avec Notre-Seigneur, que j’en perdais presque le manger, tant mon âme était comblée. 2. Je ne méritais pas cette consolation, car à ce même instant, on vint m’annoncer l’arrivée d’un serviteur de la princesse d’Eboli, femme du Ruy Gomez
  • 54. 54 de Silva. J’allai le voir, et j’appris qu’elle m’envoyait chercher, car nous étions d’accord depuis longtemps, elle et moi, pour fonder un monastère à Pastrana ; je ne pensais pas que cela se fasse aussi vite. J’en fus peinée, la fondation de Tolède était si récente, il y avait eu de l’opposition, il me semblait très dangereux de tout quitter ; je décidai donc immédiatement de ne pas partir, et je le dis. Le serviteur répondit que c’était impossible, la princesse était déjà à Pastrana, elle n’y allait que dans ce but, et ce serait l’offenser. Malgré tout, je n’avais pas moindrement l’idée de partir, je dis donc au messager d’aller manger, j’écrirais à la princesse, et il s’en retournerait. C’était un très honnête homme, et il céda à mes raisons malgré l’ennui qu’il en avait. 3. Les religieuses qui devaient demeurer dans ce monastère venaient d’arriver ; je ne voyais pas le moyen de les laisser aussi vite. J’allai devant le Très Saint Sacrement demander au Seigneur de m’accorder d’écrire à la princesse une lettre qui ne la fâchât point, ce qui nous eût nui, car pour les couvents réformés d’hommes que nous commencions à fonder, et pour toutes choses, l’appui de Ruy Gomez, si bien vu par le roi et par tout le monde, nous était nécessaire. Je ne me rappelle pourtant pas si je pensais à cela sur le moment, mais je sais bien que je ne voulais pas la mécontenter. J’en étais là lorsqu’on me dit de la part de Notre- Seigneur de ne pas manquer d’y aller – pour des raisons plus importantes que cette fondation, et d’emporter la Règle et les Constitutions. Lettre du 17 janvier 1570 à Don Lorenzo de Cepeda Tolède, 17 janvier 1570 À Don Lorenzo de Cepeda, à Quito JHS Que l’Esprit-Saint soit toujours avec Votre Grâce. Amen.
  • 55. 55 Je vous ai écrit que les couvents fondés sont déjà au nombre de six, et deux de moines, également Déchaux, de notre Ordre ; je le tiens pour une grande grâce du Seigneur, car ils progressent beaucoup en perfection, ainsi que ceux des religieuses ; ils sont tous sur le modèle de celui de Saint Joseph d’Avila, tant et si bien qu’on dirait une seule et même chose ; je prends courage lorsque je vois avec quelle sincérité on y loue le Seigneur, et dans quelle pureté d’âme. Je suis actuellement à Tolède. J’y suis arrivée il y a environ un an, la veille de Notre-Dame de Mars ; mais je suis partie d’ici pour l’une des terres de Ruy Gomez, qui est Prince d’Eboli, on y a fondé un monastère de moines et un autre de religieuses, qui sont fort bien. Je suis revenue achever d’installer cette maison- ci qui promet d’être très importante. Ma santé a été meilleure cet hiver, le climat de cette région est admirable ; s’il n’y avait d’autres inconvénients, (vous ne trouveriez pas ici ce qu’il faut à vos enfants), j’ai parfois envie de vous voir vous y installer, à cause du climat. Mais il est des sites, dans la région d’Avila, où vous pourrez passer l’hiver, comme le font quelques personnes. Je pense à mon frère Jeronimo de Cepeda, j’espère qu’il se portera mieux si Dieu le ramène ici. Tout se passe comme Sa Majesté le veut, car je crois qu’il y a quarante ans que je ne me suis aussi bien portée, j’observe pourtant la règle comme les autres, jamais de viande, sauf en cas de grande nécessité. J’ai eu la fièvre quarte il y a un an, mais après ma santé a été bien meilleure. Juan de Ovalle vous a écrit qu’il est parti d’ici pour Séville. Un de ses amis l’a si bien conseillé qu’il a retiré l’argent le jour même de son arrivée. Il l’a apporté ici, on nous donnera les pièces à la fin de ce mois de janvier. Le compte des droits qu’ils ont retenus fut fait devant moi ; je le joindrai à ma lettre ; je ne suis pas peu fière de m’être occupée de tout cela, je deviens une si grande marchandeuse et manieuse d’affaires, pour ces maisons de Dieu et de l’Ordre, que je suis au courant de tout ; comme je considère vos affaires comme les Siennes, je me réjouis de mes capacités. (…) Lorsque j’en aurai fini ici, je voudrais retourner à Avila, je suis encore Prieure de Saint-Joseph, je ne voudrais pas fâcher l’Évêque, car je lui dois beaucoup, ainsi que l’Ordre tout entier. J’ignore ce que le Seigneur va faire de moi, il se peut que j’aille à Salamanque, où on me donne une maison ; car, malgré ma fatigue, ces maisons font tant de bien dans les villes où elles se trouvent que ma conscience m’ordonne de faire tout mon possible. Le Seigneur comble ce couvent de tant de grâces que cela me donne du courage. (…) Ils sont aveugles au point de me faire crédit, je ne sais comment ; tant et si bien qu’il est des gens pour me prêter mille, deux mille ducats. Alors que j’abhorre l’argent et les affaires, le Seigneur ne veut point que je m’occupe
  • 56. 56 d’autre chose, et ce n’est pas une petite croix. Plaise à Notre-Seigneur que je lui sois utile, car tout aura une fin. En fait, il me semble que votre présence ici me sera un soulagement, j’en trouve si rarement sur cette terre que Notre-Seigneur consentira peut-être à m’accorder celui-là ; puissions-nous, ensemble, mieux rechercher son honneur, sa gloire, et aider les âmes à progresser ; car rien ne m’est douloureux comme de voir tant d’âmes se perdre, et ces Indiens me coûtent bien cher. C’est aujourd’hui le 7 janvier. Année 1570. L’indigne servante de Votre Grâce. Teresa de Jésus, Carmélite. J’ai pris une religieuse sans rien, j’ai même tenu à lui donner son lit, j’ai offert cela à Dieu pour qu’il vous ramène en bonne santé avec vos enfants. Rappelez- moi à eux. (…) Je prends ainsi beaucoup de religieuses, lorsqu’elles sont spirituelles, et le Seigneur en amène d’autres qui apportent de quoi tout faire. Il en est entré une à Medina avec huit mille ducats, une autre va entrer ici, elle en apporte neuf mille, sans que je lui aie rien demandé ; elles sont si nombreuses qu’on peut en louer Dieu. Lorsqu’elles ont l’esprit d’oraison, elles ne cherchent pour ainsi dire rien d’autre que ces maisons, où elles ne sont jamais plus de treize ; comme d’après les Constitutions nous ne demandons rien pour nous, que nous ne mangeons que ce qu’on dépose dans le tour, ce qui est très éprouvant, nous ne pouvons être nombreuses. Je crois que vous vous réjouirez beaucoup de voir ces maisons. Nous ne devons rendre compte de ce qu’on nous donne à personne, nul n’a rien à y voir, sauf moi, et je n’en ai que plus de mal. Fondation du Carmel de Salamanque 1er novembre 1570 F 18 4. Dans ces récits des Fondations, je ne parle pas de la grande épreuve des voyages par le froid, sous le soleil ou sous la neige qui parfois ne cessait de toute la journée, le nombre de fois où nous nous sommes perdues, où j’eus de grands
  • 57. 57 maux ou une grosse fièvre ; mais, gloire à Dieu, moi qui n’ai d’ordinaire qu’une faible santé, je voyais clairement que Dieu me donnait des forces. Il m’est arrivé, alors qu’il était question d’une fondation nouvelle, d’être si malade et si endolorie que j’étais bien inquiète ; je croyais même ne pas pouvoir rester dans ma cellule sans me mettre au lit ; je me tournais alors vers Notre-Seigneur, je me plaignais à Sa Majesté, je lui demandais comment il voulait que je fasse l’impossible, et, bien que souffrante, Sa Majesté me donnait des forces ; il semble que je m’oubliais moi-même dans la ferveur qu’il m’inspirait, et à force de soucis. F 19 3. Cette maison (de Salamanque) fut la première que je fondai sans y poser le Très Saint Sacrement ; j’avais cru jusqu’alors que la prise de possession n’était pas valable sans cela ; j’appris que je me trompais, et cela me fut un grand réconfort, tant les étudiants l’avaient mal tenue. Ils doivent manquer de soin car la maison était dans un tel état que cette nuit-là ne fut pas sans travail. On dit la première messe le lendemain matin et je fis appeler les autres religieuses qui devaient venir de Medina del Campo. Ma compagne et moi passâmes seules la nuit de la Toussaint. Sachez, mes sœurs, que lorsque je me rappelle la frayeur de ma compagne, Marie du Saint-Sacrement, une religieuse plus âgée que moi et grande servante de Dieu, j’ai envie de rire. 5. Lorsque ma compagne se vit enfermée dans cette pièce, elle se calma un peu en ce qui concernait les étudiants, bien qu’elle jetât sans cesse des regards peureux autour d’elle ; le démon lui suggérait sans doute des idées de danger pour me troubler moi aussi, car mon cœur est si faible qu’il suffit de peu de chose. Je lui dis : « Que cherchez-vous ? Personne ne peut entrer ici. » Elle me dit : « Ma Mère, si je mourais ici subitement, que feriez-vous toute seule ? » C’eût été un rude coup, elle me força à y penser un peu, et même à avoir peur ; je n’ai pas peur des corps morts, mais mon cœur flanche, même lorsque je ne suis pas
  • 58. 58 seule. Les cloches qui sonnaient le glas y étaient pour quelque chose, car ainsi que je l’ai dit, c’était la nuit des âmes du purgatoire, et le démon avait de quoi nous faire perdre la tête avec des enfantillages ; lorsqu’il voit que nous n’avons pas peur de lui, il prend des voies plus détournées. Je lui répondis : « Ma sœur, si cela devait être, j’aviserais. Pour le moment, laissez-moi dormir. » Nous avions passé deux mauvaises nuits et le sommeil eut tôt fait de nous délivrer de la peur. Les autres religieuses arrivèrent le lendemain, et il n’en fut plus question. 12. Ce que je sais, c’est que dans aucun des couvents de cette première Règle que le Seigneur a fondés, les religieuses n’ont subi, de loin, de si grandes épreuves. Mais elles sont si bonnes, par la miséricorde de Dieu, qu’elles supportent tout joyeusement. Plaise à Sa Majesté de les aider ainsi à progresser, car il importe peu d’avoir ou non une bonne maison ; nous aimons même nous trouver dans une maison d’où l’on peut nous chasser, lorsque nous nous rappelons que le Seigneur du monde n’en posséda aucune. Nous dûmes souvent loger dans des maisons qui ne nous appartenaient point, au cours de ces fondations, et jamais, en vérité, je n’ai vu une religieuse s’en affliger. Plaise à la Divine Majesté, dans son infinie et miséricordieuse bonté que les demeures éternelles ne nous manquent point. Amen, amen. Lettre du 7 novembre 1571 à dona Luisa de la Cerda L’Incarnation d’Avila, 7 novembre 1571 À Doña Luisa de la Cerda à Paracuellos La grâce de l’Esprit-Saint soit avec Votre Seigneurie. J’ai écrit trois fois à Votre Seigneurie depuis que je suis dans cette maison de l’Incarnation, il y a un peu plus de trois semaines ; rien ne semble vous être parvenu. Je prends si bien ma part de vos épreuves qu’en ajoutant toutes celles que j’ai ici à cette peine je n’ai plus à me soucier d’en demander d’autres à Notre-Seigneur. Qu’il soit béni pour tout ! (…)
  • 59. 59 Ah ma dame, lorsqu’on a connu le calme de nos maisons et qu’on se retrouve dans ce tumulte, c’est à se demander comment on peut y vivre, car il y a de quoi souffrir de toutes les façons ! Malgré tout, gloire à Dieu, la paix règne, et c’est beaucoup, alors qu’on les prive peu à peu de leurs amusements et de leurs libertés ; malgré leurs qualités, car, vrai, il y a beaucoup de vertu dans cette maison, c’est disent-elles, une mort qu’un changement d’habitudes. Elles le supportent bien, et me respectent beaucoup ; mais elles sont cent trente, et Votre Seigneurie comprendra les précautions qu’il faut prendre pour leur faire entendre raison. Nos monastères me causent quelques soucis, mais comme je suis venue ici par obéissance, j’espère que Notre-Seigneur ne permettra pas que je leur manque, et qu’il en prendra soin. Il ne me semble pas que mon âme soit inquiète dans cette Babylone, et je le tiens pour une grâce du Seigneur. (…) Fait à l’Incarnation d’Avila le 7 novembre. L’indigne servante et sujette de Votre Seigneurie. Teresa de Jésus. Arrêt des fondations durant trois ans 1571-1574 Je vis mais sans vivre en moi Je vis mais sans vivre en moi ; Et mon espérance est telle Que je meurs de ne pas mourir. Je vis déjà hors de moi Depuis que je meurs d’amour ; Car je vis dans le Seigneur Qui m’a voulue pour lui. Quand je lui donnai mon cœur,
  • 60. 60 Il y inscrivit ces mots : Je meurs de ne pas mourir. Cette divine prison De l’amour avec qui je vis A fait de Dieu mon captif Et de mon cœur un cœur libre Mais voir mon Dieu prisonnier Cause en moi une telle passion Que je meurs de ne pas mourir. Combien longue est cette vie ! Et qu’il est dur cet exil, Cette prison, ces fers aussi Où l’âme est tenue captive. À lui seul l’espoir d’en sortir Me cause douleur si cruelle Que je meurs de ne pas mourir. Ah ! qu’elle est triste la vie, Où l’on ne jouit pas du Seigneur ! Et si l’amour lui-même est doux La longue attente ne l’est pas ; Ôte-moi, mon Dieu, cette charge Plus lourde que l’acier, Car je meurs de ne pas mourir. Je vis dans la seule confiance Que je dois un jour mourir, Parce que, par la mort, c’est la vie
  • 61. 61 Que me promet mon espérance. Mort où l’on ne gagne la vie, Ne tarde pas, puisque je t’attends, Car je meurs de ne pas mourir. Vois comme l’amour est fort ; Ô vie, ne me sois pas à charge ! Regarde ce qui seul demeure : Pour te gagner : te perdre ! Qu’elle vienne la douce mort ! Ma mort, qu’elle vienne bien vite, Car je meurs de ne pas mourir. Cette vie de là-haut Vie qui est la véritable, – Jusqu’à ce que meure cette vie d’ici-bas – Tant que l’on vit on n’en jouit pas. Ô mort ! ne te dérobe pas. Que je vive puisque déjà je meurs, Car je meurs de ne pas mourir. Ô vie, que puis-je donner À mon Dieu qui vit en moi Si ce n’est de te perdre, toi, Pour mériter de le goûter ! Je désire en mourant l’obtenir, Puisque j’ai si grand désir de mon Aimé Que je meurs de ne pas mourir.