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ans son ouvrage intitulé Le
grand bond en arrière (Fayard,
Paris, 2005), Serge Halimi a
suivi avec minutie la bataille achar-
née menée par quelques idéologues
du capital pour faire prévaloir la
conception, finalement triomphante,
que la crise systémique actuelle nous
offre l’occasion de déconstruire. Deux
grandes figures s’y dégagent, qu’il
suit minutieusement à la trace, celle
de Friedrich van Hayek et celle de
Milton Friedman, derrière lesquels se
rangent et s’activent les « Chicago
Boys » du second.
Pugnacité, ténacité, acharnement,
constance dans l’effort, cohérence de
la théorie et de l’action, telles sont les
« qualités » principales de ces person-
nages. Naomi Klein nous apprend
d’ailleurs que certains les nomment
les « Bolcheviks du marché », homma-
ge douteux à la persévérance de leurs
efforts et au « radicalisme » de leurs
positions théoriques.
Leurs thèses ? Il faut abaisser toutes
les entraves à la libre circulation des
capitaux et à la réalisation du profit ;
pour cela, il s’agit de vider l’État de
toutes ses fonctions « régulatrices »,
et n’en conserver que les fonctions ré-
galiennes et répressives qui permet-
tent de mater les inévitables résis-
tances des peuples ; il faut même pri-
vatiser tout ce qui peut l’être dans les
fonctions de l’État, jusqu’à l’armée
(on le voit en ce moment même en
Irak où il y a davantage de combat-
tants relevant de compagnies privées
que de soldats US), aux prisons, aux
forces de police.
L’ouvrage d’Halimi était très précisé-
ment documenté, rigoureux et à ce
titre extrêmement intéressant.
Celui qu’a publié récemment Naomi
Klein, La stratégie du choc. La montée
d’un capitalisme du désastre (Le-
méac/Actes Sud, 2008) est tout aussi
largement et sérieusement documen-
té. Mais si le premier pouvait être
d’une lecture parfois ingrate, celui-là
est passionnant de bout en bout, aus-
si virtuose parfois qu’un roman de
John Le Carré, haletant, souvent sur-
prenant.
Il reprend pour l’essentiel l’analyse de
fond qui était celle d’Halimi, mais
Naomi Klein traite, elle, de la manière
dont ces thèses ont pu se transformer
en actes de gouvernement ; elle
Yves Bonin
CARRÉ ROUGE N° 39 / DÉCEMBRE 2008 / 55
L E C T U R E
Naomi Klein
La stratégie du choc
La montée d’un capitalisme du désastre
Leméac/Actes Sud, 2008
montre comment ces principes, reje-
tés par les peuples, et démocratique-
ment battus partout où ils ont leur été
soumis, ont pu être néanmoins mis en
œuvre.
Elle fait débuter cette histoire (qui est
encore aujourd’hui la nôtre) dans le
secret de laboratoires clandestins de
la CIA où un psychiatre allumé, le
Docteur Cameron, qui fait penser à la
fois au sinistre médecin nazi Josef
Mengele et au Docteur Folamour de
Stanley Kubrick, expérimente des
techniques innovantes d’interrogatoi-
re. Nous sommes en effet au début
des années cinquante, et aux pre-
miers moments de la Guerre froide.
Comment briser la volonté et l’entraî-
nement des « agents » soviétiques ? Le
Dr Cameron a une réponse : si l’on
soumet un individu à un choc psycho-
logique extrême (en ayant recours à
toutes les formes de torture, d’effroi
massif, allant jusqu’à la privation sen-
sorielle totale), on provoque un ef-
fondrement psychologique temporai-
re qui lui interdit toute stratégie de
résistance. La CIA tirera de ces « tra-
vaux » un manuel d’instruction de ses
agents aux techniques de torture et
d’interrogatoire, le manuel Kubark.
Mais d’autres personnages que les
agents de la CIA s’intéressent au pro-
blème « théorique » que Cameron a
posé et aux réponses qu’il y apporte.
Et en particulier les fanatiques du
marché qui entourent Milton Fried-
man à Chicago. Pour eux, la question
se pose autrement : comment briser
les résistances de peuples entiers à la
cure « nécessaire » qui doit être impo-
sée aux économies des pays capita-
listes ? Car ces peuples s’y opposent.
Le premier terrain d’exercice en gran-
deur réelle va être offert par le Chili.
Le peuple chilien vient, en 1971, de
porter au pouvoir un gouvernement
d’Union de la Gauche qui prétend au
contraire, lui, renforcer les fonctions
redistributrices de l’État.
Les « Chicago Boys » vont élaborer un
programme clé en main, d’une extrê-
me minutie, sur ce qui devrait être
mis en œuvre selon leur doctrine.
Pour le mettre en application, il faut
que soit appliqué au peuple chilien ce
choc psychologique extrême dont le
Dr Cameron affirme qu’il brise toutes
les résistances. Reste à trouver le bras
armé qui appliquera la stratégie du
« choc et de l’effroi ». Avec l’aide de la
CIA et de Kissinger, ce sera chose fai-
te avec le coup d’État du 11 sep-
tembre 1973 dirigé par Augusto Pino-
chet. Massacres, emprisonnements,
terreur absolue : la résistance est dé-
truite, paralysée, annihilée. Dans les
pas mêmes des assassins, les « Chica-
go boys » débarquent et mettent mi-
nutieusement en œuvre le plan
concocté préalablement.
Naomi Klein entreprend alors de
suivre, à partir de cette première mise
en application, les parachutages suc-
cessifs des « Chicago Boys » et de
leurs émules, formés désormais au
grand jour dans toutes les universités
du monde. Et ce qu’elle révèle de ma-
nière parfaitement convaincante et,
répétons-le, parfaitement documen-
tée, c’est le caractère systématique
d’une stratégie qui alterne les actions
« à la chilienne », où il s’agit de mettre
au point coups d’État et incursions
violentes (Argentine, Indonésie, par
exemple) et les actions « opportu-
nistes ». Car c’est bien souvent dans
l’exploitation résolue de circons-
tances fortuites (ainsi des catas-
trophes « naturelles » de la Nouvelle-
Orléans ou du Sud-Est asiatique) que
surgit l’occasion de faire passer en
force les plans jusque-là retardés : à la
Nouvelle-Orléans, à l’occasion des
immenses inondations, il s’agit de
chasser enfin les populations noires
et pauvres de quartiers entiers, po-
tentiellement « juteux » en termes de
tourisme ; leur résistance l’avait
jusque-là interdit. La vague mons-
trueuse du lac Ponchartrain, digues
vétustes effondrées, va permettre de
faire « table rase ». Dans le Sud-Est
asiatique, c’est une autre vague, en-
core plus monstrueuse, qui va tout
dévaster et balayer, débarrasser les
plages (« féeriques », comme le disent
les dépliants des agences de voyage
internationales) des « pouilleux » qui
les encombrent de leurs cabanes et de
leurs barques de pêcheurs, pour y
construire enfin les hôtels aux
normes internationales que les opéra-
teurs du tourisme trépignent de pou-
voir y implanter. Slavoj Zizek a rai-
son, dans une tribune publiée dans
Libération du 3 novembre 2008, de
souligner que les capitalistes réflé-
chissent avec le même cynisme à l’ex-
ploitation lucrative qu’ils pourront
faire des territoires « libérés » par le
réchauffement climatique, et aux éco-
nomies que leur permettront les tra-
jets raccourcis par la libération du pô-
le des glaces qui l’encombrent…
LA THÉORIE DU COMPLOT
Personne ne s’est avisé de réfuter les
faits rapportés par Naomi Klein, ni
même de nier les thèses qu’elle prête
à van Hayek ou à Friedman : ils ont
assez écrit, et avec assez de clarté
pour que cela soit vain. Quant aux
faits, ils sont d’une terrible évidence
pour qui veut les voir. Non, la ligne
de résistance aux effets potentielle-
ment ravageurs de son travail pour le
système a été celle de la « théorie du
complot ». Parfois brutalement, par-
fois de manière plus doucereuse, on
lui dit : « Madame Klein, tout cela est
bien beau ; mais n’avez-vous pas cédé
au “complotisme” ? Des laboratoires se-
crets de la CIA aux plages de Thaïlan-
de, enfin, Madame Klein… ! »
Cette objection, qui a été tentée dans
56 / CARRÉ ROUGE N° 39 / DÉCEMBRE 2008
L E C T U R E
toute une série de circonstances (à
France Culture entre autres, avec les
inestimables chroniqueurs du matin),
et à laquelle Naomi Klein a appris à
répondre avec beaucoup de persua-
sion, mérite qu’on s’y arrête vraiment
sérieusement. Et ce pour plusieurs
raisons.
La première est que cette accusation
est sans fondement. Il n’y a pas
« complot », avec ce que cela suppose
de secret, de cellule d’initiés. Friedri-
ch van Hayek, Milton Friedman et
leurs disciplines agissent à visage dé-
couvert. Ils écrivent, enseignent, ani-
ment des conférences partout dans le
monde. A vrai dire, des journalistes
sérieux et persévérants auraient pu
les suivre pas à pas au fur et à mesu-
re, comme le feront rétrospective-
ment Serge Halimi et Naomi Klein. La
plupart ont préféré relayer leurs
thèses, les épouser avec enthousias-
me. Plan B tient une chronique
« avant » » après » la crise dans son
dernier numéro… C’est accablant. Et
les plus âgés des lecteurs se souvien-
dront avec rage de l’émission de télé-
vision animée par le sinistre Mon-
tand, intitulée Vive la Crise, où Serge
July et, déjà, Laurent Joffrin bra-
maient leur adhésion obscène à la
vague dérégulatrice qui balayait alors
la planète.
Il s’agit d’ailleurs si peu d’un « com-
plot » que Serge Halimi a soigneuse-
ment établi que leurs théories et leurs
propositions ont, dans un premier
temps, été refusées par les dirigeants
capitalistes, satisfaits des « compro-
mis » nés de la Seconde Guerre mon-
diale. Un débat sérieux et tendu a lieu
dans les sommets des directions im-
périalistes. Il suit pas à pas le combat
âpre et persévérant que mènent les
deux idéologues jusqu’à ce que l’équi-
pe Reagan, suivie par celle de That-
cher (celle-ci à la faveur de la guerre
des Malouines, comme le démontre
Naomi Klein), les mettent en applica-
tion à grande échelle.
Naomi Klein cite abondamment les
textes où ces théoriciens extrémistes
s’interrogent sur les moyens de faire
appliquer à tout prix des plans qui,
par ailleurs, ont une existence parfai-
tement officielle et publique. Les agis-
sements du Dr Cameron ou de cer-
tains autres « scientifiques » stipen-
diés qui ont travaillé dans le même
sens, ont été révélés et condamnés
par des tribunaux, où certaines de
leurs victimes les ont poursuivis. Les
activités de la CIA et autres officines
diverses ont été révélées par des do-
cuments déclassifiés et par des mé-
moires largement diffusés et tout à
fait publics (comme ceux de Kissinger
lui-même). Ce sont les sources tout à
fait officielles de Naomi Klein, qui
rapporte plus qu’elle n’interprète,
dans une tradition journalistique an-
glo-saxonne qui a souvent justement
cette vertu. Il n’y a donc pas de « com-
plot ».
EMPECHER DE LAISSER
APPARAITRE
LA COHÉRENCE
DES ATTAQUES ET LEUR
SOURCE UNIQUE
Mais l’argument-massue de la « théo-
rie du complot » a bien sûr d’autres
fonctions. Il aboutit à interdire toute
tentative de dégager une cohérence
entre des événements que nous per-
cevons comme disparates, contin-
gents, discontinus. Il est d’ailleurs
troublant de se rendre compte, lors-
qu’on a été un militant plutôt
conscient et « armé », peu susceptible
de naïveté, pendant toute la période
que couvre le travail de Naomi Klein,
que cette cohérence ne nous est pas
vraiment apparue. Le fil conducteur
de la dérégulation forcenée ne s’est
révélé que petit à petit, et plutôt tar-
divement. Le caractère « franco-fran-
çais » de notre mode de pensée y a
sans doute aidé.
Pour ne prendre que ces deux
exemples, il ne semble pas que nous
ayons compris ce qui se jouait dans la
prise de pouvoir de Eltsine (le cha-
pitre que Naomi Klein consacre à la
Russie est sous-titré : « La Russie choi-
sit “l’option de Pinochet” »), ou dans
la répression par Deng de la mobilisa-
tion de la place Tiananmen. Sur ce
dernier sujet elle affirme : « De la mê-
me façon que la terreur à la Pinochet
avait ouvert la voie au changement ré-
volutionnaire, la place Tiananmen ren-
dait possible une métamorphose radi-
cale, sans risque de rébellion. […] C’est
donc dans ce climat de terreur à l’état
brut que Deng entreprit ses plus ambi-
tieuses réformes. » Et elle cite David
Harvey, anthropologue américain fa-
milier des séminaires marxistes, « Ce
n’est qu’après Tianamen, au moment
où Deng entreprit son célèbre voyage
dans le sud du pays, que “le gouverne-
ment central mit tout son poids dans la
balance en faveur de l’ouverture au
commerce extérieur et à l’investisse-
ment étranger direct” » (p. 232-233)
Le mot « complot » a cette fonction de
déconsidérer, de décourager les ef-
forts destinés à remonter aux causes
premières de ce qui apparaît comme
des coups successifs mais apparem-
ment disparates.
Or, ne pas comprendre ce fil conduc-
teur, c’est affaiblir la capacité d’y ré-
sister, d’en alerter les salariés et les
jeunes qui les subissent avec la der-
nière brutalité. Qui encaissent ces of-
fensives destinées à semer le choc et
l’effroi. Qui en tirent l’impression
qu’un sort mauvais s’acharne contre
eux, et que rien ne peut y être fait.
Que tout cela est trop fort pour nous,
et qu’on ne peut y résister.
CARRÉ ROUGE N° 39 / DÉCEMBRE 2008 / 57
L E C T U R E
NIER L’EXISTENCE
D’UNE CLASSE
CAPITALISTE…
La théorie du complot a une autre ver-
tu: elle vise à nier que la classe domi-
nante a un « plan », ou plutôt qu’elle
envisage des scénarios, les discute
sans cesse, en adopte et en rejette. En
un mot, a une conscience de ses inté-
rêts de classe, débat des meilleurs
moyens de les faire prévaloir, puis les
applique avec détermination, les choix
politiques des directions qu’elle se
donne se faisant sur ces critères. Ca-
cher ces scénarios, c’est cacher que
cette classe existe, et freiner de toutes
les façons possibles la nécessité pour
les classes opprimées de prendre
conscience de leurs propres intérêts,
et de l’urgence qu’il y a à se dresser
comme classe face à la classe domi-
nante.
De ce point de vue, en répondant à
toute tentative de comprendre la co-
hérence de l’action des capitalistes
comme classe à la fois homogène et
différenciée qu’il s’agit d’une vision
« complotiste » de l’histoire, une ba-
taille idéologique acharnée se pour-
suit. C’est celle déclenchée depuis
quelque trente ans contre tous les
« méta-récits », contre les « fresques
historiques ». Cette bataille a été lar-
gement menée à la fois par les histo-
riens disciples de François Furet et par
les « nouveaux philosophes » à la BHL.
Brosser un tableau d’ensemble, déga-
ger les effets de la lutte des classes,
avec une visée émancipatrice, c’était
poursuivre une visée « totalitaire ». Au
bout, Auchwitz, Hiroshima, et pour
enterrer l’espoir qui restait attaché à
Octobre, le Goulag. Il fallait tuer
« l’illusion », la rejeter définitivement
dans le passé, et, comme le concluait
Le passé d’une illusion, « se résoudre à
vivre dans le monde tel qu’il est ».
Dans les toutes dernières années, cet
interdit s’est doublé de l’accusation
d’ «antisémitisme avoué ou larvé », un
complot ne pouvant en vérité être our-
di que par une internationale secrète,
franc-maçonne ou juive…
…ET DE LA LUTTE
DES CLASSES ELLE-MEME
Or c’est bien l’une des vertus de ce
travail de Naomi Klein que d’établir
avec beaucoup de vigueur et de préci-
sion que les faits qui se sont succédé
depuis les années soixante-dix et,
avec plus d’intensité encore et plus de
cohérence, depuis la prise du pouvoir
par Reagan et par Thatcher relèvent
d’un scénario entièrement dicté par
une classe hautement consciente de
ses intérêts de classe, et combattant
avec vigueur pour impuissanter les
salariés, les jeunes, les dépossédés à y
résister.
Le frère de Sarkozy, se présentant
(sans succès) à la tête du MEDEF, dé-
clarait « Je ne sais pas si la lutte des
classes existe, mais ce que je sais, c’est
que nous la gagnons tous les matins ».
Les rodomontades provocatrices sont
certes une spécialité familiale. Mais
celle-ci nous signale que François
Fillon avait probablement raison en
prétendant avoir « gagné la bataille
idéologique ».
La crise qui s’est depuis déchaînée, et
qui n’en est qu’à ses débuts, va re-
mettre beaucoup de choses en ques-
tion. Elle marque peut-être la fin de
l’épisode du triomphe idéologique de
Milton Friedman. Mais c’est pour
mieux mettre au centre le caractère
implacable de la lutte des classes, et
son caractère mondial.
Naomi Klein nous aide à apprécier
cette dimension. En cela, sa lecture
est à la fois passionnante et utile.
58 / CARRÉ ROUGE N° 39 / DÉCEMBRE 2008
L E C T U R E

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  • 1. D ans son ouvrage intitulé Le grand bond en arrière (Fayard, Paris, 2005), Serge Halimi a suivi avec minutie la bataille achar- née menée par quelques idéologues du capital pour faire prévaloir la conception, finalement triomphante, que la crise systémique actuelle nous offre l’occasion de déconstruire. Deux grandes figures s’y dégagent, qu’il suit minutieusement à la trace, celle de Friedrich van Hayek et celle de Milton Friedman, derrière lesquels se rangent et s’activent les « Chicago Boys » du second. Pugnacité, ténacité, acharnement, constance dans l’effort, cohérence de la théorie et de l’action, telles sont les « qualités » principales de ces person- nages. Naomi Klein nous apprend d’ailleurs que certains les nomment les « Bolcheviks du marché », homma- ge douteux à la persévérance de leurs efforts et au « radicalisme » de leurs positions théoriques. Leurs thèses ? Il faut abaisser toutes les entraves à la libre circulation des capitaux et à la réalisation du profit ; pour cela, il s’agit de vider l’État de toutes ses fonctions « régulatrices », et n’en conserver que les fonctions ré- galiennes et répressives qui permet- tent de mater les inévitables résis- tances des peuples ; il faut même pri- vatiser tout ce qui peut l’être dans les fonctions de l’État, jusqu’à l’armée (on le voit en ce moment même en Irak où il y a davantage de combat- tants relevant de compagnies privées que de soldats US), aux prisons, aux forces de police. L’ouvrage d’Halimi était très précisé- ment documenté, rigoureux et à ce titre extrêmement intéressant. Celui qu’a publié récemment Naomi Klein, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre (Le- méac/Actes Sud, 2008) est tout aussi largement et sérieusement documen- té. Mais si le premier pouvait être d’une lecture parfois ingrate, celui-là est passionnant de bout en bout, aus- si virtuose parfois qu’un roman de John Le Carré, haletant, souvent sur- prenant. Il reprend pour l’essentiel l’analyse de fond qui était celle d’Halimi, mais Naomi Klein traite, elle, de la manière dont ces thèses ont pu se transformer en actes de gouvernement ; elle Yves Bonin CARRÉ ROUGE N° 39 / DÉCEMBRE 2008 / 55 L E C T U R E Naomi Klein La stratégie du choc La montée d’un capitalisme du désastre Leméac/Actes Sud, 2008
  • 2. montre comment ces principes, reje- tés par les peuples, et démocratique- ment battus partout où ils ont leur été soumis, ont pu être néanmoins mis en œuvre. Elle fait débuter cette histoire (qui est encore aujourd’hui la nôtre) dans le secret de laboratoires clandestins de la CIA où un psychiatre allumé, le Docteur Cameron, qui fait penser à la fois au sinistre médecin nazi Josef Mengele et au Docteur Folamour de Stanley Kubrick, expérimente des techniques innovantes d’interrogatoi- re. Nous sommes en effet au début des années cinquante, et aux pre- miers moments de la Guerre froide. Comment briser la volonté et l’entraî- nement des « agents » soviétiques ? Le Dr Cameron a une réponse : si l’on soumet un individu à un choc psycho- logique extrême (en ayant recours à toutes les formes de torture, d’effroi massif, allant jusqu’à la privation sen- sorielle totale), on provoque un ef- fondrement psychologique temporai- re qui lui interdit toute stratégie de résistance. La CIA tirera de ces « tra- vaux » un manuel d’instruction de ses agents aux techniques de torture et d’interrogatoire, le manuel Kubark. Mais d’autres personnages que les agents de la CIA s’intéressent au pro- blème « théorique » que Cameron a posé et aux réponses qu’il y apporte. Et en particulier les fanatiques du marché qui entourent Milton Fried- man à Chicago. Pour eux, la question se pose autrement : comment briser les résistances de peuples entiers à la cure « nécessaire » qui doit être impo- sée aux économies des pays capita- listes ? Car ces peuples s’y opposent. Le premier terrain d’exercice en gran- deur réelle va être offert par le Chili. Le peuple chilien vient, en 1971, de porter au pouvoir un gouvernement d’Union de la Gauche qui prétend au contraire, lui, renforcer les fonctions redistributrices de l’État. Les « Chicago Boys » vont élaborer un programme clé en main, d’une extrê- me minutie, sur ce qui devrait être mis en œuvre selon leur doctrine. Pour le mettre en application, il faut que soit appliqué au peuple chilien ce choc psychologique extrême dont le Dr Cameron affirme qu’il brise toutes les résistances. Reste à trouver le bras armé qui appliquera la stratégie du « choc et de l’effroi ». Avec l’aide de la CIA et de Kissinger, ce sera chose fai- te avec le coup d’État du 11 sep- tembre 1973 dirigé par Augusto Pino- chet. Massacres, emprisonnements, terreur absolue : la résistance est dé- truite, paralysée, annihilée. Dans les pas mêmes des assassins, les « Chica- go boys » débarquent et mettent mi- nutieusement en œuvre le plan concocté préalablement. Naomi Klein entreprend alors de suivre, à partir de cette première mise en application, les parachutages suc- cessifs des « Chicago Boys » et de leurs émules, formés désormais au grand jour dans toutes les universités du monde. Et ce qu’elle révèle de ma- nière parfaitement convaincante et, répétons-le, parfaitement documen- tée, c’est le caractère systématique d’une stratégie qui alterne les actions « à la chilienne », où il s’agit de mettre au point coups d’État et incursions violentes (Argentine, Indonésie, par exemple) et les actions « opportu- nistes ». Car c’est bien souvent dans l’exploitation résolue de circons- tances fortuites (ainsi des catas- trophes « naturelles » de la Nouvelle- Orléans ou du Sud-Est asiatique) que surgit l’occasion de faire passer en force les plans jusque-là retardés : à la Nouvelle-Orléans, à l’occasion des immenses inondations, il s’agit de chasser enfin les populations noires et pauvres de quartiers entiers, po- tentiellement « juteux » en termes de tourisme ; leur résistance l’avait jusque-là interdit. La vague mons- trueuse du lac Ponchartrain, digues vétustes effondrées, va permettre de faire « table rase ». Dans le Sud-Est asiatique, c’est une autre vague, en- core plus monstrueuse, qui va tout dévaster et balayer, débarrasser les plages (« féeriques », comme le disent les dépliants des agences de voyage internationales) des « pouilleux » qui les encombrent de leurs cabanes et de leurs barques de pêcheurs, pour y construire enfin les hôtels aux normes internationales que les opéra- teurs du tourisme trépignent de pou- voir y implanter. Slavoj Zizek a rai- son, dans une tribune publiée dans Libération du 3 novembre 2008, de souligner que les capitalistes réflé- chissent avec le même cynisme à l’ex- ploitation lucrative qu’ils pourront faire des territoires « libérés » par le réchauffement climatique, et aux éco- nomies que leur permettront les tra- jets raccourcis par la libération du pô- le des glaces qui l’encombrent… LA THÉORIE DU COMPLOT Personne ne s’est avisé de réfuter les faits rapportés par Naomi Klein, ni même de nier les thèses qu’elle prête à van Hayek ou à Friedman : ils ont assez écrit, et avec assez de clarté pour que cela soit vain. Quant aux faits, ils sont d’une terrible évidence pour qui veut les voir. Non, la ligne de résistance aux effets potentielle- ment ravageurs de son travail pour le système a été celle de la « théorie du complot ». Parfois brutalement, par- fois de manière plus doucereuse, on lui dit : « Madame Klein, tout cela est bien beau ; mais n’avez-vous pas cédé au “complotisme” ? Des laboratoires se- crets de la CIA aux plages de Thaïlan- de, enfin, Madame Klein… ! » Cette objection, qui a été tentée dans 56 / CARRÉ ROUGE N° 39 / DÉCEMBRE 2008 L E C T U R E
  • 3. toute une série de circonstances (à France Culture entre autres, avec les inestimables chroniqueurs du matin), et à laquelle Naomi Klein a appris à répondre avec beaucoup de persua- sion, mérite qu’on s’y arrête vraiment sérieusement. Et ce pour plusieurs raisons. La première est que cette accusation est sans fondement. Il n’y a pas « complot », avec ce que cela suppose de secret, de cellule d’initiés. Friedri- ch van Hayek, Milton Friedman et leurs disciplines agissent à visage dé- couvert. Ils écrivent, enseignent, ani- ment des conférences partout dans le monde. A vrai dire, des journalistes sérieux et persévérants auraient pu les suivre pas à pas au fur et à mesu- re, comme le feront rétrospective- ment Serge Halimi et Naomi Klein. La plupart ont préféré relayer leurs thèses, les épouser avec enthousias- me. Plan B tient une chronique « avant » » après » la crise dans son dernier numéro… C’est accablant. Et les plus âgés des lecteurs se souvien- dront avec rage de l’émission de télé- vision animée par le sinistre Mon- tand, intitulée Vive la Crise, où Serge July et, déjà, Laurent Joffrin bra- maient leur adhésion obscène à la vague dérégulatrice qui balayait alors la planète. Il s’agit d’ailleurs si peu d’un « com- plot » que Serge Halimi a soigneuse- ment établi que leurs théories et leurs propositions ont, dans un premier temps, été refusées par les dirigeants capitalistes, satisfaits des « compro- mis » nés de la Seconde Guerre mon- diale. Un débat sérieux et tendu a lieu dans les sommets des directions im- périalistes. Il suit pas à pas le combat âpre et persévérant que mènent les deux idéologues jusqu’à ce que l’équi- pe Reagan, suivie par celle de That- cher (celle-ci à la faveur de la guerre des Malouines, comme le démontre Naomi Klein), les mettent en applica- tion à grande échelle. Naomi Klein cite abondamment les textes où ces théoriciens extrémistes s’interrogent sur les moyens de faire appliquer à tout prix des plans qui, par ailleurs, ont une existence parfai- tement officielle et publique. Les agis- sements du Dr Cameron ou de cer- tains autres « scientifiques » stipen- diés qui ont travaillé dans le même sens, ont été révélés et condamnés par des tribunaux, où certaines de leurs victimes les ont poursuivis. Les activités de la CIA et autres officines diverses ont été révélées par des do- cuments déclassifiés et par des mé- moires largement diffusés et tout à fait publics (comme ceux de Kissinger lui-même). Ce sont les sources tout à fait officielles de Naomi Klein, qui rapporte plus qu’elle n’interprète, dans une tradition journalistique an- glo-saxonne qui a souvent justement cette vertu. Il n’y a donc pas de « com- plot ». EMPECHER DE LAISSER APPARAITRE LA COHÉRENCE DES ATTAQUES ET LEUR SOURCE UNIQUE Mais l’argument-massue de la « théo- rie du complot » a bien sûr d’autres fonctions. Il aboutit à interdire toute tentative de dégager une cohérence entre des événements que nous per- cevons comme disparates, contin- gents, discontinus. Il est d’ailleurs troublant de se rendre compte, lors- qu’on a été un militant plutôt conscient et « armé », peu susceptible de naïveté, pendant toute la période que couvre le travail de Naomi Klein, que cette cohérence ne nous est pas vraiment apparue. Le fil conducteur de la dérégulation forcenée ne s’est révélé que petit à petit, et plutôt tar- divement. Le caractère « franco-fran- çais » de notre mode de pensée y a sans doute aidé. Pour ne prendre que ces deux exemples, il ne semble pas que nous ayons compris ce qui se jouait dans la prise de pouvoir de Eltsine (le cha- pitre que Naomi Klein consacre à la Russie est sous-titré : « La Russie choi- sit “l’option de Pinochet” »), ou dans la répression par Deng de la mobilisa- tion de la place Tiananmen. Sur ce dernier sujet elle affirme : « De la mê- me façon que la terreur à la Pinochet avait ouvert la voie au changement ré- volutionnaire, la place Tiananmen ren- dait possible une métamorphose radi- cale, sans risque de rébellion. […] C’est donc dans ce climat de terreur à l’état brut que Deng entreprit ses plus ambi- tieuses réformes. » Et elle cite David Harvey, anthropologue américain fa- milier des séminaires marxistes, « Ce n’est qu’après Tianamen, au moment où Deng entreprit son célèbre voyage dans le sud du pays, que “le gouverne- ment central mit tout son poids dans la balance en faveur de l’ouverture au commerce extérieur et à l’investisse- ment étranger direct” » (p. 232-233) Le mot « complot » a cette fonction de déconsidérer, de décourager les ef- forts destinés à remonter aux causes premières de ce qui apparaît comme des coups successifs mais apparem- ment disparates. Or, ne pas comprendre ce fil conduc- teur, c’est affaiblir la capacité d’y ré- sister, d’en alerter les salariés et les jeunes qui les subissent avec la der- nière brutalité. Qui encaissent ces of- fensives destinées à semer le choc et l’effroi. Qui en tirent l’impression qu’un sort mauvais s’acharne contre eux, et que rien ne peut y être fait. Que tout cela est trop fort pour nous, et qu’on ne peut y résister. CARRÉ ROUGE N° 39 / DÉCEMBRE 2008 / 57 L E C T U R E
  • 4. NIER L’EXISTENCE D’UNE CLASSE CAPITALISTE… La théorie du complot a une autre ver- tu: elle vise à nier que la classe domi- nante a un « plan », ou plutôt qu’elle envisage des scénarios, les discute sans cesse, en adopte et en rejette. En un mot, a une conscience de ses inté- rêts de classe, débat des meilleurs moyens de les faire prévaloir, puis les applique avec détermination, les choix politiques des directions qu’elle se donne se faisant sur ces critères. Ca- cher ces scénarios, c’est cacher que cette classe existe, et freiner de toutes les façons possibles la nécessité pour les classes opprimées de prendre conscience de leurs propres intérêts, et de l’urgence qu’il y a à se dresser comme classe face à la classe domi- nante. De ce point de vue, en répondant à toute tentative de comprendre la co- hérence de l’action des capitalistes comme classe à la fois homogène et différenciée qu’il s’agit d’une vision « complotiste » de l’histoire, une ba- taille idéologique acharnée se pour- suit. C’est celle déclenchée depuis quelque trente ans contre tous les « méta-récits », contre les « fresques historiques ». Cette bataille a été lar- gement menée à la fois par les histo- riens disciples de François Furet et par les « nouveaux philosophes » à la BHL. Brosser un tableau d’ensemble, déga- ger les effets de la lutte des classes, avec une visée émancipatrice, c’était poursuivre une visée « totalitaire ». Au bout, Auchwitz, Hiroshima, et pour enterrer l’espoir qui restait attaché à Octobre, le Goulag. Il fallait tuer « l’illusion », la rejeter définitivement dans le passé, et, comme le concluait Le passé d’une illusion, « se résoudre à vivre dans le monde tel qu’il est ». Dans les toutes dernières années, cet interdit s’est doublé de l’accusation d’ «antisémitisme avoué ou larvé », un complot ne pouvant en vérité être our- di que par une internationale secrète, franc-maçonne ou juive… …ET DE LA LUTTE DES CLASSES ELLE-MEME Or c’est bien l’une des vertus de ce travail de Naomi Klein que d’établir avec beaucoup de vigueur et de préci- sion que les faits qui se sont succédé depuis les années soixante-dix et, avec plus d’intensité encore et plus de cohérence, depuis la prise du pouvoir par Reagan et par Thatcher relèvent d’un scénario entièrement dicté par une classe hautement consciente de ses intérêts de classe, et combattant avec vigueur pour impuissanter les salariés, les jeunes, les dépossédés à y résister. Le frère de Sarkozy, se présentant (sans succès) à la tête du MEDEF, dé- clarait « Je ne sais pas si la lutte des classes existe, mais ce que je sais, c’est que nous la gagnons tous les matins ». Les rodomontades provocatrices sont certes une spécialité familiale. Mais celle-ci nous signale que François Fillon avait probablement raison en prétendant avoir « gagné la bataille idéologique ». La crise qui s’est depuis déchaînée, et qui n’en est qu’à ses débuts, va re- mettre beaucoup de choses en ques- tion. Elle marque peut-être la fin de l’épisode du triomphe idéologique de Milton Friedman. Mais c’est pour mieux mettre au centre le caractère implacable de la lutte des classes, et son caractère mondial. Naomi Klein nous aide à apprécier cette dimension. En cela, sa lecture est à la fois passionnante et utile. 58 / CARRÉ ROUGE N° 39 / DÉCEMBRE 2008 L E C T U R E