4. CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
C E N T R E D ' E T U D E S S O C I O L O G I Q U E S
COMITE DE DIRECTION:
Georges D A V Y
Doyen de la Faculté des Lettres de l'Université de Paris
Georges F R I E D M A N N
Professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers
Georges G U R V I T C H
Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris
Gabriel LE BRAS
Doyen de la Faculté de Droit de l'Université de Paris
H e n r y LEVY-BRUHL
Professeur à la Faculté de Droit de l'Université de Paris
J e a n STOETZEL
Professeur à la Faculté des Lettres de Paris
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5. TRAVAUX DU CENTRE D'ÉTUDES SOCIOLOGIQUES
LA COLOMBOPHILIE
CHEZ LES MINEURS
DU NORD
par
J. FRISCH-GAUTHIER
Attachée de Recherche au C.N.R.S.
et
P. LOUCHET
Directeur du Centre d'Orientation Professionnelle,
Adjoint à l'Inspecteur de l'O.P. de Lille,
Directeur des Études de l'Institut Régional d'Orientation Professionnelle
de Lille
préface de
Georges FRIEDMANN
Professeur à l'Institut d'Études-politiques de l'Université de Paris,
,
Directeur d'Etudes/àl-l'Ecole x'. Pratique des Hautes-Etudes
CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
15, Quai Anatole France — Paris - VII
1961
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6. AUTRES OUVRAGES DES AUTEURS
Mme J. FRISCH-GAUTHIER
— L'espace social et la vie quotidienne dans un secteur prolétarien, dans Paris
et l'agglomération parisienne, Tome I, par P. H. CHOMBART de LAUWE, S. ANTOINE,
J. BERTIN, L. COUVREUR, J. GAUTHIER, P.U.F., Paris, 1952.
— Les recherches sur les motivations au travail, Revue Française du Travail,
n° 3, 1958.
— L'adaptation aux travaux spécialisés dans une petite entreprise, Bulletin du
Centre d'Etudes et Recherches Psychotechniques, avril-septembre 1958.
— Le moral et la satisfaction au travail, dans Traité de Sociologie du travail, par
G. FRIEDMAN et P. NAVILLE, T. II, chapitre XVI, Colin, Paris, 1961.
M. P. LOUCHET.
Publications techniques :
— Un test d'imagination verbale, B.I.N.O.P. (Bulletin de l'Institut National d'Etude
du Travail et d'Orientation Professionnelle), sept.-oct. 1954, et nov.-déc. 1954.
— Rapport général de la commission chargée de «L'information et la documen-
tation des adolescents et des parents », Journées nationales de Lyon, B.I.N.O.P., n°
spécial de 1955.
— Problèmes posés à l'orientation professionnelle par la réforme de l'enseigne-
ment, B.I.N.O.P., mars-avril 1960.
Publications sur la colombophilie :
— Articles signés «Le Bêcheur», «Les Propos du Bêcheur», Le Pigeon-Voya-
geur, 16, rue Foch, Tarbes, septembre-décembre 1955.
— Un loisir ouvrier : la colombophilie. Communication orale, Congrès de Psycho-
technique, Paris, 1953.
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7. PRÉFACE
En 1951, M. Pierre Louchet, qui avait suivi mes cours au Conservatoire
National des Arts et Métiers, vint, de Douai où il était conseiller d'orientation
professionnelle, me parler de la colombophilie pratiquée, dans le Nord de la
France, par les mineurs des Charbonnages.
C'était l'époque où, chez certains sociologues, dont j'étais, l'intérêt pour
les problèmes du travail commençait à se doubler de l'attention à ceux du
loisir et aux influences réciproques entre activités de travail et activités hors
travail. La colombophilie, c'est-à-dire, d'une part l'élevage des pigeons voya-
geurs, de l'autre, le sport « colombophile » (voyages compétitifs, accompagnés
de paris en argent) est une activité de loisir aux contours bien définis, très
en vogue dans des collectivités déterminées de travailleurs et semblait propice
à de fécondes investigations. M. P. Louchet me paraissait bien armé pour les
élaborer et les poursuivre. Ayant longtemps vécu dans le pays noir, enseigné
durant cinq ans au Collège de Bruay-en-Artois, pratiqué lui-même la colom-
bophilie dans la société « Le Ramier du Mineur », il était revenu dans le
Nord comme conseiller d'O. P. (orientation professionnelle) à Douai, puis à
Arras, avant d'être Directeur des études à l'Institut régional d'O. P.
de Lille. M. Louchet bénéficiait d'une expérience directe de ces activités et du
monde ouvrier où elles s'inséraient, nourrie, en outre, d'une vivante sympathie
dont, au fil de ces pages, on discernera souvent les traces.
Il avait d'abord conçu sa recherche comme une monographie destinée
à mettre en relief un « dada » ou, si l'on préfère des termes plus nobles, une
activité latérale dans un milieu de travail particulier. Assez rapidement, sur
mes conseils, elle prit des proportions plus amples, appela des moyens et
techniques plus élaborés, s'inséra dans le cadre des enquêtes entreprises par
le Centre d'Etudes Sociologiques où elle trouva un appui matériel et des
encouragements.
Par la suite, d'accord avec M. Louchet, de plus en plus absorbé par ses
responsabilités professionnelles, j'associai à l'enquête, pour ses phases d'ex-
ploitation, de contrôle et de rédaction, Mlle Jacqueline Gauthier (depuis
Mme Frisch), attachée de recherches au Centre National de la Recherche
Scientifique. Mlle Gauthier, après avoir elle-même travaillé durant deux ans
dans une usine d'isolants électriques du XIIIo arrondissement et acquis une
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8. solide formation en sociologie théorique et pratique, poursuivait une recherche
sur certains aspects du travail répété et parcellaire des ouvriers spécialisés
(1). Il m'est apparu, et j'espère qu'il apparaîtra à d'autres, que la collaboration
de M. Louchet et de Mme Frisch, la complémentarité de leurs formations psy-
chologique et sociologique ont conduit à des résultats fructueux.
Il n'est pas indifférent de noter ici les hypothèses que M. Louchet avait
formulées lors du lancement de ses premiers questionnaires (1952) : « La
colombophilie manifeste-t-elle, chez les ouvriers de série et les mineurs de
fond, la recherche de compensations; autrement dit : dans quelle mesure
l'organisation individuelle du colombier, la préparation des pigeons aux voya-
ges fournissent-elles à l'ouvrier, absorbé chaque jour par un travail imposé,
répétitif, parcellaire, dont il ne comprend qu'une partie, l'occasion de réfléchir
seul, en toute autonomie et responsabilité, de calculer et de prévoir, en un
mot d'acquérir une connaissance complète d'une question très complexe ?
Dans quelle mesure, d'autre part, l'ouvrier trouve-t-il dans 1' « action colom-
bophile » (organisation du groupe de pratiquants, élaboration du règlement,
nomination des responsables, critique ou amélioration du fonctionnement de la
société et des concours, défense de cette activité de loisir contre ses détrac-
teurs) une occasion de revanche de sa personne, de plus en plus ignorée ou
même brimée par les formes modernes de travail ? »
La colombophilie constitue, en effet, un cas privilégié pour l'étude des
rapports entre le travail et les activités de loisir. Celles-ci remplissent, selon
les circonstances, des fonctions très diverses (et nullement exclusives l'une
de l'autre) par rapport à l'activité professionnelle qu'elles prolongent, com-
plètent, compensent. La colombophilie, loisir très particulier, pratiquée de
manière prépondérante par les travailleurs d'un type bien différencié que
sont les mineurs, n'implique-t-elle pas des liens originaux entre activité de
travail et activité hors travail ? Déterminer avec autant de précision que pos-
sible la nature de ces liens est précisément un des objectifs de l'enquête.
Celle-ci, par ailleurs, découvre des perspectives variées sur ce loisir qui,
à l'origine, paraissait ne concerner qu'un champ d'intérêt limité : liens entre
travail et loisir, certes, mais aussi concurrence entre différents loisirs, rapports
de l'homme avec l'oiseau qu'il élève, influence du milieu de travail considéré
dans l'ensemble de ses déterminants sociaux, économiques, psychologiques,
sur les activités hors travail.
On verra, dès la fin de la Iro Partie, comment, sur la base des enquêtes
préparatoires, se sont reformulées les hypothèses de départ. La colombophilie
peut apporter différentes sortes de compensations : compensations profession-
nelles à un travail dont l'horizon est limité, compensations affectives à la
rudesse des relations sociales dans la mine, compensations sociales par les
(1) Recherche prometteuse, si l'on en juge par les premières publications. Cf. J. GAUTHIER,
« L'adaptation a u x t r a v a u x spécialisés dans u n e petite entreprise », Bulletin du Centre d'Etudes
et Recherches Psychotechniques, avril-septembre 1958.
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9. s u c c è s d o n t c e t t e a c t i v i t é d e l o i s i r p e u t ê t r e l ' o c c a s i o n . D è s l o r s , à l a c o m p e n -
s a t i o n s ' a d j o i n t , c o m m e a u t r e n o t i o n e x p l i c a t i v e , c e l l e d e c o n d i t i o n n e m e n t
a i n s i d é f i n i e p a r l e s a u t e u r s : « U n e n s e m b l e d e m o d i f i c a t i o n s d u r a b l e s i n t r o -
d u i t e s d a n s l e c o m p o r t e m e n t s o u s l ' e f f e t r é p é t é d e c e r t a i n e s c o n d i t i o n s ».
C e t t e n o t i o n u n e f o i s i n t r o d u i t e , l ' e n q u ê t e d e v r a r é p o n d r e à l a q u e s t i o n s u i -
v a n t e : L a v i e p r o f e s s i o n n e l l e e t l a v i e l o c a l e d e s m i n e u r s n e d é t e r m i n e n t - e l l e s
p a s l e c h o i x d e l e u r s l o i s i r s e t l a m a n i è r e d o n t ils s o n t p r a t i q u é s ?
D a n s l a IIe P a r t i e s e d é t a c h e d ' a b o r d l ' e s s a i d e t y p o l o g i e . C e l l e q u i n o u s
e s t p r o p o s é e e s t , à l a v é r i t é , u n e t y p o l o g i e n o n d e s c o l o m b o p h i l e s , m a i s d e
l e u r s a t t i t u d e s e t c o r r e s p o n d à d e s t e n d a n c e s c o l l e c t i v e s , d e c a r a c t è r e g é n é r a l ,
p l u s q u ' à d e s g r o u p e s c o n c r e t s d ' i n d i v i d u s . L e t y p e A a i m e s o i t à s ' i s o l e r d a n s
s o n p i g e o n n i e r , s o i t à c o n c e n t r e r s o n a f f e c t i v i t é s u r l e p i g e o n , e n m a i n t e n a n t
à l ' a r r i è r e p l a n l e s a u t r e s a t t r a i t s d u s p o r t c o l o m b o p h i l e . L e t y p e B r e c h e r c h e ,
à t r a v e r s l a c o m p é t i t i o n , l a « g l o i r e » e n t a n t q u e v a l o r i s a t i o n i n d i v i d u e l l e
o u p o u r c o m p e n s e r u n s e n t i m e n t d ' i n f é r i o r i t é s o c i a l e . L e t y p e C p a r a î t t r o u v e r
l a c o n s é c r a t i o n s o c i a l e d a n s l e m i l i e u c o l o m b o p h i l e . A u s s i s e m o n t r e - t - i l m o i n s
j a l o u s e m e n t p r o t e c t e u r d e s e s m é t h o d e s , p l u s g é n é r e u x d e s e s c o n s e i l s e t d e
s e s p i g e o n s . P l u s v o l o n t i e r s q u e l e s t y p e s p r é c é d e n t s , il p a r t i c i p e a u x e x p o s i -
t i o n s q u i s e m b l e n t c o r r e s p o n d r e à u n d e g r é m a x i m u m d ' i n t é g r a t i o n s o c i a l e .
C ' e s t l a p a r t i c i p a t i o n s o c i a l e , a u r e s t e , q u i c o n s t i t u e l a r é f é r e n c e p r i n c i p a l e
p a r r a p p o r t à l a q u e l l e s ' é t a b l i r o n t l e s c r i t è r e s d e d i f f é r e n c i a t i o n .
A p a r t i r d e l à , l ' i n f l u e n c e d e l ' a r g e n t e t c e l l e d u p r e s t i g e i n t e r v i e n n e n t d e
m a n i è r e a s s e z c o m p l e x e . U n e s o r t e d e q u e s t i o n - t e s t a p e r m i s a u x a u t e u r s d e
d é t e r m i n e r à p a r t i r d e q u e l l e s o m m e ( r é c o m p e n s e s u p p o s é e d ' u n 12e p r i x )
l e m i n e u r c o n s e n t i r a i t à p e r d r e u n e p r e m i è r e p l a c e . L ' i n t e r p r é t a t i o n l a p l u s
c o h é r e n t e d e l ' e n s e m b l e d e s r é s u l t a t s s e m b l e ê t r e , s u r c e p o i n t , l a s u i v a n t e :
l e s m i n e u r s n e s o n t p a s m o t i v é s , a u p r e m i e r c h e f , p a r l e b é n é f i c e p é c u n i a i r e
e t v o n t m ê m e p a r f o i s j u s q u ' à l e m é p r i s e r . I l s s e m b l e n t b i e n d a v a n t a g e i n t é r e s -
s é s p a r l e j e u l u i - m ê m e e t p a r l a r é u s s i t e s o c i a l e q u i e s t s u s c e p t i b l e d e l ' a c c o m -
p a g n e r . N é a n m o i n s , c o n f r o n t é s à u n e s o m m e q u i , r e l a t i v e m e n t à l e u r r e v e n u ,
e s t i m p o r t a n t e , ils n e r é s i s t e n t p a s t o u j o u r s à s o n a t t r a i t , s u r t o u t , b i e n e n t e n d u ,
l o r s q u ' i l s a p p a r t i e n n e n t a u x c a t é g o r i e s p r o f e s s i o n n e l l e s l e s m o i n s p a y é e s , l e s
p l u s e x p o s é e s à l a p r e s s i o n a m b i a n t e d e s b e s o i n s .
M a i s l ' a c t i o n d i f f é r e n c i é e d e s c a t é g o r i e s p r o f e s s i o n n e l l e s r e s s o r t s u r t o u t
d e s r é s u l t a t s s t a t i s t i q u e s c o n c e r n a n t l e s r a p p o r t s e n t r e , d ' u n e p a r t , l e s a t t i t u d e s
d a n s l e l o i s i r , d e l ' a u t r e , l e g e n r e e t l a q u a l i f i c a t i o n d e s o c c u p a t i o n s d a n s l a
m i n e . C o m p a r é s a u x a u t r e s t r a v a i l l e u r s d e l a m i n e s o u m i s à l ' e n q u ê t e , l e s
m i n e u r s d e f o n d o n t , s u r t o u s l e s p l a n s , u n e a c t i v i t é c o l o m b o p h i l e m o i n s
c o m p l è t e e t m o i n s i n t e n s e . L e u r s o u c i d ' o r g a n i s a t i o n , d e p r é v i s i o n r a t i o n n e l l e
( q u i c o n s t i t u e u n i m p o r t a n t f a c t e u r d e s u c c è s p o u r l ' é l e v a g e e t l a c o m p é t i t i o n )
e s t b e a u c o u p m o i n s m a r q u é . I l y a l à u n t r a i t p r o f o n d d e c a r a c t è r e q u i d é b o r d e
l a r g e m e n t l e c h a m p d e l a c o l o m b o p h i l i e : l e m i n e u r d e f o n d s e m b l e s u b i r
s o n e x i s t e n c e p l u s q u ' i l n e l a m o d è l e .
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10. N é a n m o i n s , d a n s l e c o u r s d u c h a p i t r e I V ( T r a v a i l e t L o i s i r , p a g e s 1 6 1 à
1 9 3 ) a u q u e l , s a n s p o u v o i r y i n s i s t e r , n o u s r e n v o y o n s l e l e c t e u r , o n c o n s t a t e q u e
c e s t r a i t s d i f f é r e n c i a t e u r s s ' a t t é n u e n t e n f o n c t i o n d e l a q u a l i f i c a t i o n . A u t r e -
m e n t d i t , à l ' i n t é r i e u r d u g r o u p e d e s m i n e u r s d e f o n d , l e s o u c i d ' o r g a n i s a t i o n
e t d e p r é v i s i o n r a t i o n n e l l e s ' a c c r o î t c h e z l e s o u v r i e r s p l u s q u a l i f i é s .
A r r ê t o n s - n o u s , p a r c o n t r e , s u r u n p r o b l è m e p a r t i c u l i è r e m e n t i m p o r t a n t
q u i , p a r d e l à l e l o i s i r p a r t i c u l i e r d o n t il e s t ici q u e s t i o n , a p p e l l e u n e d i s c u s s i o n
d e c a r a c t è r e g é n é r a l .
I l y a u n e q u i n z a i n e d ' a n n é e s , l o r s d e n o s p r e m i è r e s o b s e r v a t i o n s e t
r é f l e x i o n s c o n s a c r é e s a u x r a p p o r t s e n t r e l o i s i r e t t r a v a i l , n o u s a v i o n s é t é p a r t i -
c u l i è r e m e n t f r a p p é p a r l ' a s p e c t d e « r e v a n c h e » s u r l e s a c t i v i t é s d e t r a v a i l
q u e s e m b l a i e n t c o m p o r t e r c e r t a i n e s a c t i v i t é s d e l o i s i r . C ' e s t a i n s i q u ' à D e t r o i t ,
e n 1 9 4 8 , d e b o n s c o n n a i s s e u r s d e l a c o m m u n a u t é n o i r e m ' e x p l i q u a i e n t l e
c o m p o r t e m e n t h o r s t r a v a i l d e s o u v r i e r s s e m i - s k i l l e d , d e c o u l e u r , t r a v a i l l a n t
s u r l e s c h a î n e s d e s g r a n d e s u s i n e s d ' a u t o m o b i l e s , « c o m m e u n e s o r t e d e
r e v a n c h e s u r l e s h e u r e s q u ' i l s p a s s e n t d a n s l ' a t e l i e r à a c c o m p l i r d e s t â c h e s
r é p é t é e s e t p a r c e l l a i r e s d ' o ù t o u t e i n i t i a t i v e , t o u t e e x p r e s s i o n d e l a p e r s o n -
n a l i t é s o n t e x c l u e s » ( 2 ) . L e s c o m m e n t a i r e s p o r t a i e n t u n e é v i d e n t e m a r q u e
p s y c h a n a l y t i q u e : l e s o u v r i e r s n o i r s « f r u s t r é s », m e d i s a i t - o n , d a n s l ' e x p r e s -
s i o n d e l e u r p e r s o n n a l i t é à l ' u s i n e , r é a g i s s a i e n t à c e s r e f o u l e m e n t s d u r a n t
l e u r s h e u r e s d e l i b e r t é p a r t o u t e u n e v a r i é t é d e t e n d a n c e s « a g r e s s i v e s ». E n
A n g l e t e r r e , c e s o n t é g a l e m e n t d e s c a t é g o r i e s p s y c h a n a l y t i q u e s q u i o r i e n t a i e n t
l e l i v r e s u g g e s t i f d e J . J . G i l l e s p i e , F r e e E x p r e s s i o n i n I n d u s t r y ( 3 ) . J ' e n é t a i s
a i n s i v e n u à m e d e m a n d e r d è s 1 9 4 9 si l e t r a v a i l i n d u s t r i e l m o d e r n e , s o u s s e s
f o r m e s d e p l u s e n p l u s m é c a n i s é e s e t d i v i s é e s , n ' a p p e l l e p a s d e s r é a c t i o n s d e
c o m p e n s a t i o n q u i s e t r a d u i s e n t , c h e z l ' o u v r i e r s p é c i a l i s é , p a r l a r e c h e r c h e d ' u n e
a c t i v i t é p l u s a u t o n o m e e t p l u s c o m p l è t e d a n s l e s l o i s i r s . J e c o n t i n u e d e p e n s e r
q u e b e a u c o u p d e f a i t s c o n c e r n a n t l e s r a p p o r t s d u l o i s i r e t d u t r a v a i l s ' é c l a i -
r e n t , e n p a r t i e a u m o i n s , à l a l u m i è r e d e c e s i n t e r p r é t a t i o n s . M a i s d e s e n q u ê -
t e s , m e n é e s e n F r a n c e e t à l ' é t r a n g e r , o n t m o n t r é , d e p u i s , q u e c e s e r a i t u n e
g r a v e e r r e u r d ' a c c o r d e r u n e v a l e u r u n i v e r s e l l e à c e g e n r e d ' i n t e r p r é t a t i o n ( 4 ) .
L e s r e l a t i o n s e n t r e t r a v a i l e t l o i s i r s o n t c o m p l e x e s e t o n e s t l o i n d ' o b s e r v e r ,
d a n s t o u s l e s c a s , d e s r é a c t i o n s d e c o m p e n s a t i o n , d e « r e v a n c h e » o u d e c o m -
p l é m e n t a r i t é : r a r e e s t , p a r e x e m p l e , l e b r i c o l a g e d e t r a v a u x f i n s , a c h e v é s
( t e l s l e f i g n o l a g e d e m o d è l e s r é d u i t s ) , c h e z d e s o u v r i e r s s p é c i a l i s é s o c c u p é s
(2) Où va le travail h u m a i n ? nouv. éd., Paris, 1954, pp. 148-150.
(3) Free Expression in Industry, A Social psychological Study of Work and Leisure,
Londres, 1948.
(4) E n France, les enquêtes qui ont abordé ce problème sont surtout celles, dont plusieurs
encore inédites, de Michel CROZIER et de ses collaborateurs sur le monde des employés. Cf.
Michel CROZIER, Petits fonctionnaires a u travail, Paris, Edit. du C.N.R.S. (Centre d'Etudes
Sociologiques), 1956; Michel CROZIER et Pierre GUETTA, Une organisation administrative au
travail (enquête sur u n e Compagnie d'assurances menée dans le cadre de l'Institut des
Sciences Sociales d u travail), ronéotypé, Paris, 1956.
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11. d a n s l ' a t e l i e r à d e s t â c h e s d e s é r i e s u r d e s p i è c e s d e g r a n d e o u m o y e n n e
d i m e n s i o n .
C e s o n t m ê m e d e s c o n c l u s i o n s c o n t r a i r e s q u i r e s s o r t e n t d e l a p r é s e n t e
e n q u ê t e . D a n s l ' e n s e m b l e , l a f a t i g u e e n t r a î n é e c h a q u e j o u r p a r l e u r t r a v a i l
p r o f e s s i o n n e l p a r a î t l i m i t e r , c h e z l e s m i n e u r s , l e s p o s s i b i l i t é s d e c r é a t i o n ,
d ' o r g a n i s a t i o n d u r a n t l a v i e h o r s t r a v a i l . L e s s e r v i t u d e s q u o t i d i e n n e s d ' u n
t r a v a i l s a n s f i n e s s e , t e l q u e c e l u i d u m i n e u r d e f o n d , s o n a m b i a n c e m ê m e
a j o u t e n t e n c o r e à c e t t e f a t i g u e e t c o m p r o m e t t e n t à l ' a v a n c e l e s u c c è s , l a
s a t i s f a c t i o n d a n s l e b r i c o l a g e h o r s t r a v a i l . A u s s i l e m i n e u r d e f o n d a - t - i l d u
m a l à s ' a d a p t e r a u x e x i g e n c e s q u e c o m p o r t e u n e a c t i v i t é c o l o m b o p h i l e p r a -
t i q u é e à u n n i v e a u é l e v é d e p a r t i c i p a t i o n .
L ' i m p o r t a n c e d u c o n d i t i o n n e m e n t e s t c o n f i r m é e p a r l a r é u s s i t e p l u s c o m -
p l è t e d e s o u v r i e r s d e j o u r d a n s l e s a c t i v i t é s c o l o m b o p h i l e s e t l ' é p a n o u i s s e m e n t
p e r s o n n e l q u ' i l s y t r o u v e n t . A u t r e m e n t d i t , l e n i v e a u i n t e l l e c t u e l tet l a q u a l i t é
d e l a f o r m a t i o n i n t r o d u i s e n t ici u n n o u v e a u g e n r e d e c o n d i t i o n n e m e n t . M i e u x
f o r m é s i n t e l l e c t u e l l e m e n t , ils p e u v e n t p a r t i c i p e r p l u s p l e i n e m e n t a u x d i s c u s -
s i o n s , à l ' o r g a n i s a t i o n d e s c o n c o u r s . I n v e r s e m e n t , h a b i t u é s à t r a v a i l l e r m a n u e l -
l e m e n t , ils a p p r é c i e n t d a v a n t a g e l e b r i c o l a g e q u e d e s c o l o m b o p h i l e s a p p a r t e -
n a n t à d e s p r o f e s s i o n s a d m i n i s t r a t i v e s o u c o m m e r c i a l e s . N o s a u t e u r s s u g g è r e n t
(p. 1 8 9 ) , e t l e u r f o r m u l e m é r i t e d ' ê t r e m é d i t é e , q u e « l e t r a v a i l q u a l i f i é d é v e -
l o p p e r a i t p a r a l l è l e m e n t c e r t a i n e s c o m p é t e n c e s e t c e r t a i n s b e s o i n s d e l e s
u t i l i s e r ». I l d é t i e n d r a i t a i n s i , a u m ê m e t i t r e q u e l e l o i s i r , u n e i n d i s c u t a b l e
« f o n c t i o n c u l t u r e l l e ».
E n f i n , l ' é t u d e d e s a s p e c t s s o c i a u x d e l a p r a t i q u e c o l o m b o p h i l e m e t e n r e l i e f
l ' a m b i v a l e n c e d e s a t t i t u d e s d u m i n e u r , l e u r d i f f é r e n c i a t i o n s e l o n l e s v a r i é t é s
d e c o n d i t i o n n e m e n t p a r l e t r a v a i l . L a s o c i é t é c o l o m b o p h i l e , g r o u p e r e s t r e i n t
t e l « L e R a m i e r d u M i n e u r », p e r m e t n é a n m o i n s à c e l u i - c i d e s ' i n t é g r e r d a n s
u n s y s t è m e d e v a l e u r s , d a n s u n e n s e m b l e d e r e l a t i o n s s o c i a l e s , d e p a r t i c i p e r
à l a v i e d ' u n g r o u p e . E l l e l u i d o n n e l ' o c c a s i o n , à l a f o i s , d e s e r a p p r o c h e r
( p a r l a c o m m u n a u t é d e s é m o t i o n s , d e s s u c c è s , d ' u n l a n g a g e t r è s p a r t i c u l i e r )
d e c o l o m b o p h i l e s n o n m i n e u r s — e t d e s ' o p p o s e r à e u x , p a r f o i s a g r e s s i v e m e n t ,
e n s e s e r r a n t a u t o u r d e s e s c a m a r a d e s d e t r a v a i l c o l o m b o p h i l e s . L e s s e n t i -
m e n t s d ' o p p o s i t i o n o u d e p a r t i c i p a t i o n s o n t d i v e r s e m e n t d o s é s s e l o n l e s i n d i -
v i d u s , m a i s t r a d u i s e n t l ' a t t i t u d e a m b i v a l e n t e d u m i n e u r à l ' é g a r d d e l a s o c i é t é
g l o b a l e .
L a l e c t u r e d u l i v r e u n e f o i s a c h e v é e , o n s ' a p e r ç o i t q u ' i l e s t t o u t e n t i e r
t r a v e r s é p a r u n e s o r t e d e d i a l e c t i q u e d e l a c o m p e n s a t i o n e t d u c o n d i t i o n n e -
m e n t , c o n c e p t s f o n d a m e n t a u x p o u r l ' i n t e r p r é t a t i o n d e s r a p p o r t s e n t r e l a
c o l o m b o p h i l i e e t l e m i l i e u m i n i e r , e n t r e l e l o i s i r e t l e t r a v a i l .
S ' i l y a c o m p e n s a t i o n p a r l a c o l o m b o l o p h i l i e , c ' e s t , e n p r e m i e r l i e u , u n e
c o m p e n s a t i o n d e d é t e n t e p a r r a p p o r t a u x c o n d i t i o n s q u o t i d i e n n e s d u t r a v a i l .
L o r s q u e l e m i n e u r s ' a t t a r d e a u p r è s d e s e s p i g e o n s , s e p l a i s a n t à l e u r p r é s e n c e
a f f e c t u e u s e , l e s b e s o i n s q u ' i l c h e r c h e à s a t i s f a i r e « o n t é t é c r é é s p l u t ô t q u ' i g n o -
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12. rés ou négligés par sa tâche professionnelle » (p. 223). Les loisirs n'apparaissent
donc nullement ici comme une revanche de la personnalité sur le travail qui
l'aurait brimée. La polyvalence pratique, le soin, la réflexion personnelle,
l'initiative dont le colombophile accompli fait preuve dans le bricolage,
l'élevage, la compétition, ne sont pas des compensations à la vie professionnelle,
mais en constituent plutôt des prolongements. Ceux dont les tâches industriel-
les exigent le moins de ces qualités, et, par exemple, les ouvriers spécialisés du
fond, sont aussi ceux qui cherchent le moins à leur faire place dans le loisir
(observation, notons-le au passage, dont les critiques de la civilisation techni-
cienne feront un aliment nouveau pour leur réquisitoire contre les dangers
psychologiques et moraux d'un machinisme effréné). Nous sommes là en
pleine zone de conditionnement. Autrement dit, le travail, par les qualités
et les compétences qu'il exige, crée des besoins auxquels le loisir doit répondre.
Des réactions de compensation peuvent encore intervenir sous une autre
forme : non par rapport à une tâche industrielle bien définie, mais par rapport
à son contexte social. Le mineur colombophile, grâce à son loisir, accède à
une participation sociale que lui refuse sa vie professionnelle : le loisir, —
détenant une fonction comparable à celle qu'avait naguère la fête dans les
sociétés pré-industrielles — lui permet de changer de rôle social.
J'aimerais que ces quelques pages incitent à lire attentivement un ouvrage
documenté, pénétrant, présenté avec sérieux et modestie. Il comporte des
points faibles, des lacunes que les auteurs n'ignorent pas. J'y vois néanmoins
une contribution importante à l'étude des rapports entre travail et loisir, un
des problèmes essentiels de notre temps.
Georges FRIEDMANN
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13. AVANT PROPOS
« Si vous aimez l'élégance, la beauté, la vie, l'amour, si vous aimez faire des
expériences, des recherches, des observations, si vous aimez les émotions fortes,
si vous aimez les oiseaux, alors vous possédez déjà une partie des qualités que doit
avoir un colombophile...
... Quoi de plus agréable après une journée de travail, que de se trouver au
milieu de ses propres pigeons qui vous témoignent, par leurs gais roucoulements,
leur satisfaction de vous voir parmi eux... Penser à tout, tout voir et tout prévoir,
en un mot, diriger une colonie, quelle occupation absorbante de l'esprit... mais quel
repos ! » (1).
C'est en ces termes lyriques et prometteurs qu'un colombophile décrit son
loisir favori. Qu'est donc la colombophilie pour susciter pareil enthousiasme ?
Qu'a-t-elle de plus que tant d'autres loisirs ?
Le premier problème qui se pose à propos du loisir est celui de sa définition.
Le loisir se confond-il avec le temps libre dont dispose l'individu, ou se définit-il
plus étroitement à partir de la signification des activités qui s'y manifestent ? Cette
question ne semble pas encore avoir trouvé sa réponse définitive, mais nous en
laisserons la recherche au sociologue qui s'est spécialisé dans l'étude des loisirs,
à M. J. Dumazedier, et nous nous référerons à la définition qu'il propose dans un
article de l'Encyclopédie française (2) sur les loisirs dans la vie quotidienne : « Le
!oisn' est une occupation, à laquelle le t?'a.uaiHew peut s'adonner de plein gré, en
dehors des nécessités et des obligations professionnelles, familiales et sociales, pour
se délasser, se divertir, ou se développer ». Il ne fait pas de doute que l'activité
considérée dans cet ouvrage, la colombophilie, qui consiste en la préparation et
l'organisation de courses de pigeons-voyageurs, est un véritable loisir. Activité
désintéressée le plus souvent, la colombophilie répond à des fonctions diverses,
entre autres de délassement et de participation sociale. Sans doute impose-t-elle
(1) Texte de P. DORDIN, « Le Pas-de-Calais », « Richesses de France », Revue du Tourisme,
de l'Economie et des Arts, n° 23, 21 trimestre 1955, Paris.
(2) J. DUMAZEDIER, « Les loisirs dans la vie quotidienne ». Encyclopédie française, « La
civilisation quotidienne », 14-54-5, 1954. Nous nous référerons souvent à cet article dans notre
avant-propos.
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14. certaines obligations, mais elle a d'abord été choisie librement par ses adeptes, et
ce critère de choix libre paraît essentiel.
L 'étude du loisir s est développée considérablement au cours de ces dernières
années. Ses progrès s'expliquent sans doute par le développement général des
sciences humaines, mais encore plus par l'importance accrue du loisir sous ses
formes les plus différentes. Il convient cependant de rappeler que le fait nouveau
n est pas dans l existence proprement dite du loisir : celui-ci a toujours eu sa
place dans la vie quotidienne des classes aisées, de même que chez les paysans, au
moins en certaines périodes de l'année. Le fait nouveau, par rapport au xixe siècle,
est d'une part dans la généralisation et l'extension du loisir à la classe ouvrière,
d'autre part dans les formes nouvelles qu'il a prises avec le développement de notre
civilisation technique.
Il est d'abord dans sa généralisation et son extension à la classe ouvrière.
Plusieurs faits précis en témoignent.
Les horaires de travail ont été allégés à mesure que croissait la proportion
d'ouvriers dans la population active et que s'affirmait leur désir d'une vie person-
nelle. Si les ouvriers de 1830 bénéficiaient de jours de fête plus nombreux, en temps
ordinaire il n'était guère question pour eux d'introduire une activité réelle entre
une longue journée de travail et quelques heures d'un repos indispensable; l'ouvrier
d'aujourd'hui, qui fait 45 ou 50 heures par semaine, le mineur qui en fait 48, peuvent
songer à une utilisation active de leurs loisirs. Sans doute la semaine de 40 heures
s'est-elle rarement trouvée respectée ces dernières années; sans doute la fatigue
de 40, 45 ou 50 heures de travail est-elle lourde et en prolonge-t-elle souvent les
effets au-delà du temps strict qu'elles occupent; il n'en reste pas moins qu'en
faisant 50 heures par semaine pendant 49 semaines, un ouvrier ne consacre que
2 450 heures par an à son travail, soit 1 000 heures de moins qu'en 1900 (3). Le
temps de non-travail n'a plus pour seule fonction la pure et simple récupération
des forces physiques. Si la réduction actuelle de la semaine de travail à 40 heures
ou à moins de 40 heures, dans certaines branches industrielles, ressemble plus à
une menace qu'à un bienfait, c'est parce qu'elle met en cause un niveau de vie
atteint grâce aux heures supplémentaires. Les loisirs eux-mêmes sont d'ailleurs
atteints d'une autre manière par cette réduction; ils le sont par le biais du budget.
Ces dernières années, bien des travailleurs ont recherché les heures supplé-
(3) Presque tous les chiffres cités dans ce paragraphe sont tirés d'un article de J. DUMA-
ZEDIER : « Ambiguïté du loisir et dynamique socio-culturelle », Cahiers Internationaux de
Sociologie, n° xxn, 1957.
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15. mentaires, ou le travail « noir », et réduit ainsi leur temps de loisir pour se rendre
accessibles certains biens de consommation, qui sont précisément des moyens de le
meubler et de l'enrichir : scooter, télévision, matériel de camping, appareil de
photographie, parfois même voiture.
Les études de budgets se sont attachées ces derniers temps à préciser la part
des loisirs dans les dépenses des différentes catégories socio-professionnelles. Dans
une enquête de 1951 (4), elle atteint 12 à 20 % des budgets ouvriers. C'est beaucoup.
D'après l'enquête du C.R.E.D.O.C. (5) faite en 1956 auprès de 15 à 20 000 ménages
de toutes catégories, cette proportion est pour les ouvriers de 6 %, et de 12 % si
l'on ajoute les dépenses consacrées aux transports et aux vacances. D'une catégorie
professionnelle à l'autre, le poste des loisirs accuse des différences assez nettes en
pourcentage, à plus forte raison en valeur absolue; la culture et les loisirs, les
transports et les vacances, absorbent 8,2 % du budget des exploitants agricoles,
29,5 % du budget des professions libérales et cadres supérieurs. En ce qui concerne
la population qui nous intéresse dans cet ouvrage, les mineurs, l'I.N.S.E.E. a fait
une enquête par sondage auprès des mineurs du groupe de Lens (6) ; le poste
divers qui comprend les loisirs, les vacances, le tabac, représente 12,9 % des
dépenses totales.
Ainsi l'importance accrue des loisirs apparaît-elle aussi bien dans les horaires
des ouvriers que dans leur budget.
Certaines questions mériteraient d'être posées pour apporter des éclaircis-
sements sur la transformation des besoins. Dans une enquête de l'Institut français
d'Opinion publique, les sujets interrogés devaient dire ce qu'ils achèteraient s'ils
disposaient de 20 % de ressources supplémentaires. A l'inverse, ne pourrait-on
étudier, pendant la période actuelle de réduction des horaires de travail, sur quels
points les ouvriers dont le budget est touché, font porter les restrictions ? Lorsqu'ils
ont pris l'habitude d'un loisir, le besoin n'en est-il pas parfois devenu tel qu'il
préfèrent renoncer à d'autres satisfactions apparemment plus indispensables, de
nourriture, de logement, d'habillement (7) ? L'évolution des budgets quand ils
augmentent et quand ils diminuent n'est certainement pas rigoureusement la même.
L'étude de leurs variations pourrait être suggestive.
Par ailleurs les travailleurs doivent souvent faire un choix entre la durée de
leur temps de loisir et les ressources qui parfois décident de l'orientation de ce
loisir. Que choisissent-ils ? Que sacrifient-ils ? Ce problème est certainement très
actuel pour de nombreux ouvriers.
(4) Cette enquête est mentionnée par J. DUMAZEDIER dans l'article cité des Cahiers Inter-
nationaux de Sociologie,
(5) Consommation. - Annales du CREDOC (Centre de Recherches et de Documentation
sur la Consommation), n° 1, Janvier-Mars 1958.
(6) INSEE. Bulletin Régional de Statistique. Direction régionale de Lille, premier trimestre
1953. Enquête par sondage sur « L'alimentation et les dépenses d'ouvriers mineurs du
groupe de Lens ».
(7) M. J. DUMAZEDIER signale le maintien de l'achat du journal dans des budgets de
chômeurs. Mais le journal « France-Soir », par exemple, n'est-il pas alors, surtout, un moyen
de connaître les offres d'emplois ?
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16. Le problème qui nous intéresse particulièrement dans cette étude est celui
de l'utilisation de cette part de temps libre et de cette part de budget que le
travailleur consacre à son loisir. Le monde moderne lui propose, — et c'est là le
deuxième aspect nouveau du loisir à notre époque —, des moyens de plus en plus
nombreux et de plus en plus variés de se distraire ou de se former. Moyens anciens
et traditionnels comme les boules, la pêche, la chasse, la colombophilie dans le Nord
de la France et la Belgique, ou moyens nouveaux et séduisants tels que la radio,
la télévision, le cinéma, le scooter et l'automobile. Lesquels choisira-t-il et en
fonction de quels besoins choisira-t-il ? Dans une enquête de M. J. Dumazedier sur
la représentation du loisir chez les ouvriers et chez les employés (8), « la quasi-
totalité des 819 individus interrogés définit le loisir par opposition aux occupations
de la vie quotidienne », elles-mêmes désignées dans la moitié des cas sous le
terme de « nécessités et obligations ». Ces enquêtés mettent donc au premier plan
le caractère de liberté du loisir. Cette attitude semble propre aux adultes, si nous
comparons ces résultats à ceux d'une enquête analogue auprès de jeunes ouvriers
et ouvrières des filatures de Tourcoing (9). La majorité des jeunes de 15 à 17 ans
insiste sur l'aspect distractif, et la majorité des jeunes de 17 à 21 ans sur l'aspect
« repos et détente » du loisir. Ces différences s'expliquent sans doute par le fait
que les adultes s'adonnent plus que les jeunes à des activités de loisir qui ne sont
ni un repos ni une distraction, et ne se distinguent du travail que par leur
caractère d'autonomie, tandis que le loisir des jeunes est à la fois libre, distractif et
reposant. Ces deux derniers traits supposent normalement le premier.
Mais il nous faut aller plus loin, car bien des loisirs peuvent être librement
choisis et librement pratiqués. Or, ce choix libre n'est nullement arbitraire; il subit
l'influence de nombreux facteurs; il est conditionné de bien des manières. Ces
influences peuvent s'exercer de plusieurs façons :
10) Elles peuvent découler directement du milieu professionnel ou résidentiel
et imposer certaines formes ou certaines limites au loisir pratiqué. La vie en
appartement pourra exclure telle sorte de loisir. La fatigue due au travail restrein-
dra la participation à telle ou telle activité, ou le dynamisme de cette participation.
Tel sport pratiqué dans le milieu local sera choisi de préférence à tel autre sous
l'influence de la camaraderie.
20) D'autres influences présentent un mode d'intervention différent et plus
difficile à déceler. Elles se manifestent à partir de la vie quotidienne par opposition
à celle-ci. Dans l'enquête de M. J. Dumazedier sur la représentation du loisir,
les sujets qui le définissent par opposition « aux nécessités et obligations » entendent
par là les obligations professionnelles dans 60 % des cas. Elles ne sont pas les
(8) Article cité de l'Encyclopédie française.
(9) Ces résultats ne sont pas encore publiés et nous ont été communiqués directement
grâce à l'obligeance de M. J. DUMAZEDIER.
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17. seules sans doute, mais elles sont importantes. Le lien ou l'opposition entre le
loisir et le travail permanent prennent un intérêt particulier sous la plume de
G. Friedmann qui, le premier, a attiré l'attention sur ce problème : « On constate, en
effet, que beaucoup cherchent à les utiliser (les loisirs), et cela dans les pays et les
milieux les plus variés, pour y réaliser de manière très diverse les virtualités dont
ils ne peuvent trouver l'emploi dans leur travail professionnel » (10). Le loisir
demande alors à être étudié spécialement en fonction des tâches accomplies. On
peut supposer que certaines caractéristiques du travail quotidien ont, par oppo-
sition, une influence spécifique sur le choix du loisir. Georges Friedmann envisage
certains aspects qui semblent particulièrement bien s'appliquer aux ouvriers spé-
cialisés de l'industrie, aux tâches limitées et répétitives de la métallurgie : « Ce
dont les travailleurs ont été privés dans le travail, initiative, responsabilité, achè-
vement, ils cherchent à le reconquérir dans le loisir» (11). Le loisir choisi joue
alors un rôle de compensation.
Il était tentant pour un psycho-sociologue qui s'intéressait aux thèses de
Georges Friedmann de les envisager à propos des mineurs, alors qu'il avait
lui-même longtemps pratiqué leur loisir favori, la colombophilie, et participé par
son intermédiaire à leur vie quotidienne. Dix ans de séjour dans la région, soit à
Bruay-en-Artois, soit à Douai, centre géographique et administratif des Houillères
nationales du Nord et du Pas-de-Calais, avaient permis d'acquérir une connais-
sance empirique du milieu, bien utile au démarrage d'une enquête. Sans doute le
problème général présentait-il dans ce cadre quelques aspects particuliers, mais
nous allons voir que, dans ses lignes essentielles, le milieu se prêtait bien à un tel
projet.
Dans le cas envisagé, le loisir apparaît certainement comme le domaine de la
liberté. Ceci est généralement vrai en face du travail professionnel qui représente
toujours une contrainte plus ou moins ressentie, plus ou moins intérorisée. Cette
contrainte peut même constituer un critère acceptable dans la définition du
travail. « Le travail est une action forcée, socialement et psychologiquement -b (12).
Ceci est encore plus vrai pour ceux qui subissent une tâche quotidienne particu-
lièrement dure, comme celle de la mine, et tout spécialement pour les mineurs de
Bruay-en-Artois; il s'agit en effet d'une ville minière d'abord et avant tout, parce
que les charbonnages n'y rencontrent guère de concurrence; les choix professionnels
sont restreints, les mineurs n'ont que des chances limitées d'échapper à la mine, si
bien que leur liberté se trouve doublement réduite, par les contraintes de leur
travail, et par l'impossibilité d'en sortir.
(10) G. FRIEDMANN. Le Travail en miettes, Paris, 1956, p. 181.
(11) Le Travail en miettes, Paris, 1956, p. 184.
(12) I. MEYERSON, « Le travail, fonction psychologique ». Journal de Psychologie, n° 1,
1955, p. 2.
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18. P a r contre, bien des loisirs leur sont offerts, depuis le jeu de boules, le tir à
l'arc, la pêche, le sport, les combats de coqs, jusqu'au cinéma et à la télévision
qui s'est très vite et, semble-t-il, très solidement enracinée dans la région et chez
les mineurs. Nous avons p u compter une antenne de télévision pour deux loge-
ments dans le coron de B r u a y où nous avons enquêté en 1959 pour préparer u n
film pour la télévision (13) sur la vie d'une famille de mineurs. On a pu penser
m ê m e que cette dernière venue risquait de supplanter la colombophilie et
rendrait nos résultats caducs avant leur publication. Cette crainte ne semble pas
complètement justifiée; en effet, u n m i n e u r colombophile nous a fait r e m a r q u e r
que la télévision n'occupe que leurs soirées, à une heure où les « coulons » (14)
n'accaparent plus leurs soins ni leur temps. Ce sont les heures de jour et du
dimanche matin qui leur sont consacrées. La télévision ne semble pas concurrencer
davantage la colombophilie sur le plan d u budget : en effet, les colombophiles ont
souvent une caisse à part qu'ils ont constituée à partir de leur argent de poche;
ils y prélèvent leurs mises pour les concours et les fonds nécessaires à l'entretien
d u pigeonnier. L'achat d'un poste de télévision se fait plutôt sur le budget familial.
Mais p e u t - ê t r e les besoins satisfaits par la télévision n'ont-ils plus à l'être par la
pratique colombophile ? Ceci p e u t s'avérer exact s'il s'agit d'un besoin d'évasion.
L'analyse que nous ferons des besoins qui orientent les mineurs vers cette pratique
tentera de répondre à cette question (15).
Quoi qu'il en soit il existait à B r u a y à l'époque de notre enquête, en 1952,
40 sociétés de loisir dont 5 sociétés colombophiles. Ces dernières recrutaient alors
de 1 000 à 1 200 adhérents, alors que la société de pêche « La Truite » ne compre-
nait que 700 membres; les 500 à 600 adhérents des « Boulistes bruaysiens »,
étaient surtout des retraités. Les diverses sociétés musicales ne regroupaient guère
à elles toutes que 400 membres. Ainsi la colombophilie comptait plus d'adeptes
que n'importe quel autre sport. Nous montrerons en outre qu'en France le sport
colombophile est en faveur surtout chez les mineurs. En Belgique, toutes les
classes de la société y participent et les chiffres n'indiquent pas de densité colom-
bophile particulière dans le Borinage (16). D'après u n responsable colombophile
français (17), la R u h r connaîtrait u n développement colombophile plus important
que les autres régions allemandes, les trois quarts des colombophiles allemands
vivraient dans cette zone d'intense activité industrielle. Si la colombophilie a
(13) « Une famille de mineurs 11 décembre 1958, par J.-C. BERGERET et J. KRIER. Ce
film a fait partie de la série d'émissions « A la découverte des Français », qui a été préparée
avec le concours d'une équipe de sociologues, dirigée par P.-H. CHOMBART DE LAUWE, maître
de recherches au C.N.R.S.
(14) « Coulon » est le terme de patois utilisé pour désigner le pigeon. Le colombophile
est un coulonneux ».
(15) La baisse des effectifs colombophiles en 1959 et 1960 s'explique probablement par les
achats de voitures et de scooters qui répondent à des besoins d'évasion, de confort et de
prestige social.
(16) Nous donnons dans l'Annexe I les quelques chiffres que nous avons pu obtenir
pour les pays étrangers.
(17) Il s'agit de M. H. DELECOUR, directeur administratif de la Fédération nationale
colombophile.
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19. parfois débordé les régions minières proprement dites, elle semble bien, en tout
cas, ne s'être guère répandue au-delà des zones de concentration industrielle.
Notre étude essaiera de déceler les raisons de cet engouement des mineurs à
partir de ce qui leur est propre, c'est-à-dire de leurs conditions de vie et de
travail.
Sans doute le travail des mineurs n'est-il pas dans l'ensemble parcellaire et
répétitif comme celui des ouvriers spécialisés : la mine constitue en effet un milieu
assez mouvant, qui demande aux hommes du fond un ajustement continuel,
l'exercice de certaines responsabilités. Les chefs sont souvent loin de la taille;
ils ne peuvent la surveiller comme un contremaître surveille son atelier. Une
étude anglaise (18) insiste sur la souplesse qu'exige le travail dans la mine, du fait
du déplacement continuel du front de taille, et des changements consécutifs des
conditions d'abattage. La mécanisation a réduit l'effort physique sans doute; mais
elle a accéléré le rythme de ces déplacements, étendu le champ d'action des
équipes et par conséquent accru le nombre des ajustements nécessaires de la part
du mineur du fond.
Il n'en reste pas moins que la mine ne satisfait pas, qu'elle ne peut satisfaire
complètement ceux qui y peinent, ne fût-ce qu'à cause du manque d'air pur.
Le mineur de fond éprouve le besoin de passer son temps libre au dehors, dans
son jardin par exemple. Une enquête allemande, mentionnée par un rapport de la
C.E.C.A. (19) signale que, dans les régions charbonnières de l'Allemagne occiden-
tale, 73 % des mineurs souhaitent disposer d'un jardin individuel et 82 % pouvoir
pratiquer l'élevage. N'y a-t-il pas déjà là un lien entre ce désir si répandu chez
les mineurs et leur travail au fond de la mine ?
En outre certaines tâches du fond ne sont guère plus variées que celles des
O.S. de l'industrie; ceux qui manœuvrent les berlines grâce à un levier, n'ont guère
d'occasion d'initiative ou de variété : la comparaison entre les attitudes de ces
travailleurs et les attitudes des ouvriers plus qualifiés peut être suggestive.
D'autres besoins encore peuvent ne pas y trouver leur compte; G. Fried-
mann mentionne également le besoin de participation, le besoin de signification.
Nous essaierons de voir ce qu'il en est pour les mineurs.
Bien des questions se posaient encore, auxquelles nous ne pourrons pas
toujours répondre. D'autres oiseaux sont élevés par les mineurs ou par les gens
de la région. Leurs ancêtres étaient paysans, e u x - m ê m e s cultivent souvent u n
(18) SCOTT (J.F.) et LYNTON (R.P.). Three Studies in Management, Londres, 1952, p. 17.
(19) Etudes et Documents. Obstacles à la mobilité des travailleurs et problèmes sociaux
de réadaptation. Publication de la C o m m u n a u t é européenne d u Charbon et de l'Acier, p. 40.
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20. bout de jardin. Toute la question des rapports de l'homme avec les animaux se
pose encore à travers l'amour des colombophiles pour leurs pigeons. Tandis que
les citadins ont souvent renoncé au voisinage des animaux, la plupart des mineurs
maintiennent encore une vie proche de la vie naturelle grâce aux pigeons, aux
canaris, aux pinsons, aux volailles, aux lapins, etc.. qui bénéficient de leurs soins.
On serait en droit de se demander pourquoi le besoin de contact avec la nature
s'est maintenu chez eux tandis qu'il s'est affaibli chez les habitants des villes.
Il est à remarquer aussi qu'en se maintenant, il s'est transformé. Dans une certaine
mesure, les pigeons sont devenus tabous; ils le sont même davantage chez les
mineurs qui sont éloignés de leurs origines paysannes. Nous serions d'ailleurs
bien en peine d'interpréter cette attitude, faute de possibilités de comparaison.
Sur un autre plan, on a pu se demander aussi si la pratique de la colombo-
philie, apparemment si passionnante, si absorbante pour ses adeptes, n'allait pas
à l'encontre de la vie syndicale, parce qu'elle accapare le temps et l'attention des
mineurs. Ceux-ci ont, en outre, dans les sociétés et les fédérations colombophiles,
l'occasion d'entrer en contact avec d'autres catégories socio-professionnelles,
de discuter avec leurs représentants de ce qui les passionne tous, de partager un
même esprit sportif colombophile. Dans quelle mesure leur vision de la société
n'en subit-elle pas les conséquences ? Leur traditionnelle solidarité de classe ne
s'en ressent-elle pas ?
Nous ne pourrons répondre à toutes les questions qui nous ont été présentes
au cours de cette recherche. A partir de ce thème qui paraît d'abord bien délimité,
des perspectives s'ouvrent u n peu dans toutes les directions. Nous avons rattaché
cette étude à la psycho-sociologie industrielle, mais elle aurait pu se rattacher tout
autant à l'éthnologie.
Nous nous sommes trouvés, dans nos essais d'interprétation, en face de certains
traits que nous ne pouvions expliquer que comme traits culturels. Ainsi en est-il
de l'existence de la colombophilie elle-même. Si nous pouvons justifier l'attachement
particulier des mineurs au sport colombophile par les caractéristiques de leur
milieu et de leur profession, les renseignements et les moyens dont nous disposions
ne nous permettaient pas d'expliquer l'implantation de la colombophilie dans ces
régions, anglaise, française, belge, allemande. Nous pouvons dire en effet p o u r -
quoi, dans les départements du Nord, la colombophilie a séduit les mineurs plus
que les autres catégories de la population, mais nous ne pouvons dire préala-
blement pourquoi ces régions dans leur ensemble l'ont si facilement accueillie.
En effet, si la plus grande densité colombophile se trouve dans l'arrondissement
minier de Béthune, celle-ci progresse actuellement dans les arrondissements agri-
coles. P a r contre, la carte que nous présentons dans la deuxième partie de cet
ouvrage n'indique pas de regroupement colombophile dans les autres régions
minières françaises. Monsieur Delecour, directeur administratif de la Fédération
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21. nationale colombophile, nous disait avoir constaté que les colombophiles dispersés
dans le reste de la F r a n c e sont souvent d'anciens habitants d u N o r d qui ont quitté
la région, et qui restent fidèles à certaines habitudes d u pays, entre autres, à
l'élevage des pigeons. L u i - m ê m e explique le développement de la colombophilie
dans la région d u Nord par l'absence d'autres formes de loisir. U n pays peu
accidenté, peu de lieux de promenade, peu de rivières pour la pêche, p e u de bois
pour la chasse. Or 90 % des colombophiles sont des salariés, et n o m b r e u x sont,
parmi eux, les petits salariés. Leurs choix sont donc limités comme leurs moyens.
Vers quels loisirs s'orientent-ils donc ? Le sport, les boules, la colombophilie. Mais
pourquoi le jeu de boules n ' a - t - i l pas pris la place et la signification qu'il a dans
d'autres régions tandis que la colombophilie vient ici au premier r a n g ? Le climat
plus froid et plus h u m i d e d u N o r d est sans doute moins favorable au jeu de boules
qui immobilise les joueurs au dehors p e n d a n t de longues heures. Mais p e u t - ê t r e
s'agit-il aussi d'un trait culturel bien difficile à expliquer dans le cadre de notre
recherche. D'autres traits d u m ê m e genre nous ont été signalés de divers côtés;
les mineurs eux-mêmes, et ceux qui les connaissent bien, parlent de leur atta-
chement traditionnel à la famille. L a colombophilie, la télévision, sont des loisirs
auxquels on peut s'adonner dans le cadre familial. Les femmes d'ailleurs, bien
que parfois jalouses de l'importance que leurs maris accordent aux pigeons, les
ont plutôt orientés vers ce genre de loisir parce qu'il les garde à la maison.
Il faudrait savoir maintenant si elles n'envisagent pas l'acquisition d'une voiture
qui favoriserait les sorties en famille le dimanche et concurrencerait d a n g e r e u -
sement la colombophilie.
Enfin, cet amour, cette passion d u jeu qui apparaît aussi bien dans les concours
de pigeons que dans les combats de coqs, est-il plus développé dans le Nord, y
présente-t-il des caractères originaux qui expliqueraient le développement de ces
loisirs particuliers ?
Ce sont autant de questions auxquelles nous ne pourrons répondre, auxquelles
nous n'aurions pu répondre même si notre enquête avait pu s'étendre comme il
eût été souhaitable, à tous les loisirs pratiqués à Bruay-en-Artois. C'eût été déjà
un gros travail que nous ne pouvions envisager.
Au début en effet, nous avions projeté simplement la rédaction d'une mono-
graphie. Devant les premiers résultats, M. Friedmann nous a incités à faire
davantage. Mais une véritable enquête exige beaucoup de temps et d'attention.
Il est très difficile de la mener à bien si l'on exerce par ailleurs une profession
dont les centres d'intérêt sont fort différents. Il en était ainsi pour celui qui avait
pris l'initiative de cette recherche. C'est pourquoi l'enquête s'est limitée à la
pratique colombophile à Bruay-en-Artois. Les questionnaires qui ont été distribués
dans les régions de Douai et de Caudry étaient seulement destinés à vérifier si
les caractéristiques de la pratique bruaysienne dépassaient ce cadre géographique
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22. restreint. La connaissance du milieu nous a été fort utile; c'est grâce à elle que
nous avons été aidés à Bruay-en-Artois notamment. Par contre, certains efforts
ont été vains en d'autres régions, faute d'avoir trouvé sur place les concours
nécessaires. Pour le dépouillement de l'enquête et la présentation des résultats,
la participation d'un chercheur plus disponible s'est révélée nécessaire.
Malgré les incertitudes de l'échantillonnage dues en grande partie à ces diffi-
cultés, nos résultats nous ont paru valoir la peine d'être soumis au lecteur, ne
fût-ce qu'à titre d'hypothèses, pour poser d'une manière plus précise certains
des problèmes abordés. Si les résultats d'une enquête ont été minutieusement
comparés, contrôlés, analysés, si les enseignements en sont féconds, il faut être
bien formaliste pour regretter la façon dont ils ont été acquis pourvu qu'aucun
biais sérieux ne soit venu les fausser, qu'aucun préjugé ne les entache d'erreur,
qu'un processus rigoureux ait été appliqué au niveau de l'exploitation. Nous avons
continuellement essayé de contrôler et de compléter les données statistiques par
l'observation, et inversement. C'ost la concordance des résultats que nous obtenions
par ces différentes méthodes qui nous a paru le meilleur critère de leur valeur.
Elaborer de façon adéquate quelques hypothèses sur les rapports du travail et
du loisir, sur les besoins satisfaits par un type de loisir, tel était notre propos.
Nous ne prétendions pas davantage et nous espérons que le lecteur ne nous
fera pas les critiques qui conviendraient à des sujets plus vastes et plus
ambitieux.
Au début de cet ouvrage, nous tenons à souligner que cette recherche n'aurait
pu aboutir sans l'appui de Georges Friedmann, qui l'a inspirée à l'origine, soutenue
et aidée dans ses différentes phases, et qui, en outre, a eu la gentillesse de la pré-
senter au lecteur. Nous l'en remercions chaleureusement.
Nous tenons à remercier aussi de la manière la plus vive tous ceux dont la
compréhension, la compétence, ou les critiques amicales, ont permis cette étude.
En nous excusant de ne pouvoir citer tout le monde, nous avons plaisir à souligner
l'aide particulière que nous ont apportée :
— les colombophiles qui ont accepté de répondre aux questionnaires, aux
interviews systématiques, aux conversations de contrôle;
— les représentants de la Fédération nationale colombophile, au dévouement
bien connu, et notamment le Directeur administratif, M. Delecour, et les Présidents
Saudemont, Calluière et Dordin;
— les responsables des sociétés colombophiles de Bruay-en-Artois, Douai,
Aniche, Auberchicourt, Waziers, Caudry, et surtout MM. Caufriez, Hay, Pagniez,
Lannoy;
— les responsables des services des Relations sociales et des Statistiques
générales des Houillères nationales à Douai, et notamment M. Vampouille et
M. Poulet-Mathis:
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23. — les responsables syndicaux des mineurs du bassin qui ont bien voulu
répondre à nos questions;
— M. Gee, du National Coal Board à Londres, et M. Riddell du Welfare Office
à Douvres qui ont organisé et aidé nos visites en Grande-Bretagne;
— Mlle Vinant, professeur d'allemand à Arras, qui a accepté de lire, de résumer
et de commenter pour nous le livre « Bergmann und Zeche »;
— M. J.-R. Tréanton et M. et Mme Isambert, qui ont bien voulu lire cet
ouvrage et nous en présenter des critiques très élaborées avant sa publication.
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27. CHAPITRE 1
LES MINEURS
La plaine du Nord est assez riche; le climat y est tempéré en été, l'humidité
froide et les brumes fréquentes en hiver. La région, d'abord agricole et textile,
a été bouleversée par la découverte de la houille au xvine siècle et surtout par son
exploitation au XIXC siècle. Jusqu'à la deuxième guerre mondiale, l'emploi s'est
développé parallèlement à la production. Celle-ci se maintient actuellement autour
de 100 000 tonnes par jour, cependant que le personnel a été réduit de près de
25 % entre 1946 et 1954. Ce développement a entraîné la naissance d'une industrie
métallurgique et, plus récemment, d'une industrie chimique (1). Les graphiques
ci-joints indiquent la progression de l'extraction de la houille au XIXe siècle et
l'importance actuelle des diverses productions.
A. — Les Houillères nationales et la région
1. — Le développement de la région.
La population du Nord fait preuve d'une vitalité démographique qui lui a
permis, au début, de répondre à l'appel de main-d'œuvre des régions charbonnières
et industrielles. Les deux départements du Nord et du Pas-de-Calais comptent
parmi ceux qui ont subi le plus fort accroissement de population depuis un siècle (2).
Ce rythme plus accentué est dû d'abord à une natalité plus forte. En 1946,
10 % des familles du Nord avaient plus de cinq enfants contre 7,2 % pour la France
entière. Les naissances ont atteint 22,2 pour mille habitants en 1952 contre 20,13 pour
la France. Néanmoins, cet écart a tendance à diminuer (3) et le taux de féconditié
de la région tend à se rapprocher de celui de l'ensemble du pays, notamment si la
comparaison s'établit par rapport au début du siècle.
Aussi les paysans et les ouvriers du textile, qui vivaient de la culture de la
(1) Pour plus de détails, voir bibliographie, p. 241.
(2) A. GIRARD et J. STOETZEL, Français et immigrés, T r a v a u x et Documents, I.N.E.D.,
Paris, 1954.
(3) R. GENDARME, La région du Nord : Essai d'analyse économique, Colin, 1954.
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28. Graphique I. — Développement d u bassin houiller d u Nord et d u Pas-de-Calais.
(D'après diverses cartes publiées par les Houillères nationales).
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29. Q U E L Q U E S C H I F F R E S
DONNANT LE POURCENTAGE DES P R I N C I P A L E S PRODUCTIONS DES H O U I L L È R E S DU NORD
ET DU P A S - D E - C A L A I S EN 1 9 5 7 PAR R A P P O R T A U X P R O D U C T I O N S NATIONALES
CORRESPONDANTES. ( R a p p o r t d e g e s t i o n d e s H o u i l l è r e s , 1 9 5 7 ) .
Graphique II.
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30. ACHEVE D'lMPRIMER
EN FÉvRIER 1961
SUR LES PRESSES DE L'lMPRIMERIE LOUIS-JEAN A GAP
POUR LE TEXTE
ET PAR LES ATELIERS D'lMPRESSION D'ART
JEAN BRUNISSEN
30, RUE LE BRUN A PARIS XHIe
POUR LES ILLUSTRATIONS
ET LA JAQUETTE
Depot )ega) s 61 - 1961
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31. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès
par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement
sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012
relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.
Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au
sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.
Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire
qui a servi à la numérisation.
Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.
La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections
de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.
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La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original,
qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia
‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒
dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.