Lettre de Xavier Carrette, l'avocat d'Ibrahim Farisi
1. Bruxelles, le 4 juillet 2023
Ibrahim,
Nous voilà presqu’au bout du chemin.
La route fut longue, mais au final la vérité va triompher.
Cela fait maintenant plus de 8 ans que l’on se connait.
Je me rappelle encore notre 1ère rencontre.
Aléatoire en fait.
En janvier 2015, à l’occasion d’une soirée des avocats, un de mes
amis avait trop bu et je ne voulais pas le laisser rentrer en voiture.
Je hèle un taxi et c’est toi. Tu baisses la vitre passager et
directement tu m’appelles par mon nom.
Il faut dire qu’en 20 ans de barreau, j’en avais défendu des clients
du Peterbos, dont certains que tu connais.
On se laisse notre numéro de téléphone. J’ai toujours le tien dans
mon répertoire à « Taxi Brahim ».
Depuis cette nuit-là, tu es devenu mon chauffeur de taxi, surtout les
soirs où il n’est pas raisonnable que je reprenne ma voiture.
En fait, sans le savoir, tu étais mon ange gardien.
Les mois se sont écoulés et tu es venu me consulter suite à
l’agression dont tu as été victime dans la société de taxi où tu
travaillais.
On a déposé plainte et monté un dossier.
Je sentais que tu allais moins bien. Faut dire que le taxi était toute
ta vie.
Et puis, quelle ne fut pas ma surprise lorsque l’on me prévient que
tu as été arrêté dans le dossier des attentats de Bruxelles.
Je suis venu te voir à la prison de Forest. Tu m’as expliqué les choses
et j’ai compris dans tes yeux que tu me disais la vérité.
Comment pourrait-il en être autrement d’ailleurs.
Ton regard transpirait la vérité.
Et ce jour-là, je suis devenu l’ange gardien de mon ange gardien.
Ta détention s’est prolongée. C’est vrai que des éléments
périphériques, sans importance aujourd’hui, ont compliqué la
situation.
2. Je t’ai surtout vu dépérir, sombrer dans une profonde dépression.
Le traumatisme de l’isolement ne t’a pas épargné.
J’assistais à ta descente aux enfers, impuissant.
La lueur de tes yeux n’avait plus la même force.
Et comme tu le dis encore aujourd’hui, tu es devenu un corps sans
âme.
Après 7 mois de détention, tu as enfin été libéré, par les juges
d’instruction en plus, ce qui est très significatif.
J’espérais que tu puisses te reprendre en mains, la psychologie
n’étant que partiellement mon domaine.
Il y a eu du mieux, mais ce maudit dossier n’en finissait pas.
6 longues années avant une clôture du dossier.
J’espérais tellement t’éviter de comparaître devant la Cour
d’assises. Je savais parfaitement bien que tu ne pourrais pas le
supporter psychologiquement.
Ce que j’ignorais, c’est que moi-même je ne le supporterais pas.
Te voilà finalement renvoyé aux assises avec tous les autres.
Difficile de te le faire comprendre, mais au final on se remet au
travail. Faut dire qu’un procès d’assises ne se prépare pas à la
légère.
Tu es motivé et prêt à t’expliquer.
Jusqu’au jour où le Parquet fédéral décide d’exécuter l’ordonnance
de prise de corps assortissant l’arrêt de renvoi devant la Cour
d’assises.
La police fédérale est mandatée pour te faire arrêter.
S’ils trouvent effectivement ton frère, tu restes introuvable.
Et c’est là que l’on me demande quelque chose qui est impensable
pour un avocat.
On me demande de te convaincre de te présenter en vue de te faire
incarcérer.
J’avoue que sur le moment, ce n’est pas imaginable pour moi.
Mais je pense au procès à venir, et surtout au fait que tu souhaites
comparaître pour t’expliquer.
J’arrive à te trouver et te convaincre de te livrer.
Honnêtement, ce jour-là tu m’as fait une confiance incroyable.
Imagines, te livrer comme Judas, sans avoir la certitude de pouvoir
te libérer avant le début du procès. En fait, te contraindre
3. éventuellement à une lourde détention en isolement pendant ces
longs mois de procès.
La confiance était aveugle, et j’ai relevé le défi.
Mais le mal était fait.
Ces quelques jours en détention ont définitivement mis à mal tout
le travail accompli.
Jamais plus tu n’as pu te remettre sur pieds et reprendre la distance
nécessaire pour affronter ce procès.
Si au départ, tu t’es montré studieux avec l’acte d’accusation que tu
annotais soigneusement. Très vite tu as commencé à déraper. Et
ton micro n’a malheureusement pas été la seule victime.
Même si sur rappels nombreux de la Présidente, tu as enfin compris
qu’il s’agissait aussi de ton procès, tu y as comparu comme un
étranger, ne laissant que très rarement de belles images de ton
passage.
Mais je te comprends : on n’en voulait pas de cette Cour d’assises,
ce n’est pas ton procès.
Tu sais, si on est là, c’est surtout parce que l’avocat de ton frère
voulait aller aux assises et qu’il nous a aspiré avec lui.
Je l’ai maudit pour cela.
Mais au final, il avait raison. Il n’y a qu’aux assises que la vérité
triomphe.
On y prend son temps, on décortique les éléments, on confronte les
points de vue, on comprend mieux les déclarations.
Après 7 longs mois de procès, tu retiendras que le Parquet fédéral
que tu détestais tant, requiert ton acquittement. Les parties civiles
ont fait de même.
Ce n’est pas rien, même si ce n’est pas acquis.
Les jurés ont le dernier mot.
Je sais que tu en as peur, et surtout comme tu me le dis souvent : «
on ne les connaît pas ».
En fait, c’est vrai, mais ce ne sont plus des inconnus.
Imagines, ils ont traversé les saisons avec nous. Oserai-je dire qu’ils
sont passés des ténèbres à la lumière. Ils ont surtout atteint la
vérité, c’est le plus important.
Tu m’as fait confiance jusqu’ici, je te demande de me faire une toute
dernière fois confiance.
4. Dans un des nombreux écarts dont tu as le secret, tu leur as dit :
« Acquittez moi ».
Ils vont le faire.
Après leur décision, promets moi de tout faire pour te relever. Je
ferai de même à mon niveau.
Non, tu n’es pas là pour un sac à dos. Tu es là parce que tu es un vrai
frère. Tu es là parce que tu es profondément humain.
J’ai le souvenir d’une très belle personne, redeviens la.
Tu en es capable, et je t’aiderai.
Xavier CARRETTE
Avocat