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JEAN-MICHEL BRETONNIER
« Plus jamais ça. » Il fallait réformer la
Justice. Les juges devaient se remettre
en cause. Mais aussi les experts, les
journalistes. Et l’opinion. Tout le
monde devait se regarder dans la
glace. Au lendemain du désastre
judiciaire d’Outreau, les bonnes
résolutions pleuvaient.
Dix ans après, quelles leçons ? On les
pèsera plus facilement au trébuchet
qu’à la balance à bascule. La
révolution judiciaire n’a pas eu lieu,
mais plus rien n’est tout à fait comme
avant.
Ce qui reste d’Outreau, dix ans après,
ce sont les visages des acquittés
témoignant devant la commission
parlementaire. La France les écoute,
figée par l’émotion. Ils parlent avec le
calme de ceux qui ont vécu l’enfer ; ils
ont oublié les caméras. Ils sont habités
par la force et la vérité de leurs propos.
Ils crèvent l’écran.
On n’oubliera pas non plus le juge
Burgaud. Blême, inexpressif, les yeux
vides. Le corps fermé à double tour
derrière des bras croisés. Le ton
monocorde, le propos à peine audible.
Quand ceux qu’il a poursuivis
s’allègent en parlant, lui se plombe.
Ce qu’on a appris d’Outreau, c’est à
travers ces visages. L’opinion, les
journalistes, les juges, tous ont gardé
en mémoire ces destins brisés. On
savait depuis longtemps l’erreur
judiciaire toujours possible. On sait
maintenant qu’on peut s’y enferrer des
années durant, en dépit des évidences.
On a mesuré les dégâts humains que
peut causer une machine infernale
conduite par des gens qui ne voient ni
n’entendent plus rien d’autre que ce
qui les arrange.
Ce qui n’a pas changé, en revanche,
c’est la place de la Justice dans notre
démocratie. Dix ans après le début
d’une affaire qui vit l’institution
chavirer, les juges étaient quasiment
en grève, ulcérés qu’on leur fasse
porter un chapeau trop grand, alors
qu’on les laisse se battre avec des
dossiers qui s’accumulent, des moyens
qui manquent, une sérénité qui se
dérobe.
En matière de justice, le retard du
budget de la France est criant. La
nation des Droits de l’homme traîne
toujours dans les profondeurs du
classement.
On avait dénoncé la toute puissance
du juge, et en même temps sa solitude.
La commission avait préconisé la
collégialité de l’instruction. On l’attend
toujours. Pas assez de moyens. Mais
surtout, pas assez de volonté politique.
Comme si, en France, la Justice, à
l’instar des autres pouvoirs, devait
éternellement être tenue en lisière par
l’exécutif. ᔡ
JUSTICE
Dix ans après...
Les leçons d’Outreau
La justice et la démocratie
Dix ans après, retour sur l’affaire qui a ému, passionné, choqué, révolté ou étonné les Français.
Récits, témoignages, analyses : voyage au cœur d’un fiasco judiciaire.
16 pages spéciales
à conserver
PHOTO GUY DROLLET
Supplément au journal du lundi 21 février 2011 - Ne peut être vendu séparément - Directeur de la publication : Jacques Hardoin - Imprimerie : ZI La Pilaterie, rue du Houblon, 59 700 Marcq-en-Barœul
12 juin 2002
Remise en liberté d’Odile Maré-
caux.
9 août
Clôture de l’enquête. Dix-sept per-
sonnes sont envoyées devant les as-
sises. Treize d’entre elles font appel
de ce renvoi.
13 août
Remise en liberté de Roselyne Go-
dard.
5 septembre
Dominique Wiel, dont plusieurs di-
zaines de demandes de mise en li-
berté ont été refusées, entame une
grève de la faim. Elle durera plus
d’un mois.
4 juin 2003
Devant la chambre de l’instruction
de la cour d’appel de Douai, les avo-
cats des treize personnes qui ont
fait appel de leur renvoi devant la
cour d’assises plaident le non-lieu.
Ils dénoncent une instruction me-
née uniquement à charge et repo-
sant sur les accusations fantaisis-
tes d’enfants que leur mère
confirme systématiquement.
1er
juillet
La chambre de l’instruction rend
son arrêt : les dix-sept personnes
sont bien renvoyées devant la cour
d’assises.
7 octobre
Alain Marécaux, malade et affaibli
par une longue grève de la faim,
est remis en liberté.
4 mai 2004
Début du procès à Saint-Omer
dans une salle des assises archi-
comble. C’est Jean-Claude Monier
qui préside, Gérald Lesigne qui sou-
tient l’accusation. Il y a dix-sept ac-
cusés et dix-sept enfants parties ci-
viles.
10 mai
Pour la première fois, Thierry De-
lay parle. Il reconnaît avoir violé
ses enfants mais pas les autres. Il
disculpe tous les autres accusés, à
l’exception de son épouse,
d’Aurélie Grenon et David Delplan-
que. Myriam Badaoui avoue avoir
menti mais elle précise : « Les jurés
vont avoir du mal à savoir
quand… »
17 mai
Début des auditions des enfants, à
huis clos, qui renforcent le ma-
laise : les circonstances des accusa-
tions sont floues, les explications
contradictoires et aucune date ne
peut être donnée. Le dossier com-
mence à vaciller.
18 mai
En fin d’audience, à la demande du
président, Myriam Badaoui se lève
et craque. C’est un moment boule-
versant qui la voit pointer du doigt
les treize accusés qui nient depuis
le début et leur dire, l’un après
l’autre : « Tu n’as rien fait… Tu
n’as rien fait… » Elle dit même à
Pierre Martel qu’elle aurait aimé
avoir un père comme lui, puis elle
s’effondre : « Je ne voulais pas
qu’on traite mes enfants de men-
teurs, alors j’ai tout confirmé. »
Le lendemain, Aurélie Grenon et
David Delplanque se rétractent à
leur tour. Plus rien n’accuse les
treize. Les méthodes du juge Bur-
gaud sont de plus en plus contes-
tées mais seule Sandrine Lavier est
remise en liberté par la cour d’assi-
ses.
24 mai
Myriam Badaoui revient sur ses ré-
tractations ! Elle est confuse.
Aurélie Grenon et David Delplan-
que, en revanche, maintiennent
leurs dernières versions. Plus per-
sonne ne la croit, désormais.
27 mai
Nouvelle demande de remise en li-
berté des sept personnes encore dé-
tenues parmi celles qui crient leur
innocence. Cette fois, la cour fait
droit. Les treize sont tous dehors.
9 juin
L’homme que tout le monde atten-
dait : Fabrice Burgaud, ex-juge
d’instruction à Boulogne-sur-Mer,
désormais en poste au prestigieux
parquet antiterroriste de Paris,
vient témoigner. Après une mati-
née tranquille, interrogé par le pré-
sident et le procureur, il subit le flot
des questions des avocats. Mais de-
vant les incohérences de son ins-
truction, la souffrance des gens
qu’il a renvoyés devant la cour, il
ne se démonte pas : « Je suis un
technicien du droit. » C’est l’image
d’une justice sans âme. Un choc
pour tout le pays. En fin de jour-
née, Éric Dupond-Moretti lui
lance : « Camus a dit que la justice
est une chaleur de l’âme, M. Bur-
gaud. Je voudrais que vous rentriez
avec cela à Paris. » L’autre ne bron-
che pas.
2 juillet
C’est le verdict. Sept acquitte-
ments, dix condamnations.
Thierry Delay et Myriam Badaoui
sont condamnés à vingt et quinze
ans de réclusion pour viols de leurs
enfants et de plusieurs de leurs pe-
tits voisins. David Delplanque et
Aurélie Grenon prennent six et
quatre ans. Aucun de ceux-là ne
fera appel. En revanche, Franck et
Sandrine Lavier, Daniel Legrand
fils, Dominique Wiel et Thierry
Dausque font immédiatement ap-
pel. Pour Karine Duchochois, Da-
vid Brunet, Odile Polvèche, Ro-
selyne et Christian Godard, Pierre
Martel et Daniel Legrand père,
c’est fini. Ils sont innocents. per-
sonne ne comprend vraiment ce
verdict qui s’appuie notamment
sur les réquisitions de Gérald Lesi-
gne. Dominique Wiel, par exemple,
est donc condamné pour quelques
« viols furtifs »…
27 septembre
Les sept acquittés sont reçus au mi-
nistère de la Justice.
21 avril 2005
Le procès en appel est reporté. Un
nouvel élément évoquant une er-
reur d’homonymie doit être étudié.
Les enfants auraient évoqué « le
grand Daniel », mais jamais Daniel
Legrand…
7 novembre
Ouverture du procès en appel, de-
vant la cour d’assises de Paris. Ils
sont six sur le banc : Daniel Le-
grand fils, Thierry Dausque, San-
drine et Franck Lavier, Dominique
Wiel et Alain Marécaux.
15 novembre
Nouvelles auditions confuses des
enfants, après celles de leurs assis-
tantes maternelles. On comprend
avec effarement dans quelles condi-
tions invraisemblables certains ac-
cusés ont pu être mêlés à cette af-
faire. Le lendemain, trois enfants
qui accusaient Dominique Wiel se
rétractent. Deux jours plus tard,
c’est Myriam Badaoui qui vient à
la barre. « Ils sont innocents. J’ai
menti. » Et derrière elle, Thierry De-
lay, David Delplanque et Aurélie
Grenon confirment. le doute n’est
même plus permis.
1er
décembre
Cette fois, tout le monde est ac-
quitté. C’est une vague d’émotion
inouïe, en même temps qu’une co-
lère montante contre l’institution
judiciaire incarnée par la raideur
du juge Burgaud. Le lendemain,
Jacques Chirac présente des excu-
ses, le garde des Sceaux publie une
lettre ouverte et on apprend que les
treize acquittés seront indemnisés.
Dominique de Villepin les reçoit à
Matignon.
10 janvier 2006
Début des travaux de la commis-
sion parlementaire, présidée par
André Vallini, député PS de l’Isère.
À huis clos, dans un premier
temps, elle entend d’abord les assis-
tantes maternelles et les tra-
vailleurs sociaux.
18 janvier
Onze des treize acquittés sont en-
tendus toute la journée (Frank et
Sandrine Lavier sont indisponibles,
ils seront entendus le 31). Leurs dé-
clarations sont relayées quasiment
en direct par toute la presse et bou-
leversent le pays. La violence de
leurs arrestations, les humiliations
en prison, le mépris du juge, les ab-
sences du procureur, tout y passe…
Ils réclament une justice plus hu-
maine, demandent des comptes au
juge Burgaud, au procureur de
Boulogne Gérald Lesigne et aux
soixante magistrats qui ont eu à se
prononcer lors de l’instruction.
8 février
C’est l’audition du juge Burgaud,
en présence de sept des treize ac-
quittés. La salle de l’Assemblée est
surchauffée, le jeune magistrat li-
vide, mais il ne concède aucune er-
reur. Les télés et radios retransmet-
tent l’audition en direct, au moins
cinq millions de personnes la sui-
vent. C’est Philippe Houillon, re-
marquable rapporteur de la com-
mission parlementaire, qui mène
l’audition, malmenant parfois Fa-
brice Burgaud. Déjà, le travail de la
commission et des deux hommes
qui la guident (André Vallini et Phi-
lippe Houillon) est salué.
Dans les jours qui suivent, les avo-
cats de la défense seront entendus,
ils réclament tous une réforme pro-
fonde du système pénal ; viendront
ensuite tous les magistrats qui ont
eu à connaître de cette affaire, qui
seront généralement plus pru-
dents.
10 juin
Parution du rapport de la commis-
sion. Un document de plus de six
cents pages, unanimement salué,
qui propose des réformes profon-
des, simples et allant toutes dans le
même sens de la transparence et de
l’humanité. Bien peu de ces propo-
sitions seront suivies lors de des ré-
formes venues depuis.
19 mai 2008
Gérald Lesigne, procureur de la Ré-
publique de Boulogne, comparait
devant le Conseil supérieur de la
magistrature. La Chancellerie de-
mande son déplacement d’office,
mais le CSM estime qu’il ne mérite
aucune sanction. Rachida Dati, mi-
nistre de la Justice, lui demandera
de quitter ses fonctions. Il sera
muté à Caen.
2 février 2009
C’est au tour de Fabrice Burgaud, dé-
sormais muté à l’exécution des pei-
nes, poste moins prestigieux que le
parquet antiterroriste, de se présen-
ter devant le CSM. Il réfute toujours
toute faute et se fait cette fois plus of-
fensif. Il comparaît une semaine. Il
se verra infliger une réprimande
avec inscription au dossier. 
ÉRIC DUSSART
Des aveux de Myriam Badaoui à la « réprimande » du juge Burgaud
Les jurés auront
du mal à savoir quand
je dis la vérité et quand
je mens. »
Myriam BADAOUI, le 10 mai 2004
J’estime avoir
effectué honnêtement
mon travail, sans
aucun parti pris
d’aucune sorte. »
Fabrice BURGAUD, le 8 février 2006
Le 18 mai 2004, Myriam Badaoui se lève et craque. Elle va pointer du doigt les treize accusés qui nient en bloc
depuis le début de l’affaire et leur dire l’un après l’autre : « Tu n’as rien fait… Tu n’as rien fait… » Un seul d’entre
eux sera libéré ce jour-là. Il faudra attendre le 1er
décembre 2005 pour voir tout le monde être acquitté.
Le 10 janvier 2006, la commission parlementaire, présidée par André Vallini, débute ses travaux. Le 8 février,
Fabrice Burgaud est entendu. Livide, il ne concédera cependant aucune erreur.
PHOTOS ARCHIVES GUY DROLLET ET STÉPHANE MORTAGNE
4 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU
CAHIER SPÉCIAL
LUNDI 21 FÉVRIER 2011
DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU 5
CAHIER SPÉCIAL
LUNDI 21 FÉVRIER 2011
SV04.
PAR OLIVIER MERLIN
region@lavoixdunord.fr
PHOTOS GUY DROLLET ET AFP
« Regardez, toute l’affaire est ran-
gée dans ces classeurs au fil des arti-
cles de journaux. » Un classeur par
an. Dominique Wiel compulse les
pochettes plastiques où les gros ti-
tres font peu à peu la place à la ré-
vélation du scandale. À côté de ces
volumes, l’Outrelois s’empare d’un
porte-vue auquel il tient tout parti-
culièrement. À l’intérieur, des cen-
taines d’adresses et de numéros de
téléphone. « C’est le travail de Mar-
cel ! » Le prêtre-ouvrier n’a pas
oublié le président de son comité de
soutien qui dès les premières semai-
nes de son incarcération l’a dé-
fendu bec et ongles dans la rue et
dans les médias.
Dix ans après le début de l’affaire
d’Outreau, Dominique Wiel conti-
nue, dans l’intimité de son apparte-
ment, de vivre dans l’ambiance du
scandale judiciaire. Sa bibliothè-
que est remplie de livres, écrits par
les acquittés bien sûr, mais aussi
par des journalistes ou des spécialis-
tes du monde judiciaire. Et puis il y
a sa table de salle à manger qui res-
semble plus à un bureau. Encom-
bré de lettres et de coupures de
presse, le meuble est le repère de
notre hôte qui accepte de raconter
à nouveau le jour où sa vie a bas-
culé.
Encore et encore, il se remémore
les détails de cette matinée du
14 novembre 2001. « Trois mecs
de la police sont entrés dans mon ap-
partement, m’ont sauté dessus et
ont tout fouillé. Quand nous som-
mes sortis, on aurait dit qu’un bom-
bardement venait de se produire. »
C’était à la Tour du Renard à
Outreau, sur le même palier que ce-
lui de Myriam Badaoui qui venait
de l’accuser des pires sévices sur
ses enfants. Il n’a pas de sanglot
dans la voix, vous regarde fixe-
ment, ne cherche pas ses mots.
Un côté « récalcitrant »
L’abbé Wiel n’est pas du style à li-
vrer ses sentiments trop rapide-
ment. On pourrait logiquement se
dire que raconter à nouveau le
drame pourrait lui faire du mal.
Mais non. « L’affaire, ça ne m’a ja-
mais fait souffrir d’en parler. Parce
que je sais pourquoi j’ai été mêlé à
tout cela. J’ai vite compris. Je vivais
sur le même palier que Myriam Ba-
doui. Contrairement aux autres
comme Alain Marécaux et sa
femme ou les Legrand qui ne vi-
vaient pas dans le quartier. »
L’Outrelois se souvient de l’arresta-
tion de ses voisins en février, de la
trentaine d’enfants entendus en
même temps au commissariat. Et
des rumeurs qui bruissaient dans
sa cage d’escalier. « Un jour, une
mère racontait qu’on lui avait en-
levé ses enfants parce qu’il y avait
encore des pédophiles dans l’immeu-
ble. Tout cela en me visant précisé-
ment. J’ai été victime de rumeurs. »
Il passera 30 mois en détention,
trimbalé de Maubeuge à Longue-
nesse en passant par Fleury-Méro-
gis. « ”Vous risquez vingt ans” m’a
dit un jour Burgaud. Je l’ai pris de
haut : “On verra bien”, lui ai-je ré-
pondu. » Cette « grande gueule »,
son côté « récalcitrant », Domini-
que Wiel l’a payé en étant
condamné à sept ans de prison en
première instance avant d’être tota-
lement blanchi en 2005 à Paris.
L’intolérable rumeur
Comment se remet-on d’un tel trau-
matisme ? En s’occupant. Aujour-
d’hui, il se partage entre Calais, où
il passe trois jours par semaine
pour venir en aide aux migrants,
sa famille soudée (il a douze frères
et sœurs), la lecture et les conféren-
ces aux quatre coins de la France
« même si on me demande de moins
en moins ». Il anime aussi chaque
mois une formation aux faits-di-
vers à Paris, à destination des jour-
nalistes de France 3. L’occasion
pour lui de ressasser les blessures
d’Outreau. « Cette affaire a cassé
mes relations d’amitié avec les gens
de la Tour du Renard. Malgré mon
acquittement, ce ne fut jamais plus
pareil », confie-t-il avec une pointe
d’amertume. Il vit aujourd’hui
dans une cité HLM à un kilomètre
de là, mais rien que pour respecter
son engagement de revenir vivre
dans sa ville après son jugement.
« Parce qu’à Outreau, je n’y fais
plus grand-chose. » Dominique
Wiel connaît aussi l’épouvantable
rumeur qui continue de faire son
œuvre. « Il y a des gens qui pensent
que des coupables ont été innocen-
tés. Je trouve ça lamentable mais ça
ne m’empêche pas de vivre. » Les
bruits peuvent donc courir mais
l’ancien accusé ne pardonne pas,
au juge Burgaud par exemple.
Étrange pour un homme d’église ?
« Rendez-vous
dans dix ans ! »
« J’attends que le juge Burgaud re-
connaisse ses fautes, avant éventuel-
lement d’entrer dans une démarche
de pardon envers lui. » Même ex-
trême réserve à propos des mem-
bres du clergé qui ont bien tardé à
lui apporter leur soutien. « Quand
je repense à l’évêque qui avait pu
dire, pendant que j’étais incarcéré,
qu’il avait confiance dans la justice
de son pays ! S’il savait à qui il fait
confiance… » Dominique Wiel pré-
fère en rire tout en nous raccompa-
gnant à la porte. Et en nous quit-
tant, il glisse malicieusement :
« Rendez-vous dans dix ans ! » ᔡ
Le temps passe mais l’abbé Wiel
n’est pas encore prêt à pardonner
Dans son appartement,
il continue de vivre
dans l’ambiance
du scandale judiciaire.
« Vous risquez vingt ans
m’a dit un jour Burgaud.
Je l’ai pris de haut :
On verra bien,
lui ai-je répondu. »
C’est sans doute l’acquitté le
plus emblématique, le plus
connu du grand public. Celui qui
n’a jamais eu peur d’affronter le
juge Burgaud jusque dans son
bureau en chantant
« La Marseillaise » lors d’une
énième confrontation.
Dominique Wiel, le prêtre
ouvrier, a aujourd’hui 73 ans.
Vivant toujours à Outreau
comme il l’avait promis lors de
son acquittement, l’homme
partage son temps entre Calais,
où il aide les migrants, et la
France entière où il donne des
conférences pour raconter son
histoire. Et tenter de marquer
les consciences : « Ce qui m’est
arrivé peut arriver à tout le
monde », insiste-t-il.
Dominique Wiel ne vit plus à la
Tour du Renard, mais à un
kilomètre de là, dans une autre
cité HLM. C’est d’ici qu’il répond
à un courrier toujours abondant
ou qu’il extrait un livre de sa
bibliothèque remplie d’ouvrages
écrits par les acquittés ou des
spécialistes du monde judiciaire.
Dans l’intimité de son logement,
le prêtre-ouvrier reste donc
entouré par des souvenirs de
l’affaire.
6 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU
CAHIER SPÉCIAL
LUNDI 21 FÉVRIER 2011
SV06.
La moustache a disparu, mais le
caractère n’a pas changé.
Thierry Dausque est toujours le
même homme, timide et peu disert.
Et pourtant, il répond volontiers
aux questions. Quand on l’inter-
roge sur son mental, il jure que
« ça va ».
Depuis un peu plus d’un an, cet ac-
quitté du procès d’Outreau s’est ins-
tallé à Béthune. Loin de ses bases
boulonnaises. Volonté de changer
de vie ? C’est surtout le fruit du ha-
sard. « Je me suis installé chez ma
copine, que j’ai connue sur Inter-
net », confie-t-il. Ensemble, ils ont
même eu un petit garçon il y a
quinze mois.
Thierry Dausque précise qu’il a re-
trouvé du boulot dans le bâtiment,
sa formation d’origine. « Je refais
des appartements, des façades… »
A-t-il pour autant fait table rase du
passé ? L’affaire d’Outreau, « j’es-
saye de ne plus y penser », ré-
pond-il simplement. « Quand ça ne
va pas, on va se promener. » Cha-
que week-end, il part s’aérer l’es-
prit avec la petite famille chez sa
mère, restée au Portel. L’occasion,
aussi, de retrouver les Legrand. Les
deux familles se sont rapprochées
depuis l’affaire d’Outreau, « même
si on n’en discute pas trop ».
Mais sa mère Nadine connaît suffi-
samment son fils pour savoir qu’il
n’a pas totalement tourné la page.
« Il n’est pas toujours très bien,
constate-t-elle. La prison l’a dé-
moli, et il n’a jamais tout raconté.
Là-bas, il a subi des humiliations.
Maintenant, il devra vivre avec,
c’est tout. »
Enfance volée
Autre victime collatérale de l’af-
faire, le fils de Thierry, désormais
âgé de 14 ans, vit toujours dans sa
famille d’accueil, à Boulogne. Les
relations avec sa mère seraient
compliquées, mais il voit son père
régulièrement. « Je l’ai pendant les
vacances. L’été dernier, il a passé
un mois avec nous. C’est lui qui de-
mande à venir », insiste Thierry
Dausque.
Son fils, scolarisé en classe de 4e
,
aime aussi aller manger chez sa
grand-mère. « Il a été perturbé pen-
dant une période, mais maintenant,
je sens qu’il va mieux, poursuit Na-
dine. J’ai conservé tous les dossiers
du procès. Si un jour, il veut sa-
voir… » Mais jusqu’à maintenant,
il a toujours refusé de les consulter.
On lui a peut-être volé son en-
fance, mais le reste de sa vie lui ap-
partient. ᔡ SYLVAIN DELAGE
Odile Polvèche le dit sans amba-
ges : « On continue à vivre avec.
Ce n’est pas toujours évident. »
Surtout à l’approche de ce dixième
anniversaire qui remue sans ména-
gement les blessures enfouies mala-
droitement « au fond de la poche
avec le mouchoir par dessus ».
L’ex-épouse d’Alain Marécaux sur-
nage avec ses enfants au bord de la
mer, à Plescop dans le Morbihan,
loin, très loin du Pas-de-Calais. Et
de ces gens qui lui ont tourné le
dos le jour de son arrestation :
« Ces amis ne sont pas revenus. Je
leur ai écrit en demandant Pour-
quoi ?. Il me reste une amie d’en-
fance, un couple à Lille et c’est tout.
Je fais un blocage sur ma vie dans le
Nord. Un jour, je prendrai le
temps. »
Pour l’heure, l’infirmière scolaire
ne cache pas qu’elle a « tendance à
brasser de l’air ». La dépression et
les cachetons continuent à l’accom-
pagner : « Je suis désorganisée au
possible, constamment débordée.
Les papiers, le linge, le ménage, je
ne m’en sors pas. Je rigole en di-
sant : Si un jour, j’ai une perquisi-
tion, ils auront bien du boulot ! »
Sa voix s’éraille, la parole s’em-
balle quand elle évoque ses en-
fants, notamment ses deux gar-
çons, victimes collatérales : « Ils
ont été abîmés. Leurs résultats sco-
laires n’ont pas été à la hauteur de
ce qu’ils auraient dû être. » Les car-
nets de santé de ses enfants sont
toujours à Boulogne-sur-Mer, des
jouets aussi. Cicatrices.
Et pour tout ça, Odile Polvèche
garde des tonnes de rancœur dans
le ventre envers « ces juges tou-
jours en place, ce Burgaud qui
aurait dû être radié », « ces journa-
listes qui ont dit des horreurs ».
Même si elle avance, s’accroche
aux petites choses de la vie, « la co-
lère est toujours là : Badaoui sor-
tira l’année prochaine, ça me
bouffe. Une nana comme elle ne doit
pas sortir. Que Grenon et Delplan-
que soient dehors, c’est immonde.
Je suis désolée de le dire comme ça
mais bon, c’est la Justice. »
Une certitude un brin désespérée
s’impose à elle : « Ce qu’on a vécu
n’a servi strictement à rien. Il y
aura encore des Outreau. » ᔡ OL. B.
Voici donc une boulangère qui
n’a jamais fait de pain. Ce sur-
nom lui est tombé dessus sans
qu’elle puisse protester, parce
qu’il y avait toujours quelques ba-
guettes dans sa camionnette de
marchande ambulante.
Roselyne Godard s’était lancée
dans ce petit commerce, elle pas-
sait entre autres à Outreau, et for-
cément par la Tour du Renard. Elle
y restait même de longues minutes
parce que l’un ou l’autre avait tou-
jours quelque chose à raconter,
une raison de se plaindre, et que
Roselyne savait écouter.
Elle s’est même retrouvée un jour
au cinquième étage de la résidence
Les Merles, chez Myriam. Un per-
sonnage, Myriam. Tout le monde
la connaissait dans le quartier. Et
tout le monde savait qu’elle passait
son temps à se plaindre. Souvent à
juste raison.
Un café, puis un autre, encore un
autre… Roselyne s’était attachée à
Myriam, celle-ci lui a rendu son
amitié en… « trois ans, deux mois
et vingt et un jours de calvaire. »
Arrêtée en 2001, acquittée au pre-
mier procès à Saint-Omer, en
2004, Roselyne est alors entrée
dans un autre monde : « Pour moi,
c’était “tout le monde il est beau,
tout le monde il est gentil”. Je pen-
sais que notre pays avait une jus-
tice, qu’elle faisait son travail. Mon
père était en uniforme, c’est dire le
respect que nous avions pour les ins-
titutions… »
Elle a fait un peu plus d’un an de
prison, et un jour de l’été 2002, « il
y a eu cette plaidoirie d’Éric Du-
pond-Moretti, j’étais époustouflée :
je ne l’avais quasiment jamais vu et
il racontait ma vie comme personne
ne l’avait jamais fait ».
Un jour avocate ?
Dupond-Moretti. Elle l’appelait
« mon dieu, mon maître. » Elle
continue de le vénérer. Et lui parle
d’elle avec beaucoup de tendresse.
Pourtant, il a eu peur, au soir du
2 juillet, pendant le délibéré de la
cour d’assises. « J’ai fait partie des
acquittés mais tout de suite, je me
suis engagée derrière les six autres,
qui avaient été condamnés. Je le di-
sais : nous ne serons en paix que
lorsque tout le monde sera
blanchi. »
Alors, elle a lancé un comité de sou-
tien qui a lutté jusqu’au bout. Jus-
qu’à l’acquittement pour tous et
pour de bon. Ensuite, elle a créé
une association qui vient en aide
aux victimes d’erreurs judiciaires.
« On ne peut pas faire grand-chose.
Je les écoute, au moins, c’est déjà
ça. Et je donne quelques conseils,
quelques contacts. Et j’en reçois,
des coups de fil… »
Pourtant, elle dit aussi, comme
beaucoup d’autres, qu’elle vou-
drait oublier. « Vivre comme tout le
monde, vous comprenez ?… » Sa
vie, aujourd’hui, c’est sa famille :
« Ma mère qui a besoin de moi, ma
fille, mon petit-fils, mon bon-
heur… »
Elle a même mis entre parenthèses
ses études de droit, dans lesquelles
elle s’est lancée à la sortie de tout
ça. « Mais je n’abandonne pas. Un
jour, je serai avocate, c’est sûr. Oh,
pas comme Éric, mais… »
C’est une autre séquelle de l’affaire
d’Outreau. Le besoin de combattre
les injustices, de dire encore que
l’erreur existe, et tant pis si elle ré-
pète encore qu’elle aimerait qu’on
ne lui parle plus de tout ça. Elle sait
bien que c’est impossible, après
tout. La preuve : « J’ai même ins-
tallé une alerte Google avec le mot
Outreau… » ᔡ
ÉRIC DUSSART
Thierry Dausque a refait sa vie
à Béthune sans rompre avec Outreau
Pour Odile Polvèche,
« la colère est toujours là »
Roselyne, « boulangère » par inadvertance,
continue d’être à l’écoute des autres
Thierry Dausque a trouvé du travail et aussi une compagne à
Béthune. Ensemble, ils ont eu un petit garçon. PHOTO SAMI BELLOUMI
Odile Polvèche a la rancœur à
fleur de peau.
« Un jour, je serai avocate, c’est sûr. Oh, pas comme Éric, mais… »
PHOTO ARCHIVES GUY DROLLET
DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU 7
CAHIER SPÉCIAL
LUNDI 21 FÉVRIER 2011
SV07.
Palais de justice de Paris,
grande salle des assises, en dé-
but de semaine dernière. C’est ici
que Karine Duchochois, devenue
journaliste, a donné rendez-vous à
Daniel Legrand, Dominique Wiel et
Alain Marécaux, ex-accusés de
viols sur enfants et acquittés au
bout de longs mois de souffrance.
Comme elle.
Dans cette salle où tout s’est ter-
miné, un jour de décembre 2005,
ils se sont installés en rond et discu-
tent à bâtons rompus, pendant que
deux caméramen et un preneur de
son n’en perdent pas une miette.
Avec eux, il y a aussi Blandine Le-
jeune, Hubert et Julien Delarue,
ainsi que Frank Berton, quatre des
avocats qui se sont battus pour l’in-
nocence de ces gens, venus là pour
elle, pour ce documentaire qu’elle
prépare pour M6 et qui sera diffusé
au mois de mai. Aujourd’hui, Ka-
rine Duchochois a une carte de
presse dans la poche.
Elle dit souvent qu’elle pensait de-
venir journaliste quand elle s’est
aperçue du rôle de la presse lors du
procès de Saint-Omer. Alors, elle
s’est battue pour cela et sept ans
plus tard, elle est rayonnante, au
milieu de son équipe, jonglant avec
ses différents engagements. Parce
qu’elle anime également une chro-
nique traitant de… questions de
droit, chaque jour, sur France Info.
Il est loin le jour où des policiers
sont venus la chercher, l’ont emme-
née en voiture au commissariat de
Boulogne, l’ont séparée de son fils
qu’elle entendait pleurer et l’appe-
ler d’un couloir qu’elle ne voyait
pas depuis sa geôle. « Je crois que
c’était ça le plus dur, bien sûr. La sé-
paration d’avec mon fils. » Il avait
cinq ans à l’époque.
« J’avais oublié
que j’avais été la voisine
des époux Delay »
On dit souvent, également, que Ka-
rine Duchochois est celle des treize
acquittés qui s’en est le mieux ti-
rée. « C’est peut-être vrai, je ne sais
pas. Il est certain que le fait de
n’avoir pas fait de détention préven-
tive, contrairement à tous les
autres (NDLR : elle était enceinte
de son deuxième enfant), m’a un
peu épargnée. Et puis, c’est sans
doute aussi une question de carac-
tère et de circonstances. »
Les circonstances l’avaient déjà ar-
rachées à ce quartier de la Tour du
Renard où elle était arrivée en
1996, « à dix-huit ans, enceinte et
en pleine période de rébellion ».
Après trois ans dans ces condi-
tions, elle avait compris qu’il n’y
avait pas d’avenir pour elle : « Je ve-
nais d’un milieu aisé, avec un père
chef d’entreprise, j’ai fini par mûrir
et comprendre… »
Alors, elle est partie à Paris, où Da-
vid Brunet et elle se sont séparés, et
elle a changé de vie. « J’avais oublié
que j’avais été la voisine des époux
Delay, pour moi, c’était de l’histoire
ancienne… » Et puis, elle a été rat-
trapée, emmenée dans « cette ma-
chine qui vous prend, vous tord, qui
fait ce qu’elle veut de vous sans que
vous puissiez réagir, et encore
moins agir… »
Si elle doit retenir quelque chose,
aujourd’hui, de ce cauchemar qui
s’est terminé à Saint-Omer, pour
elle, c’est bien cela : « La puissance
d’un seul homme, l’aveuglement
d’un système. » Et si elle a une am-
bition, désormais, c’est celle de « ra-
conter pour faire comprendre à ceux
qui nous écoutent… » Alors, elle ne
s’est pas trompée de métier. ᔡ
ÉRIC DUSSART
PHOTO PHILIPPE PAUCHET
Bientôt, Alain Marécaux n’en
parlera plus en public. Le 14 no-
vembre, cela fera dix ans qu’au
petit matin, les policiers ont dé-
barqué à son domicile, dans le
Boulonnais. Le début de « son » af-
faire. Et il s’est toujours juré que
dix ans après, il tournerait la page.
De là à dire que cela cessera de le
hanter : « Il n’y a pas un jour sans
que j’y pense ou qu’on m’y fasse
penser. Encore tout à l’heure à la
banque, devinez de quoi on a
parlé ? » En attendant, il nous re-
çoit dans son bureau, à Calais. De-
puis le 14 mars 2007, il a retrouvé
sa robe d’huissier, qu’il avait dû lâ-
cher au début de l’affaire. Autour
de la table, il est assis de trois
quarts, un bras sur le dossier de la
chaise. Il semble posé. Sourit par-
fois. « Je ne peux pas dire que je vais
bien, non. Mais mieux, oui, assuré-
ment. »
Parmi les acquittés, Alain Maré-
caux, 46 ans, est sûrement celui
qu’on a l’impression de mieux
connaître. Parce qu’il a médiatisé
son histoire, notamment avec son
livre, Chronique de mon erreur judi-
ciaire. « Une thérapie », après ses
vingt-deux mois de détention, sa
grève de la faim de 98 jours en pri-
son, ses deux tentatives de suicide,
son couple qui a volé en éclats, ses
liens distendus avec ses enfants…
« Et maman est morte, ce n’était
pas son heure. »
De ses enfants, de sa mère, il avait
encore du mal à en parler il n’y a
pas si longtemps. « Là, ça va
mieux. » Alain Marécaux chemine,
se reconstruit. Ses enfants vivent
chez leur mère, Odile Polvèche (lire
par ailleurs), en Bretagne. « Avec
cette affaire, on les a exclus de la so-
ciété. » Ses fils aînés, 23 et 19 ans,
ont travaillé quelques mois en ré-
gie, lors du tournage de l’adapta-
tion de son livre, avec Philippe Tor-
reton dans son propre rôle (« Il
s’est investi comme personne en per-
dant jusqu’à 26 kg »). C’était l’une
de ses conditions avant de donner
son accord pour ce film (Présumé
coupable), qui sortira à la rentrée.
Cela fait en revanche trois ans qu’il
n’a pas vu sa fille de 16 ans.
« Pas à Burgaud »
Bien sûr, Alain Marécaux se re-
tourne encore sur « cet horrible gâ-
chis », mais il veut avancer : « Je
vais au-devant du bonheur. J’ai re-
fait ma vie, j’ai une nouvelle compa-
gne, qui a des enfants, des petits-en-
fants, me voilà grand-père ! Je suis
heureux de cette nouvelle vie, ça par-
ticipe à ma reconstruction. »
Avant Outreau, il travaillait pres-
que sept jours sur sept dans son
étude de Samer. Il s’est rendu
compte que « le plus important,
c’est la famille, les amis… ». Alors
aujourd’hui, il prend des cours de
rock, sort au théâtre, va à la pis-
cine, au ski. Même s’il reconnaît
être « encore perturbé », on le sent
plus apaisé. Il se retourne plus se-
reinement sur son passé. Croyant,
il affirme même avoir « pardonné »
à Myriam Badaoui, à Aurélie Gre-
non, à David Delplanque. « Mais
pas à Burgaud. Il faut dire qu’il ne
m’aide pas beaucoup. Je voudrais
tant qu’il fasse un pas… »
On lui demande ce qu’on peut lui
souhaiter. « Continuer à profiter de
la vie, être heureux dans mon nou-
veau couple », répond-il. Puis il s’in-
terrompt. Des images doivent défi-
ler. Sa gorge se noue, ses yeux rou-
gissent. Il finit par lâcher : « Et
puis que nos souffrances ne soient
pas vaines. Qu’on puisse m’assurer
qu’un tel massacre ne pourrait plus
avoir lieu demain. » Même s’il est ré-
solu à regarder devant lui, les lar-
mes du passé surgissent encore par-
fois. ᔡ MATTHIEU DELCROIX
PHOTO JEAN-PIERRE BRUNET
Karine Duchochois veut raconter
« la machine qui vous prend et vous tord… »
Alain Marécaux « au-devant du bonheur »,
mais pas à l’abri des larmes du passé
Il est loin le jour où des policiers sont venus la chercher, (...) l’ont
séparée de son fils. Aujourd’hui, elle est journaliste.
Une photo de Paris, où il a été acquitté en 2005, dans son bureau ? « Un hasard ! », assure-t-il.
8 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU
CAHIER SPÉCIAL
LUNDI 21 FÉVRIER 2011
SV08.
Y aurait-il seulement un épi-
sode de cette sinistre affaire qui
aurait échappé à l’empreinte de
Myriam Badaoui ? C’est sûre-
ment impossible. Dans le bureau
du juge Burgaud, du fond de sa pri-
son, quand elle lui écrivait des let-
tres enflammées, et à l’audience de
Saint-Omer, encore plus, Myriam
Badaoui a marqué toute la procé-
dure.
Sans elle, il n’y aurait pas eu d’af-
faire d’Outreau, dit-on souvent. Et
ça, c’est possible. C’est vrai, elle
n’était pas à l’origine des accusa-
tions folles lancées contre tant d’in-
nocents. Mais celles-ci venaient de
ses enfants, pour la plupart, et
quand le juge la convoquait, elle
confirmait tout. Les yeux fermés.
Elle enrichissait, même, elle crédibi-
lisait.
Jérôme Crépin, qui est aujourd’hui
son avocat, fait tout de même re-
marquer qu’avec une autre straté-
gie de défense, à l’époque, il n’y
aurait peut-être pas eu d’affaire
non plus. « Il m’est déjà arrivé,
comme à beaucoup de confrères, de
prendre un client entre quatre yeux
et lui demander d’arrêter de dire
n’importe quoi. Le plus souvent,
c’est dans son intérêt, d’ailleurs.
S’il n’y avait pas eu toutes ces accu-
sations, tous ces gens incarcérés,
elle n’aurait jamais pris quinze
ans… »
Quinze ans. Myriam Badaoui est dé-
tenue depuis février 2001 et elle
purge une peine de quinze ans.
Autant dire qu’avec les remises de
peines, elle serait libérable, aujour-
d’hui… si elle pouvait trouver un
travail. « C’est mon problème, dit
Me
Crépin. Pour l’instant, on ne
trouve pas. Pourtant elle a fait une
formation, en prison. Hôtellerie-res-
tauration. Elle aime ça et elle a
beaucoup changé. »
Son vertige
L’histoire de Myriam Badaoui, c’est
la longue errance d’une jeune fille
qui n’a jamais eu de chance. Bat-
tue par son père, violée par son on-
cle, elle a quitté l’Algérie pour atter-
rir ici dans une première famille
qui la maltraitait également, avant
de s’amouracher de Thierry Delay.
« Mon avis, c’est qu’elle n’avait ja-
mais été réellement considérée
comme un être humain. »
Jérôme Crépin raconte une anec-
dote édifiante : « Comment aurait-
elle pu réagir à toutes les attentions
que lui portait le juge ? Imaginez
son vertige, le jour où elle avait
froid, lors des fouilles dans les jar-
dins ouvriers à Outreau, et que le
juge lui a fait mettre un manteau
sur les épaules, puis tourner le mo-
teur d’une voiture où elle a pu aller
se réchauffer… »
Elle en parle encore. Le juge l’écou-
tait, le juge suivait sa ligne, My-
riam existait. La voilà, la triste et la-
mentable trame de l’affaire
d’Outreau.
« Elle a conscience aujourd’hui
qu’elle a fait beaucoup de mal, mais
elle a aussi conscience d’avoir été
utilisée pour donner du corps à un
dossier qui n’en avait pas. »
Aujourd’hui, comme beaucoup
d’autres, Myriam voudrait qu’on
l’oublie, qu’on ne la fustige plus,
Comme lors de certaines permis-
sions de sortie, à Rennes, quand
elle montre sa carte de transport
dans le bus : « Il y a toujours un
chauffeur pour dire son nom tout
haut et provoquer les quolibets… »
Mais Myriam s’accroche, dit Jé-
rôme Crépin. Et elle essaie de re-
nouer le fil cassé avec ses enfants,
dont elle a perdu les droits paren-
taux. « Elle a envoyé des courriers,
elle a reçu quelques nouvelles par
Aide sociale à l’enfance. Son espoir
est là, aujourd’hui… » ᔡ
ÉRIC DUSSART
Myriam Badaoui goûte à nouveau à la liberté,
en attendant de trouver un emploi
Daniel Legrand fils (1) avait une
passion avant l’affaire
d’Outreau : le football. Il avait à
peine 20 ans, du talent, ses co-
pains l’appelaient Paul Ince, nom
d’un ex-joueur de Manchester Uni-
ted. Il rêvait d’en faire son métier.
Aujourd’hui, Daniel Legrand aime
encore le football mais n’a plus la
force d’y jouer. « Mon rêve s’est
cassé avec Outreau », dit-il sur un
ton las. Le Wimillois n’a que
29 ans mais se réfugie dans la nos-
talgie de ses exploits passés, parce
qu’il a encore du mal à voir son
avenir.
Deux ans et demi
de détention
Daniel Legrand est un jeune
homme en convalescence, et sous
traitement antidépresseur pour
chasser ses démons. Son acquitte-
ment en appel à Paris en décem-
bre 2005 l’a définitivement réhabi-
lité aux yeux de l’opinion mais ne
l’a pas guéri. « Je méritais d’être ac-
quitté à Saint-Omer un an avant,
ressasse-t-il. Je ne comprends pas
comment les jurés de Saint-Omer
ont pu me condamner alors que je
n’étais pas mis en cause. Il n’y
avait rien, rien, contre moi. »
Difficile d’échapper à un passé
aussi douloureux quand on est jeté
en prison de façon arbitraire à tout
juste 20 ans, l’âge de l’insouciance
et des virées entre copains. « Je me
claquais la tête contre les murs en
me demandant ce que je faisais là »,
se souvient-il. Il passera au total
deux ans et demi en détention, à
Loos d’abord, avant de revenir à
Longuenesse, « cadeau du juge
quand j’ai fait des aveux pour mar-
cher dans sa combine ».
Prêt à tout pour recouvrer la li-
berté, c’est lui, le jeune Legrand,
qui écrira cette fameuse lettre à
France 3 détaillant de façon sor-
dide le meurtre d’une fillette enter-
rée dans un jardin ouvrier. De vai-
nes fouilles seront menées au pied
de la Tour du Renard. C’était
couru d’avance puisque tout était
faux. Mais puisque le juge exigeait
des aveux pour envisager une libé-
ration, il allait en avoir…
« Ça me travaille quand même mes
aveux, cette lettre, c’est quand
même dommage d’en arriver là,
souffle-t-il. Mais c’était un moyen
de me défendre. Si ça tombe, une
partie des gens se disent encore “il y
était”. Même des magistrats dans
des palais de justice pensent que cer-
tains acquittés sont coupables, mais
ça les arrange de dire cela. »
Daniel Legrand n’oubliera jamais
le jour de sa libération : « Quand on
est revenu chercher notre paque-
tage, les autres détenus frappaient
dans les portes. Je leur avais telle-
ment dit qu’on était innocent que
c’était comme un hommage, c’était
fort. »
« Ça ferait plaisir
à mon père »
Même s’il n’aperçoit pas encore la
lumière au bout du tunnel – en
2007, il a été condamné dans une
affaire de stupéfiants –, Daniel Le-
grand « avance » comme il dit.
Avec le soutien de Cathy, sa compa-
gne depuis cinq ans, mais aussi de
sa famille. Le couple habite un co-
quet pavillon de Wimille. Il aime-
rait retravailler « comme chaudron-
nier-soudeur ou dans la maçonne-
rie. Ce serait bien, ça ferait plaisir à
mon père ». Il va aussi essayer de se
remettre au sport. « Je ne promets
rien », indique-t-il comme pour
s’exonérer à l’avance d’un échec.
Mais il y pense. On reverra peut-
être un jour Paul Ince sur un ter-
rain de football. ᔡ ROMAIN DOUCHIN
៑ 1. Son père, qui porte le même
prénom, n’a pas souhaité témoigner.
Le jour où Daniel Legrand, alias Paul Ince, rechaussera
les crampons, on pourra dire qu’il est guéri
Aujourd’hui, comme beaucoup d’autres, Myriam Badaoui voudrait
qu’on l’oublie, qu’on ne la fustige plus. PHOTO ARCHIVES GUY DROLLET
Daniel Legrand, chez lui, à Wimille, réapprend à vivre
normalement. PHOTO JEAN-PIERRE BRUNET
DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU 9
CAHIER SPÉCIAL
LUNDI 21 FÉVRIER 2011
SV09.
On le croise parfois dans les ma-
jestueux couloirs du palais de
justice de Paris. C’est normal :
Fabrice Burgaud y a été nommé,
peu de temps après le second
procès d’Outreau. Ce n’était
d’ailleurs pas une promotion,
cette fois-là.
Avant le procès de Saint-Omer, en
quittant Boulogne, il avait directe-
ment intégré le prestigieux parquet
antiterroriste. Alors, ça, c’était un
avancement. Il était si jeune. C’est
d’ailleurs de ce poste-là qu’il s’était
déplacé pour venir témoigner à
Saint-Omer, accompagné de la res-
ponsable de la communication –
« Ah, vous venez pour communi-
quer ? », avait dit Dupond-Moretti
– du parquet de Paris et de cette cu-
rieuse mallette qu’il ne lâchait pas.
Une mallette pare-balles, en fait,
sur laquelle il n’avait qu’à presser
un petit bouton pour s’en faire une
protection.
Ce jour-là, on avait déjà compris
que l’aura de l’ex-juge Burgaud en
avait pris un coup. Il avait donné
l’image d’une justice sans âme, ar-
rogant, à des kilomètres du jeune
homme pétrifié du mois de fé-
vrier 2006, devant la commission
parlementaire. On se demande en-
core comment il avait surmonté
son angoisse, ce jour-là.
En revanche, on l’a retrouvé trois
ans plus tard, devant le Conseil su-
périeur de la magistrature, ra-
gaillardi, redevenu offensif, beau-
coup plus sûr de lui et convaincu,
au fond, qu’il n’a pas fait d’erreur.
Il avait même fait la moue devant
la réprimande qu’on lui avait mise
en guise de sanction…
Aujourd’hui, donc, Fabrice Bur-
gaud travaille à un poste anonyme
de l’exécution des peines, serre par-
fois des mains à ceux qu’il recon-
naît dans les couloirs, quand il sort
déjeuner avec ses collègues, et
continue de refuser toutes les solli-
citations. « J’ai tout dit devant le
CSM », lâche-t-il parfois. Il n’y a
pas à y revenir… ᔡ É. D.
Il a moins été exposé médiati-
quement, et pourtant, Gérald Le-
signe formait avec Fabrice Bur-
gaud un duo plus que contesta-
ble durant l’instruction de l’af-
faire. À une nuance près, l’ancien
procureur de la République de Bou-
logne a lui battu sa coulpe lors de
sa comparution devant la Conseil
supérieur de la magistrature
(CSM). « Oui, je me suis planté.
Mon analyse ne s’est pas entière-
ment révélée exacte », nous
confirme-t-il depuis la cour d’appel
de Caen où il est depuis 2009 subs-
titut général.
Sujet sensible à Caen
À presque 63 ans, la magistrat
poursuit sa carrière dans un poste
en dessous de ses prétentions. Il
voulait celui de procureur général,
mais Rachida Dati, à l’époque
garde des Sceaux, ne souhaitait
pas choquer l’opinion publique en
offrant une promotion à un procu-
reur poursuivi devant le CSM. « Je
l’ai accepté car je ne suis pas un
courtisan. » Il doit donc faire avec
et accepte les missions qu’on lui
confie. Cela lui arrive parfois de re-
présenter le ministère public de-
vant une cour d’assises, mais ce
qui lui prend beaucoup de temps,
c’est sa spécialité : l’exécution et
l’application des peines. Un sujet
hyper sensible, après l’affaire du
meurtre de Laëtitia à Pornic, que
Gérald Lesigne a bien saisi
« d’autant qu’à Caen, nous avons
un établissement pénitentiaire avec
des criminels assez lourds ».
Outreau, il n’y pense donc plus au
quotidien, « même si on ne tourne
pas la page comme cela ». Le magis-
trat a fait son autocritique, ce qui
lui permet de « retirer le positif et le
négatif, c’est comme cela qu’un être
humain se construit au fur et à me-
sure de sa vie ». Gérald Lesigne
n’oublie pas de faire remarquer
qu’il n’a pas demandé le renvoi de
tous les acquittés devant les assises
– c’était par exemple le cas de
Christian Godart – et qu’il a requis
des acquittements dont celui de
Pierre Martel à qui il voulait « ren-
dre son honneur ». « Dans ces
cas-là, ce n’est pas une démarche de
repentance qui a lieu, mais plutôt
d’empathie. » Une empathie totale-
ment libre à l’en croire. « Je n’avais
pas pris attache avant les acquitte-
ments car j’ai toujours gardé ma li-
berté d’analyse. » Une façon pour
lui de rappeler qu’il n’a pas subi de
pressions. ᔡ O. M.
Virginie Valton, vice-présidente
de l’Union syndicale des magis-
trats, indique que pour tirer les
leçons d’Outreau, il faut d’abord
appliquer la loi inspirée de la
commission parlementaire.
– Quelles traces a laissé l’affaire
d’Outreau dans la profession ?
« La trace d’un grand bouleverse-
ment et d’une remise en question.
On y repense toujours très vite lors-
qu’on nous le rappelle comme par
exemple avec l’affaire Laetitia. On
remet en question la responsabilité
des magistrats en disant : Regar-
dez, comme avec Outreau, ils sont
irresponsables. »
– Que préconisez-vous pour éviter
un nouveau fiasco ?
« Il y a déjà eu une remise en cause
générale des pratiques. L’affaire
d’Outreau, c’était à une époque où,
dans les affaires de mœurs, si le mi-
neur disait, le mineur avait rai-
son. Nous sommes revenus à une
logique plus équilibrée : aujour-
d’hui, quand quelqu’un dit, il faut
automatiquement vérifier. (…) Ce
qui est dommage, c’est qu’une com-
mission d’enquête a voté un rap-
port. Rapport qui a donné lieu à
une loi votée à l’unanimité. Mais
cette loi n’est pas suivie d’effets. »
– Que demandez-vous par rapport
aux travaux de cette commission ?
« L’application de la loi avec la col-
légialité de l’instruction ! Or, le gou-
vernement n’a pas souhaité mettre
les moyens et s’est arrêté au milieu
du gué. (…) La collégialité qui
aurait dû entrer en fonction en
2010 a été reportée. Dans le projet
de loi de finances, le gouvernement
a une nouvelle fois sollicité son re-
port jusqu’en 2014. »
– Plus de 60 magistrats ont eu à se
prononcer sur Outreau. Comment
expliquez-vous cela ?
« D’abord à l’instruction même, il y
a eu Fabrice Burgaud, ses collè-
gues qui l’ont remplacé pendant
ses vacances et son successeur qui
a clôturé l’affaire. Au parquet, plu-
sieurs intervenants se sont succédé
ainsi que la hiérarchie du parquet
général. On pense aussi à plusieurs
juges de la liberté et de la déten-
tion. Et puis à la chambre de l’ins-
truction, au fil des changements
d’affectation ou lors de l’absence
de certains juges, d’autres magis-
trats ont encore eu à se pronon-
cer. »
– C’est donc le fonctionnement nor-
mal d’une affaire ?
« C’est le fonctionnement normal
d’une affaire (…). Car avec une af-
faire de ce type, forcément, il y a
une multiplicité d’intervenants. »
– Dominique Wiel s’est souvent
plaint du comportement du juge
des libertés et de la détention. Com-
ment le rendre plus indépendant ?
« On demande que toutes les déci-
sions sur la détention soient prises
dans la collégialité. Justement pour
avoir trois regards différents. On de-
mande aussi que ce poste soit dé-
dié, que ce magistrat soit JLD princi-
palement. Car dans les petites juri-
dictions, cette fonction tourne. »
– Les juges pâtissent d’une image
d’« intouchables ». Que répondez-
vous ?
« D’abord, nous avons le droit à la
présomption d’innocence comme
n’importe qui. (…) Puis, il faut sa-
voir que la responsabilité des juges
peut être engagée à plusieurs ni-
veaux. Au plan pénal : si on com-
met des infractions, on est renvoyé
devant un tribunal. Au plan civil,
si la responsabilité de l’État est en-
gagée et qu’une juridiction recon-
naît une faute personnelle d’un
agent, il peut y avoir une action de
l’État contre cet agent pour rem-
bourser les dommages et intérêts
versés à une victime. Et puis, il y a
la responsabilité disciplinaire qui
s’est accrue dans le post-Outreau.
Il y a eu une modification de la
composition du CSM. La France est
le seul état en Europe où les juges
sont jugés au disciplinaire par une
majorité de non magistrats. Si la
France devait à nouveau entrer
dans l’union européenne aujour-
d’hui, cette disposition ne nous le
permettrait plus. » ᔡ
PROPOS RECUEILLIS
PAR OLIVIER MERLIN
L’ex-juge Burgaud est redevenu
anonyme en passant au parquet
Gérald Lesigne l’avait dit et le maintient
encore aujourd’hui : « Je me suis planté »
Virginie Valton (USM) : « Le gouvernement
s’est arrêté au milieu du gué »
Fabrice Burgaud sortant du
CSM en 2009. PHOTO AFP
Outreau, Gérald Lesigne n’y pense plus au quotidien, « même si on
ne tourne pas la page comme cela ». PHOTO ARCHIVES GUY DROLLET
Virginie Valton, vice-présidente de l’USM, fut juge d’instruction
pendant plusieurs années à Arras. PHOTO ARCHIVES SAMI BELLOUMI
DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU 11
CAHIER SPÉCIAL
LUNDI 21 FÉVRIER 2011
SV11.
– À l’évocation des travaux de la
commission parlementaire, quelle
est l’image qui vous vient spontané-
ment ?
« Je pense à l’audition du juge Bur-
gaud, évidemment, mais aussi à
celle des acquittés. Celle-là a été
prépondérante, son impact a été
énorme parce qu’elle a eu lieu hors
du huis clos, elle a été retransmise
par les chaînes d’information conti-
nue, et même par les chaînes d’in-
formation généralistes, au fil de la
journée.
Ces gens, racontant leur histoire
avec sincérité, ont bouleversé la
France entière. Après cela, il
n’était plus possible de revenir au
huis clos. Le débat, qui avait fait
rage lors des premiers jours de la
commission, était tranché. Et je
crois que la publicité des débats a
été déterminante dans le succès de
nos travaux. »
– On a beaucoup salué votre en-
tente avec Philippe Houillon, rap-
porteur, qui est pourtant votre ad-
versaire politique.
« Nos relations étaient tendues au
début. Elles le sont restées long-
temps d’ailleurs, mais nous avons
pris soin de nous accrocher en
privé, dans son bureau. Et puis, au
fil du temps, nous avons bâti une
vraie complicité.
Je me souviens de son désarroi
quand Guy Canivet et Jean-Louis
Nadal, les plus hauts magistrats de
France, sont allés voir Jacques
Chirac pour se plaindre de la com-
mission. Et aussi que le corps des
magistrats lui en voulait pour
avoir malmené Fabrice Burgaud,
lors de son audition, alors qu’il
n’avait fait que son boulot de rap-
porteur. En ces deux occasions, j’ai
été solidaire. »
– Cette période a-t-elle marqué un
virage dans votre vie ?
« Évidemment. Je dois reconnaître
que sur le plan politique, cette com-
mission m’a propulsé sur le devant
de la scène. Et je n’en suis plus
sorti. Mais ces six mois de travail
m’ont aussi changé, tant sur le
plan professionnel que personnel.
Nous avons dépassé les clivages po-
litiques et j’ai appris beaucoup de
cela. Je ne supporte plus, aujour-
d’hui, le manichéisme, les réflexes
pavloviens, même s’ils viennent de
mon camp. J’aime toujours la politi-
que, je suis toujours socialiste, ce
sont mes convictions, mais j’ai ap-
pris à échanger. Je me sens mieux,
en fait.
Et c’est aussi vrai sur le plan per-
sonnel. Je suis redevenu amoureux
de mon métier d’avocat. Au point
de regretter de ne pas l’avoir plus
pratiqué. »
– Que gardez-vous de ce balayage
complet de toute la chaîne des pro-
tagonistes de cette affaire ?
« Ce que je ressentais, à l’époque,
et dont j’aime me souvenir, c’est
cette impression que les gens ve-
naient vers nous, avec leurs habits,
leur langage, leur culture, quelle
qu’ils soient, pour nous dire :
“Voilà, c’est comme ça que nous vi-
vons. C’est comme ça que ça mar-
che.” Moi qui suis passionné d’his-
toire, je revoyais les Représentants
du peuple, comme un parfum de
Révolution française. »
– Comment voyez-vous la loi Clé-
ment qui a été inspirée de vos tra-
vaux ?
« Elle n’est pas nulle, cette loi. Seu-
lement, elle est venue trop tôt.
J’avais dit à l’époque qu’il ne fallait
pas légiférer tout de suite parce
qu’on ne pouvait le faire que par-
tiellement, forcément. Notre pro-
blème, en fait, est d’avoir dû rendre
notre rapport avec les quatre-
vingts propositions six mois trop
tôt. Si nous avions pu attendre la
campagne présidentielle, pour le dé-
bat c’était parfait. Au lieu de cela,
nous sommes passés inaperçus et
une fois élu, Nicolas Sarkozy a re-
poussé le reste de la réforme pé-
nale. Il a dit : “On l’a déjà fait…” »
– Avez-vous l’impression que l’on
s’est bien servi de votre rapport ?
« Non seulement il n’a pas été mis
en œuvre, mais il a été balayé ! Ni-
colas Sarkozy lui-même l’a balayé.
Le plus bel exemple, c’est cette in-
tervention devant la cour de cassa-
tion, en janvier 2009, où il an-
nonce qu’il supprime le juge d’ins-
truction. Pour un président qui
voulait renforcer le rôle du parle-
ment, c’est fort, non ? Et cela, en to-
tale contradiction avec les proposi-
tions que nous avions écrites et qui
faisaient l’unanimité. Et un an
après, plus personne ne parle de ce
projet… »
– Une supposition, maintenant :
dans quelques mois, vous devenez
garde des Sceaux. Quelles sont vos
premières décisions ?
« D’abord, pas de loi pendant un
an. Pour souffler. Tout le monde a
besoin de cela, les magistrats
comme les autres.
Ensuite, il faut organiser des États
généraux de la Justice et de son
fonctionnement, dans tous les tri-
bunaux de France.
Enfin, en matière de procédure pé-
nale, j’observe ce qu’a fait la droite,
je garde ce qui est bien et je fais
abroger ce qui ne va pas.
Et puis, surtout, je fais le maxi-
mum pour que le budget de la Jus-
tice devienne enfin décent. Dans le
rapport de la commission, nous avi-
ons proposé une augmentation de
50 % pendant cinq ans. Cela parais-
sait énorme, mais c’était juste le
manière d’arriver à une hauteur
décente… » ᔡ
André Vallini : « Comme un parfum
de Révolution française… »
« Cette commission
m’a propulsé sur le devant
de la scène. Et je n’en suis
plus sorti. »
« Surtout, je fais
le maximum pour
que le budget de la justice
devienne enfin décent. »
Il le dit lui-même : André Vallini,
député et président du Conseil
général de l’Isère, n’était pas
très connu nationalement avant
la commission parlementaire sur
l’affaire d’Outreau.
Pendant six mois, de janvier à
juin 2006, il en a été le président
serein, même lors des tempêtes,
solide et ouvert à la fois. Avocat
de formation, il savait
parfaitement où il allait et
aujourd’hui, il en a beaucoup
appris. Rencontre avec un
homme qui a changé de
dimension.
PAR ÉRIC DUSSART
edussart@lavoixdunord
PHOTOS GUY DROLLET ET AFP
៑ « Il faut organiser des
États généraux de la Justice
et de son fonctionnement,
dans tous les tribunaux
de France. »
៓Avec Philippe Houillon,
« nos relations étaient
tendues au début. Elles
le sont restées longtemps
d’ailleurs, mais nous avons
pris soin de nous accrocher
en privé, dans son bureau. »
12 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU
CAHIER SPÉCIAL
LUNDI 21 FÉVRIER 2011
SV12.
Au début des années 2000,
quand a commencé cette
affaire, ils ont passé presque
ensemble le cap de la
quarantaine. Ils étaient déjà
des ténors, mais à Lille.
PAR ÉRIC DUSSART
edussart@lavoixdunord.fr
PHOTO ARCHIVES MAX ROSEREAU
On les connaissait, on les admirait
parfois, mais on pouvait aussi
s’agacer du côté grande gueule
qu’ils ont en commun. Au moins,
on reconnaissait que l’un et l’autre
sont de gros bosseurs, et qu’à
l’audience, ils ont un sacré talent.
Dès le mois de novembre 2001,
Frank Berton est devenu l’avocat
d’Odile Marécaux. Quelques mois
plus tard, Éric Dupond-Moretti de-
venait celui de Roselyne Godard.
Leurs combats commençaient, ils
allaient se fondre en une seule croi-
sade, pour l’innocence de tous ces
gens, contre la rudesse aveugle
d’une justice empêtrée.
Bien sûr, c’est à l’audience que
leur présence a été déterminante.
À Saint-Omer, au printemps 2004,
c’est Dupond-Moretti qui a pris les
commandes. Côté défense, c’était
lui le boss, qui se levait, s’indignait,
et poussait l’accusation dans ses
derniers retranchements au nom
des autres. Le jour du témoignage
du juge Burgaud, à la fin d’un
après-midi de torture pour le jeune
magistrat, il a fermé le ban des avo-
cats de cette phrase définitive :
« M. Burgaud, Camus a dit : La
justice est une chaleur de l’âme.
J’aimerais que vous rentriez à Paris
avec cela. »
Mais à Paris, au deuxième procès,
on a vite senti que le jeune Daniel
Legrand, son deuxième client, se-
rait rapidement mis hors de cause.
Alors, Dupond-Moretti s’est fait dis-
cret. Contre-nature, mais stratégi-
que. Frank Lavier, lui, n’était pas
tiré d’affaire. Alors, Berton, son
nouvel avocat, a repris le manche.
C’est lui qui a mené les autres à la
bataille. Voix de stentor et œil de
braise. Pour finir le boulot.
Au bout du compte, l’avocat géné-
ral s’est levé pour requérir l’acquit-
tement pour tout le monde. Du
coup, le lendemain, les avocats des
six accusés ont décidé de ne pas
plaider. Et si on demande une
image, une seule, à Frank Berton,
de ses cinq années de combat, c’est
celle-là qui lui vient d’abord :
« Nous n’avons pas plaidé ! Nous
avons demandé à remplacer nos plai-
doiries par une minute de silence à
la mémoire de François Mour-
mand, décédé pendant l’instruction.
C’était fou, ça. Parce qu’avant ça,
on avait tout fait sauf se taire. On
avait passé des années à hurler, à
convaincre, à travailler… Et puis,
c’était risqué de ne pas plaider. Je
n’avais jamais fait ça de ma vie et je
ne le referai jamais… »
Dupond-Moretti, lui, évoque une
autre image. « Je me revois sur le
perron de Matignon, avec tout le
monde. Un instant, j’ai tourné la
tête sur la gauche et j’ai vu la Décla-
ration universelle des Droits de
l’homme. Quel symbole, pour tous
ces gens qu’on avait traînés dans la
boue et qui venaient d’être reçus par
le Premier ministre en exercice. »
Éric Dupond-Moretti, ensuite, a été
à l’origine du système d’indemnisa-
tions par l’État. « Ils avaient peur
d’un procès pour faute lourde, l’idée
était de transiger pour aller plus
vite. » De ce côté, tout s’est ar-
rangé... à part pour les enfants de
François Mourmand, dont la sœur
continue de se battre. Et les deux té-
nors ont pris de l’envergure.
Aujourd’hui, on dit souvent que
Me
Dupond-Moretti, du barreau de
Lille, est le plus grand avocat d’assi-
ses en France. Plus de quatre-vingt-
dix acquittements au compteur. Et
Me
Berton ferraille dans le monde
entier. Florence Cassez au Mexi-
que, des dossiers en Angleterre, à
Madagascar, en Amérique latine et
partout en France.
Grâce à Outreau ? Ils ont le même
cri du cœur : « J’avais déjà de gros
dossiers avant ! » Certes. Mais ils
l’admettent également de la même
manière : « C’est sûr que médiati-
quement, cette affaire a déclenché
des choses. » Aujourd’hui, quand
l’un ou l’autre se lève, dans une
salle d’audience, on retient son
souffle. « Au moins, depuis cette af-
faire, on a le droit de dire qu’un en-
quêteur a pu se tromper. Et quand
c’est l’un de nous qui le dit, on nous
écoute », grogne Dupond-Moretti.
« Face à moi, un expert sait ce que
je pense. Soit il a changé ses métho-
des soit il ne les a pas changées et il
sait ce que je vais en faire », pré-
vient Berton. Des ténors. À bientôt
cinquante ans. ᔡ
Elle n’a pas eu à défendre un ac-
quitté, mais David Delplanque,
un accusé condamné à 6 ans de
prison et qui n’a jamais fait ap-
pel. Il a reconnu des viols sur les
enfants Delay mais a toujours nié
ceux sur ses enfants. « Il est quand
même tombé pour les deux faits »,
regrette aujourd’hui Me
Fabienne
Roy-Nansion, l’avocate de l’ac-
cusé. « J’ai pu suivre l’affaire dès le
début car mon client avait fait appel
à moi dès sa garde à vue. » L’avo-
cate boulonnaise suivra donc toute
l’instruction et vivra des moments
pénibles comme l’audition de My-
riam Badaoui racontant « avec des
tonnes de détails » le meurtre imagi-
naire de la petite fille. « J’ai eu un
malaise dans le cabinet du juge. Je
suis sortie et je me suis assise. J’ai
alors pleuré un quart d’heure car je
voyais ma fille dans la petite qu’elle
décrivait. » C’est alors qu’elle se
rend dans le bureau de l’ordre, un
ancien bâtonnier vient la réconfor-
ter et lui dit : « Si c’est au bout de
tes forces, tu n’y retournes pas.
Mais si tu vas dans ce bureau, tu dé-
fends ton client jusqu’au bout. » Fa-
bienne Roy-Nansion tiendra parole
et vivra ses neuf semaines
d’audience à Saint-Omer comme
un événement historique. « Je suis
ressortie de ce procès épuisée, mou-
lue. » Mais elle n’oublie pas ces
« grands moments de fraternité »
avec ses confrères avocats comme
ce dîner, le soir du verdict avec qua-
siment tous les confrères du procès.
« Avec lui
jusqu’au bout »
« Puis j’ai passé la dernière heure
précédant le verdict avec mon
client, dans sa geôle. Je me suis dit
que je devais être avec lui jusqu’au
bout. » Aujourd’hui, six ans après,
l’avocate n’a pas oublié l’affaire.
Mieux, elle lui a servi. « Sur le plan
personnel, ça m’a renseigné sur ma
capacité à me placer dans un procès,
côte à côte avec des Berton ou des
Dupond-Moretti. » Mais c’est sur le
plan technique qu’elle voit la diffé-
rence. « Je n’ai jamais plus abordé
un procès de la même façon. Avant
Outreau, je me contentais de lire les
PV. Depuis, je lis toujours les PV
mais je regarde qui les écrit, quels
sont les experts requis. » Bref, c’est
une autre façon de travailler que
l’avocate met en œuvre au quoti-
dien pour contribuer, elle aussi, à
la mutation des pratiques judiciai-
res. ᔡ OLIVIER MERLIN
Frank Berton et Éric Dupond-Moretti :
deux ténors pour un même combat
Franck Berton (à g.) et Éric Dupond-Moretti, le 17 mai 2004, à la sortie du tribunal de Saint-Omer.
Me
Roy-Nansion n’a « jamais plus abordé un procès de la même façon »
« Ne pas plaider :
je n’avais jamais fait ça
de ma vie et je ne le
referai jamais… »
« Au moins, depuis
cette affaire, on a le droit
de dire qu’un enquêteur
a pu se tromper. »
Me
Roy-Nansion est bâtonnier
des avocats boulonnais.
DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU 13
CAHIER SPÉCIAL
LUNDI 21 FÉVRIER 2011
SV13.
Dans tous les palais de
justice de France, on trouve
des Berton et des
Dupond-Moretti pour revenir
encore sur ce fiasco et
brandir leur colère de voir
qu’aujourd’hui, il est
toujours possible de buter
sur ce qu’on avait dénoncé
en disant la main sur le
cœur : « Plus jamais ça ! »
Le plus cruel exemple est sans
doute le régime de LA GARDE À
VUE. Le jour de leur audition, les
acquittés de ces deux procès
avaient ému la France entière en
racontant leurs arrestations et les
heures qui ont suivi. On avait alors
fait mine de découvrir les condi-
tions moyenâgeuses dans lesquel-
les sont entendues et retenues les
personnes soumises à ce régime
sans égal en Europe. Et puis rien.
Sur la garde à vue, en tout cas,
alors que la Cour européenne des
Droits de l’homme avait déjà sérieu-
sement averti la France.
Aujourd’hui, une réforme est en
cours mais on ne pourra pas en cré-
diter ceux qui ont voulu tirer les le-
çons de l’affaire d’Outreau. Il a
fallu ensuite quelques affaires re-
tentissantes, et de nouvelles
condamnations de la Cour euro-
péenne, pour que le Conseil consti-
tutionnel puis la Cour de cassation
embrayent. Aujourd’hui, l’État
français est sommé de se mettre en
conformité avec le droit européen
pour le 1er
juillet. Notamment
s’agissant de la présence de l’avo-
cat aux côtés de son client et la
connaissance des faits reprochés.
On a tout de même perdu quelques
années, puisque les mesures rete-
nues ici étaient contenues dans le
rapport n˚ 3125 de la commission
parlementaire.
Celui-ci faisait également une large
place au problème de la LA DÉTEN-
TION PROVISOIRE. Souvent, à
l’époque, on avait entendu que « le
drame d’Outreau, c’est le drame de
la détention préventive », des gens
comme Daniel Legrand, Domini-
que Wiel ou Pierre Martel ayant
fait plus de trente mois avant leur
procès. Selon eux, c’était tout de
même oublier un autre drame :
« La gravité de l’accusation qui pe-
sait contre nous. Être accusé de vio-
ler des enfants, c’est terrible. » Et
encore plus en prison.
Les députés proposaient donc l’ins-
tauration de dates butoirs, des ren-
dez-vous réguliers chez le juge
pour un point précis de l’enquête,
la suppression de notions fourre-
tout comme le trouble à l’ordre pu-
blic pour justifier une détention,
un collège de juges pour la pronon-
cer et la mise en place d’un panel
de mesures alternatives. Dans ce
domaine – à part pour les bracelets
électroniques que l’on commence à
voir arriver –, on n’a pas fait beau-
coup de progrès. Et dans les
faits – contrairement à ce que dit la
loi –, la détention provisoire est
plus la règle que l’exception.
Autre point sensible, LA COLLÉ-
GIALITÉ. Une idée toute simple,
pleine de bon sens, pour éviter ce
qui peut arriver à tout le monde :
l’erreur dans laquelle on s’en-
ferme. Un collège de trois juges de-
vait donc se saisir des dossiers les
plus importants, se réunir et tra-
vailler de concert, échanger, s’é-
pauler… Cela paraissait tellement
évident que la loi Clément adoptait
l’idée qui… n’est toujours pas appli-
quée dans les faits. Elle vient une
nouvelle fois d’être repoussée. On
parle aujourd’hui de 2014.
Pour cette mesure-là comme pour
beaucoup d’autres, les magistrats
évoquent une raison essentielle :
LES MOYENS. Malgré un budget
en hausse chaque année, la France
se traîne dans les cinq dernières pla-
ces d’Europe pour les moyens de sa
justice. Pour mémoire, au tout dé-
but de l’information judiciaire
confiée au juge Burgaud, Aurélie
Deswarte, la collaboratrice de
Me
Berton, a fait plusieurs fois le
trajet Lille - Boulogne, parce que le
tribunal n’avait pas les moyens de
lui imprimer le dossier d’Odile
Marécaux, sa cliente. Manque de
postes, locaux insalubres, matériel
insuffisant… : c’est le quotidien de
la justice. D’ailleurs, à travers tout
les pays, les magistrats l’ont crié
ces derniers jours, avec – entre
autres – un slogan qui en dit long :
« Donnez-nous les moyens d’appli-
quer la loi. »  É. D.
Ont participé à ce supplément
Rédacteur en chef,
directeur de la rédaction :
Jean-Michel BRETONNIER
Coordination rédactionnelle :
Bruno VOUTERS (rédacteur en
chef adjoint), Bertrand SPIERS.
Rédaction : Éric DUSSART, Romain
DOUCHIN, Olivier MERLIN, Matthieu
DELCROIX, Frédéric VAILLANT,
Sylvain DELAGE, Olivier BERGER.
Photos : Guy DROLLET, Jean-Pierre
BRUNET, Philippe PAUCHET, Sami
BELLOUMI, Stéphane MORTAGNE,
Max ROSEREAU.
Maquettes et mise en pages :
Yann SEGERS
Éditeur : Olivier FACON
À la fin du mois de juin 2006,
trente députés de tous bords
présentaient un pavé rouge
brique de plus de six cents
pages qu’ils avaient
fièrement intitulé « Au nom
du peuple français, juger
après Outreau ».
Ils pouvaient en être fiers d’ailleurs
parce qu’au bout de quatre mois de
travaux, sous la conduite du socia-
liste André Vallini et du rapporteur
UMP Philippe Houillon, les mem-
bres de la commission d’enquête
parlementaire rendaient une copie
unanimement saluée.
Des acquittés aux magistrats, en
passant par les avocats, les experts,
les travailleurs sociaux, les assis-
tantes maternelles ou les journalis-
tes, ces trente hommes et femmes
de la représentation nationale, fins
connaisseurs du monde juridique
ou parfaits candides, avaient cher-
ché à comprendre et analyser les
comportements de deux cent vingt
et une personnes.
À la fin du cahier, sur treize pages,
ils présentaient donc une synthèse
de leurs propositions en quatre-
vingt points. Une trame pour le pro-
jet d’une réforme ambitieuse du
système pénal, comme tout le
monde semblait la réclamer alors.
Et puis, quelques mois plus tard,
Pascal Clément, alors garde des
Sceaux, portait un projet de loi
adopté dans la grogne ambiante,
parce que jugé trop frileux et
même souvent appelé « réfor-
mette »…
« Et bien je trouve, moi, que c’était
juger durement ce texte qui a
changé quelques pratiques importan-
tes au quotidien dans notre procé-
dure. » Me
Hubert Delarue, avocat
d’Alain Marécaux d’un bout à
l’autre de l’affaire, appuie
aujourd’hui sur deux points parti-
culiers que cette loi Clément a fait
évoluer ; « Pour le plus grand bien
de la recherche de la vérité », dit-il.
D’abord, elle a fait évoluer LES
DROITS DE LA DÉFENSE. Les inter-
rogatoires et les confrontations
chez le juge d’instruction doivent
aujourd’hui être filmés dans de
nombreux cas. « Au moins, cela
nous permet de vérifier des erreurs
de retranscription s’il le faut,
comme de trancher à l’audience les
querelles entre accusés (ou préve-
nus) et enquêteurs, sur le contenu
des procès verbaux. » De plus, ces
interrogatoires ou confrontations
ne peuvent plus se dérouler hors de
la présence d’un avocat.
Deuxième point important : LES EX-
PERTISES. On se souvient des sou-
bresauts du procès de Saint-Omer
au moment des dépositions d’ex-
perts psychologues, et peut-être en-
core plus de l’étonnante explica-
tion d’un professionnel décrié pour
son travail à la cour d’assises de Pa-
ris : « Quand on paie des expertises
au tarif des femmes de ménage, on a
des expertises de femmes de mé-
nage. » Eh bien, aujourd’hui, on a
surtout des expertises un peu plus
raisonnables. « À une époque, on de-
mandait presque à l’expert de dire si
l’accusé mentait ou pas, rappelle
Hubert Delarue. Et la plupart du
temps, son avis était suivi aveuglé-
ment. » Plus de tout cela aujour-
d’hui : un juge ne peut plus deman-
der tout de go si l’accusé ou le plai-
gnant est « crédible ». « Et surtout,
il soumet à la défense le contenu de
la mission qu’il confie à l’expert. De
cette manière, nous pouvons amen-
der les questions, et même en propo-
ser. »
Autre aspect sensible du dossier
d’Outreau : LA PAROLE DE L’EN-
FANT. Des policiers et des enquê-
teurs formés peuvent aujourd’hui
aborder les mineurs avec plus de
précaution, donc d’efficacité. Pour
leur protection, les enfants sont
également filmés, quand c’est possi-
ble, ce qui peut leur éviter de reve-
nir à l’audience pour une nouvelle
épreuve.
Mais au-delà, l’affaire d’Oureau a
également modifié des COMPORTE-
MENTS moins visibles de l’exté-
rieur. « Nous avons de meilleures re-
lations avec les magistrats », dit
Blandine Lejeune, avocate de Domi-
nique Wiel. Et de leur côté, ces ma-
gistrats ont également réfléchi :
« A l’instruction, nous suivons les
dossiers plus tôt, plus longtemps »,
dit Dominique Lottin, première pré-
sidente de la cour d’appel de Douai.
« Nous avons affecté plus de monde
à la chambre de l’instruction. Nos
jugements sont plus approfondis,
plus complets, nous veillons qu’à
tous les échelons, il y ait plus de
contradiction. Et même dans l’orga-
nisation des cours d’assises, nous
sommes plus sensibles aujour-
d’hui. » 
É. D.
Justice : une réforme... toujours en chantier
Des libertés à défendre encore
Des droits et des paroles protégés
La France se traîne
dans les cinq dernières
places d’Europe pour
les moyens de sa justice.
L’État français est sommé
de se mettre en
conformité avec le droit
européen pour le 1er
juillet.
« À une époque,
on demandait presque
à l’expert de dire si
l’accusé mentait ou pas. »
« Nos jugements sont plus
approfondis. Nous veillons
qu’à tous les échelons, il y
ait plus de contradiction. »
Les magistrats le criaient encore récemment : « Donnez-nous les moyens d’appliquer la loi. » Alors, oui, des progrès ont été faits mais il en reste
tellement à faire : garde à vue et détention provisoire entre autres…
14 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU
CAHIER SPÉCIAL
LUNDI 21 FÉVRIER 2011
DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU 15
CAHIER SPÉCIAL
LUNDI 21 FÉVRIER 2011
SV14.
Il faudrait ajouter un nom à la
liste des victimes du plus
retentissant fiasco judiciaire
français. Il s’agit de celui
d’Outreau. Cette ville inconnue
du grand public en 2001 a été
projetée sur le devant de la
scène, son nom associé aux
pires horreurs puis à celui d’un
retentissant naufrage
judiciaire. Aujourd’hui, les
Outrelois ont tourné la page et
aimeraient que tout le monde
en fasse autant.
PAR FRÉDÉRIC VAILLANT
region@lavoixdunord.fr
PHOTOS GUY DROLLET
Un phénix doré sur fond rouge sym-
bolise Outreau sur les armoiries de
la ville. Qui mieux que l’oiseau lé-
gendaire renaissant de ces cendres
pourrait incarner l’esprit de cette
cité de l’agglomération boulon-
naise face à l’adversité ? Ravagée
par les bombardements intensifs de
la guerre, secouée par le dépôt de
bilan des APO (Aciéries Paris-
Outreau) en 1978, puis balayée
par une formidable tornade judi-
ciaire, la ville renaît une fois plus
de ces cendres. « Pour moi, la popu-
lation a tourné la page, confie Thé-
rèse Guilbert, maire PS depuis le dé-
cès de Jean-Marie François en
2005. Ça a été un drame pour beau-
coup de personnes, une erreur judi-
ciaire d’une ampleur inédite mais
les Outrelois sont fatigués qu’on
leur ressasse toujours cette his-
toire. » Cette cité ouvrière, qui de-
vrait dépasser au prochain recense-
ment la barre des quinze mille habi-
tants, a appris à partager son nom.
Au rayon des synonymes, Outreau
est passé de l’étiquette « horreur »
à celle d’« erreur ». On parle
d’avant ou d’après Outreau, on dé-
nonce un « nouvel Outreau »…
« Avant l’affaire, c’était une com-
mune qui était plutôt montrée en
exemple, rappelle Thérèse Guilbert.
Riche en équipements, crèche, école
de danse, de musique, une épicerie
sociale, une école municipale de
conduite, la première de France ! »
Une ville classique, bien équipée où
la moitié des habitants sont proprié-
taires de leur logement et où 37 %
sont locataires d’une HLM. « Il y a
actuellement 1 500 demandes en at-
tente dans le parc social et on nous
demande régulièrement s’il y a des
parcelles constructibles », souligne
le maire.
« On n’en parle plus »
La cité de la Tour du Renard fait
aussi le plein de locataires. Cet en-
semble d’immeubles de quatre ou
cinq étages baptisés de noms
d’oiseaux se situe à la limite exté-
rieure de la ville. Entouré de quel-
ques pavillons, il côtoie la campa-
gne. D’ailleurs le nom de la Tour
du Renard vient de celui d’une
ferme que l’on devine sur les hau-
teurs. La ferme du Renard possé-
dait une tour médiévale qui a été
dynamitée par les Allemands pen-
dant la guerre. La cité HLM, dite de
la Tour du Renard, construite à la
fin des années cinquante s’étale en
contrebas.
Ici aussi, la page est tournée. « On
n’en parle plus, lâche du bout des lè-
vres Josette Marlot qui avec une
équipe d’une quinzaine de person-
nes anime la maison de quartier
Arc-en-Ciel. On a été stigmatisé. je
ne vais pas vous dire qu’il n’y a pas
de problèmes mais il n’y en a pas
plus qu’ailleurs. C’est un quartier
avec des difficultés sociales mais il y
a une solidarité qu’on ne rencontre
pas dans d’autres quartiers. On
s’aide les uns les autres. Ça a tou-
jours été comme ça. » À l’entrée de
la cité un panneau annonce la ré-
novation des 276 logements.
« C’est déjà ancien, explique une
habitante du quartier. Ils ont refait
des entrées, carrelages, interpho-
nes, nouvelles boîtes aux lettres. »
« Des baignoires sabots ont été rem-
placées par de vrais baignoires »,
ajoute un voisin. Difficile d’en sa-
voir plus car le bailleur social,
Pas-de-Calais Habitat, se refuse à
communiquer. « Trop doulou-
reux », nous a-t-on fait savoir.
Dans la cage d’escalier de l’immeu-
ble Les Merles, où l’affaire a com-
mencé il y a dix ans, la peinture a
été refaite « suite à un incendie
dans un appartement » explique un
locataire. Au dernier étage, un
autre fait des travaux avant d’em-
ménager « très content d’avoir pu
obtenir un appartement ». C’est la
Tour du Renard, une cité HLM ba-
nale dans une ville ordinaire.
« On n’a jamais compris pourquoi
ça s’était appelé l’affaire d’Outreau,
soupire Thérèse Guilbert. En
France ou à l’étranger, il y a ce
genre d’affaires sans qu’elles soient
associées au nom de la commune. »
Exemple, malgré le procès d’un ré-
seau pédophile en 2005
(62 condamnations), l’image d’An-
gers reste attaché à son château, la
Maine et la douceur angevine. Qui
se souvient du nom du quar-
tier ? ᔡ
« Les Outrelois sont
fatigués qu’on leur
ressasse toujours
cette histoire. »
« On n’a jamais compris pourquoi ça
s’était appelé l’affaire d’Outreau »
Au rayon des
synonymes, Outreau
est passé de l’étiquette
« horreur » à celle
d’« erreur ».
VU DE LA VILLE ET DE SES HABITANTS
Depuis dix ans, la cité de la Tour du Renard a connu quelques rénovations et un collège flambant neuf se dresse à l’entrée du quartier.
16 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU
CAHIER SPÉCIAL
LUNDI 21 FÉVRIER 2011
SV16.

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Dix ans après... Les leçons d'Outreau

  • 1. JEAN-MICHEL BRETONNIER « Plus jamais ça. » Il fallait réformer la Justice. Les juges devaient se remettre en cause. Mais aussi les experts, les journalistes. Et l’opinion. Tout le monde devait se regarder dans la glace. Au lendemain du désastre judiciaire d’Outreau, les bonnes résolutions pleuvaient. Dix ans après, quelles leçons ? On les pèsera plus facilement au trébuchet qu’à la balance à bascule. La révolution judiciaire n’a pas eu lieu, mais plus rien n’est tout à fait comme avant. Ce qui reste d’Outreau, dix ans après, ce sont les visages des acquittés témoignant devant la commission parlementaire. La France les écoute, figée par l’émotion. Ils parlent avec le calme de ceux qui ont vécu l’enfer ; ils ont oublié les caméras. Ils sont habités par la force et la vérité de leurs propos. Ils crèvent l’écran. On n’oubliera pas non plus le juge Burgaud. Blême, inexpressif, les yeux vides. Le corps fermé à double tour derrière des bras croisés. Le ton monocorde, le propos à peine audible. Quand ceux qu’il a poursuivis s’allègent en parlant, lui se plombe. Ce qu’on a appris d’Outreau, c’est à travers ces visages. L’opinion, les journalistes, les juges, tous ont gardé en mémoire ces destins brisés. On savait depuis longtemps l’erreur judiciaire toujours possible. On sait maintenant qu’on peut s’y enferrer des années durant, en dépit des évidences. On a mesuré les dégâts humains que peut causer une machine infernale conduite par des gens qui ne voient ni n’entendent plus rien d’autre que ce qui les arrange. Ce qui n’a pas changé, en revanche, c’est la place de la Justice dans notre démocratie. Dix ans après le début d’une affaire qui vit l’institution chavirer, les juges étaient quasiment en grève, ulcérés qu’on leur fasse porter un chapeau trop grand, alors qu’on les laisse se battre avec des dossiers qui s’accumulent, des moyens qui manquent, une sérénité qui se dérobe. En matière de justice, le retard du budget de la France est criant. La nation des Droits de l’homme traîne toujours dans les profondeurs du classement. On avait dénoncé la toute puissance du juge, et en même temps sa solitude. La commission avait préconisé la collégialité de l’instruction. On l’attend toujours. Pas assez de moyens. Mais surtout, pas assez de volonté politique. Comme si, en France, la Justice, à l’instar des autres pouvoirs, devait éternellement être tenue en lisière par l’exécutif. ᔡ JUSTICE Dix ans après... Les leçons d’Outreau La justice et la démocratie Dix ans après, retour sur l’affaire qui a ému, passionné, choqué, révolté ou étonné les Français. Récits, témoignages, analyses : voyage au cœur d’un fiasco judiciaire. 16 pages spéciales à conserver PHOTO GUY DROLLET Supplément au journal du lundi 21 février 2011 - Ne peut être vendu séparément - Directeur de la publication : Jacques Hardoin - Imprimerie : ZI La Pilaterie, rue du Houblon, 59 700 Marcq-en-Barœul
  • 2.
  • 3.
  • 4. 12 juin 2002 Remise en liberté d’Odile Maré- caux. 9 août Clôture de l’enquête. Dix-sept per- sonnes sont envoyées devant les as- sises. Treize d’entre elles font appel de ce renvoi. 13 août Remise en liberté de Roselyne Go- dard. 5 septembre Dominique Wiel, dont plusieurs di- zaines de demandes de mise en li- berté ont été refusées, entame une grève de la faim. Elle durera plus d’un mois. 4 juin 2003 Devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Douai, les avo- cats des treize personnes qui ont fait appel de leur renvoi devant la cour d’assises plaident le non-lieu. Ils dénoncent une instruction me- née uniquement à charge et repo- sant sur les accusations fantaisis- tes d’enfants que leur mère confirme systématiquement. 1er juillet La chambre de l’instruction rend son arrêt : les dix-sept personnes sont bien renvoyées devant la cour d’assises. 7 octobre Alain Marécaux, malade et affaibli par une longue grève de la faim, est remis en liberté. 4 mai 2004 Début du procès à Saint-Omer dans une salle des assises archi- comble. C’est Jean-Claude Monier qui préside, Gérald Lesigne qui sou- tient l’accusation. Il y a dix-sept ac- cusés et dix-sept enfants parties ci- viles. 10 mai Pour la première fois, Thierry De- lay parle. Il reconnaît avoir violé ses enfants mais pas les autres. Il disculpe tous les autres accusés, à l’exception de son épouse, d’Aurélie Grenon et David Delplan- que. Myriam Badaoui avoue avoir menti mais elle précise : « Les jurés vont avoir du mal à savoir quand… » 17 mai Début des auditions des enfants, à huis clos, qui renforcent le ma- laise : les circonstances des accusa- tions sont floues, les explications contradictoires et aucune date ne peut être donnée. Le dossier com- mence à vaciller. 18 mai En fin d’audience, à la demande du président, Myriam Badaoui se lève et craque. C’est un moment boule- versant qui la voit pointer du doigt les treize accusés qui nient depuis le début et leur dire, l’un après l’autre : « Tu n’as rien fait… Tu n’as rien fait… » Elle dit même à Pierre Martel qu’elle aurait aimé avoir un père comme lui, puis elle s’effondre : « Je ne voulais pas qu’on traite mes enfants de men- teurs, alors j’ai tout confirmé. » Le lendemain, Aurélie Grenon et David Delplanque se rétractent à leur tour. Plus rien n’accuse les treize. Les méthodes du juge Bur- gaud sont de plus en plus contes- tées mais seule Sandrine Lavier est remise en liberté par la cour d’assi- ses. 24 mai Myriam Badaoui revient sur ses ré- tractations ! Elle est confuse. Aurélie Grenon et David Delplan- que, en revanche, maintiennent leurs dernières versions. Plus per- sonne ne la croit, désormais. 27 mai Nouvelle demande de remise en li- berté des sept personnes encore dé- tenues parmi celles qui crient leur innocence. Cette fois, la cour fait droit. Les treize sont tous dehors. 9 juin L’homme que tout le monde atten- dait : Fabrice Burgaud, ex-juge d’instruction à Boulogne-sur-Mer, désormais en poste au prestigieux parquet antiterroriste de Paris, vient témoigner. Après une mati- née tranquille, interrogé par le pré- sident et le procureur, il subit le flot des questions des avocats. Mais de- vant les incohérences de son ins- truction, la souffrance des gens qu’il a renvoyés devant la cour, il ne se démonte pas : « Je suis un technicien du droit. » C’est l’image d’une justice sans âme. Un choc pour tout le pays. En fin de jour- née, Éric Dupond-Moretti lui lance : « Camus a dit que la justice est une chaleur de l’âme, M. Bur- gaud. Je voudrais que vous rentriez avec cela à Paris. » L’autre ne bron- che pas. 2 juillet C’est le verdict. Sept acquitte- ments, dix condamnations. Thierry Delay et Myriam Badaoui sont condamnés à vingt et quinze ans de réclusion pour viols de leurs enfants et de plusieurs de leurs pe- tits voisins. David Delplanque et Aurélie Grenon prennent six et quatre ans. Aucun de ceux-là ne fera appel. En revanche, Franck et Sandrine Lavier, Daniel Legrand fils, Dominique Wiel et Thierry Dausque font immédiatement ap- pel. Pour Karine Duchochois, Da- vid Brunet, Odile Polvèche, Ro- selyne et Christian Godard, Pierre Martel et Daniel Legrand père, c’est fini. Ils sont innocents. per- sonne ne comprend vraiment ce verdict qui s’appuie notamment sur les réquisitions de Gérald Lesi- gne. Dominique Wiel, par exemple, est donc condamné pour quelques « viols furtifs »… 27 septembre Les sept acquittés sont reçus au mi- nistère de la Justice. 21 avril 2005 Le procès en appel est reporté. Un nouvel élément évoquant une er- reur d’homonymie doit être étudié. Les enfants auraient évoqué « le grand Daniel », mais jamais Daniel Legrand… 7 novembre Ouverture du procès en appel, de- vant la cour d’assises de Paris. Ils sont six sur le banc : Daniel Le- grand fils, Thierry Dausque, San- drine et Franck Lavier, Dominique Wiel et Alain Marécaux. 15 novembre Nouvelles auditions confuses des enfants, après celles de leurs assis- tantes maternelles. On comprend avec effarement dans quelles condi- tions invraisemblables certains ac- cusés ont pu être mêlés à cette af- faire. Le lendemain, trois enfants qui accusaient Dominique Wiel se rétractent. Deux jours plus tard, c’est Myriam Badaoui qui vient à la barre. « Ils sont innocents. J’ai menti. » Et derrière elle, Thierry De- lay, David Delplanque et Aurélie Grenon confirment. le doute n’est même plus permis. 1er décembre Cette fois, tout le monde est ac- quitté. C’est une vague d’émotion inouïe, en même temps qu’une co- lère montante contre l’institution judiciaire incarnée par la raideur du juge Burgaud. Le lendemain, Jacques Chirac présente des excu- ses, le garde des Sceaux publie une lettre ouverte et on apprend que les treize acquittés seront indemnisés. Dominique de Villepin les reçoit à Matignon. 10 janvier 2006 Début des travaux de la commis- sion parlementaire, présidée par André Vallini, député PS de l’Isère. À huis clos, dans un premier temps, elle entend d’abord les assis- tantes maternelles et les tra- vailleurs sociaux. 18 janvier Onze des treize acquittés sont en- tendus toute la journée (Frank et Sandrine Lavier sont indisponibles, ils seront entendus le 31). Leurs dé- clarations sont relayées quasiment en direct par toute la presse et bou- leversent le pays. La violence de leurs arrestations, les humiliations en prison, le mépris du juge, les ab- sences du procureur, tout y passe… Ils réclament une justice plus hu- maine, demandent des comptes au juge Burgaud, au procureur de Boulogne Gérald Lesigne et aux soixante magistrats qui ont eu à se prononcer lors de l’instruction. 8 février C’est l’audition du juge Burgaud, en présence de sept des treize ac- quittés. La salle de l’Assemblée est surchauffée, le jeune magistrat li- vide, mais il ne concède aucune er- reur. Les télés et radios retransmet- tent l’audition en direct, au moins cinq millions de personnes la sui- vent. C’est Philippe Houillon, re- marquable rapporteur de la com- mission parlementaire, qui mène l’audition, malmenant parfois Fa- brice Burgaud. Déjà, le travail de la commission et des deux hommes qui la guident (André Vallini et Phi- lippe Houillon) est salué. Dans les jours qui suivent, les avo- cats de la défense seront entendus, ils réclament tous une réforme pro- fonde du système pénal ; viendront ensuite tous les magistrats qui ont eu à connaître de cette affaire, qui seront généralement plus pru- dents. 10 juin Parution du rapport de la commis- sion. Un document de plus de six cents pages, unanimement salué, qui propose des réformes profon- des, simples et allant toutes dans le même sens de la transparence et de l’humanité. Bien peu de ces propo- sitions seront suivies lors de des ré- formes venues depuis. 19 mai 2008 Gérald Lesigne, procureur de la Ré- publique de Boulogne, comparait devant le Conseil supérieur de la magistrature. La Chancellerie de- mande son déplacement d’office, mais le CSM estime qu’il ne mérite aucune sanction. Rachida Dati, mi- nistre de la Justice, lui demandera de quitter ses fonctions. Il sera muté à Caen. 2 février 2009 C’est au tour de Fabrice Burgaud, dé- sormais muté à l’exécution des pei- nes, poste moins prestigieux que le parquet antiterroriste, de se présen- ter devant le CSM. Il réfute toujours toute faute et se fait cette fois plus of- fensif. Il comparaît une semaine. Il se verra infliger une réprimande avec inscription au dossier. ÉRIC DUSSART Des aveux de Myriam Badaoui à la « réprimande » du juge Burgaud Les jurés auront du mal à savoir quand je dis la vérité et quand je mens. » Myriam BADAOUI, le 10 mai 2004 J’estime avoir effectué honnêtement mon travail, sans aucun parti pris d’aucune sorte. » Fabrice BURGAUD, le 8 février 2006 Le 18 mai 2004, Myriam Badaoui se lève et craque. Elle va pointer du doigt les treize accusés qui nient en bloc depuis le début de l’affaire et leur dire l’un après l’autre : « Tu n’as rien fait… Tu n’as rien fait… » Un seul d’entre eux sera libéré ce jour-là. Il faudra attendre le 1er décembre 2005 pour voir tout le monde être acquitté. Le 10 janvier 2006, la commission parlementaire, présidée par André Vallini, débute ses travaux. Le 8 février, Fabrice Burgaud est entendu. Livide, il ne concédera cependant aucune erreur. PHOTOS ARCHIVES GUY DROLLET ET STÉPHANE MORTAGNE 4 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU CAHIER SPÉCIAL LUNDI 21 FÉVRIER 2011 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU 5 CAHIER SPÉCIAL LUNDI 21 FÉVRIER 2011 SV04.
  • 5. PAR OLIVIER MERLIN region@lavoixdunord.fr PHOTOS GUY DROLLET ET AFP « Regardez, toute l’affaire est ran- gée dans ces classeurs au fil des arti- cles de journaux. » Un classeur par an. Dominique Wiel compulse les pochettes plastiques où les gros ti- tres font peu à peu la place à la ré- vélation du scandale. À côté de ces volumes, l’Outrelois s’empare d’un porte-vue auquel il tient tout parti- culièrement. À l’intérieur, des cen- taines d’adresses et de numéros de téléphone. « C’est le travail de Mar- cel ! » Le prêtre-ouvrier n’a pas oublié le président de son comité de soutien qui dès les premières semai- nes de son incarcération l’a dé- fendu bec et ongles dans la rue et dans les médias. Dix ans après le début de l’affaire d’Outreau, Dominique Wiel conti- nue, dans l’intimité de son apparte- ment, de vivre dans l’ambiance du scandale judiciaire. Sa bibliothè- que est remplie de livres, écrits par les acquittés bien sûr, mais aussi par des journalistes ou des spécialis- tes du monde judiciaire. Et puis il y a sa table de salle à manger qui res- semble plus à un bureau. Encom- bré de lettres et de coupures de presse, le meuble est le repère de notre hôte qui accepte de raconter à nouveau le jour où sa vie a bas- culé. Encore et encore, il se remémore les détails de cette matinée du 14 novembre 2001. « Trois mecs de la police sont entrés dans mon ap- partement, m’ont sauté dessus et ont tout fouillé. Quand nous som- mes sortis, on aurait dit qu’un bom- bardement venait de se produire. » C’était à la Tour du Renard à Outreau, sur le même palier que ce- lui de Myriam Badaoui qui venait de l’accuser des pires sévices sur ses enfants. Il n’a pas de sanglot dans la voix, vous regarde fixe- ment, ne cherche pas ses mots. Un côté « récalcitrant » L’abbé Wiel n’est pas du style à li- vrer ses sentiments trop rapide- ment. On pourrait logiquement se dire que raconter à nouveau le drame pourrait lui faire du mal. Mais non. « L’affaire, ça ne m’a ja- mais fait souffrir d’en parler. Parce que je sais pourquoi j’ai été mêlé à tout cela. J’ai vite compris. Je vivais sur le même palier que Myriam Ba- doui. Contrairement aux autres comme Alain Marécaux et sa femme ou les Legrand qui ne vi- vaient pas dans le quartier. » L’Outrelois se souvient de l’arresta- tion de ses voisins en février, de la trentaine d’enfants entendus en même temps au commissariat. Et des rumeurs qui bruissaient dans sa cage d’escalier. « Un jour, une mère racontait qu’on lui avait en- levé ses enfants parce qu’il y avait encore des pédophiles dans l’immeu- ble. Tout cela en me visant précisé- ment. J’ai été victime de rumeurs. » Il passera 30 mois en détention, trimbalé de Maubeuge à Longue- nesse en passant par Fleury-Méro- gis. « ”Vous risquez vingt ans” m’a dit un jour Burgaud. Je l’ai pris de haut : “On verra bien”, lui ai-je ré- pondu. » Cette « grande gueule », son côté « récalcitrant », Domini- que Wiel l’a payé en étant condamné à sept ans de prison en première instance avant d’être tota- lement blanchi en 2005 à Paris. L’intolérable rumeur Comment se remet-on d’un tel trau- matisme ? En s’occupant. Aujour- d’hui, il se partage entre Calais, où il passe trois jours par semaine pour venir en aide aux migrants, sa famille soudée (il a douze frères et sœurs), la lecture et les conféren- ces aux quatre coins de la France « même si on me demande de moins en moins ». Il anime aussi chaque mois une formation aux faits-di- vers à Paris, à destination des jour- nalistes de France 3. L’occasion pour lui de ressasser les blessures d’Outreau. « Cette affaire a cassé mes relations d’amitié avec les gens de la Tour du Renard. Malgré mon acquittement, ce ne fut jamais plus pareil », confie-t-il avec une pointe d’amertume. Il vit aujourd’hui dans une cité HLM à un kilomètre de là, mais rien que pour respecter son engagement de revenir vivre dans sa ville après son jugement. « Parce qu’à Outreau, je n’y fais plus grand-chose. » Dominique Wiel connaît aussi l’épouvantable rumeur qui continue de faire son œuvre. « Il y a des gens qui pensent que des coupables ont été innocen- tés. Je trouve ça lamentable mais ça ne m’empêche pas de vivre. » Les bruits peuvent donc courir mais l’ancien accusé ne pardonne pas, au juge Burgaud par exemple. Étrange pour un homme d’église ? « Rendez-vous dans dix ans ! » « J’attends que le juge Burgaud re- connaisse ses fautes, avant éventuel- lement d’entrer dans une démarche de pardon envers lui. » Même ex- trême réserve à propos des mem- bres du clergé qui ont bien tardé à lui apporter leur soutien. « Quand je repense à l’évêque qui avait pu dire, pendant que j’étais incarcéré, qu’il avait confiance dans la justice de son pays ! S’il savait à qui il fait confiance… » Dominique Wiel pré- fère en rire tout en nous raccompa- gnant à la porte. Et en nous quit- tant, il glisse malicieusement : « Rendez-vous dans dix ans ! » ᔡ Le temps passe mais l’abbé Wiel n’est pas encore prêt à pardonner Dans son appartement, il continue de vivre dans l’ambiance du scandale judiciaire. « Vous risquez vingt ans m’a dit un jour Burgaud. Je l’ai pris de haut : On verra bien, lui ai-je répondu. » C’est sans doute l’acquitté le plus emblématique, le plus connu du grand public. Celui qui n’a jamais eu peur d’affronter le juge Burgaud jusque dans son bureau en chantant « La Marseillaise » lors d’une énième confrontation. Dominique Wiel, le prêtre ouvrier, a aujourd’hui 73 ans. Vivant toujours à Outreau comme il l’avait promis lors de son acquittement, l’homme partage son temps entre Calais, où il aide les migrants, et la France entière où il donne des conférences pour raconter son histoire. Et tenter de marquer les consciences : « Ce qui m’est arrivé peut arriver à tout le monde », insiste-t-il. Dominique Wiel ne vit plus à la Tour du Renard, mais à un kilomètre de là, dans une autre cité HLM. C’est d’ici qu’il répond à un courrier toujours abondant ou qu’il extrait un livre de sa bibliothèque remplie d’ouvrages écrits par les acquittés ou des spécialistes du monde judiciaire. Dans l’intimité de son logement, le prêtre-ouvrier reste donc entouré par des souvenirs de l’affaire. 6 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU CAHIER SPÉCIAL LUNDI 21 FÉVRIER 2011 SV06.
  • 6. La moustache a disparu, mais le caractère n’a pas changé. Thierry Dausque est toujours le même homme, timide et peu disert. Et pourtant, il répond volontiers aux questions. Quand on l’inter- roge sur son mental, il jure que « ça va ». Depuis un peu plus d’un an, cet ac- quitté du procès d’Outreau s’est ins- tallé à Béthune. Loin de ses bases boulonnaises. Volonté de changer de vie ? C’est surtout le fruit du ha- sard. « Je me suis installé chez ma copine, que j’ai connue sur Inter- net », confie-t-il. Ensemble, ils ont même eu un petit garçon il y a quinze mois. Thierry Dausque précise qu’il a re- trouvé du boulot dans le bâtiment, sa formation d’origine. « Je refais des appartements, des façades… » A-t-il pour autant fait table rase du passé ? L’affaire d’Outreau, « j’es- saye de ne plus y penser », ré- pond-il simplement. « Quand ça ne va pas, on va se promener. » Cha- que week-end, il part s’aérer l’es- prit avec la petite famille chez sa mère, restée au Portel. L’occasion, aussi, de retrouver les Legrand. Les deux familles se sont rapprochées depuis l’affaire d’Outreau, « même si on n’en discute pas trop ». Mais sa mère Nadine connaît suffi- samment son fils pour savoir qu’il n’a pas totalement tourné la page. « Il n’est pas toujours très bien, constate-t-elle. La prison l’a dé- moli, et il n’a jamais tout raconté. Là-bas, il a subi des humiliations. Maintenant, il devra vivre avec, c’est tout. » Enfance volée Autre victime collatérale de l’af- faire, le fils de Thierry, désormais âgé de 14 ans, vit toujours dans sa famille d’accueil, à Boulogne. Les relations avec sa mère seraient compliquées, mais il voit son père régulièrement. « Je l’ai pendant les vacances. L’été dernier, il a passé un mois avec nous. C’est lui qui de- mande à venir », insiste Thierry Dausque. Son fils, scolarisé en classe de 4e , aime aussi aller manger chez sa grand-mère. « Il a été perturbé pen- dant une période, mais maintenant, je sens qu’il va mieux, poursuit Na- dine. J’ai conservé tous les dossiers du procès. Si un jour, il veut sa- voir… » Mais jusqu’à maintenant, il a toujours refusé de les consulter. On lui a peut-être volé son en- fance, mais le reste de sa vie lui ap- partient. ᔡ SYLVAIN DELAGE Odile Polvèche le dit sans amba- ges : « On continue à vivre avec. Ce n’est pas toujours évident. » Surtout à l’approche de ce dixième anniversaire qui remue sans ména- gement les blessures enfouies mala- droitement « au fond de la poche avec le mouchoir par dessus ». L’ex-épouse d’Alain Marécaux sur- nage avec ses enfants au bord de la mer, à Plescop dans le Morbihan, loin, très loin du Pas-de-Calais. Et de ces gens qui lui ont tourné le dos le jour de son arrestation : « Ces amis ne sont pas revenus. Je leur ai écrit en demandant Pour- quoi ?. Il me reste une amie d’en- fance, un couple à Lille et c’est tout. Je fais un blocage sur ma vie dans le Nord. Un jour, je prendrai le temps. » Pour l’heure, l’infirmière scolaire ne cache pas qu’elle a « tendance à brasser de l’air ». La dépression et les cachetons continuent à l’accom- pagner : « Je suis désorganisée au possible, constamment débordée. Les papiers, le linge, le ménage, je ne m’en sors pas. Je rigole en di- sant : Si un jour, j’ai une perquisi- tion, ils auront bien du boulot ! » Sa voix s’éraille, la parole s’em- balle quand elle évoque ses en- fants, notamment ses deux gar- çons, victimes collatérales : « Ils ont été abîmés. Leurs résultats sco- laires n’ont pas été à la hauteur de ce qu’ils auraient dû être. » Les car- nets de santé de ses enfants sont toujours à Boulogne-sur-Mer, des jouets aussi. Cicatrices. Et pour tout ça, Odile Polvèche garde des tonnes de rancœur dans le ventre envers « ces juges tou- jours en place, ce Burgaud qui aurait dû être radié », « ces journa- listes qui ont dit des horreurs ». Même si elle avance, s’accroche aux petites choses de la vie, « la co- lère est toujours là : Badaoui sor- tira l’année prochaine, ça me bouffe. Une nana comme elle ne doit pas sortir. Que Grenon et Delplan- que soient dehors, c’est immonde. Je suis désolée de le dire comme ça mais bon, c’est la Justice. » Une certitude un brin désespérée s’impose à elle : « Ce qu’on a vécu n’a servi strictement à rien. Il y aura encore des Outreau. » ᔡ OL. B. Voici donc une boulangère qui n’a jamais fait de pain. Ce sur- nom lui est tombé dessus sans qu’elle puisse protester, parce qu’il y avait toujours quelques ba- guettes dans sa camionnette de marchande ambulante. Roselyne Godard s’était lancée dans ce petit commerce, elle pas- sait entre autres à Outreau, et for- cément par la Tour du Renard. Elle y restait même de longues minutes parce que l’un ou l’autre avait tou- jours quelque chose à raconter, une raison de se plaindre, et que Roselyne savait écouter. Elle s’est même retrouvée un jour au cinquième étage de la résidence Les Merles, chez Myriam. Un per- sonnage, Myriam. Tout le monde la connaissait dans le quartier. Et tout le monde savait qu’elle passait son temps à se plaindre. Souvent à juste raison. Un café, puis un autre, encore un autre… Roselyne s’était attachée à Myriam, celle-ci lui a rendu son amitié en… « trois ans, deux mois et vingt et un jours de calvaire. » Arrêtée en 2001, acquittée au pre- mier procès à Saint-Omer, en 2004, Roselyne est alors entrée dans un autre monde : « Pour moi, c’était “tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil”. Je pen- sais que notre pays avait une jus- tice, qu’elle faisait son travail. Mon père était en uniforme, c’est dire le respect que nous avions pour les ins- titutions… » Elle a fait un peu plus d’un an de prison, et un jour de l’été 2002, « il y a eu cette plaidoirie d’Éric Du- pond-Moretti, j’étais époustouflée : je ne l’avais quasiment jamais vu et il racontait ma vie comme personne ne l’avait jamais fait ». Un jour avocate ? Dupond-Moretti. Elle l’appelait « mon dieu, mon maître. » Elle continue de le vénérer. Et lui parle d’elle avec beaucoup de tendresse. Pourtant, il a eu peur, au soir du 2 juillet, pendant le délibéré de la cour d’assises. « J’ai fait partie des acquittés mais tout de suite, je me suis engagée derrière les six autres, qui avaient été condamnés. Je le di- sais : nous ne serons en paix que lorsque tout le monde sera blanchi. » Alors, elle a lancé un comité de sou- tien qui a lutté jusqu’au bout. Jus- qu’à l’acquittement pour tous et pour de bon. Ensuite, elle a créé une association qui vient en aide aux victimes d’erreurs judiciaires. « On ne peut pas faire grand-chose. Je les écoute, au moins, c’est déjà ça. Et je donne quelques conseils, quelques contacts. Et j’en reçois, des coups de fil… » Pourtant, elle dit aussi, comme beaucoup d’autres, qu’elle vou- drait oublier. « Vivre comme tout le monde, vous comprenez ?… » Sa vie, aujourd’hui, c’est sa famille : « Ma mère qui a besoin de moi, ma fille, mon petit-fils, mon bon- heur… » Elle a même mis entre parenthèses ses études de droit, dans lesquelles elle s’est lancée à la sortie de tout ça. « Mais je n’abandonne pas. Un jour, je serai avocate, c’est sûr. Oh, pas comme Éric, mais… » C’est une autre séquelle de l’affaire d’Outreau. Le besoin de combattre les injustices, de dire encore que l’erreur existe, et tant pis si elle ré- pète encore qu’elle aimerait qu’on ne lui parle plus de tout ça. Elle sait bien que c’est impossible, après tout. La preuve : « J’ai même ins- tallé une alerte Google avec le mot Outreau… » ᔡ ÉRIC DUSSART Thierry Dausque a refait sa vie à Béthune sans rompre avec Outreau Pour Odile Polvèche, « la colère est toujours là » Roselyne, « boulangère » par inadvertance, continue d’être à l’écoute des autres Thierry Dausque a trouvé du travail et aussi une compagne à Béthune. Ensemble, ils ont eu un petit garçon. PHOTO SAMI BELLOUMI Odile Polvèche a la rancœur à fleur de peau. « Un jour, je serai avocate, c’est sûr. Oh, pas comme Éric, mais… » PHOTO ARCHIVES GUY DROLLET DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU 7 CAHIER SPÉCIAL LUNDI 21 FÉVRIER 2011 SV07.
  • 7. Palais de justice de Paris, grande salle des assises, en dé- but de semaine dernière. C’est ici que Karine Duchochois, devenue journaliste, a donné rendez-vous à Daniel Legrand, Dominique Wiel et Alain Marécaux, ex-accusés de viols sur enfants et acquittés au bout de longs mois de souffrance. Comme elle. Dans cette salle où tout s’est ter- miné, un jour de décembre 2005, ils se sont installés en rond et discu- tent à bâtons rompus, pendant que deux caméramen et un preneur de son n’en perdent pas une miette. Avec eux, il y a aussi Blandine Le- jeune, Hubert et Julien Delarue, ainsi que Frank Berton, quatre des avocats qui se sont battus pour l’in- nocence de ces gens, venus là pour elle, pour ce documentaire qu’elle prépare pour M6 et qui sera diffusé au mois de mai. Aujourd’hui, Ka- rine Duchochois a une carte de presse dans la poche. Elle dit souvent qu’elle pensait de- venir journaliste quand elle s’est aperçue du rôle de la presse lors du procès de Saint-Omer. Alors, elle s’est battue pour cela et sept ans plus tard, elle est rayonnante, au milieu de son équipe, jonglant avec ses différents engagements. Parce qu’elle anime également une chro- nique traitant de… questions de droit, chaque jour, sur France Info. Il est loin le jour où des policiers sont venus la chercher, l’ont emme- née en voiture au commissariat de Boulogne, l’ont séparée de son fils qu’elle entendait pleurer et l’appe- ler d’un couloir qu’elle ne voyait pas depuis sa geôle. « Je crois que c’était ça le plus dur, bien sûr. La sé- paration d’avec mon fils. » Il avait cinq ans à l’époque. « J’avais oublié que j’avais été la voisine des époux Delay » On dit souvent, également, que Ka- rine Duchochois est celle des treize acquittés qui s’en est le mieux ti- rée. « C’est peut-être vrai, je ne sais pas. Il est certain que le fait de n’avoir pas fait de détention préven- tive, contrairement à tous les autres (NDLR : elle était enceinte de son deuxième enfant), m’a un peu épargnée. Et puis, c’est sans doute aussi une question de carac- tère et de circonstances. » Les circonstances l’avaient déjà ar- rachées à ce quartier de la Tour du Renard où elle était arrivée en 1996, « à dix-huit ans, enceinte et en pleine période de rébellion ». Après trois ans dans ces condi- tions, elle avait compris qu’il n’y avait pas d’avenir pour elle : « Je ve- nais d’un milieu aisé, avec un père chef d’entreprise, j’ai fini par mûrir et comprendre… » Alors, elle est partie à Paris, où Da- vid Brunet et elle se sont séparés, et elle a changé de vie. « J’avais oublié que j’avais été la voisine des époux Delay, pour moi, c’était de l’histoire ancienne… » Et puis, elle a été rat- trapée, emmenée dans « cette ma- chine qui vous prend, vous tord, qui fait ce qu’elle veut de vous sans que vous puissiez réagir, et encore moins agir… » Si elle doit retenir quelque chose, aujourd’hui, de ce cauchemar qui s’est terminé à Saint-Omer, pour elle, c’est bien cela : « La puissance d’un seul homme, l’aveuglement d’un système. » Et si elle a une am- bition, désormais, c’est celle de « ra- conter pour faire comprendre à ceux qui nous écoutent… » Alors, elle ne s’est pas trompée de métier. ᔡ ÉRIC DUSSART PHOTO PHILIPPE PAUCHET Bientôt, Alain Marécaux n’en parlera plus en public. Le 14 no- vembre, cela fera dix ans qu’au petit matin, les policiers ont dé- barqué à son domicile, dans le Boulonnais. Le début de « son » af- faire. Et il s’est toujours juré que dix ans après, il tournerait la page. De là à dire que cela cessera de le hanter : « Il n’y a pas un jour sans que j’y pense ou qu’on m’y fasse penser. Encore tout à l’heure à la banque, devinez de quoi on a parlé ? » En attendant, il nous re- çoit dans son bureau, à Calais. De- puis le 14 mars 2007, il a retrouvé sa robe d’huissier, qu’il avait dû lâ- cher au début de l’affaire. Autour de la table, il est assis de trois quarts, un bras sur le dossier de la chaise. Il semble posé. Sourit par- fois. « Je ne peux pas dire que je vais bien, non. Mais mieux, oui, assuré- ment. » Parmi les acquittés, Alain Maré- caux, 46 ans, est sûrement celui qu’on a l’impression de mieux connaître. Parce qu’il a médiatisé son histoire, notamment avec son livre, Chronique de mon erreur judi- ciaire. « Une thérapie », après ses vingt-deux mois de détention, sa grève de la faim de 98 jours en pri- son, ses deux tentatives de suicide, son couple qui a volé en éclats, ses liens distendus avec ses enfants… « Et maman est morte, ce n’était pas son heure. » De ses enfants, de sa mère, il avait encore du mal à en parler il n’y a pas si longtemps. « Là, ça va mieux. » Alain Marécaux chemine, se reconstruit. Ses enfants vivent chez leur mère, Odile Polvèche (lire par ailleurs), en Bretagne. « Avec cette affaire, on les a exclus de la so- ciété. » Ses fils aînés, 23 et 19 ans, ont travaillé quelques mois en ré- gie, lors du tournage de l’adapta- tion de son livre, avec Philippe Tor- reton dans son propre rôle (« Il s’est investi comme personne en per- dant jusqu’à 26 kg »). C’était l’une de ses conditions avant de donner son accord pour ce film (Présumé coupable), qui sortira à la rentrée. Cela fait en revanche trois ans qu’il n’a pas vu sa fille de 16 ans. « Pas à Burgaud » Bien sûr, Alain Marécaux se re- tourne encore sur « cet horrible gâ- chis », mais il veut avancer : « Je vais au-devant du bonheur. J’ai re- fait ma vie, j’ai une nouvelle compa- gne, qui a des enfants, des petits-en- fants, me voilà grand-père ! Je suis heureux de cette nouvelle vie, ça par- ticipe à ma reconstruction. » Avant Outreau, il travaillait pres- que sept jours sur sept dans son étude de Samer. Il s’est rendu compte que « le plus important, c’est la famille, les amis… ». Alors aujourd’hui, il prend des cours de rock, sort au théâtre, va à la pis- cine, au ski. Même s’il reconnaît être « encore perturbé », on le sent plus apaisé. Il se retourne plus se- reinement sur son passé. Croyant, il affirme même avoir « pardonné » à Myriam Badaoui, à Aurélie Gre- non, à David Delplanque. « Mais pas à Burgaud. Il faut dire qu’il ne m’aide pas beaucoup. Je voudrais tant qu’il fasse un pas… » On lui demande ce qu’on peut lui souhaiter. « Continuer à profiter de la vie, être heureux dans mon nou- veau couple », répond-il. Puis il s’in- terrompt. Des images doivent défi- ler. Sa gorge se noue, ses yeux rou- gissent. Il finit par lâcher : « Et puis que nos souffrances ne soient pas vaines. Qu’on puisse m’assurer qu’un tel massacre ne pourrait plus avoir lieu demain. » Même s’il est ré- solu à regarder devant lui, les lar- mes du passé surgissent encore par- fois. ᔡ MATTHIEU DELCROIX PHOTO JEAN-PIERRE BRUNET Karine Duchochois veut raconter « la machine qui vous prend et vous tord… » Alain Marécaux « au-devant du bonheur », mais pas à l’abri des larmes du passé Il est loin le jour où des policiers sont venus la chercher, (...) l’ont séparée de son fils. Aujourd’hui, elle est journaliste. Une photo de Paris, où il a été acquitté en 2005, dans son bureau ? « Un hasard ! », assure-t-il. 8 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU CAHIER SPÉCIAL LUNDI 21 FÉVRIER 2011 SV08.
  • 8. Y aurait-il seulement un épi- sode de cette sinistre affaire qui aurait échappé à l’empreinte de Myriam Badaoui ? C’est sûre- ment impossible. Dans le bureau du juge Burgaud, du fond de sa pri- son, quand elle lui écrivait des let- tres enflammées, et à l’audience de Saint-Omer, encore plus, Myriam Badaoui a marqué toute la procé- dure. Sans elle, il n’y aurait pas eu d’af- faire d’Outreau, dit-on souvent. Et ça, c’est possible. C’est vrai, elle n’était pas à l’origine des accusa- tions folles lancées contre tant d’in- nocents. Mais celles-ci venaient de ses enfants, pour la plupart, et quand le juge la convoquait, elle confirmait tout. Les yeux fermés. Elle enrichissait, même, elle crédibi- lisait. Jérôme Crépin, qui est aujourd’hui son avocat, fait tout de même re- marquer qu’avec une autre straté- gie de défense, à l’époque, il n’y aurait peut-être pas eu d’affaire non plus. « Il m’est déjà arrivé, comme à beaucoup de confrères, de prendre un client entre quatre yeux et lui demander d’arrêter de dire n’importe quoi. Le plus souvent, c’est dans son intérêt, d’ailleurs. S’il n’y avait pas eu toutes ces accu- sations, tous ces gens incarcérés, elle n’aurait jamais pris quinze ans… » Quinze ans. Myriam Badaoui est dé- tenue depuis février 2001 et elle purge une peine de quinze ans. Autant dire qu’avec les remises de peines, elle serait libérable, aujour- d’hui… si elle pouvait trouver un travail. « C’est mon problème, dit Me Crépin. Pour l’instant, on ne trouve pas. Pourtant elle a fait une formation, en prison. Hôtellerie-res- tauration. Elle aime ça et elle a beaucoup changé. » Son vertige L’histoire de Myriam Badaoui, c’est la longue errance d’une jeune fille qui n’a jamais eu de chance. Bat- tue par son père, violée par son on- cle, elle a quitté l’Algérie pour atter- rir ici dans une première famille qui la maltraitait également, avant de s’amouracher de Thierry Delay. « Mon avis, c’est qu’elle n’avait ja- mais été réellement considérée comme un être humain. » Jérôme Crépin raconte une anec- dote édifiante : « Comment aurait- elle pu réagir à toutes les attentions que lui portait le juge ? Imaginez son vertige, le jour où elle avait froid, lors des fouilles dans les jar- dins ouvriers à Outreau, et que le juge lui a fait mettre un manteau sur les épaules, puis tourner le mo- teur d’une voiture où elle a pu aller se réchauffer… » Elle en parle encore. Le juge l’écou- tait, le juge suivait sa ligne, My- riam existait. La voilà, la triste et la- mentable trame de l’affaire d’Outreau. « Elle a conscience aujourd’hui qu’elle a fait beaucoup de mal, mais elle a aussi conscience d’avoir été utilisée pour donner du corps à un dossier qui n’en avait pas. » Aujourd’hui, comme beaucoup d’autres, Myriam voudrait qu’on l’oublie, qu’on ne la fustige plus, Comme lors de certaines permis- sions de sortie, à Rennes, quand elle montre sa carte de transport dans le bus : « Il y a toujours un chauffeur pour dire son nom tout haut et provoquer les quolibets… » Mais Myriam s’accroche, dit Jé- rôme Crépin. Et elle essaie de re- nouer le fil cassé avec ses enfants, dont elle a perdu les droits paren- taux. « Elle a envoyé des courriers, elle a reçu quelques nouvelles par Aide sociale à l’enfance. Son espoir est là, aujourd’hui… » ᔡ ÉRIC DUSSART Myriam Badaoui goûte à nouveau à la liberté, en attendant de trouver un emploi Daniel Legrand fils (1) avait une passion avant l’affaire d’Outreau : le football. Il avait à peine 20 ans, du talent, ses co- pains l’appelaient Paul Ince, nom d’un ex-joueur de Manchester Uni- ted. Il rêvait d’en faire son métier. Aujourd’hui, Daniel Legrand aime encore le football mais n’a plus la force d’y jouer. « Mon rêve s’est cassé avec Outreau », dit-il sur un ton las. Le Wimillois n’a que 29 ans mais se réfugie dans la nos- talgie de ses exploits passés, parce qu’il a encore du mal à voir son avenir. Deux ans et demi de détention Daniel Legrand est un jeune homme en convalescence, et sous traitement antidépresseur pour chasser ses démons. Son acquitte- ment en appel à Paris en décem- bre 2005 l’a définitivement réhabi- lité aux yeux de l’opinion mais ne l’a pas guéri. « Je méritais d’être ac- quitté à Saint-Omer un an avant, ressasse-t-il. Je ne comprends pas comment les jurés de Saint-Omer ont pu me condamner alors que je n’étais pas mis en cause. Il n’y avait rien, rien, contre moi. » Difficile d’échapper à un passé aussi douloureux quand on est jeté en prison de façon arbitraire à tout juste 20 ans, l’âge de l’insouciance et des virées entre copains. « Je me claquais la tête contre les murs en me demandant ce que je faisais là », se souvient-il. Il passera au total deux ans et demi en détention, à Loos d’abord, avant de revenir à Longuenesse, « cadeau du juge quand j’ai fait des aveux pour mar- cher dans sa combine ». Prêt à tout pour recouvrer la li- berté, c’est lui, le jeune Legrand, qui écrira cette fameuse lettre à France 3 détaillant de façon sor- dide le meurtre d’une fillette enter- rée dans un jardin ouvrier. De vai- nes fouilles seront menées au pied de la Tour du Renard. C’était couru d’avance puisque tout était faux. Mais puisque le juge exigeait des aveux pour envisager une libé- ration, il allait en avoir… « Ça me travaille quand même mes aveux, cette lettre, c’est quand même dommage d’en arriver là, souffle-t-il. Mais c’était un moyen de me défendre. Si ça tombe, une partie des gens se disent encore “il y était”. Même des magistrats dans des palais de justice pensent que cer- tains acquittés sont coupables, mais ça les arrange de dire cela. » Daniel Legrand n’oubliera jamais le jour de sa libération : « Quand on est revenu chercher notre paque- tage, les autres détenus frappaient dans les portes. Je leur avais telle- ment dit qu’on était innocent que c’était comme un hommage, c’était fort. » « Ça ferait plaisir à mon père » Même s’il n’aperçoit pas encore la lumière au bout du tunnel – en 2007, il a été condamné dans une affaire de stupéfiants –, Daniel Le- grand « avance » comme il dit. Avec le soutien de Cathy, sa compa- gne depuis cinq ans, mais aussi de sa famille. Le couple habite un co- quet pavillon de Wimille. Il aime- rait retravailler « comme chaudron- nier-soudeur ou dans la maçonne- rie. Ce serait bien, ça ferait plaisir à mon père ». Il va aussi essayer de se remettre au sport. « Je ne promets rien », indique-t-il comme pour s’exonérer à l’avance d’un échec. Mais il y pense. On reverra peut- être un jour Paul Ince sur un ter- rain de football. ᔡ ROMAIN DOUCHIN ៑ 1. Son père, qui porte le même prénom, n’a pas souhaité témoigner. Le jour où Daniel Legrand, alias Paul Ince, rechaussera les crampons, on pourra dire qu’il est guéri Aujourd’hui, comme beaucoup d’autres, Myriam Badaoui voudrait qu’on l’oublie, qu’on ne la fustige plus. PHOTO ARCHIVES GUY DROLLET Daniel Legrand, chez lui, à Wimille, réapprend à vivre normalement. PHOTO JEAN-PIERRE BRUNET DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU 9 CAHIER SPÉCIAL LUNDI 21 FÉVRIER 2011 SV09.
  • 9.
  • 10. On le croise parfois dans les ma- jestueux couloirs du palais de justice de Paris. C’est normal : Fabrice Burgaud y a été nommé, peu de temps après le second procès d’Outreau. Ce n’était d’ailleurs pas une promotion, cette fois-là. Avant le procès de Saint-Omer, en quittant Boulogne, il avait directe- ment intégré le prestigieux parquet antiterroriste. Alors, ça, c’était un avancement. Il était si jeune. C’est d’ailleurs de ce poste-là qu’il s’était déplacé pour venir témoigner à Saint-Omer, accompagné de la res- ponsable de la communication – « Ah, vous venez pour communi- quer ? », avait dit Dupond-Moretti – du parquet de Paris et de cette cu- rieuse mallette qu’il ne lâchait pas. Une mallette pare-balles, en fait, sur laquelle il n’avait qu’à presser un petit bouton pour s’en faire une protection. Ce jour-là, on avait déjà compris que l’aura de l’ex-juge Burgaud en avait pris un coup. Il avait donné l’image d’une justice sans âme, ar- rogant, à des kilomètres du jeune homme pétrifié du mois de fé- vrier 2006, devant la commission parlementaire. On se demande en- core comment il avait surmonté son angoisse, ce jour-là. En revanche, on l’a retrouvé trois ans plus tard, devant le Conseil su- périeur de la magistrature, ra- gaillardi, redevenu offensif, beau- coup plus sûr de lui et convaincu, au fond, qu’il n’a pas fait d’erreur. Il avait même fait la moue devant la réprimande qu’on lui avait mise en guise de sanction… Aujourd’hui, donc, Fabrice Bur- gaud travaille à un poste anonyme de l’exécution des peines, serre par- fois des mains à ceux qu’il recon- naît dans les couloirs, quand il sort déjeuner avec ses collègues, et continue de refuser toutes les solli- citations. « J’ai tout dit devant le CSM », lâche-t-il parfois. Il n’y a pas à y revenir… ᔡ É. D. Il a moins été exposé médiati- quement, et pourtant, Gérald Le- signe formait avec Fabrice Bur- gaud un duo plus que contesta- ble durant l’instruction de l’af- faire. À une nuance près, l’ancien procureur de la République de Bou- logne a lui battu sa coulpe lors de sa comparution devant la Conseil supérieur de la magistrature (CSM). « Oui, je me suis planté. Mon analyse ne s’est pas entière- ment révélée exacte », nous confirme-t-il depuis la cour d’appel de Caen où il est depuis 2009 subs- titut général. Sujet sensible à Caen À presque 63 ans, la magistrat poursuit sa carrière dans un poste en dessous de ses prétentions. Il voulait celui de procureur général, mais Rachida Dati, à l’époque garde des Sceaux, ne souhaitait pas choquer l’opinion publique en offrant une promotion à un procu- reur poursuivi devant le CSM. « Je l’ai accepté car je ne suis pas un courtisan. » Il doit donc faire avec et accepte les missions qu’on lui confie. Cela lui arrive parfois de re- présenter le ministère public de- vant une cour d’assises, mais ce qui lui prend beaucoup de temps, c’est sa spécialité : l’exécution et l’application des peines. Un sujet hyper sensible, après l’affaire du meurtre de Laëtitia à Pornic, que Gérald Lesigne a bien saisi « d’autant qu’à Caen, nous avons un établissement pénitentiaire avec des criminels assez lourds ». Outreau, il n’y pense donc plus au quotidien, « même si on ne tourne pas la page comme cela ». Le magis- trat a fait son autocritique, ce qui lui permet de « retirer le positif et le négatif, c’est comme cela qu’un être humain se construit au fur et à me- sure de sa vie ». Gérald Lesigne n’oublie pas de faire remarquer qu’il n’a pas demandé le renvoi de tous les acquittés devant les assises – c’était par exemple le cas de Christian Godart – et qu’il a requis des acquittements dont celui de Pierre Martel à qui il voulait « ren- dre son honneur ». « Dans ces cas-là, ce n’est pas une démarche de repentance qui a lieu, mais plutôt d’empathie. » Une empathie totale- ment libre à l’en croire. « Je n’avais pas pris attache avant les acquitte- ments car j’ai toujours gardé ma li- berté d’analyse. » Une façon pour lui de rappeler qu’il n’a pas subi de pressions. ᔡ O. M. Virginie Valton, vice-présidente de l’Union syndicale des magis- trats, indique que pour tirer les leçons d’Outreau, il faut d’abord appliquer la loi inspirée de la commission parlementaire. – Quelles traces a laissé l’affaire d’Outreau dans la profession ? « La trace d’un grand bouleverse- ment et d’une remise en question. On y repense toujours très vite lors- qu’on nous le rappelle comme par exemple avec l’affaire Laetitia. On remet en question la responsabilité des magistrats en disant : Regar- dez, comme avec Outreau, ils sont irresponsables. » – Que préconisez-vous pour éviter un nouveau fiasco ? « Il y a déjà eu une remise en cause générale des pratiques. L’affaire d’Outreau, c’était à une époque où, dans les affaires de mœurs, si le mi- neur disait, le mineur avait rai- son. Nous sommes revenus à une logique plus équilibrée : aujour- d’hui, quand quelqu’un dit, il faut automatiquement vérifier. (…) Ce qui est dommage, c’est qu’une com- mission d’enquête a voté un rap- port. Rapport qui a donné lieu à une loi votée à l’unanimité. Mais cette loi n’est pas suivie d’effets. » – Que demandez-vous par rapport aux travaux de cette commission ? « L’application de la loi avec la col- légialité de l’instruction ! Or, le gou- vernement n’a pas souhaité mettre les moyens et s’est arrêté au milieu du gué. (…) La collégialité qui aurait dû entrer en fonction en 2010 a été reportée. Dans le projet de loi de finances, le gouvernement a une nouvelle fois sollicité son re- port jusqu’en 2014. » – Plus de 60 magistrats ont eu à se prononcer sur Outreau. Comment expliquez-vous cela ? « D’abord à l’instruction même, il y a eu Fabrice Burgaud, ses collè- gues qui l’ont remplacé pendant ses vacances et son successeur qui a clôturé l’affaire. Au parquet, plu- sieurs intervenants se sont succédé ainsi que la hiérarchie du parquet général. On pense aussi à plusieurs juges de la liberté et de la déten- tion. Et puis à la chambre de l’ins- truction, au fil des changements d’affectation ou lors de l’absence de certains juges, d’autres magis- trats ont encore eu à se pronon- cer. » – C’est donc le fonctionnement nor- mal d’une affaire ? « C’est le fonctionnement normal d’une affaire (…). Car avec une af- faire de ce type, forcément, il y a une multiplicité d’intervenants. » – Dominique Wiel s’est souvent plaint du comportement du juge des libertés et de la détention. Com- ment le rendre plus indépendant ? « On demande que toutes les déci- sions sur la détention soient prises dans la collégialité. Justement pour avoir trois regards différents. On de- mande aussi que ce poste soit dé- dié, que ce magistrat soit JLD princi- palement. Car dans les petites juri- dictions, cette fonction tourne. » – Les juges pâtissent d’une image d’« intouchables ». Que répondez- vous ? « D’abord, nous avons le droit à la présomption d’innocence comme n’importe qui. (…) Puis, il faut sa- voir que la responsabilité des juges peut être engagée à plusieurs ni- veaux. Au plan pénal : si on com- met des infractions, on est renvoyé devant un tribunal. Au plan civil, si la responsabilité de l’État est en- gagée et qu’une juridiction recon- naît une faute personnelle d’un agent, il peut y avoir une action de l’État contre cet agent pour rem- bourser les dommages et intérêts versés à une victime. Et puis, il y a la responsabilité disciplinaire qui s’est accrue dans le post-Outreau. Il y a eu une modification de la composition du CSM. La France est le seul état en Europe où les juges sont jugés au disciplinaire par une majorité de non magistrats. Si la France devait à nouveau entrer dans l’union européenne aujour- d’hui, cette disposition ne nous le permettrait plus. » ᔡ PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER MERLIN L’ex-juge Burgaud est redevenu anonyme en passant au parquet Gérald Lesigne l’avait dit et le maintient encore aujourd’hui : « Je me suis planté » Virginie Valton (USM) : « Le gouvernement s’est arrêté au milieu du gué » Fabrice Burgaud sortant du CSM en 2009. PHOTO AFP Outreau, Gérald Lesigne n’y pense plus au quotidien, « même si on ne tourne pas la page comme cela ». PHOTO ARCHIVES GUY DROLLET Virginie Valton, vice-présidente de l’USM, fut juge d’instruction pendant plusieurs années à Arras. PHOTO ARCHIVES SAMI BELLOUMI DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU 11 CAHIER SPÉCIAL LUNDI 21 FÉVRIER 2011 SV11.
  • 11. – À l’évocation des travaux de la commission parlementaire, quelle est l’image qui vous vient spontané- ment ? « Je pense à l’audition du juge Bur- gaud, évidemment, mais aussi à celle des acquittés. Celle-là a été prépondérante, son impact a été énorme parce qu’elle a eu lieu hors du huis clos, elle a été retransmise par les chaînes d’information conti- nue, et même par les chaînes d’in- formation généralistes, au fil de la journée. Ces gens, racontant leur histoire avec sincérité, ont bouleversé la France entière. Après cela, il n’était plus possible de revenir au huis clos. Le débat, qui avait fait rage lors des premiers jours de la commission, était tranché. Et je crois que la publicité des débats a été déterminante dans le succès de nos travaux. » – On a beaucoup salué votre en- tente avec Philippe Houillon, rap- porteur, qui est pourtant votre ad- versaire politique. « Nos relations étaient tendues au début. Elles le sont restées long- temps d’ailleurs, mais nous avons pris soin de nous accrocher en privé, dans son bureau. Et puis, au fil du temps, nous avons bâti une vraie complicité. Je me souviens de son désarroi quand Guy Canivet et Jean-Louis Nadal, les plus hauts magistrats de France, sont allés voir Jacques Chirac pour se plaindre de la com- mission. Et aussi que le corps des magistrats lui en voulait pour avoir malmené Fabrice Burgaud, lors de son audition, alors qu’il n’avait fait que son boulot de rap- porteur. En ces deux occasions, j’ai été solidaire. » – Cette période a-t-elle marqué un virage dans votre vie ? « Évidemment. Je dois reconnaître que sur le plan politique, cette com- mission m’a propulsé sur le devant de la scène. Et je n’en suis plus sorti. Mais ces six mois de travail m’ont aussi changé, tant sur le plan professionnel que personnel. Nous avons dépassé les clivages po- litiques et j’ai appris beaucoup de cela. Je ne supporte plus, aujour- d’hui, le manichéisme, les réflexes pavloviens, même s’ils viennent de mon camp. J’aime toujours la politi- que, je suis toujours socialiste, ce sont mes convictions, mais j’ai ap- pris à échanger. Je me sens mieux, en fait. Et c’est aussi vrai sur le plan per- sonnel. Je suis redevenu amoureux de mon métier d’avocat. Au point de regretter de ne pas l’avoir plus pratiqué. » – Que gardez-vous de ce balayage complet de toute la chaîne des pro- tagonistes de cette affaire ? « Ce que je ressentais, à l’époque, et dont j’aime me souvenir, c’est cette impression que les gens ve- naient vers nous, avec leurs habits, leur langage, leur culture, quelle qu’ils soient, pour nous dire : “Voilà, c’est comme ça que nous vi- vons. C’est comme ça que ça mar- che.” Moi qui suis passionné d’his- toire, je revoyais les Représentants du peuple, comme un parfum de Révolution française. » – Comment voyez-vous la loi Clé- ment qui a été inspirée de vos tra- vaux ? « Elle n’est pas nulle, cette loi. Seu- lement, elle est venue trop tôt. J’avais dit à l’époque qu’il ne fallait pas légiférer tout de suite parce qu’on ne pouvait le faire que par- tiellement, forcément. Notre pro- blème, en fait, est d’avoir dû rendre notre rapport avec les quatre- vingts propositions six mois trop tôt. Si nous avions pu attendre la campagne présidentielle, pour le dé- bat c’était parfait. Au lieu de cela, nous sommes passés inaperçus et une fois élu, Nicolas Sarkozy a re- poussé le reste de la réforme pé- nale. Il a dit : “On l’a déjà fait…” » – Avez-vous l’impression que l’on s’est bien servi de votre rapport ? « Non seulement il n’a pas été mis en œuvre, mais il a été balayé ! Ni- colas Sarkozy lui-même l’a balayé. Le plus bel exemple, c’est cette in- tervention devant la cour de cassa- tion, en janvier 2009, où il an- nonce qu’il supprime le juge d’ins- truction. Pour un président qui voulait renforcer le rôle du parle- ment, c’est fort, non ? Et cela, en to- tale contradiction avec les proposi- tions que nous avions écrites et qui faisaient l’unanimité. Et un an après, plus personne ne parle de ce projet… » – Une supposition, maintenant : dans quelques mois, vous devenez garde des Sceaux. Quelles sont vos premières décisions ? « D’abord, pas de loi pendant un an. Pour souffler. Tout le monde a besoin de cela, les magistrats comme les autres. Ensuite, il faut organiser des États généraux de la Justice et de son fonctionnement, dans tous les tri- bunaux de France. Enfin, en matière de procédure pé- nale, j’observe ce qu’a fait la droite, je garde ce qui est bien et je fais abroger ce qui ne va pas. Et puis, surtout, je fais le maxi- mum pour que le budget de la Jus- tice devienne enfin décent. Dans le rapport de la commission, nous avi- ons proposé une augmentation de 50 % pendant cinq ans. Cela parais- sait énorme, mais c’était juste le manière d’arriver à une hauteur décente… » ᔡ André Vallini : « Comme un parfum de Révolution française… » « Cette commission m’a propulsé sur le devant de la scène. Et je n’en suis plus sorti. » « Surtout, je fais le maximum pour que le budget de la justice devienne enfin décent. » Il le dit lui-même : André Vallini, député et président du Conseil général de l’Isère, n’était pas très connu nationalement avant la commission parlementaire sur l’affaire d’Outreau. Pendant six mois, de janvier à juin 2006, il en a été le président serein, même lors des tempêtes, solide et ouvert à la fois. Avocat de formation, il savait parfaitement où il allait et aujourd’hui, il en a beaucoup appris. Rencontre avec un homme qui a changé de dimension. PAR ÉRIC DUSSART edussart@lavoixdunord PHOTOS GUY DROLLET ET AFP ៑ « Il faut organiser des États généraux de la Justice et de son fonctionnement, dans tous les tribunaux de France. » ៓Avec Philippe Houillon, « nos relations étaient tendues au début. Elles le sont restées longtemps d’ailleurs, mais nous avons pris soin de nous accrocher en privé, dans son bureau. » 12 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU CAHIER SPÉCIAL LUNDI 21 FÉVRIER 2011 SV12.
  • 12. Au début des années 2000, quand a commencé cette affaire, ils ont passé presque ensemble le cap de la quarantaine. Ils étaient déjà des ténors, mais à Lille. PAR ÉRIC DUSSART edussart@lavoixdunord.fr PHOTO ARCHIVES MAX ROSEREAU On les connaissait, on les admirait parfois, mais on pouvait aussi s’agacer du côté grande gueule qu’ils ont en commun. Au moins, on reconnaissait que l’un et l’autre sont de gros bosseurs, et qu’à l’audience, ils ont un sacré talent. Dès le mois de novembre 2001, Frank Berton est devenu l’avocat d’Odile Marécaux. Quelques mois plus tard, Éric Dupond-Moretti de- venait celui de Roselyne Godard. Leurs combats commençaient, ils allaient se fondre en une seule croi- sade, pour l’innocence de tous ces gens, contre la rudesse aveugle d’une justice empêtrée. Bien sûr, c’est à l’audience que leur présence a été déterminante. À Saint-Omer, au printemps 2004, c’est Dupond-Moretti qui a pris les commandes. Côté défense, c’était lui le boss, qui se levait, s’indignait, et poussait l’accusation dans ses derniers retranchements au nom des autres. Le jour du témoignage du juge Burgaud, à la fin d’un après-midi de torture pour le jeune magistrat, il a fermé le ban des avo- cats de cette phrase définitive : « M. Burgaud, Camus a dit : La justice est une chaleur de l’âme. J’aimerais que vous rentriez à Paris avec cela. » Mais à Paris, au deuxième procès, on a vite senti que le jeune Daniel Legrand, son deuxième client, se- rait rapidement mis hors de cause. Alors, Dupond-Moretti s’est fait dis- cret. Contre-nature, mais stratégi- que. Frank Lavier, lui, n’était pas tiré d’affaire. Alors, Berton, son nouvel avocat, a repris le manche. C’est lui qui a mené les autres à la bataille. Voix de stentor et œil de braise. Pour finir le boulot. Au bout du compte, l’avocat géné- ral s’est levé pour requérir l’acquit- tement pour tout le monde. Du coup, le lendemain, les avocats des six accusés ont décidé de ne pas plaider. Et si on demande une image, une seule, à Frank Berton, de ses cinq années de combat, c’est celle-là qui lui vient d’abord : « Nous n’avons pas plaidé ! Nous avons demandé à remplacer nos plai- doiries par une minute de silence à la mémoire de François Mour- mand, décédé pendant l’instruction. C’était fou, ça. Parce qu’avant ça, on avait tout fait sauf se taire. On avait passé des années à hurler, à convaincre, à travailler… Et puis, c’était risqué de ne pas plaider. Je n’avais jamais fait ça de ma vie et je ne le referai jamais… » Dupond-Moretti, lui, évoque une autre image. « Je me revois sur le perron de Matignon, avec tout le monde. Un instant, j’ai tourné la tête sur la gauche et j’ai vu la Décla- ration universelle des Droits de l’homme. Quel symbole, pour tous ces gens qu’on avait traînés dans la boue et qui venaient d’être reçus par le Premier ministre en exercice. » Éric Dupond-Moretti, ensuite, a été à l’origine du système d’indemnisa- tions par l’État. « Ils avaient peur d’un procès pour faute lourde, l’idée était de transiger pour aller plus vite. » De ce côté, tout s’est ar- rangé... à part pour les enfants de François Mourmand, dont la sœur continue de se battre. Et les deux té- nors ont pris de l’envergure. Aujourd’hui, on dit souvent que Me Dupond-Moretti, du barreau de Lille, est le plus grand avocat d’assi- ses en France. Plus de quatre-vingt- dix acquittements au compteur. Et Me Berton ferraille dans le monde entier. Florence Cassez au Mexi- que, des dossiers en Angleterre, à Madagascar, en Amérique latine et partout en France. Grâce à Outreau ? Ils ont le même cri du cœur : « J’avais déjà de gros dossiers avant ! » Certes. Mais ils l’admettent également de la même manière : « C’est sûr que médiati- quement, cette affaire a déclenché des choses. » Aujourd’hui, quand l’un ou l’autre se lève, dans une salle d’audience, on retient son souffle. « Au moins, depuis cette af- faire, on a le droit de dire qu’un en- quêteur a pu se tromper. Et quand c’est l’un de nous qui le dit, on nous écoute », grogne Dupond-Moretti. « Face à moi, un expert sait ce que je pense. Soit il a changé ses métho- des soit il ne les a pas changées et il sait ce que je vais en faire », pré- vient Berton. Des ténors. À bientôt cinquante ans. ᔡ Elle n’a pas eu à défendre un ac- quitté, mais David Delplanque, un accusé condamné à 6 ans de prison et qui n’a jamais fait ap- pel. Il a reconnu des viols sur les enfants Delay mais a toujours nié ceux sur ses enfants. « Il est quand même tombé pour les deux faits », regrette aujourd’hui Me Fabienne Roy-Nansion, l’avocate de l’ac- cusé. « J’ai pu suivre l’affaire dès le début car mon client avait fait appel à moi dès sa garde à vue. » L’avo- cate boulonnaise suivra donc toute l’instruction et vivra des moments pénibles comme l’audition de My- riam Badaoui racontant « avec des tonnes de détails » le meurtre imagi- naire de la petite fille. « J’ai eu un malaise dans le cabinet du juge. Je suis sortie et je me suis assise. J’ai alors pleuré un quart d’heure car je voyais ma fille dans la petite qu’elle décrivait. » C’est alors qu’elle se rend dans le bureau de l’ordre, un ancien bâtonnier vient la réconfor- ter et lui dit : « Si c’est au bout de tes forces, tu n’y retournes pas. Mais si tu vas dans ce bureau, tu dé- fends ton client jusqu’au bout. » Fa- bienne Roy-Nansion tiendra parole et vivra ses neuf semaines d’audience à Saint-Omer comme un événement historique. « Je suis ressortie de ce procès épuisée, mou- lue. » Mais elle n’oublie pas ces « grands moments de fraternité » avec ses confrères avocats comme ce dîner, le soir du verdict avec qua- siment tous les confrères du procès. « Avec lui jusqu’au bout » « Puis j’ai passé la dernière heure précédant le verdict avec mon client, dans sa geôle. Je me suis dit que je devais être avec lui jusqu’au bout. » Aujourd’hui, six ans après, l’avocate n’a pas oublié l’affaire. Mieux, elle lui a servi. « Sur le plan personnel, ça m’a renseigné sur ma capacité à me placer dans un procès, côte à côte avec des Berton ou des Dupond-Moretti. » Mais c’est sur le plan technique qu’elle voit la diffé- rence. « Je n’ai jamais plus abordé un procès de la même façon. Avant Outreau, je me contentais de lire les PV. Depuis, je lis toujours les PV mais je regarde qui les écrit, quels sont les experts requis. » Bref, c’est une autre façon de travailler que l’avocate met en œuvre au quoti- dien pour contribuer, elle aussi, à la mutation des pratiques judiciai- res. ᔡ OLIVIER MERLIN Frank Berton et Éric Dupond-Moretti : deux ténors pour un même combat Franck Berton (à g.) et Éric Dupond-Moretti, le 17 mai 2004, à la sortie du tribunal de Saint-Omer. Me Roy-Nansion n’a « jamais plus abordé un procès de la même façon » « Ne pas plaider : je n’avais jamais fait ça de ma vie et je ne le referai jamais… » « Au moins, depuis cette affaire, on a le droit de dire qu’un enquêteur a pu se tromper. » Me Roy-Nansion est bâtonnier des avocats boulonnais. DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU 13 CAHIER SPÉCIAL LUNDI 21 FÉVRIER 2011 SV13.
  • 13. Dans tous les palais de justice de France, on trouve des Berton et des Dupond-Moretti pour revenir encore sur ce fiasco et brandir leur colère de voir qu’aujourd’hui, il est toujours possible de buter sur ce qu’on avait dénoncé en disant la main sur le cœur : « Plus jamais ça ! » Le plus cruel exemple est sans doute le régime de LA GARDE À VUE. Le jour de leur audition, les acquittés de ces deux procès avaient ému la France entière en racontant leurs arrestations et les heures qui ont suivi. On avait alors fait mine de découvrir les condi- tions moyenâgeuses dans lesquel- les sont entendues et retenues les personnes soumises à ce régime sans égal en Europe. Et puis rien. Sur la garde à vue, en tout cas, alors que la Cour européenne des Droits de l’homme avait déjà sérieu- sement averti la France. Aujourd’hui, une réforme est en cours mais on ne pourra pas en cré- diter ceux qui ont voulu tirer les le- çons de l’affaire d’Outreau. Il a fallu ensuite quelques affaires re- tentissantes, et de nouvelles condamnations de la Cour euro- péenne, pour que le Conseil consti- tutionnel puis la Cour de cassation embrayent. Aujourd’hui, l’État français est sommé de se mettre en conformité avec le droit européen pour le 1er juillet. Notamment s’agissant de la présence de l’avo- cat aux côtés de son client et la connaissance des faits reprochés. On a tout de même perdu quelques années, puisque les mesures rete- nues ici étaient contenues dans le rapport n˚ 3125 de la commission parlementaire. Celui-ci faisait également une large place au problème de la LA DÉTEN- TION PROVISOIRE. Souvent, à l’époque, on avait entendu que « le drame d’Outreau, c’est le drame de la détention préventive », des gens comme Daniel Legrand, Domini- que Wiel ou Pierre Martel ayant fait plus de trente mois avant leur procès. Selon eux, c’était tout de même oublier un autre drame : « La gravité de l’accusation qui pe- sait contre nous. Être accusé de vio- ler des enfants, c’est terrible. » Et encore plus en prison. Les députés proposaient donc l’ins- tauration de dates butoirs, des ren- dez-vous réguliers chez le juge pour un point précis de l’enquête, la suppression de notions fourre- tout comme le trouble à l’ordre pu- blic pour justifier une détention, un collège de juges pour la pronon- cer et la mise en place d’un panel de mesures alternatives. Dans ce domaine – à part pour les bracelets électroniques que l’on commence à voir arriver –, on n’a pas fait beau- coup de progrès. Et dans les faits – contrairement à ce que dit la loi –, la détention provisoire est plus la règle que l’exception. Autre point sensible, LA COLLÉ- GIALITÉ. Une idée toute simple, pleine de bon sens, pour éviter ce qui peut arriver à tout le monde : l’erreur dans laquelle on s’en- ferme. Un collège de trois juges de- vait donc se saisir des dossiers les plus importants, se réunir et tra- vailler de concert, échanger, s’é- pauler… Cela paraissait tellement évident que la loi Clément adoptait l’idée qui… n’est toujours pas appli- quée dans les faits. Elle vient une nouvelle fois d’être repoussée. On parle aujourd’hui de 2014. Pour cette mesure-là comme pour beaucoup d’autres, les magistrats évoquent une raison essentielle : LES MOYENS. Malgré un budget en hausse chaque année, la France se traîne dans les cinq dernières pla- ces d’Europe pour les moyens de sa justice. Pour mémoire, au tout dé- but de l’information judiciaire confiée au juge Burgaud, Aurélie Deswarte, la collaboratrice de Me Berton, a fait plusieurs fois le trajet Lille - Boulogne, parce que le tribunal n’avait pas les moyens de lui imprimer le dossier d’Odile Marécaux, sa cliente. Manque de postes, locaux insalubres, matériel insuffisant… : c’est le quotidien de la justice. D’ailleurs, à travers tout les pays, les magistrats l’ont crié ces derniers jours, avec – entre autres – un slogan qui en dit long : « Donnez-nous les moyens d’appli- quer la loi. » É. D. Ont participé à ce supplément Rédacteur en chef, directeur de la rédaction : Jean-Michel BRETONNIER Coordination rédactionnelle : Bruno VOUTERS (rédacteur en chef adjoint), Bertrand SPIERS. Rédaction : Éric DUSSART, Romain DOUCHIN, Olivier MERLIN, Matthieu DELCROIX, Frédéric VAILLANT, Sylvain DELAGE, Olivier BERGER. Photos : Guy DROLLET, Jean-Pierre BRUNET, Philippe PAUCHET, Sami BELLOUMI, Stéphane MORTAGNE, Max ROSEREAU. Maquettes et mise en pages : Yann SEGERS Éditeur : Olivier FACON À la fin du mois de juin 2006, trente députés de tous bords présentaient un pavé rouge brique de plus de six cents pages qu’ils avaient fièrement intitulé « Au nom du peuple français, juger après Outreau ». Ils pouvaient en être fiers d’ailleurs parce qu’au bout de quatre mois de travaux, sous la conduite du socia- liste André Vallini et du rapporteur UMP Philippe Houillon, les mem- bres de la commission d’enquête parlementaire rendaient une copie unanimement saluée. Des acquittés aux magistrats, en passant par les avocats, les experts, les travailleurs sociaux, les assis- tantes maternelles ou les journalis- tes, ces trente hommes et femmes de la représentation nationale, fins connaisseurs du monde juridique ou parfaits candides, avaient cher- ché à comprendre et analyser les comportements de deux cent vingt et une personnes. À la fin du cahier, sur treize pages, ils présentaient donc une synthèse de leurs propositions en quatre- vingt points. Une trame pour le pro- jet d’une réforme ambitieuse du système pénal, comme tout le monde semblait la réclamer alors. Et puis, quelques mois plus tard, Pascal Clément, alors garde des Sceaux, portait un projet de loi adopté dans la grogne ambiante, parce que jugé trop frileux et même souvent appelé « réfor- mette »… « Et bien je trouve, moi, que c’était juger durement ce texte qui a changé quelques pratiques importan- tes au quotidien dans notre procé- dure. » Me Hubert Delarue, avocat d’Alain Marécaux d’un bout à l’autre de l’affaire, appuie aujourd’hui sur deux points parti- culiers que cette loi Clément a fait évoluer ; « Pour le plus grand bien de la recherche de la vérité », dit-il. D’abord, elle a fait évoluer LES DROITS DE LA DÉFENSE. Les inter- rogatoires et les confrontations chez le juge d’instruction doivent aujourd’hui être filmés dans de nombreux cas. « Au moins, cela nous permet de vérifier des erreurs de retranscription s’il le faut, comme de trancher à l’audience les querelles entre accusés (ou préve- nus) et enquêteurs, sur le contenu des procès verbaux. » De plus, ces interrogatoires ou confrontations ne peuvent plus se dérouler hors de la présence d’un avocat. Deuxième point important : LES EX- PERTISES. On se souvient des sou- bresauts du procès de Saint-Omer au moment des dépositions d’ex- perts psychologues, et peut-être en- core plus de l’étonnante explica- tion d’un professionnel décrié pour son travail à la cour d’assises de Pa- ris : « Quand on paie des expertises au tarif des femmes de ménage, on a des expertises de femmes de mé- nage. » Eh bien, aujourd’hui, on a surtout des expertises un peu plus raisonnables. « À une époque, on de- mandait presque à l’expert de dire si l’accusé mentait ou pas, rappelle Hubert Delarue. Et la plupart du temps, son avis était suivi aveuglé- ment. » Plus de tout cela aujour- d’hui : un juge ne peut plus deman- der tout de go si l’accusé ou le plai- gnant est « crédible ». « Et surtout, il soumet à la défense le contenu de la mission qu’il confie à l’expert. De cette manière, nous pouvons amen- der les questions, et même en propo- ser. » Autre aspect sensible du dossier d’Outreau : LA PAROLE DE L’EN- FANT. Des policiers et des enquê- teurs formés peuvent aujourd’hui aborder les mineurs avec plus de précaution, donc d’efficacité. Pour leur protection, les enfants sont également filmés, quand c’est possi- ble, ce qui peut leur éviter de reve- nir à l’audience pour une nouvelle épreuve. Mais au-delà, l’affaire d’Oureau a également modifié des COMPORTE- MENTS moins visibles de l’exté- rieur. « Nous avons de meilleures re- lations avec les magistrats », dit Blandine Lejeune, avocate de Domi- nique Wiel. Et de leur côté, ces ma- gistrats ont également réfléchi : « A l’instruction, nous suivons les dossiers plus tôt, plus longtemps », dit Dominique Lottin, première pré- sidente de la cour d’appel de Douai. « Nous avons affecté plus de monde à la chambre de l’instruction. Nos jugements sont plus approfondis, plus complets, nous veillons qu’à tous les échelons, il y ait plus de contradiction. Et même dans l’orga- nisation des cours d’assises, nous sommes plus sensibles aujour- d’hui. » É. D. Justice : une réforme... toujours en chantier Des libertés à défendre encore Des droits et des paroles protégés La France se traîne dans les cinq dernières places d’Europe pour les moyens de sa justice. L’État français est sommé de se mettre en conformité avec le droit européen pour le 1er juillet. « À une époque, on demandait presque à l’expert de dire si l’accusé mentait ou pas. » « Nos jugements sont plus approfondis. Nous veillons qu’à tous les échelons, il y ait plus de contradiction. » Les magistrats le criaient encore récemment : « Donnez-nous les moyens d’appliquer la loi. » Alors, oui, des progrès ont été faits mais il en reste tellement à faire : garde à vue et détention provisoire entre autres… 14 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU CAHIER SPÉCIAL LUNDI 21 FÉVRIER 2011 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU 15 CAHIER SPÉCIAL LUNDI 21 FÉVRIER 2011 SV14.
  • 14. Il faudrait ajouter un nom à la liste des victimes du plus retentissant fiasco judiciaire français. Il s’agit de celui d’Outreau. Cette ville inconnue du grand public en 2001 a été projetée sur le devant de la scène, son nom associé aux pires horreurs puis à celui d’un retentissant naufrage judiciaire. Aujourd’hui, les Outrelois ont tourné la page et aimeraient que tout le monde en fasse autant. PAR FRÉDÉRIC VAILLANT region@lavoixdunord.fr PHOTOS GUY DROLLET Un phénix doré sur fond rouge sym- bolise Outreau sur les armoiries de la ville. Qui mieux que l’oiseau lé- gendaire renaissant de ces cendres pourrait incarner l’esprit de cette cité de l’agglomération boulon- naise face à l’adversité ? Ravagée par les bombardements intensifs de la guerre, secouée par le dépôt de bilan des APO (Aciéries Paris- Outreau) en 1978, puis balayée par une formidable tornade judi- ciaire, la ville renaît une fois plus de ces cendres. « Pour moi, la popu- lation a tourné la page, confie Thé- rèse Guilbert, maire PS depuis le dé- cès de Jean-Marie François en 2005. Ça a été un drame pour beau- coup de personnes, une erreur judi- ciaire d’une ampleur inédite mais les Outrelois sont fatigués qu’on leur ressasse toujours cette his- toire. » Cette cité ouvrière, qui de- vrait dépasser au prochain recense- ment la barre des quinze mille habi- tants, a appris à partager son nom. Au rayon des synonymes, Outreau est passé de l’étiquette « horreur » à celle d’« erreur ». On parle d’avant ou d’après Outreau, on dé- nonce un « nouvel Outreau »… « Avant l’affaire, c’était une com- mune qui était plutôt montrée en exemple, rappelle Thérèse Guilbert. Riche en équipements, crèche, école de danse, de musique, une épicerie sociale, une école municipale de conduite, la première de France ! » Une ville classique, bien équipée où la moitié des habitants sont proprié- taires de leur logement et où 37 % sont locataires d’une HLM. « Il y a actuellement 1 500 demandes en at- tente dans le parc social et on nous demande régulièrement s’il y a des parcelles constructibles », souligne le maire. « On n’en parle plus » La cité de la Tour du Renard fait aussi le plein de locataires. Cet en- semble d’immeubles de quatre ou cinq étages baptisés de noms d’oiseaux se situe à la limite exté- rieure de la ville. Entouré de quel- ques pavillons, il côtoie la campa- gne. D’ailleurs le nom de la Tour du Renard vient de celui d’une ferme que l’on devine sur les hau- teurs. La ferme du Renard possé- dait une tour médiévale qui a été dynamitée par les Allemands pen- dant la guerre. La cité HLM, dite de la Tour du Renard, construite à la fin des années cinquante s’étale en contrebas. Ici aussi, la page est tournée. « On n’en parle plus, lâche du bout des lè- vres Josette Marlot qui avec une équipe d’une quinzaine de person- nes anime la maison de quartier Arc-en-Ciel. On a été stigmatisé. je ne vais pas vous dire qu’il n’y a pas de problèmes mais il n’y en a pas plus qu’ailleurs. C’est un quartier avec des difficultés sociales mais il y a une solidarité qu’on ne rencontre pas dans d’autres quartiers. On s’aide les uns les autres. Ça a tou- jours été comme ça. » À l’entrée de la cité un panneau annonce la ré- novation des 276 logements. « C’est déjà ancien, explique une habitante du quartier. Ils ont refait des entrées, carrelages, interpho- nes, nouvelles boîtes aux lettres. » « Des baignoires sabots ont été rem- placées par de vrais baignoires », ajoute un voisin. Difficile d’en sa- voir plus car le bailleur social, Pas-de-Calais Habitat, se refuse à communiquer. « Trop doulou- reux », nous a-t-on fait savoir. Dans la cage d’escalier de l’immeu- ble Les Merles, où l’affaire a com- mencé il y a dix ans, la peinture a été refaite « suite à un incendie dans un appartement » explique un locataire. Au dernier étage, un autre fait des travaux avant d’em- ménager « très content d’avoir pu obtenir un appartement ». C’est la Tour du Renard, une cité HLM ba- nale dans une ville ordinaire. « On n’a jamais compris pourquoi ça s’était appelé l’affaire d’Outreau, soupire Thérèse Guilbert. En France ou à l’étranger, il y a ce genre d’affaires sans qu’elles soient associées au nom de la commune. » Exemple, malgré le procès d’un ré- seau pédophile en 2005 (62 condamnations), l’image d’An- gers reste attaché à son château, la Maine et la douceur angevine. Qui se souvient du nom du quar- tier ? ᔡ « Les Outrelois sont fatigués qu’on leur ressasse toujours cette histoire. » « On n’a jamais compris pourquoi ça s’était appelé l’affaire d’Outreau » Au rayon des synonymes, Outreau est passé de l’étiquette « horreur » à celle d’« erreur ». VU DE LA VILLE ET DE SES HABITANTS Depuis dix ans, la cité de la Tour du Renard a connu quelques rénovations et un collège flambant neuf se dresse à l’entrée du quartier. 16 DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU CAHIER SPÉCIAL LUNDI 21 FÉVRIER 2011 SV16.