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Ziad : Bonjour Audrey Tang,
Audrey Tang : bonjour
Ziad : vous êtes une activiste taiwanaise spécialisée dans l’utilisation du numérique. On va
d’abord dire quelques mots sur vous, vous êtes née en 1981, vous avez donc 34-35 ans mais
vous vous présentez comme une retraitée.
Audrey Tang : Oui, j’ai pris ma retraite il y a 2 ans environ, quand j’ai migré du secteur privé à
celui de la société civile. Je l’ai fait parce que j’ai travaillé pendant 20 ans dans l’industrie des
technologies de l’information, avec une carrière très entrepreneuriale. Et après 20 ans à faire
plus ou moins la même chose, j’ai décidé qu’il était peut-être temps de laisser la place aux
jeunes sur le marché et d’explorer plus en profondeur l’univers de la société civile.
Ziad : Donc vous avez travaillé il y a 20 ans, ça veut dire que vous avez commencé à travailler
très très très jeune.
Audrey Tang : Pas si jeune. Je devais avoir 14 ou 13 ans, ça va, c’est légal.
Ziad : c’est légal mais normalement on commence vers 23 ans - 24 ans donc vous avez un
parcours déjà particulier
Audrey Tang : Non, enfin, c’était l’époque où Taiwan a eu accès à l’Internet, c’était en 1994
comme pour le reste du monde. Le world wide web venait juste d’être inventé. J’ai commencé à
travailler en ligne sans me soucier de mon âge. A vrai dire, les gens qui étaient sur le web et au
sein du World Wide Web Consortium ne connaissaient pas mon âge. Nous étions juste des
pair-à-pair, des collaborateurs.
Comme le reste du monde, Taiwan est entré dans le World Wide Web très rapidement quand il
a été inventé en 1994 par Tim Berners-Lee. Une fois le World Wide Web inventé, on se posait
beaucoup de questions sur notre capacité à transférer le savoir de l’histoire humaine, qui depuis
2000 ans avait été archivé sur papier, sur ce nouveau médium.
Beaucoup plus de questions ont émergé quand les gens ont découvert qu’en mettant des
informations papier sur Internet, elles devenaient complètement autre chose. Elles fonctionnent
comme un sorte de force gravitationnelle, qui attire les gens et forme une communauté. Un type
de communauté que nous n’avions jamais vu auparavant.
Pour moi, cette communauté, qui comprenait des chercheurs du monde entier, originaires de
peut-être 60 pays différents et parlant 70 langues, était beaucoup plus intéressante qu’une
école ou même qu’une université. Mon choix était vraiment vraiment facile à faire.
Ziad : donc vous avez arrêté l’école à 12-13 ans pour apprendre sur le web, sur Internet ?
Audrey Tang : C’est parce que beaucoup de gens publiaient leurs prépublications, c’est-à-dire
qu’avant d’envoyer leur article au journal, ils le publiaient d’abord sur le web. C’est ce que tout
le monde faisait parce que c’était complètement nouveau et les gens étaient vraiment excités
par ça.
J’ai découvert que peu importe ce que j’apprenais à l’école ou même à l’université, ça avait
toujours 10 ans de retard, parce que ça mettait 10 ans pour que les prépublications des
journaux scientifiques et autres arrivent jusque dans les programmes scolaires et universitaires.
En fait, j’avais l’impression de vivre 10 ans dans le futur juste en collaborant avec les
chercheurs sur Internet.
Ziad : et qu’est-ce qui vous intéressait à l’époque ?
Audrey Tang : Quand j’étais jeune, j’étais principalement intéressée par la poésie et la musique,
qui sont très liés l’une à l’autre. Ensuite, parce que le chinois et le taiwanais sont deux langues
tonales, dans la mesure où nous parlons comme les gens chantent, et qu’il y a une certaine
mathématique dans ces langues, j’ai composé de la poésie et de la musique très jeune et
toujours vu l’ordinateur comme une feuille blanche pour écrire ces musiques ou ces poésies.
Quand je suis arrivée sur Internet, les premiers centres d’intérêt que j’avais étaient les langages
computationnels, c’est-à-dire faire comprendre aux ordinateurs le langage humain, et aussi la
programmation, qui est la démarche inverse, c’est à dire faire comprendre aux humains
comment l’ordinateur était programmé. Comme une sorte de pont à double sens entre la
machine et l’humain.
Ziad : donc vous vous êtes spécialisée dans la programmation, apprendre comment demander
à une machine de faire telle ou telle chose
Audrey Tang : En partie oui mais l’autre partie consistait à faire comprendre aux ordinateurs le
langage humain. Et que cette intelligence artificielle apprenne non seulement les mots eux-
mêmes, mais aussi pourquoi nous parlons de tel ou tel sujet, le contexte, la culture entière.
Je pense que c’est la partie la plus intéressante, mais on ne peut pas faire l’un sans l’autre.
Ziad : qu’est-ce que vous avez fait dans ces domaines alors ?
Audrey Tang : Très tôt, j’ai collaboré avec un auteur que j’aime beaucoup, Douglas Hofstadter,
qui a écrit ce livre intitulé “Gödel, Escher, Bach” et qui est un chercheur éminent de l’Intelligence
Artificielle et aussi un traducteur. Je crois que c’était en 1997 ou 1998 que je l’ai contacté.
A ma grande surprise, il parle chinois.
Ziad : et vous parlez allemand vous?
Audrey Tang : Oui [rires], donc c’est plus facile pour moi de communiquer. Il apprenait aux
ordinateurs à comprendre l’écriture humaine et travaillait aussi sur la question de la traduction.
J’ai traduit un des poèmes que sa femme avait traduits.
On avait une correspondance sur la traduction automatique et ce genre de choses. On a pas
vraiment publié d’article, juste une expérience d’échange de mails avec l’un des chercheurs les
plus éminents de l’intelligence artificielle.
Il était aussi enthousiaste que moi. On parlait chacun la langue de l’autre, et ainsi de suite. Ça a
créé une culture différente, comparée à la culture universitaire.
Ziad : j’ai lu à plusieurs endroits que vous aviez lancé plusieurs start-ups pendant votre activité
professionnelle avant votre retraite et la première alors que vous étiez encore un adolescent
Audrey Tang : La première start-up dans laquelle je me suis investie était une maison d’édition
qui s’appelait The Informationist. On m’avait demandé, comme j’étais une des plus jeunes
auteures, d’écrire un livre appelé “Road to Cyberspace” qui explique la trajectoire par laquelle
on en vient à apprendre le web.
C’est devenu une maison d’édition plutôt intéressante. On avait beaucoup de collaborations,
mais j’étais juste une auteure à l’époque. Puis la maison d’édition a pensé : “peut-être qu’il est
temps d’aller sur le marché d’Internet aussi, puisque que nous sommes une marque identifiée
quand il s’agit d’apprendre aux gens à se servir d’Internet.”
J’ai aussi travaillé sur un moteur de recherche comme celui de Google, mais qui indexe tout. Il
faut se rappeler que c’était à peu près à la même époque qu’AltaVista, et avant tous les autres
moteurs de recherche. C’était un des premiers moteurs de recherche chinois. Par la suite, j’ai
participé à un projet de site d’enchères comme Ebay, et d’autres types de e-commerce, et aussi
sur les médias sociaux, et ainsi de suite. Tout ça, c’était en 1995, 1996.
Ziad : vous êtes également connue pour avoir coordonné un projet qui s’appelle Pugs. Alors je
sais pas si vous pouvez expliquer au grand public ce qu’il signifie, c’est un projet qui est lié à un
langage informatique mais peut-être que vous allez y arriver.
Audrey Tang : C’est en fait assez facile à expliquer. J’ai travaillé sur Pugs, qui est une nouvelle
exécution, une remise à niveau du langage Perl. Le langage Perl est un des premiers, si ce
n’est le premier, de ce que nous appelons un langage de script, qui est le langage utilisé pour
construire des sites web.
Un langage de script est un langage de programmation, comme un instrument. Pensez à la
façon dont les gens construisent, par exemple, une cathédrale ou un très grand bâtiment.
D’habitude, les architectes professionnels utilisent des outils très professionnels, et c’est très
dur pour eux de traduire leur vision architecturale à des gens qui n’ont jamais rien vu de tel
auparavant.
Mais les langages de script sont tels que les gens peuvent les utiliser comme des outils
quotidiens. C’est comme faire des meubles en employant seulement son propre bois ou son
atelier. C’est d’ailleurs de là que vient le mot “hacker” : ça signifie des gens qui peuvent couper
leur bois et faire leurs propres meubles, leur propre maison.
Il n’y a plus besoin d’être un architecte professionnel entraîné. Avec Perl et d’autres langages
de script, vous pouvez juste utiliser vos outils quotidiens et travailler dans un système existant,
en y ajoutant un bit à la fois, mais ça se développe quand même en quelque chose comme une
cathédrale.
Ça nous permet de construire de très larges systèmes sans qu’une seule personne ait une
vision, ou soit designer de métier, ou quelque chose comme ça. C’est une démocratisation de la
programmation informatique.
Un des descendants de Perl est Python, puis Ruby, puis JavaScript. Maintenant tous ces
langages sont utilisés par des amateurs partout dans le monde, pas par des programmeurs
professionnels entrainé. Avec ce langage ils font le web mondial d’aujourd’hui.
Ziad : pendant que vous êtes en train de parler vous avez une tablette devant vous et un crayon
vous êtes en train d’écrire ou de dessiner des choses, qu’est-ce que vous faites ? je vois pas du
tout l’écran
Audrey Tang : je suis en train de faire de la calligraphie.
Ziad : vous me montrez votre écran où on voit donc des caractères. j’arrive pas à lire, je sais
pas si c’est des caractères latins ou chinois, c’est entre les deux, et des flèches
Audrey Tang : Oui. J’ai toujours travaillé avec un stylo et du papier. En fait, avant d’avoir un
ordinateur, c’est comme ça que je programmais. Même quand j’ai eu un ordinateur, j’ai continué
d’utiliser un stylet informatique, depuis le Palm Pilot en passant par le Zaurus et toute autre
forme d’informatique basée sur le stylet.
Je préfère ça parce que si vous avez seulement un clavier quand vous tapez quelque chose, et
qu’ensuite vous allez vous coucher, quand vous vous réveillez, vous ne vous souvenez pas des
émotions que vous aviez quand vous tapiez ces mots, parce qu’ils ont perdu toutes les
informations non viables.
Quand je prends des notes ou que je fais de la calligraphie, je capture les sentiments exacts
que j’ai quand j’écoute votre question. Ça aide à apporter cette dimension plus humaine dans
mes réponses et mes dessins.
Ziad : Donc vous prenez des notes en fait calligraphiées donc avec votre propre écriture sur
votre ordinateur, vous les enregistrez donc là vous faites oui de la tête mais qu’est-ce que vous
avez écrit par exemple sur le dessin ou la note que vous m’avez montrée, je n’arrivais à lire si
c’était du latin ou des caractères chinois ?
Audrey Tang : En fait, c’est plus ou moins de la calligraphie. Parce que la culture taiwanaise
compte 2000 ans de calligraphie sur papier - c’est la culture la plus ancienne de calligraphie,
beaucoup des mouvements calligraphiques ont arrêté d’être un script. Ils sont devenus ce que
tout le monde reconnaît aujourd’hui comme des emojis.
C’est-à-dire qu’ils représentent exactement le contenu émotionnel de n’importe quel écrit que
nous écrivons. Sur l’écran que je viens de vous montrer, le mot Perl est en écriture latine, mais
tout le reste est un mix d’émoji, de mémos et de choses comme ça.
Ziad : vous vous présentez - ça c’est quelque chose qu’on vous demande beaucoup de
commenter - comme une anarchiste conservatrice. ce sont deux notions qui peuvent paraître
opposées, qu’est-ce que ça veut dire ?
Audrey Tang : Quand les gens pensent à l’anarchie, généralement ils songent à une utopie,
c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas encore arrivé. Mais si vous pensez à l’idée d’utopie, ce
que ça veut vraiment dire c’est que ce n’est pas dans un lieu spécifique : “u” signifie “non”,
“topos” signifie espace. C’est exactement…
Ziad : nulle part
Audrey Tang : nulle part. Mais c’est exactement ce qu’est Internet. Internet ne vit pas dans un
ordinateur, ne vit pas dans une machine. Internet vit dans la communication entre les machines
selon des protocoles établis. Tout le monde peut réviser ou améliorer le protocole, être plus ou
moins d’accord avec ses règles, mais tant qu’il y a une sorte de consensus, Internet
fonctionnera toujours sans entité de contrôle centralisé.
Cela correspond exactement à la définition de l’anarchie. C’est la définition originelle de
l’anarchie, quand les philosophes ont énoncé le mot pour la première fois. Et donc l’Internet,
quand il a été conçu au départ, avait une nature anarchique. Il a ensuite intégré à la structure
de gouvernance qu’est l’Internet Society, dans les années 80 et 90.
Quand je dis conservatrice, j’entends par là qu’on a une tradition. La tradition fonctionne très
bien, et doit s’adapter avec le temps, bien sûr, mais nous devons le faire très prudemment et
sans sacrifier cette tradition de l’anarchie. Donc, j’ai quelque chose que j’aimerais conserver.
C’est ça que je veux dire.
Ziad : parce qu’à vos yeux l’utopie ou l’anarchie de l’internet est en danger ?
Audrey Tang : Je ne dirais pas qu’elle est en danger parce que, de toutes évidences, l’Internet
fait aujourd’hui partie de notre vie quotidienne. La civilisation humaine survivrait probablement,
mais avec beaucoup de difficultés, si nous retirions l’Internet à tout le monde. Donc le réseau
n’est pas en danger comme pourrait l’être une espèce en danger.
Mais la façon dont l’Internet était gouverné, son modèle de gouvernance qu’on peut qualifier
d’anarchiste est lui en danger car en compétition avec beaucoup d’autres modes de
gouvernance. Par exemple, nous avons l’approche multilatérale qui considère qu’un Etat
souverain représente toutes les structures et toutes les personnes d’un pays.
Nous avons aussi l’approche multipartite qui dit que toutes les espèces, pas seulement
humaines, qui sont menacées par un réchauffement de deux degrés Celsius sont en fait
connectées, peu importe le pays où elles se trouvent. Les gens ont beaucoup, beaucoup de
façons de gouverner leur vie. Ces différents type de gouvernance peuvent cohabiter ou sont
parfois en compétition. Je ne dirais pas que le modèle anarchiste met les autres en danger.
C’est un des nombreux modèles que les gens utilisent pour gouverner leur vie. En ce sens, ça
vaut le coup de le conserver, mais je ne dirais pas que ça devrait être un modèle dominant par
rapport à n’importe quel autre modèle.
Ziad : Depuis au moins quelques mois vous multipliez les entretiens les conférences
notamment pour parler de l’évolution de la démocratie à Taiwan. Est-ce que vous pouvez nous
rappeler votre point de vue sur ce qu’il s’est passé depuis à peu près deux ans à Taiwan ?
Audrey Tang : Bien sûr. Je parle toujours du mouvement g0v zero, qui s’écrit G zero V point T
W qui est une initiative de hacking civique entamée fin 2012.
En fait tous les sites gouvernementaux taiwanais finissent par gov point t w. L’idée c’est
simplement qu’en changeant le O de gov en zéro sur son navigateur, on arrive sur une sorte
d’administration ou de gouvernement fantôme qui montre les mêmes informations mais d’une
manière plus lisible, plus agréable, avec des visualisations interactives. C’est comme une super
structure qui englobe toutes les initiatives de hacking civique à Taiwan.
En 2014, il y a eu une occupation du parlement à Taiwan qui s’appelait le Mouvement
Tournesol. Le mouvement a été formé par des étudiants qui pensaient qu’il n’était pas
constitutionnellement sensé pour Taiwan de considérer Pékin comme une ville du territoire
national. Grâce à cette pirouette constitutionnelle, cela autorisait le gouvernement à signer tout
accord commercial avec la Chine sans consulter le parlement.
L’occupation a duré 20 jours. Les 20 jours ont été très spéciaux dans l’histoire des Occupy,
parce que notre occupation avait un objectif demonstratif. Les étudiants étaient là pour protester
mais aussi pour montrer aux députés comment utiliser les nouvelles technologies pour délibérer
de manière réellement démocratique. Une méthode que les représentants du peuple peuvent
par exemple utiliser pour des accords commerciaux avec Pékin. C’est donc un moyen de mettre
la barre de la démocratie plus haut encore. Une manière d’encourager le législateur à impliquer
les citoyens avec plus de pédagogie et de participation. gov zero a servi d’outil à l’échelle
nationale et internationale pour la traduction et la logistique de ce mouvement d’occupation.
L’idée était d’atteindre au moins la moitié de la population à Taiwan. Et d’ailleurs, un demi-
million de personnes ont manifesté dans les rues en soutien à cette cause. Après cela, le
paysage politique tout entier a changé. Beaucoup d’analystes disent que nous sommes
désormais dans une politique post-parti à Taiwan. Par exemple, le maire de la capitale, Ko
Wen-je, était un chirurgien et pas un politicien. Mais il a été élu avec des chiffres record et n’est
adhérent d’aucun parti politique.
Ziad : il a été élu fin 2014
Audrey Tang : Oui. Juste après, Simon Chang a été nommé vice premier ministre. C’était un
ingénieur Google qui n’appartenait lui non plus à aucun parti. Depuis, il est d’ailleurs devenu
premier ministre.
Toujours dans le même esprit, la nouvelle présidente élue, Tsai Ing-wen, a nommé deux
indépendants aux postes de vice-président et premier ministre, Chen Chien-Jen et Lin Chuan.
Ils n’appartiennent à aucun parti.
La situation est telle que tous les plus hauts dirigeants actuels du pays sont désormais libérés
des contraintes liées à un parti politique. C’est pourquoi le premier ministre, Simon Chang, a pu
passer le pouvoir à son successeur, lui aussi indépendant, Lin Chuan, en disant que la
passation ne se fait pas d’un parti à un autre.
Ziad : ce que vous expliquez c’est que les partis ne sont plus au centre de la vie politique à
Taiwan, que la transparence à laquelle vous avez participé avec le mouvement g0v zero
fonctionne réellement et que les gens sont impliqués et que c’est ça qui est au coeur de la vie
politique à Taiwan aujourd’hui ?
Audrey Tang : Oui. C’est exactement ça. Ça a aussi changé notre positionnement international
parce que Taiwan, comme vous le savez sûrement, n’est pas reconnu comme un pays par
l’ONU. Taiwan est un lieu, c’est une sorte de société civile de 23 millions de personnes.
Mais il y a aussi certains avantages à cela, parce que du coup on peut utiliser des technologies
civiques ou des communautés civiques du monde entier et être solidaire avec tous les hackers
civiques autour du monde, pas en tant que nation souveraine, mais comme une sorte de post-
nation.
C’est ce que g0v zero a toujours fait tous les deux ans, comme en mai : nous invitons des
hackers civiques de 17 pays pour qu’ils partagent leurs idées. Nous avons le Français Vox.
Nous avons l’Espagnol Podemos.
Ensuite nous avons tous les autres habitués qui se joignent à nous à Taipei, qui partagent leurs
idées pour les deux années à venir, et regardent ça comme une solidarité citoyenne qui
transcende le statut diplomatique d’une nation souveraine.
Ziad : dans la critique habituelle du mouvement de la civic tech comme on dit ou de la
transparence ou du gouvernement ouvert il y a le fait qu’on a du mal à impliquer la population,
c’est-à-dire qu’à un certain moment il n’y a plus vraiment de population impliquée mais une
petite frange qui se spécialise dans la participation etc. comment vous pouvez lutter contre ça
ou comment vous gérez ce phénomène ?
Audrey Tang : On peut répondre à cette question de deux façons. L’une consiste à dire que les
gens trouvent le monde réel - par exemple leur famille, leur vie de tous les jours, se promener
dans la rue, aller faire ses courses, discuter avec ses voisins - plus intéressant que de participer
à la politique.
L’autre façon consiste à dire que les gens qui ont déjà ces téléphones et appareils trouvent
qu’aller sur Facebook ou poster des photos de chat sur Instagram sont des choses plus
intéressantes que de participer à la politique. Il faut y répondre à partir de deux approches, deux
cultures très différentes.
Pour la première, c’est en grande partie dû au fait que la culture numérique n’a pas répliqué tout
ce que l’analogique ou la culture papier ont à offrir. Comme je vous l’ai montré, je peux faire de
la calligraphie sur cette tablette. C’est ce qui se fait de plus récent, là, cette année. Avant ça, on
ne pouvait même pas capter l’intention calligraphique de la personne qui écrivait.
C’est naturel que les gens trouvent la culture papier plus attractive ou plus intéressante, c’est
comme ça. Mais avec la combinaison de l’intelligence artificielle, de la compréhension des
intentions et des émotions humaines et les technologies de réalité virtuelle, on peut répliquer
l’expérience d’immersion.
Par exemple, je suis allé à Disneyland le weekend dernier. Il y a cette expérience de réalité
virtuelle de Ratatouille où les gens voient depuis le point de vue d’une souris ou d’un rat. Le rat
est poursuivi tout autour de la cuisine et ainsi de suite. C’est comme les autres espaces de
Disneyland, mais on ne bouge pas pour de vrai. Tout se passe au même endroit et ça marche
par réalité virtuelle.
Cela veut dire que les softwares, les logiciels, sont désormais presque aussi bons que les
hardwares, les machines, pour créer un monde fantastique. Dans ce monde de rêve, les gens
peuvent se poser et regarder un aéroport sur le point de se construire, ou un territoire sur le
point d’être redéveloppé, et ensuite délibérer sur la question. C’est facile en fait, parce que la
technologie est presque là.
Dans l’autre sens, c’est beaucoup plus dur ceci dit. Les digital natives, les enfants du
numérique, trouvent ça beaucoup plus intéressant de se regarder dans le miroir, d’utiliser des
selfie sticks etc., plutôt que de partager leurs idées ou émotions avec d’autres gens.
Pour les digital natives à Taiwan, nous avons moins ce problème, parce que c’est la même
génération qui a voté pour les premières élections présidentielles en 1996 et qui a participé à la
création du web mondial et des technologies numériques. C’est à vrai dire la même génération
de gens qui ont participé aux deux innovations et qui ont fait de nous un laboratoire
d’expérimentation de nouvelles élections démocratiques.
Pour nous, 20 ans de démocratie représentative, 20 ans de démocratie directe, ou même
d’anarchie sont vraiment comparables. On peut les mêler, et les associer, et c’est ça la
principale attraction pour les hackers civiques.
En Europe, bien sûr, l’Estonie est encore plus attractive parce que le pays a été fondé après
Internet. Tout le monde, même les plus vieux, sont OK avec la technologie parce que ça a été
fondé sur ce postulat.
Bien sûr, en France, avec les couches géographiques des cinq républiques, et des centaines
d’années de démocratie représentative, cela va poser un défi unique. C’est ce dont j’ai parlé un
peu partout avec des officiels, des législateurs, des professeurs. Nous avons quelques idées,
mais je ne pense pas que nous ayons une solution complète pour l’instant.
Ziad : et qu’est-ce que c’est les idées alors ?
Audrey Tang : Si nous pouvons rendre le débat et la discussion politique plus intéressants que
de regarder la télévision, que d’aller sur Facebook, que de prendre des photos avec des selfie
stick, alors c’est possible d’impliquer les jeunes qui ont été élevés en tant que digital natives.
Il y a cette émission que j’ai aidé à produire à Taiwan, appelée “Talk to Taiwan”. C’est une des
pistes auxquelles nous pensons. Dans l’émission, captée en réalité virtuelle, on interviewe, par
exemple, le maire indépendant qui a commencé en tant que chef chirurgien. C’est un chirurgien
réputé, et le système d’assurance santé lui tient très à coeur.
Comme ce qu’on peut voir à la télévision française, un journaliste renommé lui pose des
questions à propos du système d’assurance maladie pour savoir ce qu’il en pense. La
différence, c’est que le programme n’est pas écrit par le média. Le programme est crowdsourcé
grâce à un système en ligne, Polis, où tout le monde peut partager ses opinions, ses réflexions,
ses expériences avec le système de santé. Une intelligence artificielle en fait la synthèse pour
en tirer des questions concrètes, que les journalistes peuvent ensuite poser au maire ou au
chirurgien.
Pendant ce temps là, les gens qui regardent l’émission à travers un casque, une boîte en carton
ou simplement sur YouTube, peuvent poser leurs questions. Ces questions sont de nouveau
synthétisées, en temps réel, de façon à ce qu’elles apparaissent sur l’écran à côté de l’invité,
pour qu’il puisse y répondre point par point.
Ça devient un vrai débat d’une personne face à une foule, mais ça fonctionne très bien, et vous
pouvez revivre l’expérience à tout moment en utilisant un casque de réalité virtuelle.
Nous avons trouvé que dans ces conditions d’enregistrement, les gens ne parlent pas à la
caméra. Ils sont conscients de leur langage corporel - comment ils réagissent à
l’environnement, si le public sourit à leurs blagues ou pas - et savent que tout ça est enregistré.
Du coup, ils consacrent leur attention à former des liens et à discuter avec la pièce entière, et
non à devenir des démagogues ou des idéologues, qui parlent juste à la caméra. Ils changent
vraiment la nature, le ton des discours politiques.
A partir du moment où le ton des politiciens change, les citoyens commencent à voir que ça
vaut le coup de dialoguer. Sinon, ce sont juste des personnes ennuyeuses avec qui on n’aurait
pas envie de prendre un café pour discuter.
Ziad : et qu’est-ce que c’est l’idée ? pourquoi avoir un journaliste qui pose les questions dans ce
cas là ? pourquoi ne pas avoir une machine qui pose les questions puisque le journaliste ne
pose pas les questions il est juste le porte-parole ?
Audrey Tang : aujourd’hui, un journaliste fait beaucoup, beaucoup de travaux différents. Il
collecte, analyse, des données, il établit l’ordre du jour, il s’occupe de la diffusion, il doit même
apprendre un peu de codage pour le site web et savoir utiliser des services comme SoundCloud
ou Youtube et autres.
Mais je pense que c’est comme ça parce que nous ne sommes pas encore dans une société à
Taiwan qui donne au journaliste un rôle central. Parce que toutes ces tâches que j’ai évoquées
sont juste des impératifs sans lesquels le journaliste ne peut pas faire son travail dans un
monde numérique.
Mais en supposant que tout cela soit pris en charge, comme dans le modèle gov zero où ce
sont les experts de toutes ces industries qui s’en occupent, alors tout ce qui reste au journaliste
c’est le point de vue.
On dit toujours qu’un point de vue vaut peut-être 20 points d’intelligence ou quelque chose
comme ça. C’est-à-dire qu’il est possible pour le journaliste en tant que narrateur professionnel,
storyteller professionnel, de réorganiser et redéfinir toutes ces questions crowdsourcées en un
point de vue très cohérent, et d’essayer de fusionner cette vue avec la vision de l’architecte, du
maire ou de l’urbaniste. Et quand le journaliste réagit de manière non-verbale à la personne qui
parle, on peut voir que la compréhension entre eux est vraiment magique. Quand ça arrive, le
public entier et les gens en réalité virtuelle participent aussi à cette compréhension.
Une machine de synthèse vocale n’en est pas à ce niveau. Je pense que ça va prendre encore
10 ans peut-être.
Ziad : quand la science fiction décrit l’utilisation des technologies et de la réalité virtuelle en
politique ou pour la démocratie on a souvent un résultat qui est à la fois une sorte de paradis
mais aussi une sorte d’enfer. qu’est-ce qui vous rend confiante dans le fait que ça va évoluer
vers quelque chose de positif voilà en utilisant la réalité virtuelle et les nouvelles technologies
dans un cadre politique ?
Audrey Tang : La science fiction reflète le jour où la science fiction a été écrite. L’époque chez
Arthur C. Clarke ou Isaac Asimov est en fait très différente de celle, par exemple, du “Cycle de
la Culture” écrit par Iain (pronononcer Ayane) Banks. Le “Cycle de la Culture” est, bien sûr, très
différente de “Dune” de Frank Herbert, et tous deux sont très différents de “The Three-Body
Problem” [de Liu Ciuxin].
Quand vous dites science fiction, pour moi, cela reflète en fait la vie et la civilisation dans
laquelle l’auteur a été élevé. La science fiction offre des perspectives différentes, pour moi, pour
cette civilisation.
Par exemple, la série “The Three-Body Problem”, écrite par Liu Ciuxin, est généralement
considérée comme le chef-d’oeuvre de la science fiction chinoise. Cette série a eu un impact
important sur laChine entre la Révolution culturelle et aujourd’hui. Un des postulats principaux
de “The Three-Body Problem” était que la Révolution culturelle divisait si profondément la
population, que les gens finissaient par penser que même un étranger était plus proche ou
même plus sympathique que leurs concitoyens. La situation était devenue aussi grave que ça.
C’était ça, le postulat sous-jacent.
Ma réponse à votre question, c’est qu’aujourd’hui, on ne vit pas dans un monde où les gens
s'éloigneraient volontairement les uns des autres, juste pour une différence idéologique
mineure. Il y a des gens qui sont des idéologues très stricts, mais on ne peut pas dire qu’ils
soient au niveau de Mao Zedong, de toute évidence [sourire]. Autrement nous n’aurions même
pas cette conversation en ce moment.
Aujourd’hui nous vivons dans un monde où les gens se sentent suffisamment en sécurité pour
innover. Grâce à cette sécurité relative, on a, par exemple, Google DeepMind, une intelligence
artificielle qui peut jouer au jeu de Go de manière très créative, très belle même. Un joueur de
Go, Lee Se-dol, a été contraint de jouer un des plus beaux tours de sa vie pour gagner contre
une machine.
Le fait que ce tour ait été joué sans rien demander à personne, sans rien vendre, acheter ou
échanger, transcende la victoire ou la défaite. La machine s’est complètement effondrée, parce
qu’elle ne pouvait pas prévoir qu’un humain jouerait comme ça, ce qui est d’une pure beauté.
Comme tout le monde se sent en sécurité, ces innovations sont montrées en public. Elles
donnent lieu à des publications dans des journaux comme “Nature”, et cela permet à ceux qui
travaillent sur l’Intelligence artificielle de réorienter leurs recherches grâce à des découvertes
partagées librement.
Facebook et d’autres entreprises participent aussi à cette culture de libre partage, open source,
dans laquelle n’importe quelle petite innovation rejoint ensuite un corpus scientifique,
technologique et créatif plus large. C’est ce qui me donne espoir, parce que dans un régime
plus autoritaire, bien sûr, les personnes à l’origine de telles innovations les accumuleraient, les
garderaient pour elles-mêmes et ne les partageraient pas.
Le fait que nous voyions tout le monde développer la réalité virtuelle, comme c’est le cas de
Mozilla VR, d’OpenVR ou d’OpenAI par exemple, avec une telle transparence et une telle
ouverture témoigne du fait que les gens se sentent suffisamment en sécurité pour que le reste
de la société participe à son tour.
Ziad : et, au même moment je sais pas si il y a un rapport avec ce que vous venez de dire, on a
des grandes démocraties qui sont en train de développer des robots tueurs, c’est-à-dire des
appareils qui font de la reconnaissance faciale et qui tuent sans l’ordre direct d’un être humain.
Qu’est-ce que ça a comme rapport avec ce que vous décrivez ?
Audrey Tang : Si on compare les drones avec les pilotes kamikazes par exemple, qui sont
entraînés d’une manière très similaire, presque robotique mais avec l’idéologie en plus, il n’y a
pas tant de différence que ça quand vous les voyez depuis l’extérieur de l’avion. C’est très dur
de dire lequel est piloté par l’homme et lequel est télécommandé ou même maître de soi.
Je ne pense pas que les technologies modernes aient tant changé la guerre que ça. Tout ce
qu’elles ont changé, c’est que le pilote, qui commande le drone, survit désormais, avec un
syndrome de stress post-traumatique. [rires] N’est-ce pas? Mais ça ne change rien aux
missions ou à la guerre ou à quoique ce soit.
Je ne pense pas que ça soit vraiment relié. Je suis heureuse d’avoir cette conversation mais je
ne pense pas que ce soit la même chose.
Ziad : vous venez régulièrement en France vous avez même été l’invitée du ministère des
affaires étrangères lors de la nuit des idées. est-ce que vous regardez la vie politique législative
française? il y a plusieurs lois ces derniers temps qui ont été jugées liberticides et
particulièrement pour les nouvelles technologies pour l’Internet, qu’est-ce que votre regard sur
ça ?
Audrey : C’est trop tôt pour moi pour dire quoique ce soit de définitif. Mais le sentiment que j’ai
de la société française est que vous avez une machine extrêmement bien entraînée, la
République. Les gens voient bien que quand ils rapportent leurs problèmes locaux ou leurs
inquiétudes concernant un lieu spécifique à une association locale ou à un représentant local,
ça se règle généralement. C’est une machine très bien huilée, comme on dit, de gouvernance
etc.
L’inconvénient, c’est bien sûr que les gens manquent de surprise, ou de curiosité, de cette
découverte de dire : “le gouvernement est trop inefficace. Et si nous le faisions nous-mêmes ?”.
Les révolutionnaires précoces sont les esprits réformateurs.
Il y a de la place pour une machine très bien huilée qui soit efficace. Mais il y a aussi une place
pour une nouvelle [hésitation], je ne dirais même pas machine, mais bel et bien un nouveau
système qui crée du consensus. Dans la culture d’Asie du Sud Est, on met toujours l’accent sur
le consensus, en disant que ce n’est pas bon d’oublier presque la moitié des gens quand on
prend une décision. On peut laisser disons 5% des gens derrière, et c’est peut-être déjà trop.
On doit mettre tout le monde d’accord.
C’est pourquoi Taiwan doit encore plus à la culture japonaise qu’à la culture chinoise. Venant
de cette culture, je trouve ça très intéressant que certains Français s’accrochent aux idéologies
parce qu’ils savent que 55% de la population est d’accord avec eux. Ils se contentent de ça. Ils
n’essaient pas de faire des concessions pour convaincre les 45% de gens restants.
Mon expérience en tant que médiatrice du débat Uber m’a appris que les partis politiques
traditionnels fonctionnent très bien pour les questions domestiques. Mais pour les questions
transnationales, les questions mondiales comme Uber, convaincre même 55% de la population
n’est pas suffisant. Parce qu’il opèrent dans une dimension très différente, ils peuvent à tout
moment amplifier l’avis de seulement 5% de la population pour qu’il domine l’agenda des
discussions politiques.
Nous sommes face à des tendances, des pays et des pouvoirs transnationaux, et je pense qu’il
est vraiment nécessaire pour la population entière de dire : “si tous les chauffeurs se mettent
d’accord sur Uber, il y a une vraie chance qu’Uber ne puisse plus recruter de conducteurs.”
Mais si les gens se contentent de cette vieille rhétorique partisane, alors il y aura toujours une
minorité, une très large minorité, qui pourra être utilisée à l’avantage de ces pouvoirs
transnationaux et post-démocratiques.
Voilà ce que j’en pense pour l’instant.
Ziad : et qu’est-ce que c’est votre vision de la Chine ? pendant longtemps on a pensé que le
développement économique était une source de développement démocratique, on a également
pensé en parallèle que le développement technologique - notamment l’arrivée de l’internet -
était aussi un développement démocratique alors qu’en Chine même si il y a des changements
des évolutions on voit pas de développement démocratique très très fort. le parti est encore au
centre du pouvoir le parti communiste est encore au centre du pouvoir malgré le
développement économique et le développement technologique. Qu’est-ce que c’est votre
regard sur ça ?
Audrey Tang : eh bien, je pense que tout est relatif. Si vous regardez la Révolution culturelle, la
confiance mutuelle et la solidarité des gens étaient probablement à leur point le plus bas dans
l’histoire humaine. Juste comparables aux Guerres mondiales et à rien d’autre. Dans ce cas,
bien sûr, tout s’améliore.
Mais je pense que dans ce siècle, la Chine va vraiment devoir faire face à la disparition finale
du travail, parce que tout le travail de routine est déjà effectué par des robots. On verra très vite,
dans un an ou deux à peine, que même le travail manuel créatif et non-routinier se fera
remplacer par des robots. Et après ça, le travail cognitif aussi.
Quand la Chine arrêtera d’être cette “manufacture du monde”, quand toute la force de travail
deviendra mobile et que l’industrie sera organisée en réseau, alors la raison d’être de la
structure de contrôle du régime chinois devra être repensée, parce que l’industrie et l’économie
existantes qui supportent ce genre de régime ne fonctionnera plus.
Je suis très étrangère à l’administration chinoise, je ne suis pas leurs derniers développements.
Je vois ce qu’ils en disent dans leurs communiqués de presse, mais je n’entends pas ce qu’ils
disent dans leurs réunions internes, donc je ne ferai pas de prédictions. Mais c’est un problème
auquel la Chine, plus que n’importe quel autre endroit dans le monde, devra faire face.
Ziad: Pour conclure, qu’est-ce que c’est vos attentes ? Vous venez de parler de la disparition du
travail salarié pour la Chine mais c’est quelque chose qui se développe dans le monde entier et
finalement l’image que vous donnez de citoyens qui décident communément à travers la réalité
virtuelle du monde futur alors qu’ils n’ont plus de travail, que le travail n’existe plus, enfin c’est
tellement loin des valeurs actuelles et des valeurs dans lesquelles on a grandi qu’on a du mal à
se figurer ça de manière positive. Comment vous voyez ce futur ?
Audrey Tang : Je ne pense pas que ça soit si différent. Les valeurs françaises sont toujours
intactes, on fait toujours l’expérience du monde réel avec nos corps, et nous avons des
émotions, de l’imagination que nous traduisons en arts et que nous partageons librement. C’est
ça la liberté. Dans l’open source, ou dans le logiciel libre ou dans l’open culture, on a aussi ce
principe d’égalité qui fait que toute contribution, quelle qu’elle soit, doit être accessible à tous les
autres citoyens.
Cette solidarité, comme je viens de la décrire, s’applique aussi à la discrétion générale ou le
respect mutuel des espaces en ligne, qui ne pourront grandir qu’à partir du moment où nous
arrêterons de se cantonner à du texte sur Internet. Quand notre avatar ou de l’information non-
verbale entreront en jeu, Internet sera bien plus orienté sur la solidarité.
Ce que je veux dire, c’est que les valeurs fondamentales de la France ne sont pas touchées par
cette évolution de la technologie. C’est juste une configuration qui change. Ça peut nous
renvoyer à l’origine de la démocratie, vous savez, dans les îles grecques ou ioniques, aux cités-
Etats et à la polis, où il faisaient faire tout le travail aux esclaves, et où les propriétaires
d’esclaves, aujourd’hui les humains, faisaient leur création, leur philosophie, ou je ne sais quoi
d’autre. C’était un âge d’or pour la civilisation humaine.
Ziad : vous voulez dire par là que les esclaves du passé seraient les robots aujourd’hui ?
Audrey Tang : C’est déjà le cas.
Ziad : merci Audrey Tang d’avoir répondu à nos questions. On retrouvera sur l’Atelier des
médias la version originale et la version longue traduite de cet entretien ainsi que des liens, des
informations complémentaires et peut-être les nombreux dessins que vous avez réalisé pendant
notre entretien, à bientôt

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Atelier des médias : entretien avec Audrey Tang - transcript

  • 1. Ziad : Bonjour Audrey Tang, Audrey Tang : bonjour Ziad : vous êtes une activiste taiwanaise spécialisée dans l’utilisation du numérique. On va d’abord dire quelques mots sur vous, vous êtes née en 1981, vous avez donc 34-35 ans mais vous vous présentez comme une retraitée. Audrey Tang : Oui, j’ai pris ma retraite il y a 2 ans environ, quand j’ai migré du secteur privé à celui de la société civile. Je l’ai fait parce que j’ai travaillé pendant 20 ans dans l’industrie des technologies de l’information, avec une carrière très entrepreneuriale. Et après 20 ans à faire plus ou moins la même chose, j’ai décidé qu’il était peut-être temps de laisser la place aux jeunes sur le marché et d’explorer plus en profondeur l’univers de la société civile. Ziad : Donc vous avez travaillé il y a 20 ans, ça veut dire que vous avez commencé à travailler très très très jeune. Audrey Tang : Pas si jeune. Je devais avoir 14 ou 13 ans, ça va, c’est légal. Ziad : c’est légal mais normalement on commence vers 23 ans - 24 ans donc vous avez un parcours déjà particulier Audrey Tang : Non, enfin, c’était l’époque où Taiwan a eu accès à l’Internet, c’était en 1994 comme pour le reste du monde. Le world wide web venait juste d’être inventé. J’ai commencé à travailler en ligne sans me soucier de mon âge. A vrai dire, les gens qui étaient sur le web et au sein du World Wide Web Consortium ne connaissaient pas mon âge. Nous étions juste des pair-à-pair, des collaborateurs. Comme le reste du monde, Taiwan est entré dans le World Wide Web très rapidement quand il a été inventé en 1994 par Tim Berners-Lee. Une fois le World Wide Web inventé, on se posait beaucoup de questions sur notre capacité à transférer le savoir de l’histoire humaine, qui depuis 2000 ans avait été archivé sur papier, sur ce nouveau médium. Beaucoup plus de questions ont émergé quand les gens ont découvert qu’en mettant des informations papier sur Internet, elles devenaient complètement autre chose. Elles fonctionnent comme un sorte de force gravitationnelle, qui attire les gens et forme une communauté. Un type de communauté que nous n’avions jamais vu auparavant. Pour moi, cette communauté, qui comprenait des chercheurs du monde entier, originaires de peut-être 60 pays différents et parlant 70 langues, était beaucoup plus intéressante qu’une école ou même qu’une université. Mon choix était vraiment vraiment facile à faire. Ziad : donc vous avez arrêté l’école à 12-13 ans pour apprendre sur le web, sur Internet ? Audrey Tang : C’est parce que beaucoup de gens publiaient leurs prépublications, c’est-à-dire qu’avant d’envoyer leur article au journal, ils le publiaient d’abord sur le web. C’est ce que tout le monde faisait parce que c’était complètement nouveau et les gens étaient vraiment excités par ça.
  • 2. J’ai découvert que peu importe ce que j’apprenais à l’école ou même à l’université, ça avait toujours 10 ans de retard, parce que ça mettait 10 ans pour que les prépublications des journaux scientifiques et autres arrivent jusque dans les programmes scolaires et universitaires. En fait, j’avais l’impression de vivre 10 ans dans le futur juste en collaborant avec les chercheurs sur Internet. Ziad : et qu’est-ce qui vous intéressait à l’époque ? Audrey Tang : Quand j’étais jeune, j’étais principalement intéressée par la poésie et la musique, qui sont très liés l’une à l’autre. Ensuite, parce que le chinois et le taiwanais sont deux langues tonales, dans la mesure où nous parlons comme les gens chantent, et qu’il y a une certaine mathématique dans ces langues, j’ai composé de la poésie et de la musique très jeune et toujours vu l’ordinateur comme une feuille blanche pour écrire ces musiques ou ces poésies. Quand je suis arrivée sur Internet, les premiers centres d’intérêt que j’avais étaient les langages computationnels, c’est-à-dire faire comprendre aux ordinateurs le langage humain, et aussi la programmation, qui est la démarche inverse, c’est à dire faire comprendre aux humains comment l’ordinateur était programmé. Comme une sorte de pont à double sens entre la machine et l’humain. Ziad : donc vous vous êtes spécialisée dans la programmation, apprendre comment demander à une machine de faire telle ou telle chose Audrey Tang : En partie oui mais l’autre partie consistait à faire comprendre aux ordinateurs le langage humain. Et que cette intelligence artificielle apprenne non seulement les mots eux- mêmes, mais aussi pourquoi nous parlons de tel ou tel sujet, le contexte, la culture entière. Je pense que c’est la partie la plus intéressante, mais on ne peut pas faire l’un sans l’autre. Ziad : qu’est-ce que vous avez fait dans ces domaines alors ? Audrey Tang : Très tôt, j’ai collaboré avec un auteur que j’aime beaucoup, Douglas Hofstadter, qui a écrit ce livre intitulé “Gödel, Escher, Bach” et qui est un chercheur éminent de l’Intelligence Artificielle et aussi un traducteur. Je crois que c’était en 1997 ou 1998 que je l’ai contacté. A ma grande surprise, il parle chinois. Ziad : et vous parlez allemand vous? Audrey Tang : Oui [rires], donc c’est plus facile pour moi de communiquer. Il apprenait aux ordinateurs à comprendre l’écriture humaine et travaillait aussi sur la question de la traduction. J’ai traduit un des poèmes que sa femme avait traduits. On avait une correspondance sur la traduction automatique et ce genre de choses. On a pas vraiment publié d’article, juste une expérience d’échange de mails avec l’un des chercheurs les plus éminents de l’intelligence artificielle.
  • 3. Il était aussi enthousiaste que moi. On parlait chacun la langue de l’autre, et ainsi de suite. Ça a créé une culture différente, comparée à la culture universitaire. Ziad : j’ai lu à plusieurs endroits que vous aviez lancé plusieurs start-ups pendant votre activité professionnelle avant votre retraite et la première alors que vous étiez encore un adolescent Audrey Tang : La première start-up dans laquelle je me suis investie était une maison d’édition qui s’appelait The Informationist. On m’avait demandé, comme j’étais une des plus jeunes auteures, d’écrire un livre appelé “Road to Cyberspace” qui explique la trajectoire par laquelle on en vient à apprendre le web. C’est devenu une maison d’édition plutôt intéressante. On avait beaucoup de collaborations, mais j’étais juste une auteure à l’époque. Puis la maison d’édition a pensé : “peut-être qu’il est temps d’aller sur le marché d’Internet aussi, puisque que nous sommes une marque identifiée quand il s’agit d’apprendre aux gens à se servir d’Internet.” J’ai aussi travaillé sur un moteur de recherche comme celui de Google, mais qui indexe tout. Il faut se rappeler que c’était à peu près à la même époque qu’AltaVista, et avant tous les autres moteurs de recherche. C’était un des premiers moteurs de recherche chinois. Par la suite, j’ai participé à un projet de site d’enchères comme Ebay, et d’autres types de e-commerce, et aussi sur les médias sociaux, et ainsi de suite. Tout ça, c’était en 1995, 1996. Ziad : vous êtes également connue pour avoir coordonné un projet qui s’appelle Pugs. Alors je sais pas si vous pouvez expliquer au grand public ce qu’il signifie, c’est un projet qui est lié à un langage informatique mais peut-être que vous allez y arriver. Audrey Tang : C’est en fait assez facile à expliquer. J’ai travaillé sur Pugs, qui est une nouvelle exécution, une remise à niveau du langage Perl. Le langage Perl est un des premiers, si ce n’est le premier, de ce que nous appelons un langage de script, qui est le langage utilisé pour construire des sites web. Un langage de script est un langage de programmation, comme un instrument. Pensez à la façon dont les gens construisent, par exemple, une cathédrale ou un très grand bâtiment. D’habitude, les architectes professionnels utilisent des outils très professionnels, et c’est très dur pour eux de traduire leur vision architecturale à des gens qui n’ont jamais rien vu de tel auparavant. Mais les langages de script sont tels que les gens peuvent les utiliser comme des outils quotidiens. C’est comme faire des meubles en employant seulement son propre bois ou son atelier. C’est d’ailleurs de là que vient le mot “hacker” : ça signifie des gens qui peuvent couper leur bois et faire leurs propres meubles, leur propre maison. Il n’y a plus besoin d’être un architecte professionnel entraîné. Avec Perl et d’autres langages de script, vous pouvez juste utiliser vos outils quotidiens et travailler dans un système existant, en y ajoutant un bit à la fois, mais ça se développe quand même en quelque chose comme une cathédrale.
  • 4. Ça nous permet de construire de très larges systèmes sans qu’une seule personne ait une vision, ou soit designer de métier, ou quelque chose comme ça. C’est une démocratisation de la programmation informatique. Un des descendants de Perl est Python, puis Ruby, puis JavaScript. Maintenant tous ces langages sont utilisés par des amateurs partout dans le monde, pas par des programmeurs professionnels entrainé. Avec ce langage ils font le web mondial d’aujourd’hui. Ziad : pendant que vous êtes en train de parler vous avez une tablette devant vous et un crayon vous êtes en train d’écrire ou de dessiner des choses, qu’est-ce que vous faites ? je vois pas du tout l’écran Audrey Tang : je suis en train de faire de la calligraphie. Ziad : vous me montrez votre écran où on voit donc des caractères. j’arrive pas à lire, je sais pas si c’est des caractères latins ou chinois, c’est entre les deux, et des flèches Audrey Tang : Oui. J’ai toujours travaillé avec un stylo et du papier. En fait, avant d’avoir un ordinateur, c’est comme ça que je programmais. Même quand j’ai eu un ordinateur, j’ai continué d’utiliser un stylet informatique, depuis le Palm Pilot en passant par le Zaurus et toute autre forme d’informatique basée sur le stylet. Je préfère ça parce que si vous avez seulement un clavier quand vous tapez quelque chose, et qu’ensuite vous allez vous coucher, quand vous vous réveillez, vous ne vous souvenez pas des émotions que vous aviez quand vous tapiez ces mots, parce qu’ils ont perdu toutes les informations non viables. Quand je prends des notes ou que je fais de la calligraphie, je capture les sentiments exacts que j’ai quand j’écoute votre question. Ça aide à apporter cette dimension plus humaine dans mes réponses et mes dessins. Ziad : Donc vous prenez des notes en fait calligraphiées donc avec votre propre écriture sur votre ordinateur, vous les enregistrez donc là vous faites oui de la tête mais qu’est-ce que vous avez écrit par exemple sur le dessin ou la note que vous m’avez montrée, je n’arrivais à lire si c’était du latin ou des caractères chinois ? Audrey Tang : En fait, c’est plus ou moins de la calligraphie. Parce que la culture taiwanaise compte 2000 ans de calligraphie sur papier - c’est la culture la plus ancienne de calligraphie, beaucoup des mouvements calligraphiques ont arrêté d’être un script. Ils sont devenus ce que tout le monde reconnaît aujourd’hui comme des emojis. C’est-à-dire qu’ils représentent exactement le contenu émotionnel de n’importe quel écrit que nous écrivons. Sur l’écran que je viens de vous montrer, le mot Perl est en écriture latine, mais tout le reste est un mix d’émoji, de mémos et de choses comme ça. Ziad : vous vous présentez - ça c’est quelque chose qu’on vous demande beaucoup de commenter - comme une anarchiste conservatrice. ce sont deux notions qui peuvent paraître opposées, qu’est-ce que ça veut dire ?
  • 5. Audrey Tang : Quand les gens pensent à l’anarchie, généralement ils songent à une utopie, c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas encore arrivé. Mais si vous pensez à l’idée d’utopie, ce que ça veut vraiment dire c’est que ce n’est pas dans un lieu spécifique : “u” signifie “non”, “topos” signifie espace. C’est exactement… Ziad : nulle part Audrey Tang : nulle part. Mais c’est exactement ce qu’est Internet. Internet ne vit pas dans un ordinateur, ne vit pas dans une machine. Internet vit dans la communication entre les machines selon des protocoles établis. Tout le monde peut réviser ou améliorer le protocole, être plus ou moins d’accord avec ses règles, mais tant qu’il y a une sorte de consensus, Internet fonctionnera toujours sans entité de contrôle centralisé. Cela correspond exactement à la définition de l’anarchie. C’est la définition originelle de l’anarchie, quand les philosophes ont énoncé le mot pour la première fois. Et donc l’Internet, quand il a été conçu au départ, avait une nature anarchique. Il a ensuite intégré à la structure de gouvernance qu’est l’Internet Society, dans les années 80 et 90. Quand je dis conservatrice, j’entends par là qu’on a une tradition. La tradition fonctionne très bien, et doit s’adapter avec le temps, bien sûr, mais nous devons le faire très prudemment et sans sacrifier cette tradition de l’anarchie. Donc, j’ai quelque chose que j’aimerais conserver. C’est ça que je veux dire. Ziad : parce qu’à vos yeux l’utopie ou l’anarchie de l’internet est en danger ? Audrey Tang : Je ne dirais pas qu’elle est en danger parce que, de toutes évidences, l’Internet fait aujourd’hui partie de notre vie quotidienne. La civilisation humaine survivrait probablement, mais avec beaucoup de difficultés, si nous retirions l’Internet à tout le monde. Donc le réseau n’est pas en danger comme pourrait l’être une espèce en danger. Mais la façon dont l’Internet était gouverné, son modèle de gouvernance qu’on peut qualifier d’anarchiste est lui en danger car en compétition avec beaucoup d’autres modes de gouvernance. Par exemple, nous avons l’approche multilatérale qui considère qu’un Etat souverain représente toutes les structures et toutes les personnes d’un pays. Nous avons aussi l’approche multipartite qui dit que toutes les espèces, pas seulement humaines, qui sont menacées par un réchauffement de deux degrés Celsius sont en fait connectées, peu importe le pays où elles se trouvent. Les gens ont beaucoup, beaucoup de façons de gouverner leur vie. Ces différents type de gouvernance peuvent cohabiter ou sont parfois en compétition. Je ne dirais pas que le modèle anarchiste met les autres en danger. C’est un des nombreux modèles que les gens utilisent pour gouverner leur vie. En ce sens, ça vaut le coup de le conserver, mais je ne dirais pas que ça devrait être un modèle dominant par rapport à n’importe quel autre modèle. Ziad : Depuis au moins quelques mois vous multipliez les entretiens les conférences notamment pour parler de l’évolution de la démocratie à Taiwan. Est-ce que vous pouvez nous rappeler votre point de vue sur ce qu’il s’est passé depuis à peu près deux ans à Taiwan ?
  • 6. Audrey Tang : Bien sûr. Je parle toujours du mouvement g0v zero, qui s’écrit G zero V point T W qui est une initiative de hacking civique entamée fin 2012. En fait tous les sites gouvernementaux taiwanais finissent par gov point t w. L’idée c’est simplement qu’en changeant le O de gov en zéro sur son navigateur, on arrive sur une sorte d’administration ou de gouvernement fantôme qui montre les mêmes informations mais d’une manière plus lisible, plus agréable, avec des visualisations interactives. C’est comme une super structure qui englobe toutes les initiatives de hacking civique à Taiwan. En 2014, il y a eu une occupation du parlement à Taiwan qui s’appelait le Mouvement Tournesol. Le mouvement a été formé par des étudiants qui pensaient qu’il n’était pas constitutionnellement sensé pour Taiwan de considérer Pékin comme une ville du territoire national. Grâce à cette pirouette constitutionnelle, cela autorisait le gouvernement à signer tout accord commercial avec la Chine sans consulter le parlement. L’occupation a duré 20 jours. Les 20 jours ont été très spéciaux dans l’histoire des Occupy, parce que notre occupation avait un objectif demonstratif. Les étudiants étaient là pour protester mais aussi pour montrer aux députés comment utiliser les nouvelles technologies pour délibérer de manière réellement démocratique. Une méthode que les représentants du peuple peuvent par exemple utiliser pour des accords commerciaux avec Pékin. C’est donc un moyen de mettre la barre de la démocratie plus haut encore. Une manière d’encourager le législateur à impliquer les citoyens avec plus de pédagogie et de participation. gov zero a servi d’outil à l’échelle nationale et internationale pour la traduction et la logistique de ce mouvement d’occupation. L’idée était d’atteindre au moins la moitié de la population à Taiwan. Et d’ailleurs, un demi- million de personnes ont manifesté dans les rues en soutien à cette cause. Après cela, le paysage politique tout entier a changé. Beaucoup d’analystes disent que nous sommes désormais dans une politique post-parti à Taiwan. Par exemple, le maire de la capitale, Ko Wen-je, était un chirurgien et pas un politicien. Mais il a été élu avec des chiffres record et n’est adhérent d’aucun parti politique. Ziad : il a été élu fin 2014 Audrey Tang : Oui. Juste après, Simon Chang a été nommé vice premier ministre. C’était un ingénieur Google qui n’appartenait lui non plus à aucun parti. Depuis, il est d’ailleurs devenu premier ministre. Toujours dans le même esprit, la nouvelle présidente élue, Tsai Ing-wen, a nommé deux indépendants aux postes de vice-président et premier ministre, Chen Chien-Jen et Lin Chuan. Ils n’appartiennent à aucun parti. La situation est telle que tous les plus hauts dirigeants actuels du pays sont désormais libérés des contraintes liées à un parti politique. C’est pourquoi le premier ministre, Simon Chang, a pu passer le pouvoir à son successeur, lui aussi indépendant, Lin Chuan, en disant que la passation ne se fait pas d’un parti à un autre. Ziad : ce que vous expliquez c’est que les partis ne sont plus au centre de la vie politique à Taiwan, que la transparence à laquelle vous avez participé avec le mouvement g0v zero
  • 7. fonctionne réellement et que les gens sont impliqués et que c’est ça qui est au coeur de la vie politique à Taiwan aujourd’hui ? Audrey Tang : Oui. C’est exactement ça. Ça a aussi changé notre positionnement international parce que Taiwan, comme vous le savez sûrement, n’est pas reconnu comme un pays par l’ONU. Taiwan est un lieu, c’est une sorte de société civile de 23 millions de personnes. Mais il y a aussi certains avantages à cela, parce que du coup on peut utiliser des technologies civiques ou des communautés civiques du monde entier et être solidaire avec tous les hackers civiques autour du monde, pas en tant que nation souveraine, mais comme une sorte de post- nation. C’est ce que g0v zero a toujours fait tous les deux ans, comme en mai : nous invitons des hackers civiques de 17 pays pour qu’ils partagent leurs idées. Nous avons le Français Vox. Nous avons l’Espagnol Podemos. Ensuite nous avons tous les autres habitués qui se joignent à nous à Taipei, qui partagent leurs idées pour les deux années à venir, et regardent ça comme une solidarité citoyenne qui transcende le statut diplomatique d’une nation souveraine. Ziad : dans la critique habituelle du mouvement de la civic tech comme on dit ou de la transparence ou du gouvernement ouvert il y a le fait qu’on a du mal à impliquer la population, c’est-à-dire qu’à un certain moment il n’y a plus vraiment de population impliquée mais une petite frange qui se spécialise dans la participation etc. comment vous pouvez lutter contre ça ou comment vous gérez ce phénomène ? Audrey Tang : On peut répondre à cette question de deux façons. L’une consiste à dire que les gens trouvent le monde réel - par exemple leur famille, leur vie de tous les jours, se promener dans la rue, aller faire ses courses, discuter avec ses voisins - plus intéressant que de participer à la politique. L’autre façon consiste à dire que les gens qui ont déjà ces téléphones et appareils trouvent qu’aller sur Facebook ou poster des photos de chat sur Instagram sont des choses plus intéressantes que de participer à la politique. Il faut y répondre à partir de deux approches, deux cultures très différentes. Pour la première, c’est en grande partie dû au fait que la culture numérique n’a pas répliqué tout ce que l’analogique ou la culture papier ont à offrir. Comme je vous l’ai montré, je peux faire de la calligraphie sur cette tablette. C’est ce qui se fait de plus récent, là, cette année. Avant ça, on ne pouvait même pas capter l’intention calligraphique de la personne qui écrivait. C’est naturel que les gens trouvent la culture papier plus attractive ou plus intéressante, c’est comme ça. Mais avec la combinaison de l’intelligence artificielle, de la compréhension des intentions et des émotions humaines et les technologies de réalité virtuelle, on peut répliquer l’expérience d’immersion. Par exemple, je suis allé à Disneyland le weekend dernier. Il y a cette expérience de réalité virtuelle de Ratatouille où les gens voient depuis le point de vue d’une souris ou d’un rat. Le rat est poursuivi tout autour de la cuisine et ainsi de suite. C’est comme les autres espaces de
  • 8. Disneyland, mais on ne bouge pas pour de vrai. Tout se passe au même endroit et ça marche par réalité virtuelle. Cela veut dire que les softwares, les logiciels, sont désormais presque aussi bons que les hardwares, les machines, pour créer un monde fantastique. Dans ce monde de rêve, les gens peuvent se poser et regarder un aéroport sur le point de se construire, ou un territoire sur le point d’être redéveloppé, et ensuite délibérer sur la question. C’est facile en fait, parce que la technologie est presque là. Dans l’autre sens, c’est beaucoup plus dur ceci dit. Les digital natives, les enfants du numérique, trouvent ça beaucoup plus intéressant de se regarder dans le miroir, d’utiliser des selfie sticks etc., plutôt que de partager leurs idées ou émotions avec d’autres gens. Pour les digital natives à Taiwan, nous avons moins ce problème, parce que c’est la même génération qui a voté pour les premières élections présidentielles en 1996 et qui a participé à la création du web mondial et des technologies numériques. C’est à vrai dire la même génération de gens qui ont participé aux deux innovations et qui ont fait de nous un laboratoire d’expérimentation de nouvelles élections démocratiques. Pour nous, 20 ans de démocratie représentative, 20 ans de démocratie directe, ou même d’anarchie sont vraiment comparables. On peut les mêler, et les associer, et c’est ça la principale attraction pour les hackers civiques. En Europe, bien sûr, l’Estonie est encore plus attractive parce que le pays a été fondé après Internet. Tout le monde, même les plus vieux, sont OK avec la technologie parce que ça a été fondé sur ce postulat. Bien sûr, en France, avec les couches géographiques des cinq républiques, et des centaines d’années de démocratie représentative, cela va poser un défi unique. C’est ce dont j’ai parlé un peu partout avec des officiels, des législateurs, des professeurs. Nous avons quelques idées, mais je ne pense pas que nous ayons une solution complète pour l’instant. Ziad : et qu’est-ce que c’est les idées alors ? Audrey Tang : Si nous pouvons rendre le débat et la discussion politique plus intéressants que de regarder la télévision, que d’aller sur Facebook, que de prendre des photos avec des selfie stick, alors c’est possible d’impliquer les jeunes qui ont été élevés en tant que digital natives. Il y a cette émission que j’ai aidé à produire à Taiwan, appelée “Talk to Taiwan”. C’est une des pistes auxquelles nous pensons. Dans l’émission, captée en réalité virtuelle, on interviewe, par exemple, le maire indépendant qui a commencé en tant que chef chirurgien. C’est un chirurgien réputé, et le système d’assurance santé lui tient très à coeur. Comme ce qu’on peut voir à la télévision française, un journaliste renommé lui pose des questions à propos du système d’assurance maladie pour savoir ce qu’il en pense. La différence, c’est que le programme n’est pas écrit par le média. Le programme est crowdsourcé grâce à un système en ligne, Polis, où tout le monde peut partager ses opinions, ses réflexions, ses expériences avec le système de santé. Une intelligence artificielle en fait la synthèse pour
  • 9. en tirer des questions concrètes, que les journalistes peuvent ensuite poser au maire ou au chirurgien. Pendant ce temps là, les gens qui regardent l’émission à travers un casque, une boîte en carton ou simplement sur YouTube, peuvent poser leurs questions. Ces questions sont de nouveau synthétisées, en temps réel, de façon à ce qu’elles apparaissent sur l’écran à côté de l’invité, pour qu’il puisse y répondre point par point. Ça devient un vrai débat d’une personne face à une foule, mais ça fonctionne très bien, et vous pouvez revivre l’expérience à tout moment en utilisant un casque de réalité virtuelle. Nous avons trouvé que dans ces conditions d’enregistrement, les gens ne parlent pas à la caméra. Ils sont conscients de leur langage corporel - comment ils réagissent à l’environnement, si le public sourit à leurs blagues ou pas - et savent que tout ça est enregistré. Du coup, ils consacrent leur attention à former des liens et à discuter avec la pièce entière, et non à devenir des démagogues ou des idéologues, qui parlent juste à la caméra. Ils changent vraiment la nature, le ton des discours politiques. A partir du moment où le ton des politiciens change, les citoyens commencent à voir que ça vaut le coup de dialoguer. Sinon, ce sont juste des personnes ennuyeuses avec qui on n’aurait pas envie de prendre un café pour discuter. Ziad : et qu’est-ce que c’est l’idée ? pourquoi avoir un journaliste qui pose les questions dans ce cas là ? pourquoi ne pas avoir une machine qui pose les questions puisque le journaliste ne pose pas les questions il est juste le porte-parole ? Audrey Tang : aujourd’hui, un journaliste fait beaucoup, beaucoup de travaux différents. Il collecte, analyse, des données, il établit l’ordre du jour, il s’occupe de la diffusion, il doit même apprendre un peu de codage pour le site web et savoir utiliser des services comme SoundCloud ou Youtube et autres. Mais je pense que c’est comme ça parce que nous ne sommes pas encore dans une société à Taiwan qui donne au journaliste un rôle central. Parce que toutes ces tâches que j’ai évoquées sont juste des impératifs sans lesquels le journaliste ne peut pas faire son travail dans un monde numérique. Mais en supposant que tout cela soit pris en charge, comme dans le modèle gov zero où ce sont les experts de toutes ces industries qui s’en occupent, alors tout ce qui reste au journaliste c’est le point de vue. On dit toujours qu’un point de vue vaut peut-être 20 points d’intelligence ou quelque chose comme ça. C’est-à-dire qu’il est possible pour le journaliste en tant que narrateur professionnel, storyteller professionnel, de réorganiser et redéfinir toutes ces questions crowdsourcées en un point de vue très cohérent, et d’essayer de fusionner cette vue avec la vision de l’architecte, du maire ou de l’urbaniste. Et quand le journaliste réagit de manière non-verbale à la personne qui parle, on peut voir que la compréhension entre eux est vraiment magique. Quand ça arrive, le public entier et les gens en réalité virtuelle participent aussi à cette compréhension.
  • 10. Une machine de synthèse vocale n’en est pas à ce niveau. Je pense que ça va prendre encore 10 ans peut-être. Ziad : quand la science fiction décrit l’utilisation des technologies et de la réalité virtuelle en politique ou pour la démocratie on a souvent un résultat qui est à la fois une sorte de paradis mais aussi une sorte d’enfer. qu’est-ce qui vous rend confiante dans le fait que ça va évoluer vers quelque chose de positif voilà en utilisant la réalité virtuelle et les nouvelles technologies dans un cadre politique ? Audrey Tang : La science fiction reflète le jour où la science fiction a été écrite. L’époque chez Arthur C. Clarke ou Isaac Asimov est en fait très différente de celle, par exemple, du “Cycle de la Culture” écrit par Iain (pronononcer Ayane) Banks. Le “Cycle de la Culture” est, bien sûr, très différente de “Dune” de Frank Herbert, et tous deux sont très différents de “The Three-Body Problem” [de Liu Ciuxin]. Quand vous dites science fiction, pour moi, cela reflète en fait la vie et la civilisation dans laquelle l’auteur a été élevé. La science fiction offre des perspectives différentes, pour moi, pour cette civilisation. Par exemple, la série “The Three-Body Problem”, écrite par Liu Ciuxin, est généralement considérée comme le chef-d’oeuvre de la science fiction chinoise. Cette série a eu un impact important sur laChine entre la Révolution culturelle et aujourd’hui. Un des postulats principaux de “The Three-Body Problem” était que la Révolution culturelle divisait si profondément la population, que les gens finissaient par penser que même un étranger était plus proche ou même plus sympathique que leurs concitoyens. La situation était devenue aussi grave que ça. C’était ça, le postulat sous-jacent. Ma réponse à votre question, c’est qu’aujourd’hui, on ne vit pas dans un monde où les gens s'éloigneraient volontairement les uns des autres, juste pour une différence idéologique mineure. Il y a des gens qui sont des idéologues très stricts, mais on ne peut pas dire qu’ils soient au niveau de Mao Zedong, de toute évidence [sourire]. Autrement nous n’aurions même pas cette conversation en ce moment. Aujourd’hui nous vivons dans un monde où les gens se sentent suffisamment en sécurité pour innover. Grâce à cette sécurité relative, on a, par exemple, Google DeepMind, une intelligence artificielle qui peut jouer au jeu de Go de manière très créative, très belle même. Un joueur de Go, Lee Se-dol, a été contraint de jouer un des plus beaux tours de sa vie pour gagner contre une machine. Le fait que ce tour ait été joué sans rien demander à personne, sans rien vendre, acheter ou échanger, transcende la victoire ou la défaite. La machine s’est complètement effondrée, parce qu’elle ne pouvait pas prévoir qu’un humain jouerait comme ça, ce qui est d’une pure beauté. Comme tout le monde se sent en sécurité, ces innovations sont montrées en public. Elles donnent lieu à des publications dans des journaux comme “Nature”, et cela permet à ceux qui travaillent sur l’Intelligence artificielle de réorienter leurs recherches grâce à des découvertes partagées librement.
  • 11. Facebook et d’autres entreprises participent aussi à cette culture de libre partage, open source, dans laquelle n’importe quelle petite innovation rejoint ensuite un corpus scientifique, technologique et créatif plus large. C’est ce qui me donne espoir, parce que dans un régime plus autoritaire, bien sûr, les personnes à l’origine de telles innovations les accumuleraient, les garderaient pour elles-mêmes et ne les partageraient pas. Le fait que nous voyions tout le monde développer la réalité virtuelle, comme c’est le cas de Mozilla VR, d’OpenVR ou d’OpenAI par exemple, avec une telle transparence et une telle ouverture témoigne du fait que les gens se sentent suffisamment en sécurité pour que le reste de la société participe à son tour. Ziad : et, au même moment je sais pas si il y a un rapport avec ce que vous venez de dire, on a des grandes démocraties qui sont en train de développer des robots tueurs, c’est-à-dire des appareils qui font de la reconnaissance faciale et qui tuent sans l’ordre direct d’un être humain. Qu’est-ce que ça a comme rapport avec ce que vous décrivez ? Audrey Tang : Si on compare les drones avec les pilotes kamikazes par exemple, qui sont entraînés d’une manière très similaire, presque robotique mais avec l’idéologie en plus, il n’y a pas tant de différence que ça quand vous les voyez depuis l’extérieur de l’avion. C’est très dur de dire lequel est piloté par l’homme et lequel est télécommandé ou même maître de soi. Je ne pense pas que les technologies modernes aient tant changé la guerre que ça. Tout ce qu’elles ont changé, c’est que le pilote, qui commande le drone, survit désormais, avec un syndrome de stress post-traumatique. [rires] N’est-ce pas? Mais ça ne change rien aux missions ou à la guerre ou à quoique ce soit. Je ne pense pas que ça soit vraiment relié. Je suis heureuse d’avoir cette conversation mais je ne pense pas que ce soit la même chose. Ziad : vous venez régulièrement en France vous avez même été l’invitée du ministère des affaires étrangères lors de la nuit des idées. est-ce que vous regardez la vie politique législative française? il y a plusieurs lois ces derniers temps qui ont été jugées liberticides et particulièrement pour les nouvelles technologies pour l’Internet, qu’est-ce que votre regard sur ça ? Audrey : C’est trop tôt pour moi pour dire quoique ce soit de définitif. Mais le sentiment que j’ai de la société française est que vous avez une machine extrêmement bien entraînée, la République. Les gens voient bien que quand ils rapportent leurs problèmes locaux ou leurs inquiétudes concernant un lieu spécifique à une association locale ou à un représentant local, ça se règle généralement. C’est une machine très bien huilée, comme on dit, de gouvernance etc. L’inconvénient, c’est bien sûr que les gens manquent de surprise, ou de curiosité, de cette découverte de dire : “le gouvernement est trop inefficace. Et si nous le faisions nous-mêmes ?”. Les révolutionnaires précoces sont les esprits réformateurs. Il y a de la place pour une machine très bien huilée qui soit efficace. Mais il y a aussi une place pour une nouvelle [hésitation], je ne dirais même pas machine, mais bel et bien un nouveau
  • 12. système qui crée du consensus. Dans la culture d’Asie du Sud Est, on met toujours l’accent sur le consensus, en disant que ce n’est pas bon d’oublier presque la moitié des gens quand on prend une décision. On peut laisser disons 5% des gens derrière, et c’est peut-être déjà trop. On doit mettre tout le monde d’accord. C’est pourquoi Taiwan doit encore plus à la culture japonaise qu’à la culture chinoise. Venant de cette culture, je trouve ça très intéressant que certains Français s’accrochent aux idéologies parce qu’ils savent que 55% de la population est d’accord avec eux. Ils se contentent de ça. Ils n’essaient pas de faire des concessions pour convaincre les 45% de gens restants. Mon expérience en tant que médiatrice du débat Uber m’a appris que les partis politiques traditionnels fonctionnent très bien pour les questions domestiques. Mais pour les questions transnationales, les questions mondiales comme Uber, convaincre même 55% de la population n’est pas suffisant. Parce qu’il opèrent dans une dimension très différente, ils peuvent à tout moment amplifier l’avis de seulement 5% de la population pour qu’il domine l’agenda des discussions politiques. Nous sommes face à des tendances, des pays et des pouvoirs transnationaux, et je pense qu’il est vraiment nécessaire pour la population entière de dire : “si tous les chauffeurs se mettent d’accord sur Uber, il y a une vraie chance qu’Uber ne puisse plus recruter de conducteurs.” Mais si les gens se contentent de cette vieille rhétorique partisane, alors il y aura toujours une minorité, une très large minorité, qui pourra être utilisée à l’avantage de ces pouvoirs transnationaux et post-démocratiques. Voilà ce que j’en pense pour l’instant. Ziad : et qu’est-ce que c’est votre vision de la Chine ? pendant longtemps on a pensé que le développement économique était une source de développement démocratique, on a également pensé en parallèle que le développement technologique - notamment l’arrivée de l’internet - était aussi un développement démocratique alors qu’en Chine même si il y a des changements des évolutions on voit pas de développement démocratique très très fort. le parti est encore au centre du pouvoir le parti communiste est encore au centre du pouvoir malgré le développement économique et le développement technologique. Qu’est-ce que c’est votre regard sur ça ? Audrey Tang : eh bien, je pense que tout est relatif. Si vous regardez la Révolution culturelle, la confiance mutuelle et la solidarité des gens étaient probablement à leur point le plus bas dans l’histoire humaine. Juste comparables aux Guerres mondiales et à rien d’autre. Dans ce cas, bien sûr, tout s’améliore. Mais je pense que dans ce siècle, la Chine va vraiment devoir faire face à la disparition finale du travail, parce que tout le travail de routine est déjà effectué par des robots. On verra très vite, dans un an ou deux à peine, que même le travail manuel créatif et non-routinier se fera remplacer par des robots. Et après ça, le travail cognitif aussi. Quand la Chine arrêtera d’être cette “manufacture du monde”, quand toute la force de travail deviendra mobile et que l’industrie sera organisée en réseau, alors la raison d’être de la
  • 13. structure de contrôle du régime chinois devra être repensée, parce que l’industrie et l’économie existantes qui supportent ce genre de régime ne fonctionnera plus. Je suis très étrangère à l’administration chinoise, je ne suis pas leurs derniers développements. Je vois ce qu’ils en disent dans leurs communiqués de presse, mais je n’entends pas ce qu’ils disent dans leurs réunions internes, donc je ne ferai pas de prédictions. Mais c’est un problème auquel la Chine, plus que n’importe quel autre endroit dans le monde, devra faire face. Ziad: Pour conclure, qu’est-ce que c’est vos attentes ? Vous venez de parler de la disparition du travail salarié pour la Chine mais c’est quelque chose qui se développe dans le monde entier et finalement l’image que vous donnez de citoyens qui décident communément à travers la réalité virtuelle du monde futur alors qu’ils n’ont plus de travail, que le travail n’existe plus, enfin c’est tellement loin des valeurs actuelles et des valeurs dans lesquelles on a grandi qu’on a du mal à se figurer ça de manière positive. Comment vous voyez ce futur ? Audrey Tang : Je ne pense pas que ça soit si différent. Les valeurs françaises sont toujours intactes, on fait toujours l’expérience du monde réel avec nos corps, et nous avons des émotions, de l’imagination que nous traduisons en arts et que nous partageons librement. C’est ça la liberté. Dans l’open source, ou dans le logiciel libre ou dans l’open culture, on a aussi ce principe d’égalité qui fait que toute contribution, quelle qu’elle soit, doit être accessible à tous les autres citoyens. Cette solidarité, comme je viens de la décrire, s’applique aussi à la discrétion générale ou le respect mutuel des espaces en ligne, qui ne pourront grandir qu’à partir du moment où nous arrêterons de se cantonner à du texte sur Internet. Quand notre avatar ou de l’information non- verbale entreront en jeu, Internet sera bien plus orienté sur la solidarité. Ce que je veux dire, c’est que les valeurs fondamentales de la France ne sont pas touchées par cette évolution de la technologie. C’est juste une configuration qui change. Ça peut nous renvoyer à l’origine de la démocratie, vous savez, dans les îles grecques ou ioniques, aux cités- Etats et à la polis, où il faisaient faire tout le travail aux esclaves, et où les propriétaires d’esclaves, aujourd’hui les humains, faisaient leur création, leur philosophie, ou je ne sais quoi d’autre. C’était un âge d’or pour la civilisation humaine. Ziad : vous voulez dire par là que les esclaves du passé seraient les robots aujourd’hui ? Audrey Tang : C’est déjà le cas. Ziad : merci Audrey Tang d’avoir répondu à nos questions. On retrouvera sur l’Atelier des médias la version originale et la version longue traduite de cet entretien ainsi que des liens, des informations complémentaires et peut-être les nombreux dessins que vous avez réalisé pendant notre entretien, à bientôt