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EDITO
«
Notre époque a un problème d’étoffe.
Le tissu social se troue et il défibre. Les
relations humaines sont remplacées par
leur calque virtuel : les réseaux. La so-
cialité molle nous traverse comme du
l’humeur, la voix. La présence. Même le
toucher a trouvé son ersatz, sous mode
vibreur. De toutes parts ça envoie grave
et ça reçoit, ça transfère et ça retransmet,
ça télécharge. Ça circule. Textes, sons,
beurre. Nos fibres ne vibrent plus, elles images, données. Tout passe. Et pour-
conduisent. On a recâblé nos nerfs avec tant, c’est comme si rien ne se passait.
de la fibre optique. Les visages qu’on Ou se passait ailleurs, dans le dos des ré-
embrassait disparaissent derrière leur seaux. Plus assez d’absences, de laps et de
photo. Les gestes qu’on attend restent stases, de blackouts, de temps syncopé.
à la surface du plasma : vidéo. Tout se Sois joignable, toujours, bippe
dématérialise : la musique, la pellicule, l’injonction.
Moi, je disjoncte. »
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RETIS
Plus que d’autres langues qui possèdent un terme analogue (Netz
en allemand, network en anglais, red en espagnol...), le français
moderne utilise abondamment le mot réseau. À quelques bonnes
raisons historiques s’ajoute peut-être aujourd’hui un effet de mo-
dernité. Pourtant, tout n’est pas affaire de sentiment ou de mode.
À Paris comme à Atlanta, à Francfort comme à Madrid, on parle
bien de la même chose lorsqu’il est question de réseau de télécom-
munications, de réseau d’autoroutes, de réseau d’ordinateurs ou
même de firmes-réseaux mondiales. La notion commune devient
concept opératoire pour des techniques et des disciplines scienti-
fiques de pointe, et le statut du réseau est conforté dans l’ordre de
la pratique et de la connaissance. Il faut aujourd’hui comprendre
«
ce qu’est un réseau.
Réseau provient étymologiquement du latin retis (filet). En té-
moigne encore aujourd’hui l’adjectif réticulaire. À travers une
longue filiation composée de rets, de résel (xiie s.), de réseuil (xve
Le terme générique « réseau » définit un
»
s.) et de réseul (xvie s.), on parvient à réseau (xviie siècle, dic-
tionnaire de Furetière) sans que le sens ait été altéré. Si le filet
ensemble d’entités (objets, personnes, etc.) de l’Antiquité, composé de fils régulièrement entrelacés, servait à
capturer certains animaux, le résel, le réseuil et le réseul (celui-ci
interconnectées les unes avec les autres. désignant... un soutien-gorge) restent des tissus à mailles larges,
et le réseau du xviie siècle est toujours un maillage textile.
Un réseau permet ainsi de faire circuler
des éléments matériels ou immatériels
entre chacune de ces entités selon des
règles bien définies.
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«
Plus le monde recule dans la brume des réseaux,
plus les autres deviennent des figures floues (va-
guement amies, vaguement dangereuses) et plus
le besoin d’appropriation de ce monde, le besoin
grappes sont vendangées par les golems du da-
tamining, avec leur immense base de données,
pour presser le profit de nos jus.
Ainsi je m’affiche sur le mur de facebook avec
Tout nous connecte d’outils qui soient aussi des filtres, grandit. C’est
le cercle. Les réseaux de socialité aggravent au-
l’ensemble de mes livres lus, des sons que j’aime,
des films que je n’ai pas vus. Avec mes idoles,
— de loin et sans fil — tant l’absence de l’autre qu’ils la conjurent. Les mes sisters et mes amis. Avec mes goûts, mes
systèmes de sécurité — glacés, optiques et fail- photos de fête, mes liens, mes besoins, mes
mais rien ne nous relie. libles — font tout aussi peur qu’ils rassurent. achats potentiels, mon lifestyle, ma singula-
Alors qu’un simple regard humain et trois mots, rité, mes régularités. Et j’alimente, en toute
échangés dans une rame anonyme, redéplie- conscience, le plus gigantesque fichage consenti
raient une sérénité tangible. de l’histoire du marketing personnalisé. Je me
Dans ce 21e naissant, le sentiment collectif ne donne, à nu, et mieux : je leur livre mes potes,
»
se vit plus sous forme de familles ou de groupes, mes groupes, mes clubs. Fragment dividuel par
mais de grappes structurées par affinités de fragment dividuel, de la plus idéale façon pour
consommation : les « communautés », en lan- une exploitation commerciale optimale : bien
gage net. Tu aimes quelle zik, quels films, tu classé et bien sérié.
joues à quoi ? Aussitôt repérées et mûries, ces
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Les conséquences peuvent alors être graves :
PHILOSOPHIE DES RESEAUX En théorie de la connaissance, on peut sous-estimer
totalement l’importance des sciences cognitives, avec
les conséquences pratiques que cela peut avoir sur
les politiques d’innovation, sur l’intelligence écono-
mique et la gestion des connaissances : on ne verra
que des réseaux de télécommunications alors que l’on
a au moins autant besoin de structurer des contenus.
À l’origine de la philosophie des réseaux, on trouve En conséquence, la définition de la politique de
En économie, on peut surestimer les valeurs d’échange
le comte de Saint-Simon, dont la doctrine s’ap- déréglementation des télécommunications est
par rapport à d’autres types de valeurs, dans les trans-
puie sur la notion de réseaux physiques. confiée aux ingénieurs de télécommunications, les
positions économiques du modèle, et ignorer le coût
politiques n’ayant pas un grand rôle à jouer.
total de possession.
Saint-Simon prétendait que Dieu était remplacé
par la loi universelle de la gravitation (une expé- Ce type de philosophie pose la question de la re-
En sociologie, on peut brider les dynamiques de
rience très simple consistant à placer un aimant lation humaine avec autrui.
groupe, ce qui peut avoir des conséquences impor-
sur une surface métallique verticale montre que
tantes sur les modes de décision politique.
l’aimant ne tombe pas, donc que la force de gravi- Sommes-nous en relation avec autrui seulement
tation n’est pas la seule force de l’univers). lorsque nous utilisons des techniques informa-
tiques et de télécommunications ? Ne créons-
Pierre Musso nous apprend que la philosophie nous pas un objet, un instrument, derrière lequel,
des réseaux s’applique maintenant aux réseaux de comme l’affirme Pierre Musso, se cache une idéo-
télécommunications, en prenant cette fois la mé- logie ? Ne confondons-nous pas communication,
taphore du cerveau et du système nerveux central. et télécommunications, ensemble de techniques
Dans cette métaphore des réseaux neuronaux, ce et d’instruments qui devraient être au service de
qui est important, ce sont les synapses, qui font la la communication humaine ?
liaison entre les neurones, et qui représentent les La transmission technique d’un message four-
liens de télécommunications, qui se réorganisent nit-elle la garantie que le message est bien perçu
dans la société. par le destinataire : ne confond-on pas transmis-
sion et échange ?
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Opposer au réseau tactique des brutes,
des routes et des rondes
le faisceau tactile des luttes,
des doutes et des frondes.
Devenir déréseaunable.
Disjoncter.