Reportage sur le scandale de pollution de l'eau potable à Flint. Jadis fleuron du secteur automobile américain, la ville est désormais dévastée par des années de désindustrialisation...
1. Planète Santé
22 La Libre Belgique - lundi 1er février 2016 23lundi 1er février 2016 - La Libre Belgique
Flint,
intoxiquée
par
l’austéritéReportage Marco Wolter
Envoyé spécial à Flint (Michigan)
J’
ai pas mal voyagé en tant que travailleur hu
manitaire. Au Cambodge, au Kenya, en Répu
blique dominicaine… Mais je ne pensais ja
mais que ce genre de situation pouvait arri
ver aux grands EtatsUnis d’Amérique”,
commente Latisha, en buvant un chocolat
chaud au Café Rhema sur l’historique Saginaw
Street. L’artère principale de Flint n’a plus grand
chose de sa splendeur d’antan.
Les grandes arches en métal qui enjambent la rue
rappellent encore avec nostalgie la belle époque,
quand “Vehicle City” était la fierté du secteur auto
mobile américain. Mais la désindustrialisation,
l’exode de la population, la pauvreté et l’insécurité
sont depuis passés par là. Désormais les restaurants
et cafés de Saginaw Street affichent des messages aux
vitrines pour rassurer les clients de la qualité de l’eau
utilisée en cuisine ou pour la machine à expresso.
L’eau puisée dans la rivière locale
Car comme si le sort voulait s’acharner, la ville est
depuis des mois secouée par un vaste scandale sani
taire. L’état d’urgence a été décrété. L’affaire remonte
au printemps 2014. La municipalité veut redresser
ses finances. Pour faire des économies, Flint décide
de ne plus acheter son eau à la ville voisine de Detroit
et de puiser dans la rivière locale. Sauf que celleci a
une teneur en chlorure trop élevée, ce qui la rend ex
trêmement corrosive. Si l’eau de la rivière n’est pas
traitée, elle risque de s’attaquer aux vieilles canalisa
tions et de libérer du plomb. Et c’est malheureuse
ment ce qui s’est passé, exposant 100000 personnes
à de graves intoxications, dont des milliers d’enfants
qui risquent d’en porter les séquelles toute leur vie.
“Quand la ville s’est raccordée à la rivière, tout le monde
s’est immédiatement plaint. L’eau était parfois brunâtre
et avait une autre odeur, un autre goût, se souvient La
tisha, qui travaille dans l’un des hôpitaux de la ville.
Les autorités nous ont dit que tout allait bien. Le maire
avait même convoqué une conférence de
presse et a bu un verre d’eau devant les
caméras pour nous montrer qu’il n’y
avait aucun risque”, ironise l’infirmière.
Des analyses prouveront le contraire.
40% de la population dans la pauvreté
Depuis l’automne dernier, le système
d’alimentation en eau potable est à
nouveau rattaché à Detroit. Mais les
tuyaux ont été définitivement abîmés
et Flint continue à vivre dans la méfiance générale.
Personne ne sait vraiment à quoi s’en tenir. “L’autre
jour je me suis coupée au doigt. J’ai voulu allumer le ro
binet pour passer mon doigt sous l’eau et là je me suis
souvenue que je ne pouvais pas”, raconte Latisha. A
part pour la lessive et des douches tièdes, elle ne
fonctionne plus qu’aux bouteilles d’eau en plastique.
Il lui en faut entre 10 et 15 par jour pour deux per
sonnes, ce qui représente un budget de 45 euros par
mois quand elle achète les bouteilles au supermar
ché. Une somme conséquente dans une ville où 40 %
de la population vit dans la pauvreté. “Vous y réflé
chissez à deux fois avant de faire cuire des spaghettis.
Vous évitez les salades parce qu’il faut les laver et la cafe
tière du matin n’est plus remplie à ras bord.” Désor
mais, Latisha compte sur la garde nationale. Avec
l’entrée en vigueur de l’état d’urgence sanitaire il y a
deux semaines, les militaires ont pris le relais et les
casernes de pompiers sont devenues la nouvelle
source. “On distribue entre 200 et 1000 packs d’eau
par heure”, explique le soldat Eric Per
rigan, qui supervise l’opération. A l’en
trée du parking, une file de voitures at
tend d’être servie. Comme dans un
“drive”, les conducteurs n’ont pas be
soin de sortir de leur véhicule.
Les soldats ouvrent le coffre et char
gent les packs. “C’est pour maintenir la
cadence”, commente l’un d’eux. Les ca
sernes distribuent également des fil
tres de purification à fixer au robinet
contre les particules de plomb. Là, il faut s’enregis
trer pour éviter que la gratuité ne se transforme en
commerce de détail. Eric Perrigan allume une ta
blette tactile. Sur l’écran s’affiche une carte de la ville
qui recense les foyers venus chercher du matériel.
Des points violets clignotent partout.
“Pourquoi payer pour ce poison?”
Tout près de la caserne se trouve le City Council, le
Conseil municipal. Une centaine d’habitants sont
réunis ce jourlà pour protester contre leurs factures
d’eau. Malgré tout, cellesci continuent à tomber
chaque mois. Causette, 46 ans, est sans emploi et
brandit son courrier. “Pourquoi devrionsnous payer
ce poison ?, demandetelle en retroussant la manche
de sa veste pour montrer que sa peau est totalement
sèche. J’ai une facture de 99 dollars pour le mois dernier.
C’est trois fois plus que ce que je payais il y a dix ans,
alors que mes enfants ont quitté la maison.”
Crises à répétition
Comme les autres manifestants, elle estime que la
ville tente de compenser les pertes en impôts engen
drées par l’exode de la population. En à peine cin
quante ans, Flint a perdu la moitié de ses habitants.
Les usines avaient commencé à quitter la ville dans
les années soixante.
Puis la ville a traversé les crises à répétitions dans le
secteur de l’automobile. General Motors, fondé à
Flint, n’a plus que quelques milliers d’employés sur
les 400000 qui y travaillaient. Dans les quartiers du
nord de la ville, les maisons vides se succèdent. Les
fenêtres sont barricadées avec des planches en bois.
Des milliers d’habitations ont été rasées, laissant
place à des terrains vagues. “Nous étions une ville forte,
avec des industries, et regardez ce que Flint est devenu”,
constate Claudia. La retraitée peine à boucler ses fins
de mois et veut que toutes ses factures d’eau soient
remboursées.
La colère des manifestants va peutêtre porter ses
fruits. Le maire de la ville Karen Weaver vient de lais
ser entrevoir une enveloppe d’indemnisation de
3 millions de dollars. Parmi les manifestants ce
jourlà se trouve Melissa Mays. Depuis que le scan
dale est devenu national, le visage de cette femme de
37 ans est connu dans tout le pays. Elle a consommé
l’eau empoisonnée pendant huit mois et prend
aujourd’hui dixneuf médicaments par jour. Melissa
souffre de graves problèmes au foie et d’un manque
de globules rouges dans le sang. “J’ai des problèmes
respiratoires, des troubles du sommeil,
des douleurs articulaires”, expliquet
elle. Mais la jeune mère de famille s’in
quiète surtout pour ses trois enfants.
Ils ont entre 11 et 17 ans et ont tous été
contaminés au plomb, au cuivre et à
l’aluminium. “Nos enfants ont des pro
blèmes de concentration et leurs notes
sont en baisse. Et on nous dit qu’il faut at
tendre au moins cinq ans avant de con
naître toutes les conséquences.”
Retard de croissance, hypertension…
Selon la pédiatre Mona HannaAttisha, qui s’est
obstinée à mener des tests sur les jeunes quand les
autorités fermaient les yeux, “le pourcentage d’enfants
avec un taux élevé de plomb dans le sang a doublé” dès
lors que Flint a commencé à pomper son eau dans la
rivière.
Les conséquences sur la santé peuvent être irré
versibles et la liste est longue. L’empoisonnement
au plomb peut retarder le développement cérébral
et la croissance, entraîner des troubles de l’atten
tion, des maux de tête et d’estomac ou encore pro
voquer de l’hypertension. Une action en justice col
lective a été lancée contre les autorités pour “mise en
danger, blessures et maladies”. Cette “class action”
rassemble environ 500 plaignants à ce jour. Melissa
Mays en fait partie: “On parle beaucoup des très jeu
nes enfants. Les nôtres sont adolescents mais c’est terri
ble également. Car on connaît leur potentiel, on sait
quels résultats ils avaient à l’école et on
assiste totalement impuissants à leur
sortie de route.”
Et si la ville n’avait pas été pauvre?
Impuissant, c’est certainement le
sentiment qui domine le plus à Flint.
Malgré ce scandale, le gouverneur du
Michigan est toujours en place. Une
question circule largement dans les
médias et les réseaux sociaux : et si la
ville n’avait pas été pauvre et à majo
rité afroaméricaine ? Personne ne sait quand la si
tuation reviendra à la normale et les habitants crai
gnent que lorsque l’attention médiatique retombera,
plus personne ne se souciera de Flint. Alors pourquoi
ne pas tout simplement partir ? James, 51 ans et sans
emploi, explique que pour beaucoup c’est impossi
ble. “Regardez, avec tout ça nos maisons n’ont plus
aucune valeur. Je ne pourrai jamais la revendre pour al
ler m’installer ailleurs.”
Matt Hopper réconforte sa fille
Nyla, 5 ans, après qu’elle a subi
une prise de sang, le 26 janvier,
à Flint. Des tests sanguins
ont été menés
auprès des enfants de Flint,
afin de détecter une intoxication
au plomb, après le scandale
sanitaire qui a secoué la ville.
BRETTCARLSEN/GETTYIMAGES/AFP
n A Flint
(Etats-Unis), les habitants
ont bu pendant des mois
une eau empoisonnée
au plomb parce que
cette ville du Michigan,
sinistrée, voulait faire
des économies.
1,5
MILLIARD DE DOLLARS
Le coût occasionné
par l’érosion des tuyaux
due à l’eau trop corrosive.
“Le pourcentage
d’enfants avec
un taux élevé
de plomb dans
le sang a doublé.”
MONA HANNA-ATTISHA
Pédiatre.