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Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
DIAT TA
HABIBOU, L’ENFANT
DU FATUM DIVIN
CHARLES PIERRE DIATTA
Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
A la mémoire de mon père
‘’Chaque vie se fait son destin.’’
Henri-Frédéric Amiel
Philosophe et écrivain suisse romand
(1821-1881)
Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
PARTIE I - LES ORIGINES D’HABIBOU
GRAND-MERE SEYNABOU SOW
Bougouma* Fall avait suivi au tout début des années 1960 sa grand-mère Seynabou Sow à
Pikine*, un quartier populeux où, les rues qui s’entrecroisaient anarchiquement, grouillaient
de monde de jour comme de nuit. La vie, dans cette banlieue qui recevait les ruraux venus à
Dakar pour trouver un avenir meilleur, n’était guère l’Eldorado tant espéré. Mais les habitants
n’en avaient cure car Pikine n’était qu’un dortoir pour eux. Très tôt le matin, le monde prenait
le chemin de la capitale et ne revenait que le soir, épuisé, pour ramener sa pitance et se
reposer. Bougouma était une orpheline et une bâtarde dont le père avait refusé la paternité
après son forfait. Avec sa grand-mère, elles avaient quitté leur Gandiol* natal quand elle
n’avait que six ans pour regagner la grande ville, dans le but de s’offrir une vie plus décente et
prenaient volontiers tout ce que celle-ci leur offrait. Elle était noire et élancée avec une beauté
qui ne laissait personne insensible.
Grand-mère Seynabou était une brave villageoise qui comptait bien inculquer les vraies
valeurs de la femme Gandiolaise à Bougouma l’innocente, l’obéissante. Elle n’avait pas le choix
car sa grand-mère était sa seule parente. Elles vendaient ensemble des légumes au marché
du quartier et le peu qu’elles gagnaient leur suffisait pour se nourrir et s’entretenir. Seynabou
Sow avait tant bien que mal réussi à acheter un lopin de terre qui leur servait de logement
après l’érection d’une chambre et d’une palissade.
Elle vieillissait et ne pouvait plus tout faire. Bougouma Fall quant à elle, avait bien
grandi et devenait une femme. Sa forme physique inquiétait Seynabou Sow qui redoutait sa
naïveté excessive. Sa beauté était frappante et son sourire mettait à nu cette innocence tant
crainte par sa grand-mère. Elle était joviale et s’adonnait docilement à toutes les tâches de la
maison. Seynabou n’avait jamais voulu qu’elle s’éloignât de la demeure car Bougouma lui
rappelait sans cesse sa fille Ngoné Fall morte très jeune de la tuberculose. Ngoné avait lutté
en vain contre une maladie qui l’affaiblissait de jour en jour et la rendait maigrichonne au
point qu’elle décéda ou du moins, se reposa éternellement quelques temps après. Ce fut pour
sa mère un soulagement car elle en avait beaucoup souffert. Les mauvaises langues l’avaient
accusée de sorcière. En effet, leurs voisins gandiolais ne comprirent guère que cette dernière
restât si longtemps malade malgré tous les soins prodigués et tout l’argent que sa mère avait
dépensé en vain. Les guérisseurs et autres charlatans l’avaient abreuvée de tant de potions
qu’elle vomissait du sang toute la journée. Ces traitements lui avaient été fatals. A sa mort,
peu de personnes se rendirent à son enterrement de crainte d’absorber sa malédiction. Dans
cette bourgade où les mentalités n’avaient point progressé, la vie de Seynabou Sow et de sa
petite-fille commençait à devenir une calamité : méfiance et ostracisme des voisins et des
parents, pauvreté, désespoir, …
Bougouma : Je n’en veux pas
Pikine : quartier de la banlieue de Dakar
Gandiol* :
Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
La seule issue qui s’offrait à elles était de s’exiler, partir loin de Gandiol, quelque part
où personne ne connaissait leur histoire. Pour cela, la capitale était peut-être l’endroit le
mieux indiqué pour une vie nouvelle. Après avoir séjourné à Saint-Louis, elles se retrouvèrent
dans une banlieue de Dakar : Khaal deuk* à Pikine !
Dans le quartier de Khaal deuk, vivait une soixantaine de familles, toutes venues des
villages profonds du Sénégal. Les habitants se connaissaient presque tous et des mariages et
des baptêmes étaient célébrés très souvent, égayant quelques fois leur vie monotone. Les
weekends, le quartier était toujours animé. D’autres quartiers étaient également érigés avec
la vague de ruraux en quête de bonheur qui déferlait après la saison des pluies, lorsque les
récoltes étaient achevées : Colobane, Guinaw rail, etc. Les commerces étaient établis de
manière désordonnée et l’essentiel y était vendu : denrées de première nécessité, quelques
produits de beauté pour les femmes, du charbon de bois, du poisson, des légumes, ... L’école
primaire se trouvait à l’autre bout de la route, vers la nationale, à environ quatre kilomètres
et il n’y avait point de collège encore moins de lycée. Ces écoles intéressaient bien moins les
parents que leurs enfants qui ne voyaient aucun intérêt à les fréquenter.
Seuls les plus ambitieux regagnaient les bancs de l’école en espérant devenir demain
des fonctionnaires bien habillés et payés mensuellement. Ceux-là, une fois recrutés dans
l’administration, quittaient leur simple demeure de la banlieue pour occuper, dans les
quartiers périphériques de Dakar, les nouvelles cités construites par les sociétés
nationales d’habitation : l’OHLM et la SICAP. Ils avaient alors vraiment réussi leur vie et étaient
bien chanceux !
A Pikine, les jeunes qui ne pouvaient pas fréquenter l’école française suivaient, après
des études coraniques brèves, une formation en menuiserie ou en mécanique automobile,
dans des ateliers situés sur la route nationale. Avec leurs maigres paies journalières, ils
pouvaient ainsi s’offrir des habits, de nouvelles chaussures et autres plaisirs de leurs rêves. On
voyait alors apparaître les radios, les magnétophones, la cigarette, les vêtements à la mode,
les lunettes de soleil copies de la marque Ray Ban, etc. Les filles allaient quant à elles à la
capitale travailler comme domestiques et revenaient voir leurs parents, habillées
coquettement de robes longues ou courtes, de chaussures à hauts talons. Elles paraissaient
avec de nouvelles manières de se comporter qui inquiétaient bien souvent leurs parents. Pour
d’autres familles par contre, c’était là des signes d’aisance et d’évolution sociale.
C’était ce mode de vie que grand-mère Seynabou Sow s’angoissait pour sa petite fille.
A cet effet, elle ne se lassait jamais de lui prodiguer des conseils. Comme toute jeune femme,
Bougouma désirait voir ses rêves se réaliser : avoir une garde-robe bien garnie, se sentir
appréciée et trouver un compagnon bien à l’aise qui l’épouserait plus tard. Quelquefois elle
ne put contenir ce désir ardent et naturel et se noya dans son rêve. Lorsque sa grand-mère
dormait profondément le soir, après une journée épuisante, elle en profitait pour retrouver
ses amies d’enfance avec qui elle parlait de la vie et de leurs relations avec les garçons. C’était
Khaal deuk : quartier non loti
Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
pour elles, de véritables moments de plaisir où tout était permis et où les rires fusaient de
partout pour se moquer de l’une d’elles.
Bougouma Fall eut l’occasion un jour, en allant au marché, de rencontrer une femme
très élégante qui ne manqua de remarquer son joli physique et son teint noirâtre. Elle était
habillée en citadine et sentait un bon parfum captivant. L’approche et la sympathie réciproque
ne prirent aucun temps à se faire entre elles tellement Bougouma aimait la beauté des choses.
Elle était attirée par cette dame si fine, si douce et si bien habillée mais avait honte de la
dévisager aussi longtemps.
- Na nga déf ? No tudu ? – Comment vas-tu ? Comment t’appelles-tu ?
- Je vais bien. Je m’appelle Bougouma.
- Tu es très belle ! Et très grande aussi !
La gêne gagna Bougouma qui baissa la tête face à cette gentille dame.
- Bougouma, dit la dame, veux-tu travailler à Dakar comme domestique ?
Elle ne put en croire ses oreilles. Elle sentit son sang faire un quart de tour et sa respiration
devint de plus en plus rapide.
- Oui ! répondit-elle spontanément. Mais ma grand-mère ne voudra jamais me laisser
partir. Elle est seule et elle prend de l’âge.
- Où est-elle ? Laisses-moi la convaincre. Où habites-tu ?
- Là, juste derrière, répondit-elle nonchalamment.
Elle prit alors conscience de ce qui pourrait lui arriver si elle rentrait à la maison avec cette
bonne dame.
Grand-mère Seynabou avait d’emblée une réponse toute faite à cette idée de Bougouma de
partir à la capitale : c’était NON !
Malgré les belles salutations et le sourire sans fin de la dame, grand-mère ne comptait pas une
seule fois laisser sa petite fille la quitter.
- Et pourquoi ? Juste pour avoir un peu plus que ce que nous avons ici ? Jamais ! dit-elle
froidement mais avec une colère qu’elle n’arrivait plus à cacher.
Les yeux des deux jeunes femmes se croisèrent et leurs visages montrèrent leur désolation et
leur tristesse. Elles restèrent perplexes un instant et la bonne dame prit congé d’elles puis se
dirigea vers la sortie quand Bougouma la rattrapa pour la raccompagner. Elle profita de cet
instant pour lui faire part de son ardent désir d’aller travailler à Dakar.
- Ne t’en fais pas ma fille, dit la dame, j’habite ce quartier et je reviendrai un autre jour.
Prends cet argent, c’est pour toi.
Elle lui remit un billet de mille francs mais Bougouma refusa cette gentillesse. Elle abdiqua
pour le glisser ensuite dans son soutien-gorge. Elle pensait alors à ce que dirait sa grand-mère
à son retour.
Le silence régnait pendant un bon moment dans la maison. Bougouma attendait
impatiemment la réaction de Seynabou Sow. Déçue et inquiète du comportement de sa petite
fille, celle-ci s’emporta et fit comprendre à Bougouma sa crainte de la voir se faire avoir
Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
comme sa mère. Elle n’avait jamais connu cette histoire de grossesse ni comment Ngoné Fall
sa mère était morte. Cela l’attrista beaucoup. Bougouma n’avait jamais osé demander à sa
grand-mère qui était son père ni pourquoi elle était partie si jeune.
- Où as-tu connu cette femme ? lui demanda d’un ton nerveux sa grand-mère.
- Au marché. Elle habite dans le quartier voisin, répondit Bougouma.
- Cette dévergondée pense qu’elle peut me prendre ma petite fille !?! continua t-elle.
Et toi comme une mule, tu essaies de m’influencer ! Pars chercher un bol dans la
cuisine, petite prétentieuse !
Bougouma pressa les pieds pour disparaître de la vue de sa grand-mère. Seynabou Sow
continua de parler seule, s’activant nerveusement.
Même si elle n’avait jamais mis les pieds à Dakar, Seynabou Sow avait une image
vraiment négative de la capitale et de ses mirages. Elle détestait sans raison la vie citadine !
Sa vie ne tenait qu’à sa fille qui était son unique parente. La mélancolie se dessinait sur son
visage et elle pensait aux malheurs qui lui étaient déjà arrivés : la mort de son mari, grand-
père Ngouda Fall, la grossesse de Ngoné sa fille et l’humiliation du refus de l’auteur de cet
acte ignoble, sa mort, l’exil à Pikine pour éviter l’opprobre sur elle et sa petite fille. Et voici
qu’après plusieurs années de répit et de vie paisible, la douleur décida à nouveau frapper à sa
porte.
Elle resta évasive un moment et quitta Bougouma pour être seule. Bougouma ne la
suivit pas et alla vaquer à ses occupations. Elle connaissait suffisamment sa grand-mère et
savait mesurer sa colère quand elle outrepassait ses ordres. Les rapports entre les deux
femmes étaient plutôt chastes et Bougouma avait quelquefois l’impression d’être enrôlée
dans un ordre. Elle devait obéir à l’œil et au doigt sans poser de question ni donner son avis
sur un quelconque sujet la concernant. L’éducation que sa grand-mère voulait lui transmettre
était celle qu’elle-même avait reçue de sa mère : se conformer et appliquer les directives
édictées sans broncher. C’était à cet enseignement qu’elle se consacrait à imposer à
Bougouma à une époque autre et en pleine transformation de la vie.
Bougouma vivait cette situation depuis toute petite et se demandait si celle-ci finirait
bien un jour. Malgré la pauvreté de sa grand-mère, elle était ambitieuse et désirait vivre
autrement, avec plus de privilèges : un habitat convenable, des habits et des bijoux de valeur,
une famille heureuse et une activité commerciale lucrative plus valorisante que celle de
vendre au petit marché du quartier. Malheureusement, Khaal deuk ne pouvait pas lui donner
cette opportunité et l’unique possibilité pour atteindre ce niveau de vie était Dakar la capitale.
- Dakar à tout prix et advienne que pourra ! pensa-t-elle.
Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
LA MORT DE GRAND-MERE SEYNABOU
L’état de santé de grand-mère Seynabou Sow se dégradait depuis quelques temps. Elle
cachait sa souffrance et s’efforçait d’aller chaque jour au marché. Mais un jour, elle peinait à
quitter le lit. Elle avait l’habitude de souffrir de pneumopathie comme sa fille Ngoné, une
maladie sûrement héréditaire. A quatre-vingt-cinq années passées, il lui était difficile de
résister encore longtemps.
Cela inquiétait Bougouma Fall qui lui préparait le petit-déjeuner. Sa grand-mère ne
mangeait point et préférait se coucher toute la journée. Elle la forçait à manger en vain et
commençait à s’inquiéter sérieusement. Seynabou Sow tenta une fois de se redresser mais
bascula légèrement avant d’appeler sa petite fille.
- Bougouma, Bougouma, Bougouma !
- Oui grand-mère, je suis là.
- Je suis vraiment fatiguée. Je ne puis tenir encore longtemps. Tu es une grande fille
maintenant. Tâche de bien te comporter dans la vie.
Bougouma cligna les yeux et une larme parcourut son visage en descendant sur sa joue. Elle
était consciente de son état de santé et savait péniblement qu’elle la quitterait bientôt. Elle
sentit ses larmes tomber et de ses narines coulèrent de légères glaires. Elle s’essuya avec son
mouchoir de tête et lui demanda encore une fois d’avaler la bouillie qu’elle aimait tant.
- Garde-la moi, je la mangerai plus tard.
L’appétit manqua aussi à Bougouma qui sortit de la maison pour chercher des
médicaments. Le dispensaire se trouvait à quelques sept cents mètres. On lui exigea la
présence de la malade pour l’établissement d’une ordonnance. Ce qu’elle fit avec beaucoup
de peine car grand-mère était vraiment mal en point. Elle sollicita alors l’aide de quelques
jeunes du quartier qui la transportèrent en calèche. Les infirmiers durent la tenir en
observation toute la journée avant de la libérer le soir. Le chef du poste de santé convoqua
Bougouma dans son bureau pour l’aviser de l’état de santé dégradant de Seynabou Sow.
- Elle est vraiment malade. Voici l’ordonnance et quelques médicaments. Le reste vous
le trouverez à la pharmacie. Donnez-lui ce qu’elle peut prendre et ne la forcez pas. Son
cas est critique mais il faut croire au bon Dieu. Ca ira bien. D’accord ?
- Oui, merci docteur dit Bougouma.
L’infirmier sourit un moment et lui ouvrit la porte non sans apprécier sa beauté.
On transporta grand-mère à la maison et Bougouma la coucha sur le lit. Elle ressortit acheter
les médicaments. Il lui fallut quinze minutes de marche pour atteindre la seule pharmacie qui
existait dans cette banlieue.
A son retour, elle tenta en vain de réveiller sa grand-mère qui était déjà morte. Elle
insista mais son corps était resté froid comme jamais. Bougouma paniqua et alla dans tous les
sens. Elle sortit chercher de l’aide. Les proches voisins vinrent alors constater ce qu’elle
Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
redoutait : Seynabou Sow venait de décéder. Celle qui craignait pour sa petite fille venait de
donner l’occasion à la dame de Dakar d’amener Bougouma Fall à Dakar.
La petite chambre fut vite remplie de voisins navrés mais curieux aussi de voir un mort,
commentant la maladie de grand-mère Seynabou et consolant en même temps Bougouma.
On la transporta en catimini à la morgue de la mosquée pour l’inhumation. Les vieux notables
du quartier prirent la situation en main et décidèrent de l’enterrer le plus rapidement possible.
La mosquée ne disposait pas en réalité de chambre froide pour attendre le lendemain pour la
cérémonie mortuaire. Bougouma vit pour la dernière fois sa grand-mère et pleura toutes les
larmes de son corps.
La nuit fut longue pour elle et elle resta seule à penser à Seynabou la brave, Seynabou
l’humble, Seynabou la vertueuse. Très tôt le matin, Bougouma se leva pour prier. Elle trouva
sur le seuil de la maison quatre vieux notables : le chef de quartier, l’iman de la mosquée et
deux autres personnes qu’elle ne connaissait pas. Elle s’agenouilla pour les saluer.
- Baye*, je vous salue, dit-elle.
- Fall, sois bénie, ma fille, relèves-toi, dit l’un d’eux.
- Reçois nos condoléances et sois courageuse comme ta grand-mère. Nous revenons de
la mosquée. Hier nous avons inhumé Seynabou Sow dignement et selon les préceptes
de l’Islam. Que Dieu ait son âme !
- Amine ! Amine ! répétèrent tous.
- Dieureudieuf baye*, que Dieu vous paie votre sollicitude, dit Bougouma.
- Amine ! Amine !
- Nous avons décidé qu’il n’y aura ni de cérémonie de troisième jour ni de huitième jour.
C’est mieux ainsi pour toi.
- Inch’Allah, dieureudieuf baye, répondit Bougouma.
Ils retournèrent chez eux quand les amies de Bougouma entrèrent s’enquérir de son état.
Bougouma semblait forte et supportait la perte de sa grand-mère. Elle commençait à
rassembler les quelques affaires de Seynabou Sow qui trainaient ça et là. Elle ne pensait pas à
son avenir immédiat mais vivait plutôt le temps présent avec ses amies venues la soutenir
dans cette épreuve. Avec elles, l’ambiance devint vite moins lourde. Les moqueries
commencèrent. Elles se mirent à imiter grand-mère Seynabou, ses gestes, ses paroles mais
aussi ses exhortations de vieille conseillère et les filles pouffaient de rire pour ensuite se
désoler de son absence.
- Que vas-tu faire maintenant ? demanda Bigué, l’une d’elles.
- Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas, répondit Bougouma.
Elle regardait partout comme pour chercher un objet perdu. Elle rêvait de Dakar mais n’osait
pas l’affirmer devant ses amies et par respect pour la mémoire de sa grand-mère. Elle se rendit
compte également que plus personne ne pourrait l’empêcher de partir et qu’elle n’avait plus
rien à faire à Khaal deuk. Ses ambitions étaient grandes et elle rêvait de devenir comme la
bonne dame. Quand celle-ci lui fit savoir qu’elle habitait dans le même quartier, Bougouma se
dit qu’elle aussi pouvait bien arriver à ce stade de la vie.
Baye* : Père.
Dieureudieuf baye* : Merci père
Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
- Pourquoi pas moi ? se demandait-elle.
Elle se demandait ce qu’elle ferait de la maison, des affaires de Seynabou Sow et de son petit
commerce au marché du quartier puis décida :
- Je mettrai la maison en location. Les bagages, je n’en aurai pas besoin et donc je les
offrirai. Pour le petit commerce qui ne me rapporte que des miettes, j’y renonce tout
bonnement.
Elle se sentit soulagée et expira longuement comme si elle venait de recevoir un satisfecit de
sa situation. Grand-mère Seynabou devrait se retourner dans sa tombe ! Mais Bougouma ne
s’en inquiétait point car elle comptait bien se comporter une fois à la Capitale. Elle reviendrait
construire une belle maison à Khaal deuk et deviendrait un modèle pour toutes ces jeunes
filles bloquées par leurs parents dans cette banlieue si pauvre.
Habibou, l’enfant du fatum divin
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UNE BANLIEUSARDE A LA CAPITALE
Quelques semaines après le décès de sa grand-mère, Bougouma reçut une visite aussi
fortuite qu’heureuse : celle de la bonne dame si raffinée.
- Elle est encore plus belle ! pensait Bougouma.
Elle la vit comme un rayon de soleil et son visage s’illuminait rien qu’en voyant la dame et
sentir son parfum fruité. Elle était là pour lui présenter ses condoléances. Elles restèrent
toutes deux silencieuses et la belle dame questionna Bougouma :
- De quoi est-elle décédée ?
- De pneumonie, elle en a toujours souffert. A son âge, elle ne pouvait plus supporter
de tomber souvent malade. Mais Dieu a voulu d’elle et elle est partie. Elle sourit par
sympathie du coin de ses lèvres. A présent je suis seule au monde.
Elle n’avait jamais parlé aussi longuement devant la bonne dame. Cela surprit cette dernière
qui ne manqua pas d’acquiescer.
- Je te comprends. La vie est ainsi faite. Je ne sais pas si je dois te refaire la même
proposition que la fois passée. J’avais beaucoup de respect envers ta grand-mère et je
ne sais pas si je fais bien de te demander de venir avec moi à la capitale. Qu’en penses-
tu ? En as-tu discuté avec quelqu’un d’autre ?
- Non, avec personne. Mais je veux vraiment partir avec vous. Ce que craignait ma
grand-mère, je ne le ferai jamais. Je vais bien me comporter, tata !
Elle commença alors à créer des liens familiaux et cela enchanta la bonne dame qui sourit
gentiment. Bougouma qui n’avait aucune idée de l’âge de celle-ci l’appelait tata tout
bonnement. Elle était peut-être juste un peu plus âgée qu’elle ! Qui sait ? En tout cas elle avait
déjà mordu à l’hameçon !
Tata réfléchit un bon moment et accepta de l’amener à Dakar. Bougouma ne se souciait ni de
ce qu’elle trouverait là-bas ni du quartier où elle habiterait.
- Qu’importe ! L’essentiel c’est de partir, se dit-elle.
Elle ne lâcha pas sa proie et insista malicieusement. Elle était aux prises avec son destin. La
bonne dame l’amena connaître sa maison familiale à quelques encablures après la mosquée.
Elles marchèrent et discutèrent le long du chemin. La demeure de tata était très belle, avec
de belles fleurs et des arbres fruitiers partout. Bougouma remarqua la propreté de la maison
et envia davantage la bonne dame qui lui fit visiter les lieux en véritable propriétaire. L’odeur
de l’encens fusait de partout. Elles finirent la visite dans le grand salon. La dame pria
Bougouma de s’asseoir et lui proposa à boire. Ce qu’elle accepta du reste. De toute façon elle
aurait tout accepté d’elle !
- Bienvenue chez moi. Mes parents habitent ici mais moi je vis à Dakar, et j’habite à la
Médina* où j’ai une maison. Je suis mariée et j’ai deux enfants, deux filles.
Un vieux à la moustache et à la barbe toutes blanches et bien coiffées entra. Bougouma
s’empressa de se lever pour le saluer et tata la présenta à son père.
- Papa, voici Bougouma Fall, la petite fille de la vieille dame décédée le mois dernier.
Bougouma reconnut le vieux car il était avec l’imam chez elle lendemain de l’enterrement de
grand-mère Seynabou pour présenter leurs condoléances.
Médina* : quartier de Dakar
Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
- Ah oui ! Bougouma Fall ! Je la connais. Ma fille comment vas-tu ?
- Ca va bien Baye. Merci. Je vais bien, répondit Bougouma.
- Papa, poursuivit la bonne dame, j’ai l‘intention d’amener Bougouma avec moi à Dakar.
Elle pourra travailler à la maison et s’occuper des filles. Qu’en penses-tu ?
A cette question, le vieux n’avait pas été préparé. Il cherchait les mots adéquats pour
répondre.
- Ah oui ? Bien, bien ! Qu’en pense t-elle ?
Voilà une patate chaude qui passait des mains du vieux à celles de Bougouma qui avait déjà
donné son approbation.
- En tout cas c’est une bien gentille jeune fille. Et sa brave grand-mère Seynabou Sow
était très respectueuse. Prends soin d’elle comme ta propre sœur.
Cette dernière phrase confirmait que la bonne dame était juste un peu plus âgée que
Bougouma. Cela n’empêchait pas cette dernière de toujours l’appeler ‘’tata’’, un mot qu’elle
aimait bien prononcer avec respect.
Tata eut la bénédiction de son père, ce qui effaça de facto le refus ante mortem de
grand-mère Seynabou. Elle poussa un ouf de soulagement. Elle ne voulait pas avoir sur la
conscience cette transgression. Toutes deux soulagées, elles sortirent prendre de l’air dans la
cour sous les arbres et palabrèrent. Par moment Bougouma Fall avait la tête en l’air, pensant
sûrement à ce qui venait de lui arriver. Elle remercia du fond du cœur la providence divine et
bénit la bonne dame. Elles passèrent la journée ensemble et vers dix sept heures, Bougouma
demanda à être libérée.
- Je voudrais bien partir m’organiser et préparer mon départ, dit-elle. Je vais trouver
quelqu’un pour prendre soin de la maison et aussi distribuer les habits de grand-mère.
Tata comprit qu’elle avait beaucoup de choses à régler en même temps, elle l’assura de son
aide.
- De toute façon je passerai demain dimanche te prendre dans l’après-midi. Vas faire le
nécessaire. On verra ensuite.
Bougouma partit libérée mais mélancolique. Sur le chemin du retour elle pensait à sa
grand-mère Seynabou, aux nombreuses anecdotes et récits vécus qu’elle lui avait racontés,
comme cette histoire rigolote qui s’était passée dans leur village de Gandiol :
‘’Un homme qui allait aux champs tôt le matin, avait eu en route un besoin pressant de se
soulager. Il ne prit pas la peine de voir où il déposait son pantalon tellement il ne supportait
plus d’attendre d’arriver à son lopin de terre. Il se déshabilla net à côté d’un nid d’abeilles, jeta
dessus son tiaya* et prit ses aises. Il enfila ensuite son pantalon très soulagé, continua son
chemin mais ne tarda pas de sentir de grosses piqûres dont il ne pouvait comprendre la raison !
Des abeilles s’étaient tout simplement invitées dans son pantalon bouffant et ne pouvant pas
en ressortir contre-attaquèrent. Le vieux prit ses jambes à son cou et courut si vite qu’on se
savait plus si c’était avec ses jambes ou avec ses bras qu’il s’enfuyait. Certains disaient même
Tiaya* : pantalon bouffant
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que c’était avec ses jambes et ses bras qu’il détalait’’. Cette histoire était leur préférée car
elles riaient aux éclats chaque fois que l’une d’elles la racontait.
Arrivée à la maison elle trouva Bigué qui l’attendait depuis un bon moment.
- Je t’ai cherchée partout, dit-elle. Où diable étais-tu ?
- Chez tata. Excuses-moi, répondit Bougouma.
- Tata ? C’est qui tata ?
- C’est une de mes tantes qui habite derrière. Elle vit à Dakar mais ses parents vivent
non loin d’ici.
- Je ne savais que tu avais de la parenté dans ce quartier. Tant mieux. Allons à l’intérieur.
Elles entrèrent et Bougouma s’empressa de lui annoncer la bonne nouvelle. Elle la fit s’asseoir
sur le lit et dit :
- Ma sœur d’une autre mère, je suis bien heureuse aujourd’hui. La providence m’a
visitée. Elle lui serra les mains si fortement que Bigué s’étonna et lui demanda :
- Dis-moi vite ma chère amie, quoi ? Quelle bonne nouvelle ?
- Bigué, ma Bigué, je vais à Dakar demain !
- Quoi ? Où ? Pour faire quoi ? Avec qui ? Quand ?
Trop de questions en même temps pour Bougouma ! Bigué ne supportait plus d’attendre
encore longtemps. Elle voulait tout savoir.
- J’ai rencontré il y a quelques temps une belle dame très douce, très raffinée, qui sentait
bon, bien maquillée et très jolie. Elle m’a abordée et m’a demandé mon nom. Elle m’a
proposé ensuite d’aller travailler à Dakar chez elle.
Les yeux de Bigué qui brillaient, restaient figés sur la face de Bougouma et l’accaparaient.
- Oh Bougouma, quelle chance tu as ! Je t’envie vraiment. Je suis très contente pour toi
car tu le mérites bien. Mais n’oublie pas que je suis ton amie et aussi ta sœur. Ne
l’oublie jamais !
- Bigué, ma sœur d’une autre mère ! Je ne t’oublierai jamais. Nous avons grandi
ensemble et rien ne pourra nous séparer. Je viendrai chaque fois que je le pourrai te
rendre visite. Je voudrais bien te laisser certaines de mes affaires et aussi la maison.
Tu pourras la louer pour moi. Je ne gagnerai pas beaucoup mais avec les revenus que
j’en tirerai je pourrai construire un bâtiment digne de ce nom plus tard.
- D’accord.
- Je te laisse aussi ma place au marché. Pour les habits de grand-mère Seynabou, tu
m’aideras demain à les donner en aumône ? Je ne sais vraiment pas qui en voudra !
Elles rirent aux éclats et essayèrent les vieilles camisoles dépassées de mode de grand-mère.
Comme au théâtre, elles improvisèrent des scènes de ménage en imitant la voix de la défunte.
Le lendemain matin, Bougouma se leva tardivement, se prélassant au lit comme elle
ne l’avait jamais fait. La perte de sa grand-mère ne l’affecta plus davantage. Elle se leva
précipitamment, se nettoya le corps et rejoignit Bigué sans prendre le petit déjeuner.
Ensemble elles partirent donner en aumône les quelques habits de grand-mère Seynabou
Habibou, l’enfant du fatum divin
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Sow. Ce ne fut pas difficile car il y avait toujours quelqu’un qui avait besoin d’être aidé dans
ce quartier. Elles continuèrent chez leurs amies pour leur annoncer la nouvelle.
Elles organisèrent un déjeuner d’adieu pour Bougouma. Toutes s’émerveillèrent de la
chance qu’elle avait et voulurent être à sa place. La nouvelle fit rapidement le tour du quartier.
Bougouma retourna à la maison se préparer après le repas. Avec Bigué qui l’accompagna, elles
rangèrent ses bagages dans une grande valise.
Tata arriva et constata que sa protégée était déjà prête.
- Alors, comment allez-vous ? dit-elle.
- Tata ! Ca va bien ! Entrez ! Voici Bigué mon amie et ma sœur bien-aimée. Bigué, voici
tata, ma tante qui habite Dakar.
- Bonjour tata, moi aussi je voudrais bien aller travailler à Dakar. S’il vous plaît aidez-moi
à trouver du travail là-bas.
Tata sourit à Bigué et lui promit prochainement de penser à elle.
- D’accord Bigué, on verra bien. Je ne manquerai pas.
La tristesse se fit sentir sur le visage de Bigué qui ne put contenir ses larmes. Elle
s’enfuit de la maison pour ne pas assister au départ de Bougouma. L’ambiance prit une
nouvelle tournure et à la joie se succédèrent le silence et la tristesse des cimetières. Elles ne
dirent plus rien et fermèrent l’unique chambre de la maisonnée. Bougouma partit rejoindre
Bigué pour lui remettre la clé. Avec tata, elles prirent la route vers la capitale sous les cris et
les accompagnements des garnements du quartier qui se passionnaient de courir derrière la
voiture.
Tata et Bougouma arrivèrent tard à Dakar. Bougouma n’eut pas l’occasion d’apprécier
la beauté de la ville de Dakar. Tata rendit visite à beaucoup de ses amies mais aussi aux beaux-
parents à la Sicap, aux Hlm et à Bopp. Bougouma avait remarqué qu’elle donnait beaucoup
d’argent partout où elle passait : des billets, encore des billets, toujours des billets. Jamais de
pièces, même aux les enfants ! Cela faisait rêver Bougouma qui avait une confiance infaillible
en elle. Alors, commença la rêverie :
- Si seulement grand-mère Seynabou pouvait vivre encore quelques années pour voir les
cadeaux dont je l’aurais comblée ! Et cette grande maison que j’aurais construite pour
elle ! Tout cet argent que l’on peinait à gagner à Khaal deuk !
Les Diagne avaient une maison à étage très coquette. Pas plus grande que celle des
parents de tata mais bien plus cossue. Comme presque toutes les maisons modernes de Dakar,
elle était juste construite pour une petite famille. Thierno Habibou Diagne, le mari de tata Nafi
semblait plus jeune qu’elle. Ses filles ressemblaient bien plus à leur mère qu’à leur père dont
elles ne tenaient que le caractère insouciant et nonchalant. Tata était la maîtresse des lieux et
aimait donner des ordres. Tonton Thierno Habibou quant à lui était tout le temps fatigué et
passait le reste de son temps dans son fauteuil à regarder la télévision ou à lire son quotidien
Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
d’informations. Il était cadre de banque et sa femme, tata Nafi que les filles appelaient
affectueusement ‘’maman Nafi’’, avait une grande boutique en bas de l’immeuble situé à côté
et qui leur appartenait. Elle vendait des habits qu’elle faisait venir de la France, du Maroc et
de Las Palmas mais aussi des chaussures, des tissus et des parfums de luxe.
- Voilà pourquoi elle est si riche ! se disait Bougouma.
Maman Nafi aimait la propreté et ne se gênait jamais d’exiger de nettoyer une deuxième fois
les carreaux qui brillaient jour et nuit. Elle avait également horreur de la mauvaise odeur des
gens et de la maison. Bougouma se lavait et se parfumait comme tout le monde deux fois par
jour. La nourriture, aussi, était toujours abondante :
- Pour avoir une bonne santé, il faut bien et beaucoup manger ! avait-elle l’habitude de
dire.
La maison appartenait à tonton Thierno qui l’avait héritée de ses parents. Etant
l’unique enfant de sa famille, il avait eu la chance de se retrouver avec un patrimoine foncier
très important : un immeuble à deux niveaux, une belle maison, des terrains en centre ville et
bien d’autres titres immobiliers dans les villages lébous de ses ancêtres. Bien aménagée, la
demeure se distinguait des autres par sa coquetterie et les fleurs qui ceinturaient le mur de
clôture avec des bougainvillées et du jasmin qui couvraient toute la façade de la maison. A
l’arrière cour, Thierno avait construit un grand poulailler où il y avait des pintades, des oies,
de dindes, de gros pigeons, des lapins et des oiseaux exotiques. De l’autre côté du poulailler
se trouvait l’enclos des moutons. Pour l’entretien de ce cheptel il avait recruté un jeune
campagnard qui était logé aux bons soins du propriétaire.
Avec un tel patrimoine, il pouvait se permettre d’acheter pour sa petite famille tout ce
qu’elle désirait : voitures, voyages, cadeaux divers, bonnes écoles pour les enfants, etc. Les
weekends, toute la famille partait acheter des victuailles et autres objets de décoration pour
la maison à Printania ou à Sahm Prix Bas, deux grandes surfaces où se croisait la bourgeoisie
dakaroise. C’étaient des occasions pour maman Nafi de montrer sa classe et sa finesse mais
aussi de nouer de brèves relations amicales qui, au fil du temps devenaient durables et
profitables. Elle ne se gênait jamais de donner son avis sur tel ou tel produit à une cliente,
histoire de révéler aux yeux de tout le monde son savoir-vivre et son statut de grande dame.
Bougouma qui la suivait toujours collée à elle, l’observait vertueusement et en profitait pour
se donner du galon. Elle se permettait par exemple de soulever un objet, faisait semblant de
s’y intéresser pour après le reposer, murmurant pour montrer qu’il n’était pas pratique ou
qu’il était un peu cher.
A la maison, le travail de Bougouma, qui du reste lui plaisait bien, consistait à prendre
soin de la maison et des enfants. Tata Nafi avait une cuisinière dédiée ainsi qu’une lingère qui
venait tous les mercredis. Elles l’appelaient toutes ‘’maman Nafi’’. Bougouma qui aimait
tendrement la nommer ‘’tata Nafi’’ cessa alors de l’appeler ainsi. Le titre de ‘’maman’’ collait
même mieux pour elle. Cette maman qu’elle n’avait jamais pu appeler ainsi.
Habibou, l’enfant du fatum divin
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La vie à Dakar embellissait Bougouma et sa beauté ébène ne laissait personne
indifférente. Elle était svelte, un peu joufflue et avait les seins bien saillants. Même Thierno la
regardait du coin de l’œil pour apprécier son allure physique. Innocente, elle ne se rendait pas
compte de sa beauté sublime et se considérait tout à fait comme les autres filles de son âge.
Les autres domestiques de la maison lui enviaient sa forme, son teint si noir et sa bonne
humeur. Maman Nafi ne la quittait pas des yeux. Même lorsqu’elle recevait des invités chez
elle, comme les collègues de bureau de son mari ou ses beaux-parents lors des cérémonies
familiales. On pouvait sentir l’amour maternel sur son visage et elle n’acceptait jamais de
laisser Bougouma sortir seule. Maman Nafi lui rappelait sa grand-mère avec ses inquiétudes
sans raison apparente. Mais Bougouma avait envie de s’épanouir, connaître du monde,
évoluer et obtenir plus tard le statut de dame de classe sociale distinguée. Elle voulait comme
sa bienfaitrice, prendre l’avion et voyager à travers le monde et avoir de quoi raconter à ses
amies.
Les filles de maman Nafi étaient toutes deux mignonnes. Salimata la plus grande avait
six ans et Souadou quatre. Elles allaient ensemble dans la même école et recevaient des cours
coraniques les dimanches matin dans le hall de la maison. Elles étaient toujours propres et
sentaient toujours l’eau de Cologne ‘’Bien-Etre’’. Leur père les chérissait beaucoup et leur
mère aimait les habiller coquettement. Leur chambre était pleine de poupées, de jouets pour
toute une école maternelle. Maman Nafi qui voyageait beaucoup leur en ramenait toujours.
Leurs cousines les enviaient et aimaient passer les weekends chez elles. Bougouma vit pour la
première fois une chambre à coucher aussi grande que pleine d’effets de toilette et de
vêtements. C’était celle de maman Nafi : une grande armoire avec quatre battants garnis
d’habits, une coiffeuse débordante d’effets de toilette de toutes sortes, des parfums, des
boîtes de maquillage, des bijoux en or et en argent, etc. Elle n’acceptait qu’aucune autre
domestique que Bougouma d’y pénétrait. C’était un privilège pour celle-ci d’être choisie car
elle pouvait toucher à tout. Ses yeux s’écarquillèrent et inspectèrent minutieusement tout.
Elle rêvait de tout ! Elle se mirait longuement et appréciait sa splendeur. Cela la contentait et
l’encourageait à prendre plus soin d’elle.
L’autre défi à relever pour Bougouma était l’apprentissage de la langue française. Elle
désirait l’apprendre malgré son ignorance totale et comptait sur Salimata et Souadou pour
bien la parler. Décidant d’être plus curieuse, elle n’hésitait pas à solliciter l’aide des filles qui
aimaient bien se moquer d’elle.
- Tant pis ! se dit-elle en riant. Cela ne m’empêchera pas d’atteindre mon but.
Elle put en quelques mois apprendre à tenir un dialogue en langue française assez
longuement. Ce qui fut une grande évolution pour elle. Tel ne fut pas le cas des autres
domestiques de la maison qui avaient une gêne spontanée à parler Français. La lecture, elle
n’y pensait guère !
- A quoi bon ? se demandait-elle. Peut-être plus tard.
Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
Il était beaucoup plus facile pour elle d’apprendre à parler le Français que de le lire.
Dans la rue, elle rencontrait souvent des enfants de Libano-syriens et en profitait pour les
saluer ou dialoguer avec eux, histoire de s’habituer. Elle avait comme amie de la rue une
domestique qui travaillait chez un commerçant et avec qui elle échangeait bonheur et soucis
quotidiens. Diouma Sadio venait de Sédhiou, une localité du Sénégal oriental. Sa vie ne fut pas
comme celle de Bougouma. Elle se plaignait de la maltraitance de ces employeurs qui ne la
laissaient jamais souffler. Elle travaillait à longueur de journée et s’occupait de la maison, des
enfants aussi indisciplinés que leurs parents, lavait le linge et se consacrait de toutes les autres
tâches que ces négociants radins lui confiaient. Une vraie vie d’esclave ! Elle n’avait aucun
soutien et ne rentrait presque jamais voir ses chers parents. Elle s’en remettait à Dieu et se
résignait à accomplir correctement ce pour quoi elle était payée.
Elle avoua un jour à Bougouma que plusieurs fois son patron lui avait fait des avances.
La dernière tentative fut un viol avorté lorsque celui-ci avait profité de l’absence momentanée
de la maîtresse de maison pour l’enfermer dans sa chambre, de la sommer de se coucher sur
le lit et d’enlever son slip. Comme un fauve, elle l’avait rejetée brutalement et le mari était
devenu rouge comme un homard ! Il récidiva et Diouma s’agrippa avec force à ses parties
intimes. Il prit peur, maugréa et sortit dare-dare de la chambre. Diouma eut la peur de sa vie.
Elle se précipita de fermer la porte de la chambre à double tour et se recroquevilla sur le bord
du lit.
- Il ne pensera plus jamais revenir à la charge ! Sale cosson* ! vociféra-t-elle.
- Tu sais, souffla t-elle à Bougouma, ces patrons sont tous des pervers et ils ont tous
peur de leur femme ! Tchiiip* !
Elles rirent longuement et se toquèrent.
Le quartier de la Médina était un l’un des plus anciens quartiers de Dakar. Les Lébous
y étaient plus nombreux, ce qui du reste était normal quand on sait qu’ils étaient les premiers
à y habiter. Ils étaient pêcheurs ou cultivateurs et avaient très tôt côtoyé les colons blancs qui
habitaient les quartiers du plateau. Ils avaient eu la chance de fréquenter l’école française et
avaient beaucoup d’amis européens et libano-syriens aussi. Leur vie semblait beaucoup plus
aisée que leurs parents de Yoff ou de Cambérène ou de Yène.
Ils faisaient alors partie des fonctionnaires de l’administration coloniale et aimaient
mimer leurs collègues cadres français de l’époque. Ils suivaient la mode européenne et étaient
ce que l’on appelait à l’époque des dandys, ces frimeurs bons chics bons genres. Les femmes
étaient modernes mais aimaient s’habiller en tenue traditionnelle avec des coiffures
extravagantes faites de yoss, ces mèches synthétiques qui leur servaient de rajout de tresses.
Lors des cérémonies familiales, elles mettaient leurs plus jolis boubous et prenaient des
calèches pour être bien vues. Elles aimaient se faire belles. Alliant la modernité à la tradition,
elles n’hésitaient pas lors des fêtes de fin d’année ou d’indépendance de se parer de belles
Cosson* : Cochon (mal prononcé)
Tchiip* : Marque de mépris
Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
robes longues ou courtes et de hauts talons pour aller au bal. Les filles célibataires profitaient
de ces moments de frénésie pour s’attirer des compagnons.
Pour Bougouma, les seules occasions pour rencontrer le prince charmant se
produisaient lorsqu’elle sortait amener les enfants à l’école ou acheter quelque chose à la
boutique du quartier. Elle pouvait aussi profiter de sa liberté quand elle accompagnait maman
Nafi au marché de Soumbédioune, au marché Kermel ou lorsqu’elle relayait sa tante à la
boutique.
Sa patronne l’aimait beaucoup et avait décidé de faire d’elle une grande dame comme
elle et veillait strictement à son évolution dans la nouvelle société. Elle n’hésitait pas à lui
donner les habits qu’elle ne portait plus, des bijoux qu’elle ne considérait plus comme
valeureux, des boîtes de maquillage, etc. Elle la considérait comme sa fille aînée. Mais
Bougouma, avec le temps, sentit le besoin de se faire aimer d’une autre manière. Les feux de
l’amour la brûlaient et elle était quelques fois prise par des sentiments inavouables qu’elle
essayait de contenir avec peine. Elle avait envie d’avoir un amoureux qui pourrait la faire rêver,
la tourmenter. Maman Nafi lui demandait souvent, après avoir terminé ses tâches ménagères,
de la rejoindre à la boutique pour apprendre à tenir le commerce. Ce que Bougouma aimait
bien volontiers faire. Cela la mettait en contact avec des femmes raffinées mais aussi avec des
garçons du quartier ou de la ville. Avec elle, les gens étaient beaucoup plus aimables et
disposés à acheter qu’avec maman Nafi qui leur semblait un peu trop sévère. Bougouma
aimait sourire et répondait gentiment à la clientèle qui finissait par acheter quelque soit le
prix. Certains garçons osés s’introduisaient en l’absence de la patronne pour la draguer et lui
faire des avances. Elle ne souvenait plus du nombre de fois que les hommes sont entrés
expressément dans la boutique pour la courtiser. Elle reçut toute sorte de compliments et de
propositions mais Bougouma ne se laissait pas embobiner. Elle répliquait gentiment avec le
sourire.
Le jour de l’anniversaire de tonton Thierno, maman Nafi décida d’inviter un certain
nombre d’amis de celui-ci selon leur statut social, <<pour ne pas remplir la maison
inutilement>> disait-elle. Il s’agissait de ses collègues de bureau qu’elle avait l’habitude de
rencontrer et quelques rares amis du quartier. Maman Nafi était une dame sélective dans ses
relations avec les autres. En effet, elle n’aimait guère se laisser fréquenter par n’importe qui
et préférait les gens de la classe de Thierno : propriétaires, grands commerçants, banquiers,
cadres d’entreprise et notables. Le petit monde l’importunait même si elle-même en avait fait
partie un jour pas si lointain. Elle commanda à la folie toutes sortes de mets comme pour fêter
la naissance d’un enfant ou le mariage d’une riche princesse : gâteaux montés, amuse-bouche,
crudités, crustacés, boissons de toute sorte, etc. Thierno qui souhaitait juste voir sa petite
famille le soir autour d’un petit gâteau, ne put rien faire face aux caprices de la bonne dame.
Bien au contraire, car toute son porte-monnaie y passa.
Le soir, ce qu’elle appelait <<la sélection>> arrivait une à une à la maison des Diagne,
les bras chargés de cadeaux. On entendait la musique à peine de peur de n’attirer les
curieux. Chacun était sur son trente-et-un et le salon de la maison sentait un mélange de
Habibou, l’enfant du fatum divin
Charles Pierre Diatta
parfums subtils : de la lavande, de la rose, du boisé, du fruité … Salimata et Souadou
reçurent les enfants des amis de Thierno dans leur chambre pour leur montrer leurs jouets.
Dans la chambre de maman Nafi, Bougouma et sa tante s’affairaient à se maquiller et à se
mirer incessamment. Dans leurs belles robes, elles tournaient et se retournaient comme des
pirouettes devant le grand miroir. Maman Nafi admira Bougouma, hocha la tête puis sourit.
- Tu es vraiment belle ! lui dit-elle. Toi, tu auras tout le monde derrière toi ! Mais fais
attention ! Les hommes sont très avides de filles comme toi !
A cet éloge et aux avertissements de sa tante, Bougouma ouvrit grand les yeux mais ne
comprit rien. Elle n’osait pas poser de question. Elle soupira et s’assit sur le grand lit.
Dans le salon, les grandes personnes discutaillaient ou dansaient au son de la musique Soul
ou Jerk. Le brouhaha évoluait et on comprenait à peine ce que les gens disaient. Des
hommes distingués étaient accompagnés de leurs épouses ou étaient tout simplement
venus seuls. Ils paraissaient tous connaître. Quelques rares célibataires cherchaient qui
pouvait être libre pour être dragué. Des filles venues avec leurs sœurs ou leurs frères se
faisaient discerner par leur liberté d’aller et de venir. On pouvait alors savoir qui était en
couple ou pas. Certaines dames très belles mais aussi le visage très sévère ne laissaient pas
leurs hommes discuter longtemps avec quiconque. Malgré les apparences, la jalousie était
apparente.
Les épouses des invités attendirent un bon instant l’arrivée de la maîtresse de maison quand
elle apparut, accompagnée comme une reine par Bougouma. On avait l’impression que
c’était elle qui fêtait son anniversaire. Les bises, les salutations et les sourires s’enchaînaient,
tandis que dans la cuisine Aby et quelques amies de maman Nafi chauffaient les mets au
four et mettaient de la glace dans les grandes bassines remplies de bouteilles de boisson de
toute sorte. La cuisine était pleine de bonnes choses et l’odeur de la viande grillée pouvait se
sentir partout dans la maison. On dressa des tables un peu partout dans la véranda et le
salon et le buffet bien garni était digne d’une réception royale. Maman Nafi aimait se faire
respecter par ses pairs et ne lésinait jamais sur les moyens pour en faire la démonstration.
Tout ce qui pouvait la mettre au-dessus des autres l’attirait : bijoux et parfums de luxe,
ustensiles de cuisine rares, robes et chaussures du Maroc, …
On demanda à tout le monde de prendre place et maman Nafi tenta d’indiquer à ses
convives leur place dans le salon. Bougouma, toujours derrière elle se plaça à sa gauche pour
ne pas être à côté de son oncle Thierno. Ce moment était une aubaine pour elle de trouver
un amant. Peut-être que quelqu’un la remarquera. Ce qui ne tardait pas à se réaliser car
l’homme qui la saluait avec le sourire large ne cessait pas de la scruter. Il était marié et
paraissait craindre sa femme. De temps en temps, il se penchait légèrement à ses côtés pour
voir le visage de Bougouma mais se retenait rapidement après pour ne pas se faire prendre
dans son jeu. Ce jeu ne dura pas longtemps car sa dame flaira ses sentiments et entama une
discussion avec lui. Bougouma préféra se lever pour rejoindre maman Nafi dans la cuisine.
Elle ne s’assit plus à côté de cet homme. Quand elle fit le tour du salon, elle vit que ce
monde était trop vieux pour elle et qu’aucun ne l’intéressait vraiment.

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HABIBOU, L'ENFANT DU FATUM DIVIN

  • 1. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta DIAT TA HABIBOU, L’ENFANT DU FATUM DIVIN CHARLES PIERRE DIATTA
  • 2. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta A la mémoire de mon père ‘’Chaque vie se fait son destin.’’ Henri-Frédéric Amiel Philosophe et écrivain suisse romand (1821-1881)
  • 3. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta PARTIE I - LES ORIGINES D’HABIBOU GRAND-MERE SEYNABOU SOW Bougouma* Fall avait suivi au tout début des années 1960 sa grand-mère Seynabou Sow à Pikine*, un quartier populeux où, les rues qui s’entrecroisaient anarchiquement, grouillaient de monde de jour comme de nuit. La vie, dans cette banlieue qui recevait les ruraux venus à Dakar pour trouver un avenir meilleur, n’était guère l’Eldorado tant espéré. Mais les habitants n’en avaient cure car Pikine n’était qu’un dortoir pour eux. Très tôt le matin, le monde prenait le chemin de la capitale et ne revenait que le soir, épuisé, pour ramener sa pitance et se reposer. Bougouma était une orpheline et une bâtarde dont le père avait refusé la paternité après son forfait. Avec sa grand-mère, elles avaient quitté leur Gandiol* natal quand elle n’avait que six ans pour regagner la grande ville, dans le but de s’offrir une vie plus décente et prenaient volontiers tout ce que celle-ci leur offrait. Elle était noire et élancée avec une beauté qui ne laissait personne insensible. Grand-mère Seynabou était une brave villageoise qui comptait bien inculquer les vraies valeurs de la femme Gandiolaise à Bougouma l’innocente, l’obéissante. Elle n’avait pas le choix car sa grand-mère était sa seule parente. Elles vendaient ensemble des légumes au marché du quartier et le peu qu’elles gagnaient leur suffisait pour se nourrir et s’entretenir. Seynabou Sow avait tant bien que mal réussi à acheter un lopin de terre qui leur servait de logement après l’érection d’une chambre et d’une palissade. Elle vieillissait et ne pouvait plus tout faire. Bougouma Fall quant à elle, avait bien grandi et devenait une femme. Sa forme physique inquiétait Seynabou Sow qui redoutait sa naïveté excessive. Sa beauté était frappante et son sourire mettait à nu cette innocence tant crainte par sa grand-mère. Elle était joviale et s’adonnait docilement à toutes les tâches de la maison. Seynabou n’avait jamais voulu qu’elle s’éloignât de la demeure car Bougouma lui rappelait sans cesse sa fille Ngoné Fall morte très jeune de la tuberculose. Ngoné avait lutté en vain contre une maladie qui l’affaiblissait de jour en jour et la rendait maigrichonne au point qu’elle décéda ou du moins, se reposa éternellement quelques temps après. Ce fut pour sa mère un soulagement car elle en avait beaucoup souffert. Les mauvaises langues l’avaient accusée de sorcière. En effet, leurs voisins gandiolais ne comprirent guère que cette dernière restât si longtemps malade malgré tous les soins prodigués et tout l’argent que sa mère avait dépensé en vain. Les guérisseurs et autres charlatans l’avaient abreuvée de tant de potions qu’elle vomissait du sang toute la journée. Ces traitements lui avaient été fatals. A sa mort, peu de personnes se rendirent à son enterrement de crainte d’absorber sa malédiction. Dans cette bourgade où les mentalités n’avaient point progressé, la vie de Seynabou Sow et de sa petite-fille commençait à devenir une calamité : méfiance et ostracisme des voisins et des parents, pauvreté, désespoir, … Bougouma : Je n’en veux pas Pikine : quartier de la banlieue de Dakar Gandiol* :
  • 4. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta La seule issue qui s’offrait à elles était de s’exiler, partir loin de Gandiol, quelque part où personne ne connaissait leur histoire. Pour cela, la capitale était peut-être l’endroit le mieux indiqué pour une vie nouvelle. Après avoir séjourné à Saint-Louis, elles se retrouvèrent dans une banlieue de Dakar : Khaal deuk* à Pikine ! Dans le quartier de Khaal deuk, vivait une soixantaine de familles, toutes venues des villages profonds du Sénégal. Les habitants se connaissaient presque tous et des mariages et des baptêmes étaient célébrés très souvent, égayant quelques fois leur vie monotone. Les weekends, le quartier était toujours animé. D’autres quartiers étaient également érigés avec la vague de ruraux en quête de bonheur qui déferlait après la saison des pluies, lorsque les récoltes étaient achevées : Colobane, Guinaw rail, etc. Les commerces étaient établis de manière désordonnée et l’essentiel y était vendu : denrées de première nécessité, quelques produits de beauté pour les femmes, du charbon de bois, du poisson, des légumes, ... L’école primaire se trouvait à l’autre bout de la route, vers la nationale, à environ quatre kilomètres et il n’y avait point de collège encore moins de lycée. Ces écoles intéressaient bien moins les parents que leurs enfants qui ne voyaient aucun intérêt à les fréquenter. Seuls les plus ambitieux regagnaient les bancs de l’école en espérant devenir demain des fonctionnaires bien habillés et payés mensuellement. Ceux-là, une fois recrutés dans l’administration, quittaient leur simple demeure de la banlieue pour occuper, dans les quartiers périphériques de Dakar, les nouvelles cités construites par les sociétés nationales d’habitation : l’OHLM et la SICAP. Ils avaient alors vraiment réussi leur vie et étaient bien chanceux ! A Pikine, les jeunes qui ne pouvaient pas fréquenter l’école française suivaient, après des études coraniques brèves, une formation en menuiserie ou en mécanique automobile, dans des ateliers situés sur la route nationale. Avec leurs maigres paies journalières, ils pouvaient ainsi s’offrir des habits, de nouvelles chaussures et autres plaisirs de leurs rêves. On voyait alors apparaître les radios, les magnétophones, la cigarette, les vêtements à la mode, les lunettes de soleil copies de la marque Ray Ban, etc. Les filles allaient quant à elles à la capitale travailler comme domestiques et revenaient voir leurs parents, habillées coquettement de robes longues ou courtes, de chaussures à hauts talons. Elles paraissaient avec de nouvelles manières de se comporter qui inquiétaient bien souvent leurs parents. Pour d’autres familles par contre, c’était là des signes d’aisance et d’évolution sociale. C’était ce mode de vie que grand-mère Seynabou Sow s’angoissait pour sa petite fille. A cet effet, elle ne se lassait jamais de lui prodiguer des conseils. Comme toute jeune femme, Bougouma désirait voir ses rêves se réaliser : avoir une garde-robe bien garnie, se sentir appréciée et trouver un compagnon bien à l’aise qui l’épouserait plus tard. Quelquefois elle ne put contenir ce désir ardent et naturel et se noya dans son rêve. Lorsque sa grand-mère dormait profondément le soir, après une journée épuisante, elle en profitait pour retrouver ses amies d’enfance avec qui elle parlait de la vie et de leurs relations avec les garçons. C’était Khaal deuk : quartier non loti
  • 5. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta pour elles, de véritables moments de plaisir où tout était permis et où les rires fusaient de partout pour se moquer de l’une d’elles. Bougouma Fall eut l’occasion un jour, en allant au marché, de rencontrer une femme très élégante qui ne manqua de remarquer son joli physique et son teint noirâtre. Elle était habillée en citadine et sentait un bon parfum captivant. L’approche et la sympathie réciproque ne prirent aucun temps à se faire entre elles tellement Bougouma aimait la beauté des choses. Elle était attirée par cette dame si fine, si douce et si bien habillée mais avait honte de la dévisager aussi longtemps. - Na nga déf ? No tudu ? – Comment vas-tu ? Comment t’appelles-tu ? - Je vais bien. Je m’appelle Bougouma. - Tu es très belle ! Et très grande aussi ! La gêne gagna Bougouma qui baissa la tête face à cette gentille dame. - Bougouma, dit la dame, veux-tu travailler à Dakar comme domestique ? Elle ne put en croire ses oreilles. Elle sentit son sang faire un quart de tour et sa respiration devint de plus en plus rapide. - Oui ! répondit-elle spontanément. Mais ma grand-mère ne voudra jamais me laisser partir. Elle est seule et elle prend de l’âge. - Où est-elle ? Laisses-moi la convaincre. Où habites-tu ? - Là, juste derrière, répondit-elle nonchalamment. Elle prit alors conscience de ce qui pourrait lui arriver si elle rentrait à la maison avec cette bonne dame. Grand-mère Seynabou avait d’emblée une réponse toute faite à cette idée de Bougouma de partir à la capitale : c’était NON ! Malgré les belles salutations et le sourire sans fin de la dame, grand-mère ne comptait pas une seule fois laisser sa petite fille la quitter. - Et pourquoi ? Juste pour avoir un peu plus que ce que nous avons ici ? Jamais ! dit-elle froidement mais avec une colère qu’elle n’arrivait plus à cacher. Les yeux des deux jeunes femmes se croisèrent et leurs visages montrèrent leur désolation et leur tristesse. Elles restèrent perplexes un instant et la bonne dame prit congé d’elles puis se dirigea vers la sortie quand Bougouma la rattrapa pour la raccompagner. Elle profita de cet instant pour lui faire part de son ardent désir d’aller travailler à Dakar. - Ne t’en fais pas ma fille, dit la dame, j’habite ce quartier et je reviendrai un autre jour. Prends cet argent, c’est pour toi. Elle lui remit un billet de mille francs mais Bougouma refusa cette gentillesse. Elle abdiqua pour le glisser ensuite dans son soutien-gorge. Elle pensait alors à ce que dirait sa grand-mère à son retour. Le silence régnait pendant un bon moment dans la maison. Bougouma attendait impatiemment la réaction de Seynabou Sow. Déçue et inquiète du comportement de sa petite fille, celle-ci s’emporta et fit comprendre à Bougouma sa crainte de la voir se faire avoir
  • 6. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta comme sa mère. Elle n’avait jamais connu cette histoire de grossesse ni comment Ngoné Fall sa mère était morte. Cela l’attrista beaucoup. Bougouma n’avait jamais osé demander à sa grand-mère qui était son père ni pourquoi elle était partie si jeune. - Où as-tu connu cette femme ? lui demanda d’un ton nerveux sa grand-mère. - Au marché. Elle habite dans le quartier voisin, répondit Bougouma. - Cette dévergondée pense qu’elle peut me prendre ma petite fille !?! continua t-elle. Et toi comme une mule, tu essaies de m’influencer ! Pars chercher un bol dans la cuisine, petite prétentieuse ! Bougouma pressa les pieds pour disparaître de la vue de sa grand-mère. Seynabou Sow continua de parler seule, s’activant nerveusement. Même si elle n’avait jamais mis les pieds à Dakar, Seynabou Sow avait une image vraiment négative de la capitale et de ses mirages. Elle détestait sans raison la vie citadine ! Sa vie ne tenait qu’à sa fille qui était son unique parente. La mélancolie se dessinait sur son visage et elle pensait aux malheurs qui lui étaient déjà arrivés : la mort de son mari, grand- père Ngouda Fall, la grossesse de Ngoné sa fille et l’humiliation du refus de l’auteur de cet acte ignoble, sa mort, l’exil à Pikine pour éviter l’opprobre sur elle et sa petite fille. Et voici qu’après plusieurs années de répit et de vie paisible, la douleur décida à nouveau frapper à sa porte. Elle resta évasive un moment et quitta Bougouma pour être seule. Bougouma ne la suivit pas et alla vaquer à ses occupations. Elle connaissait suffisamment sa grand-mère et savait mesurer sa colère quand elle outrepassait ses ordres. Les rapports entre les deux femmes étaient plutôt chastes et Bougouma avait quelquefois l’impression d’être enrôlée dans un ordre. Elle devait obéir à l’œil et au doigt sans poser de question ni donner son avis sur un quelconque sujet la concernant. L’éducation que sa grand-mère voulait lui transmettre était celle qu’elle-même avait reçue de sa mère : se conformer et appliquer les directives édictées sans broncher. C’était à cet enseignement qu’elle se consacrait à imposer à Bougouma à une époque autre et en pleine transformation de la vie. Bougouma vivait cette situation depuis toute petite et se demandait si celle-ci finirait bien un jour. Malgré la pauvreté de sa grand-mère, elle était ambitieuse et désirait vivre autrement, avec plus de privilèges : un habitat convenable, des habits et des bijoux de valeur, une famille heureuse et une activité commerciale lucrative plus valorisante que celle de vendre au petit marché du quartier. Malheureusement, Khaal deuk ne pouvait pas lui donner cette opportunité et l’unique possibilité pour atteindre ce niveau de vie était Dakar la capitale. - Dakar à tout prix et advienne que pourra ! pensa-t-elle.
  • 7. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta LA MORT DE GRAND-MERE SEYNABOU L’état de santé de grand-mère Seynabou Sow se dégradait depuis quelques temps. Elle cachait sa souffrance et s’efforçait d’aller chaque jour au marché. Mais un jour, elle peinait à quitter le lit. Elle avait l’habitude de souffrir de pneumopathie comme sa fille Ngoné, une maladie sûrement héréditaire. A quatre-vingt-cinq années passées, il lui était difficile de résister encore longtemps. Cela inquiétait Bougouma Fall qui lui préparait le petit-déjeuner. Sa grand-mère ne mangeait point et préférait se coucher toute la journée. Elle la forçait à manger en vain et commençait à s’inquiéter sérieusement. Seynabou Sow tenta une fois de se redresser mais bascula légèrement avant d’appeler sa petite fille. - Bougouma, Bougouma, Bougouma ! - Oui grand-mère, je suis là. - Je suis vraiment fatiguée. Je ne puis tenir encore longtemps. Tu es une grande fille maintenant. Tâche de bien te comporter dans la vie. Bougouma cligna les yeux et une larme parcourut son visage en descendant sur sa joue. Elle était consciente de son état de santé et savait péniblement qu’elle la quitterait bientôt. Elle sentit ses larmes tomber et de ses narines coulèrent de légères glaires. Elle s’essuya avec son mouchoir de tête et lui demanda encore une fois d’avaler la bouillie qu’elle aimait tant. - Garde-la moi, je la mangerai plus tard. L’appétit manqua aussi à Bougouma qui sortit de la maison pour chercher des médicaments. Le dispensaire se trouvait à quelques sept cents mètres. On lui exigea la présence de la malade pour l’établissement d’une ordonnance. Ce qu’elle fit avec beaucoup de peine car grand-mère était vraiment mal en point. Elle sollicita alors l’aide de quelques jeunes du quartier qui la transportèrent en calèche. Les infirmiers durent la tenir en observation toute la journée avant de la libérer le soir. Le chef du poste de santé convoqua Bougouma dans son bureau pour l’aviser de l’état de santé dégradant de Seynabou Sow. - Elle est vraiment malade. Voici l’ordonnance et quelques médicaments. Le reste vous le trouverez à la pharmacie. Donnez-lui ce qu’elle peut prendre et ne la forcez pas. Son cas est critique mais il faut croire au bon Dieu. Ca ira bien. D’accord ? - Oui, merci docteur dit Bougouma. L’infirmier sourit un moment et lui ouvrit la porte non sans apprécier sa beauté. On transporta grand-mère à la maison et Bougouma la coucha sur le lit. Elle ressortit acheter les médicaments. Il lui fallut quinze minutes de marche pour atteindre la seule pharmacie qui existait dans cette banlieue. A son retour, elle tenta en vain de réveiller sa grand-mère qui était déjà morte. Elle insista mais son corps était resté froid comme jamais. Bougouma paniqua et alla dans tous les sens. Elle sortit chercher de l’aide. Les proches voisins vinrent alors constater ce qu’elle
  • 8. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta redoutait : Seynabou Sow venait de décéder. Celle qui craignait pour sa petite fille venait de donner l’occasion à la dame de Dakar d’amener Bougouma Fall à Dakar. La petite chambre fut vite remplie de voisins navrés mais curieux aussi de voir un mort, commentant la maladie de grand-mère Seynabou et consolant en même temps Bougouma. On la transporta en catimini à la morgue de la mosquée pour l’inhumation. Les vieux notables du quartier prirent la situation en main et décidèrent de l’enterrer le plus rapidement possible. La mosquée ne disposait pas en réalité de chambre froide pour attendre le lendemain pour la cérémonie mortuaire. Bougouma vit pour la dernière fois sa grand-mère et pleura toutes les larmes de son corps. La nuit fut longue pour elle et elle resta seule à penser à Seynabou la brave, Seynabou l’humble, Seynabou la vertueuse. Très tôt le matin, Bougouma se leva pour prier. Elle trouva sur le seuil de la maison quatre vieux notables : le chef de quartier, l’iman de la mosquée et deux autres personnes qu’elle ne connaissait pas. Elle s’agenouilla pour les saluer. - Baye*, je vous salue, dit-elle. - Fall, sois bénie, ma fille, relèves-toi, dit l’un d’eux. - Reçois nos condoléances et sois courageuse comme ta grand-mère. Nous revenons de la mosquée. Hier nous avons inhumé Seynabou Sow dignement et selon les préceptes de l’Islam. Que Dieu ait son âme ! - Amine ! Amine ! répétèrent tous. - Dieureudieuf baye*, que Dieu vous paie votre sollicitude, dit Bougouma. - Amine ! Amine ! - Nous avons décidé qu’il n’y aura ni de cérémonie de troisième jour ni de huitième jour. C’est mieux ainsi pour toi. - Inch’Allah, dieureudieuf baye, répondit Bougouma. Ils retournèrent chez eux quand les amies de Bougouma entrèrent s’enquérir de son état. Bougouma semblait forte et supportait la perte de sa grand-mère. Elle commençait à rassembler les quelques affaires de Seynabou Sow qui trainaient ça et là. Elle ne pensait pas à son avenir immédiat mais vivait plutôt le temps présent avec ses amies venues la soutenir dans cette épreuve. Avec elles, l’ambiance devint vite moins lourde. Les moqueries commencèrent. Elles se mirent à imiter grand-mère Seynabou, ses gestes, ses paroles mais aussi ses exhortations de vieille conseillère et les filles pouffaient de rire pour ensuite se désoler de son absence. - Que vas-tu faire maintenant ? demanda Bigué, l’une d’elles. - Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas, répondit Bougouma. Elle regardait partout comme pour chercher un objet perdu. Elle rêvait de Dakar mais n’osait pas l’affirmer devant ses amies et par respect pour la mémoire de sa grand-mère. Elle se rendit compte également que plus personne ne pourrait l’empêcher de partir et qu’elle n’avait plus rien à faire à Khaal deuk. Ses ambitions étaient grandes et elle rêvait de devenir comme la bonne dame. Quand celle-ci lui fit savoir qu’elle habitait dans le même quartier, Bougouma se dit qu’elle aussi pouvait bien arriver à ce stade de la vie. Baye* : Père. Dieureudieuf baye* : Merci père
  • 9. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta - Pourquoi pas moi ? se demandait-elle. Elle se demandait ce qu’elle ferait de la maison, des affaires de Seynabou Sow et de son petit commerce au marché du quartier puis décida : - Je mettrai la maison en location. Les bagages, je n’en aurai pas besoin et donc je les offrirai. Pour le petit commerce qui ne me rapporte que des miettes, j’y renonce tout bonnement. Elle se sentit soulagée et expira longuement comme si elle venait de recevoir un satisfecit de sa situation. Grand-mère Seynabou devrait se retourner dans sa tombe ! Mais Bougouma ne s’en inquiétait point car elle comptait bien se comporter une fois à la Capitale. Elle reviendrait construire une belle maison à Khaal deuk et deviendrait un modèle pour toutes ces jeunes filles bloquées par leurs parents dans cette banlieue si pauvre.
  • 10. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta UNE BANLIEUSARDE A LA CAPITALE Quelques semaines après le décès de sa grand-mère, Bougouma reçut une visite aussi fortuite qu’heureuse : celle de la bonne dame si raffinée. - Elle est encore plus belle ! pensait Bougouma. Elle la vit comme un rayon de soleil et son visage s’illuminait rien qu’en voyant la dame et sentir son parfum fruité. Elle était là pour lui présenter ses condoléances. Elles restèrent toutes deux silencieuses et la belle dame questionna Bougouma : - De quoi est-elle décédée ? - De pneumonie, elle en a toujours souffert. A son âge, elle ne pouvait plus supporter de tomber souvent malade. Mais Dieu a voulu d’elle et elle est partie. Elle sourit par sympathie du coin de ses lèvres. A présent je suis seule au monde. Elle n’avait jamais parlé aussi longuement devant la bonne dame. Cela surprit cette dernière qui ne manqua pas d’acquiescer. - Je te comprends. La vie est ainsi faite. Je ne sais pas si je dois te refaire la même proposition que la fois passée. J’avais beaucoup de respect envers ta grand-mère et je ne sais pas si je fais bien de te demander de venir avec moi à la capitale. Qu’en penses- tu ? En as-tu discuté avec quelqu’un d’autre ? - Non, avec personne. Mais je veux vraiment partir avec vous. Ce que craignait ma grand-mère, je ne le ferai jamais. Je vais bien me comporter, tata ! Elle commença alors à créer des liens familiaux et cela enchanta la bonne dame qui sourit gentiment. Bougouma qui n’avait aucune idée de l’âge de celle-ci l’appelait tata tout bonnement. Elle était peut-être juste un peu plus âgée qu’elle ! Qui sait ? En tout cas elle avait déjà mordu à l’hameçon ! Tata réfléchit un bon moment et accepta de l’amener à Dakar. Bougouma ne se souciait ni de ce qu’elle trouverait là-bas ni du quartier où elle habiterait. - Qu’importe ! L’essentiel c’est de partir, se dit-elle. Elle ne lâcha pas sa proie et insista malicieusement. Elle était aux prises avec son destin. La bonne dame l’amena connaître sa maison familiale à quelques encablures après la mosquée. Elles marchèrent et discutèrent le long du chemin. La demeure de tata était très belle, avec de belles fleurs et des arbres fruitiers partout. Bougouma remarqua la propreté de la maison et envia davantage la bonne dame qui lui fit visiter les lieux en véritable propriétaire. L’odeur de l’encens fusait de partout. Elles finirent la visite dans le grand salon. La dame pria Bougouma de s’asseoir et lui proposa à boire. Ce qu’elle accepta du reste. De toute façon elle aurait tout accepté d’elle ! - Bienvenue chez moi. Mes parents habitent ici mais moi je vis à Dakar, et j’habite à la Médina* où j’ai une maison. Je suis mariée et j’ai deux enfants, deux filles. Un vieux à la moustache et à la barbe toutes blanches et bien coiffées entra. Bougouma s’empressa de se lever pour le saluer et tata la présenta à son père. - Papa, voici Bougouma Fall, la petite fille de la vieille dame décédée le mois dernier. Bougouma reconnut le vieux car il était avec l’imam chez elle lendemain de l’enterrement de grand-mère Seynabou pour présenter leurs condoléances. Médina* : quartier de Dakar
  • 11. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta - Ah oui ! Bougouma Fall ! Je la connais. Ma fille comment vas-tu ? - Ca va bien Baye. Merci. Je vais bien, répondit Bougouma. - Papa, poursuivit la bonne dame, j’ai l‘intention d’amener Bougouma avec moi à Dakar. Elle pourra travailler à la maison et s’occuper des filles. Qu’en penses-tu ? A cette question, le vieux n’avait pas été préparé. Il cherchait les mots adéquats pour répondre. - Ah oui ? Bien, bien ! Qu’en pense t-elle ? Voilà une patate chaude qui passait des mains du vieux à celles de Bougouma qui avait déjà donné son approbation. - En tout cas c’est une bien gentille jeune fille. Et sa brave grand-mère Seynabou Sow était très respectueuse. Prends soin d’elle comme ta propre sœur. Cette dernière phrase confirmait que la bonne dame était juste un peu plus âgée que Bougouma. Cela n’empêchait pas cette dernière de toujours l’appeler ‘’tata’’, un mot qu’elle aimait bien prononcer avec respect. Tata eut la bénédiction de son père, ce qui effaça de facto le refus ante mortem de grand-mère Seynabou. Elle poussa un ouf de soulagement. Elle ne voulait pas avoir sur la conscience cette transgression. Toutes deux soulagées, elles sortirent prendre de l’air dans la cour sous les arbres et palabrèrent. Par moment Bougouma Fall avait la tête en l’air, pensant sûrement à ce qui venait de lui arriver. Elle remercia du fond du cœur la providence divine et bénit la bonne dame. Elles passèrent la journée ensemble et vers dix sept heures, Bougouma demanda à être libérée. - Je voudrais bien partir m’organiser et préparer mon départ, dit-elle. Je vais trouver quelqu’un pour prendre soin de la maison et aussi distribuer les habits de grand-mère. Tata comprit qu’elle avait beaucoup de choses à régler en même temps, elle l’assura de son aide. - De toute façon je passerai demain dimanche te prendre dans l’après-midi. Vas faire le nécessaire. On verra ensuite. Bougouma partit libérée mais mélancolique. Sur le chemin du retour elle pensait à sa grand-mère Seynabou, aux nombreuses anecdotes et récits vécus qu’elle lui avait racontés, comme cette histoire rigolote qui s’était passée dans leur village de Gandiol : ‘’Un homme qui allait aux champs tôt le matin, avait eu en route un besoin pressant de se soulager. Il ne prit pas la peine de voir où il déposait son pantalon tellement il ne supportait plus d’attendre d’arriver à son lopin de terre. Il se déshabilla net à côté d’un nid d’abeilles, jeta dessus son tiaya* et prit ses aises. Il enfila ensuite son pantalon très soulagé, continua son chemin mais ne tarda pas de sentir de grosses piqûres dont il ne pouvait comprendre la raison ! Des abeilles s’étaient tout simplement invitées dans son pantalon bouffant et ne pouvant pas en ressortir contre-attaquèrent. Le vieux prit ses jambes à son cou et courut si vite qu’on se savait plus si c’était avec ses jambes ou avec ses bras qu’il s’enfuyait. Certains disaient même Tiaya* : pantalon bouffant
  • 12. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta que c’était avec ses jambes et ses bras qu’il détalait’’. Cette histoire était leur préférée car elles riaient aux éclats chaque fois que l’une d’elles la racontait. Arrivée à la maison elle trouva Bigué qui l’attendait depuis un bon moment. - Je t’ai cherchée partout, dit-elle. Où diable étais-tu ? - Chez tata. Excuses-moi, répondit Bougouma. - Tata ? C’est qui tata ? - C’est une de mes tantes qui habite derrière. Elle vit à Dakar mais ses parents vivent non loin d’ici. - Je ne savais que tu avais de la parenté dans ce quartier. Tant mieux. Allons à l’intérieur. Elles entrèrent et Bougouma s’empressa de lui annoncer la bonne nouvelle. Elle la fit s’asseoir sur le lit et dit : - Ma sœur d’une autre mère, je suis bien heureuse aujourd’hui. La providence m’a visitée. Elle lui serra les mains si fortement que Bigué s’étonna et lui demanda : - Dis-moi vite ma chère amie, quoi ? Quelle bonne nouvelle ? - Bigué, ma Bigué, je vais à Dakar demain ! - Quoi ? Où ? Pour faire quoi ? Avec qui ? Quand ? Trop de questions en même temps pour Bougouma ! Bigué ne supportait plus d’attendre encore longtemps. Elle voulait tout savoir. - J’ai rencontré il y a quelques temps une belle dame très douce, très raffinée, qui sentait bon, bien maquillée et très jolie. Elle m’a abordée et m’a demandé mon nom. Elle m’a proposé ensuite d’aller travailler à Dakar chez elle. Les yeux de Bigué qui brillaient, restaient figés sur la face de Bougouma et l’accaparaient. - Oh Bougouma, quelle chance tu as ! Je t’envie vraiment. Je suis très contente pour toi car tu le mérites bien. Mais n’oublie pas que je suis ton amie et aussi ta sœur. Ne l’oublie jamais ! - Bigué, ma sœur d’une autre mère ! Je ne t’oublierai jamais. Nous avons grandi ensemble et rien ne pourra nous séparer. Je viendrai chaque fois que je le pourrai te rendre visite. Je voudrais bien te laisser certaines de mes affaires et aussi la maison. Tu pourras la louer pour moi. Je ne gagnerai pas beaucoup mais avec les revenus que j’en tirerai je pourrai construire un bâtiment digne de ce nom plus tard. - D’accord. - Je te laisse aussi ma place au marché. Pour les habits de grand-mère Seynabou, tu m’aideras demain à les donner en aumône ? Je ne sais vraiment pas qui en voudra ! Elles rirent aux éclats et essayèrent les vieilles camisoles dépassées de mode de grand-mère. Comme au théâtre, elles improvisèrent des scènes de ménage en imitant la voix de la défunte. Le lendemain matin, Bougouma se leva tardivement, se prélassant au lit comme elle ne l’avait jamais fait. La perte de sa grand-mère ne l’affecta plus davantage. Elle se leva précipitamment, se nettoya le corps et rejoignit Bigué sans prendre le petit déjeuner. Ensemble elles partirent donner en aumône les quelques habits de grand-mère Seynabou
  • 13. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta Sow. Ce ne fut pas difficile car il y avait toujours quelqu’un qui avait besoin d’être aidé dans ce quartier. Elles continuèrent chez leurs amies pour leur annoncer la nouvelle. Elles organisèrent un déjeuner d’adieu pour Bougouma. Toutes s’émerveillèrent de la chance qu’elle avait et voulurent être à sa place. La nouvelle fit rapidement le tour du quartier. Bougouma retourna à la maison se préparer après le repas. Avec Bigué qui l’accompagna, elles rangèrent ses bagages dans une grande valise. Tata arriva et constata que sa protégée était déjà prête. - Alors, comment allez-vous ? dit-elle. - Tata ! Ca va bien ! Entrez ! Voici Bigué mon amie et ma sœur bien-aimée. Bigué, voici tata, ma tante qui habite Dakar. - Bonjour tata, moi aussi je voudrais bien aller travailler à Dakar. S’il vous plaît aidez-moi à trouver du travail là-bas. Tata sourit à Bigué et lui promit prochainement de penser à elle. - D’accord Bigué, on verra bien. Je ne manquerai pas. La tristesse se fit sentir sur le visage de Bigué qui ne put contenir ses larmes. Elle s’enfuit de la maison pour ne pas assister au départ de Bougouma. L’ambiance prit une nouvelle tournure et à la joie se succédèrent le silence et la tristesse des cimetières. Elles ne dirent plus rien et fermèrent l’unique chambre de la maisonnée. Bougouma partit rejoindre Bigué pour lui remettre la clé. Avec tata, elles prirent la route vers la capitale sous les cris et les accompagnements des garnements du quartier qui se passionnaient de courir derrière la voiture. Tata et Bougouma arrivèrent tard à Dakar. Bougouma n’eut pas l’occasion d’apprécier la beauté de la ville de Dakar. Tata rendit visite à beaucoup de ses amies mais aussi aux beaux- parents à la Sicap, aux Hlm et à Bopp. Bougouma avait remarqué qu’elle donnait beaucoup d’argent partout où elle passait : des billets, encore des billets, toujours des billets. Jamais de pièces, même aux les enfants ! Cela faisait rêver Bougouma qui avait une confiance infaillible en elle. Alors, commença la rêverie : - Si seulement grand-mère Seynabou pouvait vivre encore quelques années pour voir les cadeaux dont je l’aurais comblée ! Et cette grande maison que j’aurais construite pour elle ! Tout cet argent que l’on peinait à gagner à Khaal deuk ! Les Diagne avaient une maison à étage très coquette. Pas plus grande que celle des parents de tata mais bien plus cossue. Comme presque toutes les maisons modernes de Dakar, elle était juste construite pour une petite famille. Thierno Habibou Diagne, le mari de tata Nafi semblait plus jeune qu’elle. Ses filles ressemblaient bien plus à leur mère qu’à leur père dont elles ne tenaient que le caractère insouciant et nonchalant. Tata était la maîtresse des lieux et aimait donner des ordres. Tonton Thierno Habibou quant à lui était tout le temps fatigué et passait le reste de son temps dans son fauteuil à regarder la télévision ou à lire son quotidien
  • 14. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta d’informations. Il était cadre de banque et sa femme, tata Nafi que les filles appelaient affectueusement ‘’maman Nafi’’, avait une grande boutique en bas de l’immeuble situé à côté et qui leur appartenait. Elle vendait des habits qu’elle faisait venir de la France, du Maroc et de Las Palmas mais aussi des chaussures, des tissus et des parfums de luxe. - Voilà pourquoi elle est si riche ! se disait Bougouma. Maman Nafi aimait la propreté et ne se gênait jamais d’exiger de nettoyer une deuxième fois les carreaux qui brillaient jour et nuit. Elle avait également horreur de la mauvaise odeur des gens et de la maison. Bougouma se lavait et se parfumait comme tout le monde deux fois par jour. La nourriture, aussi, était toujours abondante : - Pour avoir une bonne santé, il faut bien et beaucoup manger ! avait-elle l’habitude de dire. La maison appartenait à tonton Thierno qui l’avait héritée de ses parents. Etant l’unique enfant de sa famille, il avait eu la chance de se retrouver avec un patrimoine foncier très important : un immeuble à deux niveaux, une belle maison, des terrains en centre ville et bien d’autres titres immobiliers dans les villages lébous de ses ancêtres. Bien aménagée, la demeure se distinguait des autres par sa coquetterie et les fleurs qui ceinturaient le mur de clôture avec des bougainvillées et du jasmin qui couvraient toute la façade de la maison. A l’arrière cour, Thierno avait construit un grand poulailler où il y avait des pintades, des oies, de dindes, de gros pigeons, des lapins et des oiseaux exotiques. De l’autre côté du poulailler se trouvait l’enclos des moutons. Pour l’entretien de ce cheptel il avait recruté un jeune campagnard qui était logé aux bons soins du propriétaire. Avec un tel patrimoine, il pouvait se permettre d’acheter pour sa petite famille tout ce qu’elle désirait : voitures, voyages, cadeaux divers, bonnes écoles pour les enfants, etc. Les weekends, toute la famille partait acheter des victuailles et autres objets de décoration pour la maison à Printania ou à Sahm Prix Bas, deux grandes surfaces où se croisait la bourgeoisie dakaroise. C’étaient des occasions pour maman Nafi de montrer sa classe et sa finesse mais aussi de nouer de brèves relations amicales qui, au fil du temps devenaient durables et profitables. Elle ne se gênait jamais de donner son avis sur tel ou tel produit à une cliente, histoire de révéler aux yeux de tout le monde son savoir-vivre et son statut de grande dame. Bougouma qui la suivait toujours collée à elle, l’observait vertueusement et en profitait pour se donner du galon. Elle se permettait par exemple de soulever un objet, faisait semblant de s’y intéresser pour après le reposer, murmurant pour montrer qu’il n’était pas pratique ou qu’il était un peu cher. A la maison, le travail de Bougouma, qui du reste lui plaisait bien, consistait à prendre soin de la maison et des enfants. Tata Nafi avait une cuisinière dédiée ainsi qu’une lingère qui venait tous les mercredis. Elles l’appelaient toutes ‘’maman Nafi’’. Bougouma qui aimait tendrement la nommer ‘’tata Nafi’’ cessa alors de l’appeler ainsi. Le titre de ‘’maman’’ collait même mieux pour elle. Cette maman qu’elle n’avait jamais pu appeler ainsi.
  • 15. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta La vie à Dakar embellissait Bougouma et sa beauté ébène ne laissait personne indifférente. Elle était svelte, un peu joufflue et avait les seins bien saillants. Même Thierno la regardait du coin de l’œil pour apprécier son allure physique. Innocente, elle ne se rendait pas compte de sa beauté sublime et se considérait tout à fait comme les autres filles de son âge. Les autres domestiques de la maison lui enviaient sa forme, son teint si noir et sa bonne humeur. Maman Nafi ne la quittait pas des yeux. Même lorsqu’elle recevait des invités chez elle, comme les collègues de bureau de son mari ou ses beaux-parents lors des cérémonies familiales. On pouvait sentir l’amour maternel sur son visage et elle n’acceptait jamais de laisser Bougouma sortir seule. Maman Nafi lui rappelait sa grand-mère avec ses inquiétudes sans raison apparente. Mais Bougouma avait envie de s’épanouir, connaître du monde, évoluer et obtenir plus tard le statut de dame de classe sociale distinguée. Elle voulait comme sa bienfaitrice, prendre l’avion et voyager à travers le monde et avoir de quoi raconter à ses amies. Les filles de maman Nafi étaient toutes deux mignonnes. Salimata la plus grande avait six ans et Souadou quatre. Elles allaient ensemble dans la même école et recevaient des cours coraniques les dimanches matin dans le hall de la maison. Elles étaient toujours propres et sentaient toujours l’eau de Cologne ‘’Bien-Etre’’. Leur père les chérissait beaucoup et leur mère aimait les habiller coquettement. Leur chambre était pleine de poupées, de jouets pour toute une école maternelle. Maman Nafi qui voyageait beaucoup leur en ramenait toujours. Leurs cousines les enviaient et aimaient passer les weekends chez elles. Bougouma vit pour la première fois une chambre à coucher aussi grande que pleine d’effets de toilette et de vêtements. C’était celle de maman Nafi : une grande armoire avec quatre battants garnis d’habits, une coiffeuse débordante d’effets de toilette de toutes sortes, des parfums, des boîtes de maquillage, des bijoux en or et en argent, etc. Elle n’acceptait qu’aucune autre domestique que Bougouma d’y pénétrait. C’était un privilège pour celle-ci d’être choisie car elle pouvait toucher à tout. Ses yeux s’écarquillèrent et inspectèrent minutieusement tout. Elle rêvait de tout ! Elle se mirait longuement et appréciait sa splendeur. Cela la contentait et l’encourageait à prendre plus soin d’elle. L’autre défi à relever pour Bougouma était l’apprentissage de la langue française. Elle désirait l’apprendre malgré son ignorance totale et comptait sur Salimata et Souadou pour bien la parler. Décidant d’être plus curieuse, elle n’hésitait pas à solliciter l’aide des filles qui aimaient bien se moquer d’elle. - Tant pis ! se dit-elle en riant. Cela ne m’empêchera pas d’atteindre mon but. Elle put en quelques mois apprendre à tenir un dialogue en langue française assez longuement. Ce qui fut une grande évolution pour elle. Tel ne fut pas le cas des autres domestiques de la maison qui avaient une gêne spontanée à parler Français. La lecture, elle n’y pensait guère ! - A quoi bon ? se demandait-elle. Peut-être plus tard.
  • 16. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta Il était beaucoup plus facile pour elle d’apprendre à parler le Français que de le lire. Dans la rue, elle rencontrait souvent des enfants de Libano-syriens et en profitait pour les saluer ou dialoguer avec eux, histoire de s’habituer. Elle avait comme amie de la rue une domestique qui travaillait chez un commerçant et avec qui elle échangeait bonheur et soucis quotidiens. Diouma Sadio venait de Sédhiou, une localité du Sénégal oriental. Sa vie ne fut pas comme celle de Bougouma. Elle se plaignait de la maltraitance de ces employeurs qui ne la laissaient jamais souffler. Elle travaillait à longueur de journée et s’occupait de la maison, des enfants aussi indisciplinés que leurs parents, lavait le linge et se consacrait de toutes les autres tâches que ces négociants radins lui confiaient. Une vraie vie d’esclave ! Elle n’avait aucun soutien et ne rentrait presque jamais voir ses chers parents. Elle s’en remettait à Dieu et se résignait à accomplir correctement ce pour quoi elle était payée. Elle avoua un jour à Bougouma que plusieurs fois son patron lui avait fait des avances. La dernière tentative fut un viol avorté lorsque celui-ci avait profité de l’absence momentanée de la maîtresse de maison pour l’enfermer dans sa chambre, de la sommer de se coucher sur le lit et d’enlever son slip. Comme un fauve, elle l’avait rejetée brutalement et le mari était devenu rouge comme un homard ! Il récidiva et Diouma s’agrippa avec force à ses parties intimes. Il prit peur, maugréa et sortit dare-dare de la chambre. Diouma eut la peur de sa vie. Elle se précipita de fermer la porte de la chambre à double tour et se recroquevilla sur le bord du lit. - Il ne pensera plus jamais revenir à la charge ! Sale cosson* ! vociféra-t-elle. - Tu sais, souffla t-elle à Bougouma, ces patrons sont tous des pervers et ils ont tous peur de leur femme ! Tchiiip* ! Elles rirent longuement et se toquèrent. Le quartier de la Médina était un l’un des plus anciens quartiers de Dakar. Les Lébous y étaient plus nombreux, ce qui du reste était normal quand on sait qu’ils étaient les premiers à y habiter. Ils étaient pêcheurs ou cultivateurs et avaient très tôt côtoyé les colons blancs qui habitaient les quartiers du plateau. Ils avaient eu la chance de fréquenter l’école française et avaient beaucoup d’amis européens et libano-syriens aussi. Leur vie semblait beaucoup plus aisée que leurs parents de Yoff ou de Cambérène ou de Yène. Ils faisaient alors partie des fonctionnaires de l’administration coloniale et aimaient mimer leurs collègues cadres français de l’époque. Ils suivaient la mode européenne et étaient ce que l’on appelait à l’époque des dandys, ces frimeurs bons chics bons genres. Les femmes étaient modernes mais aimaient s’habiller en tenue traditionnelle avec des coiffures extravagantes faites de yoss, ces mèches synthétiques qui leur servaient de rajout de tresses. Lors des cérémonies familiales, elles mettaient leurs plus jolis boubous et prenaient des calèches pour être bien vues. Elles aimaient se faire belles. Alliant la modernité à la tradition, elles n’hésitaient pas lors des fêtes de fin d’année ou d’indépendance de se parer de belles Cosson* : Cochon (mal prononcé) Tchiip* : Marque de mépris
  • 17. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta robes longues ou courtes et de hauts talons pour aller au bal. Les filles célibataires profitaient de ces moments de frénésie pour s’attirer des compagnons. Pour Bougouma, les seules occasions pour rencontrer le prince charmant se produisaient lorsqu’elle sortait amener les enfants à l’école ou acheter quelque chose à la boutique du quartier. Elle pouvait aussi profiter de sa liberté quand elle accompagnait maman Nafi au marché de Soumbédioune, au marché Kermel ou lorsqu’elle relayait sa tante à la boutique. Sa patronne l’aimait beaucoup et avait décidé de faire d’elle une grande dame comme elle et veillait strictement à son évolution dans la nouvelle société. Elle n’hésitait pas à lui donner les habits qu’elle ne portait plus, des bijoux qu’elle ne considérait plus comme valeureux, des boîtes de maquillage, etc. Elle la considérait comme sa fille aînée. Mais Bougouma, avec le temps, sentit le besoin de se faire aimer d’une autre manière. Les feux de l’amour la brûlaient et elle était quelques fois prise par des sentiments inavouables qu’elle essayait de contenir avec peine. Elle avait envie d’avoir un amoureux qui pourrait la faire rêver, la tourmenter. Maman Nafi lui demandait souvent, après avoir terminé ses tâches ménagères, de la rejoindre à la boutique pour apprendre à tenir le commerce. Ce que Bougouma aimait bien volontiers faire. Cela la mettait en contact avec des femmes raffinées mais aussi avec des garçons du quartier ou de la ville. Avec elle, les gens étaient beaucoup plus aimables et disposés à acheter qu’avec maman Nafi qui leur semblait un peu trop sévère. Bougouma aimait sourire et répondait gentiment à la clientèle qui finissait par acheter quelque soit le prix. Certains garçons osés s’introduisaient en l’absence de la patronne pour la draguer et lui faire des avances. Elle ne souvenait plus du nombre de fois que les hommes sont entrés expressément dans la boutique pour la courtiser. Elle reçut toute sorte de compliments et de propositions mais Bougouma ne se laissait pas embobiner. Elle répliquait gentiment avec le sourire. Le jour de l’anniversaire de tonton Thierno, maman Nafi décida d’inviter un certain nombre d’amis de celui-ci selon leur statut social, <<pour ne pas remplir la maison inutilement>> disait-elle. Il s’agissait de ses collègues de bureau qu’elle avait l’habitude de rencontrer et quelques rares amis du quartier. Maman Nafi était une dame sélective dans ses relations avec les autres. En effet, elle n’aimait guère se laisser fréquenter par n’importe qui et préférait les gens de la classe de Thierno : propriétaires, grands commerçants, banquiers, cadres d’entreprise et notables. Le petit monde l’importunait même si elle-même en avait fait partie un jour pas si lointain. Elle commanda à la folie toutes sortes de mets comme pour fêter la naissance d’un enfant ou le mariage d’une riche princesse : gâteaux montés, amuse-bouche, crudités, crustacés, boissons de toute sorte, etc. Thierno qui souhaitait juste voir sa petite famille le soir autour d’un petit gâteau, ne put rien faire face aux caprices de la bonne dame. Bien au contraire, car toute son porte-monnaie y passa. Le soir, ce qu’elle appelait <<la sélection>> arrivait une à une à la maison des Diagne, les bras chargés de cadeaux. On entendait la musique à peine de peur de n’attirer les curieux. Chacun était sur son trente-et-un et le salon de la maison sentait un mélange de
  • 18. Habibou, l’enfant du fatum divin Charles Pierre Diatta parfums subtils : de la lavande, de la rose, du boisé, du fruité … Salimata et Souadou reçurent les enfants des amis de Thierno dans leur chambre pour leur montrer leurs jouets. Dans la chambre de maman Nafi, Bougouma et sa tante s’affairaient à se maquiller et à se mirer incessamment. Dans leurs belles robes, elles tournaient et se retournaient comme des pirouettes devant le grand miroir. Maman Nafi admira Bougouma, hocha la tête puis sourit. - Tu es vraiment belle ! lui dit-elle. Toi, tu auras tout le monde derrière toi ! Mais fais attention ! Les hommes sont très avides de filles comme toi ! A cet éloge et aux avertissements de sa tante, Bougouma ouvrit grand les yeux mais ne comprit rien. Elle n’osait pas poser de question. Elle soupira et s’assit sur le grand lit. Dans le salon, les grandes personnes discutaillaient ou dansaient au son de la musique Soul ou Jerk. Le brouhaha évoluait et on comprenait à peine ce que les gens disaient. Des hommes distingués étaient accompagnés de leurs épouses ou étaient tout simplement venus seuls. Ils paraissaient tous connaître. Quelques rares célibataires cherchaient qui pouvait être libre pour être dragué. Des filles venues avec leurs sœurs ou leurs frères se faisaient discerner par leur liberté d’aller et de venir. On pouvait alors savoir qui était en couple ou pas. Certaines dames très belles mais aussi le visage très sévère ne laissaient pas leurs hommes discuter longtemps avec quiconque. Malgré les apparences, la jalousie était apparente. Les épouses des invités attendirent un bon instant l’arrivée de la maîtresse de maison quand elle apparut, accompagnée comme une reine par Bougouma. On avait l’impression que c’était elle qui fêtait son anniversaire. Les bises, les salutations et les sourires s’enchaînaient, tandis que dans la cuisine Aby et quelques amies de maman Nafi chauffaient les mets au four et mettaient de la glace dans les grandes bassines remplies de bouteilles de boisson de toute sorte. La cuisine était pleine de bonnes choses et l’odeur de la viande grillée pouvait se sentir partout dans la maison. On dressa des tables un peu partout dans la véranda et le salon et le buffet bien garni était digne d’une réception royale. Maman Nafi aimait se faire respecter par ses pairs et ne lésinait jamais sur les moyens pour en faire la démonstration. Tout ce qui pouvait la mettre au-dessus des autres l’attirait : bijoux et parfums de luxe, ustensiles de cuisine rares, robes et chaussures du Maroc, … On demanda à tout le monde de prendre place et maman Nafi tenta d’indiquer à ses convives leur place dans le salon. Bougouma, toujours derrière elle se plaça à sa gauche pour ne pas être à côté de son oncle Thierno. Ce moment était une aubaine pour elle de trouver un amant. Peut-être que quelqu’un la remarquera. Ce qui ne tardait pas à se réaliser car l’homme qui la saluait avec le sourire large ne cessait pas de la scruter. Il était marié et paraissait craindre sa femme. De temps en temps, il se penchait légèrement à ses côtés pour voir le visage de Bougouma mais se retenait rapidement après pour ne pas se faire prendre dans son jeu. Ce jeu ne dura pas longtemps car sa dame flaira ses sentiments et entama une discussion avec lui. Bougouma préféra se lever pour rejoindre maman Nafi dans la cuisine. Elle ne s’assit plus à côté de cet homme. Quand elle fit le tour du salon, elle vit que ce monde était trop vieux pour elle et qu’aucun ne l’intéressait vraiment.