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UN COMBATSANSfRONTI[R[S
!8
Vent d'Est
sur l'artivisme
VALÉRIE DE SAINT-DO
Ils viennent de Russie, de Biélorussie, d'Ukraine. Invités par le festival Pierre-feuille-ciseaux à
résenter un état des lieux de la performance dans l'espace post-soviétique, ils sont arrivés àParis
au moment précis des attentats. Comment auraient-ils pu faire autrement que de s'emparer de cet
«état de guerre »proclamé, alors que tous revendiquent un art politique, quelle que soit la diversité
de leurs performances ?Un vent de politisation et de radicalité de la perf' nous vient de l'Est.
À la galerie Sisso, dans le 11e arrondissement de Paris, un
artiste aligne de petits soldats, avant de s'enchaîner, puis de les
abattre comme une bombe humaine. Dans la pièce suivante, un
autre artiste se tient nu au milieu d'un hexagone de neufseaux
emplis de matières diverses devant un écran occupé par ce jeu
classique un peu bête, le démineur, auquel les participants sont
invités à jouer. Chaque case minée voit le performer déverser le
contenu du seau sur sa tête tandis qu'il nous parle, d'une voix
douce, sur fond d'images du conflit qui ravage Donetsk, sa ville
natale, dans l'est de l'Ukraine tenu par les pro-Russes.
Le premier s'appelle Volodimyr Topij, le second Pyotr
Armianovski. Ces deux Ukrainiens sont venus à Paris dans le
cadre du festival Pierre-feuille-ciseaux organisé par Q Rators.
Pour Anna Ten, performeuse membre de ce collectif, l'enjeu
était de présenter une jeune génération de performeurs post-
soviétiques venus de Russie, d'Ukraine et du Belarus. Elle avait
proposé un avant-goût de ce festival en 2014 à Confluences.
Ces deux performances clôturaient la journée d'ouverture du
festival, au cours de laquelle chercheurs et artistes ont débattu
des enjeux politiques de la performance à l'École des hautes
études en sciences sociales, le 13 novembre. À peine sortis de la
galerie, artistes et participants basculaient de la violence sym-
bolisée à la violence réelle. Les attentats mettaient Paris en état
de choc, et les artistes en territoire hélas familier. «Je suis parti
de la guerre pour arriver à la guerre », me dira Pyotr
Armianovski une semaine après, le 21 novembre, lors d'une soi-
rée réunissant tous les artistes du festival au Générateur.
CASSANDRE/HORSCHAMP 104
Ils évoqueront la situation le jeudi suivant, au cours d'un autre
rendez-vous, au cours duquel nous sommes invités à emprunter
le passage souterrain qui relie un petit salon de thé à la galerie
The Window, dans le 1oearrondissement. On se courbe sous les
voûtes, on se protège derrière le rideau de fer de la galerie comme
pour obéir ironiquement aux injonctions gouvernementales.
Dans cette métaphore d'abri et de prison, on discute. Il y a là le
collectifiOD, de Kiev, initiateur de cette réunion, les deux
Ukrainiens, les Russes du collectifRodina, et l'actionniste Pavel
Mitenko qui lance le débat: les actionnistes de l'art sont-ils des
terroristes ?Ce qui se voulait au départ une expérience partagée
de la claustration devient une discussion nourrie de l'actualité;
performers russes et ukrainiens yéchangent autour du lien entre
actionnisme artistique et action politique.
Guerre, performance et paix
La guerre, la répression, le bâillonnement des démocraties...
Les artistes ne pouvaient savoir que leurs thématiques récur-
rentes résonneraient avec les rodomontades martiales du gou-
vernement français après attentats, ni avec l'état d'urgence et
son avalanche de bavures liberticides. Lors de la soirée au
Générateur, ils rendent à leur manière un hommage aux vic-
times. Piotr Armianovski accueille le public avec temps de
silence, étreintes et gâteaux, quand Volodimyr Topij offre un
beau rituel d'enfouissement de fleurs dans des livres, tandis que
Sergey, du groupe lOD, coupe des tranches de pain ensanglan-
tées, visage couvert d'un bandage.
HIVER 2016
PYOTR ARMIANOVSKI, ICEBREAKING DÉMINEUR, PIERRE-FEU ILLE-CISEAUX 2015 / Q RATORS
Au cours de la soirée, les Russes du collectifRadina offriront
une « vente d'âmes en solde » qui n'est pas sans évoquer Gogol
et ses âmes mortes. Dans l'opéra performance Mazeppa, le col-
lectif Krasnaya Shpana revisite le mythe d'un héros légendaire
aujourd'hui annexé par les propagandes nationalistes, joue sur la
collusion de grands textes littéraires (Byron, Hugo, Pouchkine)
et du dérisoire assumé de la diction des performers. Les Russes
Evguenia Loguinova et Alexei Marjkine s'en prennent aux
mythes de l'histoire de l'art, avec une chorégraphie subtile qui
fait s'animer des peintures célèbres. Plus axée sur l'intime, laper-
formance du collectif Bergamot met en scène le rapport
homme/femme au travers de« scènes de lavie conjugale» aussi
grinçantes que celles de Bergman.
Parler, dialoguer, questionner
Jamais didactiques, mais intensément politiques. C'est ce que
l'on retiendra de ces gestes au moment où en Europe de l'Ouest,
la performance tend parfois à s'édulcorer vers le gratuit et la
dérision. On connaissait déjà l'audace des performers russes tels
que Voina ou les Pussy Riot, prêts à braver l'autoritarisme du
régime et à le payer cher.
Arrivistes, performers, actionnistes post-soviétiques répon-
dent magistralement àla question bourdieusienne: d'où parles-
tu ? Pour les Ukrainiens, c'est depuis une terre en guerre. Le
collectif lOD, dont les membres, issus pour la plupart des
Beaux-Arts ou de l'école d'architecture, se sont rencontrés sans
les squats de Kiev, travaille des situations impliquant le specta-
teur. Passé par un workshop avec Marina Abramovic et déjà
connu sur la scène artistique, Piotr Armianovski oscille sans
cesse entre la position de l'artiste et celle de l'activiste - qui lui
vaut d'être sur liste noire dans sa ville. À la propagande, il
HIVER 2016
oppose la complexité du réel, et tente de débusquer comment
les petites briques d'incompréhension ont fini par édifier un
mur et aboutir à la guerre entre les populations. Entre action
artistique et politique, il s'efforce de définir la juste distance
nécessaire à l'artiste : « Quand on a le nez collé à un tableau, on
ne voit que des couleurs floues, c'est ce qui m'arrivait dans ce
conflit. Je ne suis pas venu à Paris seulement pour faire des per-
formances, mais pour comprendre quelque chose de moi. »
Son propos fait écho aux Russes du groupe Radina, fondé en
2013 à Saint-Pétersbourg, qui agit dans un contexte marqué
par l'autoritarisme, la censure et la fraude. Ils se définissent
comme une communauté d'opposants au régime. Leurs cibles?
La mythification de la mère-patrie, la censure omniprésente qui
interdit de grands auteurs dans l'éducation au nom de l'incita-
tion au suicide ou de la propagande homosexuelle. « Plutôt
que de combattre, nous posons des questions »,disent-ils. Ce
qui n'est pas toujours bienvenu en temps de guerre,la France en
fait l'expérience.
Opposant, Pavel Mitenko l'est de longue date, ami-autori-
taire et antilibéral à la fois. En épilogue du festival, le
22 novembre au Générateur, il proposait une « balade perfor-
mative » sur les lieux des attentats, ponctuée d'étapes au cours
desquelles les participants étaient invités à s'asseoir en cercle
pour débattre.
Télescopage, là encore: sa première étape a croisé la manifes-
tation anti-état d'urgence organisée place de la République, et
tout au long du parcours se sont greffés des Parisiens avides de
discuter. Comme si, en ces temps troubles, l'agora improvisée
devenait l'exutoire attendu et le retour aux sources de la démo-
cratie aujourd'hui en eaux troubles..Â.
CASSAN DRE/HORSCHAM P 104 2

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  • 1. ' UN COMBATSANSfRONTI[R[S !8 Vent d'Est sur l'artivisme VALÉRIE DE SAINT-DO Ils viennent de Russie, de Biélorussie, d'Ukraine. Invités par le festival Pierre-feuille-ciseaux à résenter un état des lieux de la performance dans l'espace post-soviétique, ils sont arrivés àParis au moment précis des attentats. Comment auraient-ils pu faire autrement que de s'emparer de cet «état de guerre »proclamé, alors que tous revendiquent un art politique, quelle que soit la diversité de leurs performances ?Un vent de politisation et de radicalité de la perf' nous vient de l'Est. À la galerie Sisso, dans le 11e arrondissement de Paris, un artiste aligne de petits soldats, avant de s'enchaîner, puis de les abattre comme une bombe humaine. Dans la pièce suivante, un autre artiste se tient nu au milieu d'un hexagone de neufseaux emplis de matières diverses devant un écran occupé par ce jeu classique un peu bête, le démineur, auquel les participants sont invités à jouer. Chaque case minée voit le performer déverser le contenu du seau sur sa tête tandis qu'il nous parle, d'une voix douce, sur fond d'images du conflit qui ravage Donetsk, sa ville natale, dans l'est de l'Ukraine tenu par les pro-Russes. Le premier s'appelle Volodimyr Topij, le second Pyotr Armianovski. Ces deux Ukrainiens sont venus à Paris dans le cadre du festival Pierre-feuille-ciseaux organisé par Q Rators. Pour Anna Ten, performeuse membre de ce collectif, l'enjeu était de présenter une jeune génération de performeurs post- soviétiques venus de Russie, d'Ukraine et du Belarus. Elle avait proposé un avant-goût de ce festival en 2014 à Confluences. Ces deux performances clôturaient la journée d'ouverture du festival, au cours de laquelle chercheurs et artistes ont débattu des enjeux politiques de la performance à l'École des hautes études en sciences sociales, le 13 novembre. À peine sortis de la galerie, artistes et participants basculaient de la violence sym- bolisée à la violence réelle. Les attentats mettaient Paris en état de choc, et les artistes en territoire hélas familier. «Je suis parti de la guerre pour arriver à la guerre », me dira Pyotr Armianovski une semaine après, le 21 novembre, lors d'une soi- rée réunissant tous les artistes du festival au Générateur. CASSANDRE/HORSCHAMP 104 Ils évoqueront la situation le jeudi suivant, au cours d'un autre rendez-vous, au cours duquel nous sommes invités à emprunter le passage souterrain qui relie un petit salon de thé à la galerie The Window, dans le 1oearrondissement. On se courbe sous les voûtes, on se protège derrière le rideau de fer de la galerie comme pour obéir ironiquement aux injonctions gouvernementales. Dans cette métaphore d'abri et de prison, on discute. Il y a là le collectifiOD, de Kiev, initiateur de cette réunion, les deux Ukrainiens, les Russes du collectifRodina, et l'actionniste Pavel Mitenko qui lance le débat: les actionnistes de l'art sont-ils des terroristes ?Ce qui se voulait au départ une expérience partagée de la claustration devient une discussion nourrie de l'actualité; performers russes et ukrainiens yéchangent autour du lien entre actionnisme artistique et action politique. Guerre, performance et paix La guerre, la répression, le bâillonnement des démocraties... Les artistes ne pouvaient savoir que leurs thématiques récur- rentes résonneraient avec les rodomontades martiales du gou- vernement français après attentats, ni avec l'état d'urgence et son avalanche de bavures liberticides. Lors de la soirée au Générateur, ils rendent à leur manière un hommage aux vic- times. Piotr Armianovski accueille le public avec temps de silence, étreintes et gâteaux, quand Volodimyr Topij offre un beau rituel d'enfouissement de fleurs dans des livres, tandis que Sergey, du groupe lOD, coupe des tranches de pain ensanglan- tées, visage couvert d'un bandage. HIVER 2016
  • 2. PYOTR ARMIANOVSKI, ICEBREAKING DÉMINEUR, PIERRE-FEU ILLE-CISEAUX 2015 / Q RATORS Au cours de la soirée, les Russes du collectifRadina offriront une « vente d'âmes en solde » qui n'est pas sans évoquer Gogol et ses âmes mortes. Dans l'opéra performance Mazeppa, le col- lectif Krasnaya Shpana revisite le mythe d'un héros légendaire aujourd'hui annexé par les propagandes nationalistes, joue sur la collusion de grands textes littéraires (Byron, Hugo, Pouchkine) et du dérisoire assumé de la diction des performers. Les Russes Evguenia Loguinova et Alexei Marjkine s'en prennent aux mythes de l'histoire de l'art, avec une chorégraphie subtile qui fait s'animer des peintures célèbres. Plus axée sur l'intime, laper- formance du collectif Bergamot met en scène le rapport homme/femme au travers de« scènes de lavie conjugale» aussi grinçantes que celles de Bergman. Parler, dialoguer, questionner Jamais didactiques, mais intensément politiques. C'est ce que l'on retiendra de ces gestes au moment où en Europe de l'Ouest, la performance tend parfois à s'édulcorer vers le gratuit et la dérision. On connaissait déjà l'audace des performers russes tels que Voina ou les Pussy Riot, prêts à braver l'autoritarisme du régime et à le payer cher. Arrivistes, performers, actionnistes post-soviétiques répon- dent magistralement àla question bourdieusienne: d'où parles- tu ? Pour les Ukrainiens, c'est depuis une terre en guerre. Le collectif lOD, dont les membres, issus pour la plupart des Beaux-Arts ou de l'école d'architecture, se sont rencontrés sans les squats de Kiev, travaille des situations impliquant le specta- teur. Passé par un workshop avec Marina Abramovic et déjà connu sur la scène artistique, Piotr Armianovski oscille sans cesse entre la position de l'artiste et celle de l'activiste - qui lui vaut d'être sur liste noire dans sa ville. À la propagande, il HIVER 2016 oppose la complexité du réel, et tente de débusquer comment les petites briques d'incompréhension ont fini par édifier un mur et aboutir à la guerre entre les populations. Entre action artistique et politique, il s'efforce de définir la juste distance nécessaire à l'artiste : « Quand on a le nez collé à un tableau, on ne voit que des couleurs floues, c'est ce qui m'arrivait dans ce conflit. Je ne suis pas venu à Paris seulement pour faire des per- formances, mais pour comprendre quelque chose de moi. » Son propos fait écho aux Russes du groupe Radina, fondé en 2013 à Saint-Pétersbourg, qui agit dans un contexte marqué par l'autoritarisme, la censure et la fraude. Ils se définissent comme une communauté d'opposants au régime. Leurs cibles? La mythification de la mère-patrie, la censure omniprésente qui interdit de grands auteurs dans l'éducation au nom de l'incita- tion au suicide ou de la propagande homosexuelle. « Plutôt que de combattre, nous posons des questions »,disent-ils. Ce qui n'est pas toujours bienvenu en temps de guerre,la France en fait l'expérience. Opposant, Pavel Mitenko l'est de longue date, ami-autori- taire et antilibéral à la fois. En épilogue du festival, le 22 novembre au Générateur, il proposait une « balade perfor- mative » sur les lieux des attentats, ponctuée d'étapes au cours desquelles les participants étaient invités à s'asseoir en cercle pour débattre. Télescopage, là encore: sa première étape a croisé la manifes- tation anti-état d'urgence organisée place de la République, et tout au long du parcours se sont greffés des Parisiens avides de discuter. Comme si, en ces temps troubles, l'agora improvisée devenait l'exutoire attendu et le retour aux sources de la démo- cratie aujourd'hui en eaux troubles..Â. CASSAN DRE/HORSCHAM P 104 2