2. Elles s'appelaient Alexandra Exter,
Natalia Gontcharova, Nadejda
Oudaltsova, Lioubov Popova, Olga
Rozanova, Varvara Stepanova… À la fois
théoriciennes et personnes publiques,
elles ont été célébrées de leur vivant et
ont contribué à redéfinir les pratiques
artistiques.
L'historienne de l'art Elitza Dulguerova
revient sur la place et le rôle
qu'occupaient les femmes au sein de
l'avant-garde russe.
Natalia Gontcharova, « Composition » 1913-1914
3. Aucune artiste russe ne figure dans le texte programmatique de Linda Nochlin de
1971, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? ». Quatre ans plus
tard, elles sont cinq – Alexandra Exter, Natalia Gontcharova, Nadejda
Oudaltsova, Lioubov Popova et Olga Rozanova – dans l’exposition « Women Artists
1550-1950 », organisée par Nochlin et Ann Sutherland Harris (LACMA, 1975). Le
contexte russe est alors cité comme triplement exemplaire : par le nombre
exceptionnel de femmes artistes, par l’importance de leur production pour leurs
pairs comme pour la critique, et par leur contribution à la redéfinition des
pratiques artistiques. En 1979, la Galerie Gmurzynska de Cologne présente la
première exposition exclusive de quinze femmes artistes de l’avant-garde russe.
4. Cette tendance culmine par la consécration d’Exter, Gontcharova,
Oudaltsova, Popova, Rozanova et Varvara Stepanova en tant
qu’« amazones de l’avantgarde » lors de l’exposition itinérante éponyme
de 2000. Se trouve ainsi canonisée la métaphore forgée par l’écrivain
Bénédikt Livchits pour décrire la dialectique entre Occident et Orient
dans l’art de Rozanova, Gontcharova et Exter dans L'Archer à un œil et
demi : « À ces véritables amazones, à ces écuyères scythes, la greffe de
la culture française n’avait fait que transmettre une plus grande force
de résistance au “poison” occidental […]. »
Le Cycliste
1912-1913,
Natalia
Gontcharova
5. Désormais, la part élevée d’artistes femmes est devenue un trait distinctif
de la catégorie « avant-garde russe », avant comme après la révolution
bolchévique. Les chiffres sont en effet éloquents : à une époque où les
expositions monographiques sont rares, celle de Gontcharova en 1913
épate le public moscovite par ses huit cents œuvres comme par sa variété ;
la salle d’Exter dans une exposition collective de 1917 se transforme en
imposante rétrospective de dix ans de travail. Une parité presque parfaite
règne dans plusieurs expositions marquantes d’avant-garde : « Tramway V »
(1915), « 0,10 » (1915), « Magasin » (1916), « 5 x 5 = 25 » (1921). Des
rétrospectives posthumes immédiates et d’envergure rendent hommage à
l’oeuvre de Rozanova en 1919 et de Popova en 1924. Les galeries
prérévolutionnaires les plus dynamiques sont l’oeuvre de femmes : le Salon
artistique de Klavdiia Mikhaïlova à Moscou et le Bureau artistique de
Nadiéjda Dobytchina, à Saint-Pétersbourg.
Olga Rozanova
7. Ces éléments ne sont pas, pour autant,
représentatifs du statut social et
professionnel des femmes dans l’empire
russe, ni dans l’espace soviétique. Le
champ littéraire et artistique, comme
celui de la philanthropie ou de
l’éducation, restent des domaines
culturellement et socialement acceptés
pour la réalisation des femmes. Dans la
foulée du mouvement de reconnaissance
des droits civiques, l’accès à
l’enseignement des beaux-arts s’ouvre
aux femmes en Russie dès 1871 – même
si, de fait, les certificats de fin d’études
leur accordent des droits d’exercice plus
restreints.
Lyubov Popova - Canvas Prints
8. Critiquant la misogynie
futuriste, faisant l’éloge des
multiples rôles des femmes,
Gontcharova esquive la
« bonne artiste », lui associant,
est-on amené à penser, le genre
« neutre » d’un être humain au-
dessus des clivages genrés.
Espace Natalia Goncharova
9. Considérons les pratiques et les parcours de Gontcharova, Exter, Rozanova, Popova et
Stepanova et l’on verra se tisser une toile irrégulière de liens, de « relations », d’histoires
de l’art et d’origines multiples de l’abstraction.
Elles sont théoriciennes et personnes publiques. Rozanova énonce dans ses textes de
manière précoce et précise les principes d’un art libéré de la répétition imitative (« L’art
contemporain et les raisons de son incompréhension », 1913) et formule le rôle structurant
de la couleur dans l’art sans-objet (« Cubisme, futurisme, suprématisme », 1917)
(Rozanova, Ligne verte, 1917). Stepanova et Popova théorisent le constructivisme dans
l’enseignement, au théâtre et dans le vêtement. L’atelier d’Exter à Kiev devient un lieu de
rencontres et de débats dynamiques entre artistes, critiques, cinéastes, gens de théâtre.
10. Elles voyagent, partent à l’encontre de l’art
ancien et moderne, s’associent, développent des
formes de sociabilité qui perdurent dans le temps.
Popova sillonne la Russie et l’Italie avec des amies
artistes, part étudier le cubisme à Paris avec
Oudaltsova. Exter visite l’Italie avec la sculptrice
Vera Moukhina, en résulte une amitié durable qui
défie les clivages idéologiques entre abstraction et
figuration.
Exter, Popova, Oudaltsova acquièrent une
connaissance alerte du cubisme et du futurisme
italien qu’elles transmettent, par leurs oeuvres et
enseignements, aux artistes restés sur place en
Russie.
Elles ont pour point commun de ne pas se limiter
au domaine de la peinture. Elles explorent les
possibilités ouvertes par les livres-objets
futuristes : Gontcharova, Rozanova, Stepanova y
libèrent le trait, la couleur, la forme, suivant
l’économie de la page imprimée et en dialogue
étroit avec la poésie zaoum’ d’Alexeï
Kroutchonykh ou de Velimir Khlebnikov.
L’abstraction est chez elles nourrie tout à la fois
par la découverte et la compréhension du collage,
et par le travail sur la langue et la poésie
transmentale, exacerbant les effets d’étrangeté.
Elles transforment la scène théâtrale et réforment
le corps du comédien. Les décors et costumes de
Gontcharova et Exter, Stepanova et Popova
modélisent, dynamisent, éclatent l’espace
scénique, créent des machines abstraites pour le
jeu des comédiens.
Nadezhda Udaltsova
11. Elles se tournent vers le textile,
traditionnel et moderne. Grâce à
l’entremise d’Exter, une coopérative
d’artisanat du village ukrainien,
Verbovka fait entrer l’abstraction dans
le quotidien dès avant la révolution.
Deux expositions à Moscou marquent
cette collaboration, en 1915 et en 1917,
accueillant tissus, rubans, sacs à main à
motifs suprématistes et abstraits, conçus
par Exter, Vera Pestel, Rozanova,
Popova ou Oudaltsova, brodés ou
appliqués par les artisanes de Verbovka.
Y prennent également part Jean Pougny,
Georges Yakoulov ou encore Kazimir
Malévitch, dont les foulards et oreillers
offrent une extension au suprématisme
au-delà du tableau, dans un monde en
devenir « sans-objet ».
En 1923-1924, Popova et Stepanova font
entrer de motifs abstraits similaires dans
les chaînes de production industrielle de
tissus imprimés, grâce à leur
engagement direct dans la première
fabrique soviétique de cotonnades de
Moscou.
Cet intérêt pour le textile, pour ses
motifs et ses techniques permet de
tisser une généalogie ornementale et
décorative de l’abstraction où la
géométrie structurelle des broderies
traditionnelles rencontre le désir de
recréer l’environnement de vie.
Vera Pestel
12. Dans les projets de ces femmes artistes
l’abstraction rejoint le projet total des
avant-gardes, s’étend à des arts
différents (théâtre, cinéma, livre), au
monde matériel quotidien (accessoires
de mode, vêtements), au spectacle
vivant (Femmes artistes, artistes-
femmes : Paris, 1880 à nos jours).
Ces histoires décloisonnées s’ajoutent à
celle de la peinture abstraite. Les
raisons pour lesquelles leurs actrices
principales sont des femmes, sont
variées, sans doute en partie liées au
système de répartition des rôles dans un
monde de l’art qui accepte moins
facilement les femmes peintres et les
contraint à multiplier les métiers.
Mais elles ont tout autant à voir avec
l’attrait des arts et traditions
populaires, de la synesthésie ou du
spectacle comme microcosme
expérimental.
En résultent des histoires moins
spécialisées par médium, plus
relationnelles et interdisciplinaires,
plurielles – des histoires parallèles qui
sapent toute tentation d’un récit
moderniste et monolithique de
l’abstraction.
Fenaison, 1910, Natalia Gontcharova,