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André Boncourt

Le personnage du chacal chez les 'isawa du Maroc.
In: Journal des africanistes. 1978, tome 48 fascicule 2. pp. 31-61.

Abstract
Animal representations play an important role in the Maroccan religious confraternity of the Ъаша, whose practices are often far
removed from Moslem orthodoxy. The most striking figure is the jackal, who only appears in ceremonies on the occasion of the
annual pilgrimage of the "isdwa to Meknès. Thief, liar, false scholar and hypocrite, he is the protagonist in numerous and
coherent representations - elements of which can be discovered in other Moroccan contextes (for example in folk tales) - and has
amazing similarities to the Dogon's "Renard Pâle" (Mali). The 'isdwa's jackal is undoubtedly one of the main characters of an
ancient religious system, autochtonous, but unquestionably very close to certain Saharan and Sudanese systems and which, in
spite of Islam, has survived in the minds and practices of the minds and practices of the people.

Citer ce document / Cite this document :
Boncourt André. Le personnage du chacal chez les 'isawa du Maroc. In: Journal des africanistes. 1978, tome 48 fascicule 2. pp.
31-61.
doi : 10.3406/jafr.1978.1811
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1978_num_48_2_1811
J. des Africanistes, 48, 2, pp. 31-61.

Le personnage
chez

les

'isawa

du

Chacal

du

Maroc

ANDRÉ BONCOURT»
LA CONFRÉRIE religieuse des 'îsâxva a été fondée à Meknès, au début du xvp
siècle de notre ère, par Sîdî Muhammad b/isá, dit Ših al-Kámil, qui fut disciple
de plusieurs saints marocains notoires de l'époque, parmi lesquels Sîdî Atymad
al-rfarùî, élève lui-même de Gazulî. La doctrine, ou "voie"(,ton#a), professée
par Sih al-Kámil se présente donc comme le prolongement de la doctrine
jazoulienne-chadhilienne, qui est la branche la plus répandue du soufisme
maghrébin. Outre la pratique de toutes les vertus et l'accomplissement de
tous les devoirs qu'exige le Coran, la }aňqa prescrit aux adeptes une discipline
rigoureuse, la méditation, et surtout le dikr. par une répétition inlassable du
nom de Dieu, accompagnée du contrôle du souffle et des mouvements du
tronc, l'adepte purifie son corps, l'affranchit de ses liens matériels, et peut
espérer atteindre un état extatique qui le met en communication directe avec
Dieu. Cette pratique prend d'ailleurs toute son efficacité lorsqu'elle est col
lective.
La nouvelle confrérie connut rapidement un très grand succès, surtout
dans les milieux populaires. Elle est aujourd'hui l'une des mieux implantées
au Maroc, mais s'étend également à tout le Maghreb, et jusqu'en Libye1.
La zâiviya (maison-mère) est sise à Meknès, où est enterré le fondateur;
l'un de ses descendants est en principe le chef (mizwár) de toute la confrérie.
En pratique, chaque .tâ'ifa (groupe, équipe) est autonome, la famille des des
cendants
de Sih al-Kàmil n'intervenant que lorsqu'un conflit oppose le chef
d'une .td'ifa (muqaddim, pi. muqaddimîn) aux adeptes, ou plusieurs muqaddimîn
entre eux. Chaque fà'ifa tient normalement une réunion (fratfra) hebdomad
aire,
organise des séances nocturnes (Ulát, sing, lîla) à la demande des parti
culiers,
et participe au grand mûsim, la fête annuelle qui réunit autour du
tombeau de Sih al-Kámil, au moment du mulud2, tous les adeptes de la confrér
ie, quelque région qu'ils viennent.
de
Ce pèlerinage, comme ces réunions, sont en effet l'occasion pour les
adeptes d'exprimer toute la ferveur religieuse et mystique qui les anime.
Mais ils sont aussi le lieu de manifestations fort étrangères à l'islam, qui
expliquent à la fois l'engouement populaire dont jouit la confrérie, et la
• Institut d'ethnologie de l'Université de Strasbourg.
1. Selon un recensement effectué en 1939 au Maroc, le nombre des adeptes de la confrérie dépasserait
20 000, ce qui la situerait en 6*" position sur 23 confréries recensées. Cf. G. Drague, Esquisse de l'histoire
religieuse du Maroc, p. 121.
2. Le maulid, solennité commémorant la naissance du Prophète, est célébré le 12 rabi' I" (3r mois de
l'année musulmane). Prononcé mulûd. parfois milud, au Maroc.
32

ANDRÉ BONCOURT

réprobation, voire la répression, qu'elle suscite de la part des autorités polit
iques et religieuses. Parmi ces pratiques, citons: la danse extatique, animéepar un orchestre fort bruyant; l'exhibition spectaculaire de facultés particul
ières,
comme l'insensibilité au venin, aux tessons de bouteille, aux épines de
figues de barbarie ou aux lames de couteau ; la frisa, qui est un sacrifice au
cours duquel certains adeptes déchirent à mains nues puis dévorent la chair
crue d'un animal fraîchement égorgé, en prenant bien soin de maculer de
sang leurs vêtements blancs; enfin, certaines figurations animalières, dont il
sera question plus loin.
Toutes ces manifestations sont soit étrangères à l'islam, soit en contradic
tion
directe avec ses préceptes. Les docteurs de la loi musulmane ('ulamá,
sing, 'álim), comme d'ailleurs bien des observateurs occidentaux, n'ont voulu
y voir que des déviations, outrances ou aberrations, doublées de charlatanerie, l'ensemble étant le résulat de la barbarie et de l'ignorance grossière, et
ayant pour effet de jeter le discrédit sur des cérémonies hautement respecta
bles elles-mêmes3, dont ces manifestations condamnables ne constitue
en
raient quelque sorte qu'une excroissance, montrueuse certes, mais
en
périphérique.
Or, et c'est l'hypothèse essentielle sur laquelle repose cette étude, il sem
blebien que cette vision des choses soit erronée, et doive même être inversée.
On aurait tort en effet de penser que la suppression de ces pratiques rendrait
à l'aïssaouisme 4 la "pureté" de ses origines, à supposer qu'elle ait existé, ce
qui n'est probablement pas le cas; c'est plutôt sa disparition à brève
échéance qui en résulterait. L'aïssaouisme n'est pas un simple héritage du
soufisme, que des coutumes marginales et scandaleuses auraient dénaturé. La
musique, les serpents, la frisa, les personnages-animaux, n'en sont ni des
bavures, ni des épiphénomènes : ils constituent au contraire les éléments
essentiels, riches de signification, d'un ensemble organisé de représentations.
Profondément syncrétique, l'aïssaouisme résulte en effet de l'interpénétration
de deux systèmes: le système islamique, qui n'y joue bien souvent qu'un rôle
de paravent; et un système que, faute de mieux, nous nommerons "auto
chtone"
— sans vouloir préjuger par ce terme de ses origines premières, ni
méconnaître toute la complexité de ses composantes -soudanaises, méditerra
néennes orientales — , et qui y occupe une position centrale.
et
C'est à une meilleure connaissance de ce système "autochtone" que
nous tentons ici d'apporter une contribution, en étudiant un personnageanimal typique des 'isàwa, celui du chacal (dib, pi. diyâb)5.
XI'" siècle de notre ère, lespréciser qu'enpratiques malgré leurissues du soufisme se au sein de l'islam dès le
3. Encore qu'il faille doctrines et réalité, mystiques admission officielle sont toujours heurtées à
l'hostilité des 'ulamà.
4. Convenons de nommer ainsi, avec Van Gennep et Brunei, l'ensemble des croyances et pratiques
mises en œuvre par la très grande majorité des adeptes de cette confrérie.
5. Pour la commodité, nous utiliserons le terme arabe "<#6" quand il sera question du personnage
qui joue, chez les 'îsâwa, le rôle du chacal, réservant le terme "chacal" pour les cas où il s'agit de l'animal
"rfi'6" signifie aussi bien exemple mis en scène Au les contes populaires. dans le contexte qui mot
lui-même, tel qu'il est par"loup" que "chacal". dans Maroc cependant, et A noter qu'en arabe, lenous
occupe, il semble qu'il n'y ait jamais à craindre d'ambiguïté, et que "ЛА" soit toujours à traduire par
"chacal"
LE PERSONNAGE DU CHACAL

33

La très riche documentation présentée par R. Brunei dans son Essai sur
la confrérie religieuse des Aîssâoûa (Paris, 1926) complétera les observations que
nous avons recueillies au cours d'enquêtes menées en 1976 et 1977 dans la
région de Meknès. Nous utiliserons par ailleurs certaines données relatives au
chacal tel qu'il apparaît, en dehors de tout contexte confrérique, dans cer
taines
cérémonies berbères, ainsi que dans la littérature populaire. L'utilisa
tion cette documentation pose un problème: on peut estimer qu'il est'
de
arbitraire d'établir a priori un lien entre ce chacal et le dib des 'îsâwa, d'au
tant que les 'bâwa eux-mêmes en rejettent le plus souvent l'idée. Nous ver
rons plus loin s'il y a lieu, malgré tout, d'en maintenir l'hypothèse. Enfin,
pour guider l'interprétation de toutes ces données, nous ferons fréquemment
référence au système de pensée dogon. Les descriptions minutieuses que M.
Griaule et G. Dieterlen ont données du Renard Pâle, de son rôle dans le
mythe dogon, et des représentations qui lui sont attachées, nous permettront
en effet d'établir des analogies avec le chacal maghrébin, et d'envisager l'hy
pothèse
d'une parenté directe entre ces deux personnages et, par conséquent,
entre les deux systèmes dont ils sont l'une des clés de voûte.

/. LES FIGURATIONS ANIMALIÈRES CHES LES 'iSAWA
I. Les personnages-animaux.
La .td'ifa est donc chez les 'ïsâvua le groupe d'adeptes, l'unité autonome,
l'équipe, placée sous l'autorité d'un muqaddim (chef), et possédant .en propre
un lieu de réunion {zâwiya) ainsi que les objets nécessaires au rituel: instr
uments de musique, vêtements cérémoniels, étendards. Elle se compose d'un
nombre variable de membres, allant de 15 à 50 environ, ces chiffres n'étant
qu'indicatifs; il semble qu'autrefois les fawà1'if aient été souvent beaucoup
plus nombreuses.
Le muqaddim est entouré des plus anciens, et généralement secondé dans
ses tâches d'organisation par un adjoint (halîfa). Les membres les plus compét
ents la .tâ'ifa tiennent les instruments de musique (percussion unique
de
ment), dirigent les invocations et les danses collectives, relaient le muqaddim
dans son rôle de chanteur soliste. La .tà'ifa loue régulièrement les services de
hautboïstes professionnels (gayyaja, sing, gayyaf). Chaque .tà'ifa est en outre
placée sous la responsabilité de principe de l'un des descendants de Sih alKamily qui participe de loin en loin à ses réunions, intervient lors des conflits
internes, et représente le mizwâr, le chef suprême de la confrérie.
La plupart des nouveaux adeptes se recrutent parmi les enfants ou les
adolescents, l'âge minimum requis se situant aux environs de 7 ans. Le
néophyte est généralement présenté par sa famille au muqaddim de la fâ'ifa à
laquelle il désire s'incorporer. Lors du rite d'affiliation, on lui donne en génér
al nom d'animal dont il devra par la suite, après initiation, jouer le rôle,
un
34

ANDRÉ BONCOURT

et notamment imiter le cri, les attitudes, les mœurs, lors des diverses manifes
tations où se produira la fâ'ifa. Il conservera ce rôle, sans jamais pouvoir en
changer, tant qu'il restera affilié à la confrérie, c'est-à-dire, dans la plupart
des cas, durant toute sa vie: l'attribution de ce rôle est unique et définitive.
En règle générale, le choix n'est pas fait de manière abitraire, mais tient
compte des désirs du néophyte, et aussi de certains aspects connus ou suppos
és son tempérament: si l'adepte paraît solide, combatif, courageux, on
de
choisira pour lui le rôle du lion; s'il est vif, rusé, doué d'une bonne faconde, il
sera plutôt dib, chacal.
Les "îsâwa s'en tiennent à quelques espèces bien déterminées: on n'in
nove jamais en ce domaine. R. Brunei cite le chameau, le chacal, le chat, le
sanglier, le lion, la panthère, le chien, et signale l'apparition, rare, de la
hyène6. Une autre confrérie, celle des Ifamàdsa, par ailleurs très proche des
"isâwa, attribue des rôles semblables à ses adeptes; on y retrouve le lion, le
chameau, le chacal, le chien, le sanglier, et parfois aussi la hyène7. Il est à
noter que tous ces animaux ont leur place dans les fêtes populaires berbères,
où ils apparaissent notamment au cours de cérémonies à caractère carnaval
esque; mais à la différence de ce qui se passe lors des feux de Y'àsurâ par
exemple, les personnages-animaux des "bâwa ne portent ni masques, ni
déguisements, ni éléments de costume, le dib faisant exception à cette règle.
2. Importance de ces rôles.
De ce bestiaire varié émergent deux types, qui sont représentés dans
toute .tâ'ifa, de quelque région qu'elle soit: il s'agit du lion — auquel il
convient d'associer la lionne — et du chacal. Aujourd'hui, ce sont les seuls qui
figurent encore dans les .tawà'if citadines, et notamment à Meknès et à Fès.
Mais si certains rôles animaliers, sans doute plus marginaux, semblent être en
voie de régression, il ne faudrait pas en conclure que la coutume des figura
tionsanimalières est elle-même menacée de disparition prochaine; elle est
encore solide et vivace, et continue de marquer profondément les attitudes et
les représentations. Ainsi, si les "îsàwa de Meknès sont lions dans leur major
ité, c'est que ce rôle est toujours ressenti comme très valorisant pour celui
qui le joue. Le lion est en effet un personnage craint et respecté, ce que laisse
prévoir la formule prononcée par le muqaddim lors du rite d'affiliation : « Que
Dieu te fasse lion et que tremblent ceux qui te voient»8. Il faut préciser que
c'est le lion qui a le privilège de transpercer, de l'index et du majeur de la
main droite, la panse du mouton ou de la chèvre sacrifiés pour la frisa, opéra
tion
dont le succès lui confère un grand prestige. On affirme même qu'autref
ois,
certains lions particulièrement doués parvenaient à faire éclater le ventre
d'un bœuf d'un seul coup de leur pied nu.
6. Brunei, Essai, p. 203.
7. Herber, Une fête à Moulay Idriss, p. 231. Nous laisserons de côté la question de savoir si les animaux
des tjamâdsa sont des transfuges de la confrérie des 'îsâwa, ou l'inverse, ou si plutôt les deux confréries ont
puisé aux mêmes sources.
8. Brunei, Essai, p. 170.
LE PERSONNAGE DU CHACAL

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Le respect inspiré par le lion au sein de la iff ifa rejaillit sur la personnal
ité
de celui qui incarne cet animal, et déborde le cadre des seules manifestat
ions
rituelles, ainsi qu'en témoigne cette courte anecdote, relatée par Jilali,
de Meknès. Jilali est muqaddim d'une .tâ'ifa, et lion depuis plus de trente ans.
Au cours d'une des processions qui animent la ville lors des fêtes annuelles du
mulud, il vit près de lui le dib d'un autre .tâ'ifa  rempli d'ardeur mystique, il se
mit en devoir de l'attaquer, lui portant, doigts projetés en avant comme pour
la /me, des coups à la tête et au corps. Or, au lieu de se coucher sur le sol et
de faire le mort, comme son rôle le lui prescrit, ce dib s'enfuit en injuriant son
agresseur, ce qui eut pour effet de porter à son comble la fureur du lion. Le
dib fut vite rattrapé, et malmené cette fois de telle sorte qu'il en garda long
temps des traces au visage. Et depuis ce jour, conclut Jilali, chaque fois qu'il
rencontre ce dib à la ville, ce dernier lui prodigue toutes les marques de la
plus profonde estime.
Ainsi, les relations qui existent sur le plan rituel entre les personnagesanimaux au sein des jawffif sont souvent transposées sur le plan personnel.
C'est qu'en effet il s'opère chez eux une interpénétration parfois impression
nante deux personnalités, celle de l'individu et celle de l'animal qu'il
des
incarne, et auquel il arrive, dit Brunei, de "s'identifier totalement"9. Cette
identification se traduit même parfois par l'adoption du nom de l'animal:
«On trouve en effet des Aîssâoûa se nommant Si Mohammad al Jml (le cha
meau),
Ibrahim edh Dhîb (le chacal), Moâsa ba Nmr (la panthère) ou Ahmad asSba' (le lion). Ces dénominations ont, dans la plupart des cas, tendance à se
bubstituer à l'ethnique lui-même»10.
Voici un autre détail qui permettra d'illustrer toute l'importance que les
'îsâwa attribuent, de nos jours encore, à leurs figurations animalières. Leur
confrérie présente cette particularité d'admettre en son sein des femmes, peu
nombreuses il est vrai. On rencontre donc parfois le personnage de la lionne,
principalement dans les }awà~'if rurales des environs de Meknès. A la ques
tion: "La fille d'un 'îsâwî qui est lion peut-elle devenir une lionne?", la
réponse est toujours négative, et la raison donnée par les lions est générale
ment
formulée en ces termes: "Je ne peux pas faire quelque chose (comprend
re: des relations sexuelles) avec ma fille". Or il n'y a pas, ou plus, de
avoir
relations sexuelles, ritualisées ou non, entre lions et lionnes11. Cette forme de
relation n'existe qu'au niveau symbolique. Et cependant, l'idée que la fille
d'un lion puisse devenir lionne est repoussée avec autant d'horreur que s'il
était question d'un inceste véritable. C'est dire assez à quel point le plan per
sonnel
vécu et le plan symbolique se rejoignent et se confondent, aujourd'hui
encore, dans les attitudes et les mentalités.
9. Brunei, Essai, p. 171.
10. Ibid. p. 171.
11. Aujourd'hui, l'hypothèse de relations sexuelles entre lions et lionnes dans les manifestations
rituelles de la confrérie semble absolument exclue, dans les villes tout au moins. Qu'en était-il autrefois? .
Brunei apporte à ce sujet deux informations contradictoires: "Durant le Moussem, les rapports sexuels
entre frères-animaux sont absolument interdits". (Essai, p. 172) et: "Nombreuses sont les Aîssâoûîyât [...]
qui se donnent à leurs frères, pareilles à des hétaïres. Ces relations sont, toujours tenues secrètes. Leur fr
équence
a laissé croire à certains observateurs superficiels qu'il y avait chez les Aîssâoûa une «nuit de l'e
rreur» (ibid. p. 172).
36"

ANDRÉ BONCOURT

Voilà donc esquissées à grands traits quelques notions générales qui
situent les figurations animalières* dans le cadre de la confrérie. Voyons à pré
sent de plus près le personnage du dib.
3. Place du dib dans la tà'ifa.
Aujourd'hui, dans la plupart des fâwa'if de Meknès ou de Fès, il n'y a
qu'un seul dib, auquel il faut ajouter un ou deux jeunes adeptes qui s'initient
à ce rôle, sans en avoir encore les attributs. Les jâwa'ifde la campagne en ont
généralement davantage, le nombre variant suivant leur importance numéri
que. semble qu'autrefois, le nombre optimal ait été de 3 à Meknès, tandis
Il
qu'à la campagne, il ne pouvait être inférieur à 6. Il y aurait eu également de
rares dibât (sing, diba, chacal femelle).
Le rite d'affiliation du nouveau dib est beaucoup plus simple que celui
du lion. Alors que dans ce dernier cas, le muqaddim crache dans la bouche de
l'enfant, et pratique à l'aide du pouce une incision entre les deux yeux, en
prononçant la formule rapportée plus haut, le rite se limite, pour le jeune dib,
à la prononciation d'une courte jatiha (prière). Après quoi, l'enfant est en
principe confié à un dib chef de clan, qui l'initiera à son rôle en dehors des
séances de la confrérie. Dans la pratique, les jeunes diyâb s'initient actuell
ement leur rôle en observant, au sein de la fâ'ifa, le comportement du dib
à
attitré.
Les personnages-animaux constituent en effet des sortes de clans ayant
chacun à sa tête un ših propre. Dans le clan des diyâb, ces chefs, nommés qâ'id
ad-diyâb, et désignés par les muqaddimîn, étaient peu nombreux: on en compt
ait pour 6 ou 7 jawâ'if. Il semble qu'à Meknès existe toujours un tel qâ'id
un
ad-diyâb, mais le secret de son identité est jalousement gardé.
4. Costume du dib.
Le âib est chez les Ъагш le seul des personnages-animaux à être costumé.
"L'élément le plus spectaculaire de son accoutrement est sa šašiyya, vaste cha
peau pointu, de couleur rouge, qu'il orne lui-même en y fixant un certain
nombre d'objet hétéroclites, la quantité et la variété de ces objets étant en
l'occurence regardées commme des qualités. On y trouve des éléments
constants: ampoules électriques, glaces rondes, colliers de verroterie et de
coquilles d'escargots, boucles d'oreilles fixées aux côtés; et, selon les cas, des
cartes postales, des photographies, des dattes sèches, des cauris, des queues de
mouton, des cornes de bœuf, des pattes de chacal ou de renard, des fleurs
artificielles. Invariablement, l'ensemble est surmonté d'une queue de chacal
fixée à la point de la šašiyya. Brunei note que certains diyâb portaient, en guise
de šašiyya, une sorte de calotte de feuilles de roseau tressées grossièrement12.
12. Brunei, Essai, p. 194.
Le chacal. Meeknès
LE PERSONNAGE DU CHACAL

37

Ses vêtements sont identiques à ceux des autres 'bdwa : tunique faite de
plusieurs pièces, sans manches, tombant jusqu'aux genoux, en laine, ou plus
récemment en toile; cette tunique peut être blanche, et se nomme alors qašd
šaba; blanche à rayures rouges, c'est la kandîra. Le pantalon, sirwàl, est fait de
toile blanche.
Une sacoche, skkara, faite aujourd'hui de toile, mais anciennement de
fibres de palmier, pend à son côté droit; elle est supportée par une bandoul
ière tissu croisant avec un autre baudrier qui peut être un long chapelet
de
de coquilles d'escargots. Des bracelets, et des lunettes, avec ou sans verres,
complètent cet accoutrement.
Dans sa main droite, il tient un bâton peint en vert et rouge, sur lequel
il s'appuie quelquefois pour contrefaire la démarche d'un vieillard. Il possède
également un crayon, figuré parfois par une carotte, et un petit carnet.
5. Rôle et comportement.
Le dib n'apparaît, en tant que personnage-animal, que pendant la
période du mulûd, c'est-à-dire à l'occasion des fêtes qui marquent le pèler
inage annuel au tombeau de Ših al-Kàmil. En dehors de cette période, il n'in
tervient
plus dans la .ta'ifa en tant que dib, mais participe au même titre que
les autres adeptes aux chants et aux danses du groupe. Dès la fin du musim,
les différents éléments de son accoutrement sont conservés dans la zdwiya de
la .td'ifa par le muqaddim, avec les étendards et les instruments de musique.
Cependant, ses relations avec les autres membres du groupe gardent l'em
preinte
du rôle qu'il joue pendant le musim: lors des réunions hebdomadaires
comme lors des rencontres fortuites hors du cadre de la confrérie, il est assez
volontiers bousculé, chahuté et raillé, même par les plus jeunes qui ne crai
gnent généralement pas de manifester à son endroit une familiarité teintée de
- mépris.
Le musim des 'bàwa, qui coïncide donc avec la fête anniversaire de la
naissance du Prophète (mulûd), dure 7 jours. Mais cette semaine n'en marque
en réalité que la fin, l'apothéose. La préparation du musim commence, selon
les informateurs et les régions, soit dès le début du mois de rabi' Ier — rappe
lons
que le mulud tombe le 12 de ce mois — , soit 4 semaines, soit encore 40
jours avant le mulud proprement dit. A la campagne, pendant cette période
de préparation, certains diydb âgés, nommés "'abïd wlâd aš-ših" (esclaves des
fils du ših), ont pour mission d'effectuer des collectes dans les villages ou les
caniipements voisins. Pendant ces tournées, escortés de musicians et d'enfants
bruyants, ils se signalent par leurs propos bouffons ou obscènes, imitent le cri
perçant et désagréable du chacal (kîfy), ainsi que sa démarche, parodient les
fulba (sing, .talib; litt. : lettré) et les devins, sous les rires et les quolibets des
spectateurs. Le produit de ces collectes: argent, ^volailles, farine, huile, sera
emporté à Meknès et remis aux descendants de Ših al-Kàmil. Les autres diydb
accompagnent leur .td'ifa dans des tournées identiques, destinées cette fois à
nourrir et à payer les participants aux diverses festivités ; ils y ont un compor
tement analogue, à ceci près que les pièces de monnaie qu'ils reçoivent en
38

ANDRÉ BONCOURT

échange de leurs bons mots, mimiques et prédictions, resteront leur pro
priété,
et n'auront pas à être ajoutées à la caisse commune de la Jâ'ifa.
Il est une autre source de revenus pour les diyâb: ce sont les larcins.
Durant toute cette période, pendant le trajet des jawâ'ifVers Meknès, et pen
dant toute la durée du musim proprement dit, les diyâb profitent en effet de
chaque occasion qui se présente pour dérober et enfouir dans leur sacoche
tout ce qui leur tombe sous la main : montres, chaussures, vêtements, bourses,
objets personnels de toutes sortes, qu'ils ne restitueront à leur propriétaire
que contre rétribution, consistant le plus souvent en pièces de monnaie, mais
parfois aussi en gâteaux; cette rançon leur est toujours accordée sans récrimi
nation. Il leur arrive même de voler des moutons; mais "jamais il ne viendra
à l'idée d'un notable de porter plainte contre le dib qui lui a enlevé, quelques
jours avant le moussem, un des plus beaux spécimens de son troupeau"13.
Au musim proprement dit, le dib accompagne la „tâ'ifa dans les cortèges
qui se frayent avec lenteur un passage au milieu de la foule compacte massée
dans les rues de Meknès, progressant vers le mausolée de Sih al-Kàmil. Malgré
la densité de la foule, l'ordonnance de la jâ'ifa est rigoureuse : en tête, les por
teurs d'étendards, suivis du muqaddim entouré des notables;; plus loin, les
lionnes, dansant face aux lions; puis vient la batfra, c'est-à-dire l'ensemble
des adeptes qui n'ont pas de rôle confirmé, et qui dansent, disposés en lignes
successives, les enfants devant, les moins jeunes derrière, sous l'œil attentif du
Jmlifa (adjoint du muqaddim) ou du chef des jeunes ; enfin vient le groupe des
musiciens, les hautboïstes fermant la marche, montés sur des mulets. Or, le
dib est le seul personnage 14 qui puisse impunément traverser l'aire ou évolue
la jâ'ifa. Il y circule à son aise, passe entre les rangs des danseurs, va à l'avant
ou à l'arrière — évitant cependant obstensiblement l'endroit où se trouvent
les lions — , quitte même cette aire pour se mêler à la foule, et y pénètre à
nouveau: on dit qu'"il entre et sort de la Jâ'ifa". Il progresse à petits pas,
dodelinant de la tête, ce qui fait dire que "le dib danse avec sa tête"; ou bien
il s'appuie sur son bâton, dont il ne se sert d'ailleurs jamais ni pour frapper ni
pour menacer, mais pour imiter une démarche claudicante. Interpellé par les
femmes surtout, il note ou feint de noter sur un carnet réel ou imaginaire,
avec un vrai ou un faux crayon, les requêtes qu'elles ne manquent pas de lui
adresser, sur le mode ironique le plus souvent. L'objet de ces requêtes varie
peu: on lui demande presque toujours d'intercéder auprès de Sih al-Kàmil
pour qu'un garçon naisse enfin dans la famille. Les signes qu'il trace sur son
carnet sont en général indéchiffrables, comme sont inintelligibles la plupart
des propos qu'il tient. D'ailleurs, il parle très peu, préférant s'exprimer par
des attitudes, des gestes ou des mimiques comiques.
Le dib évite autant qu'il le peut la proximité des lions, qu'ils appartien
nent jâ'ifa ou non, et doit en toute occasion reconnaître leur autorité.
à sa
Mal lui en prend s'il résiste ou s'enfuit quand un lion s'approche de lui; pour
13. Brunei, Essai, p. 195.
14. En fait, un autre personnage, sur le rôle duquel nous manquons de précisions, semble jouir d'une
semblable liberté: il s'agit du porteur du brûle-parfums, mbahra. ~
LE PERSONNAGE DU CHACAL

39

éviter une pluie de coups, il doit s'allonger au sol et faire le mort; le lion s'ac
croupit
alors pour le renifler, puis, s'il est satisfait, s'éloigne. Mais le dib a
une alliée : c'est la lionne, vers laquelle il accourt quand il craint d'être mal
mené.
La lionne lui fait un rempart de son corps, et n'hésite pas à se dresser,
menaçante, face aux lions en fureur. Elle appelle le dib "mon fils".
Durant ces jours de fête, quand les fawâ'ifse. réunissent dans leur zâwiya
ou dans leur campement pour une séance d'après-midi {'ašwi) ou de nuit
(lîla), le dib est un personnage très entouré, qui connaît un franc succès. Utili
sant toutes les ressources de son répertoire, il contrefait le }àlib — on l'appelle
parfois "Xàlib Yusuf litt. " clerc Joseph " — , exécute de manière grotesque les
mouvements de la prière, imite le mtťaddin lançant son appel, récite avec
force grimaces les quelques versets coraniques qu'il connaît. Pendant les
danses, comme lors des processions, il se promène entre les danseurs, sa sasiyya sur la tête et son bâton à la main, n'hésitant pas à tenir des propos
salaces, et à dérober ce que l'imprudence des spectateurs comme des acteurs
de la soirée aurait laissé à portée de sa main.
La veille du mulûd proprement dit, les ,tawâ'if de Meknès organisent une
grande lîla, nommée lila fyinniyya (nuit du henné), ou lila frisaiyya (nuit de la
frisa). C'est en effet au cours de cette réunion nocturne que les 'ïsâwa se te
ignent
au henné la paume de la main droite, ou des deux mains; et c'est à l'i
ssue de la même soirée qu'ils procédaient autrefois à la première frisa de
l'année. C'est encore au cours de cette lila, selon certains informateurs, qu'est
pratiquée la danse de la farine, zammita 15. Pour cette circonstance, on a pré
paré de grandes quantités de zammita, farine de blé ou d'orge grillée, addi
tionnée
de sucre pilé. A l'issue de la réunion — ou à la fin du musim — , cette
farine sera distribuée par petits sachets à chacun des membres de la .td'ifa, qui
par la suite n'en prélèvera pour sa consommation que deHrès petites doses,
étalées sur un très long temps; car il s'agit de la faire durer: elle contient la
baraka de Sih al-Kâmil. Donc, à la fin de cette lila, un bol contenant de la zam
mita est déposé au centre de la pièce, à même le sol. Les lions, et parfois les
lionnes, dansent autour du bol, pendant que le chanteur soliste chante sur un
air propre à ce rite le cycle complet du blé, évoquant le labour et les
semailles, la moisson et le battage, le travail du meunier et celui du boulang
er. dib intervient pendant la danse : il doit essayer de voler le bol. Dans la
Le
pratique, s'il arrive souvent q«e4e dib n'en fasse même pas la tentative, c'est
parce qu'il a peur des coups du lion, qu'"il n'est pas capable" — sa crainte
du lion n'est pas uniquement rituelle ! Quant aux lionnes, elles se couchent
sur le dib pour le protéger, tout en faisant disparaître le bol pour l'empêcher
de le voler. Le dib disparu, les lions continuent à danser en tournant autour
du bol, imitant de leurs bras et de leurs doigts écartés le geste d'éventrer la
frba; après quoi, ils consomment le contenu du bol. Notons que cette zam
mita est assimilée à la dot de la lionne, et que cette danse est présentée
comme le mariage du lion et de la lionne.
15. Selon les uns, la lîla az-Zflmmita coïncide avec la hla du henné et de la frisa; selon d'autres, elle se
tient au contraire à la fin du musim.
40

ANDRÉ BONCOURT

C'est au tout dernier jour du musim, ou plus exactement à la fin de la
dernière tîla, que le dib voit s'achever son rôle, dans un final qui n'est pas
toujours de son goût. A l'issue de cette dernière danse, quand l'orchestre s'est
tu, les lions de la fâ'ifa se mettent à la recherche du dib, qui se terre dans un
recoin. Ils l'amènent au centre de la pièce, et commencent à "jouer" avec
lui, poussant des rugissements rauques, et tournant autour de lui comme ils
l'ont fait autour du bol de zammita. Sous l'effet d'une excitation croissante, ils
lui portent, à la tête, à l'estomac, puis peu à peu n'importe où, des coups qui
atteignent de plus en plus brutalement leur but, la violence étant fonction du
degré de maîtrise de soi que réussissent à conserver les lions, autant que de la
docilité du dib. Puis l'un des lions le prend à bras-le-corps, le fait tournoyer
plusieurs fois dans un sens et dans l'autre, le pose sans douceur au sol; un
autre répète le manège, puis les autres, tour à tour. Il est rare que le dib réuss
isse à rester impavide face à ce déchaînement, et ses mouvements de fuite ou
de résistance aboutissent toujours au même résultat, qui est d'accroître l'exci
tation des lions. Puis, à condition que le dib soit bien inerte au sol, la fureur
des lions s'apaise; ils dansent encore un peu entre eux, en poussant toujours
leurs rugissements; puis leur danse cesse. Le dib ne réapparaîtra qu'au musim
suivant.
Il va sans dire que le dib n'a aucune récrimination à élever contre ces
mauvais traitements qu'on lui fait subir: cela fait partie de son rôle; et l'on
considère d'ailleurs l'argent qu'il a recueilli lors des tournées, des déplace
ments des processions de la iâ'ifa, et qu'il conserve pour lui seul, comme
ou
une large compensation à cet autre aspect, moins gratifiant, de sa fonction.

//. ANALYSE DES TRAITS CARACTÉRISTIQUES
DU PERSONNAGE DU CHACAL
Après avoir procédé à une description du dib, de son accoutrement, de
son comportement et de son rôle, il s'agit à présent d'extraire de ce matériel
les thèmes essentiels, et, partant de l'hypothèse que chaque fait, chaque él
ément,
chaque objet, peut être le support d'une représentation s'intégrant à
un système cohérent, d'en tenter l'interprétation. Pour ce faire, les thèmes
considérés comme les plus significatifs seront donc présentés successivement.
Mais il va de soi que dans la réalité, ces thèmes ou ces aspects ne sont ni suc
cessifs
ni juxtaposés; ils sont au contraire étroitement imbriqués, et parfois
redondants. Nous serons donc amenés, au fur et à mesure de leur présentat
ion, insister sur les liens qui les relient les uns aux autres.
à
Cette analyse restera incomplète: il est clair que les significations appar
aissent
bien plus dans les relations entre les éléments que dans les éléments
eux-mêmes. En somme, pour pouvoir prétendre bien connaître le dib, il fau
drait procéder simultanément à un examen minutieux des personnages qui
l'entourent, et en premier lieu du lion et de la lionne, ainsi que du contexte
LE PERSONNAÇE DU CHACAL

41

général où il évolue, à savoir l'ensemble du rituel des Isawa. De la même
manière, une étude approfondie des personnages-animaux de la confrérie
devrait inclure une étude parallèle des animaux mis en scène dans d'autres
coutumes maghrébines, ainsi que dans la littérature populaire: or nous n'y
ferons que de brèves incursions. Les interprétations et les hypothèses qui sont
présentées ici laisseront donc dans l'obscurité un grand nombre de points —
nous en signalerons au passage quelques-uns parmi les plus importants — , et
seront à recevoir avec toute la prudence nécessaire.
/. Le vol.
Le trait que la conscience populaire retient généralement le mieux, c'est
cette manie qu'a le dib des 'îsâwa de dérober tout ce qui lui tombe sous la
main, et de ne le restituer que contre rançon. Rappelons que ces larcins ne
lui font jamais encourir le moindre reproche.
Les 'tsâwa prennent d'ailleurs bien soin de souligner la différence qui
l'oppose 2ixferkusi (pi. frrakša), voleur professionnel qui rôde autour des tentes
lors du mûsim, et dont le dib a justement la charge d'empêcher les agisse
ments. Les frrakša volent en effet, non pas en vue d'un rachat, mais pour en
tirer un bénéfice immédiat. Quand ils sont surpris et reconnus, ils sont livrés
au muqaddim qui, une fois leur culpabilité établie, les livre aux diyàb, pour un
châtiment qui est toujours exemplaire la. Par opposition au ferkusî, le dib est
perçu comme un voleur rituel et sacré.
Dans l'esprit des 'hâwa, ces vols font référence à un vol primordial, qui
se situe au plan du mythe. Quand on les interroge sur la nature du premier
vol commis par le premier dib, ils racontent ceci. Dans les premiers temps, un
mouton égorgé — dans certaines versions, il s'agit d'une chèvre — gît devant
les lionnes, qui sont allongées au sol. Survient le dib, qui vole le mouton et
s'enfuit. Les lions, qui s'apprêtaient à dévorer le mouton, partent à la pours
uite du dib, reniflent, le trouvent, le ramènent devant les lionnes, le jettent à
terre. Comme ils veulent le frapper, les lionnes poussent des cris, pleurent, et
protègent de leur corps le dib qui fait le mort. Puis celui-ci s'enfuit en passant
sous les cuisses écartées d'une lionne accroupie, et se cache dans la terre.
Alors les lions "jouent" avec les lionnes, et mangent le mouton.
Dans la plupart des mentions de cet événement, les lionnes sont au nomb
rede 3; quant aux lions, il y en a parfois 3, parfois 4, le quatrième étant
placé soit devant les lionnes, pour les empêcher de s'enfuir, soit derrière elles,
pour s'opposer à la fuite du dib. Dans une autre variante, l'ordre des nombres
est inversé: il y a 4 lionnes et 6 lions17. Quant au mouton, il est placé soit
devant les lionnes, soit sous elles.
L'événement ainsi relaté se situe sans aucun doute au plan mythique, ce
qui ne signifie nullement que le récit soit à considçrer comme un mythe : tout
16. Brunei, Essai, p. 291.
17. Pour cette question des nombres, cf infra, n. 47.
ANDRÉ BONCOURT

42

au plus comme un résidu de mythe, fortement contaminé par des éléments
liés à la pratique rituelle. Nous avons décrit plus haut comment ce premier
vol du mouton est réactualisé au cours des lilàt du mulud; il est intéressant de
noter qu'au cours de leurs narrations, les 'îsàwa confondent souvent l'évén
ement
mythique avec la scène rituelle, et passent facilement d'un plan à l'au
tre.
Le chacal des contes populaires, qui présente d'ailleurs plus d'un point
commun avec notre Renart médiéval, est un personnage extrêmement riche
etcomplexe. Mais le vol est sans conteste l'une de ses spécialités les plus affi
rmées, ainsi que le note H. Basset: "Nous allons le voir faire tous les métiers:
chasseur, laboureur, berger, maître d'école, et voleur surtout"18. Ce point est
important; il peut être un premier indice que, du moins en ce qui concerne
l'essentiel, le dib des "xsâwa et le chacal des contes sont apparentés.
Le mythe du chacal voleur déborde largement le seul cadre marocain;
en voici un exemple, pris chez les Matmata de Tunisie (région de Gabès):
"Une autre fable est une allusion directe à l'essence même du chacal: l'être
qui a volé un morceau de lune. On raconte qu'un jour le vautour, ayant vu
le chacal maigre et chétif, l'a fait monter au ciel où il a pris un morceau de la
lune. Le vautour a alors laissé tomber le chacal qui est venu atterrir au
milieu d'une mare.[...] Cette anecdote commente, en fait, le mythe du cha
cal qui, à deux reprises, monta dans la lune pour en dérober un morceau" 19.
Pour en terminer provisoirement avec ce point, nous nous référerons
enfin à la cosmogonie dogon, telle qu'elle a été présentée principalement par
M. Griaule et G. Dieterlen. Dans ce système, Ogo, qui est l'une des pre
mières
créatures d'Amraa, la divinité suprême, sera transformé en renard
pâle20. L'importance de cet animal dans le mythe dogon est considérable:
c'est en effet son nom qui fournit le titre au magistral ouvrage relatant ce
'mythe. Or, le Renard Pâle est d'abord et surtout un voleur. Il vola entre
autres, ou tenta de voler: la graine de sene, qui est le premier de tous les végé
taux; les "nerfs" d'Amma; une partie de son propre plancenta; un morceau
de soleil; la graine pô, fondement de toute création; les dents de lait de son
jumeau21. Ces agissements eurent des conséquences capitales, qui seront évo
quées
plus loin. Constatons pour l'instant que ce trait, essentiel, est commun
au chacal maghrébin et au Renard Pâle.
2. La connaissance et la parole.
Le dib est parfois surnommé par dérision T^âlib Yusuf (litt. clerc Joseph).
On sait ce qu'est un Jâlib ; c'est par excellence le lettré, celui qui a la connais
sance;c'est donc aussi un personnage compétent en matière de religion, car
18.
19.
20.
21.

H. Basset, Essai sur la littérature des Berbères, p. 211.
V. Pâques, L'arbre cosmique, p. 414.
Animal que M. Griaule, dans Dieu d'eau, avait tout d'abord identifié au chacal.
M. Griaule et G. Dieterlen, Le Renard Pâle, pp. 176,178,180,195,201.
LE PERSONNAGE DU CHACAL

43

le Coran est à la fois la première des connaissances, et toute la connaissance ;
c'est enfin un intermédiaire entre le ciel et les hommes, doué du pouvoir de
divination et de prédiction. Le fàlib n'est d'ailleurs pas le seul personnage qui
réunisse les deux facultés, indissolublement liées, de connaissance et de divi
nation.
Pour n'en citer que deux exemples, pensons au poète arabe, qui était
autrefois aussi bien magicien que devin: en arabe, "poète" se dit šair, terme
équivalent du mot 'arrâf, qui signifie littéralement "celui qui sait"22; et à la
prêtresse des confréries d'anciens esclaves noirs, qui dirige les danses de pos
session:
on l'appelle 'ârifa, "celle qui sait", et on la consulte comme voyante.
Ces trois aspects: connaissance littéraire (pouvoir de lire et d'écrire),
connaissance religieuse (connaissance du Coran), et pouvoir de voyance ou
de divination, réunis dans la personne du Jâlib où ils ne font qu'un, sont pré
sents chez le dib, mais systématiquement déformés. Il est lettré, c'est le sens
des lunettes qu'il porte parfois23, et du crayon qu'il tient à la main; mais ce
crayon peut être remplacé par une carotte, et les signes tracés sur le carnet,
ou dans la paume de la main, sont des gribouillages. Il récite quelques versets
du Coran — Brunei note que dans le Gharb, les }ulba qui s'affilient à la
confrérie des 'uâwa acceptent rarement de figurer un autre animal que le
chacal24 — et imite l'homme pieux et le mu'addin; mais cette imitation est une
parodie destinée à provoquer l'hilarité. Enfin, il joue volontiers le rôle de
devin et de diseur de bonne aventure ; mais ses vaticinations sont émaillées de
propos obscènes, souvent inintelligibles, et rarement prises au sérieux.
Le dib est donc un ,tâlib pour le moins curieux. Or, on retrouve ce trait
chez le chacal des contes, ce qui renforce l'hypothèse de leur parenté.
Comme le dib des "îsâwa, le chacal porte en effet le surnom de Tàlib Tusuf —
ou encore Xâlib 'AU, comme chez les Jbala25 — dans certains contes dont le
•thème est l'un des plus répandus: "Le conte [du chacal ,tâlib] est extrême
ment
populaire chez les Berbères", souligne H. Basset26. Voici les éléments
principaux qui forment l'ossature de plusieurs versions de ce conte:
1. Le chacal mange les petits d'un oiseau (perdrix, colombe, alouette).
2. Une cigogne (un vautour, un aigle) le transporte dans les airs.
3. Il est précipité dans une mare ou dans la mer, et, surcroît de châti
ment, est parfois écorché par des chiens ou des hommes.
4. Il grelotte, de froid ou de douleur. Survient une laie (ce peut être une
vieille femme), à laquelle il fait croire que c'est parce qu'il récite le Coran
qu'il tremble. La laie confie ses petits à celui qu'elle croit Jâlib, pour qu'il les
instruise.
22. E. Doutté, Magie et religion, p. 106.
23. Il arrive que l'on retrouve la trace de certaines représentations là où on les attend le moins. A El
Hajeb, qui est un bourg situé à 50 km de Meknès, la vitrine d'une station d'essence est ornée de quelques
animaux empaillés, dont un chacal; celui-ci est affublé d'une paire de lunettes. Questionné, le gérant de la
station explique que ces lunettes sont là "pour faire joli". Un voisin commente: "Ça lui fait une grosse
tête". L'expression étant ambiguë, on insiste; et il précise alors: "Une grosse tête comme un /âlib".
24 Brunei, Essai, p. 192.
25. E. Lévi-Provençal, Textes arabes de VOuargha, p. 146.
26. H. Basset, Essai, p. 224.
44

ANDRÉ BONCOURT

5. Il les mange, puis enferme des abeilles dans une outre faite de leur
peau; le bourdonnement des abeilles, semblable à celui des écoliers récitant
le Coran, abusera la laie.
6. Le conte se termine tantôt par la mort de la laie, piquée par les
abeilles et dévorée par le chacal, tantôt par la fuite ou la mise à mort de ce
dernier27.
Ce conte paraît très riche en significations diverses, qu'il serait intéres
sant
d'analyser; nous en retiendrons ici deux aspects. Le premier est imméd
iat: comme le dib, le chacal de ces contes est un faux 0ib. Le deuxième
aspect est plus délicat à mettre en évidence, et mérite qu'on s'y attarde. Dans
toutes ces versions, en effet, un épisode constant précède la rencontre du cha
cal et de la laie, sans que pour autant il y ait apparemment entre les deux de
lien logique de causalité: c'est celui de la chute du chacal. Cette chute est
presque toujours présentée comme un châtiment infligé par la cigogne au
chacal, coupable d'avoir mangé les petits d'un autre oiseau. Cependant, sup
posons
que cette chute n'est pas équivalente de n'importe quel autre châti
ment ; dans ce cas, ce qui y est significatif n'est pas qu'elle cause un tort au
chacal, comme pourrait par exemple le faire une mutilation, mais bien
qu'elle lui fasse accomplir un trajet qui le mène du haut vers le bas. En d'aut
restermes, et si par hypothèse cette interprétation est la bonne, il faut consi
dérer comme significative la présence du chacal dans le ciel. Il se pourrait
donc que l'épisode du voyage aérien signifie l'appartenance, ne serait-ce que
temporaire, du chacal au monde du haut, ou tout au moins sa prétention à y
appartenir, ou à y séjourner.
Allons plus loin, et considérons que manger les petits d'un oiseau, c'est
consommer une nourriture céleste. Cette nouvelle hypothèse, qui découle de
la précédente, se trouve corroborée par le fait que la cigogne, dans certaines
versions, entraîne le chacal dans les airs en l'invitant à un repas aérien, ce
qui est implicite dans ce conte Zaër:
Ne sachant que faire, la cigogne répliqua: «Oncle chacal [...] viens donc dans
mon pays, tu feras bonne chère, mieux qu'avec de petits pigeons»28.
mais explicite dans cet autre exemple:
«
Voilà à quoi s'expose celui qui désire manger dans les deux», dit un vieillard,
en voyant tomber sur le sol le chacal que l'aigle avait emmené dans les airs en lui
promettant un festin29.
Il semble bien que l'hypothèse émise plus haut ne soit pas dénuée de
tout fondement, et qu'on puisse valablement interpréter ainsi ce deuxième
i
27. Voir notamment: "L'âne, le chacal et la laie", V. Loubignac, Textes arabes des %аёг, pp. 265-266;
"Lé lion et le chacal", ibid. pp. 334-338; "Le chacal taleb", H. Basset, Essai, pp. 223-225. Le mythe du
chacal volant un morceau de lune, recueilli par V. Pâques chez les Matmata de Tunisie, et cité plus haut,
s'intègre à ce cycle de récits.
28. V. Loubignac, #tór, p. 337.
29. H. Basset, Essai, pp. 238-239. Ajoutons encore que chez les Matmata, c'est en voyant le chacal
"maigre et chétif" que le vautour décide de l'emmener au ciel (cf. supra p. 42). L'allusion à la nourriture
paraît indiscutable, mais on ne dit pas quel usage le chacal fit du morceau de lune qu'il y vola. Plus loin,
le texte devient cependant tout à fait explicite quand il précise qu'en cette occasion, le chacal "avait cru
obtenir [auprès de Dieu] de la viande et du couscous au ciel" (V. Pâques, L'arbre cosmique, p. 414).
LE PERSONNAGE DU CHACAL

■

45

aspect qui, dans ces contes, nous intéresse: animal terrestre, le chacal tente
pourtant d'accéder au monde du haut, et prétend même y manger; sa tenta
tive solde par un échec, marqué par une chute vertigineuse; ascension et
se
chute sont étroitement liées à sa condition de faux jàlib..
Ce rôle de faux fàlib n'est-il pas destiné à ridiculiser le vrai, en une sorte
de renversement provisoire de la hiérarchie et de la connaissance, comme
c'est fréquemment le cas dans nombre de coutumes carnavalesques répan
duesau Maghreb, ou ailleurs? Le dib, ou le chacal des contes, n'est-il qu'un
anû-fâlib, renvoyant simplement à une absence de toute connaissance ? Cette
manière de voir ne paraît pas épuiser toute la réalité. Après les fêtes du
mulud, il arrive que des femmes viennent trouver le muqaddim d'une fà'ifa de
'îsâwa et lui proposent d'offrir une lîla, afin de remercier Dieu et Ših al Kâmil
de les avoir rendues fécondes, mais aussi le dib, qui avait su leur annoncer la
bonne nouvelle. En somme, on rit du personnage, mais on ne paraît pas lui
dénier tout pouvoir, donc toute connaissance. Il n'est pas que le négatif du
fâlib. D'ailleurs, les pièces de monnaie qu'on lui donne volontiers lors des cor
tèges de la confrérie, quand il tend sans vergogne la main à la foule, sont plus
qu'un paiement, elles sont une reconnaissance de son identité. Mais alors, de
quelle nature est sa connaissance ? La parodie à laquelle il se livre se présente
certes comme l'antithèse de la vérité: mais en signifie-t-elle simplement l'ab
sence,
ou renvoie-t-elle à une vérité d'un autre type, ou d'un autre monde?
Enfin, quel lien existe-t-il, s'il existe, entre cette connaissance, et les vols dont
il se rend coupable ? Pour tenter d'y voir plus clair, nous allons à présent faire
un détour par la mythologie dogon.
Chez les Dogon, la relation entre connaissance et parole est exprimée
sans ambiguïté. Comme dans nombre d'autres systèmes de pensée, Dieu
(Amma) est verbe. Les techniques qu'il communiquera aux hommes seront
des "paroles"30. La parole est donc l'acte par lequel s'exprime la connais
sance. un autre niveau, parole et connaissance sont même totalement ident
A
ifiées;
s'il a été nécessaire de communiquer la Parole aux hommes, par
contre les premières créatures d'Amma contenaient cette Parole dans leur
essence même: "Comme ses frères jumeaux, Ogo avait reçu la « parole »;
donc la «connaissance», dès avant d'apparaître dans cet univers"31. La
parole peut être considérée comme l'essence d'Amma; elle signifie à la fois
son savoir, et son pouvoir créateur. En un mot, toute création est «parole
d'Amma», et «parler», «connaître», «pouvoir» sont termes équivalents.
Or, nous l'avons vu, Ogo, qui sera plus tard transformé en Renard Pâle,
cherche à voler une part de la création d'Amma, à s'approprier la puissance,
donc la connaissance, du créateur: "Cette quête [d'Ogo] consista à tenter de
s'emparer, à son profit, de l'œuvre d'Amma. [...] Ogo, bouleversant toutes les
règles, se mit alors en mouvement dans l'intention de surprendre les secrets
de l'univers en formation" (32). Ayant fait le tour de l'univers, il se déclara
"savant comme Amma". L'un des épisodes de la quête d'Ogo, le vol de la
30. Cf. notamment M. Griaule, Dieu d'eau, les 12 premiers chapitres.
31. Le Renard Pâle, p. 179.
32. Le Renard Pâle, pp. 175-6.
46

ANDRÉ BONCOURT

graine du pô, qui est le prototype de toute création, est commenté par les
auteurs en ces termes: "La faute d'Ogo en s'emparant du po et du placenta,
est d'avoir pénétré le secret des origines, le secret d'Amma lui-même, c'est-àdire, en somme, d'avoir compris l'essence d'Amma"33.
Les agissements d'Ogo eurent pour lui des conséquences de deux types.
D'une part, ayant pénétré une partie des secrets d'Amma, il restera à jamais
le dépositaire d'une connaissance qui ne pourra plus lui être retirée, même
après sa chute. C'est pourquoi il reste associé à la divination: les tables de
divination dogon sont appelées tables du Renard et c'est lui qui y trace, avec
ses pattes, les signes qu'interpréteront les devins. L'autre conséquence, c'est
qu'il n'eut jamais la parole "complète". Impatient de partir à la conquête
de l'univers, Ogo était né prématurément, inachevé. Par la suite, sa quête
sera donc double: recherche du verbe d'Amma, sur le plan cosmique, et
recherche, vaine également, de sa jumelle, sur le plan de sa propre personnali
té.
De plus, irrité du désordre causé par Ogo, Amma lui coupa "une partie
de la langue"34, ce qui modifia le timbre de sa voix. Plus tard encore,
Nommo, l'envoyé d'Amma, "cassa les dents d'Ogo, déchira sa langue,
organe de la parole, blessa son gosier, le privant ainsi d'une partie de sa
voix"35. Enfin, en une ultime étape, Ogo fut transformé en Renard Pâle,
dont la parole restera " incomplète, sèche, enroulée, c'est-à-dire fallacieuse et
traîtresse"36, témoin de sa propre incomplétude. C'est pourquoi le Renard
Pâle ne parlera plus qu'avec ses pattes, sur les tables de divination.
On pourra trouver exagérément longue cette référence à la mythologie
dogon .Vous avons cependant cru bon d'y insister, car elle va nous permettre
de soutenir, avec plus de solidité, l'hypothèse d'une parenté entre le Renard
Pâle et le chacal marocain, et d'en déduire, en l'absence de mythes maghréb
ins
suffisamment éclairants, des interprétations ayant quelque chance de
correspondre à la réalité.
Résumons-nous. Nous avions établi plus haut l'existence d'un premier
aspect commun à ces deux personnages: ce sont des voleurs. Nous voyons
émerger à présent trois nouveaux points de convergence, interdépendants et
confondus dans chaque système, et liés directement au premier: tous deux
sont dépositaires d'une certaine connaissance; cette connaissance leur donne
un pouvoir de divination — aspect auquel, selon certains informateurs,
feraient allusion les cauris que porte le dib — ; enfin cette connaissance, ou
cette parole, est imparfaite, inachevée. Le crayon, les lunettes, le surnom de
.tdlib attribué au dib, renvoient donc bien à un savoir, dont on voit mieux à
présent se préciser les particularités: incomplet, appartenant à un monde
premier marqué par le désordre et l'échec, il s'oppose à la connaissance comp
lète et claire du monde réorganisé. C'est selon nous le sens qu'il faut attr
ibuer à la parodie à laquelle se livre le dib, comme aux mensonges, aux
33.
34.
35.
36.

Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid!

p.
p.
p.
p.

205.
179.
245.
216.
LE PERSONNAGE DU CHACAL

47

grimaces et aux ruses dont il est coutumier. Ce comportement n'est pas des
tiné à ridiculiser le vrai Jâlib - même si dans la pratique il est souvent ressenti
de cette façon — , mais à signifier l'incomplétude du personnage et de son
savoir.
S'il en est bien ainsi, si le dib est bien dépositaire d'un même type de
connaissance que le Renard Pâle, sa parole, sur un plan plus concret, doit
être altérée d'une manière identique. Tel semble bien en effet être le cas, et
c'est sans doute en ce sens qu'il faut interpréter ces détails déjà mentionnés:
propos inintelligibles, obscénités, signes indéchiffrables tracés sur le carnet.
Quant au cri poussé par le chacal, il est toujours décrit comme très désagréab
le.
E. Lévi-Provençal relève dans la langue populaire deux termes relatifs
au hurlement du chacal, et qui vont dans ce sens : kawan, qui prend aussi le
sens de "se traîner, aller de travers"; et 'awwag, qui signifie "hurler" (cha
cal) et "chanter" (coq), et d'où dérive le terme 'awwaga, "coqueluche"37.
Dans cette optique, on est donc fondé à supposer qu'il existe, comme
pour le Renard Pâle, un lien direct entre cette "parole mauvaise" du dib, et
les vols qu'il commet: le dib serait celui qui a tenté de s'approprier le pouvoir
du créateur, ce qui est suggéré par le vol mythique du premier mouton; qui
en a été puni ; mais à qui la connaissance — ou la parole — ainsi acquise n'a
pas été entièrement retirée. L'interprétation pourrait être identique en ce qui
concerne les contes du chacal jâlib, dont il a déjà été question ; rappelons que
c'est toujours après avoir consommé, ou tenté de consommer, des aliments
célestes (vol de la Parole du créateur) que le chacal est précipité au sol (chute
et châtiment), et qu'il se fait passer pour un, tàlib (connaissance mensongère).
3. L'inceste.
De nombreux faits liés, dans la mythologie dogon, à la personnalité du
Renard Pâle, ont déjà été évoqués. Mais il en est un que nous n'avons pas
encore mentionné ici, et qui les domine tous: c'est l'inceste.
Selon la version du mythe présentée dans Dieu d'eau, Amma avait doté la
Terre, son épouse, d'un vêtement de fibres végétales pour cacher son sexe,
figuré par une fourmilière. Or la parole d'Amma, la première qui fût révélée
à la Terre, était contenue dans l'humidité fixée à ces fibres. Désireux de s'ap
proprier
cette parole, le Chacal — rappelons que c'est sous ce nom qu'avait
été désigné le Renard Pâle dans cette première version du mythe — fut
conduit à pénétrer dans la fourmilière:
En effet le chacal, fils déçu et décevant de Dieu, désira la posséder et mit la
main sur les fibres qui la portaient, c'est-à-dire sur le vêtement de sa mère. Celle-ci
résista, car c'était là geste incestueux. Elle s'enfonça dans son propre sein, dans la
fourmilière, sous l'apparence d'une fourmi. Mais le chacal la suivait; il n'y avait
d'ailleurs pas d'autre femme à désirer dans le monde38.
37. E. Lévi-Provençal, Ouargha, p. 238.
38. M. Griaule, Dieu d'eau, p. 19, éd. de 1966.
48

ANDRÉ BONCOURT

Cet événement considérable domine et résume à la fois tous les autres
méfaits dont Ogo s'était rendu coupable; il entraîna la nécessité d'une purifi
cation et d'une réorganisation du monde, ce qui fut l'œuvre de Nommo. De
ce point de vue, l'inceste commis par Ogo est équivalent de ses vols; il est
une autre manière d'exprimer sa tentative de s'emparer de la création et du
pouvoir d'Amma, ou de pénétrer les secrets de son savoir.
Le parallèle établi jusqu'ici entre le Renard Pâle et le dib serait sérieus
ement
mis en cause s'il n'était également confirmé sur ce point essentiel: le
chacal maghrébin est-il lui aussi l'auteur d'un inceste mythique? Nous
n'avons trouvé la mention explicite d'un tel inceste ni dans la littérature
populaire consacrée au chacal, ni dans les descriptions des coutumes maroc
aines, ni dans l'ouvrage pourtant très documenté que R. Brunei a consacré
aux 'îsàwa, ni enfin dans l'observation du rituel de cette confrérie. Seuls deux
récits décrivent brièvement l'inceste commis par le chacal; mais avant de les
relater, il convient de faire une remarque sur la rareté de cette information.
D faut noter en effet que l'idée même de l'inceste provoque un retentissement
tel dans les consciences individuelles ou collectives, que même sa simple évo
cation
est fortement censurée. Il se peut que ce thème figure en bonne place
dans toutes les formes d'expression de la pensée populaire maghrébine , mais
enfoui sous un voile épais d'euphémismes, d'équivalences ou d'allusions ésotériques, qui en rend le déchiffrement quasi impossible à la majorité des
autochtones comme des observateurs étrangers ; peut-être une enquête menée
dans cette prespective permettra-t-elle de confirmer cette hypothèse. Les
deux informations qui suivent paraissent cependant suffisamment précises
pour qu'il soit possible d'affirmer que, sur ce chapitre également, l'identité
dib-Kenard Pâle se confirme.
La première mention d'un tel inceste nous est rapportée par V. Pâques.
Dans la cosmogonie des Matmata, le chacal monte à deux reprises, nous
l'avons vu, dans la lune pour en dérober un morceau. Après ce vol, il "des
cendit sous terre, épousa une femme génie qui réside dans les profondeurs,
puis remonta et épousa sa mère. De cette union sont issus les animaux
actuels, fruits de l'inceste"39. Il ne nous a pas été possible de retrouver l'équi
valent algérien ou marocain de ce conte tunisien ; existe-t-il ? Il serait cepen
dant
étonnant que les significations contenues dans ce récit soient propres au
seul Sud tunisien, tant la littérature populaire, et notamment le cycle des
contes du chacal, est cohérente au niveau de l'ensemble du Maghreb.
Le deuxième récit nous a été communiqué par un 'isàwi de Meknès, qui
était censé répondre à la question: "Qu'a fait le chacal, tout au début du
monde?" Nous le relatons intégralement, en y laissant incluses les quelques
interventions que nous y avons faites.
Noé avait embarqué tous les animaux dans son bateau, sauf le chacal qui ne
voulait pas venir. Puis, quand il a vu qu'il restait tout seul, le chacal a pris peur et avoulu rejoindre Noé. Mais la barque s'était déjà éloignée. Alors il se mit à pleurer:
39. V. Pâques, L'arbre cosmique, pp. 414-416.
LE PERSONNAGE DU CHACAL

49

«Comment vais-je aller dans la barque? Vous êtes loin! Je veux venir avec vous».
Noé lui tend la main, de loin, et dit: «Regarde en direction de ma main, et marche
sur cette ligne ». Par confiance, le chacal a marché sur l'eau, on aurait dit qu'il marc
hait sur la terre. Puis, quand il fut tout près, Noé a dit: «Saute, chacal! » II a sauté
dans la barque et est resté avec les autres animaux.
Quand la barque est arrivée sur la terre, Noé a dit à tous les animaux de des
cendre.
Ils sont descendus. Il y avait là une forêt. Noé a parlé au lion en premier:
«Tu trouveras dans la forêt une lionne pour te marier». Le lion demande: «Comm
entvais-je vivre ? — Tu vas être le roi des animaux. » A chaque animal, Noé a dit
quelque chose. Au mouton : « Tout le monde mangera ta viande. Derrière toi, il y a
le plus mauvais. Si tu ne fais pas attention, il entre dans la bergerie, t'attrape la
gorge, te tue, te mange et s'enfuit». Le mouton répond: «Je veux le tuer maintenant
avant qu'il ne tue les autres. — Non, mon fils, il sera tué par une autre personne».
Le chacal est sorti le dernier de la barque : « Et moi ? — Toi, tu vas vivre dans la
forêt. Tu ne seras pas mangé par les gens, parce que tu es mauvais. Tu seras jeté aux
morts».
— Quelle est la mauvaise action que le chacal a commise?
Le chacal avait fait quelque chose de mal: avant le départ, il avait déféqué à
côté de la barque; çà sentait mauvais. Alors Noé, en brandissant son bâton, lui a dit:
«Tu resteras toujours mauvais!»
— Mais quelle est sa plus mauvaise action?
C'est après sa sortie de la barque. Un jour, il a eu envie d'une femme. Il n'a
trouvé que sa mère; il est monté sur sa mère. Quand il a eu fini, sa mère a dit: «Tu
as fait une grave histoire. Je vais aller trouver Sidna Nuh et lui dire ce que tu m'as
fait». En pleurant, elle va trouver Noé, lui raconte ce qui s'est passé, et demande:
«Gomment vais-je' vivre à présent?» Noé répond: «Tu ne peux pas réparer cela.
C'est la destinée de Dieu. Parmi les chiens et les chacals, il y en aura toujours qui
coucheront avec leur mère ou avec leur sœur». C'est cela que le chacal a fait de pire.
Le narrateur a pris bien soin, à l'issue du récit, de préciser qu'à son avis
le chacal de cette histoire n'avait rien à voir avec le dib des Ъаииа. Il est pro
bable qu'il s'agit de l'un de ces procédés de censure, conscients ou non, dont
nous avons parlé. De même, il faut noter la difficulté avec laquelle l'élément
essentiel, en ce qui concerne le chacal, a été livré.
Au niveau de la connaissance courante des mœurs de l'animal chacal,
les rbàwa interrogés ne font aucune difficulté à reconnaître qu'il s'accouple
avec n'importe quelle femelle, fût-ce sa mère. On dit: "Le chacal n'a pas de
mère; il ne connaît ni sa mère, ni sa sœur". On précise avec mépris: " Û s'a
ccouple
avec sa mère, sa sœur, et la femme de son frère". Il est à noter que,
dans cette cascade de l'inceste, on ne mentionne pas la fille du chacal; cet
oubli, qui n'en est sans doute pas un, renvoie probablement à un autre trait
caractérisant le chacal: il est stérile. On dit encore: "Le chacal esfrse^ul;
comme il n'a pas de mère, il n'a pas d'enfants".
Jusqu'ici, nous avions vu le chacal comme un personnage plutôt sympat
hique, dont les ruses, les farces, les larcins, les mensonges même provo
quaient la gaieté et le rire. Nous voyons à présent émerger un aspect différent
50

*

ANDRÉ BONCOURT

de sa personnalité: il est mauvais. Non seulement il vole et ment, mais son
odeur, comme toute sa personne, est mauvaise, et il a commis l'inceste, l'acte
le plus reprehensible qui soit; il est coupable du plus grand des méfaits —
d'un point de vue éthique — , des plus grands désordres — en se référant
cette fois au plan cosmique. Il est vrai que cet aspect n'apparaît pas comme
dominant dans le rituel des Ъаииа, d'où l'inceste, répétons-le, paraît absent;
mais le caractère malfaisant du personnage perce cependant dans le mépris
dont il est victime, et dans le rite par lequel, à la fin du musim, il est mis à
mort.
L'inceste n'apparaît pas non plus explicitement dans la littérature ou les
fêtes populaires, mais il semble y être remplacé par des actes qui sont autant
de ruptures d'interdits, et peuvent à ce titre en être considérés comme des
équivalents. En voici quelques exemples. Le chacal fait un faux témoignage,
ou le fait faire à son frère, tout en jurant "par Dieu et par le Chraa", se
rment
le plus grave qui soit, qu'il dit la vérité40. Il vole la personne à laquelle
il a demandé l'hospitalité41. Ayant labouré et cultivé un champ en associa
tion
avec la brebis (ou encore la bergeronnette), il procède au partage, qui
est comme on sait un moment capital, tant sur le plan concret que le sur le
plan religieux et symbolique : or il garde pour lui les quatrercinquièmes de la
récolte, voire la totalité42. Dans le même ordre d'idées, ayant pour compa
gnon lion, avec qui il a capturé une vache, il inverse les parts, portant chez
le
lui les meilleures, et réservant les plus petites au lion43. Il refuse de partager
le butin volé avec la complicité du hérisson44. Chose curieuse, il demande la
fourmi en mariage, ce qui n'est guère dans l'ordre des choses45. Enfin, nous
l'avons vu, il prétend accéder au monde du haut, et même consommer des
aliments célestes, ce qui, pour l'animal terrestre qu'il est, constitue peut-être
la rupture d'interdit la plus lourde de conséquences.
Ce qui est significatif, c'est le désordre occasionné par le chacal; néan
moins, c'est souvent au plan moral que se situent les narrateurs. A l'instar du
dib des 'îsâwa, et contrairement au Renart médiéval, le chacal des contes et
des coutumes populaires connaît souvent, au cours ou à l'issue de ses avent
ures, des situations tragiques, présentées comme des punitions. Nous aurons
l'occasion de revenir sur les châtiments qu'il subit. Mais pour en terminer
avec ce point, où nous avons voulu montrer que le chacal est l'être qui com
met les pires méfaits et cause les pires désordres, en un mot, qui a commis
l'inceste, nous rappellerons que les conteurs, même lorsque dans leurs contes
40. Le chacal et le bouc, E. Lévi-Provençal, Ouargha, pp. 145-146.
41. Conte-randonnée cité par H. Basset, Essai, pp. 192-193.
42. Le chacal et la brebis, E. Lévi-Provençal, Ouargha, pp. 135-136; La bergeronnette, le chacal et le
lévrier, V. Loubignac, %аёг, pp. 270-271.
43. Le lion et le chacal, V. Loubignac, £аёг, pp. 334-338.
44. H. Basset, Essai, p. 216.
45. Ibid. p. 232. Sans vouloir pousser trop loin l'interprétation ni chercher, si l'on ose dire, la petite
bête, le fait que le chacal désire épouser la fourmi, qui du reste le refuse, n'est peut-être pas indépendant
de la version soudanaise du mythe de l'inceste : chez les Dogon, c'est la fourmilière qui figure le sexe de la
Terre, mère du Renard Pâle.
LE PERSONNAGE DU CHACAL

51

il n'est nullement question d'animaux, terminent volontiers par des formules
de malédiction. Ces formules sont destinées, dit H. Basset, à les protéger des
mauvaises influences dues au fait de conter, en les faisant passer dans le corps
d'un animal déterminé ; or c'est précisément à l'animal le plus malfaisant qui
soit, le chacal, qu'elles s'adressent presque toujours. En voici trois exemples:
Le chacal, que Dieu le maudisse ! Nous, que Dieu ait pitié de nous ! Le chacal va
dans la forêt; nous, nous allons sur la route. Il nous frappe avec un beignet, nous le
mangeons. Nous le frappons avec une pioche, nous le terrassons.
Mon conte est terminé:
Mes ressources ne sont pas épuisées.
Le chacal va dans le petit bois, le petit bois;
Moi je vais sur le chemin, le chemin.
Il m'a frappé avec une figue noire, je l'ai mangée;
Je l'ai frappé avec un morceau de sel, je l'ai brisé.
Mon histoire est finie.
Je l'ai racontée aux fils de nobles;
Nous, que Dieu nous fasse miséricorde!
Les chacals, que Dieu les extermine46!

4. Le trio lion-lionne-dib
Lionne, lion et dib forment chez les 'îsâvua un trio complexe, et pour
mieux comprendre leurs relations, qui restent pour nous assez énigmatiques,
la littérature populaire ne nous sera pas d'un grand secours. S'il est possible
en effet d'identifier terme à terme tous les traits essentiels qui caractérisent le
dib et le chacal des contes, il n'en va pas de même pour le personnage du
lion: on le voit fréquemment berné ou mis à mal dans les contes, alors qu'il
règne sans partage chez les "xsâwa. Quant à la lionne, elle est tout simplement
absente, à de rares exceptions près, des contes maghrébins. Les éléments que
nous possédons sur la triple relation entre ces personnages constituent un
puzzle dont trop de pièces manquent pour qu'il soit possible de le reconsti
tuer manière satisfaisante. Aussi nous bornerons-nous à dégager les direc
de
tions les plus sûres, et à suggérer pour le reste quelques interprétations.
En milieu populaire, le lion est X'isâwi par excellence, le personnage
central du rituel de la confrérie, craint et respecté de tous. Il est l'Homme47,
46. H. Basset, Essai, pp. 107-108.
47. Nous avons déjà vu qu'on attribue au lion, selon les cas, le nombre 3 ou le nombre 4. D'après
Brunei, on4ui associe aussi le nombre 5: "Dans chaque /a 'г/â, le nombre des lions est toujours supérieur à
dix" (Essai, p. 174). On voit que le système symbolique des nombres est ici peu cohérent, ou alors bien
hermétique. Cela ne signifie pas pour autant que les nombres n'ont aucune valeur symbolique. Voici à
titre d'exemple les explications fournies par un 'ïsâwî de Meknès: "L'homme est 4, la femme est 3. C'est
pour cela qu'il y avait, au début, 3 lionnes et 4 lions. Les bnâder (tambours sur cadre) sont la femme, c'est
pourquoi il y en a 3 (dans l'orchestre des Ъаьиа); on en joue assis, comme la lionne est assise sur la terre.
Les jbula (tambours à deux peaux) sont l'homme; ils sont 4, et on joue debout, de même que le lion est
toujours debout. C'est pareil pour la gayla (hautbois): elle a 4 trous en bas, qui sont la femme, et 3 en
haut, qui sont l'homme".
I
52

ANDRÉ BONCOURT

l'époux de la lionne. La danse des lions et des lionnes, à laquelle ne partici
pent
jamais les jeunes, et qui s'effectue lors des processions du mûsim comme,
durant l'année, à la fin des Ulát, est généralement présentée comme un jeu ou
un combat, mais signifie toujours le mariage. On dit parfois du lion qu'il est
le Forgeron.
La lionne est la Femme, et la Terre. C'est pourquoi elle est souvent
assise, accroupie, ou allongée au sol. Elle se couche sur le dib pour le proté
ger,
comme sur le plat de zammita ou sur la frisa pour empêcher qu'on ne les
lui vole. La lionne est la mère du dib, dont elle prend le parti face au lion, et
à qui elle permet de fuir.
Le dib est donc le Fils ; on dit que la lionne est sa mère, mais on ne pré
cise jamais que le lion est son père. Nous n'avons jamais relevé aucune ment
ion d'un inceste entre le dib et la lionne. Est-ce pourtant à cela qu'on fait
allusion quand, évoquant la crainte que le lion inspire au dib, on dit que
celui-ci "se cache dans la terre"? Et que peut signifier la scène dans laquelle
la lionne se couche sur le dib, qui passe sous ses cuisses pour s'enfuir? Il faut
reconnaître qu'y voir une allusion à l'inceste constituerait une hypothèse bien
aventureuse. En fait, une autre explication nous a été donnée ; elle demande
encore à être confirmée, mais il semble qu'elle ait quelque chance d'être
valable. Le dib est le sang de la lionne, c'est pourquoi son chapeau est rouge.
Il est le sang menstruel, c'est pourquoi il est mauvais et méprisable; mais il
est aussi le sang du mariage, et c'est pourquoi, quand il sort sous la lionne, on
dit que la danse des lions et des lionnes, qui est comme leur mariage, est te
rminée.
Le dib qui sort, avec son chapeau rouge, c'est comme le pantalon
rouge de la mariée qu'on montre aux invités, et qui annonce que le mariage
est consommé.
Cette information qui, soulignons-le encore, émane pour l'instant d'une
source unique, semble corroborée par d'autres représentations, largement
confirmées celle-là. En effet, le dib est aussi identifié au prépuce, gilda; c'est
d'ailleurs ce trait qui explique le mieux le mépris qu'il inspire, et le terme
gilda revient souvent dans les quolibets qu'on lui adresse. Or, un parallélisme
étroit est établi au Maghreb entre la circoncision et le mariage ; on dit, que
"la nuit du mariage, c'est la circoncision de la femme", et l'on ajoute: "Le
prépuce et le sang de la mariée, c'est la même chose". Nous avons donc les
conceptions suivantes: d'une part, la circoncision est identifiée au mariage, et
le prépuce au sang de la mariée; d'autre part, la circoncision est identifiée
aux menstures, car le prépuce est mauvais et impur comme le sang
menstruel :
circoncision = mariage
'■
ï
.
sang de la
mariée
—-*-

circoncision = menstrues
.
prépuce

••—■»•

*
sang
menstruel
LE PERSONNAGE DU CHACAL

■

53

Notons aussi que le dib est encore assimilé au soleil, ce qui est à mettre
en relation avec les ampoules qui ornent parfois sa šašiyya, avec la couleur
rouge de cette dernière, et aussi avec ses déplacements au milieu de la .tâ'ifa
lors des cortèges du mûsim: on dit que "le dib traverse l'aire de la danse
comme le soleil traverse le ciel". Or, comme le prépuce, le soleil est de
nature féminine; ainsi s'expliquent les boucles d'oreilles et les bracelets que
porte le dib.
On ne sera pas étonné de retrouver chez les Dogon des thèmes très voi
sins:
la nature féminine du Renard Pâle ("Le dieu Amma avait trois
femmes: le termite, la fourmi et le chacal"48; sa relation au prépuce (Ogo est
le premier circoncis), au soleil (le soleil est un morceau du placenta d'Ogo49);
et aussi l'analogie entre la circoncision et les menstrues: "Le circoncis qui
saigne est ригщ impur, comme s'il était en état de menstruation. La circonci
sion dite апап puniâ, «menstrues des hommes»; les circoncis sont isolés
est
pendant leur retraite comme les femmes le sont chaque mois"50.
Revenons à présent à notre trio, pour en terminer l'analyse. La relation
dib-lion se caractérise par un antagonisme irréductible, le premier étant sans
cesse en butte à l'hostilité agissante du second, et subissant sa loi. Or, nous
l'avons vu, le lion est parfois assimilé au Forgeron. Cette figure complexe du
Forgeron a été étudiée notamment par V. Pâques dans son Arbre cosmique;
elle est omniprésente dans toute l'Afrique du nord-ouest. Sommairement, le
Forgeron, à la fois sacrificateur et sacrifié, est le principal artisan de la purifi
cation et de la réorganisation du monde. Chez les Dogon, un rôle similaire
est joué par Nommo, l'une des premières créatures d'Amma, et assimilé lui
aussi, dans certaines versions du mythe, au Forgeron. C'est lui qui poursuivra
et punira Ogo, lui qui sera sacrifié, et qui transmettra' la vie à la terre: "Le
Forgeron [...] enseignera aux hommes sur la Terre du Renard les techniques
nécessaires à leur vie [...]. Ces techniques, et notamment l'agriculture, auront
toutes une valeur de réparation des désordres causés par Ogo"51.
L'antithèse dib-lion peut donc apparaître comme la réplique de l'antithèse Ogo-Nommo, le lion-Forgeron symbolisant, comme le NommoForgeron, le nouveau monde face à l'ancien, figuré par le dib ou le Renard
Pâle.
Mais il semble qu'on puisse voir en outre dans le lion maghrébin un
autre aspect, qui le rapprocherait cette fois du dieu créateur lui-même de
l'Amma des Dogon. Dans ses aventures, qui l'opposent le plus fréquemment
au chacal, le lion des contes, nous l'avons vu, n'a pas toujours le dessus: il
arrive que le chacal morde le lion, lui mange un morceau de fesse, voire qu'il
le dévore tout entier. H. Basset note que "le chacal est friand de la chair du
lion"52, ce qui peut rappeler la nourriture céleste à laquelle prétend le chac
al, et aussi le vol du mouton, lors de la première frisa des 'îsàwa. En somme,
48. H. Tegnaeus, Le héros civilisateur, p. 27, n. 6.
49. 1л Renard Pâle, notamment p. 251.
' •
50. Ibid. p. 233.
51. Ibid. p. 233.
52. H. Basset, Essai, p. 221.
54

ANDRÉ BONCOURT

le lion des contes n'est peut-être pas aussi dissemblable de celui des Isâwa
qu'il n'y paraît de prime abord. Plutôt que de voir dans l'alternance de ses
victoires et ses échecs face au chacal le portrait instable d'un personnage un
jour vainqueur, un jour vaincu, nous préférons suggérer une autre explica
tion: victoires du lion signifient sa puissance, tandis que ses "échecs" ren
les
voient
non à sa déchéance, mais à une quête du chacal, qui tente de
s'approprier une partie de cette puissance. Le goût du chacal pour la chair
du lion, le vol du mouton, le séjour ou le repas céleste, tout cela pourrait ne
former qu'une série d'équivalences, l'antagonisme lion-chacal étant cette fois
similaire de celui qui oppose, chez les Dogon, Amma à Ogo, et qui valut à ce
dernier sa déchéance.

5. La fin du chacal. Sa fonction.
Nous avons vu Ogo châtié par Amma et par Nommo, amputé de sa
parole, transformé en Renard Pâle, et condamné à vivre sur la terre, incomp
let stérile; dans certaines versions, il est mis à mort: "Ainsi est souligné le
et
fait que la circoncision d'Ogo, due à ses agissements et à sa révolte, a préludé
à sa transformation en Renard et à sa mort, qui interviendra sur Terre pour
des raisons analogues"53. De même, nous avons relaté comment, chez les
'îsàwa, le dib est malmené, à la fin du mûsim, par les lions qui viennent s'assu
rer
qu'il ne bouge ni ne respire plus: on ne le reverra qu'au musim suivant.
Certains Isâwa expliquent qu'il s'agit là d'une mise à mort symbolique ; mais
la plupart insistent sur le fait que le dib n'est pas mort, mais seulement
"comme mort". La distinction est-elle significative, et de quoi? Elle semble
en tout cas suggérer que la fin du dib est plus une exclusion, temporaire,
qu'une mise à mort; ou encore que la mort, si mort il y a, n'est pas définitive.
Cette notion est également perceptible dans les contes, où le chacal sort tan
tôt indemne de ses démêlés avec ses adversaires, tantôt y laisse du poil, de la
peau, de la chair ou de la queue, et tantôt y perd la vie. Plus significatif
encore est le sort qui lui est réservé dans certaines coutumes populaires, et
notamment celles qui concernent les feux de Vášům54. Voici la description de
l'une des cérémonies les plus complètes du genre:
Les Ait Bou Mg ont coutume d'organiser des chasses rituelles à l'occasion de
leurs solennités religieuses. En particulier à l'approche de VAchoura, ils font une bat
tue afin de capturer un chacal vivant. Ils le ramènent au village et l'enferment dans
la maison commune jusqu'au deuxième jour de la fête qui est celui de l'expiation. Ce
jour-là, à la brune, une véritable troupe s'organise: elle comprend vingt rrma avec
leurs armes, quinze gens du commun, cinq notables et cinq femmes "courageuses et
agiles" groupés autour d'un moqaddem tenant le chacal en laisse. En observant le plus
profond silence* la troupe se glisse dans les ténèbres et gagne en courant les abords
53. Le Renard Pâle, p. 271.
54. Voir surtout l'étude publiée par E. Laoust dans Hespéris, I, 1921 : Noms et cérémonies des feux de
joie chez les Berbères du Haut et de l'Anti-Atlas.
LE PERSONNAGE DU CHACAL

55

du village- le plus proche où sans perdre de temps le moqaddem égorge le chacal. Le
sacrifice accompli, les rrma déchargent aussitôt leurs armes tandis que les femmes
poussent des you-you. Mais avertis par ces cris, les gens aux aguets tirent à tout
hasard vers la petite troupe qui s'enfuit à toutes jambes. Bientôt un émissaire, arri
vant du village sur le territoire duquel le chacal a été égorgé, vient s'enquérir du
résultat de la fusillade. S'il se trouve un ou plusieurs blessés parmi les fuyards, le cha
cal reste pour compte au village qui l'a sacrifié. L'opération est régulière dans le cas
contraire. L'envoyé rend compte aux ineflas du résultat de sa mission. Si ce résultat
n'est pas conforme à leurs vœux, ils décident de se débarrasser du cadavre au plus tôt
et d'aller le jeter sur le territoire d'un autre village. Cependant, pour être valable,
l'opération devra être conduite selon un rituel identique à celui que l'on a observé
pour l'accomplissement du meurtre55.
D'autres cérémonies dites d'"expulsion du chacal" se terminent par la
mise à mort de l'animal qui est, selon les régions, lapidé, égorgé, noyé, brûlé,
enterré. Mais parfois il n'est qu'expulsé du territoire, que ce soit en chair et
en os, ou sous la forme d'une effigie d'argile, d'un mannequin recouvert de
loques, ou simplement d'un brandon ou d'une pierre. Dans de nombreux cas,
comme l'illustre le récit rapporté ci-dessus, un véritable combat oppose deux
groupes, le vaincu étant contraint de recueillir le chacal, sa dépouille ou son
image, quitte à lui de tenter de s'en débarrasser dans un autre combat. Ce
qui est constant, c'est l'idée que l'expulsion du chacal est nécessaire pour que
l'année soit bonne, et, plus précisément, pour protéger les troupeaux et favo
riser les cultures.
A tous ses niveaux d'expression, la pensée populaire présente donc le
chacal comme un être malfaisant qui mérite châtiment; mais s'il est le mal, il
semble être un mal nécessaire, et jamais sa disparition n'est conçue comme
définitive, comme si sa présence continuait à être indispensable à la bonne
marche du monde. Quelle fonction doit-il donc remplir?
Les coutumes des feux de Vâsurâ apportent une première réponse à cette
question: le chacal représente la stérilité et la sécheresse56, et son expulsion,
en une relation antithétique, favorise l'agriculture. C'est pourquoi on le
dépose hors des limites du territoire: le territoire voisin est ici équivalent
d'une terre non défrichée, c'est-à-dire de la brousse, qui est son domaine. Ces
mêmes conceptions sont exprimées clairement chez les Dogon, pour qui le
Renard est, par les désordres mêmes qu'il cause, un agent nécessaire au déve
loppement
de la vie sur la terre: "II faudra purifier le sol desséché par l'in
ceste pour le rendre à nouveau fécond [...]. Les hommes suivront le Renard,
et purifieront de nouveaux espaces en délimitant de nouveaux champs [...],
empiétant progressivement sur le domaine du Renard [...]. Le Renard quit
tera alors les lieux et se réfugiera dans la brousse inculte, son domaine"57.
Cette fonction du Renard s'éclaire lorsqu'on sait qu'il est descendu du ciel
sur la terre qu'il a "formée et ensemencée"58: il fut en somme le premier
55.
56.
chaque
57.
58.

E. Laoust, Feux de joie, p. 312.
A propos de l'expulsion du chacal, E. Laoust note : " Ils prétendent que les sources tariraient si
année ils n'avaient soin de se conformer à cet usage" (Feux de joie, p. 312).
Le Renard Pâle, p. 269.
Ibid. p. 276.
ANDRÉ BONCOURT

56

agriculteur; mais son agriculture, comme sa parole, restera sèche et incomp
lète, de même que son union incestueuse avec la Terre ne produira que Ls
êtres imparfaits. Cette relation antinomique qui est faite entre le Renard Pâle
ou le chacal et la fécondité des champs et des êtres, éclaire à son tour la
démarche des femmes qui, au mûsim, demandent au dib des "isâwa d'intercé
der
auprès de Dieu pour qu'elles soient fécondes; elle est également notée
pour l'Algérie par J. Servier qui souligne: "Le chacal [...] régit le domaine
de la magie féminine et de la fécondité"59.
Il paraît cependant nécessaire de préciser davantage la nature de cette
fonction que remplit le chacal. H est, nous l'avons dit, un animal de la terre,
au même titre que le Renard Pâle qui s'y fixa définitivement après sa chute.
Mais il est également en relation avec le monde souterrain. Rappelons que
chez les Matmata de Tunisie, il épouse d'abord sous terre un génie féminin,
avant de remonter et d'épouser sa mère. De même, chez les 'îsâwa, c'est dans
la terre qu'il se cache. Enfin, c'est sans doute en ce sens qu'il faut interpréter
les nombreux ravins, grottes ou puits desquels remonte le chacal des contes.
Or, fils de la Terre et personnage chthonien, le chacal est aussi un fils déchu
du ciel. On ne saurait alors s'étonner qu'il joue un rôle d'intermédiaire entre
ces deux mondes. Chez les Dogon, Ogo effectue au cours de sa quête trois
allers et retours entre le Ciel et la Terre; Ogo- Renard est celui qui "monte et
descend"60. Cet aspect de la fonction du chacal est-il aussi apparent au
-Maghreb? Est-il,, lui aussi, un intermédiaire entre le haut et la bas?
L'un des indices les plus clairs à ce sujet est l'association, courante au
Maghreb, qui est faite entre Гагс-en-ciel et le chacal. E. Laoust relève l'e
xpression
berbère: tamgra n-uššen, "le mariage du chacal", et commente:
"expression par laquelle les Berbères désignent un ensemble de phénomènes
météorologiques: formation de Гагс-en-ciel et chute d'une pluie fine dans un
ciel ensoleillé. Au moment où ces phénomènes se produisent, on dit qu'un
chacal se marie quelque part, et c'est en l'honneur de ce mariage que le ciel
se met en fête"61. Parlant des Rogations chez les Matmata, V. Pâques note:
"Ce mythe [de l'union entre le chacal et le génie] est lié aux Rogations, pen
dant lesquelles les enfants chantent: Au moment où le soleil et au zénith, il
pleut sans nuage. О ma tante la pluie, tombe, tombe, car mes cheveux sont
imprégnés d'huile d'olive; c'est le mariage du chacal"62. Or si Гагс-en-ciel
est un phénomène caractérisé par la conjonction des deux éléments soleil et
eau, il est aussi conçu comme un trait d'union entre le ciel et la terre. Une
association identique existe chez les Dogon: "Les rayures du corps et de la
face d'Ogo sont associées- aux couleurs de Гагс-en-ciel, symbole du lien unis
sant le Ciel et la Terre"63.
Dans les contes populaires, le thème du chacal qui effectue des trajets
entre le haut et le bas apparaît fréquemment: on ne compte plus le nombre
59.
60.
61.
62
63.

J.
Le
Б.
V.
Le

Servier, Les portes de l'année, p. 38.
Renard Pâle, p. 478.
Laoust, Mots et choses berbères, p. 189.
Pâques, L'arbre cosmique, p. 416.
Renard Pâle, p. 178.
LE PERSONNAGE DU CHACAL

57

des collines qu'il dévale et remonte, des grottes dans lesquelles il pénètre, ou
des puits d'où il émerge. Ce thème est encore plus clairement illustré dans la
série des contes du chacal fâlib, où son ascension dans le ciel se termine inva
riablement
par une chute sur terre ou dans l'eau.
Chez les 'îsâwa, le pouvoir de divination que manifeste le dib paraît sans
aucun doute lié à sa fonction de médiateur. Mats il y a plus. Aux processions
du musim, le dib est le seul à pouvoir circuler à sa guise dans et hors de Taire
où progressent danseurs, notables et musiciens de la fâ'ifa. Or cette aire où
évoluent les Ъаииа, d'ailleurs sacrée au même titre que le sol d'une mosquée
ou d'un marabout, est considérée comme se situant en haut, par opposition à
celle où stationnent les spectateurs, qui est en bas. Le manège du dib, qui
entre et qui sort, est donc à transposer sur un plan vertical; les 'tsâwa disent:
"Le dib entre et sort, c'est comme s'il montait et descendait".
Il faut considérer en outre la signification du bâton dont le dib se sert
pour marcher "comme un vieux", adoptant une démarche claudicante.
Si l'on en croit C. Gaignebet, la boiterie est associée, dans la pensée
mythique, à la rencontre et au mariage d'un être humain avec une fiancée
surnaturelle, ou, plus généralement, à un être servant d'intermédiaire entre
deux mondes, l'idée centrale étant qu'il n'y a pas d'échange possible entre
deux moitiés absolument semblables. Évoquant entre autres le grand pied de
Berthe, l'orteil blessé de Gargantua, le pied enflé d'OEdipe et le bâton de
Saint Christophe, il conclut: " II nous est difficile de ne pas voir là les diverses
facettes d'une pensée mythique qui associait la boiterie ou la démarche asy
métrique
à l'accès à l'autre monde. C'est, chez les Grecs, le thème du monos
andale:
un pied chaussé, l'autre nu, il possède les conditions d'asymétrie
indispensables pour assurer une circulation, un échange, un passage"64, et
rappelle que le mythe de l'androgynie manquée est du même ordre d'idées:
c'est bien en effet la "boiterie" d'Ogo que d'être né sans sa jumelle.
N'y a-t-il pas quelque abus à faire du dib un intermédiaire cosmique
parce qu'il porte un bâton et s'en sert pour marcher? Il est vrai que l'indice
est un peu maigre, et il ne saurait de plus être question de réduire à cette
seule dimension l'ensemble des représentations dont le bâton est le support
au Maghreb. Cependant nous trouvons une fois encore dans la littérature
populaire des éléments qui viennent à l'appui de notre hypothèse. Un der
nier trait en effet, relatif à ses pattes, est caractéristique du chacal des contes:
très souvent, il boite, à cause d'une épine65, d'un abcès66, parce que le lion
lui a arraché le tendon du jarret67, ou même sans qu'on en donne la raison68.
Voleur, menteur et incestueux, ayant répandu partout le désordre et
l'impureté, le chacal subit donc, à tous les niveaux d'expression, un châti
ment. Chez les 'tsâwa, dans les contes, comme lors des feux de V'asurâ, ce châ
timent,
mise à mort ou expulsion, n'est jamais présenté comme devant
64. C. Gaignebet, Le carnaval, p. 101. A cette série d'exemples, on pourrait ajouter relui de la couvert
ure,
célèbre en France il y a quelques décennies, de Г Almanach du Messager Boiteux.
65. Conte-randonnée du chacal, H. Basset, Essai, p. 192.
66. L'âne, le chacal et la laie, V. Loubignac, Çaër, p. 265.
67. Le renard et le lion, E. Lévi- Provençal, Ouargha, p. 132.
68., Le chacal, le renard et la brebis, ibid. p. 137.
58

ANDRÉ BONCOURT

entraîner une disparition définitive^ car même après sa chute, le chacal a un
rôle à jouer. Assurer un lien permanent entre le monde du haut et celui du
bas, favoriser les échanges nécessaires à la fertilité des champs et la fécondité
des femmes, telle semble bien être cette fonction essentielle du chacal.

A l'issue de cette étude, une première remarque s'impose: il ne paraît
plus possible de souscrire à cette affirmation de H. Basset, selon laquelle "il
ne semble pas que les croyances relatives au chacal, qui sont indéniables,
aient jamais exercé "la moindre influence sur la littérature populaire ber
bère"69.
Bien au contraire, tout porte à croire que la plupart des traits essent
ielssous lesquels apparaît le chacal des Isdwa se rencontrent dans d'autres
régions du Maghreb ainsi que dans d'autres contextes, notamment celui des
contes populaires, et forment un ensemble cohérent. Cela dit, il n'est pas
question de nier la complexité du personnage tel qu'il est dépeint dans les
contes, ni de référer l'ensemble des représentations qui s'y rattachent à un
modèle unique, qui serait valable pour l'ensemble du Maghreb.
En second lieu, il paraît utile de revenir sur les rapprochements qui ont
été faits entre le chacal maghrébin et le Renard Pâle dogon. Rappelons leurs
principaux traits communs:
Renard Pâle

chacal

val des secrets d'Amma
sa mère est la Terre
il commet l'inceste
il possède une connaissance
connaissance imparfaite
parole altérée, mauvaise
lié à la divination
il est le premier circoncis
lié aux menstrues
son placenta est le soleil
nature féminine
lié à la fécondité
sécheresse, brousse
associé à l'arc-en-ciel
il monte et descend
antagonisme Ogo/Nommo-Forgeron

voleur
sa mère est la lionne-Terre
il commet l'inceste
H est jâlib
mensonges, parodie
voix désagréable, obscénités
lié à la divination
il est le prépuce
il est le sang menstruel
il est le soleil
nature féminine
lié à la fécondité
sécheresse, brousse
associé à l'arc-en-ciel
il monte et descend
antagonisme ť#£/lion-Forgeron

Cette série d'analogies paraît toucher l'essentiel de suffisamment près
pour qu'on ne puisse plus mettre en doute la parenté qui unit les deux per
sonnages.
Que le chacal des "isâwa soit le frère du Renard Pâle, ou son hérit
ier, ou son père spirituel, que les influences culturelles se soient exercées dans
69. H. Basset, Essai, p. 211.
LE PERSONNAGE DU CHACAL

59

un sens ou dans l'autre, l'important ici est de constater qu'indiscutablement
les deux personnages appartiennent à la même souche70. Or le Renard Pâle
joue un rôle si déterminant dans le système dogon qu'il semble inconcevable
que sa réplique, le chacal, se trouve isolé dans un système maghrébin qui
serait par ailleurs totalement différent du premier. En d'autres termes, on est
fondé à penser que le chacal maghrébin, dont le dib des "bàwa n'est que l'une
des représentations, est une pièce maîtresse dans un système autochtone,
ancien, résultant d'héritages divers, mais principalement berbère, et qui
serait resté lui-même étroitement apparenté à certains systèmes soudanais.
En somme, on aborde là un problème qui dépasse largement le cadre de la
confrérie des 'bàwa, puisqu'il s'agit de la thèse, soutenue principalement par
V. Pâques dans son Arbre cosmique, de l'existence d'un vaste fonds culturel
commun à toute l'Afrique du Nord et de l'Ouest. Il nous paraît d'ailleurs
essentiel de noter que si les relations entre la Berbérie, le Sahara et le Soudan
occidental, dont l'origine remonte aux époques les plus reculées, ont marqué
la culture populaire de ces régions au point d'y laisser des empreintes encore
largement visibles aujourd'hui, elles n'ont en réalité jamais cessé de s'y exer
cer. Pour en revenir aux 'îsàwa, de nombreux éléments dans leur histoire
comme dans leur rituel attestent cette influence soudanaise. Ainsi, le fonda
teur la confrérie, Sih al-Kamil, a reçu l'essentiel de son initiation mystique
de
dans le Sud marocain, aux confins du désert; c'est au Soudan que certains
récits légendaires situent l'origine des instruments de musique utilisés par la
confrérie; enfin, innombrables sont les emprunts faits à la confrérie des
Gnawa, qui est la confrérie des anciens esclaves noirs, au point qu'une partie
du rituel des 'tsàwa, celle qui concerne la possession par les génies, apparaît
souvent comme une copie pure et simple de celui àcsK-Gnawa.
Cet héritage venu du sud n'est pas particulier à la confrérie des 'îsâwa. Il
a marqué, et marque encore sous le voile de Pístem, l'ensemble des coutumes
et des croyances populaires maghrébines, et entre autres, à des degrés divers,
la quasi-totalité des confréries religieuses marocaines.

70. On ne peut pas ne pas signaler à ce propos d'autres analogies, bien plus troublantes, puisqu'elles
mettent en regard des systèmes fort éloignés dans l'espace. En Amérique du Nord, le Tout-Puissant est
souvent secondé par un Dieu créateur, lequel a pour assistant un Coyote, nommé transformer par les
anthropologues anglo-saxons. M. Schneider résume ainsi les traits principaux du Coyote: "Le transformer
ne paraît être qu'un démiurge. Il est le maître de la matière [...]. Le premier [dieu créateur] est essentiell
ement
céleste, le second est plutôt terrestre [...]. Très menteur et voleur, il se présente parfois même comme
un adversaire de son maître. Par opposition à son maître toujours guidé par l'idée du bien, Coyote fait
naître le mal et prépare la décadence du monde". (M. Schneider, Musique, mythologie, rites, in: Histoire
de la Musique, dir. Roland-Manuel, t. I, p. 140).
Le même auteur relève dans les vieilles mythologies d'Inde d'autres traits qui évoquent irrésistiblement le
chacal ou le Renard Pâle: "Le Chândcnya L'panishad nous décrit le dieu créateur comme un mort chantant;
par opposition à ce mort qui crée la vie, son assistant. Coyote, est un Dieu vivant dont la voix rauque et
-cassée «chante la mort». Il est le détenteur de la matière périssable qu'il peut parfois former, mais qu'il
est incapable d'animer. Au moment où- il cherche à voler, il perd ses ailes et tombe à terre" (ibid. p. 141).
60

ANDRÉ BONCOURT
RÉFÉRENCES

BIBLIOGRAPHIQUES.

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BRUNEL René, Essai sur la Confrérie religieuse des Àîssâoûa au Maroc, Paris, Geuthner,
1926, 258 p., 10 pi. h. -t.
DOUTTÉ Edmond, Magie et religion dans l'Afrique du Nord, Alger, Jourdan, 1909, 617
PDRAGUE Georges, Esquisse d'histoire religieuse au Maroc, Paris, Peyronnet,
1952, 332 p., 8 tabl., 2 с h. -t.
Gaignebet Claude, Le carnaval, Paris, Payot, 1974, 170 p.
GRIAULE Marcel, Dieu d'eau, Paris, Fayard, 1975, (lre parution en 1948), 222 p.,
8 pl.h.-t.
GRIAULE Marcel et DlETERLEN Germaine, Le Renard pâle: le mythe cosmogonique,
Paris, Institut d'ethnologie, 1965, 544 p., 24 pi. h. -t.
Herber Jean, Une fête à Moulay Idriss (janvier 1916). Les Hamadcha et les Dghoughiyyin, Hespéris, III, 2я* trim. 1923, 217-236, 4 pi. h. -t.
LAOUST, Emile, Mots et choses berbères. Notes de linguistique et d'ethnographie. Dialesctes du Maroc, Paris, J.920t 531 p., 4 pi. h. -t.
LAOUST Emile, Noms et cérémonies des feux de joie chez les Berbères du Haut et
de l'Anti-Atlas, Hespéris, I, 1921, 3-66, 253-316, 387-420, 1 с h.-t.
LÉVY-PROVENÇAL Évariste, Textes arabes de l'Ouargha. Dialecte des Jbala, Paris,
Leroux, 1923, , 285 p., 7 pi. h.-t.
LOUBIGNAC Victorien, Textes arabes des £аёг, Paris, Besson, 1952 (ouvrage pos
thume),
594 p.
PÂQUES Viviana, L'arbre cosmique dans la pensée populaire et dans la vie quotidienne du nordouest africain, Paris, Institut d'ethnologie, 1964, 702 p., 17 pi. h-t.
SCHNEIDER Marijus, Le rôle de la musique dans la mythologie et les rites des civil
isations non européennes, in: Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la
musique, t.I, dir. Roland-Manuel, 131-214.
Servier Jean, Les portes de l'année. Rites et symboles. L'algérie dans la tradition
méditerranéenne, Paris, Laffont, 1962, 428 p., 16 pi. h-t.
TEGNAEUS Harry, Le héros civilisateur. Contribution à l'étude ethnologique de la rel
igion et de la sociologie africaines, Stockholm, Pettersons, 1950, 224 p.
Le personnage du chacal chez les 'isawa du maroc  boncourt andré.

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Le personnage du chacal chez les 'isawa du maroc boncourt andré.

  • 1. André Boncourt Le personnage du chacal chez les 'isawa du Maroc. In: Journal des africanistes. 1978, tome 48 fascicule 2. pp. 31-61. Abstract Animal representations play an important role in the Maroccan religious confraternity of the Ъаша, whose practices are often far removed from Moslem orthodoxy. The most striking figure is the jackal, who only appears in ceremonies on the occasion of the annual pilgrimage of the "isdwa to Meknès. Thief, liar, false scholar and hypocrite, he is the protagonist in numerous and coherent representations - elements of which can be discovered in other Moroccan contextes (for example in folk tales) - and has amazing similarities to the Dogon's "Renard Pâle" (Mali). The 'isdwa's jackal is undoubtedly one of the main characters of an ancient religious system, autochtonous, but unquestionably very close to certain Saharan and Sudanese systems and which, in spite of Islam, has survived in the minds and practices of the minds and practices of the people. Citer ce document / Cite this document : Boncourt André. Le personnage du chacal chez les 'isawa du Maroc. In: Journal des africanistes. 1978, tome 48 fascicule 2. pp. 31-61. doi : 10.3406/jafr.1978.1811 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1978_num_48_2_1811
  • 2. J. des Africanistes, 48, 2, pp. 31-61. Le personnage chez les 'isawa du Chacal du Maroc ANDRÉ BONCOURT» LA CONFRÉRIE religieuse des 'îsâxva a été fondée à Meknès, au début du xvp siècle de notre ère, par Sîdî Muhammad b/isá, dit Ših al-Kámil, qui fut disciple de plusieurs saints marocains notoires de l'époque, parmi lesquels Sîdî Atymad al-rfarùî, élève lui-même de Gazulî. La doctrine, ou "voie"(,ton#a), professée par Sih al-Kámil se présente donc comme le prolongement de la doctrine jazoulienne-chadhilienne, qui est la branche la plus répandue du soufisme maghrébin. Outre la pratique de toutes les vertus et l'accomplissement de tous les devoirs qu'exige le Coran, la }aňqa prescrit aux adeptes une discipline rigoureuse, la méditation, et surtout le dikr. par une répétition inlassable du nom de Dieu, accompagnée du contrôle du souffle et des mouvements du tronc, l'adepte purifie son corps, l'affranchit de ses liens matériels, et peut espérer atteindre un état extatique qui le met en communication directe avec Dieu. Cette pratique prend d'ailleurs toute son efficacité lorsqu'elle est col lective. La nouvelle confrérie connut rapidement un très grand succès, surtout dans les milieux populaires. Elle est aujourd'hui l'une des mieux implantées au Maroc, mais s'étend également à tout le Maghreb, et jusqu'en Libye1. La zâiviya (maison-mère) est sise à Meknès, où est enterré le fondateur; l'un de ses descendants est en principe le chef (mizwár) de toute la confrérie. En pratique, chaque .tâ'ifa (groupe, équipe) est autonome, la famille des des cendants de Sih al-Kàmil n'intervenant que lorsqu'un conflit oppose le chef d'une .td'ifa (muqaddim, pi. muqaddimîn) aux adeptes, ou plusieurs muqaddimîn entre eux. Chaque fà'ifa tient normalement une réunion (fratfra) hebdomad aire, organise des séances nocturnes (Ulát, sing, lîla) à la demande des parti culiers, et participe au grand mûsim, la fête annuelle qui réunit autour du tombeau de Sih al-Kámil, au moment du mulud2, tous les adeptes de la confrér ie, quelque région qu'ils viennent. de Ce pèlerinage, comme ces réunions, sont en effet l'occasion pour les adeptes d'exprimer toute la ferveur religieuse et mystique qui les anime. Mais ils sont aussi le lieu de manifestations fort étrangères à l'islam, qui expliquent à la fois l'engouement populaire dont jouit la confrérie, et la • Institut d'ethnologie de l'Université de Strasbourg. 1. Selon un recensement effectué en 1939 au Maroc, le nombre des adeptes de la confrérie dépasserait 20 000, ce qui la situerait en 6*" position sur 23 confréries recensées. Cf. G. Drague, Esquisse de l'histoire religieuse du Maroc, p. 121. 2. Le maulid, solennité commémorant la naissance du Prophète, est célébré le 12 rabi' I" (3r mois de l'année musulmane). Prononcé mulûd. parfois milud, au Maroc.
  • 3. 32 ANDRÉ BONCOURT réprobation, voire la répression, qu'elle suscite de la part des autorités polit iques et religieuses. Parmi ces pratiques, citons: la danse extatique, animéepar un orchestre fort bruyant; l'exhibition spectaculaire de facultés particul ières, comme l'insensibilité au venin, aux tessons de bouteille, aux épines de figues de barbarie ou aux lames de couteau ; la frisa, qui est un sacrifice au cours duquel certains adeptes déchirent à mains nues puis dévorent la chair crue d'un animal fraîchement égorgé, en prenant bien soin de maculer de sang leurs vêtements blancs; enfin, certaines figurations animalières, dont il sera question plus loin. Toutes ces manifestations sont soit étrangères à l'islam, soit en contradic tion directe avec ses préceptes. Les docteurs de la loi musulmane ('ulamá, sing, 'álim), comme d'ailleurs bien des observateurs occidentaux, n'ont voulu y voir que des déviations, outrances ou aberrations, doublées de charlatanerie, l'ensemble étant le résulat de la barbarie et de l'ignorance grossière, et ayant pour effet de jeter le discrédit sur des cérémonies hautement respecta bles elles-mêmes3, dont ces manifestations condamnables ne constitue en raient quelque sorte qu'une excroissance, montrueuse certes, mais en périphérique. Or, et c'est l'hypothèse essentielle sur laquelle repose cette étude, il sem blebien que cette vision des choses soit erronée, et doive même être inversée. On aurait tort en effet de penser que la suppression de ces pratiques rendrait à l'aïssaouisme 4 la "pureté" de ses origines, à supposer qu'elle ait existé, ce qui n'est probablement pas le cas; c'est plutôt sa disparition à brève échéance qui en résulterait. L'aïssaouisme n'est pas un simple héritage du soufisme, que des coutumes marginales et scandaleuses auraient dénaturé. La musique, les serpents, la frisa, les personnages-animaux, n'en sont ni des bavures, ni des épiphénomènes : ils constituent au contraire les éléments essentiels, riches de signification, d'un ensemble organisé de représentations. Profondément syncrétique, l'aïssaouisme résulte en effet de l'interpénétration de deux systèmes: le système islamique, qui n'y joue bien souvent qu'un rôle de paravent; et un système que, faute de mieux, nous nommerons "auto chtone" — sans vouloir préjuger par ce terme de ses origines premières, ni méconnaître toute la complexité de ses composantes -soudanaises, méditerra néennes orientales — , et qui y occupe une position centrale. et C'est à une meilleure connaissance de ce système "autochtone" que nous tentons ici d'apporter une contribution, en étudiant un personnageanimal typique des 'isàwa, celui du chacal (dib, pi. diyâb)5. XI'" siècle de notre ère, lespréciser qu'enpratiques malgré leurissues du soufisme se au sein de l'islam dès le 3. Encore qu'il faille doctrines et réalité, mystiques admission officielle sont toujours heurtées à l'hostilité des 'ulamà. 4. Convenons de nommer ainsi, avec Van Gennep et Brunei, l'ensemble des croyances et pratiques mises en œuvre par la très grande majorité des adeptes de cette confrérie. 5. Pour la commodité, nous utiliserons le terme arabe "<#6" quand il sera question du personnage qui joue, chez les 'îsâwa, le rôle du chacal, réservant le terme "chacal" pour les cas où il s'agit de l'animal "rfi'6" signifie aussi bien exemple mis en scène Au les contes populaires. dans le contexte qui mot lui-même, tel qu'il est par"loup" que "chacal". dans Maroc cependant, et A noter qu'en arabe, lenous occupe, il semble qu'il n'y ait jamais à craindre d'ambiguïté, et que "ЛА" soit toujours à traduire par "chacal"
  • 4. LE PERSONNAGE DU CHACAL 33 La très riche documentation présentée par R. Brunei dans son Essai sur la confrérie religieuse des Aîssâoûa (Paris, 1926) complétera les observations que nous avons recueillies au cours d'enquêtes menées en 1976 et 1977 dans la région de Meknès. Nous utiliserons par ailleurs certaines données relatives au chacal tel qu'il apparaît, en dehors de tout contexte confrérique, dans cer taines cérémonies berbères, ainsi que dans la littérature populaire. L'utilisa tion cette documentation pose un problème: on peut estimer qu'il est' de arbitraire d'établir a priori un lien entre ce chacal et le dib des 'îsâwa, d'au tant que les 'bâwa eux-mêmes en rejettent le plus souvent l'idée. Nous ver rons plus loin s'il y a lieu, malgré tout, d'en maintenir l'hypothèse. Enfin, pour guider l'interprétation de toutes ces données, nous ferons fréquemment référence au système de pensée dogon. Les descriptions minutieuses que M. Griaule et G. Dieterlen ont données du Renard Pâle, de son rôle dans le mythe dogon, et des représentations qui lui sont attachées, nous permettront en effet d'établir des analogies avec le chacal maghrébin, et d'envisager l'hy pothèse d'une parenté directe entre ces deux personnages et, par conséquent, entre les deux systèmes dont ils sont l'une des clés de voûte. /. LES FIGURATIONS ANIMALIÈRES CHES LES 'iSAWA I. Les personnages-animaux. La .td'ifa est donc chez les 'ïsâvua le groupe d'adeptes, l'unité autonome, l'équipe, placée sous l'autorité d'un muqaddim (chef), et possédant .en propre un lieu de réunion {zâwiya) ainsi que les objets nécessaires au rituel: instr uments de musique, vêtements cérémoniels, étendards. Elle se compose d'un nombre variable de membres, allant de 15 à 50 environ, ces chiffres n'étant qu'indicatifs; il semble qu'autrefois les fawà1'if aient été souvent beaucoup plus nombreuses. Le muqaddim est entouré des plus anciens, et généralement secondé dans ses tâches d'organisation par un adjoint (halîfa). Les membres les plus compét ents la .tâ'ifa tiennent les instruments de musique (percussion unique de ment), dirigent les invocations et les danses collectives, relaient le muqaddim dans son rôle de chanteur soliste. La .tà'ifa loue régulièrement les services de hautboïstes professionnels (gayyaja, sing, gayyaf). Chaque .tà'ifa est en outre placée sous la responsabilité de principe de l'un des descendants de Sih alKamily qui participe de loin en loin à ses réunions, intervient lors des conflits internes, et représente le mizwâr, le chef suprême de la confrérie. La plupart des nouveaux adeptes se recrutent parmi les enfants ou les adolescents, l'âge minimum requis se situant aux environs de 7 ans. Le néophyte est généralement présenté par sa famille au muqaddim de la fâ'ifa à laquelle il désire s'incorporer. Lors du rite d'affiliation, on lui donne en génér al nom d'animal dont il devra par la suite, après initiation, jouer le rôle, un
  • 5. 34 ANDRÉ BONCOURT et notamment imiter le cri, les attitudes, les mœurs, lors des diverses manifes tations où se produira la fâ'ifa. Il conservera ce rôle, sans jamais pouvoir en changer, tant qu'il restera affilié à la confrérie, c'est-à-dire, dans la plupart des cas, durant toute sa vie: l'attribution de ce rôle est unique et définitive. En règle générale, le choix n'est pas fait de manière abitraire, mais tient compte des désirs du néophyte, et aussi de certains aspects connus ou suppos és son tempérament: si l'adepte paraît solide, combatif, courageux, on de choisira pour lui le rôle du lion; s'il est vif, rusé, doué d'une bonne faconde, il sera plutôt dib, chacal. Les "îsâwa s'en tiennent à quelques espèces bien déterminées: on n'in nove jamais en ce domaine. R. Brunei cite le chameau, le chacal, le chat, le sanglier, le lion, la panthère, le chien, et signale l'apparition, rare, de la hyène6. Une autre confrérie, celle des Ifamàdsa, par ailleurs très proche des "isâwa, attribue des rôles semblables à ses adeptes; on y retrouve le lion, le chameau, le chacal, le chien, le sanglier, et parfois aussi la hyène7. Il est à noter que tous ces animaux ont leur place dans les fêtes populaires berbères, où ils apparaissent notamment au cours de cérémonies à caractère carnaval esque; mais à la différence de ce qui se passe lors des feux de Y'àsurâ par exemple, les personnages-animaux des "bâwa ne portent ni masques, ni déguisements, ni éléments de costume, le dib faisant exception à cette règle. 2. Importance de ces rôles. De ce bestiaire varié émergent deux types, qui sont représentés dans toute .tâ'ifa, de quelque région qu'elle soit: il s'agit du lion — auquel il convient d'associer la lionne — et du chacal. Aujourd'hui, ce sont les seuls qui figurent encore dans les .tawà'if citadines, et notamment à Meknès et à Fès. Mais si certains rôles animaliers, sans doute plus marginaux, semblent être en voie de régression, il ne faudrait pas en conclure que la coutume des figura tionsanimalières est elle-même menacée de disparition prochaine; elle est encore solide et vivace, et continue de marquer profondément les attitudes et les représentations. Ainsi, si les "îsàwa de Meknès sont lions dans leur major ité, c'est que ce rôle est toujours ressenti comme très valorisant pour celui qui le joue. Le lion est en effet un personnage craint et respecté, ce que laisse prévoir la formule prononcée par le muqaddim lors du rite d'affiliation : « Que Dieu te fasse lion et que tremblent ceux qui te voient»8. Il faut préciser que c'est le lion qui a le privilège de transpercer, de l'index et du majeur de la main droite, la panse du mouton ou de la chèvre sacrifiés pour la frisa, opéra tion dont le succès lui confère un grand prestige. On affirme même qu'autref ois, certains lions particulièrement doués parvenaient à faire éclater le ventre d'un bœuf d'un seul coup de leur pied nu. 6. Brunei, Essai, p. 203. 7. Herber, Une fête à Moulay Idriss, p. 231. Nous laisserons de côté la question de savoir si les animaux des tjamâdsa sont des transfuges de la confrérie des 'îsâwa, ou l'inverse, ou si plutôt les deux confréries ont puisé aux mêmes sources. 8. Brunei, Essai, p. 170.
  • 6. LE PERSONNAGE DU CHACAL 35 Le respect inspiré par le lion au sein de la iff ifa rejaillit sur la personnal ité de celui qui incarne cet animal, et déborde le cadre des seules manifestat ions rituelles, ainsi qu'en témoigne cette courte anecdote, relatée par Jilali, de Meknès. Jilali est muqaddim d'une .tâ'ifa, et lion depuis plus de trente ans. Au cours d'une des processions qui animent la ville lors des fêtes annuelles du mulud, il vit près de lui le dib d'un autre .tâ'ifa rempli d'ardeur mystique, il se mit en devoir de l'attaquer, lui portant, doigts projetés en avant comme pour la /me, des coups à la tête et au corps. Or, au lieu de se coucher sur le sol et de faire le mort, comme son rôle le lui prescrit, ce dib s'enfuit en injuriant son agresseur, ce qui eut pour effet de porter à son comble la fureur du lion. Le dib fut vite rattrapé, et malmené cette fois de telle sorte qu'il en garda long temps des traces au visage. Et depuis ce jour, conclut Jilali, chaque fois qu'il rencontre ce dib à la ville, ce dernier lui prodigue toutes les marques de la plus profonde estime. Ainsi, les relations qui existent sur le plan rituel entre les personnagesanimaux au sein des jawffif sont souvent transposées sur le plan personnel. C'est qu'en effet il s'opère chez eux une interpénétration parfois impression nante deux personnalités, celle de l'individu et celle de l'animal qu'il des incarne, et auquel il arrive, dit Brunei, de "s'identifier totalement"9. Cette identification se traduit même parfois par l'adoption du nom de l'animal: «On trouve en effet des Aîssâoûa se nommant Si Mohammad al Jml (le cha meau), Ibrahim edh Dhîb (le chacal), Moâsa ba Nmr (la panthère) ou Ahmad asSba' (le lion). Ces dénominations ont, dans la plupart des cas, tendance à se bubstituer à l'ethnique lui-même»10. Voici un autre détail qui permettra d'illustrer toute l'importance que les 'îsâwa attribuent, de nos jours encore, à leurs figurations animalières. Leur confrérie présente cette particularité d'admettre en son sein des femmes, peu nombreuses il est vrai. On rencontre donc parfois le personnage de la lionne, principalement dans les }awà~'if rurales des environs de Meknès. A la ques tion: "La fille d'un 'îsâwî qui est lion peut-elle devenir une lionne?", la réponse est toujours négative, et la raison donnée par les lions est générale ment formulée en ces termes: "Je ne peux pas faire quelque chose (comprend re: des relations sexuelles) avec ma fille". Or il n'y a pas, ou plus, de avoir relations sexuelles, ritualisées ou non, entre lions et lionnes11. Cette forme de relation n'existe qu'au niveau symbolique. Et cependant, l'idée que la fille d'un lion puisse devenir lionne est repoussée avec autant d'horreur que s'il était question d'un inceste véritable. C'est dire assez à quel point le plan per sonnel vécu et le plan symbolique se rejoignent et se confondent, aujourd'hui encore, dans les attitudes et les mentalités. 9. Brunei, Essai, p. 171. 10. Ibid. p. 171. 11. Aujourd'hui, l'hypothèse de relations sexuelles entre lions et lionnes dans les manifestations rituelles de la confrérie semble absolument exclue, dans les villes tout au moins. Qu'en était-il autrefois? . Brunei apporte à ce sujet deux informations contradictoires: "Durant le Moussem, les rapports sexuels entre frères-animaux sont absolument interdits". (Essai, p. 172) et: "Nombreuses sont les Aîssâoûîyât [...] qui se donnent à leurs frères, pareilles à des hétaïres. Ces relations sont, toujours tenues secrètes. Leur fr équence a laissé croire à certains observateurs superficiels qu'il y avait chez les Aîssâoûa une «nuit de l'e rreur» (ibid. p. 172).
  • 7. 36" ANDRÉ BONCOURT Voilà donc esquissées à grands traits quelques notions générales qui situent les figurations animalières* dans le cadre de la confrérie. Voyons à pré sent de plus près le personnage du dib. 3. Place du dib dans la tà'ifa. Aujourd'hui, dans la plupart des fâwa'if de Meknès ou de Fès, il n'y a qu'un seul dib, auquel il faut ajouter un ou deux jeunes adeptes qui s'initient à ce rôle, sans en avoir encore les attributs. Les jâwa'ifde la campagne en ont généralement davantage, le nombre variant suivant leur importance numéri que. semble qu'autrefois, le nombre optimal ait été de 3 à Meknès, tandis Il qu'à la campagne, il ne pouvait être inférieur à 6. Il y aurait eu également de rares dibât (sing, diba, chacal femelle). Le rite d'affiliation du nouveau dib est beaucoup plus simple que celui du lion. Alors que dans ce dernier cas, le muqaddim crache dans la bouche de l'enfant, et pratique à l'aide du pouce une incision entre les deux yeux, en prononçant la formule rapportée plus haut, le rite se limite, pour le jeune dib, à la prononciation d'une courte jatiha (prière). Après quoi, l'enfant est en principe confié à un dib chef de clan, qui l'initiera à son rôle en dehors des séances de la confrérie. Dans la pratique, les jeunes diyâb s'initient actuell ement leur rôle en observant, au sein de la fâ'ifa, le comportement du dib à attitré. Les personnages-animaux constituent en effet des sortes de clans ayant chacun à sa tête un ših propre. Dans le clan des diyâb, ces chefs, nommés qâ'id ad-diyâb, et désignés par les muqaddimîn, étaient peu nombreux: on en compt ait pour 6 ou 7 jawâ'if. Il semble qu'à Meknès existe toujours un tel qâ'id un ad-diyâb, mais le secret de son identité est jalousement gardé. 4. Costume du dib. Le âib est chez les Ъагш le seul des personnages-animaux à être costumé. "L'élément le plus spectaculaire de son accoutrement est sa šašiyya, vaste cha peau pointu, de couleur rouge, qu'il orne lui-même en y fixant un certain nombre d'objet hétéroclites, la quantité et la variété de ces objets étant en l'occurence regardées commme des qualités. On y trouve des éléments constants: ampoules électriques, glaces rondes, colliers de verroterie et de coquilles d'escargots, boucles d'oreilles fixées aux côtés; et, selon les cas, des cartes postales, des photographies, des dattes sèches, des cauris, des queues de mouton, des cornes de bœuf, des pattes de chacal ou de renard, des fleurs artificielles. Invariablement, l'ensemble est surmonté d'une queue de chacal fixée à la point de la šašiyya. Brunei note que certains diyâb portaient, en guise de šašiyya, une sorte de calotte de feuilles de roseau tressées grossièrement12. 12. Brunei, Essai, p. 194.
  • 9.
  • 10. LE PERSONNAGE DU CHACAL 37 Ses vêtements sont identiques à ceux des autres 'bdwa : tunique faite de plusieurs pièces, sans manches, tombant jusqu'aux genoux, en laine, ou plus récemment en toile; cette tunique peut être blanche, et se nomme alors qašd šaba; blanche à rayures rouges, c'est la kandîra. Le pantalon, sirwàl, est fait de toile blanche. Une sacoche, skkara, faite aujourd'hui de toile, mais anciennement de fibres de palmier, pend à son côté droit; elle est supportée par une bandoul ière tissu croisant avec un autre baudrier qui peut être un long chapelet de de coquilles d'escargots. Des bracelets, et des lunettes, avec ou sans verres, complètent cet accoutrement. Dans sa main droite, il tient un bâton peint en vert et rouge, sur lequel il s'appuie quelquefois pour contrefaire la démarche d'un vieillard. Il possède également un crayon, figuré parfois par une carotte, et un petit carnet. 5. Rôle et comportement. Le dib n'apparaît, en tant que personnage-animal, que pendant la période du mulûd, c'est-à-dire à l'occasion des fêtes qui marquent le pèler inage annuel au tombeau de Ših al-Kàmil. En dehors de cette période, il n'in tervient plus dans la .ta'ifa en tant que dib, mais participe au même titre que les autres adeptes aux chants et aux danses du groupe. Dès la fin du musim, les différents éléments de son accoutrement sont conservés dans la zdwiya de la .td'ifa par le muqaddim, avec les étendards et les instruments de musique. Cependant, ses relations avec les autres membres du groupe gardent l'em preinte du rôle qu'il joue pendant le musim: lors des réunions hebdomadaires comme lors des rencontres fortuites hors du cadre de la confrérie, il est assez volontiers bousculé, chahuté et raillé, même par les plus jeunes qui ne crai gnent généralement pas de manifester à son endroit une familiarité teintée de - mépris. Le musim des 'bàwa, qui coïncide donc avec la fête anniversaire de la naissance du Prophète (mulûd), dure 7 jours. Mais cette semaine n'en marque en réalité que la fin, l'apothéose. La préparation du musim commence, selon les informateurs et les régions, soit dès le début du mois de rabi' Ier — rappe lons que le mulud tombe le 12 de ce mois — , soit 4 semaines, soit encore 40 jours avant le mulud proprement dit. A la campagne, pendant cette période de préparation, certains diydb âgés, nommés "'abïd wlâd aš-ših" (esclaves des fils du ših), ont pour mission d'effectuer des collectes dans les villages ou les caniipements voisins. Pendant ces tournées, escortés de musicians et d'enfants bruyants, ils se signalent par leurs propos bouffons ou obscènes, imitent le cri perçant et désagréable du chacal (kîfy), ainsi que sa démarche, parodient les fulba (sing, .talib; litt. : lettré) et les devins, sous les rires et les quolibets des spectateurs. Le produit de ces collectes: argent, ^volailles, farine, huile, sera emporté à Meknès et remis aux descendants de Ših al-Kàmil. Les autres diydb accompagnent leur .td'ifa dans des tournées identiques, destinées cette fois à nourrir et à payer les participants aux diverses festivités ; ils y ont un compor tement analogue, à ceci près que les pièces de monnaie qu'ils reçoivent en
  • 11. 38 ANDRÉ BONCOURT échange de leurs bons mots, mimiques et prédictions, resteront leur pro priété, et n'auront pas à être ajoutées à la caisse commune de la Jâ'ifa. Il est une autre source de revenus pour les diyâb: ce sont les larcins. Durant toute cette période, pendant le trajet des jawâ'ifVers Meknès, et pen dant toute la durée du musim proprement dit, les diyâb profitent en effet de chaque occasion qui se présente pour dérober et enfouir dans leur sacoche tout ce qui leur tombe sous la main : montres, chaussures, vêtements, bourses, objets personnels de toutes sortes, qu'ils ne restitueront à leur propriétaire que contre rétribution, consistant le plus souvent en pièces de monnaie, mais parfois aussi en gâteaux; cette rançon leur est toujours accordée sans récrimi nation. Il leur arrive même de voler des moutons; mais "jamais il ne viendra à l'idée d'un notable de porter plainte contre le dib qui lui a enlevé, quelques jours avant le moussem, un des plus beaux spécimens de son troupeau"13. Au musim proprement dit, le dib accompagne la „tâ'ifa dans les cortèges qui se frayent avec lenteur un passage au milieu de la foule compacte massée dans les rues de Meknès, progressant vers le mausolée de Sih al-Kàmil. Malgré la densité de la foule, l'ordonnance de la jâ'ifa est rigoureuse : en tête, les por teurs d'étendards, suivis du muqaddim entouré des notables;; plus loin, les lionnes, dansant face aux lions; puis vient la batfra, c'est-à-dire l'ensemble des adeptes qui n'ont pas de rôle confirmé, et qui dansent, disposés en lignes successives, les enfants devant, les moins jeunes derrière, sous l'œil attentif du Jmlifa (adjoint du muqaddim) ou du chef des jeunes ; enfin vient le groupe des musiciens, les hautboïstes fermant la marche, montés sur des mulets. Or, le dib est le seul personnage 14 qui puisse impunément traverser l'aire ou évolue la jâ'ifa. Il y circule à son aise, passe entre les rangs des danseurs, va à l'avant ou à l'arrière — évitant cependant obstensiblement l'endroit où se trouvent les lions — , quitte même cette aire pour se mêler à la foule, et y pénètre à nouveau: on dit qu'"il entre et sort de la Jâ'ifa". Il progresse à petits pas, dodelinant de la tête, ce qui fait dire que "le dib danse avec sa tête"; ou bien il s'appuie sur son bâton, dont il ne se sert d'ailleurs jamais ni pour frapper ni pour menacer, mais pour imiter une démarche claudicante. Interpellé par les femmes surtout, il note ou feint de noter sur un carnet réel ou imaginaire, avec un vrai ou un faux crayon, les requêtes qu'elles ne manquent pas de lui adresser, sur le mode ironique le plus souvent. L'objet de ces requêtes varie peu: on lui demande presque toujours d'intercéder auprès de Sih al-Kàmil pour qu'un garçon naisse enfin dans la famille. Les signes qu'il trace sur son carnet sont en général indéchiffrables, comme sont inintelligibles la plupart des propos qu'il tient. D'ailleurs, il parle très peu, préférant s'exprimer par des attitudes, des gestes ou des mimiques comiques. Le dib évite autant qu'il le peut la proximité des lions, qu'ils appartien nent jâ'ifa ou non, et doit en toute occasion reconnaître leur autorité. à sa Mal lui en prend s'il résiste ou s'enfuit quand un lion s'approche de lui; pour 13. Brunei, Essai, p. 195. 14. En fait, un autre personnage, sur le rôle duquel nous manquons de précisions, semble jouir d'une semblable liberté: il s'agit du porteur du brûle-parfums, mbahra. ~
  • 12. LE PERSONNAGE DU CHACAL 39 éviter une pluie de coups, il doit s'allonger au sol et faire le mort; le lion s'ac croupit alors pour le renifler, puis, s'il est satisfait, s'éloigne. Mais le dib a une alliée : c'est la lionne, vers laquelle il accourt quand il craint d'être mal mené. La lionne lui fait un rempart de son corps, et n'hésite pas à se dresser, menaçante, face aux lions en fureur. Elle appelle le dib "mon fils". Durant ces jours de fête, quand les fawâ'ifse. réunissent dans leur zâwiya ou dans leur campement pour une séance d'après-midi {'ašwi) ou de nuit (lîla), le dib est un personnage très entouré, qui connaît un franc succès. Utili sant toutes les ressources de son répertoire, il contrefait le }àlib — on l'appelle parfois "Xàlib Yusuf litt. " clerc Joseph " — , exécute de manière grotesque les mouvements de la prière, imite le mtťaddin lançant son appel, récite avec force grimaces les quelques versets coraniques qu'il connaît. Pendant les danses, comme lors des processions, il se promène entre les danseurs, sa sasiyya sur la tête et son bâton à la main, n'hésitant pas à tenir des propos salaces, et à dérober ce que l'imprudence des spectateurs comme des acteurs de la soirée aurait laissé à portée de sa main. La veille du mulûd proprement dit, les ,tawâ'if de Meknès organisent une grande lîla, nommée lila fyinniyya (nuit du henné), ou lila frisaiyya (nuit de la frisa). C'est en effet au cours de cette réunion nocturne que les 'ïsâwa se te ignent au henné la paume de la main droite, ou des deux mains; et c'est à l'i ssue de la même soirée qu'ils procédaient autrefois à la première frisa de l'année. C'est encore au cours de cette lila, selon certains informateurs, qu'est pratiquée la danse de la farine, zammita 15. Pour cette circonstance, on a pré paré de grandes quantités de zammita, farine de blé ou d'orge grillée, addi tionnée de sucre pilé. A l'issue de la réunion — ou à la fin du musim — , cette farine sera distribuée par petits sachets à chacun des membres de la .td'ifa, qui par la suite n'en prélèvera pour sa consommation que deHrès petites doses, étalées sur un très long temps; car il s'agit de la faire durer: elle contient la baraka de Sih al-Kâmil. Donc, à la fin de cette lila, un bol contenant de la zam mita est déposé au centre de la pièce, à même le sol. Les lions, et parfois les lionnes, dansent autour du bol, pendant que le chanteur soliste chante sur un air propre à ce rite le cycle complet du blé, évoquant le labour et les semailles, la moisson et le battage, le travail du meunier et celui du boulang er. dib intervient pendant la danse : il doit essayer de voler le bol. Dans la Le pratique, s'il arrive souvent q«e4e dib n'en fasse même pas la tentative, c'est parce qu'il a peur des coups du lion, qu'"il n'est pas capable" — sa crainte du lion n'est pas uniquement rituelle ! Quant aux lionnes, elles se couchent sur le dib pour le protéger, tout en faisant disparaître le bol pour l'empêcher de le voler. Le dib disparu, les lions continuent à danser en tournant autour du bol, imitant de leurs bras et de leurs doigts écartés le geste d'éventrer la frba; après quoi, ils consomment le contenu du bol. Notons que cette zam mita est assimilée à la dot de la lionne, et que cette danse est présentée comme le mariage du lion et de la lionne. 15. Selon les uns, la lîla az-Zflmmita coïncide avec la hla du henné et de la frisa; selon d'autres, elle se tient au contraire à la fin du musim.
  • 13. 40 ANDRÉ BONCOURT C'est au tout dernier jour du musim, ou plus exactement à la fin de la dernière tîla, que le dib voit s'achever son rôle, dans un final qui n'est pas toujours de son goût. A l'issue de cette dernière danse, quand l'orchestre s'est tu, les lions de la fâ'ifa se mettent à la recherche du dib, qui se terre dans un recoin. Ils l'amènent au centre de la pièce, et commencent à "jouer" avec lui, poussant des rugissements rauques, et tournant autour de lui comme ils l'ont fait autour du bol de zammita. Sous l'effet d'une excitation croissante, ils lui portent, à la tête, à l'estomac, puis peu à peu n'importe où, des coups qui atteignent de plus en plus brutalement leur but, la violence étant fonction du degré de maîtrise de soi que réussissent à conserver les lions, autant que de la docilité du dib. Puis l'un des lions le prend à bras-le-corps, le fait tournoyer plusieurs fois dans un sens et dans l'autre, le pose sans douceur au sol; un autre répète le manège, puis les autres, tour à tour. Il est rare que le dib réuss isse à rester impavide face à ce déchaînement, et ses mouvements de fuite ou de résistance aboutissent toujours au même résultat, qui est d'accroître l'exci tation des lions. Puis, à condition que le dib soit bien inerte au sol, la fureur des lions s'apaise; ils dansent encore un peu entre eux, en poussant toujours leurs rugissements; puis leur danse cesse. Le dib ne réapparaîtra qu'au musim suivant. Il va sans dire que le dib n'a aucune récrimination à élever contre ces mauvais traitements qu'on lui fait subir: cela fait partie de son rôle; et l'on considère d'ailleurs l'argent qu'il a recueilli lors des tournées, des déplace ments des processions de la iâ'ifa, et qu'il conserve pour lui seul, comme ou une large compensation à cet autre aspect, moins gratifiant, de sa fonction. //. ANALYSE DES TRAITS CARACTÉRISTIQUES DU PERSONNAGE DU CHACAL Après avoir procédé à une description du dib, de son accoutrement, de son comportement et de son rôle, il s'agit à présent d'extraire de ce matériel les thèmes essentiels, et, partant de l'hypothèse que chaque fait, chaque él ément, chaque objet, peut être le support d'une représentation s'intégrant à un système cohérent, d'en tenter l'interprétation. Pour ce faire, les thèmes considérés comme les plus significatifs seront donc présentés successivement. Mais il va de soi que dans la réalité, ces thèmes ou ces aspects ne sont ni suc cessifs ni juxtaposés; ils sont au contraire étroitement imbriqués, et parfois redondants. Nous serons donc amenés, au fur et à mesure de leur présentat ion, insister sur les liens qui les relient les uns aux autres. à Cette analyse restera incomplète: il est clair que les significations appar aissent bien plus dans les relations entre les éléments que dans les éléments eux-mêmes. En somme, pour pouvoir prétendre bien connaître le dib, il fau drait procéder simultanément à un examen minutieux des personnages qui l'entourent, et en premier lieu du lion et de la lionne, ainsi que du contexte
  • 14. LE PERSONNAÇE DU CHACAL 41 général où il évolue, à savoir l'ensemble du rituel des Isawa. De la même manière, une étude approfondie des personnages-animaux de la confrérie devrait inclure une étude parallèle des animaux mis en scène dans d'autres coutumes maghrébines, ainsi que dans la littérature populaire: or nous n'y ferons que de brèves incursions. Les interprétations et les hypothèses qui sont présentées ici laisseront donc dans l'obscurité un grand nombre de points — nous en signalerons au passage quelques-uns parmi les plus importants — , et seront à recevoir avec toute la prudence nécessaire. /. Le vol. Le trait que la conscience populaire retient généralement le mieux, c'est cette manie qu'a le dib des 'îsâwa de dérober tout ce qui lui tombe sous la main, et de ne le restituer que contre rançon. Rappelons que ces larcins ne lui font jamais encourir le moindre reproche. Les 'tsâwa prennent d'ailleurs bien soin de souligner la différence qui l'oppose 2ixferkusi (pi. frrakša), voleur professionnel qui rôde autour des tentes lors du mûsim, et dont le dib a justement la charge d'empêcher les agisse ments. Les frrakša volent en effet, non pas en vue d'un rachat, mais pour en tirer un bénéfice immédiat. Quand ils sont surpris et reconnus, ils sont livrés au muqaddim qui, une fois leur culpabilité établie, les livre aux diyàb, pour un châtiment qui est toujours exemplaire la. Par opposition au ferkusî, le dib est perçu comme un voleur rituel et sacré. Dans l'esprit des 'hâwa, ces vols font référence à un vol primordial, qui se situe au plan du mythe. Quand on les interroge sur la nature du premier vol commis par le premier dib, ils racontent ceci. Dans les premiers temps, un mouton égorgé — dans certaines versions, il s'agit d'une chèvre — gît devant les lionnes, qui sont allongées au sol. Survient le dib, qui vole le mouton et s'enfuit. Les lions, qui s'apprêtaient à dévorer le mouton, partent à la pours uite du dib, reniflent, le trouvent, le ramènent devant les lionnes, le jettent à terre. Comme ils veulent le frapper, les lionnes poussent des cris, pleurent, et protègent de leur corps le dib qui fait le mort. Puis celui-ci s'enfuit en passant sous les cuisses écartées d'une lionne accroupie, et se cache dans la terre. Alors les lions "jouent" avec les lionnes, et mangent le mouton. Dans la plupart des mentions de cet événement, les lionnes sont au nomb rede 3; quant aux lions, il y en a parfois 3, parfois 4, le quatrième étant placé soit devant les lionnes, pour les empêcher de s'enfuir, soit derrière elles, pour s'opposer à la fuite du dib. Dans une autre variante, l'ordre des nombres est inversé: il y a 4 lionnes et 6 lions17. Quant au mouton, il est placé soit devant les lionnes, soit sous elles. L'événement ainsi relaté se situe sans aucun doute au plan mythique, ce qui ne signifie nullement que le récit soit à considçrer comme un mythe : tout 16. Brunei, Essai, p. 291. 17. Pour cette question des nombres, cf infra, n. 47.
  • 15. ANDRÉ BONCOURT 42 au plus comme un résidu de mythe, fortement contaminé par des éléments liés à la pratique rituelle. Nous avons décrit plus haut comment ce premier vol du mouton est réactualisé au cours des lilàt du mulud; il est intéressant de noter qu'au cours de leurs narrations, les 'îsàwa confondent souvent l'évén ement mythique avec la scène rituelle, et passent facilement d'un plan à l'au tre. Le chacal des contes populaires, qui présente d'ailleurs plus d'un point commun avec notre Renart médiéval, est un personnage extrêmement riche etcomplexe. Mais le vol est sans conteste l'une de ses spécialités les plus affi rmées, ainsi que le note H. Basset: "Nous allons le voir faire tous les métiers: chasseur, laboureur, berger, maître d'école, et voleur surtout"18. Ce point est important; il peut être un premier indice que, du moins en ce qui concerne l'essentiel, le dib des "xsâwa et le chacal des contes sont apparentés. Le mythe du chacal voleur déborde largement le seul cadre marocain; en voici un exemple, pris chez les Matmata de Tunisie (région de Gabès): "Une autre fable est une allusion directe à l'essence même du chacal: l'être qui a volé un morceau de lune. On raconte qu'un jour le vautour, ayant vu le chacal maigre et chétif, l'a fait monter au ciel où il a pris un morceau de la lune. Le vautour a alors laissé tomber le chacal qui est venu atterrir au milieu d'une mare.[...] Cette anecdote commente, en fait, le mythe du cha cal qui, à deux reprises, monta dans la lune pour en dérober un morceau" 19. Pour en terminer provisoirement avec ce point, nous nous référerons enfin à la cosmogonie dogon, telle qu'elle a été présentée principalement par M. Griaule et G. Dieterlen. Dans ce système, Ogo, qui est l'une des pre mières créatures d'Amraa, la divinité suprême, sera transformé en renard pâle20. L'importance de cet animal dans le mythe dogon est considérable: c'est en effet son nom qui fournit le titre au magistral ouvrage relatant ce 'mythe. Or, le Renard Pâle est d'abord et surtout un voleur. Il vola entre autres, ou tenta de voler: la graine de sene, qui est le premier de tous les végé taux; les "nerfs" d'Amma; une partie de son propre plancenta; un morceau de soleil; la graine pô, fondement de toute création; les dents de lait de son jumeau21. Ces agissements eurent des conséquences capitales, qui seront évo quées plus loin. Constatons pour l'instant que ce trait, essentiel, est commun au chacal maghrébin et au Renard Pâle. 2. La connaissance et la parole. Le dib est parfois surnommé par dérision T^âlib Yusuf (litt. clerc Joseph). On sait ce qu'est un Jâlib ; c'est par excellence le lettré, celui qui a la connais sance;c'est donc aussi un personnage compétent en matière de religion, car 18. 19. 20. 21. H. Basset, Essai sur la littérature des Berbères, p. 211. V. Pâques, L'arbre cosmique, p. 414. Animal que M. Griaule, dans Dieu d'eau, avait tout d'abord identifié au chacal. M. Griaule et G. Dieterlen, Le Renard Pâle, pp. 176,178,180,195,201.
  • 16. LE PERSONNAGE DU CHACAL 43 le Coran est à la fois la première des connaissances, et toute la connaissance ; c'est enfin un intermédiaire entre le ciel et les hommes, doué du pouvoir de divination et de prédiction. Le fàlib n'est d'ailleurs pas le seul personnage qui réunisse les deux facultés, indissolublement liées, de connaissance et de divi nation. Pour n'en citer que deux exemples, pensons au poète arabe, qui était autrefois aussi bien magicien que devin: en arabe, "poète" se dit šair, terme équivalent du mot 'arrâf, qui signifie littéralement "celui qui sait"22; et à la prêtresse des confréries d'anciens esclaves noirs, qui dirige les danses de pos session: on l'appelle 'ârifa, "celle qui sait", et on la consulte comme voyante. Ces trois aspects: connaissance littéraire (pouvoir de lire et d'écrire), connaissance religieuse (connaissance du Coran), et pouvoir de voyance ou de divination, réunis dans la personne du Jâlib où ils ne font qu'un, sont pré sents chez le dib, mais systématiquement déformés. Il est lettré, c'est le sens des lunettes qu'il porte parfois23, et du crayon qu'il tient à la main; mais ce crayon peut être remplacé par une carotte, et les signes tracés sur le carnet, ou dans la paume de la main, sont des gribouillages. Il récite quelques versets du Coran — Brunei note que dans le Gharb, les }ulba qui s'affilient à la confrérie des 'uâwa acceptent rarement de figurer un autre animal que le chacal24 — et imite l'homme pieux et le mu'addin; mais cette imitation est une parodie destinée à provoquer l'hilarité. Enfin, il joue volontiers le rôle de devin et de diseur de bonne aventure ; mais ses vaticinations sont émaillées de propos obscènes, souvent inintelligibles, et rarement prises au sérieux. Le dib est donc un ,tâlib pour le moins curieux. Or, on retrouve ce trait chez le chacal des contes, ce qui renforce l'hypothèse de leur parenté. Comme le dib des "îsâwa, le chacal porte en effet le surnom de Tàlib Tusuf — ou encore Xâlib 'AU, comme chez les Jbala25 — dans certains contes dont le •thème est l'un des plus répandus: "Le conte [du chacal ,tâlib] est extrême ment populaire chez les Berbères", souligne H. Basset26. Voici les éléments principaux qui forment l'ossature de plusieurs versions de ce conte: 1. Le chacal mange les petits d'un oiseau (perdrix, colombe, alouette). 2. Une cigogne (un vautour, un aigle) le transporte dans les airs. 3. Il est précipité dans une mare ou dans la mer, et, surcroît de châti ment, est parfois écorché par des chiens ou des hommes. 4. Il grelotte, de froid ou de douleur. Survient une laie (ce peut être une vieille femme), à laquelle il fait croire que c'est parce qu'il récite le Coran qu'il tremble. La laie confie ses petits à celui qu'elle croit Jâlib, pour qu'il les instruise. 22. E. Doutté, Magie et religion, p. 106. 23. Il arrive que l'on retrouve la trace de certaines représentations là où on les attend le moins. A El Hajeb, qui est un bourg situé à 50 km de Meknès, la vitrine d'une station d'essence est ornée de quelques animaux empaillés, dont un chacal; celui-ci est affublé d'une paire de lunettes. Questionné, le gérant de la station explique que ces lunettes sont là "pour faire joli". Un voisin commente: "Ça lui fait une grosse tête". L'expression étant ambiguë, on insiste; et il précise alors: "Une grosse tête comme un /âlib". 24 Brunei, Essai, p. 192. 25. E. Lévi-Provençal, Textes arabes de VOuargha, p. 146. 26. H. Basset, Essai, p. 224.
  • 17. 44 ANDRÉ BONCOURT 5. Il les mange, puis enferme des abeilles dans une outre faite de leur peau; le bourdonnement des abeilles, semblable à celui des écoliers récitant le Coran, abusera la laie. 6. Le conte se termine tantôt par la mort de la laie, piquée par les abeilles et dévorée par le chacal, tantôt par la fuite ou la mise à mort de ce dernier27. Ce conte paraît très riche en significations diverses, qu'il serait intéres sant d'analyser; nous en retiendrons ici deux aspects. Le premier est imméd iat: comme le dib, le chacal de ces contes est un faux 0ib. Le deuxième aspect est plus délicat à mettre en évidence, et mérite qu'on s'y attarde. Dans toutes ces versions, en effet, un épisode constant précède la rencontre du cha cal et de la laie, sans que pour autant il y ait apparemment entre les deux de lien logique de causalité: c'est celui de la chute du chacal. Cette chute est presque toujours présentée comme un châtiment infligé par la cigogne au chacal, coupable d'avoir mangé les petits d'un autre oiseau. Cependant, sup posons que cette chute n'est pas équivalente de n'importe quel autre châti ment ; dans ce cas, ce qui y est significatif n'est pas qu'elle cause un tort au chacal, comme pourrait par exemple le faire une mutilation, mais bien qu'elle lui fasse accomplir un trajet qui le mène du haut vers le bas. En d'aut restermes, et si par hypothèse cette interprétation est la bonne, il faut consi dérer comme significative la présence du chacal dans le ciel. Il se pourrait donc que l'épisode du voyage aérien signifie l'appartenance, ne serait-ce que temporaire, du chacal au monde du haut, ou tout au moins sa prétention à y appartenir, ou à y séjourner. Allons plus loin, et considérons que manger les petits d'un oiseau, c'est consommer une nourriture céleste. Cette nouvelle hypothèse, qui découle de la précédente, se trouve corroborée par le fait que la cigogne, dans certaines versions, entraîne le chacal dans les airs en l'invitant à un repas aérien, ce qui est implicite dans ce conte Zaër: Ne sachant que faire, la cigogne répliqua: «Oncle chacal [...] viens donc dans mon pays, tu feras bonne chère, mieux qu'avec de petits pigeons»28. mais explicite dans cet autre exemple: « Voilà à quoi s'expose celui qui désire manger dans les deux», dit un vieillard, en voyant tomber sur le sol le chacal que l'aigle avait emmené dans les airs en lui promettant un festin29. Il semble bien que l'hypothèse émise plus haut ne soit pas dénuée de tout fondement, et qu'on puisse valablement interpréter ainsi ce deuxième i 27. Voir notamment: "L'âne, le chacal et la laie", V. Loubignac, Textes arabes des %аёг, pp. 265-266; "Lé lion et le chacal", ibid. pp. 334-338; "Le chacal taleb", H. Basset, Essai, pp. 223-225. Le mythe du chacal volant un morceau de lune, recueilli par V. Pâques chez les Matmata de Tunisie, et cité plus haut, s'intègre à ce cycle de récits. 28. V. Loubignac, #tór, p. 337. 29. H. Basset, Essai, pp. 238-239. Ajoutons encore que chez les Matmata, c'est en voyant le chacal "maigre et chétif" que le vautour décide de l'emmener au ciel (cf. supra p. 42). L'allusion à la nourriture paraît indiscutable, mais on ne dit pas quel usage le chacal fit du morceau de lune qu'il y vola. Plus loin, le texte devient cependant tout à fait explicite quand il précise qu'en cette occasion, le chacal "avait cru obtenir [auprès de Dieu] de la viande et du couscous au ciel" (V. Pâques, L'arbre cosmique, p. 414).
  • 18. LE PERSONNAGE DU CHACAL ■ 45 aspect qui, dans ces contes, nous intéresse: animal terrestre, le chacal tente pourtant d'accéder au monde du haut, et prétend même y manger; sa tenta tive solde par un échec, marqué par une chute vertigineuse; ascension et se chute sont étroitement liées à sa condition de faux jàlib.. Ce rôle de faux fàlib n'est-il pas destiné à ridiculiser le vrai, en une sorte de renversement provisoire de la hiérarchie et de la connaissance, comme c'est fréquemment le cas dans nombre de coutumes carnavalesques répan duesau Maghreb, ou ailleurs? Le dib, ou le chacal des contes, n'est-il qu'un anû-fâlib, renvoyant simplement à une absence de toute connaissance ? Cette manière de voir ne paraît pas épuiser toute la réalité. Après les fêtes du mulud, il arrive que des femmes viennent trouver le muqaddim d'une fà'ifa de 'îsâwa et lui proposent d'offrir une lîla, afin de remercier Dieu et Ših al Kâmil de les avoir rendues fécondes, mais aussi le dib, qui avait su leur annoncer la bonne nouvelle. En somme, on rit du personnage, mais on ne paraît pas lui dénier tout pouvoir, donc toute connaissance. Il n'est pas que le négatif du fâlib. D'ailleurs, les pièces de monnaie qu'on lui donne volontiers lors des cor tèges de la confrérie, quand il tend sans vergogne la main à la foule, sont plus qu'un paiement, elles sont une reconnaissance de son identité. Mais alors, de quelle nature est sa connaissance ? La parodie à laquelle il se livre se présente certes comme l'antithèse de la vérité: mais en signifie-t-elle simplement l'ab sence, ou renvoie-t-elle à une vérité d'un autre type, ou d'un autre monde? Enfin, quel lien existe-t-il, s'il existe, entre cette connaissance, et les vols dont il se rend coupable ? Pour tenter d'y voir plus clair, nous allons à présent faire un détour par la mythologie dogon. Chez les Dogon, la relation entre connaissance et parole est exprimée sans ambiguïté. Comme dans nombre d'autres systèmes de pensée, Dieu (Amma) est verbe. Les techniques qu'il communiquera aux hommes seront des "paroles"30. La parole est donc l'acte par lequel s'exprime la connais sance. un autre niveau, parole et connaissance sont même totalement ident A ifiées; s'il a été nécessaire de communiquer la Parole aux hommes, par contre les premières créatures d'Amma contenaient cette Parole dans leur essence même: "Comme ses frères jumeaux, Ogo avait reçu la « parole »; donc la «connaissance», dès avant d'apparaître dans cet univers"31. La parole peut être considérée comme l'essence d'Amma; elle signifie à la fois son savoir, et son pouvoir créateur. En un mot, toute création est «parole d'Amma», et «parler», «connaître», «pouvoir» sont termes équivalents. Or, nous l'avons vu, Ogo, qui sera plus tard transformé en Renard Pâle, cherche à voler une part de la création d'Amma, à s'approprier la puissance, donc la connaissance, du créateur: "Cette quête [d'Ogo] consista à tenter de s'emparer, à son profit, de l'œuvre d'Amma. [...] Ogo, bouleversant toutes les règles, se mit alors en mouvement dans l'intention de surprendre les secrets de l'univers en formation" (32). Ayant fait le tour de l'univers, il se déclara "savant comme Amma". L'un des épisodes de la quête d'Ogo, le vol de la 30. Cf. notamment M. Griaule, Dieu d'eau, les 12 premiers chapitres. 31. Le Renard Pâle, p. 179. 32. Le Renard Pâle, pp. 175-6.
  • 19. 46 ANDRÉ BONCOURT graine du pô, qui est le prototype de toute création, est commenté par les auteurs en ces termes: "La faute d'Ogo en s'emparant du po et du placenta, est d'avoir pénétré le secret des origines, le secret d'Amma lui-même, c'est-àdire, en somme, d'avoir compris l'essence d'Amma"33. Les agissements d'Ogo eurent pour lui des conséquences de deux types. D'une part, ayant pénétré une partie des secrets d'Amma, il restera à jamais le dépositaire d'une connaissance qui ne pourra plus lui être retirée, même après sa chute. C'est pourquoi il reste associé à la divination: les tables de divination dogon sont appelées tables du Renard et c'est lui qui y trace, avec ses pattes, les signes qu'interpréteront les devins. L'autre conséquence, c'est qu'il n'eut jamais la parole "complète". Impatient de partir à la conquête de l'univers, Ogo était né prématurément, inachevé. Par la suite, sa quête sera donc double: recherche du verbe d'Amma, sur le plan cosmique, et recherche, vaine également, de sa jumelle, sur le plan de sa propre personnali té. De plus, irrité du désordre causé par Ogo, Amma lui coupa "une partie de la langue"34, ce qui modifia le timbre de sa voix. Plus tard encore, Nommo, l'envoyé d'Amma, "cassa les dents d'Ogo, déchira sa langue, organe de la parole, blessa son gosier, le privant ainsi d'une partie de sa voix"35. Enfin, en une ultime étape, Ogo fut transformé en Renard Pâle, dont la parole restera " incomplète, sèche, enroulée, c'est-à-dire fallacieuse et traîtresse"36, témoin de sa propre incomplétude. C'est pourquoi le Renard Pâle ne parlera plus qu'avec ses pattes, sur les tables de divination. On pourra trouver exagérément longue cette référence à la mythologie dogon .Vous avons cependant cru bon d'y insister, car elle va nous permettre de soutenir, avec plus de solidité, l'hypothèse d'une parenté entre le Renard Pâle et le chacal marocain, et d'en déduire, en l'absence de mythes maghréb ins suffisamment éclairants, des interprétations ayant quelque chance de correspondre à la réalité. Résumons-nous. Nous avions établi plus haut l'existence d'un premier aspect commun à ces deux personnages: ce sont des voleurs. Nous voyons émerger à présent trois nouveaux points de convergence, interdépendants et confondus dans chaque système, et liés directement au premier: tous deux sont dépositaires d'une certaine connaissance; cette connaissance leur donne un pouvoir de divination — aspect auquel, selon certains informateurs, feraient allusion les cauris que porte le dib — ; enfin cette connaissance, ou cette parole, est imparfaite, inachevée. Le crayon, les lunettes, le surnom de .tdlib attribué au dib, renvoient donc bien à un savoir, dont on voit mieux à présent se préciser les particularités: incomplet, appartenant à un monde premier marqué par le désordre et l'échec, il s'oppose à la connaissance comp lète et claire du monde réorganisé. C'est selon nous le sens qu'il faut attr ibuer à la parodie à laquelle se livre le dib, comme aux mensonges, aux 33. 34. 35. 36. Ibid. Ibid. Ibid. Ibid! p. p. p. p. 205. 179. 245. 216.
  • 20. LE PERSONNAGE DU CHACAL 47 grimaces et aux ruses dont il est coutumier. Ce comportement n'est pas des tiné à ridiculiser le vrai Jâlib - même si dans la pratique il est souvent ressenti de cette façon — , mais à signifier l'incomplétude du personnage et de son savoir. S'il en est bien ainsi, si le dib est bien dépositaire d'un même type de connaissance que le Renard Pâle, sa parole, sur un plan plus concret, doit être altérée d'une manière identique. Tel semble bien en effet être le cas, et c'est sans doute en ce sens qu'il faut interpréter ces détails déjà mentionnés: propos inintelligibles, obscénités, signes indéchiffrables tracés sur le carnet. Quant au cri poussé par le chacal, il est toujours décrit comme très désagréab le. E. Lévi-Provençal relève dans la langue populaire deux termes relatifs au hurlement du chacal, et qui vont dans ce sens : kawan, qui prend aussi le sens de "se traîner, aller de travers"; et 'awwag, qui signifie "hurler" (cha cal) et "chanter" (coq), et d'où dérive le terme 'awwaga, "coqueluche"37. Dans cette optique, on est donc fondé à supposer qu'il existe, comme pour le Renard Pâle, un lien direct entre cette "parole mauvaise" du dib, et les vols qu'il commet: le dib serait celui qui a tenté de s'approprier le pouvoir du créateur, ce qui est suggéré par le vol mythique du premier mouton; qui en a été puni ; mais à qui la connaissance — ou la parole — ainsi acquise n'a pas été entièrement retirée. L'interprétation pourrait être identique en ce qui concerne les contes du chacal jâlib, dont il a déjà été question ; rappelons que c'est toujours après avoir consommé, ou tenté de consommer, des aliments célestes (vol de la Parole du créateur) que le chacal est précipité au sol (chute et châtiment), et qu'il se fait passer pour un, tàlib (connaissance mensongère). 3. L'inceste. De nombreux faits liés, dans la mythologie dogon, à la personnalité du Renard Pâle, ont déjà été évoqués. Mais il en est un que nous n'avons pas encore mentionné ici, et qui les domine tous: c'est l'inceste. Selon la version du mythe présentée dans Dieu d'eau, Amma avait doté la Terre, son épouse, d'un vêtement de fibres végétales pour cacher son sexe, figuré par une fourmilière. Or la parole d'Amma, la première qui fût révélée à la Terre, était contenue dans l'humidité fixée à ces fibres. Désireux de s'ap proprier cette parole, le Chacal — rappelons que c'est sous ce nom qu'avait été désigné le Renard Pâle dans cette première version du mythe — fut conduit à pénétrer dans la fourmilière: En effet le chacal, fils déçu et décevant de Dieu, désira la posséder et mit la main sur les fibres qui la portaient, c'est-à-dire sur le vêtement de sa mère. Celle-ci résista, car c'était là geste incestueux. Elle s'enfonça dans son propre sein, dans la fourmilière, sous l'apparence d'une fourmi. Mais le chacal la suivait; il n'y avait d'ailleurs pas d'autre femme à désirer dans le monde38. 37. E. Lévi-Provençal, Ouargha, p. 238. 38. M. Griaule, Dieu d'eau, p. 19, éd. de 1966.
  • 21. 48 ANDRÉ BONCOURT Cet événement considérable domine et résume à la fois tous les autres méfaits dont Ogo s'était rendu coupable; il entraîna la nécessité d'une purifi cation et d'une réorganisation du monde, ce qui fut l'œuvre de Nommo. De ce point de vue, l'inceste commis par Ogo est équivalent de ses vols; il est une autre manière d'exprimer sa tentative de s'emparer de la création et du pouvoir d'Amma, ou de pénétrer les secrets de son savoir. Le parallèle établi jusqu'ici entre le Renard Pâle et le dib serait sérieus ement mis en cause s'il n'était également confirmé sur ce point essentiel: le chacal maghrébin est-il lui aussi l'auteur d'un inceste mythique? Nous n'avons trouvé la mention explicite d'un tel inceste ni dans la littérature populaire consacrée au chacal, ni dans les descriptions des coutumes maroc aines, ni dans l'ouvrage pourtant très documenté que R. Brunei a consacré aux 'îsàwa, ni enfin dans l'observation du rituel de cette confrérie. Seuls deux récits décrivent brièvement l'inceste commis par le chacal; mais avant de les relater, il convient de faire une remarque sur la rareté de cette information. D faut noter en effet que l'idée même de l'inceste provoque un retentissement tel dans les consciences individuelles ou collectives, que même sa simple évo cation est fortement censurée. Il se peut que ce thème figure en bonne place dans toutes les formes d'expression de la pensée populaire maghrébine , mais enfoui sous un voile épais d'euphémismes, d'équivalences ou d'allusions ésotériques, qui en rend le déchiffrement quasi impossible à la majorité des autochtones comme des observateurs étrangers ; peut-être une enquête menée dans cette prespective permettra-t-elle de confirmer cette hypothèse. Les deux informations qui suivent paraissent cependant suffisamment précises pour qu'il soit possible d'affirmer que, sur ce chapitre également, l'identité dib-Kenard Pâle se confirme. La première mention d'un tel inceste nous est rapportée par V. Pâques. Dans la cosmogonie des Matmata, le chacal monte à deux reprises, nous l'avons vu, dans la lune pour en dérober un morceau. Après ce vol, il "des cendit sous terre, épousa une femme génie qui réside dans les profondeurs, puis remonta et épousa sa mère. De cette union sont issus les animaux actuels, fruits de l'inceste"39. Il ne nous a pas été possible de retrouver l'équi valent algérien ou marocain de ce conte tunisien ; existe-t-il ? Il serait cepen dant étonnant que les significations contenues dans ce récit soient propres au seul Sud tunisien, tant la littérature populaire, et notamment le cycle des contes du chacal, est cohérente au niveau de l'ensemble du Maghreb. Le deuxième récit nous a été communiqué par un 'isàwi de Meknès, qui était censé répondre à la question: "Qu'a fait le chacal, tout au début du monde?" Nous le relatons intégralement, en y laissant incluses les quelques interventions que nous y avons faites. Noé avait embarqué tous les animaux dans son bateau, sauf le chacal qui ne voulait pas venir. Puis, quand il a vu qu'il restait tout seul, le chacal a pris peur et avoulu rejoindre Noé. Mais la barque s'était déjà éloignée. Alors il se mit à pleurer: 39. V. Pâques, L'arbre cosmique, pp. 414-416.
  • 22. LE PERSONNAGE DU CHACAL 49 «Comment vais-je aller dans la barque? Vous êtes loin! Je veux venir avec vous». Noé lui tend la main, de loin, et dit: «Regarde en direction de ma main, et marche sur cette ligne ». Par confiance, le chacal a marché sur l'eau, on aurait dit qu'il marc hait sur la terre. Puis, quand il fut tout près, Noé a dit: «Saute, chacal! » II a sauté dans la barque et est resté avec les autres animaux. Quand la barque est arrivée sur la terre, Noé a dit à tous les animaux de des cendre. Ils sont descendus. Il y avait là une forêt. Noé a parlé au lion en premier: «Tu trouveras dans la forêt une lionne pour te marier». Le lion demande: «Comm entvais-je vivre ? — Tu vas être le roi des animaux. » A chaque animal, Noé a dit quelque chose. Au mouton : « Tout le monde mangera ta viande. Derrière toi, il y a le plus mauvais. Si tu ne fais pas attention, il entre dans la bergerie, t'attrape la gorge, te tue, te mange et s'enfuit». Le mouton répond: «Je veux le tuer maintenant avant qu'il ne tue les autres. — Non, mon fils, il sera tué par une autre personne». Le chacal est sorti le dernier de la barque : « Et moi ? — Toi, tu vas vivre dans la forêt. Tu ne seras pas mangé par les gens, parce que tu es mauvais. Tu seras jeté aux morts». — Quelle est la mauvaise action que le chacal a commise? Le chacal avait fait quelque chose de mal: avant le départ, il avait déféqué à côté de la barque; çà sentait mauvais. Alors Noé, en brandissant son bâton, lui a dit: «Tu resteras toujours mauvais!» — Mais quelle est sa plus mauvaise action? C'est après sa sortie de la barque. Un jour, il a eu envie d'une femme. Il n'a trouvé que sa mère; il est monté sur sa mère. Quand il a eu fini, sa mère a dit: «Tu as fait une grave histoire. Je vais aller trouver Sidna Nuh et lui dire ce que tu m'as fait». En pleurant, elle va trouver Noé, lui raconte ce qui s'est passé, et demande: «Gomment vais-je' vivre à présent?» Noé répond: «Tu ne peux pas réparer cela. C'est la destinée de Dieu. Parmi les chiens et les chacals, il y en aura toujours qui coucheront avec leur mère ou avec leur sœur». C'est cela que le chacal a fait de pire. Le narrateur a pris bien soin, à l'issue du récit, de préciser qu'à son avis le chacal de cette histoire n'avait rien à voir avec le dib des Ъаииа. Il est pro bable qu'il s'agit de l'un de ces procédés de censure, conscients ou non, dont nous avons parlé. De même, il faut noter la difficulté avec laquelle l'élément essentiel, en ce qui concerne le chacal, a été livré. Au niveau de la connaissance courante des mœurs de l'animal chacal, les rbàwa interrogés ne font aucune difficulté à reconnaître qu'il s'accouple avec n'importe quelle femelle, fût-ce sa mère. On dit: "Le chacal n'a pas de mère; il ne connaît ni sa mère, ni sa sœur". On précise avec mépris: " Û s'a ccouple avec sa mère, sa sœur, et la femme de son frère". Il est à noter que, dans cette cascade de l'inceste, on ne mentionne pas la fille du chacal; cet oubli, qui n'en est sans doute pas un, renvoie probablement à un autre trait caractérisant le chacal: il est stérile. On dit encore: "Le chacal esfrse^ul; comme il n'a pas de mère, il n'a pas d'enfants". Jusqu'ici, nous avions vu le chacal comme un personnage plutôt sympat hique, dont les ruses, les farces, les larcins, les mensonges même provo quaient la gaieté et le rire. Nous voyons à présent émerger un aspect différent
  • 23. 50 * ANDRÉ BONCOURT de sa personnalité: il est mauvais. Non seulement il vole et ment, mais son odeur, comme toute sa personne, est mauvaise, et il a commis l'inceste, l'acte le plus reprehensible qui soit; il est coupable du plus grand des méfaits — d'un point de vue éthique — , des plus grands désordres — en se référant cette fois au plan cosmique. Il est vrai que cet aspect n'apparaît pas comme dominant dans le rituel des Ъаииа, d'où l'inceste, répétons-le, paraît absent; mais le caractère malfaisant du personnage perce cependant dans le mépris dont il est victime, et dans le rite par lequel, à la fin du musim, il est mis à mort. L'inceste n'apparaît pas non plus explicitement dans la littérature ou les fêtes populaires, mais il semble y être remplacé par des actes qui sont autant de ruptures d'interdits, et peuvent à ce titre en être considérés comme des équivalents. En voici quelques exemples. Le chacal fait un faux témoignage, ou le fait faire à son frère, tout en jurant "par Dieu et par le Chraa", se rment le plus grave qui soit, qu'il dit la vérité40. Il vole la personne à laquelle il a demandé l'hospitalité41. Ayant labouré et cultivé un champ en associa tion avec la brebis (ou encore la bergeronnette), il procède au partage, qui est comme on sait un moment capital, tant sur le plan concret que le sur le plan religieux et symbolique : or il garde pour lui les quatrercinquièmes de la récolte, voire la totalité42. Dans le même ordre d'idées, ayant pour compa gnon lion, avec qui il a capturé une vache, il inverse les parts, portant chez le lui les meilleures, et réservant les plus petites au lion43. Il refuse de partager le butin volé avec la complicité du hérisson44. Chose curieuse, il demande la fourmi en mariage, ce qui n'est guère dans l'ordre des choses45. Enfin, nous l'avons vu, il prétend accéder au monde du haut, et même consommer des aliments célestes, ce qui, pour l'animal terrestre qu'il est, constitue peut-être la rupture d'interdit la plus lourde de conséquences. Ce qui est significatif, c'est le désordre occasionné par le chacal; néan moins, c'est souvent au plan moral que se situent les narrateurs. A l'instar du dib des 'îsâwa, et contrairement au Renart médiéval, le chacal des contes et des coutumes populaires connaît souvent, au cours ou à l'issue de ses avent ures, des situations tragiques, présentées comme des punitions. Nous aurons l'occasion de revenir sur les châtiments qu'il subit. Mais pour en terminer avec ce point, où nous avons voulu montrer que le chacal est l'être qui com met les pires méfaits et cause les pires désordres, en un mot, qui a commis l'inceste, nous rappellerons que les conteurs, même lorsque dans leurs contes 40. Le chacal et le bouc, E. Lévi-Provençal, Ouargha, pp. 145-146. 41. Conte-randonnée cité par H. Basset, Essai, pp. 192-193. 42. Le chacal et la brebis, E. Lévi-Provençal, Ouargha, pp. 135-136; La bergeronnette, le chacal et le lévrier, V. Loubignac, %аёг, pp. 270-271. 43. Le lion et le chacal, V. Loubignac, £аёг, pp. 334-338. 44. H. Basset, Essai, p. 216. 45. Ibid. p. 232. Sans vouloir pousser trop loin l'interprétation ni chercher, si l'on ose dire, la petite bête, le fait que le chacal désire épouser la fourmi, qui du reste le refuse, n'est peut-être pas indépendant de la version soudanaise du mythe de l'inceste : chez les Dogon, c'est la fourmilière qui figure le sexe de la Terre, mère du Renard Pâle.
  • 24. LE PERSONNAGE DU CHACAL 51 il n'est nullement question d'animaux, terminent volontiers par des formules de malédiction. Ces formules sont destinées, dit H. Basset, à les protéger des mauvaises influences dues au fait de conter, en les faisant passer dans le corps d'un animal déterminé ; or c'est précisément à l'animal le plus malfaisant qui soit, le chacal, qu'elles s'adressent presque toujours. En voici trois exemples: Le chacal, que Dieu le maudisse ! Nous, que Dieu ait pitié de nous ! Le chacal va dans la forêt; nous, nous allons sur la route. Il nous frappe avec un beignet, nous le mangeons. Nous le frappons avec une pioche, nous le terrassons. Mon conte est terminé: Mes ressources ne sont pas épuisées. Le chacal va dans le petit bois, le petit bois; Moi je vais sur le chemin, le chemin. Il m'a frappé avec une figue noire, je l'ai mangée; Je l'ai frappé avec un morceau de sel, je l'ai brisé. Mon histoire est finie. Je l'ai racontée aux fils de nobles; Nous, que Dieu nous fasse miséricorde! Les chacals, que Dieu les extermine46! 4. Le trio lion-lionne-dib Lionne, lion et dib forment chez les 'îsâvua un trio complexe, et pour mieux comprendre leurs relations, qui restent pour nous assez énigmatiques, la littérature populaire ne nous sera pas d'un grand secours. S'il est possible en effet d'identifier terme à terme tous les traits essentiels qui caractérisent le dib et le chacal des contes, il n'en va pas de même pour le personnage du lion: on le voit fréquemment berné ou mis à mal dans les contes, alors qu'il règne sans partage chez les "xsâwa. Quant à la lionne, elle est tout simplement absente, à de rares exceptions près, des contes maghrébins. Les éléments que nous possédons sur la triple relation entre ces personnages constituent un puzzle dont trop de pièces manquent pour qu'il soit possible de le reconsti tuer manière satisfaisante. Aussi nous bornerons-nous à dégager les direc de tions les plus sûres, et à suggérer pour le reste quelques interprétations. En milieu populaire, le lion est X'isâwi par excellence, le personnage central du rituel de la confrérie, craint et respecté de tous. Il est l'Homme47, 46. H. Basset, Essai, pp. 107-108. 47. Nous avons déjà vu qu'on attribue au lion, selon les cas, le nombre 3 ou le nombre 4. D'après Brunei, on4ui associe aussi le nombre 5: "Dans chaque /a 'г/â, le nombre des lions est toujours supérieur à dix" (Essai, p. 174). On voit que le système symbolique des nombres est ici peu cohérent, ou alors bien hermétique. Cela ne signifie pas pour autant que les nombres n'ont aucune valeur symbolique. Voici à titre d'exemple les explications fournies par un 'ïsâwî de Meknès: "L'homme est 4, la femme est 3. C'est pour cela qu'il y avait, au début, 3 lionnes et 4 lions. Les bnâder (tambours sur cadre) sont la femme, c'est pourquoi il y en a 3 (dans l'orchestre des Ъаьиа); on en joue assis, comme la lionne est assise sur la terre. Les jbula (tambours à deux peaux) sont l'homme; ils sont 4, et on joue debout, de même que le lion est toujours debout. C'est pareil pour la gayla (hautbois): elle a 4 trous en bas, qui sont la femme, et 3 en haut, qui sont l'homme".
  • 25. I 52 ANDRÉ BONCOURT l'époux de la lionne. La danse des lions et des lionnes, à laquelle ne partici pent jamais les jeunes, et qui s'effectue lors des processions du mûsim comme, durant l'année, à la fin des Ulát, est généralement présentée comme un jeu ou un combat, mais signifie toujours le mariage. On dit parfois du lion qu'il est le Forgeron. La lionne est la Femme, et la Terre. C'est pourquoi elle est souvent assise, accroupie, ou allongée au sol. Elle se couche sur le dib pour le proté ger, comme sur le plat de zammita ou sur la frisa pour empêcher qu'on ne les lui vole. La lionne est la mère du dib, dont elle prend le parti face au lion, et à qui elle permet de fuir. Le dib est donc le Fils ; on dit que la lionne est sa mère, mais on ne pré cise jamais que le lion est son père. Nous n'avons jamais relevé aucune ment ion d'un inceste entre le dib et la lionne. Est-ce pourtant à cela qu'on fait allusion quand, évoquant la crainte que le lion inspire au dib, on dit que celui-ci "se cache dans la terre"? Et que peut signifier la scène dans laquelle la lionne se couche sur le dib, qui passe sous ses cuisses pour s'enfuir? Il faut reconnaître qu'y voir une allusion à l'inceste constituerait une hypothèse bien aventureuse. En fait, une autre explication nous a été donnée ; elle demande encore à être confirmée, mais il semble qu'elle ait quelque chance d'être valable. Le dib est le sang de la lionne, c'est pourquoi son chapeau est rouge. Il est le sang menstruel, c'est pourquoi il est mauvais et méprisable; mais il est aussi le sang du mariage, et c'est pourquoi, quand il sort sous la lionne, on dit que la danse des lions et des lionnes, qui est comme leur mariage, est te rminée. Le dib qui sort, avec son chapeau rouge, c'est comme le pantalon rouge de la mariée qu'on montre aux invités, et qui annonce que le mariage est consommé. Cette information qui, soulignons-le encore, émane pour l'instant d'une source unique, semble corroborée par d'autres représentations, largement confirmées celle-là. En effet, le dib est aussi identifié au prépuce, gilda; c'est d'ailleurs ce trait qui explique le mieux le mépris qu'il inspire, et le terme gilda revient souvent dans les quolibets qu'on lui adresse. Or, un parallélisme étroit est établi au Maghreb entre la circoncision et le mariage ; on dit, que "la nuit du mariage, c'est la circoncision de la femme", et l'on ajoute: "Le prépuce et le sang de la mariée, c'est la même chose". Nous avons donc les conceptions suivantes: d'une part, la circoncision est identifiée au mariage, et le prépuce au sang de la mariée; d'autre part, la circoncision est identifiée aux menstures, car le prépuce est mauvais et impur comme le sang menstruel : circoncision = mariage '■ ï . sang de la mariée —-*- circoncision = menstrues . prépuce ••—■»• * sang menstruel
  • 26. LE PERSONNAGE DU CHACAL ■ 53 Notons aussi que le dib est encore assimilé au soleil, ce qui est à mettre en relation avec les ampoules qui ornent parfois sa šašiyya, avec la couleur rouge de cette dernière, et aussi avec ses déplacements au milieu de la .tâ'ifa lors des cortèges du mûsim: on dit que "le dib traverse l'aire de la danse comme le soleil traverse le ciel". Or, comme le prépuce, le soleil est de nature féminine; ainsi s'expliquent les boucles d'oreilles et les bracelets que porte le dib. On ne sera pas étonné de retrouver chez les Dogon des thèmes très voi sins: la nature féminine du Renard Pâle ("Le dieu Amma avait trois femmes: le termite, la fourmi et le chacal"48; sa relation au prépuce (Ogo est le premier circoncis), au soleil (le soleil est un morceau du placenta d'Ogo49); et aussi l'analogie entre la circoncision et les menstrues: "Le circoncis qui saigne est ригщ impur, comme s'il était en état de menstruation. La circonci sion dite апап puniâ, «menstrues des hommes»; les circoncis sont isolés est pendant leur retraite comme les femmes le sont chaque mois"50. Revenons à présent à notre trio, pour en terminer l'analyse. La relation dib-lion se caractérise par un antagonisme irréductible, le premier étant sans cesse en butte à l'hostilité agissante du second, et subissant sa loi. Or, nous l'avons vu, le lion est parfois assimilé au Forgeron. Cette figure complexe du Forgeron a été étudiée notamment par V. Pâques dans son Arbre cosmique; elle est omniprésente dans toute l'Afrique du nord-ouest. Sommairement, le Forgeron, à la fois sacrificateur et sacrifié, est le principal artisan de la purifi cation et de la réorganisation du monde. Chez les Dogon, un rôle similaire est joué par Nommo, l'une des premières créatures d'Amma, et assimilé lui aussi, dans certaines versions du mythe, au Forgeron. C'est lui qui poursuivra et punira Ogo, lui qui sera sacrifié, et qui transmettra' la vie à la terre: "Le Forgeron [...] enseignera aux hommes sur la Terre du Renard les techniques nécessaires à leur vie [...]. Ces techniques, et notamment l'agriculture, auront toutes une valeur de réparation des désordres causés par Ogo"51. L'antithèse dib-lion peut donc apparaître comme la réplique de l'antithèse Ogo-Nommo, le lion-Forgeron symbolisant, comme le NommoForgeron, le nouveau monde face à l'ancien, figuré par le dib ou le Renard Pâle. Mais il semble qu'on puisse voir en outre dans le lion maghrébin un autre aspect, qui le rapprocherait cette fois du dieu créateur lui-même de l'Amma des Dogon. Dans ses aventures, qui l'opposent le plus fréquemment au chacal, le lion des contes, nous l'avons vu, n'a pas toujours le dessus: il arrive que le chacal morde le lion, lui mange un morceau de fesse, voire qu'il le dévore tout entier. H. Basset note que "le chacal est friand de la chair du lion"52, ce qui peut rappeler la nourriture céleste à laquelle prétend le chac al, et aussi le vol du mouton, lors de la première frisa des 'îsàwa. En somme, 48. H. Tegnaeus, Le héros civilisateur, p. 27, n. 6. 49. 1л Renard Pâle, notamment p. 251. ' • 50. Ibid. p. 233. 51. Ibid. p. 233. 52. H. Basset, Essai, p. 221.
  • 27. 54 ANDRÉ BONCOURT le lion des contes n'est peut-être pas aussi dissemblable de celui des Isâwa qu'il n'y paraît de prime abord. Plutôt que de voir dans l'alternance de ses victoires et ses échecs face au chacal le portrait instable d'un personnage un jour vainqueur, un jour vaincu, nous préférons suggérer une autre explica tion: victoires du lion signifient sa puissance, tandis que ses "échecs" ren les voient non à sa déchéance, mais à une quête du chacal, qui tente de s'approprier une partie de cette puissance. Le goût du chacal pour la chair du lion, le vol du mouton, le séjour ou le repas céleste, tout cela pourrait ne former qu'une série d'équivalences, l'antagonisme lion-chacal étant cette fois similaire de celui qui oppose, chez les Dogon, Amma à Ogo, et qui valut à ce dernier sa déchéance. 5. La fin du chacal. Sa fonction. Nous avons vu Ogo châtié par Amma et par Nommo, amputé de sa parole, transformé en Renard Pâle, et condamné à vivre sur la terre, incomp let stérile; dans certaines versions, il est mis à mort: "Ainsi est souligné le et fait que la circoncision d'Ogo, due à ses agissements et à sa révolte, a préludé à sa transformation en Renard et à sa mort, qui interviendra sur Terre pour des raisons analogues"53. De même, nous avons relaté comment, chez les 'îsàwa, le dib est malmené, à la fin du mûsim, par les lions qui viennent s'assu rer qu'il ne bouge ni ne respire plus: on ne le reverra qu'au musim suivant. Certains Isâwa expliquent qu'il s'agit là d'une mise à mort symbolique ; mais la plupart insistent sur le fait que le dib n'est pas mort, mais seulement "comme mort". La distinction est-elle significative, et de quoi? Elle semble en tout cas suggérer que la fin du dib est plus une exclusion, temporaire, qu'une mise à mort; ou encore que la mort, si mort il y a, n'est pas définitive. Cette notion est également perceptible dans les contes, où le chacal sort tan tôt indemne de ses démêlés avec ses adversaires, tantôt y laisse du poil, de la peau, de la chair ou de la queue, et tantôt y perd la vie. Plus significatif encore est le sort qui lui est réservé dans certaines coutumes populaires, et notamment celles qui concernent les feux de Vášům54. Voici la description de l'une des cérémonies les plus complètes du genre: Les Ait Bou Mg ont coutume d'organiser des chasses rituelles à l'occasion de leurs solennités religieuses. En particulier à l'approche de VAchoura, ils font une bat tue afin de capturer un chacal vivant. Ils le ramènent au village et l'enferment dans la maison commune jusqu'au deuxième jour de la fête qui est celui de l'expiation. Ce jour-là, à la brune, une véritable troupe s'organise: elle comprend vingt rrma avec leurs armes, quinze gens du commun, cinq notables et cinq femmes "courageuses et agiles" groupés autour d'un moqaddem tenant le chacal en laisse. En observant le plus profond silence* la troupe se glisse dans les ténèbres et gagne en courant les abords 53. Le Renard Pâle, p. 271. 54. Voir surtout l'étude publiée par E. Laoust dans Hespéris, I, 1921 : Noms et cérémonies des feux de joie chez les Berbères du Haut et de l'Anti-Atlas.
  • 28. LE PERSONNAGE DU CHACAL 55 du village- le plus proche où sans perdre de temps le moqaddem égorge le chacal. Le sacrifice accompli, les rrma déchargent aussitôt leurs armes tandis que les femmes poussent des you-you. Mais avertis par ces cris, les gens aux aguets tirent à tout hasard vers la petite troupe qui s'enfuit à toutes jambes. Bientôt un émissaire, arri vant du village sur le territoire duquel le chacal a été égorgé, vient s'enquérir du résultat de la fusillade. S'il se trouve un ou plusieurs blessés parmi les fuyards, le cha cal reste pour compte au village qui l'a sacrifié. L'opération est régulière dans le cas contraire. L'envoyé rend compte aux ineflas du résultat de sa mission. Si ce résultat n'est pas conforme à leurs vœux, ils décident de se débarrasser du cadavre au plus tôt et d'aller le jeter sur le territoire d'un autre village. Cependant, pour être valable, l'opération devra être conduite selon un rituel identique à celui que l'on a observé pour l'accomplissement du meurtre55. D'autres cérémonies dites d'"expulsion du chacal" se terminent par la mise à mort de l'animal qui est, selon les régions, lapidé, égorgé, noyé, brûlé, enterré. Mais parfois il n'est qu'expulsé du territoire, que ce soit en chair et en os, ou sous la forme d'une effigie d'argile, d'un mannequin recouvert de loques, ou simplement d'un brandon ou d'une pierre. Dans de nombreux cas, comme l'illustre le récit rapporté ci-dessus, un véritable combat oppose deux groupes, le vaincu étant contraint de recueillir le chacal, sa dépouille ou son image, quitte à lui de tenter de s'en débarrasser dans un autre combat. Ce qui est constant, c'est l'idée que l'expulsion du chacal est nécessaire pour que l'année soit bonne, et, plus précisément, pour protéger les troupeaux et favo riser les cultures. A tous ses niveaux d'expression, la pensée populaire présente donc le chacal comme un être malfaisant qui mérite châtiment; mais s'il est le mal, il semble être un mal nécessaire, et jamais sa disparition n'est conçue comme définitive, comme si sa présence continuait à être indispensable à la bonne marche du monde. Quelle fonction doit-il donc remplir? Les coutumes des feux de Vâsurâ apportent une première réponse à cette question: le chacal représente la stérilité et la sécheresse56, et son expulsion, en une relation antithétique, favorise l'agriculture. C'est pourquoi on le dépose hors des limites du territoire: le territoire voisin est ici équivalent d'une terre non défrichée, c'est-à-dire de la brousse, qui est son domaine. Ces mêmes conceptions sont exprimées clairement chez les Dogon, pour qui le Renard est, par les désordres mêmes qu'il cause, un agent nécessaire au déve loppement de la vie sur la terre: "II faudra purifier le sol desséché par l'in ceste pour le rendre à nouveau fécond [...]. Les hommes suivront le Renard, et purifieront de nouveaux espaces en délimitant de nouveaux champs [...], empiétant progressivement sur le domaine du Renard [...]. Le Renard quit tera alors les lieux et se réfugiera dans la brousse inculte, son domaine"57. Cette fonction du Renard s'éclaire lorsqu'on sait qu'il est descendu du ciel sur la terre qu'il a "formée et ensemencée"58: il fut en somme le premier 55. 56. chaque 57. 58. E. Laoust, Feux de joie, p. 312. A propos de l'expulsion du chacal, E. Laoust note : " Ils prétendent que les sources tariraient si année ils n'avaient soin de se conformer à cet usage" (Feux de joie, p. 312). Le Renard Pâle, p. 269. Ibid. p. 276.
  • 29. ANDRÉ BONCOURT 56 agriculteur; mais son agriculture, comme sa parole, restera sèche et incomp lète, de même que son union incestueuse avec la Terre ne produira que Ls êtres imparfaits. Cette relation antinomique qui est faite entre le Renard Pâle ou le chacal et la fécondité des champs et des êtres, éclaire à son tour la démarche des femmes qui, au mûsim, demandent au dib des "isâwa d'intercé der auprès de Dieu pour qu'elles soient fécondes; elle est également notée pour l'Algérie par J. Servier qui souligne: "Le chacal [...] régit le domaine de la magie féminine et de la fécondité"59. Il paraît cependant nécessaire de préciser davantage la nature de cette fonction que remplit le chacal. H est, nous l'avons dit, un animal de la terre, au même titre que le Renard Pâle qui s'y fixa définitivement après sa chute. Mais il est également en relation avec le monde souterrain. Rappelons que chez les Matmata de Tunisie, il épouse d'abord sous terre un génie féminin, avant de remonter et d'épouser sa mère. De même, chez les 'îsâwa, c'est dans la terre qu'il se cache. Enfin, c'est sans doute en ce sens qu'il faut interpréter les nombreux ravins, grottes ou puits desquels remonte le chacal des contes. Or, fils de la Terre et personnage chthonien, le chacal est aussi un fils déchu du ciel. On ne saurait alors s'étonner qu'il joue un rôle d'intermédiaire entre ces deux mondes. Chez les Dogon, Ogo effectue au cours de sa quête trois allers et retours entre le Ciel et la Terre; Ogo- Renard est celui qui "monte et descend"60. Cet aspect de la fonction du chacal est-il aussi apparent au -Maghreb? Est-il,, lui aussi, un intermédiaire entre le haut et la bas? L'un des indices les plus clairs à ce sujet est l'association, courante au Maghreb, qui est faite entre Гагс-en-ciel et le chacal. E. Laoust relève l'e xpression berbère: tamgra n-uššen, "le mariage du chacal", et commente: "expression par laquelle les Berbères désignent un ensemble de phénomènes météorologiques: formation de Гагс-en-ciel et chute d'une pluie fine dans un ciel ensoleillé. Au moment où ces phénomènes se produisent, on dit qu'un chacal se marie quelque part, et c'est en l'honneur de ce mariage que le ciel se met en fête"61. Parlant des Rogations chez les Matmata, V. Pâques note: "Ce mythe [de l'union entre le chacal et le génie] est lié aux Rogations, pen dant lesquelles les enfants chantent: Au moment où le soleil et au zénith, il pleut sans nuage. О ma tante la pluie, tombe, tombe, car mes cheveux sont imprégnés d'huile d'olive; c'est le mariage du chacal"62. Or si Гагс-en-ciel est un phénomène caractérisé par la conjonction des deux éléments soleil et eau, il est aussi conçu comme un trait d'union entre le ciel et la terre. Une association identique existe chez les Dogon: "Les rayures du corps et de la face d'Ogo sont associées- aux couleurs de Гагс-en-ciel, symbole du lien unis sant le Ciel et la Terre"63. Dans les contes populaires, le thème du chacal qui effectue des trajets entre le haut et le bas apparaît fréquemment: on ne compte plus le nombre 59. 60. 61. 62 63. J. Le Б. V. Le Servier, Les portes de l'année, p. 38. Renard Pâle, p. 478. Laoust, Mots et choses berbères, p. 189. Pâques, L'arbre cosmique, p. 416. Renard Pâle, p. 178.
  • 30. LE PERSONNAGE DU CHACAL 57 des collines qu'il dévale et remonte, des grottes dans lesquelles il pénètre, ou des puits d'où il émerge. Ce thème est encore plus clairement illustré dans la série des contes du chacal fâlib, où son ascension dans le ciel se termine inva riablement par une chute sur terre ou dans l'eau. Chez les 'îsâwa, le pouvoir de divination que manifeste le dib paraît sans aucun doute lié à sa fonction de médiateur. Mats il y a plus. Aux processions du musim, le dib est le seul à pouvoir circuler à sa guise dans et hors de Taire où progressent danseurs, notables et musiciens de la fâ'ifa. Or cette aire où évoluent les Ъаииа, d'ailleurs sacrée au même titre que le sol d'une mosquée ou d'un marabout, est considérée comme se situant en haut, par opposition à celle où stationnent les spectateurs, qui est en bas. Le manège du dib, qui entre et qui sort, est donc à transposer sur un plan vertical; les 'tsâwa disent: "Le dib entre et sort, c'est comme s'il montait et descendait". Il faut considérer en outre la signification du bâton dont le dib se sert pour marcher "comme un vieux", adoptant une démarche claudicante. Si l'on en croit C. Gaignebet, la boiterie est associée, dans la pensée mythique, à la rencontre et au mariage d'un être humain avec une fiancée surnaturelle, ou, plus généralement, à un être servant d'intermédiaire entre deux mondes, l'idée centrale étant qu'il n'y a pas d'échange possible entre deux moitiés absolument semblables. Évoquant entre autres le grand pied de Berthe, l'orteil blessé de Gargantua, le pied enflé d'OEdipe et le bâton de Saint Christophe, il conclut: " II nous est difficile de ne pas voir là les diverses facettes d'une pensée mythique qui associait la boiterie ou la démarche asy métrique à l'accès à l'autre monde. C'est, chez les Grecs, le thème du monos andale: un pied chaussé, l'autre nu, il possède les conditions d'asymétrie indispensables pour assurer une circulation, un échange, un passage"64, et rappelle que le mythe de l'androgynie manquée est du même ordre d'idées: c'est bien en effet la "boiterie" d'Ogo que d'être né sans sa jumelle. N'y a-t-il pas quelque abus à faire du dib un intermédiaire cosmique parce qu'il porte un bâton et s'en sert pour marcher? Il est vrai que l'indice est un peu maigre, et il ne saurait de plus être question de réduire à cette seule dimension l'ensemble des représentations dont le bâton est le support au Maghreb. Cependant nous trouvons une fois encore dans la littérature populaire des éléments qui viennent à l'appui de notre hypothèse. Un der nier trait en effet, relatif à ses pattes, est caractéristique du chacal des contes: très souvent, il boite, à cause d'une épine65, d'un abcès66, parce que le lion lui a arraché le tendon du jarret67, ou même sans qu'on en donne la raison68. Voleur, menteur et incestueux, ayant répandu partout le désordre et l'impureté, le chacal subit donc, à tous les niveaux d'expression, un châti ment. Chez les 'tsâwa, dans les contes, comme lors des feux de V'asurâ, ce châ timent, mise à mort ou expulsion, n'est jamais présenté comme devant 64. C. Gaignebet, Le carnaval, p. 101. A cette série d'exemples, on pourrait ajouter relui de la couvert ure, célèbre en France il y a quelques décennies, de Г Almanach du Messager Boiteux. 65. Conte-randonnée du chacal, H. Basset, Essai, p. 192. 66. L'âne, le chacal et la laie, V. Loubignac, Çaër, p. 265. 67. Le renard et le lion, E. Lévi- Provençal, Ouargha, p. 132. 68., Le chacal, le renard et la brebis, ibid. p. 137.
  • 31. 58 ANDRÉ BONCOURT entraîner une disparition définitive^ car même après sa chute, le chacal a un rôle à jouer. Assurer un lien permanent entre le monde du haut et celui du bas, favoriser les échanges nécessaires à la fertilité des champs et la fécondité des femmes, telle semble bien être cette fonction essentielle du chacal. A l'issue de cette étude, une première remarque s'impose: il ne paraît plus possible de souscrire à cette affirmation de H. Basset, selon laquelle "il ne semble pas que les croyances relatives au chacal, qui sont indéniables, aient jamais exercé "la moindre influence sur la littérature populaire ber bère"69. Bien au contraire, tout porte à croire que la plupart des traits essent ielssous lesquels apparaît le chacal des Isdwa se rencontrent dans d'autres régions du Maghreb ainsi que dans d'autres contextes, notamment celui des contes populaires, et forment un ensemble cohérent. Cela dit, il n'est pas question de nier la complexité du personnage tel qu'il est dépeint dans les contes, ni de référer l'ensemble des représentations qui s'y rattachent à un modèle unique, qui serait valable pour l'ensemble du Maghreb. En second lieu, il paraît utile de revenir sur les rapprochements qui ont été faits entre le chacal maghrébin et le Renard Pâle dogon. Rappelons leurs principaux traits communs: Renard Pâle chacal val des secrets d'Amma sa mère est la Terre il commet l'inceste il possède une connaissance connaissance imparfaite parole altérée, mauvaise lié à la divination il est le premier circoncis lié aux menstrues son placenta est le soleil nature féminine lié à la fécondité sécheresse, brousse associé à l'arc-en-ciel il monte et descend antagonisme Ogo/Nommo-Forgeron voleur sa mère est la lionne-Terre il commet l'inceste H est jâlib mensonges, parodie voix désagréable, obscénités lié à la divination il est le prépuce il est le sang menstruel il est le soleil nature féminine lié à la fécondité sécheresse, brousse associé à l'arc-en-ciel il monte et descend antagonisme ť#£/lion-Forgeron Cette série d'analogies paraît toucher l'essentiel de suffisamment près pour qu'on ne puisse plus mettre en doute la parenté qui unit les deux per sonnages. Que le chacal des "isâwa soit le frère du Renard Pâle, ou son hérit ier, ou son père spirituel, que les influences culturelles se soient exercées dans 69. H. Basset, Essai, p. 211.
  • 32. LE PERSONNAGE DU CHACAL 59 un sens ou dans l'autre, l'important ici est de constater qu'indiscutablement les deux personnages appartiennent à la même souche70. Or le Renard Pâle joue un rôle si déterminant dans le système dogon qu'il semble inconcevable que sa réplique, le chacal, se trouve isolé dans un système maghrébin qui serait par ailleurs totalement différent du premier. En d'autres termes, on est fondé à penser que le chacal maghrébin, dont le dib des "bàwa n'est que l'une des représentations, est une pièce maîtresse dans un système autochtone, ancien, résultant d'héritages divers, mais principalement berbère, et qui serait resté lui-même étroitement apparenté à certains systèmes soudanais. En somme, on aborde là un problème qui dépasse largement le cadre de la confrérie des 'bàwa, puisqu'il s'agit de la thèse, soutenue principalement par V. Pâques dans son Arbre cosmique, de l'existence d'un vaste fonds culturel commun à toute l'Afrique du Nord et de l'Ouest. Il nous paraît d'ailleurs essentiel de noter que si les relations entre la Berbérie, le Sahara et le Soudan occidental, dont l'origine remonte aux époques les plus reculées, ont marqué la culture populaire de ces régions au point d'y laisser des empreintes encore largement visibles aujourd'hui, elles n'ont en réalité jamais cessé de s'y exer cer. Pour en revenir aux 'îsàwa, de nombreux éléments dans leur histoire comme dans leur rituel attestent cette influence soudanaise. Ainsi, le fonda teur la confrérie, Sih al-Kamil, a reçu l'essentiel de son initiation mystique de dans le Sud marocain, aux confins du désert; c'est au Soudan que certains récits légendaires situent l'origine des instruments de musique utilisés par la confrérie; enfin, innombrables sont les emprunts faits à la confrérie des Gnawa, qui est la confrérie des anciens esclaves noirs, au point qu'une partie du rituel des 'tsàwa, celle qui concerne la possession par les génies, apparaît souvent comme une copie pure et simple de celui àcsK-Gnawa. Cet héritage venu du sud n'est pas particulier à la confrérie des 'îsâwa. Il a marqué, et marque encore sous le voile de Pístem, l'ensemble des coutumes et des croyances populaires maghrébines, et entre autres, à des degrés divers, la quasi-totalité des confréries religieuses marocaines. 70. On ne peut pas ne pas signaler à ce propos d'autres analogies, bien plus troublantes, puisqu'elles mettent en regard des systèmes fort éloignés dans l'espace. En Amérique du Nord, le Tout-Puissant est souvent secondé par un Dieu créateur, lequel a pour assistant un Coyote, nommé transformer par les anthropologues anglo-saxons. M. Schneider résume ainsi les traits principaux du Coyote: "Le transformer ne paraît être qu'un démiurge. Il est le maître de la matière [...]. Le premier [dieu créateur] est essentiell ement céleste, le second est plutôt terrestre [...]. Très menteur et voleur, il se présente parfois même comme un adversaire de son maître. Par opposition à son maître toujours guidé par l'idée du bien, Coyote fait naître le mal et prépare la décadence du monde". (M. Schneider, Musique, mythologie, rites, in: Histoire de la Musique, dir. Roland-Manuel, t. I, p. 140). Le même auteur relève dans les vieilles mythologies d'Inde d'autres traits qui évoquent irrésistiblement le chacal ou le Renard Pâle: "Le Chândcnya L'panishad nous décrit le dieu créateur comme un mort chantant; par opposition à ce mort qui crée la vie, son assistant. Coyote, est un Dieu vivant dont la voix rauque et -cassée «chante la mort». Il est le détenteur de la matière périssable qu'il peut parfois former, mais qu'il est incapable d'animer. Au moment où- il cherche à voler, il perd ses ailes et tombe à terre" (ibid. p. 141).
  • 33. 60 ANDRÉ BONCOURT RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES. Henri, Essai sur la littérature des Berbères, Alger, Carbonel, 1920, 446 p. BRUNEL René, Essai sur la Confrérie religieuse des Àîssâoûa au Maroc, Paris, Geuthner, 1926, 258 p., 10 pi. h. -t. DOUTTÉ Edmond, Magie et religion dans l'Afrique du Nord, Alger, Jourdan, 1909, 617 PDRAGUE Georges, Esquisse d'histoire religieuse au Maroc, Paris, Peyronnet, 1952, 332 p., 8 tabl., 2 с h. -t. Gaignebet Claude, Le carnaval, Paris, Payot, 1974, 170 p. GRIAULE Marcel, Dieu d'eau, Paris, Fayard, 1975, (lre parution en 1948), 222 p., 8 pl.h.-t. GRIAULE Marcel et DlETERLEN Germaine, Le Renard pâle: le mythe cosmogonique, Paris, Institut d'ethnologie, 1965, 544 p., 24 pi. h. -t. Herber Jean, Une fête à Moulay Idriss (janvier 1916). Les Hamadcha et les Dghoughiyyin, Hespéris, III, 2я* trim. 1923, 217-236, 4 pi. h. -t. LAOUST, Emile, Mots et choses berbères. Notes de linguistique et d'ethnographie. Dialesctes du Maroc, Paris, J.920t 531 p., 4 pi. h. -t. LAOUST Emile, Noms et cérémonies des feux de joie chez les Berbères du Haut et de l'Anti-Atlas, Hespéris, I, 1921, 3-66, 253-316, 387-420, 1 с h.-t. LÉVY-PROVENÇAL Évariste, Textes arabes de l'Ouargha. Dialecte des Jbala, Paris, Leroux, 1923, , 285 p., 7 pi. h.-t. LOUBIGNAC Victorien, Textes arabes des £аёг, Paris, Besson, 1952 (ouvrage pos thume), 594 p. PÂQUES Viviana, L'arbre cosmique dans la pensée populaire et dans la vie quotidienne du nordouest africain, Paris, Institut d'ethnologie, 1964, 702 p., 17 pi. h-t. SCHNEIDER Marijus, Le rôle de la musique dans la mythologie et les rites des civil isations non européennes, in: Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la musique, t.I, dir. Roland-Manuel, 131-214. Servier Jean, Les portes de l'année. Rites et symboles. L'algérie dans la tradition méditerranéenne, Paris, Laffont, 1962, 428 p., 16 pi. h-t. TEGNAEUS Harry, Le héros civilisateur. Contribution à l'étude ethnologique de la rel igion et de la sociologie africaines, Stockholm, Pettersons, 1950, 224 p.