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LES PROTAGONISTES DU HARCÈLEMENT MORAL AU TRAVAIL
Jacques Delga et Abiramy Rajkumar
Association jeunesse et droit | « Journal du droit des jeunes »
2006/1 N° 251 | pages 29 à 35
ISSN 2114-2068
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-journal-du-droit-des-jeunes-2006-1-page-29.htm
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29JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006
Les protagonistes
du harcèlement moral au travail
par Jacques Delga* et Abiramy Rajkumar**
Le harcèlement moral est une infraction médiatique mais complexe qui nécessite une étude
approfondie. La revue d'action juridique et sociale avait déjà publié, dans son numéro 244 d'avril
2005, «Les éléments caractéristiques du harcèlement moral» . «Les protagonistes du
harcèlement moral» constituent en quelle que sorte la suite de ce premier thème.
dans les associations. Le harcèlement
moral a un bel avenir.
L'étude sera consacrée dans une première
partie aux responsables du harcèlement
moral,auteursdirectsouindirects,etcom-
plices implicites, comme souvent les di-
rigeants de plus en plus sans culture d'en-
treprise autre que financière. La seconde
partie abordera plus spécifiquement la
personne de la victime et des témoins.
I. Auteurs et complices
responsables en matière de
harcèlement moral
La loi du 17 janvier 2002 relative à la
modernisation sociale réprime le harcè-
lementmorald'unemanièregénérale,sans
considération de la personne dont il
émane. Ainsi au sein d'une entreprise, le
harcèlement moral peut être l'œuvre tant
de l'employeur que des salariés. Mais, il
convientdes'intéressernonseulementaux
agresseurs (1), mais également aux com-
plices (2), ces derniers n'étant pas spéci-
fiquement visés par la loi.
A. Auteurs et (ou)
responsables du
harcèlement
L'auteur direct du harcèlement, celui qui
a participé à l'infraction peut être pour-
suivi. Mais l'employeur en tant que tel a
aussi une responsabilité particulière en
dépit même d'une certaine passivité.
1) L'auteur direct du harcèlement
ou l'agresseur direct
La loi ne prévoit pas de profil type du
harceleur. De nombreux auteurs (1)
distin-
guent principalement quatre variétés de
harcèlement moral, défini selon le niveau
hiérarchique de l'agresseur par rapport à
sa victime au sein de l'entreprise. Cette
orientation sera en substance suivie.
- Le supérieur hiérarchique.
Le harcèlement exercé par un supérieur
hiérarchique sur son subordonné est de
loin le cas le plus fréquent et connu (bien
qu'en réalité, ce type de harcèlement ne
constitue qu'une variante de l'abus d'auto-
rité). C'est d'ailleurs, en ce sens, qu'anté-
rieurement à la loi relative à la moderni-
sation sociale, la Haute juridiction se pro-
nonçait. En effet, en l'absence de législa-
tionspécifiqueincriminantleharcèlement
moral, c'est par le détour des pratiques
jugées abusives que les juges condam-
naient le phénomène (2)
.
En ce domaine, et même s'il n'est pas
l'auteur direct de l'infraction de harcèle-
ment, du fait de son pouvoir de direc-
tion, c'est généralement la responsabilité
* Professeur à l'ESSEC, avocat à la Cour d'appel de Paris.
** Doctorante Paris I.
(1) P.Ravisy, Le harcèlement moral au travail, Delmas Express, 2004; G.Aubourg et H.de Moura, Le harcèlement
moral, Éditions de Vecchi, le droit au quotidien, 2002; E. Monteiro, «Le concept de harcèlement moral dans le
code pénal et le code du travail», Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, n°2, 2003, p.277
(2) V. en ce sens, Cass.soc., 13 mai 1997, Société Assystel maintenance c/ Sido, pourvoi n° 94-41844, inédit titré;
Cass.soc., 27 juin 1997, Mercereau c/ SA Scady, pourvoi n° 95-43124, inédit titré.
Ce sujet bien qu'envisagé essentiellement
sous un angle spécialisé, et donc de ju-
riste, nous paraît pouvoir capter l'atten-
tion d'un plus large public. Les médecins,
et notamment les médecins du travail, les
syndicats, les représentants du personnel,
les membres du comité d'entreprise, mais
aussilesemployeursetemployéssontplus
spécifiquementconcernés.Quineconnaît
un exemple de personnes harcelées ou de
harceleur ? Quelle vision à l'analyse de-
vons-nousavoirdesresponsables,auteurs
et complices, comme des victimes et des
témoins ? Doit-on considérer que l'auteur
del'infractiondeharcèlementnepeutêtre
que le supérieur hiérarchique ? Faut-il n'y
voir qu'un abus au bénéfice de l'entre-
prise ? Doit-on estimer que la position de
force du harceleur le dispense d'une vi-
site médicale qui ne serait opportune que
pour le harcelé ? La méconnaissance ou
la passivité de l'employeur le dispense-t-
elle de toute responsabilité et l'immunise-
t-elle contre toute poursuite judiciaire ?
Les techniques managériales utilisées,
derrières lesquelles se retranchent
aujourd'hui les auteurs, ne doivent elles
pasêtredénoncées ?Faut-ilvraimentpen-
ser qu'il existe une faiblesse chez le har-
celé, un manque de caractère qui le rend
naturellement sujet à de tels abus ? Et que
dire alors du témoin à l'heure où tout le
monde évoque le sujet, y compris le lé-
gislateur, mais où personne ne veut en la
matière témoigner. Les écrits ci-dessous
peuventparaîtreiconoclastes.Ilsn'ensont
pas moins juridiques et conformes aux
réalités.Ilexistedefaussesidéesqu'ilcon-
venait d'autant plus fortement de dénon-
cerquelagestiondescapitauxprédomine
aujourd'huisurlagestiondeshommesnon
seulement dans les sociétés mais aussi
Responsables, victimes, témoins
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30 JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006
de l'employeur qui est recherchée. L'em-
ployeur doit en effet répondre non seule-
ment de ses propres agissements, mais
également de ceux des personnes qui, au
sein de l'entreprise, exercent de fait ou de
droit, une autorité sur les salariés. Ainsi,
notamment dans un arrêt rendu le 10 mai
2001, dans l'affaire Société Repass'Net
contre dame Bouet, la chambre sociale de
la Cour de cassation a condamné le gé-
rant d'une société à indemniser son an-
cienne salariée du préjudice moral résul-
tantducomportementdesonépouse,cette
dernière ayant multiplié les insultes et
mauvais traitements, envers ladite sala-
riée (3)
(sur le problème spécifique de la
responsabilité de l'employeur en tant
qu'auteur, co-auteur ou complice, en cas
notamment de conflit entre salariés et son
obligation de prévention, voir infra res-
ponsabilité de l'employeur).
Toutefois, la recherche quasi-systémati-
que de la responsabilité de l'employeur (4)
n'entrave nullement la condamnation,
pour fait de harcèlement moral, de ses
représentants légaux et salariés (5)
. Par
ailleurs,uneresponsabilitéàl'encontredes
donneurs d'ouvrage dans le cadre de con-
tratsdesous-traitanceoud'unemiseàdis-
position (6)
peut également être recher-
chée.
- Le salarié envers son supérieur
De fréquence proportionnellement in-
verse, le harcèlement moral peut égale-
ment provenir d'un salarié vers son su-
périeur hiérarchique. Les hypothèses
sont rares (d'ailleurs, il n'existe à ce jour
aucune jurisprudence en la matière), mais
ne constituent pas pour autant un désuet
cas d'école. En effet, le harcèlement ins-
tigué par un subordonné sur son em-
ployeur ou ses représentants peut être en-
visagé, notamment par exemple lors de
restructurations lorsque qu'une nouvelle
personne extérieure est amenée à diriger
une nouvelle équipe dont elle est mal
aimée, pour diverses raisons (soit que
cette dernière remplace une personne qui
leur était chère, soit qu'eux même espé-
raient une promotion interne ou encore
compte tenu de la faiblesse de caractère
du supérieur qui ne parvient pas à asseoir
son autorité)(7)
.
Il convient de remarquer, par ailleurs, que
si la jurisprudence en la matière est raris-
sime, cela ne signifie nullement que la
pratique l'est aussi. En effet, les cas d'in-
subordination sont fréquents, et peuvent
de par leur répétition, étalés dans le temps
discréditer le supérieur hiérarchique, et
conduire à un véritable harcèlement. Le
supérieur hiérarchique désavoué hésitera
(par crainte notamment d'être licencié
pour inaptitude professionnelle, à diriger
une équipe par exemple) à diligenter une
action en justice contre son subordonné-
harceleur. Et, de fait, le phénomène ris-
que d'échapper à la justice, alors pourtant
qu'il existe.
Parmitouteslestentativesesquisséespour
approcher le phénomène, en amont de la
voie judiciaire, la dernière en date (8)
,
mérite l'attention. L'affaire concernait un
établissement de la MAIF où régnait une
atmosphère peu conviviale, constatée
comme telle par l'inspection du travail.
Averti de ces conditions de travail, l'em-
ployeur procède à une enquête sur le site.
Desoncôté,leCHSCT (9)
décidequ'ilfaut
recourir à un expert en raison d'un risque
gravesuiteau«constatd'unedégradation
des conditions de travail du personnel du
centre de Malakoff qui entraîne une souf-
france au travail»(10)
. Mais, suivant la
volonté de la direction, cette mesure est
différée. Or, un an plus tard, estimant les
actions conduites par l'employeur en vue
de l'amélioration de la situation insuffi-
sante, le CHSCT décide de mettre en
œuvre ladite mesure adoptée, et de man-
dater un expert sur le fondement de l'arti-
cle L 236-9 du Code du travail (c'est-à-
dire le risque grave). La direction saisit
sitôt le juge judiciaire, afin que soit «pro-
noncer l'annulation de la délibération du
CHSCT», arguant que «cette expertise
n'est pas nécessaire». Elle est déboutée
de sa demande par un arrêt confirmatif
de la Cour d'appel, qui, considère l'ordon-
nance prise par le CHSCT fondée, en ce
sensquela«situation,génératricedetrou-
bles chez plusieurs salariés, constitue un
risque grave pour la santé et la sécurité
dûment constatée, au sens de l'article
L 236-9 du Code du travail» (or, s'agis-
sant d'expertise décidée par le CHSCT, la
charge des frais incombe à l'employeur).
Cet arrêt est innovateur, dans la mesure
où il tend à assimiler la santé mentale à
un risque grave et permet donc l'action
enamont,parl'interventiondel'expertise.
N'est-ce pas là, le germe d'une action à la
fois préventive du harcèlement moral,
mais également d'un procédé capable de
mettre en exergue toutes les formes de
harcèlement au sein de l'entreprise, par le
recours d'un expert ?
En l'espèce, bien que des études et recher-
ches s'intéressent de plus en plus à la
charge mentale, au mal-être, au stress, le
concept de prise en compte de la santé
psychique ou psychologique ne semble
pasavoirencoretrouvétoutesaplacedans
la culture française de prévention. Les
recherches étudient la question, mais le
droit du travail ne reconnaît pas vraiment
la notion, du moins explicitement (11)
. Or,
il conviendrait que l'aide psychologique
ne soit pas limitée aux harcelés mais
qu'elle s'étende aux harceleurs, qui, s'ils
résolvaient leurs propres problèmes, se-
raient sans doute moins enclin à harceler.
- Les personnes de même niveau
hiérarchique
Enfin, il a été démontré tant par la doc-
trine (12)
que les cas d'espèces, que la pra-
tique de harcèlement moral peut pros-
pérer au sein d'un groupe de personne
(3) B.Gauriau, «L'employeur doit répondre des agissements des personnes qui exercent, de fait ou de droit, une
autorité sur les salariés. Recherche d'un fondement juridique», Droit social. n°11, novembre 2001, p.921.
(4) L'employeur étant tenu de répondre des agissements des personnes se trouvant sous sa subordination.
(5) Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
(6) CA Paris, 16 janvier 1997, 18e ch. E, Chantereau c/ SNC Sebb, Social Pratique, n° 384 – 10 mars
2003.
(7) Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003; G.Aubourg et H. de Moura, Le harcè-
lement moral, Éditions de Vecchi, le droit au quotidien, 2002.
(8) Arrêt de la Cour d'appel de Versailles rendu le 24 novembre 2004, n°07486, SA MAIF; note sous arrêt, Se-
maine sociale Lamy, 21 février 2005, n°1203, p.10.
(9) Comité d'Hygiène, Sécurité et Condition de Travail.
(10) F.C., «La notion de risque grave appliquée à la santé mentale»,Semaine sociale Lamy, 21 février 2005,n°1203.
(11) Des exemples de pays, tels que la Suède ou l'Allemagne, ayant adoptés des lois relatives à la protection des
travailleurs sur les lieux de travail prennant en compte explicitement la santé psychologique, serait peut-être à
suivre.
(12) A.Mazeaud, «Harcèlement entre salarié : apport de la loi de modernisation», Droit social, 2002, p.321
Mandater un expert
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31JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006
de même niveau hiérarchique. En ef-
fet, de tels agissements ont été décelés
au sein d'un même groupe de travailleur,
un salarié harcelant un autre ou même
un groupe de salariés exerçant une pres-
sion psychologique sur un de leur collè-
gue. Il s'agit en l'espèce de harcèlement
moral dit horizontal simple ou collectif.
Le harcèlement est entretenu par une dé-
valorisation progressive de la victime par
l'agresseur et la situation de la victime
s'envenime quand cette dépréciation du
salarié est acceptée et même cautionnée
par le groupe (c'est l'exemple type du
harcèlement horizontal collectif) (13)
.
Dans le cas du harcèlement exercé par
un ou plusieurs salariés (harcèlement
collégial) du même niveau hiérarchique,
les agissements condamnables se tradui-
sent soit par un refus de travailler avec
le salarié victime, ou une volonté de le
dévaloriser, soit par le fait de proférer
des menaces, injures, voir des violences,
un ensemble de comportements intolé-
rables et réprimés par la loi, conduisant
à l'exclusion du salarié du groupe de tra-
vail (14)
.
2) L'employeur responsable
(auteur indirect ou passif) du
harcèlement
Àl'heureoùleharcèlementmoraldevient
une véritable stratégie d'entreprise (15)
, en
vu soit de conduire les salariés à la dé-
mission, soit de faciliter des accords tran-
sactionnels de départ permettant ainsi à
la direction de réduire non seulement les
indemnités et procédures de licencie-
ment (16)
, mais encore et surtout de mas-
quer les difficultés relationnelles de l'en-
treprise (17)
,ilconvientdesoulignerànou-
veau, mais de manière plus détaillée la
responsabilitédel'employeur. En effet,ce
dernier, peut être mis en cause dans des
cas plus spécifiques qu'il est opportun de
décrire, sans toutefois qu'il soit possible
d'élaborer une liste exhaustive.
L'employeur qui incite ses subordonnés à
se liguer contre un salarié engage sa res-
ponsabilité,(contractuellemaiségalement
pénale). Dans un arrêt rendu le 29 juin
2005, la chambre sociale a condamné
l'employeur (un géomètre expert) aux
versements de diverses sommes à la sala-
riée (secrétaire comptable) au titre de
dommages et intérêts pour fait de harcè-
lement moral (18)
. Après avoir affecté une
salariée dans un local exigu, dépourvu
d'un chauffage décent et sans outil de tra-
vail,«l'employeuravaitégalementvolon-
tairement isolé [la victime] des autres
salariésdel'entrepriseenleurdemandant
de ne plus lui parler», et il avait même
été «jusqu'à mettre en doute son équili-
bre psychologique et avait eu un compor-
tement excessivement autoritaire à son
égard», dans un arrêt rendu le 29 juin
2005, la chambre sociale a condamné le-
dit employeur (un géomètre expert) aux
versements de diverses sommes à la sala-
riée (secrétaire comptable) au titre de
dommages et intérêts pour fait de harcè-
lement moral (19)
.
Mais l'employeur engage aussi sa respon-
sabilité du fait d'une certaine passivité
alors même qu'il a connaissance d'un cli-
mat d'hostilité ou qu'il ne peut le mécon-
naître.Ainsi,dansunarrêtrendule3mars
2000 par la Cour d'appel de Bordeaux
dans l'affaire SA Marbot et Cie c/
Durepaire (20)
, l'employeur a été reconnu
responsable de la rupture du contrat de
travail d'une salariée réintégrée. Dans
cette espèce, «suite à sa réintégration
pour licenciement non autorisé, une sa-
lariée protégée a dû faire face à l'hosti-
litédesescollègues,carl'employeuravait
clairementinformélesautressalariésque
sonretourl'obligeaitàlicencierquelqu'un
d'autre.Dufaitdesapassivitéfaceàcette
hostilitéentretenue,l'employeuraétéjugé
responsable de la rupture du contrat de
travail à ses torts»(21)
.
Dans l'hypothèse de harcèlement entre
salariés, à défaut même d'incitation de
l'employeur, il pèse sur ce dernier une
obligation de lege de prévenir, ce type
d'agissements au sein de son entreprise.
Sa responsabilité peut être engagée par
application de l'article L 122-48 du Code
du travail qui dispose qu'il «appartient au
chef d'entreprise de prendre toutes dis-
positions nécessaires en vu de prévenir
tous actes constitutifs de harcèlement
moral». En contrepartie, c'est en toute lé-
gitimité,quel'employeurpeutlicencierun
salariécaractériel,harcelantsessubordon-
nés. Ainsi, dans une espèce jugée le 23
février 2005, la chambre sociale a décidé
queconstituaitunecauseréelleetsérieuse
de licenciement, le comportement de la
salariée (directrice administrative et
comptable de la société), «qui dénigrait
et harcelait ses subordonnés en public et
manifestait de l'agressivité tant à l'égard
de son employeur qu'envers les autres
salariésetlescontractantsdel'entreprise.
Elleétaitàl'originedelamésententegrave
énoncée dans la lettre de licenciement et
cette mésentente perturbait le fonctionne-
ment de l'entreprise» (22)
.
3) À la recherche d'un profil type
du harceleur ou des techniques de
harcèlement
Latendancedesétudesàfocaliserlesana-
lysessurlapersonnalitéduharceleurcon-
duit trop souvent à oublier le caractère
destructeur des techniques managériales.
- Harceleur personne physique
Dans son célèbre ouvrage Marie-France
Hirigoyen (23)
trace les principaux traits
psychologiques du harceleur. Elle le dé-
(13) A.Mazeaud, «Harcèlement entre salariés :apport de la loi de modernisation», Droit social, 2002; G.Aubourg et
H. de Moura, Le harcèlement moral, Éditions de Vecchi, coll. Le droit au quotidien, p.24-25.
(14) Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
(15) V.Maurus, «Les harcelés du travail», Le Monde du 26 avril 2005, p.11.
(16) V. en ce sens, le témoignage de M-C. Soula, inspecteur du travail, selon qui le harcèlement moral deviendrait
un véritable «mode de management», de «gestion du personnel», propos recueillis par C. Vernhes, le 9 avril
2001, «C'est un mode de management», http://www.rfi.fr/actufr/articles/016/article_7269.asp.
(17) En ce sens d'ailleurs, l'affaire fort médiatisée où un géant de la grande distribution «Carrefour» était accusé de
harcèlement moral. Dans cette affaire, un extrait du rapport 2002 du médecin du travail chargé de l'hypermar-
ché Carrefour d'Athis-Mons dénonçait les «méthodes de management contraires à la dignité de l'homme»
usitées dans l'entreprise.
(18) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 29 juin 2005, n°03-44055, inédit.
(19) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 29 juin 2005, n°03-44055, inédit.
(20) CA Bordeaux, 3 mars 2000, SA Marbot et Cie c/ Durepaire, cité dans Harcèlement et discrimination, Social
Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
(21) Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
(22) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 23 février 2005, n°02-45988, inédit.
(23) M-F. Hirigoyen, «Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien», éd. Syros, 1998.
L'employeur engage aussi sa responsabilité
du fait d'une certaine passivité
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32 JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006
peint comme un pervers narcissique. Un
menteur compulsif, toujours à critiquer et
soucieux de tout contrôler, usant et abu-
sant de son charme pour convaincre. Le
narcissisme du harceleur le pousse à mi-
nimiser les apports de ses collaborateurs,
en instrumentalisant son équipe, afin
d'aménager un maximum de reconnais-
sance personnelle. C'est d'ailleurs, proba-
blement pour cette raison précise que les
harcelés sont le plus souvent des person-
nes compétentes.Ainsi, le harceleur, quel
que soit le motif à l'origine de son action,
n'agit pas d'une façon qui profite à l'en-
treprise mais plutôt en fonction de ce qui
sert son propre intérêt. Toutefois, l'ana-
lyse des différents cas de harcèlement
moral démontre que tous les harceleurs
ne sont pas des pervers narcissiques qui
trouvent leur accomplissement personnel
dans la négation, l'annihilation de l'autre.
Ce sont le plus fréquemment des hom-
mes qui seuls ou à plusieurs mettent en
place des processus pour imposer leurs
marques. Il s'agit en l'occurrence, plus de
forcerlavictime,deluiimposersaloidans
une relation pervertie au pouvoir qu'une
réelle recherche de jouissance sadique et
perverse.
L'employeurestbiensouventl'instigateur
ou du moins le responsable des harcèle-
ments de type institutionnel (qui participe
d'une stratégie de gestion de l'ensemble
du personnel) ou professionnel (c'est-à-
direorganiséàl'encontred'unouplusieurs
salariés, précisément désignés, destiné à
contourner les procédures légales de li-
cenciement) – voyez. notamment infra le
problème des seniors-. Dans les faits, le
harcèlement institutionnel et le harcèle-
mentprofessionnelserecoupentetsecon-
fondentparfois,certainesdirectionsorga-
nisant et nourrissant une sorte de «lutte
de clans», «lutte pour la vie», à l'intérieur
de l'entreprise en mettant des salariés en
concurrence sur les mêmes fonctions et
en déstabilisant les collectifs de travail.
C'est particulièrement le cas de certains
salariésquideviennentdesciblesenfonc-
tion des «besoins» de l'entreprise : des
cadres doublons à l'occasion de fusion/
absorption d'entreprise ou de travailleurs
ayantatteintuncertainâge(V.infra).C'est
aussilecasdansl'hypothèsed'unnouveau
pouvoir en place (suite notamment à des
fusions acquisitions) ou le jeune nouvel
employeur s'entoure d'une équipe tout
aussi jeune oubliant, voir en rejetant, la
culture passée de l'entreprise (V. infra le
problème des seniors ).
- Techniques de harcèlement
managérial
L'une des techniques du harcèlement
managérial consiste à faire basculer la
victime (que l'on veut évincer de l'entre-
prise à moindre frais) dans une situation
ambiguë et à entretenir le flou. L'un des
procédés est le suivant : il consiste à dé-
truire par l'humiliation la victime, tout en
faisantsemblantdeluioffrirdanslemême
temps la perspective des primes, voir
même de promotions. De sorte que si la
victimechercheàseconfierauprèsdeson
collègue et même parfois de son proche
entourage,nulnelacomprend,ounecon-
sent à la croire. Progressivement, la vic-
time perd confiance, en elle-même et en
autrui, et s'isole (trop souvent dans un état
dépressif). Ainsi, plongée dans le doute,
la victime est déconcertée, et à l'usure
devient totalement déstabilisée du fait de
manipulations diverses et perverses qui
tendent à masquer le harcèlement exercé
à son encontre, sans qu'elle puisse être à
même de matérialiser les agissements ré-
préhensiblesdontellefaitl'objet,sicen'est
par la démonstration de l'altération de sa
santé physique et morale. Le harcèlement
érigé en véritable technique de manage-
ment recherche ce mutisme de la victime,
qui se sentant honteuse d'être ainsi harce-
lée, pensant que la faute vient peut être
d'elle,seremetenquestionaulieudecom-
battre son persécuteur
B. Le complice
La complicité ne fait pas l'objet de dispo-
sitions particulières. La loi du 17 janvier
2002 ne la vise pas expressément en tant
que telle.
L'attention de l'employeur doit toutefois
être attirée comme précédemment (V. su-
pra les responsables du harcèlement) par
le fait qu'il peut faire l'objet de poursuite
pour complicité passive. S'agissant d'une
infraction pénale, toute personne qui par
son aide ou assistance apporte sa contri-
bution ou son soutien à la préparation ou
réalisation du délit de harcèlement mo-
ral, sera considérée comme le complice
duharceleur (24)
,etsanctionnéeentantque
telle.
La complicité peut être active ou passive.
Généralement, les actes de complicité
sanctionnés sont des actes positifs (25)
.
L'exempleclassiquedelacomplicitédans
le harcèlement moral est celui du harcè-
lement collectif ou de groupe, où par mi-
métisme les salariés se braquent chacun
leur tour contre un salarié et concourent à
la mise à l'écart, au placard, au rebut de
celui-ci. En pratique le complice n'est
sanctionné par les tribunaux que s'il a lui-
même pris part aux actes de malveillance
à l'égard du salarié harcelé en devenant
un allié du harceleur. Mais la complicité
ne résulte pas toujours d'agissements po-
sitifs.Ellepeutnaîtredetouteconnivence,
d'un simple soutien implicite et masqué -
telquelanon-dénonciation,l'inactionface
à de tels agissements dont en a pourtant
connaissance le complice. Ainsi, la com-
plicité par abstention d'un collègue ou du
supérieur hiérarchique du harceleur, qui
ayant connaissance de la situation de har-
cèlement moral subi par un salarié, n'ap-
porte cependant aucun soutien à la vic-
time, est une attitude qui pourrait faire
l'objet d'une sanction - ne serait-ce que
disciplinaire (26)
. De surcroît, ce dernier
pourraitparfoisengagersaresponsabilité,
notamment au titre de la non assistance à
personne en danger.
La complicité passive de l'employeur,
supérieur hiérarchique qui laisserait en
connaissancedecauseserépéterdesagis-
sements constitutifs de harcèlement mo-
ral mérite d'être relevée (V. supra). Dans
ce cas, la discussion risque de se reporter
sur le fait de savoir si l'employeur avait
réellement,etdansquellemesureconnais-
sancedel'existenced'untelcomportement
au sein de son entreprise. Ainsi, le Con-
seil de prud'hommes de Paris, dans un
jugement rendu le 15 décembre 1999, a
retenu la responsabilité de l'employeur au
motif «qu'il n'est pas concevable que,
(24) Aux termes de l'article L 121-7 du Code pénal «est complice la personne qui, sciemment, par aide ou assistance
a facilité la préparation ou la consommation d'un crime ou d'un délit, ou encore la personne qui, par don,
promesse, menace, ordre, abus d'autorité ou de pouvoir, a provoqué une infraction ou donné des instructions
pour la commettre».
(25) G.Aubourg et H. de Moura, précité.
(26) G.Aubourg et H. de Moura, Le harcèlement moral, Éditions de Vecchi, coll. Le droit au quotidien, p.23-24.
Le harcèlement érigé en véritable
technique de management
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33JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006
dans l'entreprise, alors même que deux
autres salariés ont été licenciés suite à
desharcèlements moraux du même direc-
teur Monsieur Coccoli, l'employeur ne
soitpasaucourantdecequisepasseavec
cette personne, d'autant que ces deux li-
cenciements ont fait l'objet de procédu-
res, tant devant le Conseil de prud'hom-
mes que devant la Cour d'appel». En l'es-
pèce, une salariée ayant une certaine an-
cienneté dans l'entreprise s'était mise en
arrêtmaladiepeuaprèsl'arrivéed'unnou-
veaucadredirigeantetréclamaitdesdom-
mages et intérêts pour préjudice moral du
fait de harcèlement.
II. Victimes et témoins du
harcèlement moral
En incriminant le harcèlement moral au
travail, la loi du 17 janvier 2002 a voulu
protéger la victime directe de ces agisse-
ments, et pour rendre effective cette pro-
tection, l'a étendue au profit des témoins
de ces comportements, qui désormais
n'ont plus «théoriquement» (ou ne de-
vraient plus avoir) à craindre de par leur
témoignage de devenir à leur tour de po-
tentielles victimes.
A. Les victimes
C'est par le truchement d'un faisceau d'in-
dices, par le biais de témoignages, que les
juges tentent de d'appréhender le harcè-
lement moral. Il existe un aléa certain en
la matière. De factodes personnes ont été
de véritables victimes de harcèlement
moral, sans pour autant que cet état soit
reconnu par les tribunaux, faute notam-
ment de preuves ou témoignages précis
et suffisants. Il n'existe pas a priori de
portait robot de la victime et il convient
de se défaire de l'opinion selon laquelle
cette dernière serait de santé morale fra-
gile.Toutefois, des secteurs d'activité, des
fonctions, des catégories de salariés sem-
blent plus visés que d'autres par les prati-
ques de harcèlement.
1) Difficultés de reconnaissance
d'un profil type de la victime :
«l'employé modèle ?»
Toute personne, quel que soit son secteur
d'activité, sa fonction, son statut social ou
sa position hiérarchique au sein de l'en-
treprise (27)
peut être touchée par des agis-
sements constitutifs de harcèlement mo-
ral.Lesexemplesdepersonnesquiseplai-
gnent en justice a tort ou a raison de har-
cèlement sont variés. L'énumération de
quelques décisions jurisprudentielles té-
moignera de cette diversité de profils.
Ainsi, dans l'espèce de l'arrêt de cassa-
tion rendu le 8 décembre 2004 par la
chambre sociale de la Cour de cassation,
c'est un officier de la marine marchande,
engagé en qualité de lieutenant par un
contratàduréedéterminéequiseplaignait
de subir des faits de harcèlement moral
de la part de son capitaine (28)
.
Dans une autre affaire, par un arrêt de re-
jet cette fois, rendu le 26 janvier 2005 et
confirmant la position prise par les juges
du fond, la chambre sociale de la Cour de
cassation a permis à un salarié engagé en
tant que chauffeur-livreur, puis promu
successivement technicien de mainte-
nance, puis chargé d'atelier mécanique,
«de rompre son contrat de travail et d'en
imputerlarupture à l'employeur»dèslors
que «l'employeur a eu à l'égard du sala-
rié une attitude répétitive de violences
morales et psychologiques»(29)
Dans cette même perspective, a été va-
lidé par la haute juridiction, la décision
des juges prud'hommaux autorisant la ré-
siliation judiciaire du contrat de travail
d'uneassistantedentairepourharcèlement
moral et sexuel (30)
. De même, dans un
arrêtendatedu8février2005 (31)
,lacham-
bre sociale a reconnu victime de harcèle-
ment moral une salariée de la société
Isotopchim chimie fine. Cette dernière
ayantétémiseenredressementjudiciaire,
la discussion portait sur le point de savoir
si «l'AGS devait garantir le paiement de
la somme allouée à l'intéressée en répa-
ration de son préjudice» consécutif au
harcèlement subi. La Cour de cassation,
suivant les juges du fond, a précisé que
l'AGS y était tenue.
La chambre sociale de la Cour de cassa-
tion a encore validé implicitement (en re-
fusant de contrôler les éléments de fait)
la décision des premiers juges du fonds
qui avaient «estimé que le comportement
del'employeuràl'égarddelasalariée[en
l'occurrence une coiffeuse] était consti-
tutif d'un harcèlement moral»(32)
. Dans
une autre espèce, par un arrêt du 27 octo-
bre 2004, c'est une animatrice de maga-
sinquiaétéreconnuecommemoralement
harcelée (33)
.
Nombreuses sont les décisions de rejet de
la qualification de harcèlement moral au
travail. Ainsi, par exemple la demande
d'une conductrice d'autobus a été rejetée
par un arrêt rendu le 6 octobre 2004 par
lachambresociale (34)
,demêmecelled'un
chauffeur de taxi (35)
, d'une cuisinière (36)
,
d'une chargée de vente (37)
, ainsi que celle
d'une responsable du personnel elle-
même (38)
. À également été rejetée, le 15
mars2005,lademanderésiliationducon-
trat de travail aux torts de son employeur
pourharcèlementmorald'uneaide-comp-
table (39)
, puis le 24 mai 2005, celle d'une
coiffeuse, devenue responsable qualifiée
de salon, pour insuffisance de preuve
(malgré les attestations produites au dé-
bat) «de l'existence à la charge de l'em-
ployeur, d'un comportement fautif revê-
tant les caractères d'un harcèlement mo-
ral»(40)
(V.infralesdifficultésdelapreuve
en matière de harcèlement moral).
En l'absence d'une description précise de
la physionomie des victimes de harcèle-
ment moral, il est quasi impossible de
(27) J.Delga etA.Rajkumar, «Le harcèlement moral : éléments caractéristiques du harcèlement moral au regard du
Code du travail et de la jurisprudence contemporaine», Droit Ouvrier, avril 2005, n°681, p.161.
(28) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 décembre 2004, n°03-40025, inédit. (V. p. 54 de ce
numéro)
(29) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 26 janvier 2005, n°02-47296, publié au bulletin.
(30) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 5 avril 2005, n°02-46634, publié au bulletin.
(31) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 février 2005, n° 02-46527, inédit.
(32) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 décembre 2004, n°03-46074, inédit.
(33) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 27 octobre 2004, n°04-41008, publié au bulletin.
(34) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 6 octobre 2004, n°03-47759, inédit.
(35) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 16 juin 2004, n°02-41795, inédit.
(36) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 juin 2005, n°03-41778, inédit.
(37) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 12 juillet 2005, n°05-41181, inédit.
(38) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 février 2005, n°02-46137, inédit.
(39) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 15 mars 2005, n°03-42070, publié au bulletin.
(40) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 24 mai 2005, n°03-42682, inédit.
La preuve par le truchement d'un faisceau
d'indices et par le biais de témoignages
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34 JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006
dresser le portrait robot de ces dernières.
Aussi, en la matière, l'analyse juridique
s'appuie-t-elle nécessairement sur les tra-
vaux socio-psychologiques (41)
. À l'ana-
lyse des études de victimologie condui-
tes récemment, contrairement aux idées
reçues, les victimes de harcèlement mo-
ral ne sont pas des personnes à la person-
nalitéfaibleetsansvolonté.Loins'enfaut.
La plupart des victimes de harcèlement
seraient plutôt remplies de joie de vivre,
débordant d'énergie, pleine d'humanité,
consciencieuse et pleinement impliquée
dans son travail. Caricaturalement le pro-
fil type des victimes de harcèlement mo-
ral serait même celui des «employés mo-
dèles»(42)
.
2) Les victimes cibles : les salariés
protégés
Des auteurs ont tenté de déterminer des
catégoriesdevictimespotentiellesdehar-
cèlementmoral.Ainsi,d'aprèsMe
Philippe
Ravisy, certains salariés seraient plus par-
ticulièrement concernés par le harcèle-
ment moral dit répressif, en l'occurrence
les représentants du personnel et les délé-
gués syndicaux ou les salariés qui, après
avoirététrèsbiennotés,ontcessédeplaire
ou sont considérés comme des «traî-
tres»(43)
. Ce fut d'ailleurs les faits de l'es-
pèce considérée dans l'arrêt rendu par la
Cour d'appel de Bordeaux dans l'affaire
SAMarbot et Cie c/ Durepaire (V. supra).
S'agissant du harcèlement moral subi par
les salariés protégés, une autre affaire ju-
gée en référé par le Conseil de prud'hom-
mes de Nîmes le 12 mars 2003 (44)
, témoi-
gne de la pression psychologique exer-
cée sur ces derniers. En l'espèce, un sala-
rié embauché par la SAATM connaît une
progression régulière de sa carrière, pas-
sant d'ouvrier en 1991 à chef d'équipe en
1993, puis responsable de division en
1998. Mais, à compter du 13 août 1998,
date de sa désignation en qualité de délé-
gué syndical de la CGT, son évolution est
non seulement arrêtée, mais de surcroît,
il fait l'objet de multiples «sanctions, bri-
mades, retrait progressif de ses attribu-
tions, menaces, refus de lui donner des
responsabilités,puisdutravail,[etmême]
interdit professionnel» de la part des diri-
geants de la société, qui furent condam-
nés par le Conseil de prud'hommes sur le
fondement du harcèlement moral.
Dans une autre affaire encore, la cham-
bre sociale a reconnu victime de harcèle-
ment «un réceptionnaire à la société
Carcoop France, délégué syndical puis
membreducomitéd'entreprise,[quiavait
attrait] son employeur en justice aux fins
de dommages et intérêts et de résiliation
judiciaire de son contrat de travail, en
invoquant un harcèlement, un déroule-
ment de carrière discriminatoire et un
défaut de reclassement à l'occasion de
reprises de fonctions consécutives à leur
interruption pour maladie profession-
nelle»(45)
.
3) Le problème spécifique et
actuel des victimes «seniors»
Les salariés expérimentés, «les seniors»
jouissant d'une certaine ancienneté et
d'une ancienne influence au sein de l'en-
treprise, sont actuellement du fait même
d'une législation, qui rend difficile leur
évictiondesvictimesdeharcèlement.Une
enquête récente en atteste : «la moitié des
salariés interrogés ont le sentiment
qu'eux-mêmes ou des personnes de leur
entreprise ont été, ou sont, victimes de
harcèlement moral en raison de leur
âge»(46)
. C'est souvent lors du renouvel-
lement de la direction que la situation des
seniors devient inconfortable. Tout parti-
culièrement lorsque le nouveau dirigeant
est «plutôt quadra que quinqua» et insuf-
fisamment formé pour gérer des salariés
plus expérimentés. Dès lors, le
dirigeant incapable de manager ces sala-
riés qui ont souvent été des responsables
importants cherche à s'en débarrasser, au
mieux en les invitant malgré eux à quitter
l'entreprise de manière plus ou moins
amiable (en témoigne les nombreuses
confessions de quinquagénaires ayant
transigé). Les plus jeunes n'échappent
certes pas totalement (47)
au harcèlement,
maiss'étantbiensouventnettementmoins
investis dans l'entreprise que leurs aînés,
ils sont plus enclin à la quitter en cas de
mésentente.
4) Importance des secteurs
d'activités à tâches mal définies
Pour certains auteurs, tel Christophe
Dejours (48)
, ce n'est pas tant la fonction
ou la qualification professionnelle qu'il
faut prendre en compte mais le secteur
d'activité. D'après cet auteur, si les mo-
des d'organisation du travail aujourd'hui
favorisent la naissance et la prolifération
du phénomène de harcèlement moral au
travail, il est permis de dénombrer des
secteurs particulièrement exposés à ces
agissements, du fait même de leur orga-
nisation. Ainsi, il dénonce l'organisation
de certains secteurs de travail tels les ad-
ministrations publiques (en particulier les
collectivités territoriales), le secteur
médico-social et l'enseignement «où très
souvent les tâches ne sont pas définies et
où par conséquent on peut toujours re-
procher quelque chose à quelqu'un». A
contrario, donc il y aurait moins de vic-
time de harcèlement moral dans les sec-
teurs de production où les tâches sont par
définition techniquement bien ou mieux
attribuée à chacun des travailleurs.
L'appréhension du harcèlement moral
est toujours fort complexe, et il n'est pas
toujours facile de mettre des mots sur
(41) dont ceux de H.Leymann (psychosociologue du travail), Mobbing : la persécution au travail, Seuil, 1993 et M-
F.Hirigoyen(psychologue), Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, Syros, 1998.
(42) V.Maurus, «Les harcelés du travail», Le monde du 26 avril 2005, p.11.
(43) Philippe Ravisy, précité
(44) Conseil de prud'hommes de Nîmes (référé), 12 mars 2003, Pierron c/ SAATM (Groupe Clemessy),Droitouvrier,
novembre 2003, p.496 certains secteurs de travail tels les administrations publiques (en particulier les collec-
tivités territoriales), le secteur médico-social et l'enseignement, où «très souvent les tâches ne sont pas définies
et où, par conséquent, on peut toujours reprocher quelque chose à quelqu'un». A contrario donc, il y aurait
moins de victimes de harcèlement moral dans les secteurs de production, où les tâches sont par définition
techniquement bien attribuées à chacun des travailleurs.
(45) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 16 mars 2005, n°03-40251, publié au bulletin.
(46) G. Le Nagard, «Enquête : emploi des seniors : tout reste à faire», Entreprise et Carrières, n°761, p.12 et suiv.
(47) En effet, certains jeunes actifs, compte tenu de leur précarité sont dans une situation plus délicate, et donc plus
propice au harcèlement que d'autres. V. en ce sens, un arrêt rendu le 24 mai 2005 par la chambre sociale de la
Cour de cassation, n°03-43056, inédit, où une emploi-jeune demandait la résiliation judiciaire de son contrat
de travail, en reprochant à la directrice de l'association qui l'employait des faits de harcèlement moral à son
égard.
(48) C.Dejours, «Les différentes formes de mal-être au travail», in Société et problèmes de santé mentale, 2004
C'est souvent lors du renouvellement de la direction
que la situation des seniors devient inconfortable
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35JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006
une souffrance ou de l'exprimer. Le cons-
tat est que la montée de l'individualisme
et la désolidarisation dans le monde de
l'entreprise tendent à favoriser la gesta-
tion du harcèlement moral (49)
. Or, se
défaire de l'isolement, faire connaître la
situation de détresse, consécutive à cette
agression est le premier pas indispensa-
ble dans la voie de la lutte judiciaire. En
effet, à défaut, comment prouver, et a
fortiori où trouver les témoins de ces
agissements ?
B. Les témoins
Le rôle du témoin est capital et il existe
une protection légale du témoin, mais on
peut se demander si elle est en fait vérita-
blement suffisante et adaptée.
1) La protection juridique
prévue par la loi
La loi de modernisation sociale a prévu
d'assurer une certaine protection de ceux
qui relatent des faits de harcèlement
moral (50)
. Elle a repris une jurisprudence
ancienne bien assise qui considérait que
«le témoignage en justice d'un salarié
ne peut, sauf abus, constituer une faute,
ni même une cause de licenciement»(51)
.
L'article L 122-49 alinéa 2 du Code du
travail actuellement applicable indique
qu' «aucun salarié ne peut être sanc-
tionné, licencié ou faire l'objet d'une
mesure discriminatoire pour avoir té-
moigné d'agissements de harcèlement
moral ou pour les avoir relatés». Cette
protection concerne tant le témoignage
devant une juridiction, que les attesta-
tions écrites, voir les propos adressés à
d'autres personnes, comme les représen-
tants du personnel. La loi permet ainsi à
un salarié de témoigner des pratiques de
harcèlement alors même qu'une telle
modalité peut nuire à l'image de l'entre-
prise ou de son représentant. En cas de
préjudice subi le témoin peut demander
soit la condamnation de son employeur
à des dommages et intérêts, soit en cas
de licenciement sa réintégration assor-
tie de dommages et intérêts en raison du
préjudice causé par une mesure de licen-
ciement prononcée en contravention de
la loi.Ainsi la Cour d'appel de Paris, dans
un arrêt rendu le 26 novembre 2003 (52)
,
affirme : «un témoignage écrit ne mani-
festant ni légèreté, ni mauvaise foi, ne
constitue pas une faute pouvant être re-
prochée au salarié qui ne se rend cou-
pable d'aucun abus de droit», et même
«qu'une telle attestation écrite ne cons-
titue pas davantage une violation de
l'obligation générale de loyauté à
l'égard de l'employeur, mais réalise un
droit, voir une obligation, justifiant la
réparation du préjudice moral du fait de
l'action engagée par l'employeur à l'en-
contre du salarié qui n'a commis aucune
faute en se contentant de prêter son con-
cours à la justice». Mais cette protec-
tion est elle vraiment suffisante ?
2) Une insuffisante protection
pratique
Le témoignage d'un salarié n'est pas sans
danger. Il faut un certain caractère pour
mettre en cause des pratiques d'entre-
prise, dénoncer des collègues ou son em-
ployeur en cas de harcèlement d'un pro-
che, alors même que la définition de ce
délit est inexistante et que le harcelé est
le plus souvent conduit à se terrer. Le
courage est bien souvent indispensable.
Le risque est d'autant plus important que
le témoin n'est pas un salarié protégé,
délégué syndical ou délégué du person-
nel par exemple et que le soutien d'un
groupe manque. Le témoignage risque
d'être considéré comme portant atteinte
aux intérêts de l'entreprise. Une plainte
pour dénonciation calomnieuse n'est pas
à exclure ce d'autant qu'il n'existe pas
de définition précise du harcèlement qui
ne sera qualifié comme tel par les tribu-
naux qu'a posteriori. Il convient donc
d'être prudent, de ne pas témoigner no-
tamment devant des personnes pouvant
être juridiquement qualifiées d'étrangè-
res à l'entreprise. En dépit même de tel-
les précautions la pratique révèle l'exis-
tence d'autres risques certes liés à l'in-
gratitude de tout témoignage et de toute
défense, mais qui concerne plus parti-
(49) V.Maurus, précité.
(50) L'article L 122-49 al.2 du Code du travail prévoit ainsi qu' «aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou
faire l'objet d'une mesure discriminatoire pour avoir témoigné d'agissements de harcèlement moral ou pour les
avoir relatés».
(51) Arrêt rendu le 23 novembre 1994 par la Cour de cassation, in Le harcèlement moral de G.Aubourg et H. de
Moura, précité.
(52) Arrêt du 26 novembre 2003 de la Cour d'appel de Paris, n°02-30497, Gie Recherche Gestion Développement
c/ Mori, RJS 4/04, n°480.
(53) J.Delga, «De l'éthique d'entreprise et de son cynisme», Dalloz-Cahier droit des affaires, n°43, p.3126.
culièrement le harcèlement moral. Le
harcelé traité de paranoïaque (il le de-
vient parfois par la force des choses) est
rarement écouté avec sérieux. Il est mar-
ginalisé dans l'entreprise. La prise en
considération de sa situation entraîne à
son tour la marginalisation du témoin.
De plus et surtout, il arrive fréquemment
que le harcelé tente de quitter l'entreprise
suite à une démission plus ou moins né-
gociée secrètement, ce, sans porter
plainte. La volonté de reconstruction
personnelle du harcelé à travers la re-
cherche d'un nouvel emploi le conduit
pour des raisons d'opportunité (et d'effi-
cacité) à minimiser au fil du temps sa
situation, à ne pas l'ébruiter de crainte
de difficultés. Dés lors, le témoin devient
un témoin gênant pour l'employeur mais
aussi pour la victime. Il est lâché. Il peut
devenir à son tour une victime harcelée.
Sa générosité assimilée au mieux à du
«don quichottisme», alors même que ce
témoignage est juridiquement une obli-
gation, ne peut que lui nuire dans le
monde de l'entreprise où l'absence de
marginalisation prédomine sur le respect
des valeurs individuelles et humaines et
la défense d'autrui. À défaut de textes
législatifs, les dispositions des codes
éthiques si souvent évoquées aujourd'hui
dans les entreprises devraient pallier de
telles insuffisances de protection. Mais
cette préoccupation ou la volonté de lut-
ter contre le harcèlement moral n'est pas
véritablement celle de tels codes qui pré-
sentent souvent un caractère plus mora-
lisateur que moral à l'égard des sala-
riés (53)
.
Il faut en convenir, le témoin est mal pro-
tégé.
Quand le témoin devient gênant
pour l'employeur mais aussi pour la victime
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LES PROTAGONISTES DU HARCELEMENT MORAL AU TRAVAIL

  • 1. LES PROTAGONISTES DU HARCÈLEMENT MORAL AU TRAVAIL Jacques Delga et Abiramy Rajkumar Association jeunesse et droit | « Journal du droit des jeunes » 2006/1 N° 251 | pages 29 à 35 ISSN 2114-2068 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-journal-du-droit-des-jeunes-2006-1-page-29.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Association jeunesse et droit. © Association jeunesse et droit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit
  • 2. 29JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006 Les protagonistes du harcèlement moral au travail par Jacques Delga* et Abiramy Rajkumar** Le harcèlement moral est une infraction médiatique mais complexe qui nécessite une étude approfondie. La revue d'action juridique et sociale avait déjà publié, dans son numéro 244 d'avril 2005, «Les éléments caractéristiques du harcèlement moral» . «Les protagonistes du harcèlement moral» constituent en quelle que sorte la suite de ce premier thème. dans les associations. Le harcèlement moral a un bel avenir. L'étude sera consacrée dans une première partie aux responsables du harcèlement moral,auteursdirectsouindirects,etcom- plices implicites, comme souvent les di- rigeants de plus en plus sans culture d'en- treprise autre que financière. La seconde partie abordera plus spécifiquement la personne de la victime et des témoins. I. Auteurs et complices responsables en matière de harcèlement moral La loi du 17 janvier 2002 relative à la modernisation sociale réprime le harcè- lementmorald'unemanièregénérale,sans considération de la personne dont il émane. Ainsi au sein d'une entreprise, le harcèlement moral peut être l'œuvre tant de l'employeur que des salariés. Mais, il convientdes'intéressernonseulementaux agresseurs (1), mais également aux com- plices (2), ces derniers n'étant pas spéci- fiquement visés par la loi. A. Auteurs et (ou) responsables du harcèlement L'auteur direct du harcèlement, celui qui a participé à l'infraction peut être pour- suivi. Mais l'employeur en tant que tel a aussi une responsabilité particulière en dépit même d'une certaine passivité. 1) L'auteur direct du harcèlement ou l'agresseur direct La loi ne prévoit pas de profil type du harceleur. De nombreux auteurs (1) distin- guent principalement quatre variétés de harcèlement moral, défini selon le niveau hiérarchique de l'agresseur par rapport à sa victime au sein de l'entreprise. Cette orientation sera en substance suivie. - Le supérieur hiérarchique. Le harcèlement exercé par un supérieur hiérarchique sur son subordonné est de loin le cas le plus fréquent et connu (bien qu'en réalité, ce type de harcèlement ne constitue qu'une variante de l'abus d'auto- rité). C'est d'ailleurs, en ce sens, qu'anté- rieurement à la loi relative à la moderni- sation sociale, la Haute juridiction se pro- nonçait. En effet, en l'absence de législa- tionspécifiqueincriminantleharcèlement moral, c'est par le détour des pratiques jugées abusives que les juges condam- naient le phénomène (2) . En ce domaine, et même s'il n'est pas l'auteur direct de l'infraction de harcèle- ment, du fait de son pouvoir de direc- tion, c'est généralement la responsabilité * Professeur à l'ESSEC, avocat à la Cour d'appel de Paris. ** Doctorante Paris I. (1) P.Ravisy, Le harcèlement moral au travail, Delmas Express, 2004; G.Aubourg et H.de Moura, Le harcèlement moral, Éditions de Vecchi, le droit au quotidien, 2002; E. Monteiro, «Le concept de harcèlement moral dans le code pénal et le code du travail», Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, n°2, 2003, p.277 (2) V. en ce sens, Cass.soc., 13 mai 1997, Société Assystel maintenance c/ Sido, pourvoi n° 94-41844, inédit titré; Cass.soc., 27 juin 1997, Mercereau c/ SA Scady, pourvoi n° 95-43124, inédit titré. Ce sujet bien qu'envisagé essentiellement sous un angle spécialisé, et donc de ju- riste, nous paraît pouvoir capter l'atten- tion d'un plus large public. Les médecins, et notamment les médecins du travail, les syndicats, les représentants du personnel, les membres du comité d'entreprise, mais aussilesemployeursetemployéssontplus spécifiquementconcernés.Quineconnaît un exemple de personnes harcelées ou de harceleur ? Quelle vision à l'analyse de- vons-nousavoirdesresponsables,auteurs et complices, comme des victimes et des témoins ? Doit-on considérer que l'auteur del'infractiondeharcèlementnepeutêtre que le supérieur hiérarchique ? Faut-il n'y voir qu'un abus au bénéfice de l'entre- prise ? Doit-on estimer que la position de force du harceleur le dispense d'une vi- site médicale qui ne serait opportune que pour le harcelé ? La méconnaissance ou la passivité de l'employeur le dispense-t- elle de toute responsabilité et l'immunise- t-elle contre toute poursuite judiciaire ? Les techniques managériales utilisées, derrières lesquelles se retranchent aujourd'hui les auteurs, ne doivent elles pasêtredénoncées ?Faut-ilvraimentpen- ser qu'il existe une faiblesse chez le har- celé, un manque de caractère qui le rend naturellement sujet à de tels abus ? Et que dire alors du témoin à l'heure où tout le monde évoque le sujet, y compris le lé- gislateur, mais où personne ne veut en la matière témoigner. Les écrits ci-dessous peuventparaîtreiconoclastes.Ilsn'ensont pas moins juridiques et conformes aux réalités.Ilexistedefaussesidéesqu'ilcon- venait d'autant plus fortement de dénon- cerquelagestiondescapitauxprédomine aujourd'huisurlagestiondeshommesnon seulement dans les sociétés mais aussi Responsables, victimes, témoins Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit
  • 3. 30 JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006 de l'employeur qui est recherchée. L'em- ployeur doit en effet répondre non seule- ment de ses propres agissements, mais également de ceux des personnes qui, au sein de l'entreprise, exercent de fait ou de droit, une autorité sur les salariés. Ainsi, notamment dans un arrêt rendu le 10 mai 2001, dans l'affaire Société Repass'Net contre dame Bouet, la chambre sociale de la Cour de cassation a condamné le gé- rant d'une société à indemniser son an- cienne salariée du préjudice moral résul- tantducomportementdesonépouse,cette dernière ayant multiplié les insultes et mauvais traitements, envers ladite sala- riée (3) (sur le problème spécifique de la responsabilité de l'employeur en tant qu'auteur, co-auteur ou complice, en cas notamment de conflit entre salariés et son obligation de prévention, voir infra res- ponsabilité de l'employeur). Toutefois, la recherche quasi-systémati- que de la responsabilité de l'employeur (4) n'entrave nullement la condamnation, pour fait de harcèlement moral, de ses représentants légaux et salariés (5) . Par ailleurs,uneresponsabilitéàl'encontredes donneurs d'ouvrage dans le cadre de con- tratsdesous-traitanceoud'unemiseàdis- position (6) peut également être recher- chée. - Le salarié envers son supérieur De fréquence proportionnellement in- verse, le harcèlement moral peut égale- ment provenir d'un salarié vers son su- périeur hiérarchique. Les hypothèses sont rares (d'ailleurs, il n'existe à ce jour aucune jurisprudence en la matière), mais ne constituent pas pour autant un désuet cas d'école. En effet, le harcèlement ins- tigué par un subordonné sur son em- ployeur ou ses représentants peut être en- visagé, notamment par exemple lors de restructurations lorsque qu'une nouvelle personne extérieure est amenée à diriger une nouvelle équipe dont elle est mal aimée, pour diverses raisons (soit que cette dernière remplace une personne qui leur était chère, soit qu'eux même espé- raient une promotion interne ou encore compte tenu de la faiblesse de caractère du supérieur qui ne parvient pas à asseoir son autorité)(7) . Il convient de remarquer, par ailleurs, que si la jurisprudence en la matière est raris- sime, cela ne signifie nullement que la pratique l'est aussi. En effet, les cas d'in- subordination sont fréquents, et peuvent de par leur répétition, étalés dans le temps discréditer le supérieur hiérarchique, et conduire à un véritable harcèlement. Le supérieur hiérarchique désavoué hésitera (par crainte notamment d'être licencié pour inaptitude professionnelle, à diriger une équipe par exemple) à diligenter une action en justice contre son subordonné- harceleur. Et, de fait, le phénomène ris- que d'échapper à la justice, alors pourtant qu'il existe. Parmitouteslestentativesesquisséespour approcher le phénomène, en amont de la voie judiciaire, la dernière en date (8) , mérite l'attention. L'affaire concernait un établissement de la MAIF où régnait une atmosphère peu conviviale, constatée comme telle par l'inspection du travail. Averti de ces conditions de travail, l'em- ployeur procède à une enquête sur le site. Desoncôté,leCHSCT (9) décidequ'ilfaut recourir à un expert en raison d'un risque gravesuiteau«constatd'unedégradation des conditions de travail du personnel du centre de Malakoff qui entraîne une souf- france au travail»(10) . Mais, suivant la volonté de la direction, cette mesure est différée. Or, un an plus tard, estimant les actions conduites par l'employeur en vue de l'amélioration de la situation insuffi- sante, le CHSCT décide de mettre en œuvre ladite mesure adoptée, et de man- dater un expert sur le fondement de l'arti- cle L 236-9 du Code du travail (c'est-à- dire le risque grave). La direction saisit sitôt le juge judiciaire, afin que soit «pro- noncer l'annulation de la délibération du CHSCT», arguant que «cette expertise n'est pas nécessaire». Elle est déboutée de sa demande par un arrêt confirmatif de la Cour d'appel, qui, considère l'ordon- nance prise par le CHSCT fondée, en ce sensquela«situation,génératricedetrou- bles chez plusieurs salariés, constitue un risque grave pour la santé et la sécurité dûment constatée, au sens de l'article L 236-9 du Code du travail» (or, s'agis- sant d'expertise décidée par le CHSCT, la charge des frais incombe à l'employeur). Cet arrêt est innovateur, dans la mesure où il tend à assimiler la santé mentale à un risque grave et permet donc l'action enamont,parl'interventiondel'expertise. N'est-ce pas là, le germe d'une action à la fois préventive du harcèlement moral, mais également d'un procédé capable de mettre en exergue toutes les formes de harcèlement au sein de l'entreprise, par le recours d'un expert ? En l'espèce, bien que des études et recher- ches s'intéressent de plus en plus à la charge mentale, au mal-être, au stress, le concept de prise en compte de la santé psychique ou psychologique ne semble pasavoirencoretrouvétoutesaplacedans la culture française de prévention. Les recherches étudient la question, mais le droit du travail ne reconnaît pas vraiment la notion, du moins explicitement (11) . Or, il conviendrait que l'aide psychologique ne soit pas limitée aux harcelés mais qu'elle s'étende aux harceleurs, qui, s'ils résolvaient leurs propres problèmes, se- raient sans doute moins enclin à harceler. - Les personnes de même niveau hiérarchique Enfin, il a été démontré tant par la doc- trine (12) que les cas d'espèces, que la pra- tique de harcèlement moral peut pros- pérer au sein d'un groupe de personne (3) B.Gauriau, «L'employeur doit répondre des agissements des personnes qui exercent, de fait ou de droit, une autorité sur les salariés. Recherche d'un fondement juridique», Droit social. n°11, novembre 2001, p.921. (4) L'employeur étant tenu de répondre des agissements des personnes se trouvant sous sa subordination. (5) Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003. (6) CA Paris, 16 janvier 1997, 18e ch. E, Chantereau c/ SNC Sebb, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003. (7) Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003; G.Aubourg et H. de Moura, Le harcè- lement moral, Éditions de Vecchi, le droit au quotidien, 2002. (8) Arrêt de la Cour d'appel de Versailles rendu le 24 novembre 2004, n°07486, SA MAIF; note sous arrêt, Se- maine sociale Lamy, 21 février 2005, n°1203, p.10. (9) Comité d'Hygiène, Sécurité et Condition de Travail. (10) F.C., «La notion de risque grave appliquée à la santé mentale»,Semaine sociale Lamy, 21 février 2005,n°1203. (11) Des exemples de pays, tels que la Suède ou l'Allemagne, ayant adoptés des lois relatives à la protection des travailleurs sur les lieux de travail prennant en compte explicitement la santé psychologique, serait peut-être à suivre. (12) A.Mazeaud, «Harcèlement entre salarié : apport de la loi de modernisation», Droit social, 2002, p.321 Mandater un expert Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit
  • 4. 31JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006 de même niveau hiérarchique. En ef- fet, de tels agissements ont été décelés au sein d'un même groupe de travailleur, un salarié harcelant un autre ou même un groupe de salariés exerçant une pres- sion psychologique sur un de leur collè- gue. Il s'agit en l'espèce de harcèlement moral dit horizontal simple ou collectif. Le harcèlement est entretenu par une dé- valorisation progressive de la victime par l'agresseur et la situation de la victime s'envenime quand cette dépréciation du salarié est acceptée et même cautionnée par le groupe (c'est l'exemple type du harcèlement horizontal collectif) (13) . Dans le cas du harcèlement exercé par un ou plusieurs salariés (harcèlement collégial) du même niveau hiérarchique, les agissements condamnables se tradui- sent soit par un refus de travailler avec le salarié victime, ou une volonté de le dévaloriser, soit par le fait de proférer des menaces, injures, voir des violences, un ensemble de comportements intolé- rables et réprimés par la loi, conduisant à l'exclusion du salarié du groupe de tra- vail (14) . 2) L'employeur responsable (auteur indirect ou passif) du harcèlement Àl'heureoùleharcèlementmoraldevient une véritable stratégie d'entreprise (15) , en vu soit de conduire les salariés à la dé- mission, soit de faciliter des accords tran- sactionnels de départ permettant ainsi à la direction de réduire non seulement les indemnités et procédures de licencie- ment (16) , mais encore et surtout de mas- quer les difficultés relationnelles de l'en- treprise (17) ,ilconvientdesoulignerànou- veau, mais de manière plus détaillée la responsabilitédel'employeur. En effet,ce dernier, peut être mis en cause dans des cas plus spécifiques qu'il est opportun de décrire, sans toutefois qu'il soit possible d'élaborer une liste exhaustive. L'employeur qui incite ses subordonnés à se liguer contre un salarié engage sa res- ponsabilité,(contractuellemaiségalement pénale). Dans un arrêt rendu le 29 juin 2005, la chambre sociale a condamné l'employeur (un géomètre expert) aux versements de diverses sommes à la sala- riée (secrétaire comptable) au titre de dommages et intérêts pour fait de harcè- lement moral (18) . Après avoir affecté une salariée dans un local exigu, dépourvu d'un chauffage décent et sans outil de tra- vail,«l'employeuravaitégalementvolon- tairement isolé [la victime] des autres salariésdel'entrepriseenleurdemandant de ne plus lui parler», et il avait même été «jusqu'à mettre en doute son équili- bre psychologique et avait eu un compor- tement excessivement autoritaire à son égard», dans un arrêt rendu le 29 juin 2005, la chambre sociale a condamné le- dit employeur (un géomètre expert) aux versements de diverses sommes à la sala- riée (secrétaire comptable) au titre de dommages et intérêts pour fait de harcè- lement moral (19) . Mais l'employeur engage aussi sa respon- sabilité du fait d'une certaine passivité alors même qu'il a connaissance d'un cli- mat d'hostilité ou qu'il ne peut le mécon- naître.Ainsi,dansunarrêtrendule3mars 2000 par la Cour d'appel de Bordeaux dans l'affaire SA Marbot et Cie c/ Durepaire (20) , l'employeur a été reconnu responsable de la rupture du contrat de travail d'une salariée réintégrée. Dans cette espèce, «suite à sa réintégration pour licenciement non autorisé, une sa- lariée protégée a dû faire face à l'hosti- litédesescollègues,carl'employeuravait clairementinformélesautressalariésque sonretourl'obligeaitàlicencierquelqu'un d'autre.Dufaitdesapassivitéfaceàcette hostilitéentretenue,l'employeuraétéjugé responsable de la rupture du contrat de travail à ses torts»(21) . Dans l'hypothèse de harcèlement entre salariés, à défaut même d'incitation de l'employeur, il pèse sur ce dernier une obligation de lege de prévenir, ce type d'agissements au sein de son entreprise. Sa responsabilité peut être engagée par application de l'article L 122-48 du Code du travail qui dispose qu'il «appartient au chef d'entreprise de prendre toutes dis- positions nécessaires en vu de prévenir tous actes constitutifs de harcèlement moral». En contrepartie, c'est en toute lé- gitimité,quel'employeurpeutlicencierun salariécaractériel,harcelantsessubordon- nés. Ainsi, dans une espèce jugée le 23 février 2005, la chambre sociale a décidé queconstituaitunecauseréelleetsérieuse de licenciement, le comportement de la salariée (directrice administrative et comptable de la société), «qui dénigrait et harcelait ses subordonnés en public et manifestait de l'agressivité tant à l'égard de son employeur qu'envers les autres salariésetlescontractantsdel'entreprise. Elleétaitàl'originedelamésententegrave énoncée dans la lettre de licenciement et cette mésentente perturbait le fonctionne- ment de l'entreprise» (22) . 3) À la recherche d'un profil type du harceleur ou des techniques de harcèlement Latendancedesétudesàfocaliserlesana- lysessurlapersonnalitéduharceleurcon- duit trop souvent à oublier le caractère destructeur des techniques managériales. - Harceleur personne physique Dans son célèbre ouvrage Marie-France Hirigoyen (23) trace les principaux traits psychologiques du harceleur. Elle le dé- (13) A.Mazeaud, «Harcèlement entre salariés :apport de la loi de modernisation», Droit social, 2002; G.Aubourg et H. de Moura, Le harcèlement moral, Éditions de Vecchi, coll. Le droit au quotidien, p.24-25. (14) Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003. (15) V.Maurus, «Les harcelés du travail», Le Monde du 26 avril 2005, p.11. (16) V. en ce sens, le témoignage de M-C. Soula, inspecteur du travail, selon qui le harcèlement moral deviendrait un véritable «mode de management», de «gestion du personnel», propos recueillis par C. Vernhes, le 9 avril 2001, «C'est un mode de management», http://www.rfi.fr/actufr/articles/016/article_7269.asp. (17) En ce sens d'ailleurs, l'affaire fort médiatisée où un géant de la grande distribution «Carrefour» était accusé de harcèlement moral. Dans cette affaire, un extrait du rapport 2002 du médecin du travail chargé de l'hypermar- ché Carrefour d'Athis-Mons dénonçait les «méthodes de management contraires à la dignité de l'homme» usitées dans l'entreprise. (18) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 29 juin 2005, n°03-44055, inédit. (19) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 29 juin 2005, n°03-44055, inédit. (20) CA Bordeaux, 3 mars 2000, SA Marbot et Cie c/ Durepaire, cité dans Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003. (21) Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003. (22) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 23 février 2005, n°02-45988, inédit. (23) M-F. Hirigoyen, «Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien», éd. Syros, 1998. L'employeur engage aussi sa responsabilité du fait d'une certaine passivité Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit
  • 5. 32 JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006 peint comme un pervers narcissique. Un menteur compulsif, toujours à critiquer et soucieux de tout contrôler, usant et abu- sant de son charme pour convaincre. Le narcissisme du harceleur le pousse à mi- nimiser les apports de ses collaborateurs, en instrumentalisant son équipe, afin d'aménager un maximum de reconnais- sance personnelle. C'est d'ailleurs, proba- blement pour cette raison précise que les harcelés sont le plus souvent des person- nes compétentes.Ainsi, le harceleur, quel que soit le motif à l'origine de son action, n'agit pas d'une façon qui profite à l'en- treprise mais plutôt en fonction de ce qui sert son propre intérêt. Toutefois, l'ana- lyse des différents cas de harcèlement moral démontre que tous les harceleurs ne sont pas des pervers narcissiques qui trouvent leur accomplissement personnel dans la négation, l'annihilation de l'autre. Ce sont le plus fréquemment des hom- mes qui seuls ou à plusieurs mettent en place des processus pour imposer leurs marques. Il s'agit en l'occurrence, plus de forcerlavictime,deluiimposersaloidans une relation pervertie au pouvoir qu'une réelle recherche de jouissance sadique et perverse. L'employeurestbiensouventl'instigateur ou du moins le responsable des harcèle- ments de type institutionnel (qui participe d'une stratégie de gestion de l'ensemble du personnel) ou professionnel (c'est-à- direorganiséàl'encontred'unouplusieurs salariés, précisément désignés, destiné à contourner les procédures légales de li- cenciement) – voyez. notamment infra le problème des seniors-. Dans les faits, le harcèlement institutionnel et le harcèle- mentprofessionnelserecoupentetsecon- fondentparfois,certainesdirectionsorga- nisant et nourrissant une sorte de «lutte de clans», «lutte pour la vie», à l'intérieur de l'entreprise en mettant des salariés en concurrence sur les mêmes fonctions et en déstabilisant les collectifs de travail. C'est particulièrement le cas de certains salariésquideviennentdesciblesenfonc- tion des «besoins» de l'entreprise : des cadres doublons à l'occasion de fusion/ absorption d'entreprise ou de travailleurs ayantatteintuncertainâge(V.infra).C'est aussilecasdansl'hypothèsed'unnouveau pouvoir en place (suite notamment à des fusions acquisitions) ou le jeune nouvel employeur s'entoure d'une équipe tout aussi jeune oubliant, voir en rejetant, la culture passée de l'entreprise (V. infra le problème des seniors ). - Techniques de harcèlement managérial L'une des techniques du harcèlement managérial consiste à faire basculer la victime (que l'on veut évincer de l'entre- prise à moindre frais) dans une situation ambiguë et à entretenir le flou. L'un des procédés est le suivant : il consiste à dé- truire par l'humiliation la victime, tout en faisantsemblantdeluioffrirdanslemême temps la perspective des primes, voir même de promotions. De sorte que si la victimechercheàseconfierauprèsdeson collègue et même parfois de son proche entourage,nulnelacomprend,ounecon- sent à la croire. Progressivement, la vic- time perd confiance, en elle-même et en autrui, et s'isole (trop souvent dans un état dépressif). Ainsi, plongée dans le doute, la victime est déconcertée, et à l'usure devient totalement déstabilisée du fait de manipulations diverses et perverses qui tendent à masquer le harcèlement exercé à son encontre, sans qu'elle puisse être à même de matérialiser les agissements ré- préhensiblesdontellefaitl'objet,sicen'est par la démonstration de l'altération de sa santé physique et morale. Le harcèlement érigé en véritable technique de manage- ment recherche ce mutisme de la victime, qui se sentant honteuse d'être ainsi harce- lée, pensant que la faute vient peut être d'elle,seremetenquestionaulieudecom- battre son persécuteur B. Le complice La complicité ne fait pas l'objet de dispo- sitions particulières. La loi du 17 janvier 2002 ne la vise pas expressément en tant que telle. L'attention de l'employeur doit toutefois être attirée comme précédemment (V. su- pra les responsables du harcèlement) par le fait qu'il peut faire l'objet de poursuite pour complicité passive. S'agissant d'une infraction pénale, toute personne qui par son aide ou assistance apporte sa contri- bution ou son soutien à la préparation ou réalisation du délit de harcèlement mo- ral, sera considérée comme le complice duharceleur (24) ,etsanctionnéeentantque telle. La complicité peut être active ou passive. Généralement, les actes de complicité sanctionnés sont des actes positifs (25) . L'exempleclassiquedelacomplicitédans le harcèlement moral est celui du harcè- lement collectif ou de groupe, où par mi- métisme les salariés se braquent chacun leur tour contre un salarié et concourent à la mise à l'écart, au placard, au rebut de celui-ci. En pratique le complice n'est sanctionné par les tribunaux que s'il a lui- même pris part aux actes de malveillance à l'égard du salarié harcelé en devenant un allié du harceleur. Mais la complicité ne résulte pas toujours d'agissements po- sitifs.Ellepeutnaîtredetouteconnivence, d'un simple soutien implicite et masqué - telquelanon-dénonciation,l'inactionface à de tels agissements dont en a pourtant connaissance le complice. Ainsi, la com- plicité par abstention d'un collègue ou du supérieur hiérarchique du harceleur, qui ayant connaissance de la situation de har- cèlement moral subi par un salarié, n'ap- porte cependant aucun soutien à la vic- time, est une attitude qui pourrait faire l'objet d'une sanction - ne serait-ce que disciplinaire (26) . De surcroît, ce dernier pourraitparfoisengagersaresponsabilité, notamment au titre de la non assistance à personne en danger. La complicité passive de l'employeur, supérieur hiérarchique qui laisserait en connaissancedecauseserépéterdesagis- sements constitutifs de harcèlement mo- ral mérite d'être relevée (V. supra). Dans ce cas, la discussion risque de se reporter sur le fait de savoir si l'employeur avait réellement,etdansquellemesureconnais- sancedel'existenced'untelcomportement au sein de son entreprise. Ainsi, le Con- seil de prud'hommes de Paris, dans un jugement rendu le 15 décembre 1999, a retenu la responsabilité de l'employeur au motif «qu'il n'est pas concevable que, (24) Aux termes de l'article L 121-7 du Code pénal «est complice la personne qui, sciemment, par aide ou assistance a facilité la préparation ou la consommation d'un crime ou d'un délit, ou encore la personne qui, par don, promesse, menace, ordre, abus d'autorité ou de pouvoir, a provoqué une infraction ou donné des instructions pour la commettre». (25) G.Aubourg et H. de Moura, précité. (26) G.Aubourg et H. de Moura, Le harcèlement moral, Éditions de Vecchi, coll. Le droit au quotidien, p.23-24. Le harcèlement érigé en véritable technique de management Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit
  • 6. 33JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006 dans l'entreprise, alors même que deux autres salariés ont été licenciés suite à desharcèlements moraux du même direc- teur Monsieur Coccoli, l'employeur ne soitpasaucourantdecequisepasseavec cette personne, d'autant que ces deux li- cenciements ont fait l'objet de procédu- res, tant devant le Conseil de prud'hom- mes que devant la Cour d'appel». En l'es- pèce, une salariée ayant une certaine an- cienneté dans l'entreprise s'était mise en arrêtmaladiepeuaprèsl'arrivéed'unnou- veaucadredirigeantetréclamaitdesdom- mages et intérêts pour préjudice moral du fait de harcèlement. II. Victimes et témoins du harcèlement moral En incriminant le harcèlement moral au travail, la loi du 17 janvier 2002 a voulu protéger la victime directe de ces agisse- ments, et pour rendre effective cette pro- tection, l'a étendue au profit des témoins de ces comportements, qui désormais n'ont plus «théoriquement» (ou ne de- vraient plus avoir) à craindre de par leur témoignage de devenir à leur tour de po- tentielles victimes. A. Les victimes C'est par le truchement d'un faisceau d'in- dices, par le biais de témoignages, que les juges tentent de d'appréhender le harcè- lement moral. Il existe un aléa certain en la matière. De factodes personnes ont été de véritables victimes de harcèlement moral, sans pour autant que cet état soit reconnu par les tribunaux, faute notam- ment de preuves ou témoignages précis et suffisants. Il n'existe pas a priori de portait robot de la victime et il convient de se défaire de l'opinion selon laquelle cette dernière serait de santé morale fra- gile.Toutefois, des secteurs d'activité, des fonctions, des catégories de salariés sem- blent plus visés que d'autres par les prati- ques de harcèlement. 1) Difficultés de reconnaissance d'un profil type de la victime : «l'employé modèle ?» Toute personne, quel que soit son secteur d'activité, sa fonction, son statut social ou sa position hiérarchique au sein de l'en- treprise (27) peut être touchée par des agis- sements constitutifs de harcèlement mo- ral.Lesexemplesdepersonnesquiseplai- gnent en justice a tort ou a raison de har- cèlement sont variés. L'énumération de quelques décisions jurisprudentielles té- moignera de cette diversité de profils. Ainsi, dans l'espèce de l'arrêt de cassa- tion rendu le 8 décembre 2004 par la chambre sociale de la Cour de cassation, c'est un officier de la marine marchande, engagé en qualité de lieutenant par un contratàduréedéterminéequiseplaignait de subir des faits de harcèlement moral de la part de son capitaine (28) . Dans une autre affaire, par un arrêt de re- jet cette fois, rendu le 26 janvier 2005 et confirmant la position prise par les juges du fond, la chambre sociale de la Cour de cassation a permis à un salarié engagé en tant que chauffeur-livreur, puis promu successivement technicien de mainte- nance, puis chargé d'atelier mécanique, «de rompre son contrat de travail et d'en imputerlarupture à l'employeur»dèslors que «l'employeur a eu à l'égard du sala- rié une attitude répétitive de violences morales et psychologiques»(29) Dans cette même perspective, a été va- lidé par la haute juridiction, la décision des juges prud'hommaux autorisant la ré- siliation judiciaire du contrat de travail d'uneassistantedentairepourharcèlement moral et sexuel (30) . De même, dans un arrêtendatedu8février2005 (31) ,lacham- bre sociale a reconnu victime de harcèle- ment moral une salariée de la société Isotopchim chimie fine. Cette dernière ayantétémiseenredressementjudiciaire, la discussion portait sur le point de savoir si «l'AGS devait garantir le paiement de la somme allouée à l'intéressée en répa- ration de son préjudice» consécutif au harcèlement subi. La Cour de cassation, suivant les juges du fond, a précisé que l'AGS y était tenue. La chambre sociale de la Cour de cassa- tion a encore validé implicitement (en re- fusant de contrôler les éléments de fait) la décision des premiers juges du fonds qui avaient «estimé que le comportement del'employeuràl'égarddelasalariée[en l'occurrence une coiffeuse] était consti- tutif d'un harcèlement moral»(32) . Dans une autre espèce, par un arrêt du 27 octo- bre 2004, c'est une animatrice de maga- sinquiaétéreconnuecommemoralement harcelée (33) . Nombreuses sont les décisions de rejet de la qualification de harcèlement moral au travail. Ainsi, par exemple la demande d'une conductrice d'autobus a été rejetée par un arrêt rendu le 6 octobre 2004 par lachambresociale (34) ,demêmecelled'un chauffeur de taxi (35) , d'une cuisinière (36) , d'une chargée de vente (37) , ainsi que celle d'une responsable du personnel elle- même (38) . À également été rejetée, le 15 mars2005,lademanderésiliationducon- trat de travail aux torts de son employeur pourharcèlementmorald'uneaide-comp- table (39) , puis le 24 mai 2005, celle d'une coiffeuse, devenue responsable qualifiée de salon, pour insuffisance de preuve (malgré les attestations produites au dé- bat) «de l'existence à la charge de l'em- ployeur, d'un comportement fautif revê- tant les caractères d'un harcèlement mo- ral»(40) (V.infralesdifficultésdelapreuve en matière de harcèlement moral). En l'absence d'une description précise de la physionomie des victimes de harcèle- ment moral, il est quasi impossible de (27) J.Delga etA.Rajkumar, «Le harcèlement moral : éléments caractéristiques du harcèlement moral au regard du Code du travail et de la jurisprudence contemporaine», Droit Ouvrier, avril 2005, n°681, p.161. (28) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 décembre 2004, n°03-40025, inédit. (V. p. 54 de ce numéro) (29) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 26 janvier 2005, n°02-47296, publié au bulletin. (30) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 5 avril 2005, n°02-46634, publié au bulletin. (31) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 février 2005, n° 02-46527, inédit. (32) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 décembre 2004, n°03-46074, inédit. (33) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 27 octobre 2004, n°04-41008, publié au bulletin. (34) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 6 octobre 2004, n°03-47759, inédit. (35) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 16 juin 2004, n°02-41795, inédit. (36) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 juin 2005, n°03-41778, inédit. (37) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 12 juillet 2005, n°05-41181, inédit. (38) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 février 2005, n°02-46137, inédit. (39) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 15 mars 2005, n°03-42070, publié au bulletin. (40) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 24 mai 2005, n°03-42682, inédit. La preuve par le truchement d'un faisceau d'indices et par le biais de témoignages Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit
  • 7. 34 JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006 dresser le portrait robot de ces dernières. Aussi, en la matière, l'analyse juridique s'appuie-t-elle nécessairement sur les tra- vaux socio-psychologiques (41) . À l'ana- lyse des études de victimologie condui- tes récemment, contrairement aux idées reçues, les victimes de harcèlement mo- ral ne sont pas des personnes à la person- nalitéfaibleetsansvolonté.Loins'enfaut. La plupart des victimes de harcèlement seraient plutôt remplies de joie de vivre, débordant d'énergie, pleine d'humanité, consciencieuse et pleinement impliquée dans son travail. Caricaturalement le pro- fil type des victimes de harcèlement mo- ral serait même celui des «employés mo- dèles»(42) . 2) Les victimes cibles : les salariés protégés Des auteurs ont tenté de déterminer des catégoriesdevictimespotentiellesdehar- cèlementmoral.Ainsi,d'aprèsMe Philippe Ravisy, certains salariés seraient plus par- ticulièrement concernés par le harcèle- ment moral dit répressif, en l'occurrence les représentants du personnel et les délé- gués syndicaux ou les salariés qui, après avoirététrèsbiennotés,ontcessédeplaire ou sont considérés comme des «traî- tres»(43) . Ce fut d'ailleurs les faits de l'es- pèce considérée dans l'arrêt rendu par la Cour d'appel de Bordeaux dans l'affaire SAMarbot et Cie c/ Durepaire (V. supra). S'agissant du harcèlement moral subi par les salariés protégés, une autre affaire ju- gée en référé par le Conseil de prud'hom- mes de Nîmes le 12 mars 2003 (44) , témoi- gne de la pression psychologique exer- cée sur ces derniers. En l'espèce, un sala- rié embauché par la SAATM connaît une progression régulière de sa carrière, pas- sant d'ouvrier en 1991 à chef d'équipe en 1993, puis responsable de division en 1998. Mais, à compter du 13 août 1998, date de sa désignation en qualité de délé- gué syndical de la CGT, son évolution est non seulement arrêtée, mais de surcroît, il fait l'objet de multiples «sanctions, bri- mades, retrait progressif de ses attribu- tions, menaces, refus de lui donner des responsabilités,puisdutravail,[etmême] interdit professionnel» de la part des diri- geants de la société, qui furent condam- nés par le Conseil de prud'hommes sur le fondement du harcèlement moral. Dans une autre affaire encore, la cham- bre sociale a reconnu victime de harcèle- ment «un réceptionnaire à la société Carcoop France, délégué syndical puis membreducomitéd'entreprise,[quiavait attrait] son employeur en justice aux fins de dommages et intérêts et de résiliation judiciaire de son contrat de travail, en invoquant un harcèlement, un déroule- ment de carrière discriminatoire et un défaut de reclassement à l'occasion de reprises de fonctions consécutives à leur interruption pour maladie profession- nelle»(45) . 3) Le problème spécifique et actuel des victimes «seniors» Les salariés expérimentés, «les seniors» jouissant d'une certaine ancienneté et d'une ancienne influence au sein de l'en- treprise, sont actuellement du fait même d'une législation, qui rend difficile leur évictiondesvictimesdeharcèlement.Une enquête récente en atteste : «la moitié des salariés interrogés ont le sentiment qu'eux-mêmes ou des personnes de leur entreprise ont été, ou sont, victimes de harcèlement moral en raison de leur âge»(46) . C'est souvent lors du renouvel- lement de la direction que la situation des seniors devient inconfortable. Tout parti- culièrement lorsque le nouveau dirigeant est «plutôt quadra que quinqua» et insuf- fisamment formé pour gérer des salariés plus expérimentés. Dès lors, le dirigeant incapable de manager ces sala- riés qui ont souvent été des responsables importants cherche à s'en débarrasser, au mieux en les invitant malgré eux à quitter l'entreprise de manière plus ou moins amiable (en témoigne les nombreuses confessions de quinquagénaires ayant transigé). Les plus jeunes n'échappent certes pas totalement (47) au harcèlement, maiss'étantbiensouventnettementmoins investis dans l'entreprise que leurs aînés, ils sont plus enclin à la quitter en cas de mésentente. 4) Importance des secteurs d'activités à tâches mal définies Pour certains auteurs, tel Christophe Dejours (48) , ce n'est pas tant la fonction ou la qualification professionnelle qu'il faut prendre en compte mais le secteur d'activité. D'après cet auteur, si les mo- des d'organisation du travail aujourd'hui favorisent la naissance et la prolifération du phénomène de harcèlement moral au travail, il est permis de dénombrer des secteurs particulièrement exposés à ces agissements, du fait même de leur orga- nisation. Ainsi, il dénonce l'organisation de certains secteurs de travail tels les ad- ministrations publiques (en particulier les collectivités territoriales), le secteur médico-social et l'enseignement «où très souvent les tâches ne sont pas définies et où par conséquent on peut toujours re- procher quelque chose à quelqu'un». A contrario, donc il y aurait moins de vic- time de harcèlement moral dans les sec- teurs de production où les tâches sont par définition techniquement bien ou mieux attribuée à chacun des travailleurs. L'appréhension du harcèlement moral est toujours fort complexe, et il n'est pas toujours facile de mettre des mots sur (41) dont ceux de H.Leymann (psychosociologue du travail), Mobbing : la persécution au travail, Seuil, 1993 et M- F.Hirigoyen(psychologue), Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, Syros, 1998. (42) V.Maurus, «Les harcelés du travail», Le monde du 26 avril 2005, p.11. (43) Philippe Ravisy, précité (44) Conseil de prud'hommes de Nîmes (référé), 12 mars 2003, Pierron c/ SAATM (Groupe Clemessy),Droitouvrier, novembre 2003, p.496 certains secteurs de travail tels les administrations publiques (en particulier les collec- tivités territoriales), le secteur médico-social et l'enseignement, où «très souvent les tâches ne sont pas définies et où, par conséquent, on peut toujours reprocher quelque chose à quelqu'un». A contrario donc, il y aurait moins de victimes de harcèlement moral dans les secteurs de production, où les tâches sont par définition techniquement bien attribuées à chacun des travailleurs. (45) Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 16 mars 2005, n°03-40251, publié au bulletin. (46) G. Le Nagard, «Enquête : emploi des seniors : tout reste à faire», Entreprise et Carrières, n°761, p.12 et suiv. (47) En effet, certains jeunes actifs, compte tenu de leur précarité sont dans une situation plus délicate, et donc plus propice au harcèlement que d'autres. V. en ce sens, un arrêt rendu le 24 mai 2005 par la chambre sociale de la Cour de cassation, n°03-43056, inédit, où une emploi-jeune demandait la résiliation judiciaire de son contrat de travail, en reprochant à la directrice de l'association qui l'employait des faits de harcèlement moral à son égard. (48) C.Dejours, «Les différentes formes de mal-être au travail», in Société et problèmes de santé mentale, 2004 C'est souvent lors du renouvellement de la direction que la situation des seniors devient inconfortable Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit
  • 8. 35JDJ - RAJS n°251 - janvier 2006 une souffrance ou de l'exprimer. Le cons- tat est que la montée de l'individualisme et la désolidarisation dans le monde de l'entreprise tendent à favoriser la gesta- tion du harcèlement moral (49) . Or, se défaire de l'isolement, faire connaître la situation de détresse, consécutive à cette agression est le premier pas indispensa- ble dans la voie de la lutte judiciaire. En effet, à défaut, comment prouver, et a fortiori où trouver les témoins de ces agissements ? B. Les témoins Le rôle du témoin est capital et il existe une protection légale du témoin, mais on peut se demander si elle est en fait vérita- blement suffisante et adaptée. 1) La protection juridique prévue par la loi La loi de modernisation sociale a prévu d'assurer une certaine protection de ceux qui relatent des faits de harcèlement moral (50) . Elle a repris une jurisprudence ancienne bien assise qui considérait que «le témoignage en justice d'un salarié ne peut, sauf abus, constituer une faute, ni même une cause de licenciement»(51) . L'article L 122-49 alinéa 2 du Code du travail actuellement applicable indique qu' «aucun salarié ne peut être sanc- tionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire pour avoir té- moigné d'agissements de harcèlement moral ou pour les avoir relatés». Cette protection concerne tant le témoignage devant une juridiction, que les attesta- tions écrites, voir les propos adressés à d'autres personnes, comme les représen- tants du personnel. La loi permet ainsi à un salarié de témoigner des pratiques de harcèlement alors même qu'une telle modalité peut nuire à l'image de l'entre- prise ou de son représentant. En cas de préjudice subi le témoin peut demander soit la condamnation de son employeur à des dommages et intérêts, soit en cas de licenciement sa réintégration assor- tie de dommages et intérêts en raison du préjudice causé par une mesure de licen- ciement prononcée en contravention de la loi.Ainsi la Cour d'appel de Paris, dans un arrêt rendu le 26 novembre 2003 (52) , affirme : «un témoignage écrit ne mani- festant ni légèreté, ni mauvaise foi, ne constitue pas une faute pouvant être re- prochée au salarié qui ne se rend cou- pable d'aucun abus de droit», et même «qu'une telle attestation écrite ne cons- titue pas davantage une violation de l'obligation générale de loyauté à l'égard de l'employeur, mais réalise un droit, voir une obligation, justifiant la réparation du préjudice moral du fait de l'action engagée par l'employeur à l'en- contre du salarié qui n'a commis aucune faute en se contentant de prêter son con- cours à la justice». Mais cette protec- tion est elle vraiment suffisante ? 2) Une insuffisante protection pratique Le témoignage d'un salarié n'est pas sans danger. Il faut un certain caractère pour mettre en cause des pratiques d'entre- prise, dénoncer des collègues ou son em- ployeur en cas de harcèlement d'un pro- che, alors même que la définition de ce délit est inexistante et que le harcelé est le plus souvent conduit à se terrer. Le courage est bien souvent indispensable. Le risque est d'autant plus important que le témoin n'est pas un salarié protégé, délégué syndical ou délégué du person- nel par exemple et que le soutien d'un groupe manque. Le témoignage risque d'être considéré comme portant atteinte aux intérêts de l'entreprise. Une plainte pour dénonciation calomnieuse n'est pas à exclure ce d'autant qu'il n'existe pas de définition précise du harcèlement qui ne sera qualifié comme tel par les tribu- naux qu'a posteriori. Il convient donc d'être prudent, de ne pas témoigner no- tamment devant des personnes pouvant être juridiquement qualifiées d'étrangè- res à l'entreprise. En dépit même de tel- les précautions la pratique révèle l'exis- tence d'autres risques certes liés à l'in- gratitude de tout témoignage et de toute défense, mais qui concerne plus parti- (49) V.Maurus, précité. (50) L'article L 122-49 al.2 du Code du travail prévoit ainsi qu' «aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire pour avoir témoigné d'agissements de harcèlement moral ou pour les avoir relatés». (51) Arrêt rendu le 23 novembre 1994 par la Cour de cassation, in Le harcèlement moral de G.Aubourg et H. de Moura, précité. (52) Arrêt du 26 novembre 2003 de la Cour d'appel de Paris, n°02-30497, Gie Recherche Gestion Développement c/ Mori, RJS 4/04, n°480. (53) J.Delga, «De l'éthique d'entreprise et de son cynisme», Dalloz-Cahier droit des affaires, n°43, p.3126. culièrement le harcèlement moral. Le harcelé traité de paranoïaque (il le de- vient parfois par la force des choses) est rarement écouté avec sérieux. Il est mar- ginalisé dans l'entreprise. La prise en considération de sa situation entraîne à son tour la marginalisation du témoin. De plus et surtout, il arrive fréquemment que le harcelé tente de quitter l'entreprise suite à une démission plus ou moins né- gociée secrètement, ce, sans porter plainte. La volonté de reconstruction personnelle du harcelé à travers la re- cherche d'un nouvel emploi le conduit pour des raisons d'opportunité (et d'effi- cacité) à minimiser au fil du temps sa situation, à ne pas l'ébruiter de crainte de difficultés. Dés lors, le témoin devient un témoin gênant pour l'employeur mais aussi pour la victime. Il est lâché. Il peut devenir à son tour une victime harcelée. Sa générosité assimilée au mieux à du «don quichottisme», alors même que ce témoignage est juridiquement une obli- gation, ne peut que lui nuire dans le monde de l'entreprise où l'absence de marginalisation prédomine sur le respect des valeurs individuelles et humaines et la défense d'autrui. À défaut de textes législatifs, les dispositions des codes éthiques si souvent évoquées aujourd'hui dans les entreprises devraient pallier de telles insuffisances de protection. Mais cette préoccupation ou la volonté de lut- ter contre le harcèlement moral n'est pas véritablement celle de tels codes qui pré- sentent souvent un caractère plus mora- lisateur que moral à l'égard des sala- riés (53) . Il faut en convenir, le témoin est mal pro- tégé. Quand le témoin devient gênant pour l'employeur mais aussi pour la victime Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit Documenttéléchargédepuiswww.cairn.info---194.182.126.244-09/01/202021:27-©Associationjeunesseetdroit