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Michaël Barreau Université Paris-Est-Marne-la-Vallée
cité Descartes
5 boulevard Descartes Champs-sur-Marne
77454 Marne-la-Vallée cedex 2
SAE Institute Paris
45 rue Victor Hugo
bâtiment 229
93534 La Plaine Saint-Denis cedex
Mémoire
La Crise Euro-centrée De La MusiqueLa Crise Euro-centrée De La Musique
Les tenants et les aboutissants du modernisme musical au détriment de la tradition et de l'homme,
ne relevant plus le mythe, lien au Créateur
Date de rendu : 25 juin 2018
Master 2 Production Musicale – 2017-2018
Sous la direction de : Pr Martin Laliberté
Me
Philippe Labroue
Michaël Barreau Université Paris-Est-Marne-la-Vallée
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Master 2 Production Musicale – 2017-2018
Sous la direction de : Pr Martin Laliberté
Me
Philippe Labroue
Il y a de l'aveuglement dans la satisfaction de l'instinct, et de la démence dans la perpétration du
méfait, mais concevoir et théoriser exigent une opération calme de l'esprit, qui est le Vice suprême1
.
Joséphin Péladan
1 PÉLADAN, Joséphin, La décadence latine, Éthopée 1, Le vice suprême, réimpression de l'édition de Paris, 1896,
Editions Slatkine, Genève, Suisse, 1979, 396 pages, p. 210.
RemerciementsRemerciements
La liste des personnes à remercier serait trop longue à énumérer compte tenu des nombreuses
rencontres et des nombreux échanges qui ont permis de construire une réflexion petit à petit.
Cependant c'est là un exercice paradoxal voire farfelu, au combien difficile, si ce n'est le plus dur,
que de décider malgré tout, de circonscrire quelques noms de manière non exhaustive. Pour
l'occasion de ce famélique écrit, il se doit de s'y astreindre :
Pr Martin Laliberté
Me Philippe Labroue
Marion Delhaye
Geneviève Mathon
Lenka Stransky
Kevin Dahan
Guillaume Dupetit
Nicolas Verastegui
Louis Laurent-Béresky
Karima Ramdani
Kitty Seymour
mes frères Grégory, Nicolas et Benjamin
mon père Girard.
ERRATA
SommaireSommaire
Introduction 9
I -Des origines de la musique 13
II -Une problématique de notes 28
III -Post-moderne et avant-garde 48
IV -La tradition et l'homme 60
V -L'inconscient 70
VI -Esthétique 83
VII -Le symbolisme 93
VIII -Épilogue 96
Conclusion 97
Bibliographie 99
Index 109
Tables de matières 113
Car jamais on ne forcera les choses qui ne sont pas à être; écarte plutôt ta pensée de cette voie de
recherche. Et que l'habitude, qui sait bien s'y prendre, de laisser un œil qui ne voit pas, une oreille
et une langue qui résonnent d'échos faire la loi, ne te contraigne pas à emprunter ce chemin battu;
mais cherche à discerner dans ce que je t'aurai dit, par l'exercice de ton raisonnement, l'argument
qui prête à controverse2
.
Parménide
2 PARMÉNIDE, VILLANI, Arnaud, traduit par, Le poème, suivi de, Parménide ou la dénomination, Hermann
Éditeurs, Paris V, 2011, 199 pages, p. 34.
7
8
IntroductionIntroduction
L'intervention de Jérôme Ducros, L'atonalisme. Et après ?3
au Collège de France en 2012
qui dénonce une esthétique dogmatique dans le milieu de la musique contemporaine occidentale est
sans précédent. Vraiment ? Au début des années quatre-vingt dix, des articles paraissent sur la crise,
et les commentaires sont exacerbées que se soit compositeur, philosophe, chef d'orchestre,
conservateur, sociologue ; Daniel Caux, producteur à France Culture n'en dit pas moins que de :
« Parler d'une crise de la musique contemporaine, c'est-à-dire de la musique savante de l'Occident,
relève de l'euphémisme »4
. Sans compter des doutes, voire des critiques et mise en garde auprès des
spécialistes, émises au cours des années soixante par Ernest Ansermet ou des résultats
d'expérimentations de Robert Francès (L a perception de la musique) dès la fin des années
cinquante5
.
Cette recherche se propose d'établir un lien entre l'origine de la musique, la pensée
dominante de la musique occidentale, du moins en Europe (la tendance américaine ne sera pas
traitée ici), les courants de pensées qui influent sur la musique ainsi que sur l'art, la situation de
l'homme qui écoute face à ces changements de paradigme de la musique par rapport à la tradition,
l'inconscient collectif et individuel, et le mythe. Comment des domaines si différents interagissent
sur la musique et au final sur l'homme. Quelques sujets ont besoin d'être développer.
Effet, l'art du Temps, la musique se prête à des définitions qui n'en finissent pas. Celles-ci
parfois très générales, ou essayant de contenir le domaine, caractéristique après caractéristique. Elle
est un jeu qui englobe trois activités : la composition, le jeu d'exécution et l'écoute. Pourtant un flou
3 L'atonalisme. Et après ?, Collège de France [en ligne], DUCROS, Jérôme, 20 décembre 2012, 15h00-16h00,
Séminaire Amphithéâtre Marguerite de Navarre – Marcelin Berthelot, consultée le 17 juin 2018, URL :
https://www.college-de-france.fr/site/karol-beffa/seminar-2012-12-20-15h00.htm
4 Musique contemporaine : Le grand tournant, ZYGEL, Jean-François, in Circuit, Revue nord-américaine de musique
du XXe siècle, Postmodernisme, Volume 1, n° 1, Les Presses de l'Université de Montréal, Montréal, Canada, 1990,
pages 41-49, p. 43.
5 Cf. les ouvrages des personnes concernées en bibliographie.
9
reste. L'origine et même les origines de la musique font débat. Elle serait concomitante à
l'apparition de la parole, et lui serait même antérieure. De sorte que les premiers mots, interjections
monosyllabiques, se sont démarqués par des accentuations différentes entre eux, ce qui établit le
lien avec le ton musical. Encore faut-il penser produire de tels sons. Et dans quel but ? C'est là où
l'homme utilise son imagination afin de contrôler les éléments et les esprits qui l'entourent : il use
de magie. Le mythe se manifeste dans le culte qui s'exprime par la musique.
Symboliquement, la genèse du monde est décrite par un fait acoustique produit lors d'un
événement par un dieu créateur. De plus, la musique est une manière de maîtriser l'inexorabilité du
temps, pour l'homme primitif, par la chant ou la production de son (taper des mains ou des pieds)
qui impose un rythme. Ce temps, si précieux, ordonné par le compositeur dans son œuvre musicale,
et pris à l'auditeur dans l'écoute. Ainsi, le public assiste aux changements de musique dont les
auteurs prônent l'intérêt. Les tendances du XXe
siècle ont évolué vers une mésentente musicale. La
foi dans des disciplines intellectuelles, comme le rationalisme, la modernité, le progrès, la
nouveauté, ont influencé la pensée créatrice et les méthodes de composition. La communication,
propre à l'œuvre d'art, est balayée par l'esthétique: l'art n'a de compte à rendre qu'à l'art et il en est
de la responsabilité de l'artiste de s'en assurer.
Cependant, la part de l'homme est confuse. Un art qui prévalait une compréhension, est
désormais autonome. La musique bascule, et nie le caractère humain : le langage musical est
déconstruit et l'homme avec. Le modernisme musical prend le pas, et le post-modernisme ensuite.
Le premier veut tout changer et créer un ordre nouveau, l'éloignant du public. Le second désire
reconquérir ce public malmené par leurs prédécesseurs, sauf que la recette contemporaine ne prend
toujours pas : le public, à part un microcosme élitiste, n'est toujours pas conquis. La science,
d'abord au service de l'art musical, deviendra grâce aux mathématiques, l'outil de libération –
leitmotiv – de la pensée musicale. Arnold Schönberg marquera le XXe
siècle, par ses œuvres et ses
écrits, de même que les générations de compositeur qui le suivent. L'écriture dodécaphonique
ouvrira la porte à l'arbitraire théorisé en musique.
L'avant-garde musicale se renouvèle au sein de mouvements, toujours voués au radicalisme,
à l'évolutionnisme, à la révolution artistique. L'esthétique est jusqu'au-boutiste : toutes les
transgressions seront mise en œuvre : il n'y a plus de limites, tout est permis. L'art ne s'adresse qu'à
lui-même et peut être perçu comme n'étant pas de l'art par le public, cela importe peu. Maintenant,
le compositeur applique ses nouvelles méthodes de composition – sans contraintes traditionnelles,
10
religieuses, philosophiques, artistiques mêmes –; méthodes de composition qui sont l'art en soi :
l'œuvre n'en est que la manifestation artistique qui n'a d'intérêt que son processus de création. La
réception de l'œuvre est coupée. L'impureté dans le jeu est elle aussi chassée de par l'imprécision
dans l'exécution. L'interprète est remplacé par des bandes magnétiques, et aussi par des machines
(ordinateurs) selon la volonté du compositeur.
Parmi les différents mouvements dont l'avant-garde est constituée, il en est qui conceptualise
et d'autres qui mettent en application. Si la musique organisée par des bruits par les « futuristes »
italiens n'avait pas existé, Pierre Schaeffer aurait eu la primauté de théoriser sur le sonore. La
tradition considère l'homme sur tout les plans : rationnel et irrationnel. Son âme et son corps sont
influencés par les symboles qui l'entourent. Or la musique participe à cette forêt de symboles. Elle
émanerait de l'Esprit créateur. Et les traités de musique sont nombreux où elle est douée de vertu,
liée à une divinité, et organisatrice du cosmos. Pythagore recommandait d'étudier le monocorde
moins à des fins artistique que scientifique. La musique siégeait au Quadrivium au rang de science
contrairement aux Beaux-Arts. Elle a la qualité d'associer par le rythme : ainsi les individus présents
dans l'espace où elle est perçu, ressentent une unité temporelle.
La période contemporaine pousse les limites de la perception grâce aux avancées
technologiques pourtant l'homme a le même bagage physiologique, ses oreilles et son cerveau
fonctionnent encore par discernement de rapport de sons. Ce qui ne le limite pas en imagination au
contraire. Face à la vision historiciste, horizontale, s'oppose la pensée mythique, verticale. Les
niveaux de conscience, inconscient, conscient, surconscient, traduisent cette verticalité propre à
l'esprit humain qui tend vers l'Esprit créateur. Cependant à l'ère contemporaine, l'inconscient
collectif qui émergeait de l'œuvre d'art, n'est plus. L'inconscient individuel de l'artiste a pris sa
place. Il exprime une thérapie analytique dans l'œuvre et l'expose au public.
Dans le monde moderne, le prétendu fossé entre musique dite savante et musique dite
populaire, ne fait que s'agrandir. Serait-ce un faux débat ? La « bonne » musique n'en a cure. Elle
n'a de finalité que l'élévation de l'homme vers des considérations d'ordres supérieures. D'ailleurs la
mémoire est indispensable à la musique. Elle en est la mère par Mnémosyne, mère des Muses qui
régissent les domaines de la pensée, pour les anciens grecs. Et si la musique est fondée sur la
répétition, elle permet à la mémoire de construire un éternel présent. De même, l'art ne subit que des
cycles de renouvellement nonobstant les progrès de la science de l'art. L'esthétique en fait partie, et
pour être une science, elle sera expérimentale, et normée par des valeurs de beauté issues d'une
11
organisation sociale. Sans oublier que la perception est le fondement de l'esthétique expérimentale :
l'œuvre d'art ne communique que si elle est perceptible.
L a musique n'y échappe pas. Et l'écriture dodécaphonique présente des lacunes en
perceptibilité. Cette technique de composition, et non un style, dévie l'attention musicale de la
perception vers l'intellectuel. On n'écoute pas cette musique, on la pense, sinon on passe à côté de
son intérêt. Le public sera préalablement conditionné pour atteindre ce but. Un outil de se
conditionnement passera par le « texte » voire la profusion de textes qui accompagne l'œuvre de la
part des compositeurs. L'œuvre ne se suffit pas à elle-même, elle a besoin de renfort pour justifier
l'art qu'elle tente de promouvoir. Pourtant, le nom de la muse Euterpe, responsable de l'art musical,
signifie « celle qui sait plaire » ou « celle qui sait charmer ». Son savoir est, semble-t'il, dirigé vers
une intention. L'oreille humaine ne peut être qu'au centre des recherches en esthétique quant il s'agit
du développement de la musique : symboliquement, physiologiquement et sociologiquement.
12
I -I - Des Origines De LaDes Origines De La MusiqueMusique
L'idée selon laquelle la survivance de la musique mérite réflexion devrait être une évidence
pour le domaine musical, autant que pour la littérature où c'est le cas depuis longtemps. La pratique
quotidienne de la critique, l'évaluation de ce qui a été réussi ou manqué, demande pour complément
une critique interprétative tenue par une conscience historique qui suive les changements survenants
dans le répertoire et la structure de la tradition. […] La quête des formes annonciatrices de la
modernité est bien moins féconde que la redécouverte de repères et de pensées esquissées que
l'histoire a jusqu'ici laissées de côté.6
Carl Dahlhaus
1 -1 - DéfinitionDéfinition
Le New Grove à l'entrée « Music », fait remarquer que pour un dictionnaire sur la musique,
il se doit d'être le plus précis et le plus large possible pour présenter le sujet:
« [It] may imply either an authoritative definition or a properly comprehensive treatment of
the concept of music, at all times, in all places and in all senses. That last would require discussion
from many vantage points, including the linguistic, biological, psychological, philosophical,
historical, anthropological, theological, and even legal and medical, along with the musical in the
widest sense. »7
6 DAHLHAUS, Carl, L'esthétique de la musique, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris V, 2015, 211 pages, p. 194.
7 « [Cela] peut impliquer soit une définition autoritaire soit un traitement complet correct du concept de musique, en
tout temps, en tous lieux et dans tous les sens. Ce dernier nécessiterait une discussion à partir de nombreux points de
vue, y compris linguistique, biologique, psychologique, philosophique, historique, anthropologique, théologique, et
même juridique et médical, avec le musical au sens le plus large. »
The New Grove Dictionary of Music and Musicians, second edition, STANLEY, Sadie, edited by, Macmillan
Publishers Limited, 2001, in twenty-nine volumes, vol. 17, 929 pages, p. 425.
13
La plupart des dictionnaires et encyclopédies générales, qui font autorité sur les définitions,
choisissent pour chacune d'entre-elles une ou deux approches. Au termes des différents exemples du
Grove, il conclut :
« There may be disagreement on the need for explicit definition, but all these works
maintain that it is both art and science — involving both talent and creativity as well as knowledge
— and that its principal manifestation is composing music (with rational principles), rather than
other activities and events that belong to the domain of music. »8
Le New Encyclopedia Britannica (Chicago, 1974) cité par le Grove donne: « ‘Music, Art
of’: ‘expression in musical form, from the most simple to the most sophisticated, in any musical
medium'. »9
, ce qui est une définition très large, peut-être un peu trop.
Le New Grove fait remarquer que dans le New Encyclopedia Britannica, « Neither article
begins with an explicit definition, assuming that the readers know what music is, but both
circumscribe, provide boundaries, and in doing so emphasize the breadth and intercultural nature of
the subject. »10
.
Pourtant, à la question « qu'est-ce que la musique », Émile Leipp se risque à être précis pour
sa réponse:
« « Art de combiner les sons d'une manière agréable à l'oreille » nous dit le dictionnaire.
[…] La musique est d'abord un jeu; il n'est possible d'en tirer une jouissance que si les règles, même
informulées, en sont connues; car sans règles, elle ne peut être que le « plus coûteux des bruits »!
[…] Il est donc évident que pour comprendre la musique, il faut d'abord être « conditionné ». »11
8 « Il peut y avoir un désaccord sur la nécessité d'une définition explicite, mais tous ces travaux soutiennent qu'il s'agit
à la fois d'art et de science – impliquant à la fois talent et créativité aussi bien que la connaissance – et que sa
principale manifestation est la composition musicale (avec des principes rationnels), autant que autres activités et
événements qui appartiennent au domaine de la musique. »
The New Grove Dictionary of Music and Musicians, second edition, STANLEY, Sadie, edited by, Macmillan
Publishers Limited, 2001, in twenty-nine volumes, vol. 17, 929 pages, p. 427.
9 « La musique, l'art de »: « expression sous forme musicale, du plus simple au plus sophistiqué, sous tout médium
musical ».
Ibidem
10 « Aucun des deux articles ne commence par une définition explicite, en supposant que les lecteurs sachent ce qu'est
la musique, mais qu'ils circonscrivent, établissent des limites, et ce faisant, soulignent l'ampleur et la nature
interculturelle du sujet. »
Ibid.
11 LEIPP, Emile, Acoustique et Musique, quatrième édition revue et corrigée, Masson, Paris VI, 1971 – mars 1984, 376
pages, p. 299.
14
Il décrit celle-ci en 3 activités coordonnées:
« Le phénomène de la musique recouvre trois activités distinctes mais coordonnées:
composer, jouer et écouter. […] Quelle que soit la méthode adoptée, composer de la musique, c'est
toujours imaginer le programme de mouvements que requiert tout jeu[…]. À l'œuvre musicale est-sous
jacente une certaine « sociologie » des sons qui respecte des conventions, des tabous et des règles
connus implicitement par le futur auditeur. Jouer de la musique, d'autres part, c'est appeler à l'existence
ces êtres sonores et leur faire vivre leurs « rôles » respectifs. Écouter de la musique, enfin, c'est être
témoin, c'est assister à la pièce, avec son oreille et sa mémoire. Goûter la musique, c'est apprécier les
péripéties en connaisseur, être capable de supputer « ce qui va suivre » en fonction de ce qui vient de
se passer. La musique est donc un jeu, où tout est conventionnel par définition: objets utilisés et
règles! »12
Ainsi la musique est à considérer dans toutes ces trois étapes ayant chacune d'elles ses
impératifs. Le respect de ceux-ci est responsable du caractère musical.
Si le compositeur peut s'affranchir d'entendre les notes qu'il écrit sur sa partition, l'écoute et
la mémoire deviennent nécessaires d'une part à l'instrumentiste – qui s'entend jouer et qui s'écoute –,
et d'autre part à l'auditeur, qui écoute et mémorise la musique. La musique boucle sur elle-même :
elle est jouée et entendu, donc écoutée. Sans mémoire, de ces moments de notes passés, pas de
musique décelable puisqu'il n'y a pas de ré-flexion. Cette ré-flexion est induite par l'écoute. L'écoute
permet la ré-flexion musicale. Le milieu mémoriel est le lieu où la musique se dessine. Ainsi les
Grecs n'avaient-ils pas désigné Mnémosyne comme la mère des Muses :
« Que l'origine de la parole à même d'abriter tant de grandeur tienne du prodige, à savoir de la
divinité de l'être qui s'atteste et a son site dans la parole vivante, c'est là ce que le mythe, chez les
Grecs, nous dit clairement. Tels qu'en eux-mêmes, chant et dire ont été subordonnés par eux à une
divinité qui, loin d'offrir seulement l'art du chant, est elle-même au sens le plus propre Celle qui
chante, et elle-même Chant. Telle est la Muse qui n'a son pareil chez aucun autre peuple. […] Les
Muses sont filles du dieu suprême, Zeus, et de la Titanide Mnémosyne, déesse de la mémoire. Elles
résident dans l'Olympe; elles sont les seules à être appelées les “Olympiennes”, titre réservé sinon au
seul Zeus, et c'est là le signe de leur proximité avec le Père des dieux et des hommes. Mais quel sens
faut-il attribuer à cette proximité?
[…]. Lorsque Zeus, après avoir vaincu les Titans, eut accompli le prodige de la refonte du
monde, il se reposa et regarda les dieux qui contemplaient l'œuvre accomplie dans un ravissement
muet. Il leur demanda finalement si quelque chose manquait à sa perfection. Oui, lui répondirent-ils,
ce qu'il y manque, c'est l'avènement d'être divins capables de célébrer ces hauts faits comme il se doit,
par des paroles et par des sons. Sur quoi Zeus engendra les Muses, dont le Chant loue avant tout le
monde divin.
Louer ce monde divin et s'en faire le héraut: aucun mortel n'est élu à cette fin, car une voix
divine est nécessaire. Mais même mes dieux qui régissent le monde n'ont pas vocation à le faire, car
eux-mêmes font partie de l'agencement de l'être institué par Zeus. Il y faut une voix émanent de ce qui
achève et parachève l'œuvre accomplie. Portée à son achèvement, le monde l'est dans la naissance de
la figure propre à en révéler l'être, et ne faisant qu'un avec lui. Et cette figure, c'est la parole et le chant
en leur unité originelle – cette figure qu'aucun mortel n'était en mesure d'ébaucher, et qui doit à l'être
12 LEIPP, Emile, Acoustique et Musique, quatrième édition revue et corrigée, Masson, Paris VI, 1971 – mars 1984, 376
pages, p. 300.
15
des choses de resplendir, divine apparition, en un mot: la Muse. La Muse, esprit et vigueur du mythe
du monde en sa révélation musicale. »13
Ce rapport originel de la musique à l'homme, de la musique au divin, est à méditer, et
devrait être un point de départ pour penser la musique. Tout comme la pensée occidentale (euro-
centrée) de la musique qui subordonne les « autres » musiques, de part leurs spécificités étrangères
au savoir développé en occident. Il faut connaître les règles de la Musique pour l'apprécier,
connaître les règles de l'homme, les règles de l'écoute:
« La conception de la musique comme langage universel s'avère donc être bien dépassée:
nous ne pouvons plus traiter de barbares ceux qui ne font pas comme nous, ceux qui jouent et
apprécient un autre jeu qu'ils ont inventé et qui nous échappe.
Nous pensons, bien sûr, aux « musiques savantes » nécessairement plus ou moins
« intellectuelles ». Car certains effets musicaux, rythmiques en particulier, ont sur l'homme une action
« physique » bien connue: ralentissement ou accélération du cœur, de la respiration en particulier. »14
Ainsi pour une définition de la musique quelque soit son lieu, une base est requise:
« Pour définir les caractères qui permettront de valider une définition plus large et plus
universelle de la musique, il faudra donc laisser en partie de côté les conceptions locales. On observera
en premier lieu que les verbes “jouer” et “chanter”, quel que soit leur champ sémantique dans les
différentes langues et cultures, impliquent toujours la production d'évènements particuliers,
caractérisés par l'utilisation et la combinaison d'un nombre fini d'unités sonores, sélectionnées
arbitrairement dans un continuum idéal. »15
C'est là que la théorie entre en jeu. La musique est étudiée avec intérêt et a de sérieuses
conséquences ; il est indispensable de donner une référence :
« Découvertes – selon la légende – par Pythagore à l'écoute d'un forgeron frappant sur
l'enclume, les lois mathématiques qui régissent le cosmos sont avant tout des phénomènes acoustiques,
donc des proportions musicales: 1:2, 2:3, 3:4 – diapason, diapente, diatesseron, c'est-à-dire octave,
quinte, quarte. […] Boèce opérera la synthèse qui fera autorité pendant tout le Moyen Âge: la musique
est Nombre rendu audible. […], c'est à [Boèce] que revient [la définition] de Quadrivium:
Arithmétique, multitudo per se, quantité discrète en soi-même qui n'a pas besoin des autres mais
auxquelles elle donne naissance; Géométrie, magnitudo immobilis, quantité continue immobile dans
l'espace et dans le temps; Astronomie, magnitudo mobilis, quantité continue au contraire en
mouvement dans l'espace et dans le temps; et enfin Musique, multitudo ad aliquid, quantité discrète en
relation avec les autres. »16
13 OTTO, F. Walter, Essais sur le mythe, Éditions Allia, Paris IV, 2017, 109 pages, p. 78-79.
14 LEIPP, Emile, Acoustique et Musique, quatrième édition revue et corrigée, Masson, Paris VI, 1971 – mars 1984, 376
pages, p. 300.
15 NATTIEZ, Jean-Jacques, sous la direction de, Musiques, Une encyclopédie pour le XXIe siècle, Actes Sud, Arles,
France, 2007, 1253 pages, p. 410.
16 OUVRARD, René, ZARA, Vasco, édition critique par, Architecture harmonique, ou application de la doctrine des
proportions de la musique à l'architecture, Classiques Garnier, Paris, 2017, 170 pages, p. 16.
16
2 -2 - OriginesOrigines
Selon le New Grove, le concept unique de la musique, est sujet à plusieurs théories relevant
des origines de la musique:
« The 19th and early 20th centuries produced several theories, often loosely associated with
prominent individuals: music originated as the human version of animal mating cries (Darwin, 1871);
as the stylization of elevated or emotional speech (a view widely attributed to Wagner); as rhythmic
accompaniment to group labour (Bücher, 1896); as a derivative of long-distance vocal communication
(Stumpf, 1911); as a human invention for addressing the supernatural (Nadel, 1930). Sachs (1943)
distinguished two kind of origin — from speech (logogenic) and from emotional expression
(pathogenic), and since some cultures appear to have participated in only one of these, one would
expect that Sachs believed that music had at least two separate origins. […] After several decades of
neglect […], scholarly interest in the origins of music was revived in the 1990s (see Wallin and others,
2000). […] The discovery and analysis of sounds produced by certain animal species in which
ordinary communicative sounds and mating calls and ‘songs' carry a distinction paralleling that of
speech and songs suggest that music may have originated simultaneously with language or possibly
before. »17
Le New Grove finit son vaste article sur ces mots: « There is a little doubt that each readers
of this work believes firmly in the existence of music and subscribes to a specific conception of it,
yet one ventures to assert that there is none who can imagine life without it. »18
Les origines de la musique, comme du langage, font débat. Et les spécialistes n'espèrent pas,
pour l'instant, trouver une réponse ; ils ont cependant de nouvelles informations pour faire avancer
17 « Le 19ème et le début du 20ème siècles ont produit plusieurs théories, souvent vaguement associées à des individus
proéminents: la musique, née comme la version humaine des cris d'accouplement animal (Darwin, 1871); comme la
stylisation du discours élevé ou émotionnel (une opinion largement attribuée à Wagner); comme accompagnement
rythmique du travail de groupe (Bücher, 1896); comme un dérivé de la communication vocale à longue distance
(Stumpf, 1911); comme une invention humaine pour aborder le surnaturel (Nadel, 1930). Sachs (1943) a distingué
deux types d'origine - du discours (logique) et de l'expression émotionnelle (pathogène), et comme certaines cultures
semblent avoir participé à une seule d'entre elles, on s'attendrait à ce que Sachs pense que la musique avait au moins
deux origines. [...] Après plusieurs décennies de négligence [...], l'intérêt des chercheurs pour les origines de la
musique a été relancé dans les années 1990 (voir Wallin et autres, 2000). [...] La découverte et l'analyse des sons
produits par certaines espèces animales dans lesquelles les sons communicatifs ordinaires, les appels à
l'accouplement et les «chants» portent une distinction parallèle à celle des paroles et des chansons suggèrent que la
musique a pu naître simultanément avec le langage ou probablement avant. »
The New Grove Dictionary of Music and Musicians, second edition, STANLEY, Sadie, edited by, Macmillan
Publishers Limited, 2001, in twenty-nine volumes, vol. 17, 929 pages, p. 436.
18 « Il y a un peu de doute que chaque lecteur de cet ouvrage croit fermement à l'existence de la musique et souscrit à
une conception spécifique de celle-ci, et pourtant on se risque à affirmer qu'il n'y en a aucun qui puisse imaginer la
vie sans elle. »
Ibidem
17
le sujet:
« Certes, l'origine du langage n'est pas moins disputée que celle de la musique – au point que
cette question a été bannie officiellement des débats de la société de linguistique de Paris. Cependant,
des outils nouveaux, issus de l'imagerie cérébrale et de la génétique moléculaire, permettent d'en
reprendre l'analyse et, en particulier, de comparer l'évolution de la musique et celle du langage parlé.
[…] Si j'espère que les conférences qui sont proposées ici jetteront une lumière nouvelle sur ces
questions, je sais d'avance qu'elles ne les résoudront pas. Ni l'émotion musicale, ni la difficile question
des origines de la communication humaine ne se laissent facilement mettre en équations. »19
Les origines de la musique impliquent aussi un homme qui l'écoute. Celui-ci a les mêmes
dispositions que l'homme d'aujourd'hui: « Du point de vue perceptif, on peut, sans grand risque de
se tromper, dire que nos ancêtres entendaient comme nous; leur système nerveux et leur cochlée
fonctionnaient comme les nôtres, et leur « oreille » n'était ni plus ni moins fine que la nôtre20
». La
musique reste la musique, c'est le style qui change.
Jean Molino, (traduit en anglais par Steven Brown) relate l'origine du langage:
« Symbolic behaviors have a double character: when I play, imitate, or speak, the symbol that
I use recalls its model but it is not confused with it: it is the same yet it is not the same. This double
character is first acted out before being spoken and thought. From this would emerge what one could
call semiotic or symbolic function “which consists of being able to represent something (some
‘signified' or other: an object, event, conceptual scheme, etc.) by means of differentiated ‘signifier’
only serving this representation” (Piaget and Inhelder 1984:41). Such would be the origin of language:
the representations of scenes by elementary propositions of protolanguage would have been preceded
and made possible by their played-out representation. »21
La musique semblerait être antérieure au langage, selon Jean Molino, mais nécessaire à son
accession:
« Mimetic culture would correspond to a step in the evolution of culture in which (and here
we are obliged to give ourselves some leeway in imagining likely examples) a group of hominids
19 Aux origines du dialogue humain: Parole et musique, La lettre du Collège de France [En ligne], DEHAENE,
Stanislas, PETIT, Christine, 24 décembre 2008, mis en ligne le 15 novembre 2010, consulté le 30 décembre 2017,
URL : http://journals.openedition.org/lettre-cdf/645
20 LEIPP, Emile, Acoustique et Musique, quatrième édition revue et corrigée, Masson, Paris VI, 1971 – mars 1984, 376
pages, p. 300.
21 « Les comportements symboliques ont un double caractère: quand je joue, imite, ou parle, le symbole que j'utilise
rappelle son modèle mais il ne le confond pas: c'est le même mais ce n'est pas pareil. Ce double personnage est
d'abord joué avant d'être parlé et pensé. De là émergerait ce que l'on pourrait appeler la fonction sémiotique ou
symbolique "qui consiste à pouvoir représenter quelque chose (certains 'signifiés' ou autres: un objet, un événement,
un schéma conceptuel, etc.) au moyen d'un 'signifiant' différencié qui ne sert que cette représentation” (Piaget et
Inhelder 1984: 41). Telle serait l'origine du langage: les représentations de scènes par des propositions élémentaires
de protolangage auraient été précédées et rendues possibles par leur représentation jouée. »
WALLIN, L. Nils, MERKER, Björn, BROWN, Steven, edited by, The Origins of Music, Massachusetts Institute of
Technology, Cambridge, USA, 2001, 498 pages, p. 174-175.
18
would perform activities of collective imitations without language but accompanied by
vocalizations and organized by rhythm: these would in fact be the first forms of the representations
of scenes, that is, of narratives, leading to rite and to myth. »22
La musique à l'origine est fédératrice, selon Steven Brown. Elle implique les membres du
groupe, sans sélection de sexe, d'âge :
« Half a century of ethnomusicological research suggest that a principal function, if not the
principal function, of music making is to promote group cooperation, coordination, and cohesion
(Merriam 1964; Lomax 1968; Hood 1971). Music making has all the hallmarks of a group adaptation
and functions as a device for promoting group identity, coordination, action, cognition, and emotional
expression. […] Contrary to strong sexual selection models, musical activity in tribal cultures involves
active participation by the entire group, that is, both sexes and people of all ages ».23
La capacité musicale serait une raison de l'évolution de groupes d'hominidés selon Steven
Brown:
« The straightforward evolutionary implication is that human musical capacity evolved
because groups of musical hominids outsurvived groups of nonmusical hominids due to a host of
factors related to group-level cooperation and coordination. »24
Le « musilangage » comme modèle d'origine d u langage et de la musique serait la
caractéristique à considérer plutôt que des capacités musicale ou linguistique distinctes:
« This model is distinguished from those holding that music evolved from a dedicated
22 « La culture mimétique correspondrait à une étape de l'évolution de la culture dans laquelle (et nous sommes obligés
de nous laisser une certaine latitude pour imaginer des exemples vraisemblables) un groupe d'hominidés effectuerait
des activités d'imitations collectives sans langage mais accompagnées de vocalisations et organisées par rythme : ce
seraient en effet les premières formes des représentations des scènes, c'est-à-dire des récits, conduisant au rite et au
mythe. »
WALLIN, L. Nils, MERKER, Björn, BROWN, Steven, edited by, The Origins of Music, Massachusetts Institute of
Technology, Cambridge, USA, 2001, 498 pages, p. 174.
23 « Un demi-siècle de recherche ethnomusicologique suggère qu'une fonction principale, sinon la fonction principale,
de la création musicale est de promouvoir la coopération, la coordination et la cohésion de groupe (Merriam 1964,
Lomax 1968, Hood 1971). La création musicale a toutes les caractéristiques d'une adaptation de groupe et
fonctionne comme un moyen de promouvoir l'identité de groupe, la coordination, l'action, la cognition et
l'expression émotionnelle. [...] Contrairement aux modèles forts de sélection sexuelle, l'activité musicale dans les
cultures tribales implique une participation active de l'ensemble du groupe, c'est-à-dire des deux sexes et des
personnes de tous âges. »
Ibidem, p. 296.
24 « L'implication évolutionnaire directe est que la capacité musicale humaine a évolué parce que des groupes
d'hominidés musicaux ont surpassé des groupes d'hominidés non musicaux en raison d'une foule de facteurs liés à la
coopération et à la coordination au niveau du groupe. »
Ibid., p. 297.
19
linguistic capacity (music outgrowth model) or that language developed from a dedicated musical
capacity (language outgrowth model). It argues instead that shared ancestral features of music and
language should be thought of as musilinguistic rather than either musical or linguistic. »25
Figure 1 26
.
Gary Tomlinson émet un avis différent concernant le protolangage:
« Discrete pitches, instead, were never again so closely linked to meaning. To this day they
carry little or no indexical association; they are signs only in extraordinary contexts, usually involving
25 « Ce modèle se distingue de ceux qui soutiennent que la musique a évolué à partir d'une capacité linguistique dédiée
(modèle d'excroissance musicale) ou que ce langage s'est développé à partir d'une capacité musicale dédiée (modèle
d'excroissance de langage). Il soutient plutôt que les caractéristiques ancestrales communes de la musique et du
langage devraient être considérées comme musilinguistiques plutôt que musicales ou linguistiques. »
WALLIN, L. Nils, MERKER, Björn, BROWN, Steven, edited by, The Origins of Music, Massachusetts Institute of
Technology, Cambridge, USA, 2001, 498 pages, p. 294.
26 Ibidem, p. 295.
20
modern symbolism. This abstracting of pitch from meaning represents a momentous swerve in
communication, a new ingredient appeared in vocalized gesture that attenuated meaning and
referentiality rather than bolstering and specifying them. […] In several basic respects, this description
of the emergence of discrete pitch perception differs from the musical protolanguages advanced by
Darwin, Brown, or even Fitch. »27
Selon Taruskin, la musique serait aussi un langage naturel humain (exclusion faite
cependant de la musique dite « sérielle »):
« Consider the philosopher Walter J. Ong’s comparison between computer “languages” and
natural language. Computer languages, he writes, “do not grow out of the unconscious but directly out
of consciousness.” Their rules “are stated first and thereafter used”, while “the ‘rules' of grammar in
natural human languages are used first and can be abstracted from usage and stated explicitly in words
only with difficulty and never completely.” Just so, on this analogy, serial music conveys little,
because for all its vaunted complexity it is shallow, all surface, with no underlying, unconscious, and
innate “deep structure”.
But is music really a “natural human language”? The evidence mounts that in some ways it
is. »28
Au niveau physiologique, le système auditif et les cordes vocales seraient liés via le flux
nerveux, selon Raul Husson. Donc la mise en place d'un référentiel en vue de produire des sons
serait pilotée par la mémoire de l'oreille :
« On a cru longtemps que les cordes vocales vibraient comme une anche dont la fréquence
était réglée par leur état de tension et de contraction. Cependant les récents travaux de médecins
français montrent que, si cette mise en place de l'organe est nécessaire pour lui permettre de bien
vibrer, ce n'est pas seulement elle qui semble fixer la hauteur et le timbre des sons produits. La
vibration des cordes vocales paraît commandée par des influx nerveux indirectement issus de l'une des
deux oreilles, la droite en générale, nommée par ces auteurs oreille directrice. »29
Constantin Braïloïu, dans le Précis de Musicologie (1958), discute des origines de la
27 « Au contraire, les hauteurs discrètes n'ont jamais été aussi étroitement liées au sens. Jusqu'à ce jour, elles portent
peu ou pas d'association indexiques; elles ne sont des signes que dans des contextes extraordinaires, impliquant
généralement le symbolisme moderne. Cette abstraction de la hauteur de la signification représente un virage
important dans la communication, un nouvel ingrédient est apparu dans le geste vocalisé qui a atténué le sens et la
référentialité plutôt que de les renforcer et de les spécifier. [...] À plusieurs égards fondamentaux, cette description
de l'émergence de la perception discrète de la hauteur diffère des protolangues musicales avancées par Darwin,
Brown ou même Fitch. »
TOMLINSON, Gary, A Million Years of Music, Zone Books, New York, USA, 2015, 362 pages, p. 203.
28 « Considérez la comparaison du philosophe Walter J. Ong entre les «langages» informatiques et le langage naturel.
Les langages informatiques, écrit-il, “ne sortent pas de l'inconscient mais directement de la conscience”. Leurs
règles “sont énoncées d'abord et ensuite utilisées", tandis que “les « règles » de la grammaire dans les langues
humaines naturelles sont utilisées en premier et peuvent être abstraites de l'usage et énoncées explicitement dans les
mots avec difficulté et jamais complètement.” Justement, sur cette analogie, la musique sérielle transmet peu, parce
que pour toute sa complexité vantée, elle est superficielle, de toute surface, sans fondement, inconsciente et de
“structure profonde” innée. Mais la musique est-elle vraiment un “langage humain naturel”? La preuve montre que
d'une certaine façon c'est le cas. »
TARUSKIN, Richard, The Danger of Music, and Other Anti-Utopian Essays, University of California Press,
Berkeley and Los Angeles, USA, 2009, 488 pages, p. 47.
29 MANUEL, Roland, sous la direction de, Histoire de la Musique, Des origines à Jean-Sébastien Bach, Tome I,
Encyclopédie de la Pléiade, Librairie Gallimard, Paris VII, 1960, 2238 pages, p. 35.
21
musique, dans son approche utilitaire et nécessaire à l'homme:
« Il n'a encore été découvert nulle part une société humaine, si « arriérée » fût-elle, qui ignorât
la musique. […]Ce qui […], nous est bien difficilement accessible, c'est sa nature spirituelle, qui se
résume dans la fonction dont cette musique, en quelque sorte « première », est investie au sein de la
communauté où elle vit. Le « primitif » ne chante ou ne joue guère pour son seul plaisir, ni n'importe
quand, ni n'importe où: le pouvoir du son musical lui sert à tenir en échec ou à se concilier les
puissances maléfiques qui l'entourent, à assurer le succès de ses travaux et la fécondité de ses bêtes,
voire à entrebâiller quelquefois la porte du royaume redoutable des défunts. C'est pourquoi sa musique
est, à la fois, indispensable et, pour ainsi dire, utilitaire. Par voie de conséquence, le facteur esthétique,
qui gouverne exclusivement la nôtre, n'y joue qu'un rôle accessoire. »30
L'homme exprime aussi la musique par une réaction corporelle appelée « danse » . André
Schaeffner décrit ce mouvement corporel comme inséparable du phénomène musical chez l'homme:
« Que la musique ait sa source dans le corps humain, cela paraît évident. Or la danse aussi.
Mais la danse est une, et la musique se divise en musique vocale et en musique instrumentale. D'un
côté, le chant, qui est un produit – ainsi que le langage – par l'appareil vocal; de l'autre, la musique des
instruments, issue – avec la danse – du mouvement corporel. […] Or c'est un degré plus intime que la
musique instrumentale se trouve originellement unie à la danse; le chant eût peut-être exister sans
l'intervention du langage, alors que la musique instrumentale, en ses formes les plus primitives,
suppose toujours la danse: elle est danse. »31
Ainsi sur le rite, la magie, la religion, la musique par André Schaeffner: « Il n'est peut-être
pas de rituel de religion ou de magie qui n'ait sa danse et sa musique, et particulièrement sa musique
instrumentale. »32
Désiré Beaulieu dans son Mémoire sur l'origine de la Musique, écrit que l'accentuation est
une raison de l'origine du langage, par ce « son accentué », « première musique de l'homme »:
« Tous ceux qui ont traité de l'origine du langage s'accordent à dire que les premiers mots ont
été des espèces d'interjections monosyllabiques [Beloew, Accent. des lang. Indo-Europ. ]. Or,
l'interjection qu'est-elle autre chose qu'un son fortement accentué, et, sinon un chant à cause de sa
brièveté, du moins une sorte de ton musical, expression d'un sentiment vif, profond, et qui, de nos
jours, dans nos langues modernes où l'analyse domine, vient encore colorer, animer le discours. Les
auteurs [Weil, Beloew] ajoutent que le premier langage de l'homme fût imitatif, qu'il offrait une sorte
de calque de ce qui venait affecter sa vue, son ouïe, tous ses sens, et qu'il avait pour but, de la part de
ce qu'il parlait, de frapper l'imagination de ceux auxquels il s'adressait. »33
« Ce chant, cet accent très prononcé, vif, animé, sorte de vocalisme, comme le disent les
30 CHAILLEY, Jacques, sous la direction de, Précis de Musicologie, Presses Universitaires de France, Paris VI, 1958,
431 pages, p. 41-42.
31 SCHAEFFNER, André, Origine des instruments de musique, Introduction ethnologique à l'histoire de la musique
instrumentale, Mouton & Co and Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 1968, 426 pages, p. 13-14.
32 Ibidem, p. 109.
33 Mémoire sur l'origine de la Musique, Ce Mémoire a été lu à l'Académie des Beaux-Arts de l'Institut dans sa séance
du 16 avril 1859, BEAULIEU, Désiré, Imprimerie de L. Favre et Cie, Niort, 1863, 22 pages et 5 pages de musiques,
p. 8.
22
auteurs, a été, selon moi, la première musique de l'homme. »34
« Il y a plus, cet accent n'affectait et nécessairement ne pouvait affecter que les voyelles. On
comprend en effet que ces sons, produits de l'émission la plus simple de la voix, peuvent seuls être
graves, élevés ou se tenir dans le médium; la consonne sans voyelle, n'est qu'une articulation
sourde. »35
« MM. Weil et Benloew nous disent aussi qu'en sanscrit on passe subitement et, comme par
un bond, des sons graves à l'accent aigu, ce qui est bien un des caractères de la note musicale qui est
toujours très distincte de celle qui la précède ou qui la suit. Ils ajoutent encore que dans cet idiôme on
ne se sert que de ces deux accents, le grave et l'aigu et qu'on n'y emploie pas l'accent circonflexe
proprement dit, qui parait pour la première fois dans le grec et qui plus tard, dans le latin, devient d'un
usage fréquent. »36
De même, Louis Benloew insiste sur les implications de l'accentuation pour le
développement de la pensée de l'humain:
« L'accent est donc véritablement l'âme du mot; il réside, il est vrai, de préférence dans une de
ses parties, mais il anime toutes les autres de sa chaleur vitale. Si donc les mots sont les signes des
idées, si l'accent est le souffle organisateur du mot, aussi nécessaire à ce dernier que l'âme au corps,
traiter des accents ce sera donc traiter, à un certain point de vue, de l'organisation et du développement
des idées humaines. […]
La langue étant composée de sons ne peut reproduire d'une manière adéquate que des sons.
Mais pour arriver à ce résultat, il n'est point besoin du langage humain; une pie, un perroquet, l'écho
même s'acquitteraient tout aussi bien de cette fonction. Le langage humain, comme tel, s'efforce de
rendre par le son, chose matérielle, la pensée, chose immatérielle, son prototype dont elle peut
approcher toujours sans jamais l'atteindre. Cet effort, ce travail de la langue, pour faire franchir à la
forme la distance toujours incommensurable qui la sépare de la pensée, c'est ce que nous appellerons
d'un mot nouveau la tendance virtuelle de la langue. »37
3 -3 - ImaginationImagination
Pierre Fortassier, à l'entrée « musique » dans le dictionnaire de la musique de Marc
Honegger, écrit au paragraphe « L'univers »:
34 Mémoire sur l'origine de la Musique, Ce Mémoire a été lu à l'Académie des Beaux-Arts de l'Institut dans sa séance
du 16 avril 1859, BEAULIEU, Désiré, Imprimerie de L. Favre et Cie, Niort, 1863, 22 pages et 5 pages de musiques,
p. 10.
35 Ibidem, p. 11.
36 Ibid., p. 12.
37 BENLOEW, Louis, De l'Accentuation dans les langues Indo-Européennes tant anciennes que modernes, L.
Hachette et Cie, 1847, 310 pages, p. 8.
23
« On touche ici au pouvoir magique du son, notion impénétrable à l'Occident rationaliste,
mais dont il retrouve partout la croyance et la pratique, et qui lui semble du moins en rapport avec le
mystérieux pouvoir qu'il reconnaît à la musique. L'incantation magique est d'un usage universel; mais
aussi à l'emploi, dans le même but, de la m. instrumentale, où l'élément magique est le timbre. Toute la
m. non européenne tend visiblement à imiter par le timbre tout autre chose que la voix humaine: bien
plutôt les bruits du monde inhumain, des terrifiantes forces élémentaires. […] Rien d'étonnant à ce que
les cosmogonies, ici et là, parlent d'un son qui aurait enfanté le monde; ou d'un dieu qui aurait donné à
l'homme la m., non pour charmer ses loisirs mais pour pénétrer au cœur du réel. Le mythe d'Orphée,
dompteur de fauves ou bâtisseur de temples, se retrouve plus d'une fois. D'innombrables symboles
règlent les rapports entre les sons (voix ou instrument) et les 4 éléments, les deux sexes, le ciel et la
terre, l'âme et le corps, les dieux. […] Et C. Braïloïu: « La clef des pratiques pour nous
incompréhensibles [est] à rechercher bien au-delà des caprices du goût, dans les profondeurs des
croyances, où l'art n'est que fonction. » Mais n'en va-t-il pas de même dans notre art occidental, stérile
lorsqu'il est le fruit de pures préoccupations « esthétiques », merveilleux lorsqu'il retrouve l'accord
avec le monde ou le divin, lorsque enfin il n'est que « fonction »? »38
La stérilité esthétique, c'est-à-dire, un style qui ne peut être fécond, une voie sans issue. Au
contraire, l'art en « accord avec le monde ou le divin » – le divin, évidement, est créateur du monde,
ce qui revient au même – serait une merveilleuse épiphanie, manifestation d'une réalité cachée.
Jules Combarieu « premier universitaire auquel fut, en France, confié un enseignement
d'Histoire de la musique officiel depuis la Révolution (il fallut pour cela attendre la création d'une
chaire au Collège de France en 1904) »39
dit de la musique:
« Si la musique était œuvre de sentiment pur et rien que cela, elle serait à la portée du premier
venu, car tout le monde est capable de plaisir ou de douleur, d'amour ou de haine. La musique est
œuvre d'imagination. Par là elle est vraiment artistique; le rôle du compositeur n'est pas de dire tout
simplement ce qu'il éprouve, mais de trouver les symboles qui peuvent convenir à l'émotion, ce qui
suppose le choix, le sens des convenances, la fantaisie, de subtiles et très complexes associations
d'idées. Une page de symphonie ou de drame lyrique est une suite d'images – tout comme une page de
poésie – mais d'images réalisées avec des sensations, non avec des concepts. Sentiment et imagination:
telles sont les deux grandes sources de toute musique. Et la seconde est peut-être plus importante
encore que la première! »40
La sensation prend le dessus sur l'intellect en ce qui concerne la musique. Il ne faut pas y
voir une régression animale, ou un stade inférieur, non ; la sensation est le canal qui conduit à la
mémoire qui ensuite produit des images musicales.
Magicien, poète, musicien, c'est le même combat pour Jules Combarieu, avec des outils et
38 Dictionnaire de la musique, Science de la musique, Formes, Technique, Instruments, L-Z, HONEGGER, Marc, sous
la direction de, Bordas, Paris, 1976, p. 645.
39 CHAILLEY, Jacques, 40000 ans de musique, L'Homme à la découverte de la musique, L'Harmattan, Paris V, 2000,
326 pages, p. 75-76.
40 COMBARIEU, Jules, La musique et la magie, Étude sur les origines populaires de l'art musical son influence et sa
fonction dans les sociétés, réimpression de l'édition de Paris 1909, Minkoff, Genève, Suisse, 1972, 375 pages, p.
358.
24
des matériaux différents et bien précis pour chacun:
« Le magicien se sert d'objets matériels et montrent les choses. Le poète use de concepts qui
sont les substituts des objets et procède par abstraction. Le musicien, lui aussi, est dans la nécessité de
représenter l'invisible et de donner un corps à ce qui est purement moral; lui aussi, il emploie des
images constituées par de délicates associations d'idées: images de caractères mixte, à la fois sensibles
et abstraites, matérielles puisqu'elles agissent sur les sens, idéales puisqu'elles ne sont qu'un souffle qui
passe. Le magicien est un poète qui construit des images avec des matériaux réels; le poète et le
compositeur sont des magiciens qui construisent des images avec des matériaux spiritualisés. »41
Au chapitre « Thèse soutenue dans le présent livre », Jules Combarieu estime que le chant
magique est à l'origine des autres chants:
« Placé en présence des faits, sans théories préconçues, avec le souci exclusif de recueillir et
de coordonner des témoignages précis, l'historien est obligé de résumé sa doctrine dans la
constatation suivante:
Le chant profane vient du chant religieux;
Le chant religieux vient du chant magique. »42
La démarche et les recherches de Jules Combarieu tendent à dépasser le pensée grecque et
de fouiller plus loin dans ses investigations:
« Avant d'arriver à cette synthèse, j'ai fait des enquêtes dans les pays où j'avais quelque
chance d'être renseigné sur la musique des primitifs, soit par des documents anciens, soit par les
traditions du folklore. Etudiant l'histoire musicale d'après une conception très large, je voulais
m'affranchir de la tyrannie des Grecs auxquels on nous ramène toujours et qui, trop souvent, nous
empêchent de voir l'humanité. »43
Selon Jules Combarieu, la musique n'est aucunement dévalorisée lorsqu'il entreprend de la
mettre en relation directe avec la magie, celle-ci étant une manifestation de l'imagination de
l'homme en acte:
« Ramener l'histoire de l'art musical à l'idée de l'incantation magique, c'est ne rien rabaisser.
Dans l'usage de l'incantation, je vois à l'état rudimentaire, une œuvre d'imagination, même de
sympathie secrète et de sentiment, le germe réel de toute poésie et de toute métaphysique, la source de
41 COMBARIEU, Jules, La musique et la magie, Étude sur les origines populaires de l'art musical son influence et sa
fonction dans les sociétés, réimpression de l'édition de Paris 1909, Minkoff, Genève, Suisse, 1972, 375 pages, p.
359.
42 Ibidem, p. 9.
43 Ibid., p. VI.
25
l'art lui-même. Dès l'origine, il faut supposer chez l'homme un sens musical obscur, profond. Si la
musique n'était pas sortie de ce qu'il y a de plus intime dans le cœur humain, et si elle n'avait été, au
début, qu'un expédient pour essayer de résoudre certaines difficultés de la vie, elle aurait été
abandonnée, une fois ces difficultés vaincues par les progrès de la civilisation. Elle est donc autre
chose qu'un moyen pratique, ou réputé tel, de triompher de certains obstacles et, au besoin, de les créer
dans la lutte contre un ennemi. Mais avant « l'art », qui est un luxe, il y a pour le vivant l'impérieuse
nécessité d'assurer son existence; et l'aptitude musicale s'est d'abord manifestée dans un sens très
utilitaire. »44
Il devient nécessaire pour Jules Combarieu de préciser les termes employés, notamment
magie et religion:
« Je dois donner d'abord quelques définitions.
La magie est un ensemble de pratiques à l'aide desquelles l'homme croit pouvoir imposer sa
volonté à la nature, et aux Esprits dont il la peuple. Cette idée de contrainte est capitale. La religion et
la magie supposent toutes les deux la croyance aux Esprits; mais dans l'une et l'autre, les rapports de
l'homme avec les Esprits ne sont pas les mêmes. Dans la religion, l'homme s'adresse à un tout-puissant
ou à un supérieur; il implore sa bienveillance ou sa miséricorde. Il traite de sujet à seigneur,
quelquefois aussi d'égal à égal en faisant une sorte de marché. Dans la magie, rien de semblable:
l'homme ne prie pas; il commande. »45
La magie, à ne pas confondre avec la sorcellerie, est un acte de commandement direct de
l'homme sur l'extérieur. Ainsi le culte, la magie et le mythe opèrent ensemble à l'origine. Walter
Otto poursuit la réflexion sur le sujet ajoute à tout ceci :
« Le positivisme du siècle passé a mis au commencement le culte, dont il croyait reconnaître
l'origine dans la magie, et tenté d'en dériver le mythe comme produit après coup par ce culte. Mais
il s'est avéré qu'il n'est pas de culte sans mythe, qu'il n'y en a jamais eu. Ce n'est là cependant qu'une
demi-vérité à laquelle il nous faut ajouter: le mythe appelle le culte. Au fond il ne font qu'un. »46
4 -4 - Valeur SymboliqueValeur Symbolique
Marius Schneider discute la naissance du monde et du son qui est toujours une partie
intrinsèque de celle-ci:
44 COMBARIEU, Jules, La musique et la magie, Étude sur les origines populaires de l'art musical son influence et sa
fonction dans les sociétés, réimpression de l'édition de Paris 1909, Minkoff, Genève, Suisse, 1972, 375 pages, p. 10.
45 Ibidem, p. 11.
46 OTTO, F. Walter, Essais sur le mythe, Éditions Allia, Paris IV, 2017, 109 pages, p. 72.
26
« Toutes les fois que la genèse du monde est décrite avec la précision désirée, un élément
acoustique intervient au moment décisif de l'action. À l'instant où un dieu manifeste la volonté de
donner naissance à lui-même ou à un autre dieu, de faire apparaître le ciel et la terre ou l'homme, il
émet un son. Il expire, soupire, parle, chante, crie, hurle, tousse, expectore, hoquette, vomit, tonne ou
joue d'un instrument de musique. Dans d'autres cas il se sert d'un objet matériel qui symbolise la voix
créatrice. La source dont émane le monde est toujours une source acoustique. »47
Francesco Giannattassio écrit selon une perspective ethno-musicologique:
« Ce n'est pas un hasard si la distinction entre un son et bruit est souvent exprimée sous forme
de métaphores ou d'aphorismes comme, par exemple, chez les Basongés du Congo: “Quand tu es
heureux tu chantes; quand tu es en colère tu fais du bruit. / Si on crie c'est signe qu'on ne pense pas; si
on chante, on pense. / Le chant est paisible; le bruit ne l'est pas. / Si on crie la voix est forcée; si on
chante la voix ne l'est pas.” (Merriam, 1964, p. 64.) L'association entre son musical et activité de la
pensée, qui apparaît dans les considérations des Basongés, est particulièrement intéressante parce
qu'elle dénote une conscience des valeurs symboliques liées à faire de la musique. »48
Ainsi la gestion des intonations et le crie, pour les Basongés, à l'écoute du chant de l'autre ou
de ses cris, traduisent ses états de pensée, et ses états d'âmes : la tonalité, gérée donc par le chant, et
le cri, permettent d'éprouver de l'empathie cognitive et/ou émotionnelle. De là, il est possible, par
extension, sans même comprendre le langage, d'apprécier la communication de l'autre.
La musique agit sur le temps et cela transforme la réalité humaine. Francesco Giannattassio
dit sur le sujet que:
« Les anthropologues se sont interrogés sur les raisons qui ont poussé l'homme à élaborer une
dimension temporelle cyclique et autorégulée, qui offre d'une certaine manière une solution de
rechange à la dimension linéaire du vécu quotidien.
La plupart des réponses convergent, semble-t-il, sur l'hypothèse d'une sorte d'évasion de
l'inexorabilité du temps, analogue à celle qui s'opère dans le rite et les jeux d'enfant: la musique
transforme le “temps réel” en “temps virtuel” (Blacking, 1973, in 1980, p. 61), “elle constitue un
monde en soi, avec son propre espace et son propre temps” (Van der Leeuw, 1957, p. 228), “c'est le
seul domaine où l'homme réalise le présent” (Stravinski, 1935, in 1971, p. 87), elle est une “machine à
supprimer le temps” (Lévi-Strauss, 1964, p. 64). »49
La musique semble être un moyen d'agir sur l'inexorabilité du temps en créant un espace
sonore définit par une métrique et une hauteur que l'on organise selon des règles.
Sur le rite associé à la musique, Jean-Jacques Nattiez relève aussi un rapport au temps:
47 MANUEL, Roland, sous la direction de, Histoire de la Musique, Des origines à Jean-Sébastien Bach, Tome I,
Encyclopédie de la Pléiade, Librairie Gallimard, Paris VII, 1960, 2238 pages, p. 132.
48 NATTIEZ, Jean-Jacques, sous la direction de, Musiques, Une encyclopédie pour le XXIe siècle, Actes Sud, Arles,
France, 2007, 1253 pages, p. 410.
49 Ibidem, p. 414.
27
« […]un pourcentage élevé de redondance et une temporalité “relative” figurent, par
exemple, dans toute forme de comportement ludique ou rituel. A ce propos, Norma McLeod (1974,
p. 108) s'est demandée si la musique ne devait pas être considérée comme “un syndrome
comportemental dérivé du rite et qui se serait étendu à des zones moins complexes de l'existence
humaine”. »50
5 -5 - Idée ActuelleIdée Actuelle
Francesco Giannattassio décrit comment appréhender le domaine musical récent:
« Peu à peu, la découverte de cultures, de formes et d'orientations musicales irréductibles les
unes aux autres, une nouvelle attitude chez les compositeurs informés et l'introduction progressive de
l'ethnomusicologie dans les milieux académiques ont déterminé en Occident la conviction, toujours
plus généralisée, que l'universalité doit être recherchée non pas dans le “concept de musique” mais
dans le fait que toutes les cultures recourent à une forme d'expression fondée sur des modalités
spécifiques d'organisations du son. La différence est essentielle: on ne demande plus à une forme
d'expression d'être belle, laide, bonne, mauvaise, agréable ou désagréable à l'oreille, mais on en attend
simplement qu'elle soit adaptée aux buts qui en déterminent l'usage; c'est pourquoi la finalité
esthétique ne sera plus qu'une déterminante, parmi d'autres, de l'efficacité symbolique de l'activité qui
consiste à faire de la musique. »51
Cela remet en cause, au plutôt propose une réflexion sur le concept de musique dans sa
forme « universelle » et non plus « euro-centrée ». L'ethnomusicologie, étant passée par là, la
découverte de paradigme musical questionne les fondements de la musique.
II -II - Une Problématique De NotesUne Problématique De Notes
50 NATTIEZ, Jean-Jacques, sous la direction de, Musiques, Une encyclopédie pour le XXIe siècle, Actes Sud, Arles,
France, 2007, 1253 pages, p. 423.
51 Ibidem, p. 406.
28
La plus pure illusion est toujours l'illusion de la pureté52
.
Martin Seel
La confusion, qui règne de toute part entraîne une vision floue, voire erronée, de comment
envisager les enjeux de la musique face à l'héritage de celle-ci. Ici, différentes approches musicales
sont mises en perspectives. Comme le dit Guy Scarpetta, il est important de:
« Tenter d'y voir plus clair, non pour y trouver le « reflet de l'époque », mais pour discerner,
dans le spectacle hétérogène qui nous est proposé, ce qui échappe aux normes et aux conformismes
de l'époque, précisément, ce qui demeure irréductible à tout « esprit du temps ». »53
Sans revenir sur la question ontologique de “qu'est-ce que la musique?”, les mots de Jean-
Jacques Nattiez situe la démarche concernant le sujet musical: « On ne peut se pencher sur la
musique sans rencontrer le Temps, sans retrouver le Beau, sans s'interroger sur l'Être. »54
. Ainsi, le
Temps est sur notre chemin, le Beau est “caché” dans l'œuvre, et des interrogations demeurent sur
l'Être. La musique questionne sur l'homme et son rapport à lui-même. C'est une réflexion, à un
certain niveau.
De plus, la musique du compositeur ou du musicien (plus proche puisqu'il joue la musique
en exécutant les notes), se dirige vers un public, une audience, constitués d'un ou de plusieurs
individus. Tristan Murail, compositeur, l'un des principal fondateur et théoricien de la musique
spectral, conscient de ces évidences affirme que:
« Faire écouter à autrui une pièce de musique, c'est prendre de son temps, donc de sa vie: le
compositeur vole un peu de la vie de chaque auditeur. […] Avec la musique, en revanche, le temps
du compositeur s'impose obligatoirement à l'auditeur. D'où son immense responsabilité. »55
Le duo compositeur-public n'a rien d'ancien, selon Jacques Chailley; et des courants
52 SEEL, Martin, L'art de diviser, le concept de rationalité esthétique, Armand Colin, Paris, 1993, 296 pages, p. 266.
53 SCARPETTA, Guy, L'Impureté, Éditions Grasset & Fasquelle, Paris VI, 1985, 390 pages, p. 19.
54 NATTIEZ, Jean-Jacques, Le combat de Chronos et d'Orphée, Christian Bourgois éditeur, Paris VII, 1993, 243
pages, p. 14.
55 MURAIL, Tristan, Modèles & Artifices, Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 2004, 223 pages, p. 201.
29
musicaux interviennent dans l'exécution de l'œuvre:
« Le « public » est une notion récente, comme est récente l'idée même du « compositeur », ce
surhomme dont l'infaillibilité de droit divin, dogme des avant-gardistes du XXe
siècle, n'est qu'une
invention de ce romantisme qu'ils honnissent. Il faut parvenir à notre génération pour rencontrer la
chimère de la « pureté » qui condamne l'interprète à n'être qu'une fidèle machine-liseuse de ce tabou
inhumain: le « texte écrit », et à substituer un nouveau destinataire aux précédents: le Dieu Papier.
Quant à l'idée d'hypothéquer l'avenir sur une convention de langage – qu'il s'agisse de « série », de
fractions de ton ou autres, – c'est là une innovation dont nous sommes les témoins étonnés, et non
toujours convaincus. »56
Les tendances du XXe
siècle ont érigé en dogme leur courant esthétique, intégrant ou
développant des pensées philosophiques, remises en cause dans un climat de querelle profonde, qui
atteint un sommet lors de l'exposé du 20 décembre 2012 L'atonalisme. Et après? de Jérôme Ducros
au Collège de France, dans le cadre de la chaire de Karol Beffa. Une armée de bouclier s'est levée
pour contester le seul fait qu'on laisse quelqu'un s'exprimer sur un tel sujet dans un cadre aussi
prestigieux que le Collège de France.
Mais de quel sujet n'aurait-on pas le droit de discuter? Quand il y a un problème, il y a un
problème; les réactions sont exacerbées. L'analyse de cette conférence ne sera pas couverte ici, par
contre le malaise dont certains ne voudraient pas admettre l'existence, la crise qui est niée, la doxa
dominante qui censure, seront abordés.
Un fossé s'agrandit entre la création, et la réception. D'un côté le compositeur, de l'autre le
public. La communication se fait via l'œuvre, mais le message est mal perçu coté public. Quid de la
réception de l'auditeur? Jean-Marc Chouvel soumet deux solutions possibles:
« La question demeure: sans doute que le compositeur s'y retrouve dans cet échafaudage
temporel qu'il a lui-même construit, spirale ou labyrinthe… mais l'auditeur? Deux recours s'offrent
à lui: soit soumettre son appréciation aux exégèses des auteurs (et il en a été de prolifiques…), soit
se livrer à ses propres impressions… sans garantie sur la pertinence du message. L'œuvre
contemporaine demande une culture contemporaine. »57
Cette « culture contemporaine », quelle est-elle? Elle manque à l'auditeur, et pourtant, elle
regorge de courants de pensée qui ont influencé ou façonné la composition musicale.
56 CHAILLEY, Jacques, 40000 ans de musique, L'Homme à la découverte de la musique, L'Harmattan, Paris V, 2000,
326 pages, p. 76.
57 CHOUVEL, Jean-Marc, Iannis Xenakis ou l'avenir de la musique, Observatoire Musical Français, Université Paris
Sorbonne, Paris V, 2002, 108 pages, p. 19.
30
Ainsi l'œuvre musicale véhicule dans son message cette pensée qui devient de plus en plus
expressive face à l'abstraction auquel l'œuvre musical tend. La musique est moins écoutée pour son
rapport émotionnel, sensuel ou charnel, que son rapport rationnel, cognitif ou abstrait.
Il y a un rapport de force qui dévie vers la poïétique dans l'écoute d'une pièce: c'est-à-dire
qu'on néglige l'aspect neutre du stade du message qui n'est que le « rendu » de la musique –
éventuellement il est bienheureux musicalement – pour se focaliser sur l'intime, sur le fond de
composition et non sur le fond de l'œuvre musicale.
Décryptage du processus de composition quand cela est possible, dans l'étude de la partition
dans ses moindres détails – d'où l'escalade de compositeurs en nouvelles instructions propres à
chacun d'eux: il y a autant de système de notation que de compositeur; comment l'auditeur peut-il
s'approprié chaque monde créé, sans intégrer totalement le système de pensée du compositeur? – ou
décryptage de la forme musicale proposée.
L'homme est un tout. Il est fait de chair, d'intellect et d'âme. L'exclusion d'un champ de son
être ou la réduction de son tout, de son ensemble, dans la proposition d'écoute, ne peut qu'engendrer
un déséquilibre qui mettra forcément l'auditeur dans une situation de malaise, de confusion,
d'incompréhension, d'incomplétude.
L'ouverture de l'œuvre vers une communication, donc d'homme à homme, non via la parole
ou les gestes, selon Martin Seel:
« L'art est un potentiel d'expérience indispensable à toute pratique rationnelle afin qu'elle
puisse maintenir une ouverture explicative vis-à-vis de son potentiel critique et qu'elle puisse en
prendre conscience sur le plan de la communication. »58
Les propos de Jacques Chailley illustre la finalité du processus de composition dans la
transmission d'une satisfaction (celle de l'œuvre accomplie): « Mais le but d'une musique n'est pas
la satisfaction qu'on a de l'écrire: elle est de procurer la même satisfaction à l'auditeur. »59
.
58 SEEL, Martin, L'art de diviser, le concept de rationalité esthétique, Armand Colin, Paris, 1993, 296 pages, p. 275.
59 CHAILLEY, Jacques, 40000 ans de musique, L'Homme à la découverte de la musique, L'Harmattan, Paris V, 2000,
326 pages, p. 169-170.
31
1 -1 - LeLe RationalismeRationalisme
Selon André Lalande dans son ouvrage Vocabulaire technique et critique de la philosophie,
le rationalisme est décrit comme suit: « Au point de vue de la discipline intellectuelle: foi dans la
raison, dans l'évidence et la démonstration; croyance à l'efficacité de la lumière naturelle. S'oppose
en ce sens, à irrationalisme, sous toute ses formes (mysticisme, occultisme, philosophie du
sentiment, traditionalisme). »60
.
Ce qui disqualifie toute pensée ou tout ce qui n'est pas de raison. Malheureusement, la
musique n'est pas que de raison. Pierre Riffard délimite le concept:
« On connaît bien le présupposé qui fait considérer comme divagation ce qui n'est pas rapport
nécessaire, concept cohérent, pensée logique, bref raison, et comme néant ce qui est divagation. Il
porte un nom: le rationalisme. Cette doctrine ne reconnaît que l'autorité de la raison en matière de
connaissance. En particulier, le rationalisme rejette le mysticisme, la révélation, la tradition; selon son
hypothèse, se tromper ou s'égarer revient à ne penser à rien donc à ne rien penser. »61
Martin Seel y décèle une « dimension esthétique de la rationalité »62
, conséquence de
l'exercice de la raison : « La raison n'est pas la puissance de réconciliation, mais – l'art de
diviser »63
.
Jürgen Habermas rejoint la pensée selon laquelle la modernité et le rationalisme divise et
isole, ce qui échappe à la réalité humaine :
« Les énormes unilatéralités qui portent la signature de la modernité n'ont nul besoin d'être
fondées ni justifiées, en ce sens qu'elles auraient besoin de fondements transcendantaux, mais elles ont
certainement besoin d'arriver à un consensus clair sur la nature de ce savoir et d'une réponse aux deux
questions: la raison qui s'est objectivement scindée en ses moments peut-elle encore maintenir une
unité, et comment les cultures de spécialistes peuvent-elles trouver des médiations avec la vie
quotidienne? […] C'est ainsi que la médiation des moments de raison n'est pas un problème moindre
que la dissociation des aspects de la rationalité, qui a produit la différentiation entre question de la
vérité, question de la justice, et question de goût. Contre une réduction de ce type empiriste de la
60 Vocabulaire technique et critique de la philosophie, LALANDE, André, Quadrige / Presses Universitaires de
France, Paris XIV, février 2016, 1325 pages, p. 889.
61 RIFFARD, A. Pierre, L'ésotérisme, Qu'est-ce que l'ésotérisme? Anthologie de l'ésotérisme occidental, Édition
Robert Laffont, Paris, 1990, 1016 pages, p. 17.
62 SEEL, Martin, L'art de diviser, le concept de rationalité esthétique, Armand Colin, Paris, 1993, 296 pages, p. 7.
63 Ibidem
32
problématique rationnelle, seule sauve l'endurance à prendre les sentiers où la science, la morale et
l'art communiquent encore ensemble. »64
On retrouve cette intransigeance dans les propos maintenant célèbres comme la tabula rasa,
« la table rase » de Pierre Boulez, entre autres; les compositeurs ne se soumettant pas à la nouvelle
méthode de composition dite « sérielle » étant qualifiés d'« INUTILES » en musique, pas moins que
ça.
Cette rationalité en esthétique, puisque appliquée à l'art, pose des problèmes de sens: la
raison ne s'accommode pas de l'esthétique. Martin Seel veut « montrer que parler de raison
esthétique (fût-ce en cachant l'idée sous une autre terminologie) c'est commettre une faute de sens,
voire même un péché contre la raison »65
. Il continue en ces termes:
« « L'acte suprême de raison » n'est pas, comme le pensait l'auteur du plus ancien programme
systématique de l'idéalisme allemand, un acte esthétique. De même, l'Idée de vérité ne converge pas
avec celle de la réussite des objets esthétiques, comme le postule la théorie esthétique d'Adorno. Mais
la version opposée (bien que parente), selon laquelle le potentiel de l'expérience esthétique échappe de
manière radicale à la force déterminante de la raison – quelle que soit l'emphase d'une telle conception
– est tout aussi inadéquate. La conception d'une rationalité-au-singulier qui n'inclurait pas les énergies
rationnelles de la conduite esthétique, est elle aussi un contre-sens: elle méconnaît la signification de la
libération esthétique qu'elle invoque avec une emphase puriste. […] Une raison qui n'est pas esthétique
n'est pas encore esthétique n'est pas la raison; une raison qui devient esthétique n'est plus la raison. »66
L'esthétique décrite dans Le Littré, qui cite Beausobre (Dissertations philosophiques p. 163,
1753): « cette science [la théorie des beaux-arts] en générale pourrait être appelée métaphysique du
beau, et le nom d'esthétique me semble bien exprimer cette idée67
». Le terme est ensuite décrit
comme suit, citant Ch. Blanc (Grammaire des arts du dessin, Préface): « cette science du beau, ou,
si l'on veut, cette philosophie du sentiment que Baumgarten appelle l'esthétique […] »68
.
Ici, l'on retrouve la « philosophie du sentiment » pour désigner l'esthétique. Sentiment qui
par définition est opposé à la raison: « Etat affectif, ou tendance affective, en général, par
opposition à la connaissance. « Le sentiment par lui-même, est une source d'émotions, non de
connaissance; la seule faculté de connaître, c'est la raison. » COUSIN, Du Vrai, du Beau et du Bien,
Ve
leçon. »69
.
64 HABERMAS, Jürgen, Théorie de l'agir communicationnel, Tome II, Critique de la raison fonctionnaliste, Librairie
Arthème Fayard, Paris VI, 1987, 480 pages, p. 438.
65 SEEL, Martin, L'art de diviser, le concept de rationalité esthétique, Armand Colin, Paris, 1993, 296 pages, p. 27.
66 Ibidem, p. 27-28.
67 Dictionnaire de la langue française, LITTRÉ, Paul-Emile, Tome 3, Encyclopaedia Britannica Inc., Chicago, U.S.A.,
Juillet 1994, p. 2237.
68 Ibidem
69 Vocabulaire technique et critique de la philosophie, LALANDE, André, Quadrige / Presses Universitaires de
33
2 -2 - L'L'hommehomme DéconstruitDéconstruit
L'environnement humain, l'espace dans lequel il se meut, est défiguré à travers les œuvres
humaines qui auparavant prétendaient à l'élévation de l'homme:
« La déconstruction, après s'en être prise aux œuvres et aux hommes, à l'habitation et à
l'habitant, se retourne contre les forces tectoniques et architectoniques de la nature: la gravité, la
verticalité, la liaison, la proportion, la symétrie, sur lesquelles la perception et la motricité des
individus sont réglées. La structure physique du monde et la structure psychique de l'homme se
trouvent dévastées. »70
L a perception, « acte par lequel un individu, organisant immédiatement ses sensations
présentes, les interprétant et les complétant par des images et des souvenirs, écartant autant que
possible leur caractère affectif ou moteur, s'oppose un objet qu'il juge spontanément distinct de lui,
réel et actuellement connu par lui 71
» engendre la réalité de l'homme.
Malheureusement, il y a une volonté de dissocier la globalité humaine ; Jürgen Habermas
constate les effets de la modernité sur le quotidien de l'homme, dont les caractéristiques
ontologiques sont peu à peu mises à mal :
« Avec la science moderne, avec le droit positif et les éthiques profanes qui se guident sur des
principes, avec un art devenu autonome et la critique de l'art institutionnalisé, trois moments de la
raison se sont cristallisés sans que la philosophie soit intervenu. Même sans connaître la Critique de la
raison pure et de la raison pratique, les fils et filles de la modernité savent comment sérier et prolonger
la tradition culturelle selon l'un des trois aspects rationnels: les questions de vérité, les questions de la
justice ou les questions du goût. Progressivement, les sciences repoussent les éléments venus des
images du monde, et elles renoncent à une interprétation de la nature et de l'histoire dans leur
globalité. Les éthiques fondées sur la connaissance excluant les problèmes de la vie bonne et se
concentrent sur les aspects strictement déontologiques et susceptibles de généralisation, de sorte que
du bien il ne subsiste plus que le juste. Et l'art devenu autonome insiste sur l'empreinte de plus en plus
pure qu'imprime l'expérience esthétique de base: elle constitue la subjectivité dans le rapport à elle-
France, Paris XIV, février 2016, 1325 pages, p. 985.
70 MATTÉI, Jean-François, L'homme dévasté, Éditions Grasset & Fasquelle, Paris, 2015, 285 pages, p. 212.
71 Vocabulaire technique et critique de la philosophie, LALANDE, André,Quadrige / Presses Universitaires de France,
Paris XIV, février 2016, 1325 pages, p. 754.
34
même, subjectivité déconcentrée, déportée des structures spatio-temporelles de la vie courante –
subjectivité qui se détache ainsi des conventions de la perception quotidienne et de l'activité finalisée,
des impératifs du travail et de l'utile. »72
L e cerveau est une machine à créer des images, à les stocker et à s'y référencer afin de
« mouvoir » ou de « ne pas mouvoir » le corps dans lequel il opère face aux stimulus extérieures.
Casser ces références naturelles provoque une déstructuration de l'homme.
Du point de vue musical, plusieurs critiques des courants sont faites sur des musiciens
« sériels » qui auraient échoué dans leur tâche d'écrire un nouveau langage:
« Sur un point il faut être d'accord avec les musiciens sériels qui parlent si souvent du
langage musical: le problème central qui se pose aux compositeurs actuels, avant d'être un
problème sociologique ou psychologique, avant même d'être un problème esthétique, c'est un
problème de langage. Le système tonal est mort, il s'agit de trouver autre chose. »73
Nicolas Ruwet estime que c'est bien un langage musical qui doit naître face à « la mort » du
système tonal. Cependant il reproche au musiciens « sériels » de ne pas avoir su mettre en place ce
langage avec tout ce qu'il implique:
« Mais au lieu de reprocher à Boulez et à ses amis leur esprit de système, je dirais volontiers
qu'ils ne se sont pas montrés assez systématiques, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas eu une conscience
suffisamment nette de ce que signifie le fait que la culture est langage. Autrement dit, je pense que
leur erreur initiale, et leur échec prévisible, viennent de ce qu'ils n'ont pas tenu compte des conditions
qui déterminent la possibilité de tout langage (en prenant ce terme dans le sens le plus général), et que,
en négligeant ces conditions, ils ont échoué à constituer un langage. C'est d'ici qu'il nous faut partir. »74
L e langage englobe l'ensemble des moyens d'expression dont l'artiste dispose, ici le
musicien, pour créer une œuvre musicale. La difficulté réside dans la non-utilisation voulue et
même théorisée de la tonalité puisqu'elle est « morte ».
L a musique dite atonale, amenant la musique dite sérielle, mais dont les acteurs se sont
désolidarisés pour plonger dans le sérialisme intégral, est, elle aussi soumise à de violentes critiques
de la part de musicologues, comme du philosophe Jean-François Mattéi: « Quant à la musique
72 HABERMAS, Jürgen, Théorie de l'agir communicationnel, Tome II, Critique de la raison fonctionnaliste, Librairie
Arthème Fayard, Paris VI, 1987, 480 pages, p. 437-438.
73 RUWET, Nicolas, Langage, musique, poésie, Éditions du Seuil, Paris VI, 1972, 251 pages, p. 25.
74 Ibidem
35
atonale, elle prive l'oreille de l'anticipation des sons qui vont suivre puisque, privée de centre tonal,
la continuité mélodique ou harmonique du morceau est brisée75
». De même, Ernest Ansermet dit
d'Arnold Schönberg:
« Il [Schönberg] a de la forme une vision idéaliste, et entre sa vision idéaliste des choses qui
n'arrive pas à se signifier dans le concret et sa vision matérialiste de la musique et de la série (sa loi
structurelle), toute espèce de pont est coupé parce qu'il y a divorce en lui de la pensée spéculative et
de l'activité affective qui donne un sens aux structures tonales. »76
De fait, la musique dite atonale, ne poursuit pas le but de la perceptibilité, plutôt celui de la
conception compositionnelle. Cela a un coût : « Quant à la musique atonale, elle prive l'oreille de
l'anticipation des sons qui vont suivre puisque, privée de centre tonal, la continuité mélodique ou
harmonique du morceau est brisée. »77
. Cet affect qui permet, grâce à la perception de structurer le
psychique de l'homme, et donc de structurer son monde. Alain Daniélou propose une voie de sortie
en considérant un travail sur le langage, la musique, et la psychophysiologie:
« Le développement de la pensée est lié chez l'être humain au vocabulaire. […]
L'utilisation d'un vocabulaire musical basé sur des données psychophysiologiques précises et sur
une meilleure connaissance du contenu sémantique des sons est la clé de l'art musical de l'avenir. »78
3 -3 - ModernismeModernisme,, Post-Post-modernismemodernisme
Pour Jean-Jacques Nattiez modernisme et post-modernisme se suivent mais n'ont pas le
même but. En effet, le post-modernisme répare les erreurs du modernisme:
« Le modernisme a creusé le fossé avec le public, le postmodernisme cherche à le combler.
75 MATTÉI, Jean-François, L'homme dévasté, Éditions Grasset & Fasquelle, Paris, 2015, 285 pages, p. 215.
76 ANSERMET, Ernest, Les fondements de la musique dans la conscience humaine, tome I, Éditions de la Baconnière,
Neuchâtel, Suisse, 1961, 609 pages, p. 519.
77 MATTÉI, Jean-François, L'homme dévasté, op. cit.
78 DANIÉLOU, Alain, Sémantique musicale, Essai de psychologie auditive, Hermann éditeurs des sciences et des arts,
Paris XV, 1993, 131 pages, p. 95.
36
Pour ces raisons, le présent essai traite de la « communication » musicale contemporaine. »79
Le modernisme, c'est la révolution musicale pour Jean-Jacques Nattiez:
« Le modernisme musical […] se donne comme objectif de créer un ordre nouveau, mais
parvenu à ce qui pourrait s'avérer un point de stabilité classique, il est poussé à aller toujours plus de
l'avant et, de ce fait, ne fait qu'accroitre la distance avec le public. Agissant selon une logique léniniste,
son modèle politique implicite est en fait le concept trotskyste de révolution permanente.
Perpétuellement tourné vers l'avenir, il est atteint atteint d'une maladie congénitale: la néopathie. »80
La poussée politique dans la pensée musicale à son paroxysme, en témoigne le vocabulaire,
« ordre nouveau », « logique léniniste », « concept trotskyste », « révolution permanente »… Sans
oublier que la Révolution française est l'instigatrice de la Terreur, dont les méthodes terroristes ont
inspiré les révolutions bolchéviques par la suite ; Terreur où les personnages gênants ou inutiles
finissaient à l'échafaud sous la guillotine. C'est cet état d'esprit qui inspire ces gens-là.
Le postmodernisme en voulant rattraper les « erreurs » de ses camarades modernistes, en
voulant bien faire, s'est malheureusement planté lui aussi; le public ne peut pas comprendre, il n'a
toujours pas la « culture contemporaine »:
« À l'inverse, le postmodernisme est si désireux de rétablir le contact avec le public qu'il
emprunte dans le plus grand désordre aux époques antérieures. Et c'est là que réside sa contradiction à
lui: le compositeur postmoderne fait appel, par souci de communication, aux styles et aux normes du
passé, mais il ne peut le faire qu'avec ironie. Or la compréhension de cette ironie suppose énormément
de culture de la part de l'auditeur contemporain. Les théoriciens du postmodernisme ne me semblent
pas avoir tenu compte de l'existence d'un « récepteur postmoderne », celui qui avant tout préoccupé de
consommation et d'hédonisme immédiats, s'embarrasse aussi peu de théorie que de connaissance et de
compréhension des œuvres du passé dans leur contexte, sans lesquelles l'intention ironique ne peut être
comprise. Et à cet égard, il convient de se demander si les œuvres postmodernes, en faisant appel à des
canons esthétiques en principe connus du public le plus large, ont vraiment réussi à retrouver le public
égaré par les recherches et les diktats de la modernité. »81
Si la Révolution française voulait un homme nouveau, un citoyen, la Révolution russe
voulait un nouvel homme soviétique, les post-modernistes veulent un nouvel auditeur contemporain
et le système sera en charge de le former. Par contre Nattiez voit dans le moderne et le postmoderne
un point commun, le classicisme:
« Un moment très particulier et privilégié de l'histoire de la communication musicale où le
« récepteur » comprend les intentions de l'émetteur et en partage le code. […] À l'époque classique
79 NATTIEZ, Jean-Jacques, Le combat de Chronos et d'Orphée, Christian Bourgois éditeur, Paris VII, 1993, 243
pages, p. 161.
80 Ibidem
81 Ibid.
37
(Mozart, Haydn et, dans une certaine mesure, Beethoven), le style est immédiatement compris par les
tribus restreintes que constituent les auditeurs cultivés des cours européennes. Génie mis à part,
Frédéric II et la margrave de Bayreuth sont capables de composer des symphonies, des opéras ou des
concertos. »82
Le « public » qui a désormais accès à de nombreuses musiques, à de la culture de masse, est
méprisé pour son manque de culture. Tout le monde ne reçoit pas l'éducation des grands de ce
monde, et l'aristocratie cultivée n'a pas en soi de grand mérite à maîtriser ces sujets: cela fait partie
de leur quotidien.
Un paysan à l'époque classique n'a pas les moyens et encore moins le loisir de s'octroyer les
services d'un grand artiste, en devenant son mécène, afin de parfaire sa culture lors de son temps
libre. Les cours des rois grouillent de gens de savoir, d'artistes, de courtisans aussi. L'exercice du
pouvoir ne se fait pas sans conseillers, ministres ou délégués avec un tant soit peu de capacités
intellectuelles diverses et variées, pour la grandeur de l'État.
Au dire de Nattiez, seules les « tribus restreintes que constituent les auditeurs cultivés des
cours européennes » ont cette capacité de distinguer le style. Il éprouve une certaine nostalgie de
cette époque où le « public », ce n'était pas n'importe qui, pas ce vulgum pecus qui ne comprend rien
à la musique contemporaine et qui freine l'avancé de ces compositeurs qui se sentent incompris (les
pauvres): Vincent van Gogh les plaint.
Il y a ceux qui sont relativement patient et ceux qui veulent tout, tout de suite:
« Par contre, le modernisme a longtemps fonctionné avec l'idée, constamment réitéré, qu'un
jour, ses productions seraient comprises, sinon par la masse, du moins de la même façon que peut l'être
la Quarantième de Mozart ou le Sacre du Printemps. Il y a, chez le postmodernisme, l'espoir analogue
d'être compris, mais immédiatement. De ce fait, il ne semble pas se poser de questions par rapport à la
postérité – le postmodernisme est un art de l'immédiat –, mais je serai curieux de savoir si, en leur for
intérieur, les compositeurs postmodernes, si avides de retrouver leur public, ne le sont pas de se faire,
eux aussi, une place dans l'histoire. »83
Finalement, si l'on rajoute le préfixe post- à moderne, cela doit bien avoir une base
commune forte, qui se veut dans la continuité de ce mouvement. Pour Béatrice Ramaut-Chevassus,
une communicabilité doit être établie, et les post-modernes s'y attachent:
82 NATTIEZ, Jean-Jacques, Le combat de Chronos et d'Orphée, Christian Bourgois éditeur, Paris VII, 1993, 243
pages, p. 162.
83 Ibidem, p. 163.
38
« Une des caractéristiques dominantes de l'idée de post-modernité tient, on le sait, à la
volonté d'en finir avec un certain élitisme et un certain hermétisme. L'avant-garde, dans sa
démarche aporétique ou dans son épuisement en art devenu essentiellement conceptuel, s'était peu à
peu coupé du public ou du moins limitée à un public d'initiés très restreint, volontairement ou
involontairement circonscrit dans des lieux fermés. »84
Comme ils estiment que les autres ont « échoué », ils les dénoncent et se parent d'une
nouvelle étiquette – pas si nouvelle que ça – et procèdent à des changements de style honnis par
leurs prédécesseurs:
« Là où modernistes et postmodernistes diffèrent radicalement, c'est sur la question du style.
L e postmodernisme revendique le droit à l'impureté au laisser-faire, à la spontanéité créatrice. Or
l'acceptation délibérée de la laideur, du mauvais goût et du kitsch chez les postmodernes, au nom du
refus de la hiérarchisation des genres et en vertu de la fascination suspecte pour les formes
« populaires » d'expressions destinées aux masses, fait apparaître plus que jamais la nécessité du retour
– retour positif pour le coup – à la catégorie trop longtemps occultée, y compris par les modernes, de
la Beauté. »85
La Beauté. C'est donc cela qu'ils ont évincé de leurs œuvres. Le « succès » est loin d'être au
rendez-vous. François-Bernard Mâche a lui aussi son avis sur la crise actuelle: « Le problème de la
musique contemporaine n'est pas de matériau, ni même de syntaxe, il est d'abord stylistique et
esthétique. »86
.
Cette crise est discutée par René Huyghe de l'Académie française: « C'est ainsi que l'art
moderne a formulé tout un corps de doctrines qui désormais s'engendrent par déduction logique et
visent à fonder une esthétique dogmatique. »87
.
De fait, une esthétique religieuse où le dogme règne. De même pour René Guénon, la crise
moderne de notre société s'exprime comme telle:
« […] la philosophie et la science « profanes », c'est-à-dire la négation de la véritable
intellectualité, la limitation de la connaissance à l'ordre le plus inférieur, l'étude empirique et
analytique de faits qui ne sont rattachés à aucun principe, la dispersion dans une multitude indéfinie de
détails insignifiants, l'accumulation d'hypothèses sans fondement, qui se détruisent incessamment les
84 RAMAULT-CHEVASSUS, Béatrice, Musique et postmodernité, Presses Universitaires de France, Paris VI, 1998,
127 pages, p. 15.
85 NATTIEZ, Jean-Jacques, Le combat de Chronos et d'Orphée, op. cit.
86 MÂCHE, François-Bernard, Musique, mythe, nature ou les dauphins d'Arion, Klincksieck, Paris, 1983, 137 pages,
p. 115.
87 HUYGUE, René, de l'Académie française, Psychologie de l'art, Résumé des cours du collège de France 1951-1976,
Éditions du Rocher, Monaco, 1991, 366 pages, p. 127.
39
unes les autres, et de vues fragmentaires qui ne peuvent conduire à rien, sauf à ces applications
pratiques qui constituent la seule supériorité effective de la civilisation moderne; supériorité peu
enviable d'ailleurs, et qui, en se développant jusqu'à étouffer toute autre préoccupation, a donné à cette
civilisation le caractère purement matériel qui en fait une véritable monstruosité. »88
Franco Ferrarotti estime que la science était un instrument utile au service d'un dessein plus
grand quelle:
« Il y a dans l'activité scientifique une conséquence imprévue, que nous pouvons peut-être
indiquer comme étant l'idéalisation de la précision, le mythe de l'exactitude quantifiée. Il est vrai
que le principe utilitariste, et la morale puritaine qui le soutenait, avaient historiquement aidé la
science et son développement, en y voyant en premier lieu un instrument ad majorem Dei
gloriam. »89
Du service de Dieu, le scientisme a écarté la science de sa noble servitude selon selon
Franco Ferrarotti:
« La science, qui tout d'abord semblait accepter de bon gré une fonction instrumentale, ne
tarde pas à se poser comme but en elle-même, sur la base de sa propre logique de développement
strictement endogène. Lorsque tombent les critères extérieurs de jugement, la science devient
scientisme. »90
Cette crise moderne a pour origine l'humanisme, qui engendrera le laïcisme pour René
Guénon:
« Il y a un mot qui fut mis en honneur à la Renaissance, et qui résumait par avance tout le
programme de la civilisation moderne: ce mot est celui d' « humanisme ». Il s'agissait en effet de tout
réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d'ordre supérieur,
et, pourrait-on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre; les
Grecs, dont on prétendait suivre l'exemple, n'avaient jamais été aussi loin en ce sens, même au temps
de leur plus grande décadence intellectuelle, et du moins les préoccupations utilitaires n'étaient-elles
jamais passées chez eux au premier plan, ainsi que cela devait bientôt se produire chez les modernes.
L'« humanisme », c'était déjà une première forme de ce qui est devenu le « laïcisme » contemporain;
et, en voulant tout ramener à la mesure de l'homme, pris pour une fin en lui-même, on a fini par
descendre, d'étape en étape, au niveau de ce qu'il y a en celui-ci de plus inférieur, et par ne plus guère
chercher que la satisfaction des besoins inhérents au côté matériel de sa nature, recherche bien
illusoire, du reste, car elle crée toujours plus de besoins artificiels qu'elle n'en peut satisfaire. »91
88 GUÉNON, René, La Crise du Monde moderne, Librairie Gallimard, Paris, 1946, 135 pages, p. 25.
89 FERRAROTTI, Franco, Le paradoxe du sacré, Editions Les Eperonniers S.P.R.L., Bruxelles, Belgique, 1987, 111
pages, p. 53.
90 Ibidem
91 GUÉNON, René, La Crise du Monde moderne, op. cit., p. 26.
40
Pour Jürgen Habermas, le monde physique est lié à l'humain par un langage auquel la
métaphysique les rendait compatible:
« Avec Kant, s'ouvre l'âge de la modernité. Dès l'instant où le sceau métaphysique qui
garantissait la correspondance entre le langage et le monde se brise, la fonction représentative du
langage devient elle-même un problème: le sujet représentant, pour y voir clair dans le processus
problématique de la représentation elle-même, doit se transformer en objet. »92
Le « sujet » devient « objet » dans ce processus où le « sujet » représente, et l' « objet » est
représenté. Le « sujet » implique une idée de mouvement, il est dynamique. L' « objet » est fixe,
sans mouvement, il est statique.
Les différents courants musicaux ont une mécanique double de rejet et d'adhésion: en finir
de manière révolutionnaire avec les précédents (« la guillotine » pour ces acteurs) – comme cela, les
places vacantes dans le milieu musical ne peuvent pas être reconquises – tout en s'appropriant leur
héritage (tu quoque mi fili) et en radicalisant le mouvement vers un jusqu'au-boutisme indiscutable:
« Cependant la table rase qui suivit la Seconde Guerre mondiale se réclamait plutôt de
Webern. Les mots modernité et avant-garde pouvaient alors avoir pour synonyme Darmstadt où se
tenaient cours et festivals depuis 1946. Boulez, qui a parfois été désigné comme l'emblème de cette
avant-garde écrivait en 1952 dans son article « Schoenberg est mort » la profession de foi moderniste
et plus qu'autoritaire devenue célèbre: « Tout compositeur est inutile en dehors des recherches
sérielles. » Il exerçait aussi un jugement sévère contre le « romantico-classicisme » de Schoenberg qui
« laissait la porte ouverte à toutes les survivances plus au moins honteuses » (mélodies accompagnées,
formes classiques…) suivi d'une défense de Webern, présenté comme modèle à suivre pour celui qui
recherche « l'évidence sonore en s'essayant à un engendrement de la structure à partir du matériau ».
L'existence de l'avant-garde figure avancée de la modernité, se joue entre deux termes, héritage et
histoire. »93
Arnaud Villani apporte des précisions sur l'état de la pensée :
« Toute les tares du XXe
siècle, on en conviendra, viennent de valorisations hâtives et de
dévalorisations iniques qui leur correspondent. Règne du progrès, de l'argent, de l'idéologie, du
racisme, du fondamentalisme, de l'économisme, du machisme, ou de son inverse, l'agisme; lutte
féroces entre partis, clans et sectes, peuples et nations; mépris des équilibres fragiles de la terre et de la
vie, oublie des trésors de la tradition, tout cela dissimulé sous le manteau d'une tartufferie généralisée,
peut se dire: esprit d'exclusion. »94
92 HABERMAS, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité, Douze conférences, Éditions Gallimard, Paris,
1988, 467 pages, p. 308.
93 RAMAULT-CHEVASSUS, Béatrice, Musique et postmodernité, Presses Universitaires de France, Paris VI, 1998,
127 pages, p. 21.
94 PARMÉNIDE, VILLANI, Arnaud, traduit par, Le poème, suivi de, Parménide ou la dénomination, Hermann
Éditeurs, Paris V, 2011, 199 pages, p. 13.
41
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  • 2.
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  • 4.
  • 5.
  • 6. Il y a de l'aveuglement dans la satisfaction de l'instinct, et de la démence dans la perpétration du méfait, mais concevoir et théoriser exigent une opération calme de l'esprit, qui est le Vice suprême1 . Joséphin Péladan 1 PÉLADAN, Joséphin, La décadence latine, Éthopée 1, Le vice suprême, réimpression de l'édition de Paris, 1896, Editions Slatkine, Genève, Suisse, 1979, 396 pages, p. 210.
  • 7. RemerciementsRemerciements La liste des personnes à remercier serait trop longue à énumérer compte tenu des nombreuses rencontres et des nombreux échanges qui ont permis de construire une réflexion petit à petit. Cependant c'est là un exercice paradoxal voire farfelu, au combien difficile, si ce n'est le plus dur, que de décider malgré tout, de circonscrire quelques noms de manière non exhaustive. Pour l'occasion de ce famélique écrit, il se doit de s'y astreindre : Pr Martin Laliberté Me Philippe Labroue Marion Delhaye Geneviève Mathon Lenka Stransky Kevin Dahan Guillaume Dupetit Nicolas Verastegui Louis Laurent-Béresky Karima Ramdani Kitty Seymour mes frères Grégory, Nicolas et Benjamin mon père Girard.
  • 9. SommaireSommaire Introduction 9 I -Des origines de la musique 13 II -Une problématique de notes 28 III -Post-moderne et avant-garde 48 IV -La tradition et l'homme 60 V -L'inconscient 70 VI -Esthétique 83 VII -Le symbolisme 93 VIII -Épilogue 96 Conclusion 97 Bibliographie 99 Index 109 Tables de matières 113
  • 10.
  • 11. Car jamais on ne forcera les choses qui ne sont pas à être; écarte plutôt ta pensée de cette voie de recherche. Et que l'habitude, qui sait bien s'y prendre, de laisser un œil qui ne voit pas, une oreille et une langue qui résonnent d'échos faire la loi, ne te contraigne pas à emprunter ce chemin battu; mais cherche à discerner dans ce que je t'aurai dit, par l'exercice de ton raisonnement, l'argument qui prête à controverse2 . Parménide 2 PARMÉNIDE, VILLANI, Arnaud, traduit par, Le poème, suivi de, Parménide ou la dénomination, Hermann Éditeurs, Paris V, 2011, 199 pages, p. 34. 7
  • 12. 8
  • 13. IntroductionIntroduction L'intervention de Jérôme Ducros, L'atonalisme. Et après ?3 au Collège de France en 2012 qui dénonce une esthétique dogmatique dans le milieu de la musique contemporaine occidentale est sans précédent. Vraiment ? Au début des années quatre-vingt dix, des articles paraissent sur la crise, et les commentaires sont exacerbées que se soit compositeur, philosophe, chef d'orchestre, conservateur, sociologue ; Daniel Caux, producteur à France Culture n'en dit pas moins que de : « Parler d'une crise de la musique contemporaine, c'est-à-dire de la musique savante de l'Occident, relève de l'euphémisme »4 . Sans compter des doutes, voire des critiques et mise en garde auprès des spécialistes, émises au cours des années soixante par Ernest Ansermet ou des résultats d'expérimentations de Robert Francès (L a perception de la musique) dès la fin des années cinquante5 . Cette recherche se propose d'établir un lien entre l'origine de la musique, la pensée dominante de la musique occidentale, du moins en Europe (la tendance américaine ne sera pas traitée ici), les courants de pensées qui influent sur la musique ainsi que sur l'art, la situation de l'homme qui écoute face à ces changements de paradigme de la musique par rapport à la tradition, l'inconscient collectif et individuel, et le mythe. Comment des domaines si différents interagissent sur la musique et au final sur l'homme. Quelques sujets ont besoin d'être développer. Effet, l'art du Temps, la musique se prête à des définitions qui n'en finissent pas. Celles-ci parfois très générales, ou essayant de contenir le domaine, caractéristique après caractéristique. Elle est un jeu qui englobe trois activités : la composition, le jeu d'exécution et l'écoute. Pourtant un flou 3 L'atonalisme. Et après ?, Collège de France [en ligne], DUCROS, Jérôme, 20 décembre 2012, 15h00-16h00, Séminaire Amphithéâtre Marguerite de Navarre – Marcelin Berthelot, consultée le 17 juin 2018, URL : https://www.college-de-france.fr/site/karol-beffa/seminar-2012-12-20-15h00.htm 4 Musique contemporaine : Le grand tournant, ZYGEL, Jean-François, in Circuit, Revue nord-américaine de musique du XXe siècle, Postmodernisme, Volume 1, n° 1, Les Presses de l'Université de Montréal, Montréal, Canada, 1990, pages 41-49, p. 43. 5 Cf. les ouvrages des personnes concernées en bibliographie. 9
  • 14. reste. L'origine et même les origines de la musique font débat. Elle serait concomitante à l'apparition de la parole, et lui serait même antérieure. De sorte que les premiers mots, interjections monosyllabiques, se sont démarqués par des accentuations différentes entre eux, ce qui établit le lien avec le ton musical. Encore faut-il penser produire de tels sons. Et dans quel but ? C'est là où l'homme utilise son imagination afin de contrôler les éléments et les esprits qui l'entourent : il use de magie. Le mythe se manifeste dans le culte qui s'exprime par la musique. Symboliquement, la genèse du monde est décrite par un fait acoustique produit lors d'un événement par un dieu créateur. De plus, la musique est une manière de maîtriser l'inexorabilité du temps, pour l'homme primitif, par la chant ou la production de son (taper des mains ou des pieds) qui impose un rythme. Ce temps, si précieux, ordonné par le compositeur dans son œuvre musicale, et pris à l'auditeur dans l'écoute. Ainsi, le public assiste aux changements de musique dont les auteurs prônent l'intérêt. Les tendances du XXe siècle ont évolué vers une mésentente musicale. La foi dans des disciplines intellectuelles, comme le rationalisme, la modernité, le progrès, la nouveauté, ont influencé la pensée créatrice et les méthodes de composition. La communication, propre à l'œuvre d'art, est balayée par l'esthétique: l'art n'a de compte à rendre qu'à l'art et il en est de la responsabilité de l'artiste de s'en assurer. Cependant, la part de l'homme est confuse. Un art qui prévalait une compréhension, est désormais autonome. La musique bascule, et nie le caractère humain : le langage musical est déconstruit et l'homme avec. Le modernisme musical prend le pas, et le post-modernisme ensuite. Le premier veut tout changer et créer un ordre nouveau, l'éloignant du public. Le second désire reconquérir ce public malmené par leurs prédécesseurs, sauf que la recette contemporaine ne prend toujours pas : le public, à part un microcosme élitiste, n'est toujours pas conquis. La science, d'abord au service de l'art musical, deviendra grâce aux mathématiques, l'outil de libération – leitmotiv – de la pensée musicale. Arnold Schönberg marquera le XXe siècle, par ses œuvres et ses écrits, de même que les générations de compositeur qui le suivent. L'écriture dodécaphonique ouvrira la porte à l'arbitraire théorisé en musique. L'avant-garde musicale se renouvèle au sein de mouvements, toujours voués au radicalisme, à l'évolutionnisme, à la révolution artistique. L'esthétique est jusqu'au-boutiste : toutes les transgressions seront mise en œuvre : il n'y a plus de limites, tout est permis. L'art ne s'adresse qu'à lui-même et peut être perçu comme n'étant pas de l'art par le public, cela importe peu. Maintenant, le compositeur applique ses nouvelles méthodes de composition – sans contraintes traditionnelles, 10
  • 15. religieuses, philosophiques, artistiques mêmes –; méthodes de composition qui sont l'art en soi : l'œuvre n'en est que la manifestation artistique qui n'a d'intérêt que son processus de création. La réception de l'œuvre est coupée. L'impureté dans le jeu est elle aussi chassée de par l'imprécision dans l'exécution. L'interprète est remplacé par des bandes magnétiques, et aussi par des machines (ordinateurs) selon la volonté du compositeur. Parmi les différents mouvements dont l'avant-garde est constituée, il en est qui conceptualise et d'autres qui mettent en application. Si la musique organisée par des bruits par les « futuristes » italiens n'avait pas existé, Pierre Schaeffer aurait eu la primauté de théoriser sur le sonore. La tradition considère l'homme sur tout les plans : rationnel et irrationnel. Son âme et son corps sont influencés par les symboles qui l'entourent. Or la musique participe à cette forêt de symboles. Elle émanerait de l'Esprit créateur. Et les traités de musique sont nombreux où elle est douée de vertu, liée à une divinité, et organisatrice du cosmos. Pythagore recommandait d'étudier le monocorde moins à des fins artistique que scientifique. La musique siégeait au Quadrivium au rang de science contrairement aux Beaux-Arts. Elle a la qualité d'associer par le rythme : ainsi les individus présents dans l'espace où elle est perçu, ressentent une unité temporelle. La période contemporaine pousse les limites de la perception grâce aux avancées technologiques pourtant l'homme a le même bagage physiologique, ses oreilles et son cerveau fonctionnent encore par discernement de rapport de sons. Ce qui ne le limite pas en imagination au contraire. Face à la vision historiciste, horizontale, s'oppose la pensée mythique, verticale. Les niveaux de conscience, inconscient, conscient, surconscient, traduisent cette verticalité propre à l'esprit humain qui tend vers l'Esprit créateur. Cependant à l'ère contemporaine, l'inconscient collectif qui émergeait de l'œuvre d'art, n'est plus. L'inconscient individuel de l'artiste a pris sa place. Il exprime une thérapie analytique dans l'œuvre et l'expose au public. Dans le monde moderne, le prétendu fossé entre musique dite savante et musique dite populaire, ne fait que s'agrandir. Serait-ce un faux débat ? La « bonne » musique n'en a cure. Elle n'a de finalité que l'élévation de l'homme vers des considérations d'ordres supérieures. D'ailleurs la mémoire est indispensable à la musique. Elle en est la mère par Mnémosyne, mère des Muses qui régissent les domaines de la pensée, pour les anciens grecs. Et si la musique est fondée sur la répétition, elle permet à la mémoire de construire un éternel présent. De même, l'art ne subit que des cycles de renouvellement nonobstant les progrès de la science de l'art. L'esthétique en fait partie, et pour être une science, elle sera expérimentale, et normée par des valeurs de beauté issues d'une 11
  • 16. organisation sociale. Sans oublier que la perception est le fondement de l'esthétique expérimentale : l'œuvre d'art ne communique que si elle est perceptible. L a musique n'y échappe pas. Et l'écriture dodécaphonique présente des lacunes en perceptibilité. Cette technique de composition, et non un style, dévie l'attention musicale de la perception vers l'intellectuel. On n'écoute pas cette musique, on la pense, sinon on passe à côté de son intérêt. Le public sera préalablement conditionné pour atteindre ce but. Un outil de se conditionnement passera par le « texte » voire la profusion de textes qui accompagne l'œuvre de la part des compositeurs. L'œuvre ne se suffit pas à elle-même, elle a besoin de renfort pour justifier l'art qu'elle tente de promouvoir. Pourtant, le nom de la muse Euterpe, responsable de l'art musical, signifie « celle qui sait plaire » ou « celle qui sait charmer ». Son savoir est, semble-t'il, dirigé vers une intention. L'oreille humaine ne peut être qu'au centre des recherches en esthétique quant il s'agit du développement de la musique : symboliquement, physiologiquement et sociologiquement. 12
  • 17. I -I - Des Origines De LaDes Origines De La MusiqueMusique L'idée selon laquelle la survivance de la musique mérite réflexion devrait être une évidence pour le domaine musical, autant que pour la littérature où c'est le cas depuis longtemps. La pratique quotidienne de la critique, l'évaluation de ce qui a été réussi ou manqué, demande pour complément une critique interprétative tenue par une conscience historique qui suive les changements survenants dans le répertoire et la structure de la tradition. […] La quête des formes annonciatrices de la modernité est bien moins féconde que la redécouverte de repères et de pensées esquissées que l'histoire a jusqu'ici laissées de côté.6 Carl Dahlhaus 1 -1 - DéfinitionDéfinition Le New Grove à l'entrée « Music », fait remarquer que pour un dictionnaire sur la musique, il se doit d'être le plus précis et le plus large possible pour présenter le sujet: « [It] may imply either an authoritative definition or a properly comprehensive treatment of the concept of music, at all times, in all places and in all senses. That last would require discussion from many vantage points, including the linguistic, biological, psychological, philosophical, historical, anthropological, theological, and even legal and medical, along with the musical in the widest sense. »7 6 DAHLHAUS, Carl, L'esthétique de la musique, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris V, 2015, 211 pages, p. 194. 7 « [Cela] peut impliquer soit une définition autoritaire soit un traitement complet correct du concept de musique, en tout temps, en tous lieux et dans tous les sens. Ce dernier nécessiterait une discussion à partir de nombreux points de vue, y compris linguistique, biologique, psychologique, philosophique, historique, anthropologique, théologique, et même juridique et médical, avec le musical au sens le plus large. » The New Grove Dictionary of Music and Musicians, second edition, STANLEY, Sadie, edited by, Macmillan Publishers Limited, 2001, in twenty-nine volumes, vol. 17, 929 pages, p. 425. 13
  • 18. La plupart des dictionnaires et encyclopédies générales, qui font autorité sur les définitions, choisissent pour chacune d'entre-elles une ou deux approches. Au termes des différents exemples du Grove, il conclut : « There may be disagreement on the need for explicit definition, but all these works maintain that it is both art and science — involving both talent and creativity as well as knowledge — and that its principal manifestation is composing music (with rational principles), rather than other activities and events that belong to the domain of music. »8 Le New Encyclopedia Britannica (Chicago, 1974) cité par le Grove donne: « ‘Music, Art of’: ‘expression in musical form, from the most simple to the most sophisticated, in any musical medium'. »9 , ce qui est une définition très large, peut-être un peu trop. Le New Grove fait remarquer que dans le New Encyclopedia Britannica, « Neither article begins with an explicit definition, assuming that the readers know what music is, but both circumscribe, provide boundaries, and in doing so emphasize the breadth and intercultural nature of the subject. »10 . Pourtant, à la question « qu'est-ce que la musique », Émile Leipp se risque à être précis pour sa réponse: « « Art de combiner les sons d'une manière agréable à l'oreille » nous dit le dictionnaire. […] La musique est d'abord un jeu; il n'est possible d'en tirer une jouissance que si les règles, même informulées, en sont connues; car sans règles, elle ne peut être que le « plus coûteux des bruits »! […] Il est donc évident que pour comprendre la musique, il faut d'abord être « conditionné ». »11 8 « Il peut y avoir un désaccord sur la nécessité d'une définition explicite, mais tous ces travaux soutiennent qu'il s'agit à la fois d'art et de science – impliquant à la fois talent et créativité aussi bien que la connaissance – et que sa principale manifestation est la composition musicale (avec des principes rationnels), autant que autres activités et événements qui appartiennent au domaine de la musique. » The New Grove Dictionary of Music and Musicians, second edition, STANLEY, Sadie, edited by, Macmillan Publishers Limited, 2001, in twenty-nine volumes, vol. 17, 929 pages, p. 427. 9 « La musique, l'art de »: « expression sous forme musicale, du plus simple au plus sophistiqué, sous tout médium musical ». Ibidem 10 « Aucun des deux articles ne commence par une définition explicite, en supposant que les lecteurs sachent ce qu'est la musique, mais qu'ils circonscrivent, établissent des limites, et ce faisant, soulignent l'ampleur et la nature interculturelle du sujet. » Ibid. 11 LEIPP, Emile, Acoustique et Musique, quatrième édition revue et corrigée, Masson, Paris VI, 1971 – mars 1984, 376 pages, p. 299. 14
  • 19. Il décrit celle-ci en 3 activités coordonnées: « Le phénomène de la musique recouvre trois activités distinctes mais coordonnées: composer, jouer et écouter. […] Quelle que soit la méthode adoptée, composer de la musique, c'est toujours imaginer le programme de mouvements que requiert tout jeu[…]. À l'œuvre musicale est-sous jacente une certaine « sociologie » des sons qui respecte des conventions, des tabous et des règles connus implicitement par le futur auditeur. Jouer de la musique, d'autres part, c'est appeler à l'existence ces êtres sonores et leur faire vivre leurs « rôles » respectifs. Écouter de la musique, enfin, c'est être témoin, c'est assister à la pièce, avec son oreille et sa mémoire. Goûter la musique, c'est apprécier les péripéties en connaisseur, être capable de supputer « ce qui va suivre » en fonction de ce qui vient de se passer. La musique est donc un jeu, où tout est conventionnel par définition: objets utilisés et règles! »12 Ainsi la musique est à considérer dans toutes ces trois étapes ayant chacune d'elles ses impératifs. Le respect de ceux-ci est responsable du caractère musical. Si le compositeur peut s'affranchir d'entendre les notes qu'il écrit sur sa partition, l'écoute et la mémoire deviennent nécessaires d'une part à l'instrumentiste – qui s'entend jouer et qui s'écoute –, et d'autre part à l'auditeur, qui écoute et mémorise la musique. La musique boucle sur elle-même : elle est jouée et entendu, donc écoutée. Sans mémoire, de ces moments de notes passés, pas de musique décelable puisqu'il n'y a pas de ré-flexion. Cette ré-flexion est induite par l'écoute. L'écoute permet la ré-flexion musicale. Le milieu mémoriel est le lieu où la musique se dessine. Ainsi les Grecs n'avaient-ils pas désigné Mnémosyne comme la mère des Muses : « Que l'origine de la parole à même d'abriter tant de grandeur tienne du prodige, à savoir de la divinité de l'être qui s'atteste et a son site dans la parole vivante, c'est là ce que le mythe, chez les Grecs, nous dit clairement. Tels qu'en eux-mêmes, chant et dire ont été subordonnés par eux à une divinité qui, loin d'offrir seulement l'art du chant, est elle-même au sens le plus propre Celle qui chante, et elle-même Chant. Telle est la Muse qui n'a son pareil chez aucun autre peuple. […] Les Muses sont filles du dieu suprême, Zeus, et de la Titanide Mnémosyne, déesse de la mémoire. Elles résident dans l'Olympe; elles sont les seules à être appelées les “Olympiennes”, titre réservé sinon au seul Zeus, et c'est là le signe de leur proximité avec le Père des dieux et des hommes. Mais quel sens faut-il attribuer à cette proximité? […]. Lorsque Zeus, après avoir vaincu les Titans, eut accompli le prodige de la refonte du monde, il se reposa et regarda les dieux qui contemplaient l'œuvre accomplie dans un ravissement muet. Il leur demanda finalement si quelque chose manquait à sa perfection. Oui, lui répondirent-ils, ce qu'il y manque, c'est l'avènement d'être divins capables de célébrer ces hauts faits comme il se doit, par des paroles et par des sons. Sur quoi Zeus engendra les Muses, dont le Chant loue avant tout le monde divin. Louer ce monde divin et s'en faire le héraut: aucun mortel n'est élu à cette fin, car une voix divine est nécessaire. Mais même mes dieux qui régissent le monde n'ont pas vocation à le faire, car eux-mêmes font partie de l'agencement de l'être institué par Zeus. Il y faut une voix émanent de ce qui achève et parachève l'œuvre accomplie. Portée à son achèvement, le monde l'est dans la naissance de la figure propre à en révéler l'être, et ne faisant qu'un avec lui. Et cette figure, c'est la parole et le chant en leur unité originelle – cette figure qu'aucun mortel n'était en mesure d'ébaucher, et qui doit à l'être 12 LEIPP, Emile, Acoustique et Musique, quatrième édition revue et corrigée, Masson, Paris VI, 1971 – mars 1984, 376 pages, p. 300. 15
  • 20. des choses de resplendir, divine apparition, en un mot: la Muse. La Muse, esprit et vigueur du mythe du monde en sa révélation musicale. »13 Ce rapport originel de la musique à l'homme, de la musique au divin, est à méditer, et devrait être un point de départ pour penser la musique. Tout comme la pensée occidentale (euro- centrée) de la musique qui subordonne les « autres » musiques, de part leurs spécificités étrangères au savoir développé en occident. Il faut connaître les règles de la Musique pour l'apprécier, connaître les règles de l'homme, les règles de l'écoute: « La conception de la musique comme langage universel s'avère donc être bien dépassée: nous ne pouvons plus traiter de barbares ceux qui ne font pas comme nous, ceux qui jouent et apprécient un autre jeu qu'ils ont inventé et qui nous échappe. Nous pensons, bien sûr, aux « musiques savantes » nécessairement plus ou moins « intellectuelles ». Car certains effets musicaux, rythmiques en particulier, ont sur l'homme une action « physique » bien connue: ralentissement ou accélération du cœur, de la respiration en particulier. »14 Ainsi pour une définition de la musique quelque soit son lieu, une base est requise: « Pour définir les caractères qui permettront de valider une définition plus large et plus universelle de la musique, il faudra donc laisser en partie de côté les conceptions locales. On observera en premier lieu que les verbes “jouer” et “chanter”, quel que soit leur champ sémantique dans les différentes langues et cultures, impliquent toujours la production d'évènements particuliers, caractérisés par l'utilisation et la combinaison d'un nombre fini d'unités sonores, sélectionnées arbitrairement dans un continuum idéal. »15 C'est là que la théorie entre en jeu. La musique est étudiée avec intérêt et a de sérieuses conséquences ; il est indispensable de donner une référence : « Découvertes – selon la légende – par Pythagore à l'écoute d'un forgeron frappant sur l'enclume, les lois mathématiques qui régissent le cosmos sont avant tout des phénomènes acoustiques, donc des proportions musicales: 1:2, 2:3, 3:4 – diapason, diapente, diatesseron, c'est-à-dire octave, quinte, quarte. […] Boèce opérera la synthèse qui fera autorité pendant tout le Moyen Âge: la musique est Nombre rendu audible. […], c'est à [Boèce] que revient [la définition] de Quadrivium: Arithmétique, multitudo per se, quantité discrète en soi-même qui n'a pas besoin des autres mais auxquelles elle donne naissance; Géométrie, magnitudo immobilis, quantité continue immobile dans l'espace et dans le temps; Astronomie, magnitudo mobilis, quantité continue au contraire en mouvement dans l'espace et dans le temps; et enfin Musique, multitudo ad aliquid, quantité discrète en relation avec les autres. »16 13 OTTO, F. Walter, Essais sur le mythe, Éditions Allia, Paris IV, 2017, 109 pages, p. 78-79. 14 LEIPP, Emile, Acoustique et Musique, quatrième édition revue et corrigée, Masson, Paris VI, 1971 – mars 1984, 376 pages, p. 300. 15 NATTIEZ, Jean-Jacques, sous la direction de, Musiques, Une encyclopédie pour le XXIe siècle, Actes Sud, Arles, France, 2007, 1253 pages, p. 410. 16 OUVRARD, René, ZARA, Vasco, édition critique par, Architecture harmonique, ou application de la doctrine des proportions de la musique à l'architecture, Classiques Garnier, Paris, 2017, 170 pages, p. 16. 16
  • 21. 2 -2 - OriginesOrigines Selon le New Grove, le concept unique de la musique, est sujet à plusieurs théories relevant des origines de la musique: « The 19th and early 20th centuries produced several theories, often loosely associated with prominent individuals: music originated as the human version of animal mating cries (Darwin, 1871); as the stylization of elevated or emotional speech (a view widely attributed to Wagner); as rhythmic accompaniment to group labour (Bücher, 1896); as a derivative of long-distance vocal communication (Stumpf, 1911); as a human invention for addressing the supernatural (Nadel, 1930). Sachs (1943) distinguished two kind of origin — from speech (logogenic) and from emotional expression (pathogenic), and since some cultures appear to have participated in only one of these, one would expect that Sachs believed that music had at least two separate origins. […] After several decades of neglect […], scholarly interest in the origins of music was revived in the 1990s (see Wallin and others, 2000). […] The discovery and analysis of sounds produced by certain animal species in which ordinary communicative sounds and mating calls and ‘songs' carry a distinction paralleling that of speech and songs suggest that music may have originated simultaneously with language or possibly before. »17 Le New Grove finit son vaste article sur ces mots: « There is a little doubt that each readers of this work believes firmly in the existence of music and subscribes to a specific conception of it, yet one ventures to assert that there is none who can imagine life without it. »18 Les origines de la musique, comme du langage, font débat. Et les spécialistes n'espèrent pas, pour l'instant, trouver une réponse ; ils ont cependant de nouvelles informations pour faire avancer 17 « Le 19ème et le début du 20ème siècles ont produit plusieurs théories, souvent vaguement associées à des individus proéminents: la musique, née comme la version humaine des cris d'accouplement animal (Darwin, 1871); comme la stylisation du discours élevé ou émotionnel (une opinion largement attribuée à Wagner); comme accompagnement rythmique du travail de groupe (Bücher, 1896); comme un dérivé de la communication vocale à longue distance (Stumpf, 1911); comme une invention humaine pour aborder le surnaturel (Nadel, 1930). Sachs (1943) a distingué deux types d'origine - du discours (logique) et de l'expression émotionnelle (pathogène), et comme certaines cultures semblent avoir participé à une seule d'entre elles, on s'attendrait à ce que Sachs pense que la musique avait au moins deux origines. [...] Après plusieurs décennies de négligence [...], l'intérêt des chercheurs pour les origines de la musique a été relancé dans les années 1990 (voir Wallin et autres, 2000). [...] La découverte et l'analyse des sons produits par certaines espèces animales dans lesquelles les sons communicatifs ordinaires, les appels à l'accouplement et les «chants» portent une distinction parallèle à celle des paroles et des chansons suggèrent que la musique a pu naître simultanément avec le langage ou probablement avant. » The New Grove Dictionary of Music and Musicians, second edition, STANLEY, Sadie, edited by, Macmillan Publishers Limited, 2001, in twenty-nine volumes, vol. 17, 929 pages, p. 436. 18 « Il y a un peu de doute que chaque lecteur de cet ouvrage croit fermement à l'existence de la musique et souscrit à une conception spécifique de celle-ci, et pourtant on se risque à affirmer qu'il n'y en a aucun qui puisse imaginer la vie sans elle. » Ibidem 17
  • 22. le sujet: « Certes, l'origine du langage n'est pas moins disputée que celle de la musique – au point que cette question a été bannie officiellement des débats de la société de linguistique de Paris. Cependant, des outils nouveaux, issus de l'imagerie cérébrale et de la génétique moléculaire, permettent d'en reprendre l'analyse et, en particulier, de comparer l'évolution de la musique et celle du langage parlé. […] Si j'espère que les conférences qui sont proposées ici jetteront une lumière nouvelle sur ces questions, je sais d'avance qu'elles ne les résoudront pas. Ni l'émotion musicale, ni la difficile question des origines de la communication humaine ne se laissent facilement mettre en équations. »19 Les origines de la musique impliquent aussi un homme qui l'écoute. Celui-ci a les mêmes dispositions que l'homme d'aujourd'hui: « Du point de vue perceptif, on peut, sans grand risque de se tromper, dire que nos ancêtres entendaient comme nous; leur système nerveux et leur cochlée fonctionnaient comme les nôtres, et leur « oreille » n'était ni plus ni moins fine que la nôtre20 ». La musique reste la musique, c'est le style qui change. Jean Molino, (traduit en anglais par Steven Brown) relate l'origine du langage: « Symbolic behaviors have a double character: when I play, imitate, or speak, the symbol that I use recalls its model but it is not confused with it: it is the same yet it is not the same. This double character is first acted out before being spoken and thought. From this would emerge what one could call semiotic or symbolic function “which consists of being able to represent something (some ‘signified' or other: an object, event, conceptual scheme, etc.) by means of differentiated ‘signifier’ only serving this representation” (Piaget and Inhelder 1984:41). Such would be the origin of language: the representations of scenes by elementary propositions of protolanguage would have been preceded and made possible by their played-out representation. »21 La musique semblerait être antérieure au langage, selon Jean Molino, mais nécessaire à son accession: « Mimetic culture would correspond to a step in the evolution of culture in which (and here we are obliged to give ourselves some leeway in imagining likely examples) a group of hominids 19 Aux origines du dialogue humain: Parole et musique, La lettre du Collège de France [En ligne], DEHAENE, Stanislas, PETIT, Christine, 24 décembre 2008, mis en ligne le 15 novembre 2010, consulté le 30 décembre 2017, URL : http://journals.openedition.org/lettre-cdf/645 20 LEIPP, Emile, Acoustique et Musique, quatrième édition revue et corrigée, Masson, Paris VI, 1971 – mars 1984, 376 pages, p. 300. 21 « Les comportements symboliques ont un double caractère: quand je joue, imite, ou parle, le symbole que j'utilise rappelle son modèle mais il ne le confond pas: c'est le même mais ce n'est pas pareil. Ce double personnage est d'abord joué avant d'être parlé et pensé. De là émergerait ce que l'on pourrait appeler la fonction sémiotique ou symbolique "qui consiste à pouvoir représenter quelque chose (certains 'signifiés' ou autres: un objet, un événement, un schéma conceptuel, etc.) au moyen d'un 'signifiant' différencié qui ne sert que cette représentation” (Piaget et Inhelder 1984: 41). Telle serait l'origine du langage: les représentations de scènes par des propositions élémentaires de protolangage auraient été précédées et rendues possibles par leur représentation jouée. » WALLIN, L. Nils, MERKER, Björn, BROWN, Steven, edited by, The Origins of Music, Massachusetts Institute of Technology, Cambridge, USA, 2001, 498 pages, p. 174-175. 18
  • 23. would perform activities of collective imitations without language but accompanied by vocalizations and organized by rhythm: these would in fact be the first forms of the representations of scenes, that is, of narratives, leading to rite and to myth. »22 La musique à l'origine est fédératrice, selon Steven Brown. Elle implique les membres du groupe, sans sélection de sexe, d'âge : « Half a century of ethnomusicological research suggest that a principal function, if not the principal function, of music making is to promote group cooperation, coordination, and cohesion (Merriam 1964; Lomax 1968; Hood 1971). Music making has all the hallmarks of a group adaptation and functions as a device for promoting group identity, coordination, action, cognition, and emotional expression. […] Contrary to strong sexual selection models, musical activity in tribal cultures involves active participation by the entire group, that is, both sexes and people of all ages ».23 La capacité musicale serait une raison de l'évolution de groupes d'hominidés selon Steven Brown: « The straightforward evolutionary implication is that human musical capacity evolved because groups of musical hominids outsurvived groups of nonmusical hominids due to a host of factors related to group-level cooperation and coordination. »24 Le « musilangage » comme modèle d'origine d u langage et de la musique serait la caractéristique à considérer plutôt que des capacités musicale ou linguistique distinctes: « This model is distinguished from those holding that music evolved from a dedicated 22 « La culture mimétique correspondrait à une étape de l'évolution de la culture dans laquelle (et nous sommes obligés de nous laisser une certaine latitude pour imaginer des exemples vraisemblables) un groupe d'hominidés effectuerait des activités d'imitations collectives sans langage mais accompagnées de vocalisations et organisées par rythme : ce seraient en effet les premières formes des représentations des scènes, c'est-à-dire des récits, conduisant au rite et au mythe. » WALLIN, L. Nils, MERKER, Björn, BROWN, Steven, edited by, The Origins of Music, Massachusetts Institute of Technology, Cambridge, USA, 2001, 498 pages, p. 174. 23 « Un demi-siècle de recherche ethnomusicologique suggère qu'une fonction principale, sinon la fonction principale, de la création musicale est de promouvoir la coopération, la coordination et la cohésion de groupe (Merriam 1964, Lomax 1968, Hood 1971). La création musicale a toutes les caractéristiques d'une adaptation de groupe et fonctionne comme un moyen de promouvoir l'identité de groupe, la coordination, l'action, la cognition et l'expression émotionnelle. [...] Contrairement aux modèles forts de sélection sexuelle, l'activité musicale dans les cultures tribales implique une participation active de l'ensemble du groupe, c'est-à-dire des deux sexes et des personnes de tous âges. » Ibidem, p. 296. 24 « L'implication évolutionnaire directe est que la capacité musicale humaine a évolué parce que des groupes d'hominidés musicaux ont surpassé des groupes d'hominidés non musicaux en raison d'une foule de facteurs liés à la coopération et à la coordination au niveau du groupe. » Ibid., p. 297. 19
  • 24. linguistic capacity (music outgrowth model) or that language developed from a dedicated musical capacity (language outgrowth model). It argues instead that shared ancestral features of music and language should be thought of as musilinguistic rather than either musical or linguistic. »25 Figure 1 26 . Gary Tomlinson émet un avis différent concernant le protolangage: « Discrete pitches, instead, were never again so closely linked to meaning. To this day they carry little or no indexical association; they are signs only in extraordinary contexts, usually involving 25 « Ce modèle se distingue de ceux qui soutiennent que la musique a évolué à partir d'une capacité linguistique dédiée (modèle d'excroissance musicale) ou que ce langage s'est développé à partir d'une capacité musicale dédiée (modèle d'excroissance de langage). Il soutient plutôt que les caractéristiques ancestrales communes de la musique et du langage devraient être considérées comme musilinguistiques plutôt que musicales ou linguistiques. » WALLIN, L. Nils, MERKER, Björn, BROWN, Steven, edited by, The Origins of Music, Massachusetts Institute of Technology, Cambridge, USA, 2001, 498 pages, p. 294. 26 Ibidem, p. 295. 20
  • 25. modern symbolism. This abstracting of pitch from meaning represents a momentous swerve in communication, a new ingredient appeared in vocalized gesture that attenuated meaning and referentiality rather than bolstering and specifying them. […] In several basic respects, this description of the emergence of discrete pitch perception differs from the musical protolanguages advanced by Darwin, Brown, or even Fitch. »27 Selon Taruskin, la musique serait aussi un langage naturel humain (exclusion faite cependant de la musique dite « sérielle »): « Consider the philosopher Walter J. Ong’s comparison between computer “languages” and natural language. Computer languages, he writes, “do not grow out of the unconscious but directly out of consciousness.” Their rules “are stated first and thereafter used”, while “the ‘rules' of grammar in natural human languages are used first and can be abstracted from usage and stated explicitly in words only with difficulty and never completely.” Just so, on this analogy, serial music conveys little, because for all its vaunted complexity it is shallow, all surface, with no underlying, unconscious, and innate “deep structure”. But is music really a “natural human language”? The evidence mounts that in some ways it is. »28 Au niveau physiologique, le système auditif et les cordes vocales seraient liés via le flux nerveux, selon Raul Husson. Donc la mise en place d'un référentiel en vue de produire des sons serait pilotée par la mémoire de l'oreille : « On a cru longtemps que les cordes vocales vibraient comme une anche dont la fréquence était réglée par leur état de tension et de contraction. Cependant les récents travaux de médecins français montrent que, si cette mise en place de l'organe est nécessaire pour lui permettre de bien vibrer, ce n'est pas seulement elle qui semble fixer la hauteur et le timbre des sons produits. La vibration des cordes vocales paraît commandée par des influx nerveux indirectement issus de l'une des deux oreilles, la droite en générale, nommée par ces auteurs oreille directrice. »29 Constantin Braïloïu, dans le Précis de Musicologie (1958), discute des origines de la 27 « Au contraire, les hauteurs discrètes n'ont jamais été aussi étroitement liées au sens. Jusqu'à ce jour, elles portent peu ou pas d'association indexiques; elles ne sont des signes que dans des contextes extraordinaires, impliquant généralement le symbolisme moderne. Cette abstraction de la hauteur de la signification représente un virage important dans la communication, un nouvel ingrédient est apparu dans le geste vocalisé qui a atténué le sens et la référentialité plutôt que de les renforcer et de les spécifier. [...] À plusieurs égards fondamentaux, cette description de l'émergence de la perception discrète de la hauteur diffère des protolangues musicales avancées par Darwin, Brown ou même Fitch. » TOMLINSON, Gary, A Million Years of Music, Zone Books, New York, USA, 2015, 362 pages, p. 203. 28 « Considérez la comparaison du philosophe Walter J. Ong entre les «langages» informatiques et le langage naturel. Les langages informatiques, écrit-il, “ne sortent pas de l'inconscient mais directement de la conscience”. Leurs règles “sont énoncées d'abord et ensuite utilisées", tandis que “les « règles » de la grammaire dans les langues humaines naturelles sont utilisées en premier et peuvent être abstraites de l'usage et énoncées explicitement dans les mots avec difficulté et jamais complètement.” Justement, sur cette analogie, la musique sérielle transmet peu, parce que pour toute sa complexité vantée, elle est superficielle, de toute surface, sans fondement, inconsciente et de “structure profonde” innée. Mais la musique est-elle vraiment un “langage humain naturel”? La preuve montre que d'une certaine façon c'est le cas. » TARUSKIN, Richard, The Danger of Music, and Other Anti-Utopian Essays, University of California Press, Berkeley and Los Angeles, USA, 2009, 488 pages, p. 47. 29 MANUEL, Roland, sous la direction de, Histoire de la Musique, Des origines à Jean-Sébastien Bach, Tome I, Encyclopédie de la Pléiade, Librairie Gallimard, Paris VII, 1960, 2238 pages, p. 35. 21
  • 26. musique, dans son approche utilitaire et nécessaire à l'homme: « Il n'a encore été découvert nulle part une société humaine, si « arriérée » fût-elle, qui ignorât la musique. […]Ce qui […], nous est bien difficilement accessible, c'est sa nature spirituelle, qui se résume dans la fonction dont cette musique, en quelque sorte « première », est investie au sein de la communauté où elle vit. Le « primitif » ne chante ou ne joue guère pour son seul plaisir, ni n'importe quand, ni n'importe où: le pouvoir du son musical lui sert à tenir en échec ou à se concilier les puissances maléfiques qui l'entourent, à assurer le succès de ses travaux et la fécondité de ses bêtes, voire à entrebâiller quelquefois la porte du royaume redoutable des défunts. C'est pourquoi sa musique est, à la fois, indispensable et, pour ainsi dire, utilitaire. Par voie de conséquence, le facteur esthétique, qui gouverne exclusivement la nôtre, n'y joue qu'un rôle accessoire. »30 L'homme exprime aussi la musique par une réaction corporelle appelée « danse » . André Schaeffner décrit ce mouvement corporel comme inséparable du phénomène musical chez l'homme: « Que la musique ait sa source dans le corps humain, cela paraît évident. Or la danse aussi. Mais la danse est une, et la musique se divise en musique vocale et en musique instrumentale. D'un côté, le chant, qui est un produit – ainsi que le langage – par l'appareil vocal; de l'autre, la musique des instruments, issue – avec la danse – du mouvement corporel. […] Or c'est un degré plus intime que la musique instrumentale se trouve originellement unie à la danse; le chant eût peut-être exister sans l'intervention du langage, alors que la musique instrumentale, en ses formes les plus primitives, suppose toujours la danse: elle est danse. »31 Ainsi sur le rite, la magie, la religion, la musique par André Schaeffner: « Il n'est peut-être pas de rituel de religion ou de magie qui n'ait sa danse et sa musique, et particulièrement sa musique instrumentale. »32 Désiré Beaulieu dans son Mémoire sur l'origine de la Musique, écrit que l'accentuation est une raison de l'origine du langage, par ce « son accentué », « première musique de l'homme »: « Tous ceux qui ont traité de l'origine du langage s'accordent à dire que les premiers mots ont été des espèces d'interjections monosyllabiques [Beloew, Accent. des lang. Indo-Europ. ]. Or, l'interjection qu'est-elle autre chose qu'un son fortement accentué, et, sinon un chant à cause de sa brièveté, du moins une sorte de ton musical, expression d'un sentiment vif, profond, et qui, de nos jours, dans nos langues modernes où l'analyse domine, vient encore colorer, animer le discours. Les auteurs [Weil, Beloew] ajoutent que le premier langage de l'homme fût imitatif, qu'il offrait une sorte de calque de ce qui venait affecter sa vue, son ouïe, tous ses sens, et qu'il avait pour but, de la part de ce qu'il parlait, de frapper l'imagination de ceux auxquels il s'adressait. »33 « Ce chant, cet accent très prononcé, vif, animé, sorte de vocalisme, comme le disent les 30 CHAILLEY, Jacques, sous la direction de, Précis de Musicologie, Presses Universitaires de France, Paris VI, 1958, 431 pages, p. 41-42. 31 SCHAEFFNER, André, Origine des instruments de musique, Introduction ethnologique à l'histoire de la musique instrumentale, Mouton & Co and Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 1968, 426 pages, p. 13-14. 32 Ibidem, p. 109. 33 Mémoire sur l'origine de la Musique, Ce Mémoire a été lu à l'Académie des Beaux-Arts de l'Institut dans sa séance du 16 avril 1859, BEAULIEU, Désiré, Imprimerie de L. Favre et Cie, Niort, 1863, 22 pages et 5 pages de musiques, p. 8. 22
  • 27. auteurs, a été, selon moi, la première musique de l'homme. »34 « Il y a plus, cet accent n'affectait et nécessairement ne pouvait affecter que les voyelles. On comprend en effet que ces sons, produits de l'émission la plus simple de la voix, peuvent seuls être graves, élevés ou se tenir dans le médium; la consonne sans voyelle, n'est qu'une articulation sourde. »35 « MM. Weil et Benloew nous disent aussi qu'en sanscrit on passe subitement et, comme par un bond, des sons graves à l'accent aigu, ce qui est bien un des caractères de la note musicale qui est toujours très distincte de celle qui la précède ou qui la suit. Ils ajoutent encore que dans cet idiôme on ne se sert que de ces deux accents, le grave et l'aigu et qu'on n'y emploie pas l'accent circonflexe proprement dit, qui parait pour la première fois dans le grec et qui plus tard, dans le latin, devient d'un usage fréquent. »36 De même, Louis Benloew insiste sur les implications de l'accentuation pour le développement de la pensée de l'humain: « L'accent est donc véritablement l'âme du mot; il réside, il est vrai, de préférence dans une de ses parties, mais il anime toutes les autres de sa chaleur vitale. Si donc les mots sont les signes des idées, si l'accent est le souffle organisateur du mot, aussi nécessaire à ce dernier que l'âme au corps, traiter des accents ce sera donc traiter, à un certain point de vue, de l'organisation et du développement des idées humaines. […] La langue étant composée de sons ne peut reproduire d'une manière adéquate que des sons. Mais pour arriver à ce résultat, il n'est point besoin du langage humain; une pie, un perroquet, l'écho même s'acquitteraient tout aussi bien de cette fonction. Le langage humain, comme tel, s'efforce de rendre par le son, chose matérielle, la pensée, chose immatérielle, son prototype dont elle peut approcher toujours sans jamais l'atteindre. Cet effort, ce travail de la langue, pour faire franchir à la forme la distance toujours incommensurable qui la sépare de la pensée, c'est ce que nous appellerons d'un mot nouveau la tendance virtuelle de la langue. »37 3 -3 - ImaginationImagination Pierre Fortassier, à l'entrée « musique » dans le dictionnaire de la musique de Marc Honegger, écrit au paragraphe « L'univers »: 34 Mémoire sur l'origine de la Musique, Ce Mémoire a été lu à l'Académie des Beaux-Arts de l'Institut dans sa séance du 16 avril 1859, BEAULIEU, Désiré, Imprimerie de L. Favre et Cie, Niort, 1863, 22 pages et 5 pages de musiques, p. 10. 35 Ibidem, p. 11. 36 Ibid., p. 12. 37 BENLOEW, Louis, De l'Accentuation dans les langues Indo-Européennes tant anciennes que modernes, L. Hachette et Cie, 1847, 310 pages, p. 8. 23
  • 28. « On touche ici au pouvoir magique du son, notion impénétrable à l'Occident rationaliste, mais dont il retrouve partout la croyance et la pratique, et qui lui semble du moins en rapport avec le mystérieux pouvoir qu'il reconnaît à la musique. L'incantation magique est d'un usage universel; mais aussi à l'emploi, dans le même but, de la m. instrumentale, où l'élément magique est le timbre. Toute la m. non européenne tend visiblement à imiter par le timbre tout autre chose que la voix humaine: bien plutôt les bruits du monde inhumain, des terrifiantes forces élémentaires. […] Rien d'étonnant à ce que les cosmogonies, ici et là, parlent d'un son qui aurait enfanté le monde; ou d'un dieu qui aurait donné à l'homme la m., non pour charmer ses loisirs mais pour pénétrer au cœur du réel. Le mythe d'Orphée, dompteur de fauves ou bâtisseur de temples, se retrouve plus d'une fois. D'innombrables symboles règlent les rapports entre les sons (voix ou instrument) et les 4 éléments, les deux sexes, le ciel et la terre, l'âme et le corps, les dieux. […] Et C. Braïloïu: « La clef des pratiques pour nous incompréhensibles [est] à rechercher bien au-delà des caprices du goût, dans les profondeurs des croyances, où l'art n'est que fonction. » Mais n'en va-t-il pas de même dans notre art occidental, stérile lorsqu'il est le fruit de pures préoccupations « esthétiques », merveilleux lorsqu'il retrouve l'accord avec le monde ou le divin, lorsque enfin il n'est que « fonction »? »38 La stérilité esthétique, c'est-à-dire, un style qui ne peut être fécond, une voie sans issue. Au contraire, l'art en « accord avec le monde ou le divin » – le divin, évidement, est créateur du monde, ce qui revient au même – serait une merveilleuse épiphanie, manifestation d'une réalité cachée. Jules Combarieu « premier universitaire auquel fut, en France, confié un enseignement d'Histoire de la musique officiel depuis la Révolution (il fallut pour cela attendre la création d'une chaire au Collège de France en 1904) »39 dit de la musique: « Si la musique était œuvre de sentiment pur et rien que cela, elle serait à la portée du premier venu, car tout le monde est capable de plaisir ou de douleur, d'amour ou de haine. La musique est œuvre d'imagination. Par là elle est vraiment artistique; le rôle du compositeur n'est pas de dire tout simplement ce qu'il éprouve, mais de trouver les symboles qui peuvent convenir à l'émotion, ce qui suppose le choix, le sens des convenances, la fantaisie, de subtiles et très complexes associations d'idées. Une page de symphonie ou de drame lyrique est une suite d'images – tout comme une page de poésie – mais d'images réalisées avec des sensations, non avec des concepts. Sentiment et imagination: telles sont les deux grandes sources de toute musique. Et la seconde est peut-être plus importante encore que la première! »40 La sensation prend le dessus sur l'intellect en ce qui concerne la musique. Il ne faut pas y voir une régression animale, ou un stade inférieur, non ; la sensation est le canal qui conduit à la mémoire qui ensuite produit des images musicales. Magicien, poète, musicien, c'est le même combat pour Jules Combarieu, avec des outils et 38 Dictionnaire de la musique, Science de la musique, Formes, Technique, Instruments, L-Z, HONEGGER, Marc, sous la direction de, Bordas, Paris, 1976, p. 645. 39 CHAILLEY, Jacques, 40000 ans de musique, L'Homme à la découverte de la musique, L'Harmattan, Paris V, 2000, 326 pages, p. 75-76. 40 COMBARIEU, Jules, La musique et la magie, Étude sur les origines populaires de l'art musical son influence et sa fonction dans les sociétés, réimpression de l'édition de Paris 1909, Minkoff, Genève, Suisse, 1972, 375 pages, p. 358. 24
  • 29. des matériaux différents et bien précis pour chacun: « Le magicien se sert d'objets matériels et montrent les choses. Le poète use de concepts qui sont les substituts des objets et procède par abstraction. Le musicien, lui aussi, est dans la nécessité de représenter l'invisible et de donner un corps à ce qui est purement moral; lui aussi, il emploie des images constituées par de délicates associations d'idées: images de caractères mixte, à la fois sensibles et abstraites, matérielles puisqu'elles agissent sur les sens, idéales puisqu'elles ne sont qu'un souffle qui passe. Le magicien est un poète qui construit des images avec des matériaux réels; le poète et le compositeur sont des magiciens qui construisent des images avec des matériaux spiritualisés. »41 Au chapitre « Thèse soutenue dans le présent livre », Jules Combarieu estime que le chant magique est à l'origine des autres chants: « Placé en présence des faits, sans théories préconçues, avec le souci exclusif de recueillir et de coordonner des témoignages précis, l'historien est obligé de résumé sa doctrine dans la constatation suivante: Le chant profane vient du chant religieux; Le chant religieux vient du chant magique. »42 La démarche et les recherches de Jules Combarieu tendent à dépasser le pensée grecque et de fouiller plus loin dans ses investigations: « Avant d'arriver à cette synthèse, j'ai fait des enquêtes dans les pays où j'avais quelque chance d'être renseigné sur la musique des primitifs, soit par des documents anciens, soit par les traditions du folklore. Etudiant l'histoire musicale d'après une conception très large, je voulais m'affranchir de la tyrannie des Grecs auxquels on nous ramène toujours et qui, trop souvent, nous empêchent de voir l'humanité. »43 Selon Jules Combarieu, la musique n'est aucunement dévalorisée lorsqu'il entreprend de la mettre en relation directe avec la magie, celle-ci étant une manifestation de l'imagination de l'homme en acte: « Ramener l'histoire de l'art musical à l'idée de l'incantation magique, c'est ne rien rabaisser. Dans l'usage de l'incantation, je vois à l'état rudimentaire, une œuvre d'imagination, même de sympathie secrète et de sentiment, le germe réel de toute poésie et de toute métaphysique, la source de 41 COMBARIEU, Jules, La musique et la magie, Étude sur les origines populaires de l'art musical son influence et sa fonction dans les sociétés, réimpression de l'édition de Paris 1909, Minkoff, Genève, Suisse, 1972, 375 pages, p. 359. 42 Ibidem, p. 9. 43 Ibid., p. VI. 25
  • 30. l'art lui-même. Dès l'origine, il faut supposer chez l'homme un sens musical obscur, profond. Si la musique n'était pas sortie de ce qu'il y a de plus intime dans le cœur humain, et si elle n'avait été, au début, qu'un expédient pour essayer de résoudre certaines difficultés de la vie, elle aurait été abandonnée, une fois ces difficultés vaincues par les progrès de la civilisation. Elle est donc autre chose qu'un moyen pratique, ou réputé tel, de triompher de certains obstacles et, au besoin, de les créer dans la lutte contre un ennemi. Mais avant « l'art », qui est un luxe, il y a pour le vivant l'impérieuse nécessité d'assurer son existence; et l'aptitude musicale s'est d'abord manifestée dans un sens très utilitaire. »44 Il devient nécessaire pour Jules Combarieu de préciser les termes employés, notamment magie et religion: « Je dois donner d'abord quelques définitions. La magie est un ensemble de pratiques à l'aide desquelles l'homme croit pouvoir imposer sa volonté à la nature, et aux Esprits dont il la peuple. Cette idée de contrainte est capitale. La religion et la magie supposent toutes les deux la croyance aux Esprits; mais dans l'une et l'autre, les rapports de l'homme avec les Esprits ne sont pas les mêmes. Dans la religion, l'homme s'adresse à un tout-puissant ou à un supérieur; il implore sa bienveillance ou sa miséricorde. Il traite de sujet à seigneur, quelquefois aussi d'égal à égal en faisant une sorte de marché. Dans la magie, rien de semblable: l'homme ne prie pas; il commande. »45 La magie, à ne pas confondre avec la sorcellerie, est un acte de commandement direct de l'homme sur l'extérieur. Ainsi le culte, la magie et le mythe opèrent ensemble à l'origine. Walter Otto poursuit la réflexion sur le sujet ajoute à tout ceci : « Le positivisme du siècle passé a mis au commencement le culte, dont il croyait reconnaître l'origine dans la magie, et tenté d'en dériver le mythe comme produit après coup par ce culte. Mais il s'est avéré qu'il n'est pas de culte sans mythe, qu'il n'y en a jamais eu. Ce n'est là cependant qu'une demi-vérité à laquelle il nous faut ajouter: le mythe appelle le culte. Au fond il ne font qu'un. »46 4 -4 - Valeur SymboliqueValeur Symbolique Marius Schneider discute la naissance du monde et du son qui est toujours une partie intrinsèque de celle-ci: 44 COMBARIEU, Jules, La musique et la magie, Étude sur les origines populaires de l'art musical son influence et sa fonction dans les sociétés, réimpression de l'édition de Paris 1909, Minkoff, Genève, Suisse, 1972, 375 pages, p. 10. 45 Ibidem, p. 11. 46 OTTO, F. Walter, Essais sur le mythe, Éditions Allia, Paris IV, 2017, 109 pages, p. 72. 26
  • 31. « Toutes les fois que la genèse du monde est décrite avec la précision désirée, un élément acoustique intervient au moment décisif de l'action. À l'instant où un dieu manifeste la volonté de donner naissance à lui-même ou à un autre dieu, de faire apparaître le ciel et la terre ou l'homme, il émet un son. Il expire, soupire, parle, chante, crie, hurle, tousse, expectore, hoquette, vomit, tonne ou joue d'un instrument de musique. Dans d'autres cas il se sert d'un objet matériel qui symbolise la voix créatrice. La source dont émane le monde est toujours une source acoustique. »47 Francesco Giannattassio écrit selon une perspective ethno-musicologique: « Ce n'est pas un hasard si la distinction entre un son et bruit est souvent exprimée sous forme de métaphores ou d'aphorismes comme, par exemple, chez les Basongés du Congo: “Quand tu es heureux tu chantes; quand tu es en colère tu fais du bruit. / Si on crie c'est signe qu'on ne pense pas; si on chante, on pense. / Le chant est paisible; le bruit ne l'est pas. / Si on crie la voix est forcée; si on chante la voix ne l'est pas.” (Merriam, 1964, p. 64.) L'association entre son musical et activité de la pensée, qui apparaît dans les considérations des Basongés, est particulièrement intéressante parce qu'elle dénote une conscience des valeurs symboliques liées à faire de la musique. »48 Ainsi la gestion des intonations et le crie, pour les Basongés, à l'écoute du chant de l'autre ou de ses cris, traduisent ses états de pensée, et ses états d'âmes : la tonalité, gérée donc par le chant, et le cri, permettent d'éprouver de l'empathie cognitive et/ou émotionnelle. De là, il est possible, par extension, sans même comprendre le langage, d'apprécier la communication de l'autre. La musique agit sur le temps et cela transforme la réalité humaine. Francesco Giannattassio dit sur le sujet que: « Les anthropologues se sont interrogés sur les raisons qui ont poussé l'homme à élaborer une dimension temporelle cyclique et autorégulée, qui offre d'une certaine manière une solution de rechange à la dimension linéaire du vécu quotidien. La plupart des réponses convergent, semble-t-il, sur l'hypothèse d'une sorte d'évasion de l'inexorabilité du temps, analogue à celle qui s'opère dans le rite et les jeux d'enfant: la musique transforme le “temps réel” en “temps virtuel” (Blacking, 1973, in 1980, p. 61), “elle constitue un monde en soi, avec son propre espace et son propre temps” (Van der Leeuw, 1957, p. 228), “c'est le seul domaine où l'homme réalise le présent” (Stravinski, 1935, in 1971, p. 87), elle est une “machine à supprimer le temps” (Lévi-Strauss, 1964, p. 64). »49 La musique semble être un moyen d'agir sur l'inexorabilité du temps en créant un espace sonore définit par une métrique et une hauteur que l'on organise selon des règles. Sur le rite associé à la musique, Jean-Jacques Nattiez relève aussi un rapport au temps: 47 MANUEL, Roland, sous la direction de, Histoire de la Musique, Des origines à Jean-Sébastien Bach, Tome I, Encyclopédie de la Pléiade, Librairie Gallimard, Paris VII, 1960, 2238 pages, p. 132. 48 NATTIEZ, Jean-Jacques, sous la direction de, Musiques, Une encyclopédie pour le XXIe siècle, Actes Sud, Arles, France, 2007, 1253 pages, p. 410. 49 Ibidem, p. 414. 27
  • 32. « […]un pourcentage élevé de redondance et une temporalité “relative” figurent, par exemple, dans toute forme de comportement ludique ou rituel. A ce propos, Norma McLeod (1974, p. 108) s'est demandée si la musique ne devait pas être considérée comme “un syndrome comportemental dérivé du rite et qui se serait étendu à des zones moins complexes de l'existence humaine”. »50 5 -5 - Idée ActuelleIdée Actuelle Francesco Giannattassio décrit comment appréhender le domaine musical récent: « Peu à peu, la découverte de cultures, de formes et d'orientations musicales irréductibles les unes aux autres, une nouvelle attitude chez les compositeurs informés et l'introduction progressive de l'ethnomusicologie dans les milieux académiques ont déterminé en Occident la conviction, toujours plus généralisée, que l'universalité doit être recherchée non pas dans le “concept de musique” mais dans le fait que toutes les cultures recourent à une forme d'expression fondée sur des modalités spécifiques d'organisations du son. La différence est essentielle: on ne demande plus à une forme d'expression d'être belle, laide, bonne, mauvaise, agréable ou désagréable à l'oreille, mais on en attend simplement qu'elle soit adaptée aux buts qui en déterminent l'usage; c'est pourquoi la finalité esthétique ne sera plus qu'une déterminante, parmi d'autres, de l'efficacité symbolique de l'activité qui consiste à faire de la musique. »51 Cela remet en cause, au plutôt propose une réflexion sur le concept de musique dans sa forme « universelle » et non plus « euro-centrée ». L'ethnomusicologie, étant passée par là, la découverte de paradigme musical questionne les fondements de la musique. II -II - Une Problématique De NotesUne Problématique De Notes 50 NATTIEZ, Jean-Jacques, sous la direction de, Musiques, Une encyclopédie pour le XXIe siècle, Actes Sud, Arles, France, 2007, 1253 pages, p. 423. 51 Ibidem, p. 406. 28
  • 33. La plus pure illusion est toujours l'illusion de la pureté52 . Martin Seel La confusion, qui règne de toute part entraîne une vision floue, voire erronée, de comment envisager les enjeux de la musique face à l'héritage de celle-ci. Ici, différentes approches musicales sont mises en perspectives. Comme le dit Guy Scarpetta, il est important de: « Tenter d'y voir plus clair, non pour y trouver le « reflet de l'époque », mais pour discerner, dans le spectacle hétérogène qui nous est proposé, ce qui échappe aux normes et aux conformismes de l'époque, précisément, ce qui demeure irréductible à tout « esprit du temps ». »53 Sans revenir sur la question ontologique de “qu'est-ce que la musique?”, les mots de Jean- Jacques Nattiez situe la démarche concernant le sujet musical: « On ne peut se pencher sur la musique sans rencontrer le Temps, sans retrouver le Beau, sans s'interroger sur l'Être. »54 . Ainsi, le Temps est sur notre chemin, le Beau est “caché” dans l'œuvre, et des interrogations demeurent sur l'Être. La musique questionne sur l'homme et son rapport à lui-même. C'est une réflexion, à un certain niveau. De plus, la musique du compositeur ou du musicien (plus proche puisqu'il joue la musique en exécutant les notes), se dirige vers un public, une audience, constitués d'un ou de plusieurs individus. Tristan Murail, compositeur, l'un des principal fondateur et théoricien de la musique spectral, conscient de ces évidences affirme que: « Faire écouter à autrui une pièce de musique, c'est prendre de son temps, donc de sa vie: le compositeur vole un peu de la vie de chaque auditeur. […] Avec la musique, en revanche, le temps du compositeur s'impose obligatoirement à l'auditeur. D'où son immense responsabilité. »55 Le duo compositeur-public n'a rien d'ancien, selon Jacques Chailley; et des courants 52 SEEL, Martin, L'art de diviser, le concept de rationalité esthétique, Armand Colin, Paris, 1993, 296 pages, p. 266. 53 SCARPETTA, Guy, L'Impureté, Éditions Grasset & Fasquelle, Paris VI, 1985, 390 pages, p. 19. 54 NATTIEZ, Jean-Jacques, Le combat de Chronos et d'Orphée, Christian Bourgois éditeur, Paris VII, 1993, 243 pages, p. 14. 55 MURAIL, Tristan, Modèles & Artifices, Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 2004, 223 pages, p. 201. 29
  • 34. musicaux interviennent dans l'exécution de l'œuvre: « Le « public » est une notion récente, comme est récente l'idée même du « compositeur », ce surhomme dont l'infaillibilité de droit divin, dogme des avant-gardistes du XXe siècle, n'est qu'une invention de ce romantisme qu'ils honnissent. Il faut parvenir à notre génération pour rencontrer la chimère de la « pureté » qui condamne l'interprète à n'être qu'une fidèle machine-liseuse de ce tabou inhumain: le « texte écrit », et à substituer un nouveau destinataire aux précédents: le Dieu Papier. Quant à l'idée d'hypothéquer l'avenir sur une convention de langage – qu'il s'agisse de « série », de fractions de ton ou autres, – c'est là une innovation dont nous sommes les témoins étonnés, et non toujours convaincus. »56 Les tendances du XXe siècle ont érigé en dogme leur courant esthétique, intégrant ou développant des pensées philosophiques, remises en cause dans un climat de querelle profonde, qui atteint un sommet lors de l'exposé du 20 décembre 2012 L'atonalisme. Et après? de Jérôme Ducros au Collège de France, dans le cadre de la chaire de Karol Beffa. Une armée de bouclier s'est levée pour contester le seul fait qu'on laisse quelqu'un s'exprimer sur un tel sujet dans un cadre aussi prestigieux que le Collège de France. Mais de quel sujet n'aurait-on pas le droit de discuter? Quand il y a un problème, il y a un problème; les réactions sont exacerbées. L'analyse de cette conférence ne sera pas couverte ici, par contre le malaise dont certains ne voudraient pas admettre l'existence, la crise qui est niée, la doxa dominante qui censure, seront abordés. Un fossé s'agrandit entre la création, et la réception. D'un côté le compositeur, de l'autre le public. La communication se fait via l'œuvre, mais le message est mal perçu coté public. Quid de la réception de l'auditeur? Jean-Marc Chouvel soumet deux solutions possibles: « La question demeure: sans doute que le compositeur s'y retrouve dans cet échafaudage temporel qu'il a lui-même construit, spirale ou labyrinthe… mais l'auditeur? Deux recours s'offrent à lui: soit soumettre son appréciation aux exégèses des auteurs (et il en a été de prolifiques…), soit se livrer à ses propres impressions… sans garantie sur la pertinence du message. L'œuvre contemporaine demande une culture contemporaine. »57 Cette « culture contemporaine », quelle est-elle? Elle manque à l'auditeur, et pourtant, elle regorge de courants de pensée qui ont influencé ou façonné la composition musicale. 56 CHAILLEY, Jacques, 40000 ans de musique, L'Homme à la découverte de la musique, L'Harmattan, Paris V, 2000, 326 pages, p. 76. 57 CHOUVEL, Jean-Marc, Iannis Xenakis ou l'avenir de la musique, Observatoire Musical Français, Université Paris Sorbonne, Paris V, 2002, 108 pages, p. 19. 30
  • 35. Ainsi l'œuvre musicale véhicule dans son message cette pensée qui devient de plus en plus expressive face à l'abstraction auquel l'œuvre musical tend. La musique est moins écoutée pour son rapport émotionnel, sensuel ou charnel, que son rapport rationnel, cognitif ou abstrait. Il y a un rapport de force qui dévie vers la poïétique dans l'écoute d'une pièce: c'est-à-dire qu'on néglige l'aspect neutre du stade du message qui n'est que le « rendu » de la musique – éventuellement il est bienheureux musicalement – pour se focaliser sur l'intime, sur le fond de composition et non sur le fond de l'œuvre musicale. Décryptage du processus de composition quand cela est possible, dans l'étude de la partition dans ses moindres détails – d'où l'escalade de compositeurs en nouvelles instructions propres à chacun d'eux: il y a autant de système de notation que de compositeur; comment l'auditeur peut-il s'approprié chaque monde créé, sans intégrer totalement le système de pensée du compositeur? – ou décryptage de la forme musicale proposée. L'homme est un tout. Il est fait de chair, d'intellect et d'âme. L'exclusion d'un champ de son être ou la réduction de son tout, de son ensemble, dans la proposition d'écoute, ne peut qu'engendrer un déséquilibre qui mettra forcément l'auditeur dans une situation de malaise, de confusion, d'incompréhension, d'incomplétude. L'ouverture de l'œuvre vers une communication, donc d'homme à homme, non via la parole ou les gestes, selon Martin Seel: « L'art est un potentiel d'expérience indispensable à toute pratique rationnelle afin qu'elle puisse maintenir une ouverture explicative vis-à-vis de son potentiel critique et qu'elle puisse en prendre conscience sur le plan de la communication. »58 Les propos de Jacques Chailley illustre la finalité du processus de composition dans la transmission d'une satisfaction (celle de l'œuvre accomplie): « Mais le but d'une musique n'est pas la satisfaction qu'on a de l'écrire: elle est de procurer la même satisfaction à l'auditeur. »59 . 58 SEEL, Martin, L'art de diviser, le concept de rationalité esthétique, Armand Colin, Paris, 1993, 296 pages, p. 275. 59 CHAILLEY, Jacques, 40000 ans de musique, L'Homme à la découverte de la musique, L'Harmattan, Paris V, 2000, 326 pages, p. 169-170. 31
  • 36. 1 -1 - LeLe RationalismeRationalisme Selon André Lalande dans son ouvrage Vocabulaire technique et critique de la philosophie, le rationalisme est décrit comme suit: « Au point de vue de la discipline intellectuelle: foi dans la raison, dans l'évidence et la démonstration; croyance à l'efficacité de la lumière naturelle. S'oppose en ce sens, à irrationalisme, sous toute ses formes (mysticisme, occultisme, philosophie du sentiment, traditionalisme). »60 . Ce qui disqualifie toute pensée ou tout ce qui n'est pas de raison. Malheureusement, la musique n'est pas que de raison. Pierre Riffard délimite le concept: « On connaît bien le présupposé qui fait considérer comme divagation ce qui n'est pas rapport nécessaire, concept cohérent, pensée logique, bref raison, et comme néant ce qui est divagation. Il porte un nom: le rationalisme. Cette doctrine ne reconnaît que l'autorité de la raison en matière de connaissance. En particulier, le rationalisme rejette le mysticisme, la révélation, la tradition; selon son hypothèse, se tromper ou s'égarer revient à ne penser à rien donc à ne rien penser. »61 Martin Seel y décèle une « dimension esthétique de la rationalité »62 , conséquence de l'exercice de la raison : « La raison n'est pas la puissance de réconciliation, mais – l'art de diviser »63 . Jürgen Habermas rejoint la pensée selon laquelle la modernité et le rationalisme divise et isole, ce qui échappe à la réalité humaine : « Les énormes unilatéralités qui portent la signature de la modernité n'ont nul besoin d'être fondées ni justifiées, en ce sens qu'elles auraient besoin de fondements transcendantaux, mais elles ont certainement besoin d'arriver à un consensus clair sur la nature de ce savoir et d'une réponse aux deux questions: la raison qui s'est objectivement scindée en ses moments peut-elle encore maintenir une unité, et comment les cultures de spécialistes peuvent-elles trouver des médiations avec la vie quotidienne? […] C'est ainsi que la médiation des moments de raison n'est pas un problème moindre que la dissociation des aspects de la rationalité, qui a produit la différentiation entre question de la vérité, question de la justice, et question de goût. Contre une réduction de ce type empiriste de la 60 Vocabulaire technique et critique de la philosophie, LALANDE, André, Quadrige / Presses Universitaires de France, Paris XIV, février 2016, 1325 pages, p. 889. 61 RIFFARD, A. Pierre, L'ésotérisme, Qu'est-ce que l'ésotérisme? Anthologie de l'ésotérisme occidental, Édition Robert Laffont, Paris, 1990, 1016 pages, p. 17. 62 SEEL, Martin, L'art de diviser, le concept de rationalité esthétique, Armand Colin, Paris, 1993, 296 pages, p. 7. 63 Ibidem 32
  • 37. problématique rationnelle, seule sauve l'endurance à prendre les sentiers où la science, la morale et l'art communiquent encore ensemble. »64 On retrouve cette intransigeance dans les propos maintenant célèbres comme la tabula rasa, « la table rase » de Pierre Boulez, entre autres; les compositeurs ne se soumettant pas à la nouvelle méthode de composition dite « sérielle » étant qualifiés d'« INUTILES » en musique, pas moins que ça. Cette rationalité en esthétique, puisque appliquée à l'art, pose des problèmes de sens: la raison ne s'accommode pas de l'esthétique. Martin Seel veut « montrer que parler de raison esthétique (fût-ce en cachant l'idée sous une autre terminologie) c'est commettre une faute de sens, voire même un péché contre la raison »65 . Il continue en ces termes: « « L'acte suprême de raison » n'est pas, comme le pensait l'auteur du plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand, un acte esthétique. De même, l'Idée de vérité ne converge pas avec celle de la réussite des objets esthétiques, comme le postule la théorie esthétique d'Adorno. Mais la version opposée (bien que parente), selon laquelle le potentiel de l'expérience esthétique échappe de manière radicale à la force déterminante de la raison – quelle que soit l'emphase d'une telle conception – est tout aussi inadéquate. La conception d'une rationalité-au-singulier qui n'inclurait pas les énergies rationnelles de la conduite esthétique, est elle aussi un contre-sens: elle méconnaît la signification de la libération esthétique qu'elle invoque avec une emphase puriste. […] Une raison qui n'est pas esthétique n'est pas encore esthétique n'est pas la raison; une raison qui devient esthétique n'est plus la raison. »66 L'esthétique décrite dans Le Littré, qui cite Beausobre (Dissertations philosophiques p. 163, 1753): « cette science [la théorie des beaux-arts] en générale pourrait être appelée métaphysique du beau, et le nom d'esthétique me semble bien exprimer cette idée67 ». Le terme est ensuite décrit comme suit, citant Ch. Blanc (Grammaire des arts du dessin, Préface): « cette science du beau, ou, si l'on veut, cette philosophie du sentiment que Baumgarten appelle l'esthétique […] »68 . Ici, l'on retrouve la « philosophie du sentiment » pour désigner l'esthétique. Sentiment qui par définition est opposé à la raison: « Etat affectif, ou tendance affective, en général, par opposition à la connaissance. « Le sentiment par lui-même, est une source d'émotions, non de connaissance; la seule faculté de connaître, c'est la raison. » COUSIN, Du Vrai, du Beau et du Bien, Ve leçon. »69 . 64 HABERMAS, Jürgen, Théorie de l'agir communicationnel, Tome II, Critique de la raison fonctionnaliste, Librairie Arthème Fayard, Paris VI, 1987, 480 pages, p. 438. 65 SEEL, Martin, L'art de diviser, le concept de rationalité esthétique, Armand Colin, Paris, 1993, 296 pages, p. 27. 66 Ibidem, p. 27-28. 67 Dictionnaire de la langue française, LITTRÉ, Paul-Emile, Tome 3, Encyclopaedia Britannica Inc., Chicago, U.S.A., Juillet 1994, p. 2237. 68 Ibidem 69 Vocabulaire technique et critique de la philosophie, LALANDE, André, Quadrige / Presses Universitaires de 33
  • 38. 2 -2 - L'L'hommehomme DéconstruitDéconstruit L'environnement humain, l'espace dans lequel il se meut, est défiguré à travers les œuvres humaines qui auparavant prétendaient à l'élévation de l'homme: « La déconstruction, après s'en être prise aux œuvres et aux hommes, à l'habitation et à l'habitant, se retourne contre les forces tectoniques et architectoniques de la nature: la gravité, la verticalité, la liaison, la proportion, la symétrie, sur lesquelles la perception et la motricité des individus sont réglées. La structure physique du monde et la structure psychique de l'homme se trouvent dévastées. »70 L a perception, « acte par lequel un individu, organisant immédiatement ses sensations présentes, les interprétant et les complétant par des images et des souvenirs, écartant autant que possible leur caractère affectif ou moteur, s'oppose un objet qu'il juge spontanément distinct de lui, réel et actuellement connu par lui 71 » engendre la réalité de l'homme. Malheureusement, il y a une volonté de dissocier la globalité humaine ; Jürgen Habermas constate les effets de la modernité sur le quotidien de l'homme, dont les caractéristiques ontologiques sont peu à peu mises à mal : « Avec la science moderne, avec le droit positif et les éthiques profanes qui se guident sur des principes, avec un art devenu autonome et la critique de l'art institutionnalisé, trois moments de la raison se sont cristallisés sans que la philosophie soit intervenu. Même sans connaître la Critique de la raison pure et de la raison pratique, les fils et filles de la modernité savent comment sérier et prolonger la tradition culturelle selon l'un des trois aspects rationnels: les questions de vérité, les questions de la justice ou les questions du goût. Progressivement, les sciences repoussent les éléments venus des images du monde, et elles renoncent à une interprétation de la nature et de l'histoire dans leur globalité. Les éthiques fondées sur la connaissance excluant les problèmes de la vie bonne et se concentrent sur les aspects strictement déontologiques et susceptibles de généralisation, de sorte que du bien il ne subsiste plus que le juste. Et l'art devenu autonome insiste sur l'empreinte de plus en plus pure qu'imprime l'expérience esthétique de base: elle constitue la subjectivité dans le rapport à elle- France, Paris XIV, février 2016, 1325 pages, p. 985. 70 MATTÉI, Jean-François, L'homme dévasté, Éditions Grasset & Fasquelle, Paris, 2015, 285 pages, p. 212. 71 Vocabulaire technique et critique de la philosophie, LALANDE, André,Quadrige / Presses Universitaires de France, Paris XIV, février 2016, 1325 pages, p. 754. 34
  • 39. même, subjectivité déconcentrée, déportée des structures spatio-temporelles de la vie courante – subjectivité qui se détache ainsi des conventions de la perception quotidienne et de l'activité finalisée, des impératifs du travail et de l'utile. »72 L e cerveau est une machine à créer des images, à les stocker et à s'y référencer afin de « mouvoir » ou de « ne pas mouvoir » le corps dans lequel il opère face aux stimulus extérieures. Casser ces références naturelles provoque une déstructuration de l'homme. Du point de vue musical, plusieurs critiques des courants sont faites sur des musiciens « sériels » qui auraient échoué dans leur tâche d'écrire un nouveau langage: « Sur un point il faut être d'accord avec les musiciens sériels qui parlent si souvent du langage musical: le problème central qui se pose aux compositeurs actuels, avant d'être un problème sociologique ou psychologique, avant même d'être un problème esthétique, c'est un problème de langage. Le système tonal est mort, il s'agit de trouver autre chose. »73 Nicolas Ruwet estime que c'est bien un langage musical qui doit naître face à « la mort » du système tonal. Cependant il reproche au musiciens « sériels » de ne pas avoir su mettre en place ce langage avec tout ce qu'il implique: « Mais au lieu de reprocher à Boulez et à ses amis leur esprit de système, je dirais volontiers qu'ils ne se sont pas montrés assez systématiques, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas eu une conscience suffisamment nette de ce que signifie le fait que la culture est langage. Autrement dit, je pense que leur erreur initiale, et leur échec prévisible, viennent de ce qu'ils n'ont pas tenu compte des conditions qui déterminent la possibilité de tout langage (en prenant ce terme dans le sens le plus général), et que, en négligeant ces conditions, ils ont échoué à constituer un langage. C'est d'ici qu'il nous faut partir. »74 L e langage englobe l'ensemble des moyens d'expression dont l'artiste dispose, ici le musicien, pour créer une œuvre musicale. La difficulté réside dans la non-utilisation voulue et même théorisée de la tonalité puisqu'elle est « morte ». L a musique dite atonale, amenant la musique dite sérielle, mais dont les acteurs se sont désolidarisés pour plonger dans le sérialisme intégral, est, elle aussi soumise à de violentes critiques de la part de musicologues, comme du philosophe Jean-François Mattéi: « Quant à la musique 72 HABERMAS, Jürgen, Théorie de l'agir communicationnel, Tome II, Critique de la raison fonctionnaliste, Librairie Arthème Fayard, Paris VI, 1987, 480 pages, p. 437-438. 73 RUWET, Nicolas, Langage, musique, poésie, Éditions du Seuil, Paris VI, 1972, 251 pages, p. 25. 74 Ibidem 35
  • 40. atonale, elle prive l'oreille de l'anticipation des sons qui vont suivre puisque, privée de centre tonal, la continuité mélodique ou harmonique du morceau est brisée75 ». De même, Ernest Ansermet dit d'Arnold Schönberg: « Il [Schönberg] a de la forme une vision idéaliste, et entre sa vision idéaliste des choses qui n'arrive pas à se signifier dans le concret et sa vision matérialiste de la musique et de la série (sa loi structurelle), toute espèce de pont est coupé parce qu'il y a divorce en lui de la pensée spéculative et de l'activité affective qui donne un sens aux structures tonales. »76 De fait, la musique dite atonale, ne poursuit pas le but de la perceptibilité, plutôt celui de la conception compositionnelle. Cela a un coût : « Quant à la musique atonale, elle prive l'oreille de l'anticipation des sons qui vont suivre puisque, privée de centre tonal, la continuité mélodique ou harmonique du morceau est brisée. »77 . Cet affect qui permet, grâce à la perception de structurer le psychique de l'homme, et donc de structurer son monde. Alain Daniélou propose une voie de sortie en considérant un travail sur le langage, la musique, et la psychophysiologie: « Le développement de la pensée est lié chez l'être humain au vocabulaire. […] L'utilisation d'un vocabulaire musical basé sur des données psychophysiologiques précises et sur une meilleure connaissance du contenu sémantique des sons est la clé de l'art musical de l'avenir. »78 3 -3 - ModernismeModernisme,, Post-Post-modernismemodernisme Pour Jean-Jacques Nattiez modernisme et post-modernisme se suivent mais n'ont pas le même but. En effet, le post-modernisme répare les erreurs du modernisme: « Le modernisme a creusé le fossé avec le public, le postmodernisme cherche à le combler. 75 MATTÉI, Jean-François, L'homme dévasté, Éditions Grasset & Fasquelle, Paris, 2015, 285 pages, p. 215. 76 ANSERMET, Ernest, Les fondements de la musique dans la conscience humaine, tome I, Éditions de la Baconnière, Neuchâtel, Suisse, 1961, 609 pages, p. 519. 77 MATTÉI, Jean-François, L'homme dévasté, op. cit. 78 DANIÉLOU, Alain, Sémantique musicale, Essai de psychologie auditive, Hermann éditeurs des sciences et des arts, Paris XV, 1993, 131 pages, p. 95. 36
  • 41. Pour ces raisons, le présent essai traite de la « communication » musicale contemporaine. »79 Le modernisme, c'est la révolution musicale pour Jean-Jacques Nattiez: « Le modernisme musical […] se donne comme objectif de créer un ordre nouveau, mais parvenu à ce qui pourrait s'avérer un point de stabilité classique, il est poussé à aller toujours plus de l'avant et, de ce fait, ne fait qu'accroitre la distance avec le public. Agissant selon une logique léniniste, son modèle politique implicite est en fait le concept trotskyste de révolution permanente. Perpétuellement tourné vers l'avenir, il est atteint atteint d'une maladie congénitale: la néopathie. »80 La poussée politique dans la pensée musicale à son paroxysme, en témoigne le vocabulaire, « ordre nouveau », « logique léniniste », « concept trotskyste », « révolution permanente »… Sans oublier que la Révolution française est l'instigatrice de la Terreur, dont les méthodes terroristes ont inspiré les révolutions bolchéviques par la suite ; Terreur où les personnages gênants ou inutiles finissaient à l'échafaud sous la guillotine. C'est cet état d'esprit qui inspire ces gens-là. Le postmodernisme en voulant rattraper les « erreurs » de ses camarades modernistes, en voulant bien faire, s'est malheureusement planté lui aussi; le public ne peut pas comprendre, il n'a toujours pas la « culture contemporaine »: « À l'inverse, le postmodernisme est si désireux de rétablir le contact avec le public qu'il emprunte dans le plus grand désordre aux époques antérieures. Et c'est là que réside sa contradiction à lui: le compositeur postmoderne fait appel, par souci de communication, aux styles et aux normes du passé, mais il ne peut le faire qu'avec ironie. Or la compréhension de cette ironie suppose énormément de culture de la part de l'auditeur contemporain. Les théoriciens du postmodernisme ne me semblent pas avoir tenu compte de l'existence d'un « récepteur postmoderne », celui qui avant tout préoccupé de consommation et d'hédonisme immédiats, s'embarrasse aussi peu de théorie que de connaissance et de compréhension des œuvres du passé dans leur contexte, sans lesquelles l'intention ironique ne peut être comprise. Et à cet égard, il convient de se demander si les œuvres postmodernes, en faisant appel à des canons esthétiques en principe connus du public le plus large, ont vraiment réussi à retrouver le public égaré par les recherches et les diktats de la modernité. »81 Si la Révolution française voulait un homme nouveau, un citoyen, la Révolution russe voulait un nouvel homme soviétique, les post-modernistes veulent un nouvel auditeur contemporain et le système sera en charge de le former. Par contre Nattiez voit dans le moderne et le postmoderne un point commun, le classicisme: « Un moment très particulier et privilégié de l'histoire de la communication musicale où le « récepteur » comprend les intentions de l'émetteur et en partage le code. […] À l'époque classique 79 NATTIEZ, Jean-Jacques, Le combat de Chronos et d'Orphée, Christian Bourgois éditeur, Paris VII, 1993, 243 pages, p. 161. 80 Ibidem 81 Ibid. 37
  • 42. (Mozart, Haydn et, dans une certaine mesure, Beethoven), le style est immédiatement compris par les tribus restreintes que constituent les auditeurs cultivés des cours européennes. Génie mis à part, Frédéric II et la margrave de Bayreuth sont capables de composer des symphonies, des opéras ou des concertos. »82 Le « public » qui a désormais accès à de nombreuses musiques, à de la culture de masse, est méprisé pour son manque de culture. Tout le monde ne reçoit pas l'éducation des grands de ce monde, et l'aristocratie cultivée n'a pas en soi de grand mérite à maîtriser ces sujets: cela fait partie de leur quotidien. Un paysan à l'époque classique n'a pas les moyens et encore moins le loisir de s'octroyer les services d'un grand artiste, en devenant son mécène, afin de parfaire sa culture lors de son temps libre. Les cours des rois grouillent de gens de savoir, d'artistes, de courtisans aussi. L'exercice du pouvoir ne se fait pas sans conseillers, ministres ou délégués avec un tant soit peu de capacités intellectuelles diverses et variées, pour la grandeur de l'État. Au dire de Nattiez, seules les « tribus restreintes que constituent les auditeurs cultivés des cours européennes » ont cette capacité de distinguer le style. Il éprouve une certaine nostalgie de cette époque où le « public », ce n'était pas n'importe qui, pas ce vulgum pecus qui ne comprend rien à la musique contemporaine et qui freine l'avancé de ces compositeurs qui se sentent incompris (les pauvres): Vincent van Gogh les plaint. Il y a ceux qui sont relativement patient et ceux qui veulent tout, tout de suite: « Par contre, le modernisme a longtemps fonctionné avec l'idée, constamment réitéré, qu'un jour, ses productions seraient comprises, sinon par la masse, du moins de la même façon que peut l'être la Quarantième de Mozart ou le Sacre du Printemps. Il y a, chez le postmodernisme, l'espoir analogue d'être compris, mais immédiatement. De ce fait, il ne semble pas se poser de questions par rapport à la postérité – le postmodernisme est un art de l'immédiat –, mais je serai curieux de savoir si, en leur for intérieur, les compositeurs postmodernes, si avides de retrouver leur public, ne le sont pas de se faire, eux aussi, une place dans l'histoire. »83 Finalement, si l'on rajoute le préfixe post- à moderne, cela doit bien avoir une base commune forte, qui se veut dans la continuité de ce mouvement. Pour Béatrice Ramaut-Chevassus, une communicabilité doit être établie, et les post-modernes s'y attachent: 82 NATTIEZ, Jean-Jacques, Le combat de Chronos et d'Orphée, Christian Bourgois éditeur, Paris VII, 1993, 243 pages, p. 162. 83 Ibidem, p. 163. 38
  • 43. « Une des caractéristiques dominantes de l'idée de post-modernité tient, on le sait, à la volonté d'en finir avec un certain élitisme et un certain hermétisme. L'avant-garde, dans sa démarche aporétique ou dans son épuisement en art devenu essentiellement conceptuel, s'était peu à peu coupé du public ou du moins limitée à un public d'initiés très restreint, volontairement ou involontairement circonscrit dans des lieux fermés. »84 Comme ils estiment que les autres ont « échoué », ils les dénoncent et se parent d'une nouvelle étiquette – pas si nouvelle que ça – et procèdent à des changements de style honnis par leurs prédécesseurs: « Là où modernistes et postmodernistes diffèrent radicalement, c'est sur la question du style. L e postmodernisme revendique le droit à l'impureté au laisser-faire, à la spontanéité créatrice. Or l'acceptation délibérée de la laideur, du mauvais goût et du kitsch chez les postmodernes, au nom du refus de la hiérarchisation des genres et en vertu de la fascination suspecte pour les formes « populaires » d'expressions destinées aux masses, fait apparaître plus que jamais la nécessité du retour – retour positif pour le coup – à la catégorie trop longtemps occultée, y compris par les modernes, de la Beauté. »85 La Beauté. C'est donc cela qu'ils ont évincé de leurs œuvres. Le « succès » est loin d'être au rendez-vous. François-Bernard Mâche a lui aussi son avis sur la crise actuelle: « Le problème de la musique contemporaine n'est pas de matériau, ni même de syntaxe, il est d'abord stylistique et esthétique. »86 . Cette crise est discutée par René Huyghe de l'Académie française: « C'est ainsi que l'art moderne a formulé tout un corps de doctrines qui désormais s'engendrent par déduction logique et visent à fonder une esthétique dogmatique. »87 . De fait, une esthétique religieuse où le dogme règne. De même pour René Guénon, la crise moderne de notre société s'exprime comme telle: « […] la philosophie et la science « profanes », c'est-à-dire la négation de la véritable intellectualité, la limitation de la connaissance à l'ordre le plus inférieur, l'étude empirique et analytique de faits qui ne sont rattachés à aucun principe, la dispersion dans une multitude indéfinie de détails insignifiants, l'accumulation d'hypothèses sans fondement, qui se détruisent incessamment les 84 RAMAULT-CHEVASSUS, Béatrice, Musique et postmodernité, Presses Universitaires de France, Paris VI, 1998, 127 pages, p. 15. 85 NATTIEZ, Jean-Jacques, Le combat de Chronos et d'Orphée, op. cit. 86 MÂCHE, François-Bernard, Musique, mythe, nature ou les dauphins d'Arion, Klincksieck, Paris, 1983, 137 pages, p. 115. 87 HUYGUE, René, de l'Académie française, Psychologie de l'art, Résumé des cours du collège de France 1951-1976, Éditions du Rocher, Monaco, 1991, 366 pages, p. 127. 39
  • 44. unes les autres, et de vues fragmentaires qui ne peuvent conduire à rien, sauf à ces applications pratiques qui constituent la seule supériorité effective de la civilisation moderne; supériorité peu enviable d'ailleurs, et qui, en se développant jusqu'à étouffer toute autre préoccupation, a donné à cette civilisation le caractère purement matériel qui en fait une véritable monstruosité. »88 Franco Ferrarotti estime que la science était un instrument utile au service d'un dessein plus grand quelle: « Il y a dans l'activité scientifique une conséquence imprévue, que nous pouvons peut-être indiquer comme étant l'idéalisation de la précision, le mythe de l'exactitude quantifiée. Il est vrai que le principe utilitariste, et la morale puritaine qui le soutenait, avaient historiquement aidé la science et son développement, en y voyant en premier lieu un instrument ad majorem Dei gloriam. »89 Du service de Dieu, le scientisme a écarté la science de sa noble servitude selon selon Franco Ferrarotti: « La science, qui tout d'abord semblait accepter de bon gré une fonction instrumentale, ne tarde pas à se poser comme but en elle-même, sur la base de sa propre logique de développement strictement endogène. Lorsque tombent les critères extérieurs de jugement, la science devient scientisme. »90 Cette crise moderne a pour origine l'humanisme, qui engendrera le laïcisme pour René Guénon: « Il y a un mot qui fut mis en honneur à la Renaissance, et qui résumait par avance tout le programme de la civilisation moderne: ce mot est celui d' « humanisme ». Il s'agissait en effet de tout réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d'ordre supérieur, et, pourrait-on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre; les Grecs, dont on prétendait suivre l'exemple, n'avaient jamais été aussi loin en ce sens, même au temps de leur plus grande décadence intellectuelle, et du moins les préoccupations utilitaires n'étaient-elles jamais passées chez eux au premier plan, ainsi que cela devait bientôt se produire chez les modernes. L'« humanisme », c'était déjà une première forme de ce qui est devenu le « laïcisme » contemporain; et, en voulant tout ramener à la mesure de l'homme, pris pour une fin en lui-même, on a fini par descendre, d'étape en étape, au niveau de ce qu'il y a en celui-ci de plus inférieur, et par ne plus guère chercher que la satisfaction des besoins inhérents au côté matériel de sa nature, recherche bien illusoire, du reste, car elle crée toujours plus de besoins artificiels qu'elle n'en peut satisfaire. »91 88 GUÉNON, René, La Crise du Monde moderne, Librairie Gallimard, Paris, 1946, 135 pages, p. 25. 89 FERRAROTTI, Franco, Le paradoxe du sacré, Editions Les Eperonniers S.P.R.L., Bruxelles, Belgique, 1987, 111 pages, p. 53. 90 Ibidem 91 GUÉNON, René, La Crise du Monde moderne, op. cit., p. 26. 40
  • 45. Pour Jürgen Habermas, le monde physique est lié à l'humain par un langage auquel la métaphysique les rendait compatible: « Avec Kant, s'ouvre l'âge de la modernité. Dès l'instant où le sceau métaphysique qui garantissait la correspondance entre le langage et le monde se brise, la fonction représentative du langage devient elle-même un problème: le sujet représentant, pour y voir clair dans le processus problématique de la représentation elle-même, doit se transformer en objet. »92 Le « sujet » devient « objet » dans ce processus où le « sujet » représente, et l' « objet » est représenté. Le « sujet » implique une idée de mouvement, il est dynamique. L' « objet » est fixe, sans mouvement, il est statique. Les différents courants musicaux ont une mécanique double de rejet et d'adhésion: en finir de manière révolutionnaire avec les précédents (« la guillotine » pour ces acteurs) – comme cela, les places vacantes dans le milieu musical ne peuvent pas être reconquises – tout en s'appropriant leur héritage (tu quoque mi fili) et en radicalisant le mouvement vers un jusqu'au-boutisme indiscutable: « Cependant la table rase qui suivit la Seconde Guerre mondiale se réclamait plutôt de Webern. Les mots modernité et avant-garde pouvaient alors avoir pour synonyme Darmstadt où se tenaient cours et festivals depuis 1946. Boulez, qui a parfois été désigné comme l'emblème de cette avant-garde écrivait en 1952 dans son article « Schoenberg est mort » la profession de foi moderniste et plus qu'autoritaire devenue célèbre: « Tout compositeur est inutile en dehors des recherches sérielles. » Il exerçait aussi un jugement sévère contre le « romantico-classicisme » de Schoenberg qui « laissait la porte ouverte à toutes les survivances plus au moins honteuses » (mélodies accompagnées, formes classiques…) suivi d'une défense de Webern, présenté comme modèle à suivre pour celui qui recherche « l'évidence sonore en s'essayant à un engendrement de la structure à partir du matériau ». L'existence de l'avant-garde figure avancée de la modernité, se joue entre deux termes, héritage et histoire. »93 Arnaud Villani apporte des précisions sur l'état de la pensée : « Toute les tares du XXe siècle, on en conviendra, viennent de valorisations hâtives et de dévalorisations iniques qui leur correspondent. Règne du progrès, de l'argent, de l'idéologie, du racisme, du fondamentalisme, de l'économisme, du machisme, ou de son inverse, l'agisme; lutte féroces entre partis, clans et sectes, peuples et nations; mépris des équilibres fragiles de la terre et de la vie, oublie des trésors de la tradition, tout cela dissimulé sous le manteau d'une tartufferie généralisée, peut se dire: esprit d'exclusion. »94 92 HABERMAS, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité, Douze conférences, Éditions Gallimard, Paris, 1988, 467 pages, p. 308. 93 RAMAULT-CHEVASSUS, Béatrice, Musique et postmodernité, Presses Universitaires de France, Paris VI, 1998, 127 pages, p. 21. 94 PARMÉNIDE, VILLANI, Arnaud, traduit par, Le poème, suivi de, Parménide ou la dénomination, Hermann Éditeurs, Paris V, 2011, 199 pages, p. 13. 41