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Claire Gervais Travail Personnel Encadré
Pratiques nocturnes de la ville par les femmes :
Le combat pour l’espace
Tutrice : Anne Jarrigeon
Institut Français d’Urbanisme 2011 - 2012
2
Remerciements
Je tiens à remercier toutes les jeunes femmes qui, en acceptant d’être interrogées,
m’ont permis de réaliser ce mémoire.
Je remercie également ma tutrice de m’avoir guidé dans la réalisation de mon
enquête.
3
Sommaire
Remerciements .......................................................................................................................... 2
Introduction................................................................................................................................. 4
Méthodologie.............................................................................................................................. 6
I - Etre seule en ville : une position peu commune, la crainte permanente du danger............ 8
1) Le poids de la norme : l’intériorisation de la « naturelle vulnérabilité de la femme » .... 8
2) Tactiques pour éviter cette position fâcheuse .............................................................. 12
3) Appréhension des sorties en solitaire et des mauvaises rencontres........................... 15
II – Contrôle de l’espace : des tactiques pour accéder à l’espace public ............................... 19
1) « Faire attention » : une position « naturelle » ............................................................. 19
2) Se positionner dans l’espace : l’impression de la maîtrise de son environnement,
remède aux craintes nocturnes ?......................................................................................... 21
3) Quand « se méfier » ne suffit plus : la question de la violence et de ses séquelles ... 27
III – Une enquête dévoilant les limites inconscientes de la pratique urbaine ......................... 30
1) L’influence de la présence masculine dans la création des limites.............................. 30
2) La question de l’ambiance, facteur déterminant dans les choix de sorties nocturnes 33
3) L’aménagement des espaces publics et ses répercussions sur les pratiques
féminines : une influence déterminante ? ............................................................................ 37
Conclusion................................................................................................................................ 40
Bibliographie............................................................................................................................. 42
4
Introduction
« L’espace public est le lieu où les normes sexuées prennent corps. » (Lieber, 2008).
Partant de ce principe, l'espace public est un lieu où se forgent les identités féminines et
masculines, produits de la société. Le processus de formation de ces identités constitue le
sujet d'étude des Gender Studies, discipline universitaire d'origine anglo-saxonne qui permet
de mieux saisir les rapports entre les hommes et les femmes, mais aussi ce qui fait d'une
femme, au sens biologique, une femme au sens social. De nombreuses auteur-e-s anglo-
saxon-e-s et français-e-s se sont penché-e-s sur la question du genre (Butler, 2005 ; Delphy,
2001 ; Denèfle, 2004 ; Goffmann, 1979), donnant ainsi une matière théorique dense pour le
traitement de mon mémoire.
Néanmoins, les Gender Studies traitent aussi de ce qui peut remettre ces identités en
cause, avec notamment la théorie du « queer », ces « transgenres » qui contredisent les
identités classiques de part une manière de se comporter et des attirances sexuelles qui
transgressent les rapports classiques. Malgré l'intérêt pour la question, et afin de donner un
cadre plus précis à mon mémoire, je ne traiterai pas des usages qu’ont les homosexuels,
mais je me concentrerai sur le cas pratique des femmes hétérosexuelles. Cette catégorie
étant elle-même très large, en prenant compte des tranches d'âge par exemple, je me
concentrerai sur le cas des femmes de moins de 30ans, choix que je justifie dans ma partie
méthodologique.
Marylène Lieber construit son enquête autour de l’idée commune et populaire que la
femme est plus « vulnérable » que l’homme dans l’espace public, et qu’elle doit, pour pouvoir
tout de même assouvir son envie de sortir en ville, développer un ensemble de stratégies et
de tactiques d’évitement pour éviter tout risque potentiel (Jaspard et al, 2007).
Mon enquête se rapproche de cette idée, mais prend une dimension différente. Si je
m’intéresse à l’ensemble des tactiques que développent les femmes, et à la question de
leurs craintes (parfois dissimulées) lors de leurs pratiques de la ville, j’inclus également une
véritable réflexion sur la dimension spatiale de ces stratégies.
La ville, fabriquée pour un citoyen neutre, ne comprend pas la notion de genre. Le
terme même de neutralité cache difficilement le fait que la ville ait été construite, jusqu’à très
récemment, uniquement par les hommes, et pour les hommes. En effet, dans la société
traditionnelle, les femmes sont rapportées à la sphère intérieure du foyer, alors que les
5
hommes sont associés à l’extérieur, car seuls actifs du ménage, et ont donc une pratique
plus élargie de la ville.
La ville est alors l’expression d’une domination masculine qui a toujours une influence
sur les pratiques des femmes, en particulier dans un contexte nocturne, où sortir seule n’est
pas considéré comme une pratique correspondant aux normes de bonne conduite (Schiltz,
2007). Au moment où les femmes sont à l’extérieur et calculent leur attitude par rapport aux
dangers potentiels et aux hommes qui pourraient les importuner, elles procèdent aussi à une
véritable réflexion sur leur position dans l’espace. L’aménagement de la ville, la disposition
des rues ou des transports vont donc avoir une influence décisive sur leur choix de tactiques
à adopter lors de leurs sorties nocturnes.
Elles ont intériorisé l’idée qu’elles sont « vulnérables », et par cette position
généralement considérée comme « allant de soi » (Lieber, 2005), elles ont développé des
craintes face à l’épreuve de la ville parfois nettement exprimées par ces dernières. Elles
interagissent alors sans cesse avec leur environnement pour adopter une attitude en
adéquation avec le milieu dans lequel elles se trouvent, afin de se prémunir de tous risques.
On peut ainsi se poser la question suivante : En quoi les pratiques urbaines des
femmes sont influencées par leur environnement, en particulier dans un cadre nocturne ?
Comment leur attitude reflète-t-elle cette double injonction paradoxale, à savoir cette tension
entre leur volonté de pratiquer de manière indépendante l’espace urbain, et l’injonction
normée d’adopter une attitude répondant à leur position « vulnérable » ?
L’enquête a permis de faire ressortir de grands thèmes récurrents au fil des
entretiens, thèmes développés et problématisés au sein de ce mémoire. En premier lieu,
l’image de la femme seule en ville est une position qui concentre les craintes féminines, et
dans laquelle transparaît le poids des normes sexuées. Pour assumer cette position solitaire
la nuit en ville, les jeunes femmes développent alors une grande variété de tactiques qui
relèvent du contrôle de l’espace. Ces tactiques sont alors censées faire baisser les
« risques » qu’elles encourent en sortant seule, et par la même diminuer leurs craintes à
l’idée de sortir seule. Enfin, à travers les entretiens, les jeunes femmes dévoilent la
construction de limites souvent inconscientes dans leur pratique urbaine. Ces limites peuvent
être physiques, par la création de zones d’évitement dans la ville, mais aussi temporelles ou
encore vestimentaires. Autant de limites qui trouvent leur naissance dans l’intégration du
rapport de domination masculine, dans cet espace marqué par le « danger masculin ».
6
Méthodologie
Le choix de l’enquête qualitative
La question des pratiques urbaines qu’ont les femmes la nuit est un thème
difficilement abordable par la simple lecture d’ouvrages. Afin de pouvoir aborder le sujet en
profondeur, et de saisir ainsi la diversité des attitudes et des pratiques face aux sorties
nocturnes, il était nécessaire de procéder à une enquête qualitative. La méthode de
l’enquête comporte un double avantage : elle permet, au travers des questions posées, de
toucher un ensemble de thèmes assez variés à propos des pratiques féminines, mais elle
permet aussi, par la forme dialoguée de l’entretien, de prendre en compte les contradictions
présentes au sein du discours de la personne entretenue. La forme de l’entretien permet
ainsi de mieux comprendre le cheminement de la pensée de l’enquêtée à travers la tournure
de ses réponses, processus qui peut être intéressant pour mieux saisir le poids des normes
sur la jeune femme.
Cette enquête se compose d’une série de 15 entretiens auprès de jeunes femmes de
20 à 29ans, étudiantes pour la plupart, mais aussi actives pour quelques-unes d’entre elles.
En raison de mon terrain d’étude, Paris, j’ai compris dans mon échantillon aussi bien des
femmes habitant dans Paris que des femmes habitant en banlieue. La diversité des lieux
d’habitation avait l’avantage de donner à voir des stratégies plus variées dans les transports
ou pour la question du retour, du fait de la diversité des destinations.
Le choix de l’échantillon : pourquoi la tranche d’âge des 20-30ans ?
Le choix d’une telle tranche d’âge, si elle permet de prime abord de cibler un
échantillon plus précis, n’a pas été un choix innocent. Le choix de cet échantillon est le
résultat de mes lectures, notamment celle de l’article de Stéphanie Condon, Insécurité dans
les espaces publics : comprendre les peurs féminines. A travers son article, Stéphanie
Condon reprend les chiffres de l’enquête Enveff (Enquête nationale sur les violences envers
les femmes en France), et met en exergue un constat quelque peu surprenant : si les
femmes de moins de 25ans sont celles qui sortent le plus, ce sont aussi celles qui ressentent
le plus le sentiment de peur pendant leurs déplacements et leurs sorties. Si elles sortent plus
fréquemment que les autres tranches d’âge, elles sont « 68,6% […] qui craignent de passer
par certaines rues et 69,4% dans les endroits peu fréquentés […], contre 61,7% en
moyenne ».
Si le résultat semble paradoxal, il peut aussi être la marque d’une plus grande
sollicitation de ces jeunes femmes par les personnes extérieures qui justifierait l’importance
7
de ces pourcentages. Un tel résultat m’a donc intrigué et donné envie d’étudier plus en
profondeur les pratiques de ce groupe de jeunes femmes.
Le choix du type de l’entretien
Pour mener les entretiens, j’ai adopté la méthode de l’entretien compréhensif,
développé par Jean-Claude Kaufmann1
. Ce type d’entretien permettait d’instaurer un cadre
plus libre, en créant ainsi avec l’enquêtée une sorte de conversation qui diminuait l’aspect
rigide et lourd de l’entretien. Ainsi, l’enquêtée pouvait librement développer un thème
pouvant mener à des réflexions parfois très pertinentes, et ce sans se sentir jugée sur ses
connaissances de la ville ni ses pratiques.
Seule ma méthode de traitement des données a différé de la méthode proposée par
Kaufmann. Contrairement à la méthode décrite par Kaufmann, qui consistait à un mélange
de retranscription partielle et d’analyse directe, j’ai préféré la méthode plus classique de la
retranscription intégrale, qui me semblait plus simple et plus rapide.
Le choix du plan de métro de Paris
Vers la fin de l’entretien, je voulais réaliser un exercice de carte mentale avec la
personne entretenue, afin d’étudier de façon plus spatialisée la question des limites. L’intérêt
était de partir sur une carte de Paris, mon terrain, afin que l’enquêtée entoure les quartiers
qu’elle fréquentait, et qu’elle barre les endroits où elle ne se rendrait pas. Mais, en me
posant la question des repères, il m’a semblé plus judicieux d’effectuer cet exercice sur un
plan du métro parisien. Les raisons sont multiples : le plan de métro a l’avantage d’être
connu de toutes, et d’être utilisé quotidiennement par les jeunes femmes. La représentation
mentale de Paris est aussi plus aisée par le biais de ce plan, le nom des stations permettant
de situer facilement un quartier dans l’espace parisien. Une carte classique de Paris aurait
alors rendu l’exercice plus long et complexe, de par la présence d’une foule d’informations
rendant plus difficile le repérage d’un quartier par rapport à un autre.
La forme du plan de métro a d’ailleurs été globalement bien accueillie, et appuyée par
l’aveu de certaines, qui auraient été « perdue(s) » face une carte classique de Paris.
1
Kaufmann Jean-Claude, 2011, L’entretien compréhensif, Armand Colin
8
I - Etre seule en ville : une position peu commune, la crainte
permanente du danger
A travers cette première partie, je m’attacherai à étudier l’image que les jeunes
femmes ont des sorties seules la nuit. L’idée sous-jacente qui parcourt ces réflexions est
bien celle d’un manque de légitimité à être à l’extérieur en dehors des heures dites
« correctes », et traduit plus largement le poids des normes sociales, bien visibles à travers
les discours des proches et des institutions.
1) Le poids de la norme : l’intériorisation de la « naturelle vulnérabilité de la
femme »
Un manque de légitimité à être seule la nuit dans la rue
Les jeunes femmes que j’ai pu interroger ont, pour la plupart, bien énoncé ce manque
de légitimité. Il n’est pas normal, selon elles, d’être seule dans la rue passée une certaine
heure, et encore plus si cette sortie n’est pas justifiée par une raison précise ou un but à
atteindre. Céline Camus, dans l’ouvrage de Sylvette Denèfle2
, relève bien cette idée selon
laquelle les jeunes femmes, si elles sortent le soir, doivent pratiquer l’espace public pour
« une raison précise et légitime », afin de se sentir elles-mêmes légitimes dans cet espace.
Sans cette autojustification, le malaise semble palpable. Violette a bien résumé ce
sentiment à travers son expérience de la Gare du Nord, à 2 heures du matin, un dimanche :
« Enfin, j’avais un peu la trouille, et en même temps pas non plus quoi. Enfin c’est un truc un
peu bizarre qui fait que j’ai une sorte d’autocontrainte, je me dis « putain merde, il est 2
heures, t’es à Gare du Nord, tu devrais pas rentrer à pied » et en même temps je suis
rentrée à pied, et puis voilà quoi. »3
. Violette a tenté de comprendre pourquoi elle ressentait
un tel sentiment de gêne, et en prenant un peu de hauteur révèle ce qu’elle nomme « une
sorte d’autocontrainte ». Cette autocontrainte lui donne ainsi le sentiment d’être
« incongrue ».
Mais quelle est l’origine de cette « autocontrainte » qui semble justifier ce manque de
légitimité des jeunes femmes à pratiquer l’espace public ?
Ce processus est fortement lié à une perception de l’espace public comme espace
« hostile » pour les jeunes femmes, cette hostilité étant comprise par ces dernières comme
2
Denèfle S. (dir.), 2004, Femmes et villes, Tours, Presses universitaires François-Rabelais
3
Cf. Annexe n°3 p.53
9
une caractéristique « allant de soi »4
. Et si ce processus parait aussi bien intégré dans les
pratiques féminines, et porter un aspect presque « naturel » pour les jeunes femmes, c’est
en parti lié à l’efficacité de la double démarche dont il résulte : l’importance des rappels à
l’ordre pour faciliter l’intégration d’un discours prônant la vulnérabilité de la femme face à la
« force » de l’homme.
L’influence des proches et des médias, ou le perpétuel rappel à l’ordre
Les préventions des proches, les mauvaises expériences effrayantes racontées entre
amies, ou encore les faits divers des médias, constituent autant de rappels à l’ordre quant à
la prétendue vulnérabilité des jeunes femmes dans leurs sorties nocturnes. Et si cette
vulnérabilité n’est pas toujours avouée par les jeunes femmes, nombreuses sont celles à
énoncer la présence de rappels à l’ordre de la part de leur famille, amis, des médias voire
même des autorités !
Pauline, 20ans, a ainsi été confrontée à un rappel à l’ordre peu commun : « j’étais en
train de marcher au Kremlin-Bicêtre, […] je me sentais bien […]. Et y a une voiture de flics
qui s’est arrêtée, pour me demander ce que je faisais dehors à cette heure-ci, alors que
j’étais une fille, et que c’était quand même n’importe quoi, et que j’étais irresponsable, fallait
que je rentre chez moi vite fait »5
. Dans le cas de Pauline, le message est clair : il s’agit de
faire culpabiliser la jeune femme pour avoir osé s’aventurer seule dans la rue à une heure
que la norme jugeait incorrecte. On retourne ainsi le processus de victimisation : en cas
d’agression, la jeune femme serait alors aussi responsable que son agresseur, puisque
jugée comme « irresponsable » de sortir aussi tardivement. Le discours des deux policiers,
en plus d’être culpabilisant, marque nettement les limites des pratiques féminines dans un
cadre nocturne, et édicte ainsi une norme contraignante contre « l’intolérable indépendance
des femmes »6
.
Face à ce rappel à l’ordre très clair, les préventions des proches semblent plus
détournées, en prenant la forme de conseils avisés. Les jeunes femmes qui reçoivent des
rappels de ce genre par leurs parents les décrivent d’ailleurs souvent comme angoissés : « Il
est hyper angoissé »7
affirme Ingrid en parlant de son père. Les conseils avisés semblent
aussi toujours figurés un danger potentiel. Cette démarche est perceptible dans le cas de
4
Marylène Lieber in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les femmes, Trois pas en
avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan
5
Cf. Annexe n°3, entretien p.68
6
Cf. Marie-Ange Schiltz in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les femmes, Trois
pas en avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan
7
Cf. Annexe n°3, entretien p.37
10
Constance : « ma mère, ma sœur […] elles me font « hm bah fais gaffe à toi et tout » »8
.
Cette invitation à « faire gaffe » intègre de manière claire cette notion de danger. Sinon,
contre quoi faudrait-il se prémunir ?
Mais le cas de Claire est certainement le plus éclairant, et celui qui montre avec le
plus de force que ces rappels sont surtout adressés aux jeunes femmes en devenir.
Originaire de Marseille, « Moi, j’ai eu le droit de prendre le bus qu’à 14ans, parce que avant,
bah, les parents, ils le sentaient pas trop ». Mais cette précaution semble disparaître quand il
s’agit de son frère : « Mon frère a 11 ans il pouvait prendre le bus, le train […] J’ai toujours
trouvé ça très injuste, mais… Ils ont pas du tout eu la même réaction, enfin surtout ma mère.
Elle avait beaucoup plus peur pour moi »9
. On a ainsi, par l’application d’une éducation
différenciée selon le sexe, la marque d’intégration des normes sexuées par des jeunes filles
qui ne sont pas encore des femmes. En multipliant les précautions, par le biais d’un
traitement différencié, et en soulignant la dangerosité de l’extérieur par ce traitement, Claire
a ainsi intégré beaucoup plus facilement l’idée de sa propre vulnérabilité dans l’espace
public, développant ainsi chez elle ce caractère « angoissé » qui va marquer ces pratiques
nocturnes. L’influence de l’éducation sur l’intégration des normes est étudiée par Céline
Camus, qui montre ainsi que les hommes et les femmes intègrent par le biais de leur
éducation les lieux qu’ils sont « légitimes de fréquenter ». La différenciation des sexes dans
l’apprentissage de l’espace entraîne alors une « division sexuelle de l’espace »10
.
Enfin, les médias constituent une dernière forme de rappel à l’ordre, plus quotidienne
cette fois, par la multitude de faits divers énoncés dans les journaux gratuits du métro
jusqu’au journal télévisée de 20 heures. Ces récits, qui versent souvent dans le
sensationnalisme, contribuent à la formation d’images effrayantes de la ville, qui vont une
fois encore nourrir le sentiment d’insécurité des jeunes femmes et entraîner une pratique
plus restreinte de la ville. Ce lien entre récits médiatiques et pratiques restreintes de la ville
est montré de manière claire par les jeunes femmes. Laetitia explique ainsi que « toute
seule, rentrée comme ça, c’est pas du tout dans mon optique, avec tout ce que j’entends
dans les journaux, à la télévision, je me sens pas très en sécurité de partir comme ça »11
.
Inès, qui semble pourtant moins contrainte dans ces déplacements, semble aussi marquée
par l’influence du discours médiatique : « c’est souvent les médias qui me font prendre
conscience, mais qui me font peur »12
. Les entretiens prouvent donc la véritable influence
des médias sur les façons de voir la ville et de la pratiquer par les femmes. Mais ils
8
Cf. Annexe n°3, entretien p.6
9
Cf. Annexe n°3, entretien p.18
10
Article de Céline Camus in Denèfle S. (dir.), 2004, Femmes et villes, Tours, Presses universitaires
François-Rabelais
11
Cf. Annexe n°3, entretien p.39
12
Cf. Annexe n°3, entretien p.54
11
permettent aussi, de manière pernicieuse, de continuer de justifier la prétendue
« vulnérabilité » des femmes, en véhiculant constamment l’image de la femme comme
victime face à un agresseur tout puissant, souvent masculin, contre qui elle ne peut rien
faire.
L’assignation des rôles de sexes, une explication claire à cette image de « femme
vulnérable »
Si le rôle des rappels à l’ordre est clair, comment expliquer la transmission si simple
de ces normes sexuées qui fondent la « vulnérabilité » de la femme ?
Les multiples processus de rappels à l’ordre nourrissent un sentiment d’insécurité
chez les femmes. Ce mécanisme contribue à considérer le sentiment d’insécurité comme un
sentiment ayant naturellement cours chez les femmes, comme si celui-ci faisait partie de la
nature des femmes13
. Pourtant, il s’agit d’un sentiment construit par une société où
l’assignation des rôles de sexe est encore centrale, justifiant une vision très genrée des
espaces urbains et des pratiques.
Toute la société contemporaine occidentale est construite à travers les
représentations sociales des rôles de la « femme » et de « l’homme » comme êtres
construits (et non comme êtres biologiques). En effet, selon Judith Butler, « le genre est
culturellement construit indépendamment de l’irréductibilité biologique qui semble attachée
au sexe »14
. La distinction entre les catégories construites « femme » et « homme » est donc
bien le résultat d’un procédé social qui va, lui, progressivement tenter de justifier la place de
l’un et de l’autre par rapport à son appartenance biologique (la définition des rôles de l’un et
de l’autre se faisant le plus souvent à l’avantage de l’homme, dans une société marquée par
la domination patriarcale). Puisqu’on est un homme, on sera fort et viril, actif et plus
facilement agressif. Puisqu’on est une femme, on sera douce et passive, fragile et
vulnérable. Ces caractéristiques caricaturales ont pourtant un écho réel dans la société,
comme le montre Goffman à travers les différentes interactions existantes entre hommes et
femmes, notamment dans le procédé de séduction15
.
L’intégration de ces rôles n’est pas le résultat d’un choix libre pour les femmes. Judith
Butler cite alors la célèbre phrase de Simone de Beauvoir tirée du Deuxième Sexe, « on ne
naît pas femme, on le devient ». Si cette citation rappelle le caractère construit du genre
13
Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines »,
Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294
14
Butler J., 1990, Gender Trouble, Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge
15
Goffman E., 1977 et 2002, L’Arrangement des sexes, Paris, La Dispute
12
féminin, Judith Butler précise que « l’on devient « femme », mais toujours sous la contrainte,
l’obligation culturelle d’en devenir une »16
.
L’idée de la vulnérabilité de la femme est donc clairement le résultat de ce processus
d’assignation, réalisé sous le mode de la contrainte pour les femmes. Les femmes
deviennent ainsi un être socialement construit, lui-même contraint dans ces pratiques par un
ensemble de caractéristiques qui vont la placer comme « inférieure » par rapport à l’homme.
Ce rapport d’infériorité par rapport à l’homme persiste encore aujourd’hui, malgré la
présence d’une certaine évolution sociale qui prône une plus grande autonomie pour les
femmes, et ce même dans la sphère publique17
, marque d’une domination patriarcale
rampante et toujours bien présente, bien que sous des formes plus ou moins discrètes.
2) Tactiques pour éviter cette position fâcheuse
Face à l’inquiétude d’être seule en ville, et l’existence d’un danger potentiel, les
jeunes femmes tentent d’éviter cette position qui, selon l’heure et les personnes, est
considérée comme plus ou moins dangereuse. Les jeunes femmes développent ainsi des
stratégies diverses pour assurer leur seule présence dans l’espace public.
Une présence physique : rentrer accompagnée
Choix le plus radical, et souvent le plus difficile à mettre en place, certaines jeunes
femmes affirment préférer la présence d’une autre personne à leur côté pour rentrer chez
elles, ou tout simplement se déplacer en ville, passé une certaine heure. Cette personne,
féminine comme masculine, est alors la garante de leur tranquillité pendant toute la durée de
leur présence sur l’espace public, les jeunes femmes pensant généralement que le nombre
va dissuader les âmes malintentionnées d’approcher.
L’utilisation de cette technique, si elle est déjà conditionnée par le fait d’avoir
quelqu’un prêt à les accompagner, est utilisée à des fréquences différentes selon les jeunes
femmes. Sur les 5 femmes à avoir affirmées aimer rentrer accompagnée, seules deux ont
avoué ne rentrer que rarement seules. Dans le cas de Sarah, cette pratique est liée à l’heure
tardive à laquelle elle sort (jusqu’à l’aube quand elle sort en boite), mais aussi aux
mauvaises expériences qu’elle a pu avoir quand elle est rentrée seule : « c’est très rare que
16
Butler J., 1990, Gender Trouble, Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge
17
Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines »,
Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294.
13
dans une sortie je rentre seule justement. […] J’ai déjà tenté deux/trois fois de rentrer toute
seule, et j’ai pas de bons souvenirs. »18
Pour les autres jeunes femmes concernées, il s’agit plutôt d’un ressort occasionnel,
lié à des conditions particulières, comme pour Pauline, 20ans : « j’emprunte les trajets que je
connais bien, sinon, heu, je me débrouille pour rentrer avec quelqu’un »19
. La
méconnaissance d’un lieu ou encore l’heure tardive à laquelle on rentre vont être autant de
moteurs pour ne pas rentrer seule, sans pour autant être une pratique constante.
Une présence immatérielle : comment se montrer « indisponible »
Une autre stratégie peut être mise en œuvre par les jeunes femmes n’ayant pas
trouvé d’accompagnateur-trice. A défaut d’une véritable présence physique, les jeunes
femmes construisent une présence factice qui marque leur indisponibilité, et vont ainsi les
conforter dans l’idée qu’on les laissera « tranquilles » grâce à cette tactique. Cette pratique
est le plus souvent utilisée dans le cadre d’une position d’attente, mais aussi lors des
déplacements en transports en commun. Elle est souvent une réponse à une position
statique qui ne permet pas d’échappatoire si la jeune femme se fait aborder.
Cette présence immatérielle est notamment construite par l’utilisation du portable. Ce
moyen de communication se révèle être un véritable outil stratégique pour les jeunes
femmes. Afin de combler l’attente sur un quai de métro, Inès met à l’œuvre cette stratégie
dans le but de détourner l’attention des potentiels gêneurs : « j’appelle quelqu’un, je fais
semblant de parler au téléphone, j’envoie un texto, je fais semblant d’être occupée, pour pas
montrer que je suis… Disponible »20
. Autant de stratagèmes tournés autour de ce seul
moyen de communication qui permet d’être en présence de quelqu’un d’autre, de façon
immatérielle.
Montrer son indisponibilité est donc considéré pour les jeunes femmes comme un
moyen efficace de décourager un inconnu qui pourrait être tenté de les aborder. En effet, un
individu sera sûrement moins tenté d’aller vers une personne en train de téléphoner, et donc
moins susceptible d’être à son écoute, que vers une personne qui patiente sur un banc, et
qui ne possède ni portable, ni mp3 (je reviendrai plus tard sur la place cruciale du mp3 dans
les pratiques féminines).
18
Cf. Annexe n°3, entretien p. 35
19
Cf. Annexe n°3, entretien p.68
20
Cf. Annexe n°3, entretien p.54
14
Quand la foule est une masse rassurante, ou la fuite des rues désertes
Mais la stratégie la plus répandue chez les jeunes femmes reste celle de la recherche
des autres dans l’espace public pour éviter la prétendue dangereuse position de solitude. En
effet, les multiples rappels à l’ordre ont nourri la vision d’une ville dangereuse dans laquelle
la menace de l’agression est permanente, sorte de ville fantasmée où l’ombre de la violence
rôde. Face à cette menace rampante, l’idée de la vulnérabilité de la jeune femme est accrue,
et dans ce sentiment d’oppression, elle cherche la foule afin de se sentir moins seule, et
donc potentiellement moins en danger. Nesrine résume assez bien le choix de cette
stratégie : « Je me fonds dans la masse, je vais où y a beaucoup de gens, je reste jamais
seule et isolée ».21
Les jeunes femmes justifient très souvent ce choix en l’opposant au danger d’être
seule dans la rue, dépeignant par la même occasion le portrait de l’agresseur potentiel,
portrait digne d’un thriller, et qui en dit long sur l’intégration des représentations des médias.
Ainsi, pour Fanny, préférer les rues plus fréquentées, c’est éviter « de se retrouver toute
seule face à un malade »22
. Pour Nesrine, « si y a personne, si y a quelqu’un qui veut
t’agresser, y a une impunité certaine, y a personne qui va assister »23
. Dans l’esprit des
jeunes femmes règne alors l’idée que seule, et sans défense face à leur agresseur, la
femme doit forcément s’attendre au pire, de par une liberté de l’individu qui ne serait surveillé
par personne. Encore une fois, les représentations des jeunes femmes semblent très
empreintes des « scénarios du pire » souvent présents dans les différents récits des proches
et des médias, scénarios qui les incitent fortement à ne pas emprunter des rues désertes, où
le danger est « forcément » plus grand. Plus que de contraindre leur itinéraire, ce genre de
discours annihilent toutes capacités qu’aurait la jeune femme à se défendre, les confortant
ainsi dans cette position de vulnérabilité.
Les jeunes femmes valorisent donc généralement le choix des rues fréquentées, des
« grandes artères, fréquentées, avec du monde »24
, selon les mots de Fanny. La foule
remplit alors la fonction de l’accompagnant. Pour la jeune femme, la fréquentation des
espaces qu’elles empruntent est donc primordiale, puisqu’elle lui permet une certaine
visibilité qui rend, selon elle, toute tentative d’agression dissuasive. Dans ma question sur les
deux itinéraires25
, la réponse des jeunes femmes était donc le plus souvent « l’itinéraire le
plus fréquenté ». La réponse de Claire concorde avec la tendance générale : « la sensation
en fait d’insécurité, je la ressens par le vide. […] Mon premier choix c’est la fréquentation en
21
Cf. Annexe n°3, entretien p.36
22
Cf. Annexe n°3, entretien p.41
23
Cf. Annexe n°3, entretien p.36
24
Cf. Annexe n°3, entretien p.41
25
Cf. Annexe n°1, p.2
15
fait. Et puis, c’est con, mais la visibilité »26
. Pour Inès aussi, la présence de cette foule
d’individus va constituer un anneau de sûreté : « quand y a plus de monde, c’est plus
sécurisant »27
.
Une autre croyance agite les jeunes femmes : c’est l’idée que si elles sont visibles, et
qu’elles sont prises à partie sur la voie publique, les personnes extérieures viendront
naturellement à leur secours. Pauline, 21ans, formule cette remarque : « je me dis toujours
que si jamais y a quelqu’un qui vient m’emmerder, enfin y aura forcément quelqu’un qui
viendra m’aider »28
. On peut observer, dans la permanence de cette conviction, le maintien
de ce que Goffman qualifiera de « galanterie »29
. Dans les interactions traditionnelles
observées par l’auteur, la femme, qui est considérée par l’homme comme un être fragile,
sera naturellement secourue par lui en cas de problème ou de danger. Mais comme le
souligne l’auteur, l’évolution des mœurs entraîne une diminution de la pratique de la
galanterie. Les jeunes femmes attendent donc de cette foule anonyme un potentiel secours
qui n’a plus rien de garanti (je traiterai un peu plus loin de l’indifférence fréquente de la
foule).
3) Appréhension des sorties en solitaire et des mauvaises rencontres
Une appréhension qui s’explique avant tout par l’attitude offensive des hommes
A travers les entretiens, un sujet est cité de manière transversale : il s’agit de la
sollicitation, forte et constante, des inconnus auprès des jeunes femmes. Au cours de leurs
sorties, elles sont en effet rarement oubliées par ces individus, en majorité des hommes, qui
vont les déranger dans leur soirée, leur trajet ou leur déplacement, seul ou à plusieurs, pour
tenter une première approche, souvent peu subtile. Marion décrit cette approche, avec « des
petits groupes où ils viennent t’accoster […] « Ha vous êtes très jolie » »30
. Les manières
d’être abordées sont très variées (du compliment à l’insulte, en passant par les regards
pesants ou la conversation forcée), l’interaction peut être longue ou courte, mais elles sont
surtout très fréquentes. Pauline, 20ans, dit se faire aborder « au moins ouais, 2/3 fois par
semaine »31
, alors qu’Inès est accostée « entre 5 et 10 fois par semaine »32
. Cette situation
peut aller jusqu’à devenir quotidienne, comme c’est le cas pour Fanny, qui est abordée « au
26
Cf. Annexe n°3, entretien p.18
27
Cf. Annexe n°3, entretien p.54
28
Cf. Annexe n°3, entretien p.8
29
Goffman E., 1977 et 2002, L’Arrangement des sexes, Paris, La Dispute
30
Cf. Annexe n°3, entretien p.52
31
Cf. Annexe n°3, entretien p.68
32
Cf. Annexe n°3, entretien p.54
16
moins deux/trois fois par jour »33
. Les jeunes femmes ne sont donc jamais tranquilles dans
leurs sorties, et ne peuvent se considérer comme telles, quand elles sont sans cesse
sollicitées par l’intervention intempestive de certains hommes.
En effet, si elles sont sollicitées fréquemment, il s’agit rarement pour elles de
répondre à une information simple comme donner l’heure ou orienter un passant. Le plus
souvent, les hommes qui se permettent cette démarche sont dans la drague « lourde » voire
même l’invitation sexuelle. Claire s’agace d’être abordée de la sorte : « t’as pas vraiment
envie de sortir dans la rue pour que les gens te remarquent, enfin t’es pas un être sexué à
chaque fois que tu fais quoique ce soit ! »34
. Dans ces interactions, les jeunes femmes sont
avant tout abordées en raison de leur appartenance sexuelle. Elles sont systématiquement
considérées comme des objets sexués de désir, et non comme des individus à part entière.
Stéphanie Condon étudie aussi, au sein de son article, ce « sexisme ordinaire » présent
dans les espaces publics, en précisant qu’il présuppose « la disponibilité sexuelle des
femmes… non accompagnées »35
. Ainsi, la femme seule est, aux yeux des hommes, un être
plus abordable qui sera facilement ouverte à toutes propositions.
Cette manière de considérer les femmes est souvent reprise par les jeunes femmes
entretenues à travers une même image, celle du « bout de viande ». Utilisée à maintes
reprises dans les entretiens, cette expression illustre très bien comment les jeunes filles se
ressentent sous les regards parfois libidineux de certains hommes. Pauline, 20ans, utilise
l’expression avec humour : « t’es une espèce de … D’énorme bout de viande, entouré de
gens qui n’ont pas mangé depuis 3 jours ! »36
. L’utilisation constante de ce terme appuie
avec force l’idée d’une femme objectifiée dans l’espace public, et dont l’atteinte de l’intimité
ne constitue pas un obstacle afin de répondre à ses propres besoins et désirs.
Si les jeunes femmes affirment que la façon dont on les aborde n’a souvent « rien de
méchant », elles s’accordent par contre toutes à dire qu’elles ne considèrent pas la
démarche comme normale. Ingrid, par ces propos, résume bien le sentiment général : « c’est
agressif parce que les mecs ils rentrent dans ta bulle »37
. En effet, l’anormalité de la
démarche est avant tout liée au fait que des inconnus s’adressent à elles de manière
frontale. Marylène Lieber explicite les raisons de ce sentiment d’anormalité.38
Elle rappelle
qu’il existe 3 distances propres aux interactions : la « distance intime », qui concerne
l’espace direct autour d’une personne, la « distance publique », qui a lieu dans les relations
33
Cf. Annexe n°3, entretien p.41
34
Cf. Annexe n°3, entretien p.18
35
Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines »,
Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294.
36
Cf. Annexe n°3, entretien p.68
37
Cf. Annexe n°3, entretien p.37
38
Marylène Lieber in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les femmes, Trois pas en
avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan
17
avec les personnes inconnues, et enfin la « distance sociale », sorte de demi-mesure dans
laquelle Marylène Lieber inclut « les personnes à l’aise pour les relations sociales routinières
[…] dans un cadre précis », à l’image du serveur. Les inconnus qui abordent les jeunes
femmes transgressent ainsi les distances instaurées, pour parvenir directement à une
« distance intime » réservée uniquement aux proches. Pour Marylène Lieber, cette intrusion
constitue une véritable « tentative d’appropriation de leur personne », forme de violence
symbolique qui peut en préfigurer d’autres, plus concrètes.
Face à ces intrusions, les jeunes femmes ont alors une crainte principale : celle d’un
dérapage dans l’interaction. Pour anticiper ce risque, les jeunes femmes se voient donc
contraintes dans leurs interactions, face à des hommes qui, en plus d’être offensifs dans leur
démarche, peuvent s’avérer violents si la forme de l’échange ne leur convient pas. Elles se
sentent donc contraintes de jouer de politesse afin de ne pas subir de remontrances, idée
que formule Inès : « je me dis que si je réponds pas du tout, ils le prendront très mal, et y en
a qui peuvent devenir agressif »39
. Mais la plupart des jeunes femmes n’adoptent cette
attitude qu’après avoir jaugé le taux de risque. Ainsi, si elles ne considèrent pas la personne
comme potentiellement dangereuse, elles auront plutôt tendance à ignorer son intrusion et à
s’éloigner, ce que Constance avoue faire la plupart du temps : « j’ai mon casque sur les
oreilles, dans quel cas je trace, je marche hyper vite, je m’en vais quoi »40
.
Une sollicitation permanente qui rend l’acte presque banal, mais dans Paris seulement ?
Si la démarche est perçue comme anormale par la plupart des jeunes femmes, elle
leur parait également banale, puisque quasiment quotidienne. Se faire aborder dans Paris
semble presque faire partie du décor. Un homme vous parle, vous feignez l’indifférence et
continuez votre chemin. Un schéma classique qui ne cesse de se reproduire chez ces
jeunes femmes, même si pour certaines, la banalité de ce genre d’interaction se limite à
l’espace de Paris. Marine affirme qu’ailleurs, ce genre de contact lui semblerait bien plus
suspect: « les gars qui viennent essayer de te parler, ou qui chuchotent des trucs ou des
choses comme ça, ça c’est plutôt banal en fait à Paris […] En dehors de Paris ce serait…
Ouais, ça serait plus bizarre »41
.
Cette affirmation peut s’expliquer par la position même de Paris comme grande ville.
L’importance d’une foule quotidienne, et de la promiscuité, générée par les transports en
commun en particulier, augmente le risque de ce genre d’interactions, par la présence d’un
39
Cf. Annexe n°3, entretien p.54
40
Cf. Annexe n°3, entretien p.6
41
Cf. Annexe n°3, entretien p.32
18
plus grand nombre d’hommes capables de potentiellement aborder frontalement une jeune
femme, de manière malintentionnée ou non.
Face aux mauvaises rencontres, l’indifférence des autres : quand la foule rassurante
devient inutile
Un dernier facteur peut renforcer les craintes des jeunes femmes face aux mauvaises
rencontres. Il concerne la foule, tout à l’heure rassurante et recherchée par celles-ci pour son
caractère dissuasif. Mais cette caractéristique se révèle souvent être une pure chimère
quand les enquêtées sont malgré tout prises à parti dans des endroits fréquentés. Loin d’une
solidarité entre passants, la foule est marquée par une grande indifférence à l’égard des
problèmes qui peuvent exister sur l’espace parcouru. Rares sont les personnes à intervenir,
au risque d’être prises à parti à leur tour. Les jeunes femmes prennent alors conscience que
l’aspect sécurisant de la foule est illusoire, et dans leur expérience ressente une double
solitude : solitude vis-à-vis de l’agresseur, et solitude vis-à-vis de la foule impassible. Ingrid,
alors qu’elle et son amie se font toucher le postérieur par un homme âgé de plus de 40ans à
un arrêt de bus, expérimente l’indifférence des passants. Elle se sent encore profondément
révoltée par cette impassibilité : « on avait heu, je sais pas, 17ans, et les gens ils ont rien
foutu ! […] Ils s’en foutent quoi, et ça ça me fait vachement peur à Paris, c’est justement les
gens autour »42
.
L’indifférence des autres peut donc aussi être source de frayeur, renforçant ainsi un
peu plus le sentiment de vulnérabilité dans un espace public qu’on parcourt seule, même en
présence des autres.
L’ensemble des éléments auxquels sont confrontées les jeunes femmes au cours de
leurs sorties nocturnes (sollicitations non souhaitées, indifférence des autres) vont être
autant d’éléments de justification à ce sentiment de vulnérabilité, et aux craintes qu’elles
éprouvent. Mais ils vont aussi être la justification d’une pratique de la ville dictée par le
principe de précaution. Celui-ci va alors être à l’origine d’une foule de stratégies confortant
les jeunes femmes, persuadées de prendre moins de risques en les utilisant. Ces stratégies
sont alors des sortes d’« arrangements » entre l’idée que l’espace public leur est hostile à
certaines heures et leurs sorties effectives »43
.
42
Cf. Annexe n°3, entretien p.37
43
Lieber Marylène, « Quand des faits « anodins » se font menaces : A propos du harcèlement
ordinaire dans les espaces publics » in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les
femmes, Trois pas en avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan
19
II – Contrôle de l’espace : des tactiques pour accéder à
l’espace public
Dans cette deuxième partie, je vais donc étudier plus particulièrement les tactiques
que les femmes mettent en place pour pouvoir sortir et ainsi affirmer leur liberté de
mouvements en ville, jouant ainsi avec les normes qui leur concèdent une certaine
vulnérabilité, élément qui, comme on l’a vu, a été inconsciemment intégrée par ces femmes.
1) « Faire attention » : une position « naturelle »
« Se méfier », « faire gaffe » : une réponse qui semble naturelle pour une attitude
construite
Presque toutes les femmes avec qui j’ai pu avoir des entretiens ont répété cette
même expression, comme une litanie : « Je fais attention », « Je fais gaffe ». « On essaie de
faire gaffe »44
affirme Ingrid, comme s’il s’agissait d’une sorte d’attention naturelle, toute
simple.
Pourtant, l’expression « faire gaffe » renvoie, selon Marylène Lieber, à un « long
travail de préparation présenté comme naturel »45
. Cette attitude méfiante et prudente dans
l’espace public n’a donc rien de naturel. Elle est le résultat d’une construction mentale
complexe impliquant la fabrication de nombreuses tactiques d’évitement. Cette « véritable
vigilance mentale »46
n’est donc pas une aptitude présente chez la femme de manière innée.
Elle est plutôt le résultat des multiples rappels à l’ordre, et plus largement de l’intégration des
normes sexuées par la jeune femme. Mais cet état semble si bien intégré aux manières de
sortir des jeunes femmes qu’il devient presque un automatisme, une pratique inconsciente.
Ce caractère automatique est bien relevé par Inès : « ça passe par pleins de petits trucs qui,
quand t’es une fille et quand tu sors en ville, même inconsciemment… »47
. Inès reconnait
donc à la fois l’existence, au sein de cette attitude, d’une multitude de petites stratégies qui
vont engendrer cette stratégie globale, mais aussi du fonctionnement souvent inconscient de
cette stratégie.
44
Cf. Annexe n°3, entretien p. 37
45
Marylène Lieber in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les femmes, Trois pas en
avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan
46
Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines »,
Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294
47
Cf. Annexe n°3, entretien p.54
20
Les jeunes femmes justifient toutes cette position prudente comme un moyen de
réduire les risques existants au dehors. Pour Nesrine, faire gaffe, « c’est réduire le risque »48
.
Inès confirme que « c’est un peu un mécanisme de sécurité »49
. Dans cet état de vigilance
permanente, les jeunes femmes sont alors à l’affût du moindre danger, et n’hésite pas à le
contourner, à l’éviter le plus possible, comme l’affirme Marine : « Je m’interdis pas, mais si je
peux éviter, j’évite »50
. C’est par le biais de ces stratégies d’évitement que « la crainte de
sortir […] se manifeste […] notamment pour tromper sa peur »51
.
Face à toutes ces femmes qui avouent « faire gaffe », une seule se tient en
contradiction avec ce discours, par une vision déconstruite du « risque » et un regard
distancé vis-à-vis des peurs véhiculées. Il s’agit de Violette, qui se refuse à intégrer l’idée
d’un danger extérieur, contrairement aux autres femmes : « j’ai pas envie d’intérioriser l’idée
[…] … D’intérioriser soi-même l’idée qu’on est inférieure et possiblement attaquée,
possiblement une victime de quelque chose »52
. Elle refuse ainsi ce qu’elle qualifie
d’ « anticipation paranoïaque », critiquant au passage la position des autres femmes. Mais
sa position constitue néanmoins une exception, quand le reste des jeunes femmes conserve
une vision intégrant l’existence de ces risques en ville.
La contradiction obligatoire des jeunes femmes, entre apparente sérénité et attitude
méfiante dissimulée
A travers les entretiens se profile la permanence d’un double discours, entre liberté et
autocontrôle. La jeune femme énonce toujours à la fois sa liberté à pouvoir sortir où elle
veut, et se refuse à être limitée dans ses sorties. Cette affirmation de leur liberté se fait
toujours en prenant le cas extrême d’une femme qui resterait cloîtrée chez elle, comme le
fait Isaline : « Je resterai pas cloitrée en me disant « holala c’est dangereux, je vais me faire
agresser à tous les coins de rues ». »53
. Au contraire de l’image négative d’une femme qui,
envahie par ses propres peurs, n’oserait plus sortir, les jeunes femmes se posent donc
comme des femmes actives et libres de leurs déplacements.
Mais dans le même temps, les femmes entretenues précisent que pour que cette
liberté puisse prendre sa pleine mesure, elle doit être accompagnée par cette attitude de
méfiance, qui joue le rôle de garde-fou pour éviter les risques. Pourtant, cette attitude
semble entraîner une pratique contrainte de la ville, en créant au sein de celle-ci des zones
d’évitement puisque considérées comme zones à risque. Cette attitude semble alors
48
Cf. Annexe n°3, entretien p.36
49
Cf. Annexe n°3, entretien p.54
50
Cf. Annexe n°3, entretien p.32
51
Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines »,
Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294.
52
Cf. Annexe n°3, entretien p.53
53
Cf. Annexe n°3, entretien p.83
21
opposée à l’affirmation première d’une liberté sans contrainte. Et dans le discours des jeunes
femmes, la première idée contrebalance immédiatement l’autre, comme si elles intégraient
cette attitude contrainte au sein de leur liberté d’agir. La contradiction ne pose par exemple
pas de problème à Fanny quand, après m’avoir affirmé qu’elle sortait sans problème dans
Paris, elle poursuit en ces termes : « je suis pas une angoissée née tu vois. C’est-à-dire que
je, je prends des précautions, je me trimballe pas en jupe avec un décolleté, je, j’évite
d’utiliser des endroits où je sais que c’est réputé pour craindre un peu »54
. Cette citation est
bien la preuve d’un véritable mécanisme de langage (affirmation de sa liberté par la
comparaison négative avec l’archétype de la femme angoissée, puis propos nuancé par
l’aveu d’un mécanisme d’autocontrainte), mais aussi que Fanny s’impose des limites dans sa
façon de pratiquer la ville. La prétendue liberté de ces jeunes femmes est en fait une liberté
toute négociée entre elle-même, le danger extérieur qu’elles jaugent, et la norme.
2) Se positionner dans l’espace : l’impression de la maîtrise de son
environnement, remède aux craintes nocturnes ?
En « faisant gaffe », les femmes entretenues dévoilent une multitude de stratégies
pour apprivoiser l’espace public et leurs propres craintes. Je n’étudierai ici que les
principales et les plus répandues, afin d’éviter un effet « liste » laborieux.
Dans la rue : des déplacements en fonction des autres
Pour parcourir la ville comme pour rentrer chez soi, les jeunes femmes avouent
adopter une attitude particulière quand elles se déplacent dans la rue. Les stratégies mises
en œuvre dans ces moments ont un but en commun : ne pas attirer les regards, et ne pas
être dérangée pendant son parcours par un inconnu. Elles tentent d’être les moins
remarquables possibles, tout en signalant aux personnes extérieures qu’elles sont fermées à
toute interaction.
Les jeunes femmes ne stagnent pas dans la rue quand elles sont seules le soir. Elles
sont le plus souvent en mouvement, et ce mouvement est marqué par sa rapidité. Comme si
ces déplacements devaient être les plus brefs possibles, pour ne pas être trop exposées,
toutes affirment marcher vite, et peut-être encore plus vite quand elles rentrent, tard le soir.
Adeline confirme qu’elle accélère le pas une fois la nuit tombée : « J’ai toujours marché très
très vite, et fait de grandes enjambées. Alors peut-être que quand je rentre le soir, je marche
un tout petit chouïa plus vite »55
. L’intérêt, en utilisant la vitesse dans ses déplacements, est
de paraître insaisissable et inabordable pour les autres, puisque trop rapide pour être arrêtée
54
Cf. Annexe n°3, entretien p.41
55
Cf. Annexe n°3, entretien p.33
22
dans sa course, et en même temps bien déterminée dans son parcours vers une destination
précise. Au contraire, une femme marchant lentement et hésitant dans son trajet aura plus
de chances d’être abordée par quelqu’un ayant ainsi plus le temps d’attirer son attention,
sans qu’elle soit déjà loin.
Une autre stratégie partagée par toutes se réfère à la maîtrise du regard. Si, quand
elles disent « faire gaffe », elles répètent qu’elles observent sans cesse tout ce qui se passe
autour d’elles et qu’elles ouvrent « bien grand les yeux », ici le discours change
radicalement. Elles appliquent au contraire la méthode inverse, en baissant la tête et en
évitant de poser le regard sur ce qui les entoure. En effet, le regard peut constituer un signal
d’ouverture et de disponibilité, et regarder sans réelle attention un autre passant qui
remarquerait ce regard pourrait être interprété par lui comme une invitation. Face à cette
possibilité, les jeunes femmes s’efforcent de maîtriser leur regard afin de ne pas attirer
l’attention. Mais cette tactique peut presque devenir un automatisme inconscient, comme
dans le cas de Pauline, 20ans, qui a découvert, un soir, qu’elle appliquait cette stratégie
sans même en avoir conscience : « La nuit je marche comme ça, dès que je croise
quelqu’un, et je m’en suis rendue compte en plus y a vraiment pas longtemps, quand je
croise quelqu’un je baisse la tête. […] C’est un réflexe, je me contrôle pas en plus ! »56
.
Baisser la tête pour éviter le regard de l’autre, et une potentielle sollicitation de sa part, fait
donc parti des stratégies permettant d’être la moins remarquable possible.
Une autre tactique permet de montrer, de manière concrète, son indisponibilité.
L’utilisation d’un lecteur de musique type mp3 est souvent citée par les jeunes femmes
comme un moyen de se renfermer et de se détourner du monde extérieur. Pauline, 21ans,
utilise beaucoup cette technique qu’elle considère comme rassurante et protectrice : « j’ai
toujours mon ipod vissé sur les oreilles […] comme ça j’ai l’impression que ça me ferme au
monde extérieur et que ça me protège »57
. Elle renvoie ainsi aux autres un signal
d’indisponibilité fort, étant dans l’impossibilité même d’entendre les personnes qui pourraient
tenter de s’adresser à elle. Mais il peut aussi avoir une utilisation plus destinée à appliquer
une surveillance auditive à son environnement, en faisant office de camouflage. Sarah utilise
souvent cette technique afin de tromper son possible agresseur, si agresseur il y a : « ma
technique c’est, quand je rentre toute seule, je mets les écouteurs pour faire croire qu’il y a
de la musique, mais y a pas de musique tu vois. […] En fait c’est pour éviter aussi
l’agression par derrière tu vois. Pour entendre ce qu’il se passe autour de moi »58
.
L’utilisation du mp3 peut donc avoir un objectif double, à la fois comme élément rassurant, et
en même temps constituer un outil masquant une surveillance accrue à son environnement.
56
Cf. Annexe n°3, entretien p.68
57
Cf. Annexe n°3, entretien p.8
58
Cf. Annexe n°3, entretien p.35
23
Il peut ainsi aider à la réalisation de la dernière technique mentionnée, et qui se
traduit plus par une action directe dans l’espace. Dans un contexte nocturne où la jeune
femme serait amenée à rentrer seule, l’idée d’avoir une présence derrière elle peut alors lui
donner l’impression d’être suivi, danger potentiel facteur de « forte pression
psychologique »59
. Afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une filature, et plus largement de
maîtriser son environnement, la jeune femme va alors soit ralentir sa marche, soit se
positionner sur le côté, le but étant de laisser passer la personne derrière elle. Laetitia, dont
la pratique de la ville est très marquée par la volonté de maîtriser son environnement, utilise
souvent cette technique : « Quand quelqu’un marche derrière moi de trop près, je préfère me
mettre sur le côté et le laisser passer pour que lui soit devant moi et comme ça je sais ce
qu’il fait »60
. Par l’utilisation d’une telle technique, les doutes sur les intentions de la personne
sont éludés, et la maîtrise de la jeune femme sur l’espace environnant est maintenue.
Néanmoins, cette technique dénote un certain niveau de craintes que toutes les jeunes
femmes ne possèdent pas.
Dans les transports : attitude particulière et théorie du « bon wagon »
Le cadre différent des transports en commun peut entraîner une attitude différente
par rapport à la rue, notamment du fait de la forte promiscuité. Mais certaines techniques
demeurent tout de même : le regard se doit d’être tout aussi maîtrisé dans les transports que
dans la rue. Souvent, les jeunes femmes, comme Constance, se contentent de regarder leur
pieds pour éviter tout contact visuel : « je regarde mes pieds à la limite, je fais pas trop de
contacts visuels »61
. Cette technique est utilisée de manière d’autant plus importante qu’elle
constitue un des codes des transports en commun : dans une situation où la proximité des
corps est importante, la manière de préserver un semblant d’espace vital se fait par
l’évitement des regards, qui permet ainsi de ne pas rappeler cette proximité et ainsi de ne
pas gêner son entourage62
. Cette technique n’a là rien de spécifique aux femmes,
puisqu’utilisée par tous, mais elle est peut-être plus indispensable encore pour les femmes
que pour les hommes, afin de ne pas attiser l’intérêt des personnes présentes autour d’elles.
L’utilisation du mp3 est aussi de rigueur dans cet espace, toujours afin de pouvoir
s’isoler des autres, créer une bulle de protection rendant plus difficile toute approche. De
même, la vitesse dans ses déplacements, pour un changement par exemple, est une
pratique largement partagée dans les transports en commun comme le métro, aussi bien par
59
Maillochon Florence et l’équipe Enveff, 2004, « Violences dans l’espace public » in Denèfle Sylvette
(dir.), Femmes et villes, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais
60
Cf. Annexe n°3, entretien p.39
61
Cf. Annexe n°3, entretien p.6
62
Ferreira José, 1996, Métro, Le combat pour l’espace : L’influence de l’aménagement spatial sur les
relations entre les gens, Paris, L’Harmattan
24
les hommes que par les femmes. Cette sorte de règle implicite et imposée est bien rappelée
par Isaline : « dans les métros tout du moins […] faut aller vite, faut se déplacer vite d’un
point à un autre. Donc […] même si on est pas pressé, on va prendre cette attitude »63
. Il
s’agit donc plus ici d’un réflexe de célérité que d’une technique de sécurité.
Mais d’autres choix stratégiques sont plus spécifiques aux transports en commun.
Nombreuses sont les jeunes femmes à éviter les stations de métro qui possèdent un grand
nombre de changements et donc un nombre important de couloirs, comme Châtelet ou
Nation. Deux explications sont données à un tel contournement : d’une part, ces « grosses
stations », où le changement est plus long qu’ailleurs, sont souvent considérées comme peu
agréables. Très fréquentées et peuplées, il est plus difficile de se frayer rapidement un
chemin d’une ligne à une autre. Isaline confirme cet aspect désagréable : « Je vais éviter
aussi d’aller dans les grosses stations du type Châtelet, Montparnasse. C’est la galère »64
.
Mais ces stations peuvent aussi constituées des lieux de craintes pour d’autres femmes. La
combinaison d’une foule disparate et de nombreux couloirs parfois longs va favoriser le
développement, chez certaines femmes, d’une image négative de ces stations, en les
considérant comme des lieux peu sûrs. Si Claire affirme ainsi ne pas avoir fait de
changements à Châtelet la nuit depuis près d’un an et demi, c’est avant tout parce qu’elle
considère ce lieu comme un endroit où les chances de faire une mauvaise rencontre sont
accrues.
Les jeunes femmes vont alors établir une sélection des stations qu’elles vont
fréquenter, et pour certaines même une sélection des lignes et des moyens de transport
qu’elles vont emprunter ou non. Dans un contexte nocturne, certaines femmes vont éviter
d’utiliser certaines lignes de métro qu’elles vont considérer comme dangereuses dans leur
ensemble. C’est le cas de Nesrine, qui, passée une certaine heure, pratique une sélection
dans les lignes de métro qu’elle emprunte : « je sélectionne aussi les lignes le soir, je
prends pas n’importe quelle ligne »65
. Elle dit alors éviter la ligne 4, qu’elle considère comme
globalement « malfamée » et fréquentée par beaucoup de gens « ivres » (personnes qui
peuvent alors constituer une source de danger, dans le sens où elles ne maîtrisent plus leurs
faits et gestes). Elle lui préfèrera au contraire la 14, qu’elle considère comme « propre »
dans le sens où toutes les personnes ne sont pas « ivres ». Cette sélection semble tout de
même se baser en partie sur les on-dit, qui entraînent une vision déformée de la réalité de
ces lignes, mais aussi sur des stéréotypes et caricatures qui peuvent entraîner une véritable
ségrégation spatiale. On va ainsi éviter la 4, qui traverse au Nord le quartier populaire de la
Goutte d’Or (majoritairement considéré par les femmes entretenues comme un endroit
63
Cf. Annexe n°3, entretien p.83
64
Cf. Annexe n°3, entretien p.83
65
Cf. Annexe n°3, entretien p. 36
25
« dangereux, à éviter »), et préférer la 14, plus récente, et traversant surtout les points
importants et animés de Paris (Saint-Lazare, Châtelet, Gare de Lyon).
Plus largement, certains moyens de transport nocturnes, et en particulier le noctilien,
sont considérés pour beaucoup comme très peu sûrs et à éviter de préférence. Au fil des
entretiens, beaucoup s’accordent à décrire le noctilien comme un moyen de transport
dangereux, en particulier quand celui-ci s’enfonce ensuite dans la banlieue parisienne. Inès,
qui habite à Saint-Denis, et qui considère pourtant que payer le taxi jusque chez elle est
onéreux, refuse d’emprunter le noctilien : « Donc le noctilien toute seule à Saint-Denis,
enfin… Non »66
. Mais pour toutes, ce n’est pas le moyen de transport en lui-même qui est
incriminé, mais les personnes présentes à l’intérieur, qui rendent le noctilien peu rassurant. Il
suffit à Nesrine, qui n’a pourtant jamais pris le noctilien, d’avoir vu les personnes attendant
aux arrêts pour être catégorique sur le sujet : « mais je le prendrai jamais ça. C’est malfamé,
très mal fréquenté »67
. D’autres, qui l’ont expérimenté, précisent leur critique, en visant avant
tout les personnes qui l’utilisent, comme le fait Ingrid : « J’aime pas les noctiliens, je trouve
que c’est une concentration de tous les gens bourrés de la soirée »68
. La réputation du
noctilien se construit donc entre expériences et a priori, souvent nourris par les expériences
des autres, ou encore les discours que l’on peut avoir à son sujet. Il constitue un transport à
travers lequel les jeunes femmes concentrent bien l’ensemble de leurs craintes,
principalement fondées en la présence de groupes de jeunes ivres qui peuvent
potentiellement les aborder, et ainsi constituer une forme majeure de danger.
Enfin, un autre thème est abordé à plusieurs reprises, et donne une explication
intéressante des choix des femmes : il s’agit de la théorie du « bon wagon », termes de
Laetitia. Elle définit par la même occasion ce qu’elle considère comme un « bon wagon » :
« Le bon wagon, c’est celui où y a des femmes, des hommes mélangés. Pas que des
hommes. Heu, où y a pas de personnes qui traînent »69
. Le « bon wagon » est donc
nécessairement un lieu de mixité sexuelle, et un endroit dépourvu « d’indésirables » pouvant
les déranger dans leur trajet. Adeline pratique aussi cette sélection, de par une observation
furtive censée repérer immédiatement les « anomalies » pouvant être présentes. Cet
exercice d’observation nécessite donc une concentration importante, ainsi qu’une certaine
expérience pour réussir à déceler directement les rames à éviter. Adeline agit ainsi de la
sorte : « si je vois le métro qui arrive et qu’y a une rame où y a un mec qui titube, bah je vais
prendre la voiture d’à côté »70
. Encore une fois, l’image de l’homme ivre semble constituer un
facteur déterminant dans le choix de l’évitement.
66
Cf. Annexe n°3, entretien p.54
67
Cf. Annexe n°3, entretien p.36
68
Cf. Annexe n°3, entretien p.37
69
Cf. Annexe n°3, entretien p.39
70
Cf. Annexe n°3, entretien p.33
26
L’attente, une non-action qui engendre une position particulière dans l’espace
Dans les deux cas précédents, les jeunes femmes sont inscrites dans une situation
de mouvement, mouvement de leur propre corps ou mouvement du moyen de transport
choisi. Mais les femmes peuvent aussi être confrontées à des situations d’attente (pour
attendre une amie par exemple) qui vont engendrer une position et une attitude particulière
dans l’espace.
Les jeunes femmes peuvent alors reprendre les tactiques mises en place afin de se
montrer indisponibles (comme vu dans la première partie), la situation d’attente engendrant
une vulnérabilité plus grande en raison de leur position statique. Cette position peut alors
être considérée comme un signal d’ouverture pour les personnes extérieures, qui se
dirigeront plus facilement vers elle. Ainsi, pour Inès, « l’attente, ça peut parfois être
angoissant »71
, car la femme se retrouve fragilisée durant cette courte période.
Mais l’attente peut aussi être ressentie de différentes manières selon les endroits.
Laetitia, qui a attendu une fois ses amies sur la place de la Roquette, à Bastille, a bien
ressenti cette différence : « attendre toute seule à Bastille, c’est pas comme attendre toute
seule à Saint Michel et à la fontaine où tout le monde se donne rdv là-bas. C’est pas la
même ambiance »72
. Elle a en effet mal vécu cette longue attente, de par la présence de
nombreuses « personnes qui traînent » selon elle, présence vue de manière négative car
constituant autant de personnes pouvant potentiellement l’aborder. Mise à mal dans sa
recherche permanente de la maîtrise de son environnement, Laetitia va donc suivre une
attitude de repli défensif, en se positionnant dos contre le kiosque présent sur la place. Cette
position possède un double avantage : elle empêche d’être abordée par derrière, et permet
en même temps de voir tout ce qui se passe autour d’elle.
L’exemple de Laetitia illustre bien les tactiques mises en place par les femmes en cas
d’attente. En plus des stratégies existantes pour marquer son indisponibilité, les tactiques
utilisées ici seront plutôt des stratégies de positionnement dans l’espace, afin de s’assurer le
meilleur contrôle possible.
71
Cf. Annexe n°3, entretien p.54
72
Cf. Annexe n°3, entretien p.39
27
3) Quand « se méfier » ne suffit plus : la question de la violence et de ses
séquelles
La violence, un acte pas seulement physique
Si toutes ces précautions prises sont faites pour diminuer les craintes des jeunes
femmes à l’idée de sortir le soir, elles ne protègent pas véritablement contre les violences
qu’elles peuvent subir. Les actes de violence sont d’ailleurs loin d’être seulement des actes
physiques. L’enquête Enveff, dirigée par Maryse Jaspard73
, a bien souligné la diversité des
violences de genre auxquelles les femmes sont confrontées. D’après les résultats de
l’enquête, près « 1/5ème
des femmes a subi au moins une forme de violence dans les
espaces publics au cours des douze derniers mois »74
. Si l’enquête a retenu dans ces
critères les insultes, qui constituent les violences les plus fréquentes, elle a laissé de côté les
sifflements ou encore certaines formes de drague « lourde », qui ont pourtant un impact
important sur les pratiques des femmes, comme on le perçoit au fil des entretiens. Ces
interactions doivent aussi être considérées comme des violences, puisqu’elles contribuent
aussi à renforcer les craintes des femmes.
Mais la violence que craignent beaucoup de femmes reste tout de même l’agression
physique, voire sexuelle, ce genre de violence restant la forme la plus rare. Le hasard dans
la sélection des personnes entretenues a fait que plusieurs jeunes femmes, dans l’ensemble
de mon échantillon, ont vécu une agression physique ou des menaces sérieuses
d’agression. Et à travers les différents récits, la position de la jeune femme paraît toujours
semblable : elle était seule dans l’espace public. Le décor diverge ensuite selon les récits :
un quai de gare, des rues désertes, en fin de journée ou au petit matin, ou encore des rues
fréquentées. Car en effet, loin des représentations que les jeunes femmes se font, les
violences n’ont pas forcément lieu dans les rues désertes, mais pour la plus grande part
dans des espaces bien fréquentés (75,5%)75
.
Agression personnelle ou agression des autres : la violence nourrit la peur
L’agression subie, mais aussi l’agression d’un proche, va profondément renforcer les
peurs ressenties par la jeune femme. Les jours qui ont suivi l’agression de Marine, frappée
73
Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les femmes, Trois pas en avant deux pas en
arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan
74
Lieber Marylène, « Quand des faits « anodins » se font menaces : A propos du harcèlement
ordinaire dans les espaces publics » in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les
femmes, Trois pas en avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan
75
Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines »,
Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294
28
au visage sur un quai de gare par un inconnu qui lui vole ensuite son sac, elle est restée très
marquée par son agression, véritable traumatisme à ses yeux : « deux jours après j’ai
commencé mon stage… Heu j’étais, enfin j’avais très, très peur de prendre encore le
train. […] ça m’avait un peu traumatisée, j’ai fait des cauchemars pendant plus d’un mois
après. […] C’est un truc qui reste »76
. Si elle n’a pas été personnellement agressée, Ingrid a
été aussi très touchée par le viol d’une amie proche : « j’ai une copine qui s’est fait violée, et
j’avoue que ça te fait… […] J’ai commencé un peu à prendre conscience, en me disant
« ouais faut quand même que je sois un peu plus sérieuse » »77
. Les agressions des autres
peuvent aussi nourrir sa propre peur et ses propres représentations de la ville, de par l’écho
réflexif « et si ça avait été moi ? ».
L’agression peut donc agir comme un puissant rappel à l’ordre, non plus au travers
d’un discours mais d’un acte physique. Pour Stéphanie Condon, « subir de tels actes peut
avoir comme effet l’accroissement du sentiment de vulnérabilité physique lié au fait d’être
une femme »78
. Car en effet, ce que les individus cherchent à atteindre à travers ces
violences, ce ne sont pas des personnes neutres, mais bien des femmes en tant qu’êtres
sexuées. Ces actes violents « leur rappellent, en quelque sorte, qu’elles transgressent les
normes sexuées en se promenant seules dans les espaces publics »79
.
Le choc : répercussions de l’agression sur les pratiques nocturnes
Ces violences et agressions vont avoir des conséquences concrètes sur les pratiques
nocturnes de ces jeunes femmes, en tendant généralement vers une restriction de leur
liberté d’usage des espaces publics. En effet, selon Marylène Lieber, l’« ensemble (des)
atteintes diverses à caractère sexuel laisse une marque durable sur les manières de
considérer les lieux publics »80
.
Les violences peuvent néanmoins avoir des incidences plus ou moins fortes sur les
pratiques urbaines. Adeline, qui s’est fait suivre et interpeller à l’aube par deux hommes dans
une rue non loin de chez elle, n’a pas véritablement changé ses pratiques, mais a plutôt
chercher à conforter ses craintes par l’obtention d’un outil de défense plus concret : une
bombe lacrymogène dans son cas. Si elle avoue néanmoins ne pas la transporter avec elle
ni l’utiliser, son achat a eu un effet rassurant pour elle : « Je crois que c’était un réflexe de…
76
Cf. Annexe n°3, entretien p. 32
77
Cf. Annexe n°3, entretien p.37
78
Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines »,
Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294
79
Ibid
80
Lieber Marylène, « Quand des faits « anodins » se font menaces : A propos du harcèlement
ordinaire dans les espaces publics » in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les
femmes, Trois pas en avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan
29
De surprotection. Genre, j’ai vraiment eu peur, il me faut quelque chose quoi, un truc un peu
transitionnel »81
. La bombe lacrymogène a alors permis, pour Adeline, d’éviter de se
restreindre dans ses pratiques en se pensant mieux parer à se défendre.
Mais, pour d’autres jeunes femmes, la violence subie a eu un impact réel sur leurs
manières de sortir. Depuis son agression, Marine ne rentre plus aussi librement
qu’avant : « maintenant j’évite de rentrer seule »82
. Elle possède alors des pratiques
beaucoup plus contraintes, puisqu’il n’est pas forcément évident que quelqu’un puisse la
raccompagner chaque fois qu’elle sort. Ce procédé nécessite donc une véritable préparation,
en demandant au préalable à ceux qui vivent près de chez elle s’ils sortent aussi, mais aussi
en s’accordant sur l’horaire du retour. Sarah a aussi été victime d’une agression quelques
mois auparavant : « y en a deux qui sont mis à l’arrière, et ils m’ont pris par le cou, et ils
m’ont tiré les écouteurs et m’ont cogné contre le mur du trottoir »83
. Les deux hommes n’ont
pas réussi à voler le casque audio qu’ils convoitaient, mais Sarah tombe inconsciente et
devra être hospitalisée quelques jours. Cette mauvaise expérience n’est pas sans
conséquence. Comme les autres, Sarah a vu ses craintes renforcées par son agression :
« depuis mes agressions, je me sens pas trop en sécurité »84
. Elle ne tolère plus non plus les
situations lui rappelant le contexte de son agression : « je ne supporte pas de savoir que
quelqu’un est derrière moi »85
.
A travers ces différents cas d’agressions et de violences, le changement des
pratiques qui font écho à ces mauvaises expériences est perceptible, en particulier dans le
cas de Sarah. Par ce puissant rappel à l’ordre que constitue la violence, les femmes vont
contraindre leurs pratiques pour tenter de compenser des craintes qui ont été renforcées.
81
Cf. Annexe n°3, entretien p.33
82
Cf. Annexe n°3, entretien p.32
83
Cf. Annexe n°3, entretien p.35
84
Ibid
85
Ibid
30
III – Une enquête dévoilant les limites inconscientes de la
pratique urbaine
Dans cette troisième et dernière partie, je traiterai de la question des limites produites
par les stratégies et les représentations que les jeunes femmes ont de la ville.
1) L’influence de la présence masculine dans la création des limites
Une influence certaine dans le choix de la tenue de soirée : le reflet de la relative
« liberté » affirmée par les jeunes femmes
La question de l’habillement, souvent abordée au cours des entretiens, a amené à
des réponses très diverses qui reflètent bien les différentes personnalités des jeunes
femmes interrogées, ainsi que leurs manières d’appréhender la ville. Touchant au corps, la
question du vêtement est particulièrement intéressante pour saisir son importance dans les
interactions homme-femme.
Parmi les jeunes femmes entretenues, certaines se sont immédiatement insurgées à
la question du choix du vêtement. Pour elles, pouvoir s’habiller librement, sans la pression
du regard des autres, est primordial. Le vêtement est alors une manière de marquer leur
liberté, et de le signaler aux autres dans l’espace public, sorte de pied de nez à la norme.
Pauline, 20ans, fait partie de ces jeunes femmes : « Je fais ce que je veux quoi […] J’ai pas
à me transformer si jamais je veux sortir la nuit »86
. Face aux règles qui voudraient lui
imposer une tenue qui ne soit pas trop « aguicheuse », Pauline s’affirme en osant sortir en
jupe et en robe. Même position pour Inès, qui dans ses sorties respectent son style
vestimentaire avant les discours de ses proches : « je t’avouerai que je change pas vraiment
ma façon de m’habiller, je mets beaucoup de robes et de jupes »87
.
Mais le plus souvent, les réponses des jeunes femmes s’orientent plutôt vers le choix
d’une tenue qu’elles vont qualifier de « correcte », c’est-à-dire passe partout et peu
aguicheuse. Elles font alors plutôt le choix de la sécurité, en sous-entendant que le port de
tenues plus « légères » pourraient être interpréter comme un signe d’ouverture et de
disponibilité sexuelle pour les hommes. Ingrid introduit cette idée sur le ton de la confidence :
« Il faut pas se mentir, quand tu portes une jupe et quand tu portes un pantalon, c’est tout à
fait différent »88
. Ainsi, le pantalon sera considéré comme un habit « correct » ne déclenchant
pas de réaction de la part des hommes, quand la jupe sera automatiquement un vêtement
censé « attirer le regard ». Se dresse alors une véritable typologie de l’habit correct et de
l’habit « aguicheur » au fil des entretiens, même si le vêtement le plus cité reste la mini-jupe.
86
Cf. Annexe n°3, entretien p.68
87
Cf. Annexe n°3, entretien p.54
88
Cf. Annexe n°3, entretien p.37
31
Les jeunes femmes utilisent souvent l’exemple de la mini-jupe pour illustrer ce qu’elles
appelleraient une situation de danger maximum, en particulier quand la nuit est très
avancée. Isaline utilise par exemple l’image de la mini-jupe : « si je sais que je vais rentrer
toute seule à 3h du matin ou 4h du matin, peut-être que je mettrais pas une minijupe non
plus quoi. Parce que justement, pas forcément envie de se faire aborder à tous les coins de
rues pour des remarques pas forcément plaisantes »89
. La mini-jupe est donc forcément
associée à un risque accru d’être abordée et embêtée durant ces sorties. Insinueraient-elles
par ses propos que la femme serait, par les vêtements qu’elles portent, en partie
responsable des interactions et des violences qu’elle pourrait subir ? Il n’en est rien. Les
femmes interrogées cadrent tout de suite leurs propos en précisant que les violences subies
sont avant tout la responsabilité de ceux qui les engendrent. Pauline, 20ans, souligne bien
ce fait : « le problème il vient pas de moi, il vient des autres »90
, tout comme Sarah exprime
son agacement envers les hommes qui ne comprennent pas le véritable but de la tenue de
soirée : « c’est que t’as envie de te sentir jolie, de sortir et de t’amuser. Nuance, c’est pas la
même chose »91
.
Les jeunes femmes sélectionnent aussi leurs vêtements selon une optique d’efficacité
et de rapidité. Ainsi, le port des chaussures plates est souvent préféré à celui des
chaussures à talons, en particulier quand il s’agit de rentrer. Inès explicite la raison de ce
choix : « je les mettrai pas pour rentrer toute seule le soir, parce que, c’est peut-être bête,
mais je me dis si je dois courir, si quelqu’un me court après, et bah je vais pas pouvoir courir
avec des escarpins […] et surtout avec des talons, tu fais du bruit. Et t’attires les regards »92
.
Même quand il s’agit de sortir, l’habit doit rester polyvalent, afin de pouvoir affronter les
situations même les plus angoissantes, soit fuir un possible agresseur. Avec le témoignage
d’Inès, on prend alors conscience de toute l’ampleur des conditionnels que doit comprendre
un vêtement. Celui-ci doit pouvoir répondre au mieux à tous les « et si ? » que pourrait se
poser la jeune femme avant de sortir. Il est alors la preuve même d’une préparation
matérielle en amont de l’action de « faire gaffe » : en choisissant un vêtement adéquat, on
fait en quelque sorte déjà « gaffe ».
Mais le vêtement peut aussi une fonction plus étonnante : il peut faire office de
camouflage, dissimulant alors une tenue plus festive sous une autre plus « neutre ». Comme
d’autres, Pauline, 21ans, pratique ce camouflage au moment du retour : « quand je sais que
je vais porter un décolleté, enfin j’ai toujours une écharpe dans mon sac »93
. L’écharpe est
alors un accessoire qui va permettre de camoufler une tenue qui pourrait être considérée
89
Cf. Annexe n°3, entretien p.83
90
Cf. Annexe n°3, entretien p.68
91
Cf. Annexe n°3, entretien p.35
92
Cf. Annexe n°3, entretien p.54
93
Cf. Annexe n°3, entretien p .8
32
comme un message d’ouverture par les autres hommes. Le camouflage peut même aller
plus loin et devenir total, jouant ainsi complétement avec les connotations sociales d’un
vêtement. Cet aspect est dévoilé par l’exemple de Sarah, dont la cousine possède une
méthode particulière pour se déplacer en tenue festive sans attirer les regards intéressés :
« ma cousine a la technique. Elle met un gros boubou par-dessus ses tenues. […] Ils vont
croire que c’est une fille qui sait pas parler le français, pas intégrée, nananani. Elle a pas de
style, ça intéresse personne ! […] Avec un boubou, mais personne te verra, t’es
transparente. Je te jure t’es transparente ! »94
. Cet exemple est éclairant, dans le sens où il
montre bien le message très fort que porte un vêtement aux yeux des autres, et en quoi il
peut constituer un élément d’attraction ou de rejet, comme dans le cas du boubou.
La nuit avance, les stratégies changent : le rapport entre temps, pratiques, et l’ombre de
la présence masculine
Une autre limite des jeunes femmes va être influencée par l’ombre de la présence
masculine : il s’agit des limites temporelles, par la mise en place de moments dans la nuit où
il est préférable de rentrer.
Souvent, les jeunes femmes évoquent une scission dans la soirée à l’heure du
dernier métro, limite que beaucoup cherchent à respecter afin de pouvoir rentrer chez elles
par le biais de ce transport. Violette souligne l’idée de cette rupture : « J’ai vraiment
l’impression qu’ici y a une sorte de rupture entre avant le dernier métro et après le dernier
métro »95
. Elle sent cette rupture beaucoup plus vive dans Paris que dans son ancien lieu de
vie, Berlin, qui semble posséder des limites temporelles moins nettes. Nombreuses sont
celles à choisir de rentrer à ce moment fatidique, à l’image de Constance : « je sors jusqu’au
dernier métro, sinon je dors chez des amis »96
. Si l’alternative de passer la nuit chez des
amis est souvent donnée, n’est dans tous les cas pas considérée la possibilité de rester
dans la ville jusqu’à la reprise des premiers métros, autre limite temporelle marquant la fin de
la nuit. Marion illustre bien cette idée : « j’évite, quand il est minuit et demi ou 6 heures du
matin d’être seule […] Soit je rentre avant, soit je rentre au premier RER ! »97
. Pas
d’alternative possible entre ces deux créneaux horaires qui constituent des sortes de limites
temporelles cadrant les sorties nocturnes.
Mais pourquoi un tel évitement du milieu de la nuit ? Plus que le manque de
transports ou encore la fatigue d’une heure avancée, cette rupture est aussi la marque d’un
changement d’ambiance selon les femmes interrogées. Adeline explique très bien ce
94
Cf. Annexe n°3, entretien p.35
95
Cf. Annexe n°3, entretien p.53
96
Cf. Annexe n°3, entretien p.6
97
Cf. Annexe n°3, entretien p.52
33
glissement d’ambiance, avec l’idée qu’à mesure que l’on s’enfonce dans la nuit, les effets de
la fête s’intensifient, rendant ainsi le contrôle de son environnement plus complexe : « y a
des horaires, tu vas être tranquille, parce qu’il y a du monde, et heu, je sais pas, c’est une
atmosphère où tu te contrôles encore un peu. […] vers 1h 1h30, c’est une ambiance plus
festive, plus détendue, et donc du coup y a plus de risques de dérapages »98
. Les heures
données par Adeline correspondent justement à celles des derniers métros. Passé cette
heure, les rues sont désertées par les personnes ayant pris les derniers métros. Ne restent
que les personnes poursuivant, le plus souvent, une soirée festive. Toutes les
représentations des dangers que constituent des hommes ivres dans l’espace public vont
alors être autant d’arguments pour éviter cette tranche horaire, en particulier lorsqu’on est
seule. Encore une fois, l’image de l’agresseur, mâle de préférence, va avoir une influence
considérable sur les choix des jeunes femmes.
Ces choix, aussi bien vestimentaires que de limites horaires, ne sont jamais des choix
complétement libres. Ils sont au contraire toujours une réponse « par rapport à » cet autre
masculin, dont elles cherchent le moins possible à attirer l’attention. En cherchant toujours à
jauger la réaction de cet autre par rapport à leurs choix et à leur manière d’être en ville, ces
jeunes femmes confirment l’idée qu’elles ont intériorisé ce rapport dominant-dominé véhiculé
par les discours institutionnels.
2) La question de l’ambiance, facteur déterminant dans les choix de sorties
nocturnes
Le nécessaire classement entre quartiers « sympas » et quartiers « glauques »
Dans la question des sorties effectives des jeunes femmes, les stratégies mises en
place ne sont pas les seuls sujets abordés. La question était aussi l’occasion d’intégrer ces
stratégies dans la pratique concrète de l’espace parisien, les jeunes femmes citant ainsi les
quartiers qu’elles apprécient et ceux, au contraire, qu’elles tendent à éviter. L’exercice des
cartes de métro99
permet de bien percevoir ces deux catégories de lieux, et ainsi de mieux
cerner l’espace où la jeune femme s’autorise à sortir.
Les sorties nocturnes des jeunes femmes ont en majorité deux destinations
principales, souvent pour une raison festive : l’appartement d’un ami, ou un lieu de
consommation extérieur (bar, restaurant voire club) où elles retrouveront d’autres amis. Pour
la première destination, la jeune femme peut s’autoriser alors un voyage long, parfois à
98
Cf. Annexe n°3, entretien p.33
99
Cf. Annexe n°4, p.96
34
l’opposé de chez soi, puisque se rendre chez un ami permet toujours de rester y dormir si la
période des derniers métros est dépassée. Ce type de destination se traduit sur les cartes
par un certain éclatement géographique à l’échelle de Paris. Ainsi, Fanny, qui vit dans le sud
du 16ème
, a entouré la station Nation, où habitent des amis, tolérant alors de faire la traversée
de Paris pour se rendre chez eux100
. Cette distance devient moins tolérable quand il s’agit de
se rendre dans un lieu d’animation extérieur. La localisation du lieu ne permettant pas
forcément un repli chez l’ami le plus proche, la jeune femme sait que le trajet retour sera
nécessaire, élément qui va souvent justifier des sorties dans une zone plus proche du
domicile. Les destinations trop éloignées sont alors mises de côté par la jeune femme.
Violette, qui vit à Porte de Pantin, concentre véritablement ses lieux de sortie dans le nord-
est de la ville, le reste de la carte n’étant même pas pris en compte101
. Claire, qui vit à
proximité de Gare de Lyon, va beaucoup plus fréquenter l’est que l’ouest de la ville102
.
Certaines néanmoins peuvent avoir des sorties dans des lieux extérieurs très éloignés de
chez elles. Cette exception se justifie avant tout par une pratique passée assez intense de
ce quartier qui constituait leur ancien lieu de vie. C’est le cas d’Inès qui, bien que vivant à
Saint-Denis, sort encore à Place d’Italie, où elle vivait auparavant103
.
Mais les sorties extérieures des jeunes femmes ne vont pas avoir comme seul critère
la proximité. Elles vont être l’occasion de distinguer les quartiers « sympas » à fréquenter
des quartiers « glauques » à éviter, deux termes souvent utilisés par les jeunes femmes pour
qualifier ces quartiers. La détermination d’un quartier dans une catégorie ou dans l’autre est
souvent influencée par les expériences qu’a pu avoir la jeune femme dans ce quartier, la
localisation de son lieu de vie, et plus largement son origine sociale et le niveau de craintes
qu’elle peut exprimer. Certains quartiers seront alors perçus très différemment d’une jeune
femme à l’autre. Nombreuses sont celles à dévaloriser le 16ème
, arrondissement qu’elles
considèrent comme inanimé et trop guindé pour vouloir s’y rendre. Inès va plus loin, allant
jusqu’à affirmer que ce manque d’animation est source d’angoisse : « je sors jamais là quoi,
ça me fait super flipper ! […] Ya personne dans les rues, y a rien à faire »104
. Le manque de
fréquentation est un facteur décisif pour Inès, qui va éviter ce quartier. Mais Fanny, qui vit
dans cet arrondissement, en possède une vision bien différente, bien plus positive. Sa carte
montre bien sa pratique large de l’arrondissement, et plus largement de la partie ouest de
Paris, de manière beaucoup plus importante que les autres jeunes femmes105
.
100
Cf. Annexe n°4, carte 8, p.99
101
Cf. Annexe n°4, carte 10, p.100
102
Cf. Annexe n°4, carte 3, p.97
103
Cf. Annexe n°4, carte 11, p.101
104
Cf. Annexe n°3, entretien p.54
105
Cf. Annexe n°4, carte 8, p.99
35
Mais certains lieux font l’objet d’une vision partagée par toutes les jeunes femmes,
qu’elle soit positive ou négative. Ainsi, Saint-Michel est souvent cité comme un quartier
agréable où les jeunes femmes aiment se rendre, comme Laetitia : « quand je sors sur Paris,
heu, j’ai mes lieux préférés, vers Saint Michel, parce qu’il y a plein de petits restos, il y a de
la bonne musique par-là »106
. Bastille semble aussi globalement bien vu pour son caractère
animé et festif, à l’exception de Violette, qui développe à son encontre une critique acide,
appréciant peu le caractère industriel que prend ce quartier « festif » : « à Bastille y a un côté
un peu industriel de la nuit qui me dérange, qui me fatigue un peu. J’ai l’impression d’être au
supermarché de la fête quoi ! » 107
. Dans le cas contraire, certains quartiers sont globalement
catégorisés comme quartiers « glauques », désagréables ou dangereux. C’est le cas de
Barbès, et plus largement de la Goutte d’Or, qui jouit d’une très mauvaise image auprès des
jeunes femmes, qui s’y sentent avant tout « mal à l’aise » ou oppressées. Adeline a bien
décrit, à l’occasion d’une balade dans Barbès, ce qu’elle a éprouvé : « t’as l’impression que
les gens te rentrent dedans, t’as l’impression de marcher sur le boulevard Haussmann le jour
des soldes. Et c’est un peu flippant en fait. Y a trop de monde d’un coup, ensuite y a plus
d’hommes que de femmes, heu, la circulation elle est très très vive, et t’as une espèce
d’atmosphère qui est lourde. […] c’est pas une ambiance dans laquelle j’aime être »108
. Pour
elle, le sentiment de malaise est avant tout lié à la présence d’une proportion trop forte
d’hommes, mettant à mal la mixité du lieu mais ainsi sa propre légitimité à y être.
Ces représentations négatives de certains quartiers vont entraîner la création de
véritables zones d’évitement dans la ville, découpant celle-ci parfois à une échelle locale, les
jeunes femmes pouvant aller jusqu’à éviter certaines rues considérées comme peu
rassurantes au sein d’un quartier globalement apprécié.
L’aspect « sécurisant » et animé, facteurs décisifs dans la définition d’une ambiance
Les critères qui vont jouer dans la qualification d’un quartier comme sympathique ou
oppressant sont donc avant tout l’aspect « sécurisant », notamment par une grande
fréquentation, et la présence d’une certaine animation commerçante. Ces deux facteurs sont
perceptibles par la négative, en étudiant les descriptions des quartiers que les jeunes
femmes qualifient comme « glauques » ou « dangereux ».
La présence de personnes aux airs plus ou moins malintentionnés, ou encore ivres,
va aussi avoir un impact sur la définition du quartier. Souvent, les jeunes femmes qui
affirment qu’un quartier « craint » font aussi référence aux personnes fréquentant ce quartier,
106
Annexe n°3, entretien p.39
107
Annexe n°3, entretien p.53
108
Annexe n°3, entretien p.33
36
puisqu’elles contribuent, à leurs yeux, autant à l’ambiance que l’offre commerciale présente.
Constance est très claire à ce sujet : « quand je dis ça craint c’est à cause des gens »109
.
La présence de personnes ivres, mais aussi l’existence de trafics, réels ou supposés,
ainsi que de « voleurs », vont aussi avoir une influence conséquente dans la définition d’un
quartier « qui craint », le tout étant souvent dominé par l’idée d’un univers très masculin. La
Goutte d’Or, mais aussi les Champs-Elysées, vont souvent être décrits de cette manière peu
reluisante. Nesrine est très critique vis-à-vis des Champs, qu’elle considère comme un
endroit assez inhospitalier pour les « parisiens » : « la première destination pour les petits
loulous, bah c’est le 8ème
, c’est des endroits tape à l’œil, heu, t’as énormément de touristes,
heu, c’est pas agréable comme endroit »110
. L’image du « quartier à trafics » est beaucoup
plus liée au quartier de la Goutte d’Or, comme le montre Claire dans sa description de la
Chapelle : « La Chapelle ça craint. […] T’as des mecs qui trafiquent partout, donc… Ouais,
c’est pas du tout sécurisant pour le coup »111
.
Tous ces critères dévalorisants pour un quartier sont avant tout liés à la présence de
personnes, alors que la définition du « glauque » pour les jeunes femmes peut dépasser
cette simple présence, pour faire référence à une atmosphère, une ambiance étrange et
désagréable. Ingrid précise ce terme en utilisant l’exemple de Ménilmontant à une heure
tardive : « c’est tout de suite une ambiance un peu genre, Scary movie quoi ! […] La rue de
Ménilmontant elle est faite de plein de petites rues, de petits bars un peu machin… Ouais, ça
c’est glauque »112
. Avec un brin d’humour, Ingrid identifie un quartier glauque à une
ambiance qui se rapprocherait de celle d’un film d’horreur : celle d’un environnement étrange
mêlée d’une insécurité omniprésente. Une ambiance glauque peut aussi être causée par un
aspect peu avenant du quartier, surtout en raison du manque d’entretien, comme le décrit
Isaline : « quand on voit, par exemple, des gens qui ont vomi, des gens qui ont pissé contre
les murs, ou… Je trouve ça glauque quoi, c’est pas… Ou quand on trouve un tas de
préservatifs usagés dans un coin, c’est pas très réjouissant »113
.
Cette image d’un quartier peu sécurisé, en particulier par la présence de personnes
jugées « indésirables » ou par une ambiance peu rassurante, va entraîner un évitement par
les jeunes femmes de ces espaces, surtout quand, à l’opposé, certains quartiers semblent
réunir tous les critères qui font d’un quartier un lieu de sortie acceptable.
109
Annexe n°3, entretien p.6
110
Annexe n°3, entretien p.36
111
Annexe n°3, entretien p.18
112
Annexe n°3, entretien p.37
113
Annexe n° 3, entretien p.83
37
Le poids des on-dit sur la création d’une image négative de certains quartiers
Dans cette dichotomie de Paris, les on-dit et représentations, nourris par les discours
extérieurs, de certains quartiers constituent des arguments de poids dans la sélection des
quartiers par les jeunes femmes. En effet, si certaines dénigrent des quartiers qu’elles
considèrent comme peu recommandables, elles n’ont pour autant jamais eu de véritables
expériences de celui-ci. Si beaucoup vont taire ce poids des on-dit dans leur sélection de
l’espace parisien, Isaline est une des seules personnes qui va reconnaître la part de ces
préjugés dans ses représentations de la ville : « je me fis plus à ce que je peux entendre, et
là la peur augmente plus alors qu’y a pas de raison, je pense. A part certains quartiers où on
sait qu’il faut pas mettre les pieds assez tard »114
. Si elle avoue ressentir plus de peur à
l’égard d’un quartier en fonction de ce qu’elle peut entendre à son sujet, cela ne change pas
pour autant ce mécanisme, en affirmant, par un « on » général, une idée qui semble être
aussi plus du ressort des croyances que de l’expérience.
3) L’aménagement des espaces publics et ses répercussions sur les
pratiques féminines : une influence déterminante ?
Si l’ambiance d’un lieu est largement traitée au cours des entretiens, son aménagement
n’est que peu mentionné par les jeunes femmes. Il s’est avéré difficile d’amener ces
dernières à s’exprimer sur le sujet, bien que les éléments de l’aménagement puissent avoir
une influence sur leurs pratiques.
La lumière, un facteur décisif dans le choix de l’itinéraire
Parmi ces éléments, la lumière possède une place majeure. Souvent évoquée en
première, la luminosité des rues peut avoir une influence certaine sur le choix de l’itinéraire.
Elle constitue avant tout un aspect sécurisant pour les jeunes femmes, en contribuant
à une meilleure visibilité de leur environnement, mais aussi à être mieux vue des autres. La
lumière participe alors de cette covisibilité dissuasive, au même titre que la foule. Fanny
développe cette idée en utilisant toujours le cas extrême de l’agression : « La lumière ça
implique que déjà on peut moins se faire surprendre. […] Parce que dans l’obscurité, on peut
se faire agresser n’importe quoi, et des gens passent pas très loin, sans forcément s’en
rendre compte, parce qu’il y a pas de visibilité »115
. Pour Fanny, plus qu’être dissuasive, la
114
Cf. Annexe n°3, entretien p.83
115
Cf. Annexe n°3, entretien p.41
Pratiques urbaines des femmes la nuit à Paris - Mémoire de Master 1 Aménagement et Urbanisme, Claire Gervais
Pratiques urbaines des femmes la nuit à Paris - Mémoire de Master 1 Aménagement et Urbanisme, Claire Gervais
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Pratiques urbaines des femmes la nuit à Paris - Mémoire de Master 1 Aménagement et Urbanisme, Claire Gervais

  • 1. Claire Gervais Travail Personnel Encadré Pratiques nocturnes de la ville par les femmes : Le combat pour l’espace Tutrice : Anne Jarrigeon Institut Français d’Urbanisme 2011 - 2012
  • 2. 2 Remerciements Je tiens à remercier toutes les jeunes femmes qui, en acceptant d’être interrogées, m’ont permis de réaliser ce mémoire. Je remercie également ma tutrice de m’avoir guidé dans la réalisation de mon enquête.
  • 3. 3 Sommaire Remerciements .......................................................................................................................... 2 Introduction................................................................................................................................. 4 Méthodologie.............................................................................................................................. 6 I - Etre seule en ville : une position peu commune, la crainte permanente du danger............ 8 1) Le poids de la norme : l’intériorisation de la « naturelle vulnérabilité de la femme » .... 8 2) Tactiques pour éviter cette position fâcheuse .............................................................. 12 3) Appréhension des sorties en solitaire et des mauvaises rencontres........................... 15 II – Contrôle de l’espace : des tactiques pour accéder à l’espace public ............................... 19 1) « Faire attention » : une position « naturelle » ............................................................. 19 2) Se positionner dans l’espace : l’impression de la maîtrise de son environnement, remède aux craintes nocturnes ?......................................................................................... 21 3) Quand « se méfier » ne suffit plus : la question de la violence et de ses séquelles ... 27 III – Une enquête dévoilant les limites inconscientes de la pratique urbaine ......................... 30 1) L’influence de la présence masculine dans la création des limites.............................. 30 2) La question de l’ambiance, facteur déterminant dans les choix de sorties nocturnes 33 3) L’aménagement des espaces publics et ses répercussions sur les pratiques féminines : une influence déterminante ? ............................................................................ 37 Conclusion................................................................................................................................ 40 Bibliographie............................................................................................................................. 42
  • 4. 4 Introduction « L’espace public est le lieu où les normes sexuées prennent corps. » (Lieber, 2008). Partant de ce principe, l'espace public est un lieu où se forgent les identités féminines et masculines, produits de la société. Le processus de formation de ces identités constitue le sujet d'étude des Gender Studies, discipline universitaire d'origine anglo-saxonne qui permet de mieux saisir les rapports entre les hommes et les femmes, mais aussi ce qui fait d'une femme, au sens biologique, une femme au sens social. De nombreuses auteur-e-s anglo- saxon-e-s et français-e-s se sont penché-e-s sur la question du genre (Butler, 2005 ; Delphy, 2001 ; Denèfle, 2004 ; Goffmann, 1979), donnant ainsi une matière théorique dense pour le traitement de mon mémoire. Néanmoins, les Gender Studies traitent aussi de ce qui peut remettre ces identités en cause, avec notamment la théorie du « queer », ces « transgenres » qui contredisent les identités classiques de part une manière de se comporter et des attirances sexuelles qui transgressent les rapports classiques. Malgré l'intérêt pour la question, et afin de donner un cadre plus précis à mon mémoire, je ne traiterai pas des usages qu’ont les homosexuels, mais je me concentrerai sur le cas pratique des femmes hétérosexuelles. Cette catégorie étant elle-même très large, en prenant compte des tranches d'âge par exemple, je me concentrerai sur le cas des femmes de moins de 30ans, choix que je justifie dans ma partie méthodologique. Marylène Lieber construit son enquête autour de l’idée commune et populaire que la femme est plus « vulnérable » que l’homme dans l’espace public, et qu’elle doit, pour pouvoir tout de même assouvir son envie de sortir en ville, développer un ensemble de stratégies et de tactiques d’évitement pour éviter tout risque potentiel (Jaspard et al, 2007). Mon enquête se rapproche de cette idée, mais prend une dimension différente. Si je m’intéresse à l’ensemble des tactiques que développent les femmes, et à la question de leurs craintes (parfois dissimulées) lors de leurs pratiques de la ville, j’inclus également une véritable réflexion sur la dimension spatiale de ces stratégies. La ville, fabriquée pour un citoyen neutre, ne comprend pas la notion de genre. Le terme même de neutralité cache difficilement le fait que la ville ait été construite, jusqu’à très récemment, uniquement par les hommes, et pour les hommes. En effet, dans la société traditionnelle, les femmes sont rapportées à la sphère intérieure du foyer, alors que les
  • 5. 5 hommes sont associés à l’extérieur, car seuls actifs du ménage, et ont donc une pratique plus élargie de la ville. La ville est alors l’expression d’une domination masculine qui a toujours une influence sur les pratiques des femmes, en particulier dans un contexte nocturne, où sortir seule n’est pas considéré comme une pratique correspondant aux normes de bonne conduite (Schiltz, 2007). Au moment où les femmes sont à l’extérieur et calculent leur attitude par rapport aux dangers potentiels et aux hommes qui pourraient les importuner, elles procèdent aussi à une véritable réflexion sur leur position dans l’espace. L’aménagement de la ville, la disposition des rues ou des transports vont donc avoir une influence décisive sur leur choix de tactiques à adopter lors de leurs sorties nocturnes. Elles ont intériorisé l’idée qu’elles sont « vulnérables », et par cette position généralement considérée comme « allant de soi » (Lieber, 2005), elles ont développé des craintes face à l’épreuve de la ville parfois nettement exprimées par ces dernières. Elles interagissent alors sans cesse avec leur environnement pour adopter une attitude en adéquation avec le milieu dans lequel elles se trouvent, afin de se prémunir de tous risques. On peut ainsi se poser la question suivante : En quoi les pratiques urbaines des femmes sont influencées par leur environnement, en particulier dans un cadre nocturne ? Comment leur attitude reflète-t-elle cette double injonction paradoxale, à savoir cette tension entre leur volonté de pratiquer de manière indépendante l’espace urbain, et l’injonction normée d’adopter une attitude répondant à leur position « vulnérable » ? L’enquête a permis de faire ressortir de grands thèmes récurrents au fil des entretiens, thèmes développés et problématisés au sein de ce mémoire. En premier lieu, l’image de la femme seule en ville est une position qui concentre les craintes féminines, et dans laquelle transparaît le poids des normes sexuées. Pour assumer cette position solitaire la nuit en ville, les jeunes femmes développent alors une grande variété de tactiques qui relèvent du contrôle de l’espace. Ces tactiques sont alors censées faire baisser les « risques » qu’elles encourent en sortant seule, et par la même diminuer leurs craintes à l’idée de sortir seule. Enfin, à travers les entretiens, les jeunes femmes dévoilent la construction de limites souvent inconscientes dans leur pratique urbaine. Ces limites peuvent être physiques, par la création de zones d’évitement dans la ville, mais aussi temporelles ou encore vestimentaires. Autant de limites qui trouvent leur naissance dans l’intégration du rapport de domination masculine, dans cet espace marqué par le « danger masculin ».
  • 6. 6 Méthodologie Le choix de l’enquête qualitative La question des pratiques urbaines qu’ont les femmes la nuit est un thème difficilement abordable par la simple lecture d’ouvrages. Afin de pouvoir aborder le sujet en profondeur, et de saisir ainsi la diversité des attitudes et des pratiques face aux sorties nocturnes, il était nécessaire de procéder à une enquête qualitative. La méthode de l’enquête comporte un double avantage : elle permet, au travers des questions posées, de toucher un ensemble de thèmes assez variés à propos des pratiques féminines, mais elle permet aussi, par la forme dialoguée de l’entretien, de prendre en compte les contradictions présentes au sein du discours de la personne entretenue. La forme de l’entretien permet ainsi de mieux comprendre le cheminement de la pensée de l’enquêtée à travers la tournure de ses réponses, processus qui peut être intéressant pour mieux saisir le poids des normes sur la jeune femme. Cette enquête se compose d’une série de 15 entretiens auprès de jeunes femmes de 20 à 29ans, étudiantes pour la plupart, mais aussi actives pour quelques-unes d’entre elles. En raison de mon terrain d’étude, Paris, j’ai compris dans mon échantillon aussi bien des femmes habitant dans Paris que des femmes habitant en banlieue. La diversité des lieux d’habitation avait l’avantage de donner à voir des stratégies plus variées dans les transports ou pour la question du retour, du fait de la diversité des destinations. Le choix de l’échantillon : pourquoi la tranche d’âge des 20-30ans ? Le choix d’une telle tranche d’âge, si elle permet de prime abord de cibler un échantillon plus précis, n’a pas été un choix innocent. Le choix de cet échantillon est le résultat de mes lectures, notamment celle de l’article de Stéphanie Condon, Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines. A travers son article, Stéphanie Condon reprend les chiffres de l’enquête Enveff (Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France), et met en exergue un constat quelque peu surprenant : si les femmes de moins de 25ans sont celles qui sortent le plus, ce sont aussi celles qui ressentent le plus le sentiment de peur pendant leurs déplacements et leurs sorties. Si elles sortent plus fréquemment que les autres tranches d’âge, elles sont « 68,6% […] qui craignent de passer par certaines rues et 69,4% dans les endroits peu fréquentés […], contre 61,7% en moyenne ». Si le résultat semble paradoxal, il peut aussi être la marque d’une plus grande sollicitation de ces jeunes femmes par les personnes extérieures qui justifierait l’importance
  • 7. 7 de ces pourcentages. Un tel résultat m’a donc intrigué et donné envie d’étudier plus en profondeur les pratiques de ce groupe de jeunes femmes. Le choix du type de l’entretien Pour mener les entretiens, j’ai adopté la méthode de l’entretien compréhensif, développé par Jean-Claude Kaufmann1 . Ce type d’entretien permettait d’instaurer un cadre plus libre, en créant ainsi avec l’enquêtée une sorte de conversation qui diminuait l’aspect rigide et lourd de l’entretien. Ainsi, l’enquêtée pouvait librement développer un thème pouvant mener à des réflexions parfois très pertinentes, et ce sans se sentir jugée sur ses connaissances de la ville ni ses pratiques. Seule ma méthode de traitement des données a différé de la méthode proposée par Kaufmann. Contrairement à la méthode décrite par Kaufmann, qui consistait à un mélange de retranscription partielle et d’analyse directe, j’ai préféré la méthode plus classique de la retranscription intégrale, qui me semblait plus simple et plus rapide. Le choix du plan de métro de Paris Vers la fin de l’entretien, je voulais réaliser un exercice de carte mentale avec la personne entretenue, afin d’étudier de façon plus spatialisée la question des limites. L’intérêt était de partir sur une carte de Paris, mon terrain, afin que l’enquêtée entoure les quartiers qu’elle fréquentait, et qu’elle barre les endroits où elle ne se rendrait pas. Mais, en me posant la question des repères, il m’a semblé plus judicieux d’effectuer cet exercice sur un plan du métro parisien. Les raisons sont multiples : le plan de métro a l’avantage d’être connu de toutes, et d’être utilisé quotidiennement par les jeunes femmes. La représentation mentale de Paris est aussi plus aisée par le biais de ce plan, le nom des stations permettant de situer facilement un quartier dans l’espace parisien. Une carte classique de Paris aurait alors rendu l’exercice plus long et complexe, de par la présence d’une foule d’informations rendant plus difficile le repérage d’un quartier par rapport à un autre. La forme du plan de métro a d’ailleurs été globalement bien accueillie, et appuyée par l’aveu de certaines, qui auraient été « perdue(s) » face une carte classique de Paris. 1 Kaufmann Jean-Claude, 2011, L’entretien compréhensif, Armand Colin
  • 8. 8 I - Etre seule en ville : une position peu commune, la crainte permanente du danger A travers cette première partie, je m’attacherai à étudier l’image que les jeunes femmes ont des sorties seules la nuit. L’idée sous-jacente qui parcourt ces réflexions est bien celle d’un manque de légitimité à être à l’extérieur en dehors des heures dites « correctes », et traduit plus largement le poids des normes sociales, bien visibles à travers les discours des proches et des institutions. 1) Le poids de la norme : l’intériorisation de la « naturelle vulnérabilité de la femme » Un manque de légitimité à être seule la nuit dans la rue Les jeunes femmes que j’ai pu interroger ont, pour la plupart, bien énoncé ce manque de légitimité. Il n’est pas normal, selon elles, d’être seule dans la rue passée une certaine heure, et encore plus si cette sortie n’est pas justifiée par une raison précise ou un but à atteindre. Céline Camus, dans l’ouvrage de Sylvette Denèfle2 , relève bien cette idée selon laquelle les jeunes femmes, si elles sortent le soir, doivent pratiquer l’espace public pour « une raison précise et légitime », afin de se sentir elles-mêmes légitimes dans cet espace. Sans cette autojustification, le malaise semble palpable. Violette a bien résumé ce sentiment à travers son expérience de la Gare du Nord, à 2 heures du matin, un dimanche : « Enfin, j’avais un peu la trouille, et en même temps pas non plus quoi. Enfin c’est un truc un peu bizarre qui fait que j’ai une sorte d’autocontrainte, je me dis « putain merde, il est 2 heures, t’es à Gare du Nord, tu devrais pas rentrer à pied » et en même temps je suis rentrée à pied, et puis voilà quoi. »3 . Violette a tenté de comprendre pourquoi elle ressentait un tel sentiment de gêne, et en prenant un peu de hauteur révèle ce qu’elle nomme « une sorte d’autocontrainte ». Cette autocontrainte lui donne ainsi le sentiment d’être « incongrue ». Mais quelle est l’origine de cette « autocontrainte » qui semble justifier ce manque de légitimité des jeunes femmes à pratiquer l’espace public ? Ce processus est fortement lié à une perception de l’espace public comme espace « hostile » pour les jeunes femmes, cette hostilité étant comprise par ces dernières comme 2 Denèfle S. (dir.), 2004, Femmes et villes, Tours, Presses universitaires François-Rabelais 3 Cf. Annexe n°3 p.53
  • 9. 9 une caractéristique « allant de soi »4 . Et si ce processus parait aussi bien intégré dans les pratiques féminines, et porter un aspect presque « naturel » pour les jeunes femmes, c’est en parti lié à l’efficacité de la double démarche dont il résulte : l’importance des rappels à l’ordre pour faciliter l’intégration d’un discours prônant la vulnérabilité de la femme face à la « force » de l’homme. L’influence des proches et des médias, ou le perpétuel rappel à l’ordre Les préventions des proches, les mauvaises expériences effrayantes racontées entre amies, ou encore les faits divers des médias, constituent autant de rappels à l’ordre quant à la prétendue vulnérabilité des jeunes femmes dans leurs sorties nocturnes. Et si cette vulnérabilité n’est pas toujours avouée par les jeunes femmes, nombreuses sont celles à énoncer la présence de rappels à l’ordre de la part de leur famille, amis, des médias voire même des autorités ! Pauline, 20ans, a ainsi été confrontée à un rappel à l’ordre peu commun : « j’étais en train de marcher au Kremlin-Bicêtre, […] je me sentais bien […]. Et y a une voiture de flics qui s’est arrêtée, pour me demander ce que je faisais dehors à cette heure-ci, alors que j’étais une fille, et que c’était quand même n’importe quoi, et que j’étais irresponsable, fallait que je rentre chez moi vite fait »5 . Dans le cas de Pauline, le message est clair : il s’agit de faire culpabiliser la jeune femme pour avoir osé s’aventurer seule dans la rue à une heure que la norme jugeait incorrecte. On retourne ainsi le processus de victimisation : en cas d’agression, la jeune femme serait alors aussi responsable que son agresseur, puisque jugée comme « irresponsable » de sortir aussi tardivement. Le discours des deux policiers, en plus d’être culpabilisant, marque nettement les limites des pratiques féminines dans un cadre nocturne, et édicte ainsi une norme contraignante contre « l’intolérable indépendance des femmes »6 . Face à ce rappel à l’ordre très clair, les préventions des proches semblent plus détournées, en prenant la forme de conseils avisés. Les jeunes femmes qui reçoivent des rappels de ce genre par leurs parents les décrivent d’ailleurs souvent comme angoissés : « Il est hyper angoissé »7 affirme Ingrid en parlant de son père. Les conseils avisés semblent aussi toujours figurés un danger potentiel. Cette démarche est perceptible dans le cas de 4 Marylène Lieber in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les femmes, Trois pas en avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan 5 Cf. Annexe n°3, entretien p.68 6 Cf. Marie-Ange Schiltz in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les femmes, Trois pas en avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan 7 Cf. Annexe n°3, entretien p.37
  • 10. 10 Constance : « ma mère, ma sœur […] elles me font « hm bah fais gaffe à toi et tout » »8 . Cette invitation à « faire gaffe » intègre de manière claire cette notion de danger. Sinon, contre quoi faudrait-il se prémunir ? Mais le cas de Claire est certainement le plus éclairant, et celui qui montre avec le plus de force que ces rappels sont surtout adressés aux jeunes femmes en devenir. Originaire de Marseille, « Moi, j’ai eu le droit de prendre le bus qu’à 14ans, parce que avant, bah, les parents, ils le sentaient pas trop ». Mais cette précaution semble disparaître quand il s’agit de son frère : « Mon frère a 11 ans il pouvait prendre le bus, le train […] J’ai toujours trouvé ça très injuste, mais… Ils ont pas du tout eu la même réaction, enfin surtout ma mère. Elle avait beaucoup plus peur pour moi »9 . On a ainsi, par l’application d’une éducation différenciée selon le sexe, la marque d’intégration des normes sexuées par des jeunes filles qui ne sont pas encore des femmes. En multipliant les précautions, par le biais d’un traitement différencié, et en soulignant la dangerosité de l’extérieur par ce traitement, Claire a ainsi intégré beaucoup plus facilement l’idée de sa propre vulnérabilité dans l’espace public, développant ainsi chez elle ce caractère « angoissé » qui va marquer ces pratiques nocturnes. L’influence de l’éducation sur l’intégration des normes est étudiée par Céline Camus, qui montre ainsi que les hommes et les femmes intègrent par le biais de leur éducation les lieux qu’ils sont « légitimes de fréquenter ». La différenciation des sexes dans l’apprentissage de l’espace entraîne alors une « division sexuelle de l’espace »10 . Enfin, les médias constituent une dernière forme de rappel à l’ordre, plus quotidienne cette fois, par la multitude de faits divers énoncés dans les journaux gratuits du métro jusqu’au journal télévisée de 20 heures. Ces récits, qui versent souvent dans le sensationnalisme, contribuent à la formation d’images effrayantes de la ville, qui vont une fois encore nourrir le sentiment d’insécurité des jeunes femmes et entraîner une pratique plus restreinte de la ville. Ce lien entre récits médiatiques et pratiques restreintes de la ville est montré de manière claire par les jeunes femmes. Laetitia explique ainsi que « toute seule, rentrée comme ça, c’est pas du tout dans mon optique, avec tout ce que j’entends dans les journaux, à la télévision, je me sens pas très en sécurité de partir comme ça »11 . Inès, qui semble pourtant moins contrainte dans ces déplacements, semble aussi marquée par l’influence du discours médiatique : « c’est souvent les médias qui me font prendre conscience, mais qui me font peur »12 . Les entretiens prouvent donc la véritable influence des médias sur les façons de voir la ville et de la pratiquer par les femmes. Mais ils 8 Cf. Annexe n°3, entretien p.6 9 Cf. Annexe n°3, entretien p.18 10 Article de Céline Camus in Denèfle S. (dir.), 2004, Femmes et villes, Tours, Presses universitaires François-Rabelais 11 Cf. Annexe n°3, entretien p.39 12 Cf. Annexe n°3, entretien p.54
  • 11. 11 permettent aussi, de manière pernicieuse, de continuer de justifier la prétendue « vulnérabilité » des femmes, en véhiculant constamment l’image de la femme comme victime face à un agresseur tout puissant, souvent masculin, contre qui elle ne peut rien faire. L’assignation des rôles de sexes, une explication claire à cette image de « femme vulnérable » Si le rôle des rappels à l’ordre est clair, comment expliquer la transmission si simple de ces normes sexuées qui fondent la « vulnérabilité » de la femme ? Les multiples processus de rappels à l’ordre nourrissent un sentiment d’insécurité chez les femmes. Ce mécanisme contribue à considérer le sentiment d’insécurité comme un sentiment ayant naturellement cours chez les femmes, comme si celui-ci faisait partie de la nature des femmes13 . Pourtant, il s’agit d’un sentiment construit par une société où l’assignation des rôles de sexe est encore centrale, justifiant une vision très genrée des espaces urbains et des pratiques. Toute la société contemporaine occidentale est construite à travers les représentations sociales des rôles de la « femme » et de « l’homme » comme êtres construits (et non comme êtres biologiques). En effet, selon Judith Butler, « le genre est culturellement construit indépendamment de l’irréductibilité biologique qui semble attachée au sexe »14 . La distinction entre les catégories construites « femme » et « homme » est donc bien le résultat d’un procédé social qui va, lui, progressivement tenter de justifier la place de l’un et de l’autre par rapport à son appartenance biologique (la définition des rôles de l’un et de l’autre se faisant le plus souvent à l’avantage de l’homme, dans une société marquée par la domination patriarcale). Puisqu’on est un homme, on sera fort et viril, actif et plus facilement agressif. Puisqu’on est une femme, on sera douce et passive, fragile et vulnérable. Ces caractéristiques caricaturales ont pourtant un écho réel dans la société, comme le montre Goffman à travers les différentes interactions existantes entre hommes et femmes, notamment dans le procédé de séduction15 . L’intégration de ces rôles n’est pas le résultat d’un choix libre pour les femmes. Judith Butler cite alors la célèbre phrase de Simone de Beauvoir tirée du Deuxième Sexe, « on ne naît pas femme, on le devient ». Si cette citation rappelle le caractère construit du genre 13 Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines », Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294 14 Butler J., 1990, Gender Trouble, Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge 15 Goffman E., 1977 et 2002, L’Arrangement des sexes, Paris, La Dispute
  • 12. 12 féminin, Judith Butler précise que « l’on devient « femme », mais toujours sous la contrainte, l’obligation culturelle d’en devenir une »16 . L’idée de la vulnérabilité de la femme est donc clairement le résultat de ce processus d’assignation, réalisé sous le mode de la contrainte pour les femmes. Les femmes deviennent ainsi un être socialement construit, lui-même contraint dans ces pratiques par un ensemble de caractéristiques qui vont la placer comme « inférieure » par rapport à l’homme. Ce rapport d’infériorité par rapport à l’homme persiste encore aujourd’hui, malgré la présence d’une certaine évolution sociale qui prône une plus grande autonomie pour les femmes, et ce même dans la sphère publique17 , marque d’une domination patriarcale rampante et toujours bien présente, bien que sous des formes plus ou moins discrètes. 2) Tactiques pour éviter cette position fâcheuse Face à l’inquiétude d’être seule en ville, et l’existence d’un danger potentiel, les jeunes femmes tentent d’éviter cette position qui, selon l’heure et les personnes, est considérée comme plus ou moins dangereuse. Les jeunes femmes développent ainsi des stratégies diverses pour assurer leur seule présence dans l’espace public. Une présence physique : rentrer accompagnée Choix le plus radical, et souvent le plus difficile à mettre en place, certaines jeunes femmes affirment préférer la présence d’une autre personne à leur côté pour rentrer chez elles, ou tout simplement se déplacer en ville, passé une certaine heure. Cette personne, féminine comme masculine, est alors la garante de leur tranquillité pendant toute la durée de leur présence sur l’espace public, les jeunes femmes pensant généralement que le nombre va dissuader les âmes malintentionnées d’approcher. L’utilisation de cette technique, si elle est déjà conditionnée par le fait d’avoir quelqu’un prêt à les accompagner, est utilisée à des fréquences différentes selon les jeunes femmes. Sur les 5 femmes à avoir affirmées aimer rentrer accompagnée, seules deux ont avoué ne rentrer que rarement seules. Dans le cas de Sarah, cette pratique est liée à l’heure tardive à laquelle elle sort (jusqu’à l’aube quand elle sort en boite), mais aussi aux mauvaises expériences qu’elle a pu avoir quand elle est rentrée seule : « c’est très rare que 16 Butler J., 1990, Gender Trouble, Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge 17 Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines », Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294.
  • 13. 13 dans une sortie je rentre seule justement. […] J’ai déjà tenté deux/trois fois de rentrer toute seule, et j’ai pas de bons souvenirs. »18 Pour les autres jeunes femmes concernées, il s’agit plutôt d’un ressort occasionnel, lié à des conditions particulières, comme pour Pauline, 20ans : « j’emprunte les trajets que je connais bien, sinon, heu, je me débrouille pour rentrer avec quelqu’un »19 . La méconnaissance d’un lieu ou encore l’heure tardive à laquelle on rentre vont être autant de moteurs pour ne pas rentrer seule, sans pour autant être une pratique constante. Une présence immatérielle : comment se montrer « indisponible » Une autre stratégie peut être mise en œuvre par les jeunes femmes n’ayant pas trouvé d’accompagnateur-trice. A défaut d’une véritable présence physique, les jeunes femmes construisent une présence factice qui marque leur indisponibilité, et vont ainsi les conforter dans l’idée qu’on les laissera « tranquilles » grâce à cette tactique. Cette pratique est le plus souvent utilisée dans le cadre d’une position d’attente, mais aussi lors des déplacements en transports en commun. Elle est souvent une réponse à une position statique qui ne permet pas d’échappatoire si la jeune femme se fait aborder. Cette présence immatérielle est notamment construite par l’utilisation du portable. Ce moyen de communication se révèle être un véritable outil stratégique pour les jeunes femmes. Afin de combler l’attente sur un quai de métro, Inès met à l’œuvre cette stratégie dans le but de détourner l’attention des potentiels gêneurs : « j’appelle quelqu’un, je fais semblant de parler au téléphone, j’envoie un texto, je fais semblant d’être occupée, pour pas montrer que je suis… Disponible »20 . Autant de stratagèmes tournés autour de ce seul moyen de communication qui permet d’être en présence de quelqu’un d’autre, de façon immatérielle. Montrer son indisponibilité est donc considéré pour les jeunes femmes comme un moyen efficace de décourager un inconnu qui pourrait être tenté de les aborder. En effet, un individu sera sûrement moins tenté d’aller vers une personne en train de téléphoner, et donc moins susceptible d’être à son écoute, que vers une personne qui patiente sur un banc, et qui ne possède ni portable, ni mp3 (je reviendrai plus tard sur la place cruciale du mp3 dans les pratiques féminines). 18 Cf. Annexe n°3, entretien p. 35 19 Cf. Annexe n°3, entretien p.68 20 Cf. Annexe n°3, entretien p.54
  • 14. 14 Quand la foule est une masse rassurante, ou la fuite des rues désertes Mais la stratégie la plus répandue chez les jeunes femmes reste celle de la recherche des autres dans l’espace public pour éviter la prétendue dangereuse position de solitude. En effet, les multiples rappels à l’ordre ont nourri la vision d’une ville dangereuse dans laquelle la menace de l’agression est permanente, sorte de ville fantasmée où l’ombre de la violence rôde. Face à cette menace rampante, l’idée de la vulnérabilité de la jeune femme est accrue, et dans ce sentiment d’oppression, elle cherche la foule afin de se sentir moins seule, et donc potentiellement moins en danger. Nesrine résume assez bien le choix de cette stratégie : « Je me fonds dans la masse, je vais où y a beaucoup de gens, je reste jamais seule et isolée ».21 Les jeunes femmes justifient très souvent ce choix en l’opposant au danger d’être seule dans la rue, dépeignant par la même occasion le portrait de l’agresseur potentiel, portrait digne d’un thriller, et qui en dit long sur l’intégration des représentations des médias. Ainsi, pour Fanny, préférer les rues plus fréquentées, c’est éviter « de se retrouver toute seule face à un malade »22 . Pour Nesrine, « si y a personne, si y a quelqu’un qui veut t’agresser, y a une impunité certaine, y a personne qui va assister »23 . Dans l’esprit des jeunes femmes règne alors l’idée que seule, et sans défense face à leur agresseur, la femme doit forcément s’attendre au pire, de par une liberté de l’individu qui ne serait surveillé par personne. Encore une fois, les représentations des jeunes femmes semblent très empreintes des « scénarios du pire » souvent présents dans les différents récits des proches et des médias, scénarios qui les incitent fortement à ne pas emprunter des rues désertes, où le danger est « forcément » plus grand. Plus que de contraindre leur itinéraire, ce genre de discours annihilent toutes capacités qu’aurait la jeune femme à se défendre, les confortant ainsi dans cette position de vulnérabilité. Les jeunes femmes valorisent donc généralement le choix des rues fréquentées, des « grandes artères, fréquentées, avec du monde »24 , selon les mots de Fanny. La foule remplit alors la fonction de l’accompagnant. Pour la jeune femme, la fréquentation des espaces qu’elles empruntent est donc primordiale, puisqu’elle lui permet une certaine visibilité qui rend, selon elle, toute tentative d’agression dissuasive. Dans ma question sur les deux itinéraires25 , la réponse des jeunes femmes était donc le plus souvent « l’itinéraire le plus fréquenté ». La réponse de Claire concorde avec la tendance générale : « la sensation en fait d’insécurité, je la ressens par le vide. […] Mon premier choix c’est la fréquentation en 21 Cf. Annexe n°3, entretien p.36 22 Cf. Annexe n°3, entretien p.41 23 Cf. Annexe n°3, entretien p.36 24 Cf. Annexe n°3, entretien p.41 25 Cf. Annexe n°1, p.2
  • 15. 15 fait. Et puis, c’est con, mais la visibilité »26 . Pour Inès aussi, la présence de cette foule d’individus va constituer un anneau de sûreté : « quand y a plus de monde, c’est plus sécurisant »27 . Une autre croyance agite les jeunes femmes : c’est l’idée que si elles sont visibles, et qu’elles sont prises à partie sur la voie publique, les personnes extérieures viendront naturellement à leur secours. Pauline, 21ans, formule cette remarque : « je me dis toujours que si jamais y a quelqu’un qui vient m’emmerder, enfin y aura forcément quelqu’un qui viendra m’aider »28 . On peut observer, dans la permanence de cette conviction, le maintien de ce que Goffman qualifiera de « galanterie »29 . Dans les interactions traditionnelles observées par l’auteur, la femme, qui est considérée par l’homme comme un être fragile, sera naturellement secourue par lui en cas de problème ou de danger. Mais comme le souligne l’auteur, l’évolution des mœurs entraîne une diminution de la pratique de la galanterie. Les jeunes femmes attendent donc de cette foule anonyme un potentiel secours qui n’a plus rien de garanti (je traiterai un peu plus loin de l’indifférence fréquente de la foule). 3) Appréhension des sorties en solitaire et des mauvaises rencontres Une appréhension qui s’explique avant tout par l’attitude offensive des hommes A travers les entretiens, un sujet est cité de manière transversale : il s’agit de la sollicitation, forte et constante, des inconnus auprès des jeunes femmes. Au cours de leurs sorties, elles sont en effet rarement oubliées par ces individus, en majorité des hommes, qui vont les déranger dans leur soirée, leur trajet ou leur déplacement, seul ou à plusieurs, pour tenter une première approche, souvent peu subtile. Marion décrit cette approche, avec « des petits groupes où ils viennent t’accoster […] « Ha vous êtes très jolie » »30 . Les manières d’être abordées sont très variées (du compliment à l’insulte, en passant par les regards pesants ou la conversation forcée), l’interaction peut être longue ou courte, mais elles sont surtout très fréquentes. Pauline, 20ans, dit se faire aborder « au moins ouais, 2/3 fois par semaine »31 , alors qu’Inès est accostée « entre 5 et 10 fois par semaine »32 . Cette situation peut aller jusqu’à devenir quotidienne, comme c’est le cas pour Fanny, qui est abordée « au 26 Cf. Annexe n°3, entretien p.18 27 Cf. Annexe n°3, entretien p.54 28 Cf. Annexe n°3, entretien p.8 29 Goffman E., 1977 et 2002, L’Arrangement des sexes, Paris, La Dispute 30 Cf. Annexe n°3, entretien p.52 31 Cf. Annexe n°3, entretien p.68 32 Cf. Annexe n°3, entretien p.54
  • 16. 16 moins deux/trois fois par jour »33 . Les jeunes femmes ne sont donc jamais tranquilles dans leurs sorties, et ne peuvent se considérer comme telles, quand elles sont sans cesse sollicitées par l’intervention intempestive de certains hommes. En effet, si elles sont sollicitées fréquemment, il s’agit rarement pour elles de répondre à une information simple comme donner l’heure ou orienter un passant. Le plus souvent, les hommes qui se permettent cette démarche sont dans la drague « lourde » voire même l’invitation sexuelle. Claire s’agace d’être abordée de la sorte : « t’as pas vraiment envie de sortir dans la rue pour que les gens te remarquent, enfin t’es pas un être sexué à chaque fois que tu fais quoique ce soit ! »34 . Dans ces interactions, les jeunes femmes sont avant tout abordées en raison de leur appartenance sexuelle. Elles sont systématiquement considérées comme des objets sexués de désir, et non comme des individus à part entière. Stéphanie Condon étudie aussi, au sein de son article, ce « sexisme ordinaire » présent dans les espaces publics, en précisant qu’il présuppose « la disponibilité sexuelle des femmes… non accompagnées »35 . Ainsi, la femme seule est, aux yeux des hommes, un être plus abordable qui sera facilement ouverte à toutes propositions. Cette manière de considérer les femmes est souvent reprise par les jeunes femmes entretenues à travers une même image, celle du « bout de viande ». Utilisée à maintes reprises dans les entretiens, cette expression illustre très bien comment les jeunes filles se ressentent sous les regards parfois libidineux de certains hommes. Pauline, 20ans, utilise l’expression avec humour : « t’es une espèce de … D’énorme bout de viande, entouré de gens qui n’ont pas mangé depuis 3 jours ! »36 . L’utilisation constante de ce terme appuie avec force l’idée d’une femme objectifiée dans l’espace public, et dont l’atteinte de l’intimité ne constitue pas un obstacle afin de répondre à ses propres besoins et désirs. Si les jeunes femmes affirment que la façon dont on les aborde n’a souvent « rien de méchant », elles s’accordent par contre toutes à dire qu’elles ne considèrent pas la démarche comme normale. Ingrid, par ces propos, résume bien le sentiment général : « c’est agressif parce que les mecs ils rentrent dans ta bulle »37 . En effet, l’anormalité de la démarche est avant tout liée au fait que des inconnus s’adressent à elles de manière frontale. Marylène Lieber explicite les raisons de ce sentiment d’anormalité.38 Elle rappelle qu’il existe 3 distances propres aux interactions : la « distance intime », qui concerne l’espace direct autour d’une personne, la « distance publique », qui a lieu dans les relations 33 Cf. Annexe n°3, entretien p.41 34 Cf. Annexe n°3, entretien p.18 35 Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines », Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294. 36 Cf. Annexe n°3, entretien p.68 37 Cf. Annexe n°3, entretien p.37 38 Marylène Lieber in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les femmes, Trois pas en avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan
  • 17. 17 avec les personnes inconnues, et enfin la « distance sociale », sorte de demi-mesure dans laquelle Marylène Lieber inclut « les personnes à l’aise pour les relations sociales routinières […] dans un cadre précis », à l’image du serveur. Les inconnus qui abordent les jeunes femmes transgressent ainsi les distances instaurées, pour parvenir directement à une « distance intime » réservée uniquement aux proches. Pour Marylène Lieber, cette intrusion constitue une véritable « tentative d’appropriation de leur personne », forme de violence symbolique qui peut en préfigurer d’autres, plus concrètes. Face à ces intrusions, les jeunes femmes ont alors une crainte principale : celle d’un dérapage dans l’interaction. Pour anticiper ce risque, les jeunes femmes se voient donc contraintes dans leurs interactions, face à des hommes qui, en plus d’être offensifs dans leur démarche, peuvent s’avérer violents si la forme de l’échange ne leur convient pas. Elles se sentent donc contraintes de jouer de politesse afin de ne pas subir de remontrances, idée que formule Inès : « je me dis que si je réponds pas du tout, ils le prendront très mal, et y en a qui peuvent devenir agressif »39 . Mais la plupart des jeunes femmes n’adoptent cette attitude qu’après avoir jaugé le taux de risque. Ainsi, si elles ne considèrent pas la personne comme potentiellement dangereuse, elles auront plutôt tendance à ignorer son intrusion et à s’éloigner, ce que Constance avoue faire la plupart du temps : « j’ai mon casque sur les oreilles, dans quel cas je trace, je marche hyper vite, je m’en vais quoi »40 . Une sollicitation permanente qui rend l’acte presque banal, mais dans Paris seulement ? Si la démarche est perçue comme anormale par la plupart des jeunes femmes, elle leur parait également banale, puisque quasiment quotidienne. Se faire aborder dans Paris semble presque faire partie du décor. Un homme vous parle, vous feignez l’indifférence et continuez votre chemin. Un schéma classique qui ne cesse de se reproduire chez ces jeunes femmes, même si pour certaines, la banalité de ce genre d’interaction se limite à l’espace de Paris. Marine affirme qu’ailleurs, ce genre de contact lui semblerait bien plus suspect: « les gars qui viennent essayer de te parler, ou qui chuchotent des trucs ou des choses comme ça, ça c’est plutôt banal en fait à Paris […] En dehors de Paris ce serait… Ouais, ça serait plus bizarre »41 . Cette affirmation peut s’expliquer par la position même de Paris comme grande ville. L’importance d’une foule quotidienne, et de la promiscuité, générée par les transports en commun en particulier, augmente le risque de ce genre d’interactions, par la présence d’un 39 Cf. Annexe n°3, entretien p.54 40 Cf. Annexe n°3, entretien p.6 41 Cf. Annexe n°3, entretien p.32
  • 18. 18 plus grand nombre d’hommes capables de potentiellement aborder frontalement une jeune femme, de manière malintentionnée ou non. Face aux mauvaises rencontres, l’indifférence des autres : quand la foule rassurante devient inutile Un dernier facteur peut renforcer les craintes des jeunes femmes face aux mauvaises rencontres. Il concerne la foule, tout à l’heure rassurante et recherchée par celles-ci pour son caractère dissuasif. Mais cette caractéristique se révèle souvent être une pure chimère quand les enquêtées sont malgré tout prises à parti dans des endroits fréquentés. Loin d’une solidarité entre passants, la foule est marquée par une grande indifférence à l’égard des problèmes qui peuvent exister sur l’espace parcouru. Rares sont les personnes à intervenir, au risque d’être prises à parti à leur tour. Les jeunes femmes prennent alors conscience que l’aspect sécurisant de la foule est illusoire, et dans leur expérience ressente une double solitude : solitude vis-à-vis de l’agresseur, et solitude vis-à-vis de la foule impassible. Ingrid, alors qu’elle et son amie se font toucher le postérieur par un homme âgé de plus de 40ans à un arrêt de bus, expérimente l’indifférence des passants. Elle se sent encore profondément révoltée par cette impassibilité : « on avait heu, je sais pas, 17ans, et les gens ils ont rien foutu ! […] Ils s’en foutent quoi, et ça ça me fait vachement peur à Paris, c’est justement les gens autour »42 . L’indifférence des autres peut donc aussi être source de frayeur, renforçant ainsi un peu plus le sentiment de vulnérabilité dans un espace public qu’on parcourt seule, même en présence des autres. L’ensemble des éléments auxquels sont confrontées les jeunes femmes au cours de leurs sorties nocturnes (sollicitations non souhaitées, indifférence des autres) vont être autant d’éléments de justification à ce sentiment de vulnérabilité, et aux craintes qu’elles éprouvent. Mais ils vont aussi être la justification d’une pratique de la ville dictée par le principe de précaution. Celui-ci va alors être à l’origine d’une foule de stratégies confortant les jeunes femmes, persuadées de prendre moins de risques en les utilisant. Ces stratégies sont alors des sortes d’« arrangements » entre l’idée que l’espace public leur est hostile à certaines heures et leurs sorties effectives »43 . 42 Cf. Annexe n°3, entretien p.37 43 Lieber Marylène, « Quand des faits « anodins » se font menaces : A propos du harcèlement ordinaire dans les espaces publics » in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les femmes, Trois pas en avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan
  • 19. 19 II – Contrôle de l’espace : des tactiques pour accéder à l’espace public Dans cette deuxième partie, je vais donc étudier plus particulièrement les tactiques que les femmes mettent en place pour pouvoir sortir et ainsi affirmer leur liberté de mouvements en ville, jouant ainsi avec les normes qui leur concèdent une certaine vulnérabilité, élément qui, comme on l’a vu, a été inconsciemment intégrée par ces femmes. 1) « Faire attention » : une position « naturelle » « Se méfier », « faire gaffe » : une réponse qui semble naturelle pour une attitude construite Presque toutes les femmes avec qui j’ai pu avoir des entretiens ont répété cette même expression, comme une litanie : « Je fais attention », « Je fais gaffe ». « On essaie de faire gaffe »44 affirme Ingrid, comme s’il s’agissait d’une sorte d’attention naturelle, toute simple. Pourtant, l’expression « faire gaffe » renvoie, selon Marylène Lieber, à un « long travail de préparation présenté comme naturel »45 . Cette attitude méfiante et prudente dans l’espace public n’a donc rien de naturel. Elle est le résultat d’une construction mentale complexe impliquant la fabrication de nombreuses tactiques d’évitement. Cette « véritable vigilance mentale »46 n’est donc pas une aptitude présente chez la femme de manière innée. Elle est plutôt le résultat des multiples rappels à l’ordre, et plus largement de l’intégration des normes sexuées par la jeune femme. Mais cet état semble si bien intégré aux manières de sortir des jeunes femmes qu’il devient presque un automatisme, une pratique inconsciente. Ce caractère automatique est bien relevé par Inès : « ça passe par pleins de petits trucs qui, quand t’es une fille et quand tu sors en ville, même inconsciemment… »47 . Inès reconnait donc à la fois l’existence, au sein de cette attitude, d’une multitude de petites stratégies qui vont engendrer cette stratégie globale, mais aussi du fonctionnement souvent inconscient de cette stratégie. 44 Cf. Annexe n°3, entretien p. 37 45 Marylène Lieber in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les femmes, Trois pas en avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan 46 Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines », Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294 47 Cf. Annexe n°3, entretien p.54
  • 20. 20 Les jeunes femmes justifient toutes cette position prudente comme un moyen de réduire les risques existants au dehors. Pour Nesrine, faire gaffe, « c’est réduire le risque »48 . Inès confirme que « c’est un peu un mécanisme de sécurité »49 . Dans cet état de vigilance permanente, les jeunes femmes sont alors à l’affût du moindre danger, et n’hésite pas à le contourner, à l’éviter le plus possible, comme l’affirme Marine : « Je m’interdis pas, mais si je peux éviter, j’évite »50 . C’est par le biais de ces stratégies d’évitement que « la crainte de sortir […] se manifeste […] notamment pour tromper sa peur »51 . Face à toutes ces femmes qui avouent « faire gaffe », une seule se tient en contradiction avec ce discours, par une vision déconstruite du « risque » et un regard distancé vis-à-vis des peurs véhiculées. Il s’agit de Violette, qui se refuse à intégrer l’idée d’un danger extérieur, contrairement aux autres femmes : « j’ai pas envie d’intérioriser l’idée […] … D’intérioriser soi-même l’idée qu’on est inférieure et possiblement attaquée, possiblement une victime de quelque chose »52 . Elle refuse ainsi ce qu’elle qualifie d’ « anticipation paranoïaque », critiquant au passage la position des autres femmes. Mais sa position constitue néanmoins une exception, quand le reste des jeunes femmes conserve une vision intégrant l’existence de ces risques en ville. La contradiction obligatoire des jeunes femmes, entre apparente sérénité et attitude méfiante dissimulée A travers les entretiens se profile la permanence d’un double discours, entre liberté et autocontrôle. La jeune femme énonce toujours à la fois sa liberté à pouvoir sortir où elle veut, et se refuse à être limitée dans ses sorties. Cette affirmation de leur liberté se fait toujours en prenant le cas extrême d’une femme qui resterait cloîtrée chez elle, comme le fait Isaline : « Je resterai pas cloitrée en me disant « holala c’est dangereux, je vais me faire agresser à tous les coins de rues ». »53 . Au contraire de l’image négative d’une femme qui, envahie par ses propres peurs, n’oserait plus sortir, les jeunes femmes se posent donc comme des femmes actives et libres de leurs déplacements. Mais dans le même temps, les femmes entretenues précisent que pour que cette liberté puisse prendre sa pleine mesure, elle doit être accompagnée par cette attitude de méfiance, qui joue le rôle de garde-fou pour éviter les risques. Pourtant, cette attitude semble entraîner une pratique contrainte de la ville, en créant au sein de celle-ci des zones d’évitement puisque considérées comme zones à risque. Cette attitude semble alors 48 Cf. Annexe n°3, entretien p.36 49 Cf. Annexe n°3, entretien p.54 50 Cf. Annexe n°3, entretien p.32 51 Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines », Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294. 52 Cf. Annexe n°3, entretien p.53 53 Cf. Annexe n°3, entretien p.83
  • 21. 21 opposée à l’affirmation première d’une liberté sans contrainte. Et dans le discours des jeunes femmes, la première idée contrebalance immédiatement l’autre, comme si elles intégraient cette attitude contrainte au sein de leur liberté d’agir. La contradiction ne pose par exemple pas de problème à Fanny quand, après m’avoir affirmé qu’elle sortait sans problème dans Paris, elle poursuit en ces termes : « je suis pas une angoissée née tu vois. C’est-à-dire que je, je prends des précautions, je me trimballe pas en jupe avec un décolleté, je, j’évite d’utiliser des endroits où je sais que c’est réputé pour craindre un peu »54 . Cette citation est bien la preuve d’un véritable mécanisme de langage (affirmation de sa liberté par la comparaison négative avec l’archétype de la femme angoissée, puis propos nuancé par l’aveu d’un mécanisme d’autocontrainte), mais aussi que Fanny s’impose des limites dans sa façon de pratiquer la ville. La prétendue liberté de ces jeunes femmes est en fait une liberté toute négociée entre elle-même, le danger extérieur qu’elles jaugent, et la norme. 2) Se positionner dans l’espace : l’impression de la maîtrise de son environnement, remède aux craintes nocturnes ? En « faisant gaffe », les femmes entretenues dévoilent une multitude de stratégies pour apprivoiser l’espace public et leurs propres craintes. Je n’étudierai ici que les principales et les plus répandues, afin d’éviter un effet « liste » laborieux. Dans la rue : des déplacements en fonction des autres Pour parcourir la ville comme pour rentrer chez soi, les jeunes femmes avouent adopter une attitude particulière quand elles se déplacent dans la rue. Les stratégies mises en œuvre dans ces moments ont un but en commun : ne pas attirer les regards, et ne pas être dérangée pendant son parcours par un inconnu. Elles tentent d’être les moins remarquables possibles, tout en signalant aux personnes extérieures qu’elles sont fermées à toute interaction. Les jeunes femmes ne stagnent pas dans la rue quand elles sont seules le soir. Elles sont le plus souvent en mouvement, et ce mouvement est marqué par sa rapidité. Comme si ces déplacements devaient être les plus brefs possibles, pour ne pas être trop exposées, toutes affirment marcher vite, et peut-être encore plus vite quand elles rentrent, tard le soir. Adeline confirme qu’elle accélère le pas une fois la nuit tombée : « J’ai toujours marché très très vite, et fait de grandes enjambées. Alors peut-être que quand je rentre le soir, je marche un tout petit chouïa plus vite »55 . L’intérêt, en utilisant la vitesse dans ses déplacements, est de paraître insaisissable et inabordable pour les autres, puisque trop rapide pour être arrêtée 54 Cf. Annexe n°3, entretien p.41 55 Cf. Annexe n°3, entretien p.33
  • 22. 22 dans sa course, et en même temps bien déterminée dans son parcours vers une destination précise. Au contraire, une femme marchant lentement et hésitant dans son trajet aura plus de chances d’être abordée par quelqu’un ayant ainsi plus le temps d’attirer son attention, sans qu’elle soit déjà loin. Une autre stratégie partagée par toutes se réfère à la maîtrise du regard. Si, quand elles disent « faire gaffe », elles répètent qu’elles observent sans cesse tout ce qui se passe autour d’elles et qu’elles ouvrent « bien grand les yeux », ici le discours change radicalement. Elles appliquent au contraire la méthode inverse, en baissant la tête et en évitant de poser le regard sur ce qui les entoure. En effet, le regard peut constituer un signal d’ouverture et de disponibilité, et regarder sans réelle attention un autre passant qui remarquerait ce regard pourrait être interprété par lui comme une invitation. Face à cette possibilité, les jeunes femmes s’efforcent de maîtriser leur regard afin de ne pas attirer l’attention. Mais cette tactique peut presque devenir un automatisme inconscient, comme dans le cas de Pauline, 20ans, qui a découvert, un soir, qu’elle appliquait cette stratégie sans même en avoir conscience : « La nuit je marche comme ça, dès que je croise quelqu’un, et je m’en suis rendue compte en plus y a vraiment pas longtemps, quand je croise quelqu’un je baisse la tête. […] C’est un réflexe, je me contrôle pas en plus ! »56 . Baisser la tête pour éviter le regard de l’autre, et une potentielle sollicitation de sa part, fait donc parti des stratégies permettant d’être la moins remarquable possible. Une autre tactique permet de montrer, de manière concrète, son indisponibilité. L’utilisation d’un lecteur de musique type mp3 est souvent citée par les jeunes femmes comme un moyen de se renfermer et de se détourner du monde extérieur. Pauline, 21ans, utilise beaucoup cette technique qu’elle considère comme rassurante et protectrice : « j’ai toujours mon ipod vissé sur les oreilles […] comme ça j’ai l’impression que ça me ferme au monde extérieur et que ça me protège »57 . Elle renvoie ainsi aux autres un signal d’indisponibilité fort, étant dans l’impossibilité même d’entendre les personnes qui pourraient tenter de s’adresser à elle. Mais il peut aussi avoir une utilisation plus destinée à appliquer une surveillance auditive à son environnement, en faisant office de camouflage. Sarah utilise souvent cette technique afin de tromper son possible agresseur, si agresseur il y a : « ma technique c’est, quand je rentre toute seule, je mets les écouteurs pour faire croire qu’il y a de la musique, mais y a pas de musique tu vois. […] En fait c’est pour éviter aussi l’agression par derrière tu vois. Pour entendre ce qu’il se passe autour de moi »58 . L’utilisation du mp3 peut donc avoir un objectif double, à la fois comme élément rassurant, et en même temps constituer un outil masquant une surveillance accrue à son environnement. 56 Cf. Annexe n°3, entretien p.68 57 Cf. Annexe n°3, entretien p.8 58 Cf. Annexe n°3, entretien p.35
  • 23. 23 Il peut ainsi aider à la réalisation de la dernière technique mentionnée, et qui se traduit plus par une action directe dans l’espace. Dans un contexte nocturne où la jeune femme serait amenée à rentrer seule, l’idée d’avoir une présence derrière elle peut alors lui donner l’impression d’être suivi, danger potentiel facteur de « forte pression psychologique »59 . Afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une filature, et plus largement de maîtriser son environnement, la jeune femme va alors soit ralentir sa marche, soit se positionner sur le côté, le but étant de laisser passer la personne derrière elle. Laetitia, dont la pratique de la ville est très marquée par la volonté de maîtriser son environnement, utilise souvent cette technique : « Quand quelqu’un marche derrière moi de trop près, je préfère me mettre sur le côté et le laisser passer pour que lui soit devant moi et comme ça je sais ce qu’il fait »60 . Par l’utilisation d’une telle technique, les doutes sur les intentions de la personne sont éludés, et la maîtrise de la jeune femme sur l’espace environnant est maintenue. Néanmoins, cette technique dénote un certain niveau de craintes que toutes les jeunes femmes ne possèdent pas. Dans les transports : attitude particulière et théorie du « bon wagon » Le cadre différent des transports en commun peut entraîner une attitude différente par rapport à la rue, notamment du fait de la forte promiscuité. Mais certaines techniques demeurent tout de même : le regard se doit d’être tout aussi maîtrisé dans les transports que dans la rue. Souvent, les jeunes femmes, comme Constance, se contentent de regarder leur pieds pour éviter tout contact visuel : « je regarde mes pieds à la limite, je fais pas trop de contacts visuels »61 . Cette technique est utilisée de manière d’autant plus importante qu’elle constitue un des codes des transports en commun : dans une situation où la proximité des corps est importante, la manière de préserver un semblant d’espace vital se fait par l’évitement des regards, qui permet ainsi de ne pas rappeler cette proximité et ainsi de ne pas gêner son entourage62 . Cette technique n’a là rien de spécifique aux femmes, puisqu’utilisée par tous, mais elle est peut-être plus indispensable encore pour les femmes que pour les hommes, afin de ne pas attiser l’intérêt des personnes présentes autour d’elles. L’utilisation du mp3 est aussi de rigueur dans cet espace, toujours afin de pouvoir s’isoler des autres, créer une bulle de protection rendant plus difficile toute approche. De même, la vitesse dans ses déplacements, pour un changement par exemple, est une pratique largement partagée dans les transports en commun comme le métro, aussi bien par 59 Maillochon Florence et l’équipe Enveff, 2004, « Violences dans l’espace public » in Denèfle Sylvette (dir.), Femmes et villes, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais 60 Cf. Annexe n°3, entretien p.39 61 Cf. Annexe n°3, entretien p.6 62 Ferreira José, 1996, Métro, Le combat pour l’espace : L’influence de l’aménagement spatial sur les relations entre les gens, Paris, L’Harmattan
  • 24. 24 les hommes que par les femmes. Cette sorte de règle implicite et imposée est bien rappelée par Isaline : « dans les métros tout du moins […] faut aller vite, faut se déplacer vite d’un point à un autre. Donc […] même si on est pas pressé, on va prendre cette attitude »63 . Il s’agit donc plus ici d’un réflexe de célérité que d’une technique de sécurité. Mais d’autres choix stratégiques sont plus spécifiques aux transports en commun. Nombreuses sont les jeunes femmes à éviter les stations de métro qui possèdent un grand nombre de changements et donc un nombre important de couloirs, comme Châtelet ou Nation. Deux explications sont données à un tel contournement : d’une part, ces « grosses stations », où le changement est plus long qu’ailleurs, sont souvent considérées comme peu agréables. Très fréquentées et peuplées, il est plus difficile de se frayer rapidement un chemin d’une ligne à une autre. Isaline confirme cet aspect désagréable : « Je vais éviter aussi d’aller dans les grosses stations du type Châtelet, Montparnasse. C’est la galère »64 . Mais ces stations peuvent aussi constituées des lieux de craintes pour d’autres femmes. La combinaison d’une foule disparate et de nombreux couloirs parfois longs va favoriser le développement, chez certaines femmes, d’une image négative de ces stations, en les considérant comme des lieux peu sûrs. Si Claire affirme ainsi ne pas avoir fait de changements à Châtelet la nuit depuis près d’un an et demi, c’est avant tout parce qu’elle considère ce lieu comme un endroit où les chances de faire une mauvaise rencontre sont accrues. Les jeunes femmes vont alors établir une sélection des stations qu’elles vont fréquenter, et pour certaines même une sélection des lignes et des moyens de transport qu’elles vont emprunter ou non. Dans un contexte nocturne, certaines femmes vont éviter d’utiliser certaines lignes de métro qu’elles vont considérer comme dangereuses dans leur ensemble. C’est le cas de Nesrine, qui, passée une certaine heure, pratique une sélection dans les lignes de métro qu’elle emprunte : « je sélectionne aussi les lignes le soir, je prends pas n’importe quelle ligne »65 . Elle dit alors éviter la ligne 4, qu’elle considère comme globalement « malfamée » et fréquentée par beaucoup de gens « ivres » (personnes qui peuvent alors constituer une source de danger, dans le sens où elles ne maîtrisent plus leurs faits et gestes). Elle lui préfèrera au contraire la 14, qu’elle considère comme « propre » dans le sens où toutes les personnes ne sont pas « ivres ». Cette sélection semble tout de même se baser en partie sur les on-dit, qui entraînent une vision déformée de la réalité de ces lignes, mais aussi sur des stéréotypes et caricatures qui peuvent entraîner une véritable ségrégation spatiale. On va ainsi éviter la 4, qui traverse au Nord le quartier populaire de la Goutte d’Or (majoritairement considéré par les femmes entretenues comme un endroit 63 Cf. Annexe n°3, entretien p.83 64 Cf. Annexe n°3, entretien p.83 65 Cf. Annexe n°3, entretien p. 36
  • 25. 25 « dangereux, à éviter »), et préférer la 14, plus récente, et traversant surtout les points importants et animés de Paris (Saint-Lazare, Châtelet, Gare de Lyon). Plus largement, certains moyens de transport nocturnes, et en particulier le noctilien, sont considérés pour beaucoup comme très peu sûrs et à éviter de préférence. Au fil des entretiens, beaucoup s’accordent à décrire le noctilien comme un moyen de transport dangereux, en particulier quand celui-ci s’enfonce ensuite dans la banlieue parisienne. Inès, qui habite à Saint-Denis, et qui considère pourtant que payer le taxi jusque chez elle est onéreux, refuse d’emprunter le noctilien : « Donc le noctilien toute seule à Saint-Denis, enfin… Non »66 . Mais pour toutes, ce n’est pas le moyen de transport en lui-même qui est incriminé, mais les personnes présentes à l’intérieur, qui rendent le noctilien peu rassurant. Il suffit à Nesrine, qui n’a pourtant jamais pris le noctilien, d’avoir vu les personnes attendant aux arrêts pour être catégorique sur le sujet : « mais je le prendrai jamais ça. C’est malfamé, très mal fréquenté »67 . D’autres, qui l’ont expérimenté, précisent leur critique, en visant avant tout les personnes qui l’utilisent, comme le fait Ingrid : « J’aime pas les noctiliens, je trouve que c’est une concentration de tous les gens bourrés de la soirée »68 . La réputation du noctilien se construit donc entre expériences et a priori, souvent nourris par les expériences des autres, ou encore les discours que l’on peut avoir à son sujet. Il constitue un transport à travers lequel les jeunes femmes concentrent bien l’ensemble de leurs craintes, principalement fondées en la présence de groupes de jeunes ivres qui peuvent potentiellement les aborder, et ainsi constituer une forme majeure de danger. Enfin, un autre thème est abordé à plusieurs reprises, et donne une explication intéressante des choix des femmes : il s’agit de la théorie du « bon wagon », termes de Laetitia. Elle définit par la même occasion ce qu’elle considère comme un « bon wagon » : « Le bon wagon, c’est celui où y a des femmes, des hommes mélangés. Pas que des hommes. Heu, où y a pas de personnes qui traînent »69 . Le « bon wagon » est donc nécessairement un lieu de mixité sexuelle, et un endroit dépourvu « d’indésirables » pouvant les déranger dans leur trajet. Adeline pratique aussi cette sélection, de par une observation furtive censée repérer immédiatement les « anomalies » pouvant être présentes. Cet exercice d’observation nécessite donc une concentration importante, ainsi qu’une certaine expérience pour réussir à déceler directement les rames à éviter. Adeline agit ainsi de la sorte : « si je vois le métro qui arrive et qu’y a une rame où y a un mec qui titube, bah je vais prendre la voiture d’à côté »70 . Encore une fois, l’image de l’homme ivre semble constituer un facteur déterminant dans le choix de l’évitement. 66 Cf. Annexe n°3, entretien p.54 67 Cf. Annexe n°3, entretien p.36 68 Cf. Annexe n°3, entretien p.37 69 Cf. Annexe n°3, entretien p.39 70 Cf. Annexe n°3, entretien p.33
  • 26. 26 L’attente, une non-action qui engendre une position particulière dans l’espace Dans les deux cas précédents, les jeunes femmes sont inscrites dans une situation de mouvement, mouvement de leur propre corps ou mouvement du moyen de transport choisi. Mais les femmes peuvent aussi être confrontées à des situations d’attente (pour attendre une amie par exemple) qui vont engendrer une position et une attitude particulière dans l’espace. Les jeunes femmes peuvent alors reprendre les tactiques mises en place afin de se montrer indisponibles (comme vu dans la première partie), la situation d’attente engendrant une vulnérabilité plus grande en raison de leur position statique. Cette position peut alors être considérée comme un signal d’ouverture pour les personnes extérieures, qui se dirigeront plus facilement vers elle. Ainsi, pour Inès, « l’attente, ça peut parfois être angoissant »71 , car la femme se retrouve fragilisée durant cette courte période. Mais l’attente peut aussi être ressentie de différentes manières selon les endroits. Laetitia, qui a attendu une fois ses amies sur la place de la Roquette, à Bastille, a bien ressenti cette différence : « attendre toute seule à Bastille, c’est pas comme attendre toute seule à Saint Michel et à la fontaine où tout le monde se donne rdv là-bas. C’est pas la même ambiance »72 . Elle a en effet mal vécu cette longue attente, de par la présence de nombreuses « personnes qui traînent » selon elle, présence vue de manière négative car constituant autant de personnes pouvant potentiellement l’aborder. Mise à mal dans sa recherche permanente de la maîtrise de son environnement, Laetitia va donc suivre une attitude de repli défensif, en se positionnant dos contre le kiosque présent sur la place. Cette position possède un double avantage : elle empêche d’être abordée par derrière, et permet en même temps de voir tout ce qui se passe autour d’elle. L’exemple de Laetitia illustre bien les tactiques mises en place par les femmes en cas d’attente. En plus des stratégies existantes pour marquer son indisponibilité, les tactiques utilisées ici seront plutôt des stratégies de positionnement dans l’espace, afin de s’assurer le meilleur contrôle possible. 71 Cf. Annexe n°3, entretien p.54 72 Cf. Annexe n°3, entretien p.39
  • 27. 27 3) Quand « se méfier » ne suffit plus : la question de la violence et de ses séquelles La violence, un acte pas seulement physique Si toutes ces précautions prises sont faites pour diminuer les craintes des jeunes femmes à l’idée de sortir le soir, elles ne protègent pas véritablement contre les violences qu’elles peuvent subir. Les actes de violence sont d’ailleurs loin d’être seulement des actes physiques. L’enquête Enveff, dirigée par Maryse Jaspard73 , a bien souligné la diversité des violences de genre auxquelles les femmes sont confrontées. D’après les résultats de l’enquête, près « 1/5ème des femmes a subi au moins une forme de violence dans les espaces publics au cours des douze derniers mois »74 . Si l’enquête a retenu dans ces critères les insultes, qui constituent les violences les plus fréquentes, elle a laissé de côté les sifflements ou encore certaines formes de drague « lourde », qui ont pourtant un impact important sur les pratiques des femmes, comme on le perçoit au fil des entretiens. Ces interactions doivent aussi être considérées comme des violences, puisqu’elles contribuent aussi à renforcer les craintes des femmes. Mais la violence que craignent beaucoup de femmes reste tout de même l’agression physique, voire sexuelle, ce genre de violence restant la forme la plus rare. Le hasard dans la sélection des personnes entretenues a fait que plusieurs jeunes femmes, dans l’ensemble de mon échantillon, ont vécu une agression physique ou des menaces sérieuses d’agression. Et à travers les différents récits, la position de la jeune femme paraît toujours semblable : elle était seule dans l’espace public. Le décor diverge ensuite selon les récits : un quai de gare, des rues désertes, en fin de journée ou au petit matin, ou encore des rues fréquentées. Car en effet, loin des représentations que les jeunes femmes se font, les violences n’ont pas forcément lieu dans les rues désertes, mais pour la plus grande part dans des espaces bien fréquentés (75,5%)75 . Agression personnelle ou agression des autres : la violence nourrit la peur L’agression subie, mais aussi l’agression d’un proche, va profondément renforcer les peurs ressenties par la jeune femme. Les jours qui ont suivi l’agression de Marine, frappée 73 Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les femmes, Trois pas en avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan 74 Lieber Marylène, « Quand des faits « anodins » se font menaces : A propos du harcèlement ordinaire dans les espaces publics » in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les femmes, Trois pas en avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan 75 Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines », Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294
  • 28. 28 au visage sur un quai de gare par un inconnu qui lui vole ensuite son sac, elle est restée très marquée par son agression, véritable traumatisme à ses yeux : « deux jours après j’ai commencé mon stage… Heu j’étais, enfin j’avais très, très peur de prendre encore le train. […] ça m’avait un peu traumatisée, j’ai fait des cauchemars pendant plus d’un mois après. […] C’est un truc qui reste »76 . Si elle n’a pas été personnellement agressée, Ingrid a été aussi très touchée par le viol d’une amie proche : « j’ai une copine qui s’est fait violée, et j’avoue que ça te fait… […] J’ai commencé un peu à prendre conscience, en me disant « ouais faut quand même que je sois un peu plus sérieuse » »77 . Les agressions des autres peuvent aussi nourrir sa propre peur et ses propres représentations de la ville, de par l’écho réflexif « et si ça avait été moi ? ». L’agression peut donc agir comme un puissant rappel à l’ordre, non plus au travers d’un discours mais d’un acte physique. Pour Stéphanie Condon, « subir de tels actes peut avoir comme effet l’accroissement du sentiment de vulnérabilité physique lié au fait d’être une femme »78 . Car en effet, ce que les individus cherchent à atteindre à travers ces violences, ce ne sont pas des personnes neutres, mais bien des femmes en tant qu’êtres sexuées. Ces actes violents « leur rappellent, en quelque sorte, qu’elles transgressent les normes sexuées en se promenant seules dans les espaces publics »79 . Le choc : répercussions de l’agression sur les pratiques nocturnes Ces violences et agressions vont avoir des conséquences concrètes sur les pratiques nocturnes de ces jeunes femmes, en tendant généralement vers une restriction de leur liberté d’usage des espaces publics. En effet, selon Marylène Lieber, l’« ensemble (des) atteintes diverses à caractère sexuel laisse une marque durable sur les manières de considérer les lieux publics »80 . Les violences peuvent néanmoins avoir des incidences plus ou moins fortes sur les pratiques urbaines. Adeline, qui s’est fait suivre et interpeller à l’aube par deux hommes dans une rue non loin de chez elle, n’a pas véritablement changé ses pratiques, mais a plutôt chercher à conforter ses craintes par l’obtention d’un outil de défense plus concret : une bombe lacrymogène dans son cas. Si elle avoue néanmoins ne pas la transporter avec elle ni l’utiliser, son achat a eu un effet rassurant pour elle : « Je crois que c’était un réflexe de… 76 Cf. Annexe n°3, entretien p. 32 77 Cf. Annexe n°3, entretien p.37 78 Condon Stéphanie et al. , « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines », Revue française de sociologie, 2005/2 Vol. 46, p. 265-294 79 Ibid 80 Lieber Marylène, « Quand des faits « anodins » se font menaces : A propos du harcèlement ordinaire dans les espaces publics » in Chetcutti N., Jaspard M. (dir.), 2007, Violences envers les femmes, Trois pas en avant deux pas en arrière, Bibliothèque du féminisme, L’Harmattan
  • 29. 29 De surprotection. Genre, j’ai vraiment eu peur, il me faut quelque chose quoi, un truc un peu transitionnel »81 . La bombe lacrymogène a alors permis, pour Adeline, d’éviter de se restreindre dans ses pratiques en se pensant mieux parer à se défendre. Mais, pour d’autres jeunes femmes, la violence subie a eu un impact réel sur leurs manières de sortir. Depuis son agression, Marine ne rentre plus aussi librement qu’avant : « maintenant j’évite de rentrer seule »82 . Elle possède alors des pratiques beaucoup plus contraintes, puisqu’il n’est pas forcément évident que quelqu’un puisse la raccompagner chaque fois qu’elle sort. Ce procédé nécessite donc une véritable préparation, en demandant au préalable à ceux qui vivent près de chez elle s’ils sortent aussi, mais aussi en s’accordant sur l’horaire du retour. Sarah a aussi été victime d’une agression quelques mois auparavant : « y en a deux qui sont mis à l’arrière, et ils m’ont pris par le cou, et ils m’ont tiré les écouteurs et m’ont cogné contre le mur du trottoir »83 . Les deux hommes n’ont pas réussi à voler le casque audio qu’ils convoitaient, mais Sarah tombe inconsciente et devra être hospitalisée quelques jours. Cette mauvaise expérience n’est pas sans conséquence. Comme les autres, Sarah a vu ses craintes renforcées par son agression : « depuis mes agressions, je me sens pas trop en sécurité »84 . Elle ne tolère plus non plus les situations lui rappelant le contexte de son agression : « je ne supporte pas de savoir que quelqu’un est derrière moi »85 . A travers ces différents cas d’agressions et de violences, le changement des pratiques qui font écho à ces mauvaises expériences est perceptible, en particulier dans le cas de Sarah. Par ce puissant rappel à l’ordre que constitue la violence, les femmes vont contraindre leurs pratiques pour tenter de compenser des craintes qui ont été renforcées. 81 Cf. Annexe n°3, entretien p.33 82 Cf. Annexe n°3, entretien p.32 83 Cf. Annexe n°3, entretien p.35 84 Ibid 85 Ibid
  • 30. 30 III – Une enquête dévoilant les limites inconscientes de la pratique urbaine Dans cette troisième et dernière partie, je traiterai de la question des limites produites par les stratégies et les représentations que les jeunes femmes ont de la ville. 1) L’influence de la présence masculine dans la création des limites Une influence certaine dans le choix de la tenue de soirée : le reflet de la relative « liberté » affirmée par les jeunes femmes La question de l’habillement, souvent abordée au cours des entretiens, a amené à des réponses très diverses qui reflètent bien les différentes personnalités des jeunes femmes interrogées, ainsi que leurs manières d’appréhender la ville. Touchant au corps, la question du vêtement est particulièrement intéressante pour saisir son importance dans les interactions homme-femme. Parmi les jeunes femmes entretenues, certaines se sont immédiatement insurgées à la question du choix du vêtement. Pour elles, pouvoir s’habiller librement, sans la pression du regard des autres, est primordial. Le vêtement est alors une manière de marquer leur liberté, et de le signaler aux autres dans l’espace public, sorte de pied de nez à la norme. Pauline, 20ans, fait partie de ces jeunes femmes : « Je fais ce que je veux quoi […] J’ai pas à me transformer si jamais je veux sortir la nuit »86 . Face aux règles qui voudraient lui imposer une tenue qui ne soit pas trop « aguicheuse », Pauline s’affirme en osant sortir en jupe et en robe. Même position pour Inès, qui dans ses sorties respectent son style vestimentaire avant les discours de ses proches : « je t’avouerai que je change pas vraiment ma façon de m’habiller, je mets beaucoup de robes et de jupes »87 . Mais le plus souvent, les réponses des jeunes femmes s’orientent plutôt vers le choix d’une tenue qu’elles vont qualifier de « correcte », c’est-à-dire passe partout et peu aguicheuse. Elles font alors plutôt le choix de la sécurité, en sous-entendant que le port de tenues plus « légères » pourraient être interpréter comme un signe d’ouverture et de disponibilité sexuelle pour les hommes. Ingrid introduit cette idée sur le ton de la confidence : « Il faut pas se mentir, quand tu portes une jupe et quand tu portes un pantalon, c’est tout à fait différent »88 . Ainsi, le pantalon sera considéré comme un habit « correct » ne déclenchant pas de réaction de la part des hommes, quand la jupe sera automatiquement un vêtement censé « attirer le regard ». Se dresse alors une véritable typologie de l’habit correct et de l’habit « aguicheur » au fil des entretiens, même si le vêtement le plus cité reste la mini-jupe. 86 Cf. Annexe n°3, entretien p.68 87 Cf. Annexe n°3, entretien p.54 88 Cf. Annexe n°3, entretien p.37
  • 31. 31 Les jeunes femmes utilisent souvent l’exemple de la mini-jupe pour illustrer ce qu’elles appelleraient une situation de danger maximum, en particulier quand la nuit est très avancée. Isaline utilise par exemple l’image de la mini-jupe : « si je sais que je vais rentrer toute seule à 3h du matin ou 4h du matin, peut-être que je mettrais pas une minijupe non plus quoi. Parce que justement, pas forcément envie de se faire aborder à tous les coins de rues pour des remarques pas forcément plaisantes »89 . La mini-jupe est donc forcément associée à un risque accru d’être abordée et embêtée durant ces sorties. Insinueraient-elles par ses propos que la femme serait, par les vêtements qu’elles portent, en partie responsable des interactions et des violences qu’elle pourrait subir ? Il n’en est rien. Les femmes interrogées cadrent tout de suite leurs propos en précisant que les violences subies sont avant tout la responsabilité de ceux qui les engendrent. Pauline, 20ans, souligne bien ce fait : « le problème il vient pas de moi, il vient des autres »90 , tout comme Sarah exprime son agacement envers les hommes qui ne comprennent pas le véritable but de la tenue de soirée : « c’est que t’as envie de te sentir jolie, de sortir et de t’amuser. Nuance, c’est pas la même chose »91 . Les jeunes femmes sélectionnent aussi leurs vêtements selon une optique d’efficacité et de rapidité. Ainsi, le port des chaussures plates est souvent préféré à celui des chaussures à talons, en particulier quand il s’agit de rentrer. Inès explicite la raison de ce choix : « je les mettrai pas pour rentrer toute seule le soir, parce que, c’est peut-être bête, mais je me dis si je dois courir, si quelqu’un me court après, et bah je vais pas pouvoir courir avec des escarpins […] et surtout avec des talons, tu fais du bruit. Et t’attires les regards »92 . Même quand il s’agit de sortir, l’habit doit rester polyvalent, afin de pouvoir affronter les situations même les plus angoissantes, soit fuir un possible agresseur. Avec le témoignage d’Inès, on prend alors conscience de toute l’ampleur des conditionnels que doit comprendre un vêtement. Celui-ci doit pouvoir répondre au mieux à tous les « et si ? » que pourrait se poser la jeune femme avant de sortir. Il est alors la preuve même d’une préparation matérielle en amont de l’action de « faire gaffe » : en choisissant un vêtement adéquat, on fait en quelque sorte déjà « gaffe ». Mais le vêtement peut aussi une fonction plus étonnante : il peut faire office de camouflage, dissimulant alors une tenue plus festive sous une autre plus « neutre ». Comme d’autres, Pauline, 21ans, pratique ce camouflage au moment du retour : « quand je sais que je vais porter un décolleté, enfin j’ai toujours une écharpe dans mon sac »93 . L’écharpe est alors un accessoire qui va permettre de camoufler une tenue qui pourrait être considérée 89 Cf. Annexe n°3, entretien p.83 90 Cf. Annexe n°3, entretien p.68 91 Cf. Annexe n°3, entretien p.35 92 Cf. Annexe n°3, entretien p.54 93 Cf. Annexe n°3, entretien p .8
  • 32. 32 comme un message d’ouverture par les autres hommes. Le camouflage peut même aller plus loin et devenir total, jouant ainsi complétement avec les connotations sociales d’un vêtement. Cet aspect est dévoilé par l’exemple de Sarah, dont la cousine possède une méthode particulière pour se déplacer en tenue festive sans attirer les regards intéressés : « ma cousine a la technique. Elle met un gros boubou par-dessus ses tenues. […] Ils vont croire que c’est une fille qui sait pas parler le français, pas intégrée, nananani. Elle a pas de style, ça intéresse personne ! […] Avec un boubou, mais personne te verra, t’es transparente. Je te jure t’es transparente ! »94 . Cet exemple est éclairant, dans le sens où il montre bien le message très fort que porte un vêtement aux yeux des autres, et en quoi il peut constituer un élément d’attraction ou de rejet, comme dans le cas du boubou. La nuit avance, les stratégies changent : le rapport entre temps, pratiques, et l’ombre de la présence masculine Une autre limite des jeunes femmes va être influencée par l’ombre de la présence masculine : il s’agit des limites temporelles, par la mise en place de moments dans la nuit où il est préférable de rentrer. Souvent, les jeunes femmes évoquent une scission dans la soirée à l’heure du dernier métro, limite que beaucoup cherchent à respecter afin de pouvoir rentrer chez elles par le biais de ce transport. Violette souligne l’idée de cette rupture : « J’ai vraiment l’impression qu’ici y a une sorte de rupture entre avant le dernier métro et après le dernier métro »95 . Elle sent cette rupture beaucoup plus vive dans Paris que dans son ancien lieu de vie, Berlin, qui semble posséder des limites temporelles moins nettes. Nombreuses sont celles à choisir de rentrer à ce moment fatidique, à l’image de Constance : « je sors jusqu’au dernier métro, sinon je dors chez des amis »96 . Si l’alternative de passer la nuit chez des amis est souvent donnée, n’est dans tous les cas pas considérée la possibilité de rester dans la ville jusqu’à la reprise des premiers métros, autre limite temporelle marquant la fin de la nuit. Marion illustre bien cette idée : « j’évite, quand il est minuit et demi ou 6 heures du matin d’être seule […] Soit je rentre avant, soit je rentre au premier RER ! »97 . Pas d’alternative possible entre ces deux créneaux horaires qui constituent des sortes de limites temporelles cadrant les sorties nocturnes. Mais pourquoi un tel évitement du milieu de la nuit ? Plus que le manque de transports ou encore la fatigue d’une heure avancée, cette rupture est aussi la marque d’un changement d’ambiance selon les femmes interrogées. Adeline explique très bien ce 94 Cf. Annexe n°3, entretien p.35 95 Cf. Annexe n°3, entretien p.53 96 Cf. Annexe n°3, entretien p.6 97 Cf. Annexe n°3, entretien p.52
  • 33. 33 glissement d’ambiance, avec l’idée qu’à mesure que l’on s’enfonce dans la nuit, les effets de la fête s’intensifient, rendant ainsi le contrôle de son environnement plus complexe : « y a des horaires, tu vas être tranquille, parce qu’il y a du monde, et heu, je sais pas, c’est une atmosphère où tu te contrôles encore un peu. […] vers 1h 1h30, c’est une ambiance plus festive, plus détendue, et donc du coup y a plus de risques de dérapages »98 . Les heures données par Adeline correspondent justement à celles des derniers métros. Passé cette heure, les rues sont désertées par les personnes ayant pris les derniers métros. Ne restent que les personnes poursuivant, le plus souvent, une soirée festive. Toutes les représentations des dangers que constituent des hommes ivres dans l’espace public vont alors être autant d’arguments pour éviter cette tranche horaire, en particulier lorsqu’on est seule. Encore une fois, l’image de l’agresseur, mâle de préférence, va avoir une influence considérable sur les choix des jeunes femmes. Ces choix, aussi bien vestimentaires que de limites horaires, ne sont jamais des choix complétement libres. Ils sont au contraire toujours une réponse « par rapport à » cet autre masculin, dont elles cherchent le moins possible à attirer l’attention. En cherchant toujours à jauger la réaction de cet autre par rapport à leurs choix et à leur manière d’être en ville, ces jeunes femmes confirment l’idée qu’elles ont intériorisé ce rapport dominant-dominé véhiculé par les discours institutionnels. 2) La question de l’ambiance, facteur déterminant dans les choix de sorties nocturnes Le nécessaire classement entre quartiers « sympas » et quartiers « glauques » Dans la question des sorties effectives des jeunes femmes, les stratégies mises en place ne sont pas les seuls sujets abordés. La question était aussi l’occasion d’intégrer ces stratégies dans la pratique concrète de l’espace parisien, les jeunes femmes citant ainsi les quartiers qu’elles apprécient et ceux, au contraire, qu’elles tendent à éviter. L’exercice des cartes de métro99 permet de bien percevoir ces deux catégories de lieux, et ainsi de mieux cerner l’espace où la jeune femme s’autorise à sortir. Les sorties nocturnes des jeunes femmes ont en majorité deux destinations principales, souvent pour une raison festive : l’appartement d’un ami, ou un lieu de consommation extérieur (bar, restaurant voire club) où elles retrouveront d’autres amis. Pour la première destination, la jeune femme peut s’autoriser alors un voyage long, parfois à 98 Cf. Annexe n°3, entretien p.33 99 Cf. Annexe n°4, p.96
  • 34. 34 l’opposé de chez soi, puisque se rendre chez un ami permet toujours de rester y dormir si la période des derniers métros est dépassée. Ce type de destination se traduit sur les cartes par un certain éclatement géographique à l’échelle de Paris. Ainsi, Fanny, qui vit dans le sud du 16ème , a entouré la station Nation, où habitent des amis, tolérant alors de faire la traversée de Paris pour se rendre chez eux100 . Cette distance devient moins tolérable quand il s’agit de se rendre dans un lieu d’animation extérieur. La localisation du lieu ne permettant pas forcément un repli chez l’ami le plus proche, la jeune femme sait que le trajet retour sera nécessaire, élément qui va souvent justifier des sorties dans une zone plus proche du domicile. Les destinations trop éloignées sont alors mises de côté par la jeune femme. Violette, qui vit à Porte de Pantin, concentre véritablement ses lieux de sortie dans le nord- est de la ville, le reste de la carte n’étant même pas pris en compte101 . Claire, qui vit à proximité de Gare de Lyon, va beaucoup plus fréquenter l’est que l’ouest de la ville102 . Certaines néanmoins peuvent avoir des sorties dans des lieux extérieurs très éloignés de chez elles. Cette exception se justifie avant tout par une pratique passée assez intense de ce quartier qui constituait leur ancien lieu de vie. C’est le cas d’Inès qui, bien que vivant à Saint-Denis, sort encore à Place d’Italie, où elle vivait auparavant103 . Mais les sorties extérieures des jeunes femmes ne vont pas avoir comme seul critère la proximité. Elles vont être l’occasion de distinguer les quartiers « sympas » à fréquenter des quartiers « glauques » à éviter, deux termes souvent utilisés par les jeunes femmes pour qualifier ces quartiers. La détermination d’un quartier dans une catégorie ou dans l’autre est souvent influencée par les expériences qu’a pu avoir la jeune femme dans ce quartier, la localisation de son lieu de vie, et plus largement son origine sociale et le niveau de craintes qu’elle peut exprimer. Certains quartiers seront alors perçus très différemment d’une jeune femme à l’autre. Nombreuses sont celles à dévaloriser le 16ème , arrondissement qu’elles considèrent comme inanimé et trop guindé pour vouloir s’y rendre. Inès va plus loin, allant jusqu’à affirmer que ce manque d’animation est source d’angoisse : « je sors jamais là quoi, ça me fait super flipper ! […] Ya personne dans les rues, y a rien à faire »104 . Le manque de fréquentation est un facteur décisif pour Inès, qui va éviter ce quartier. Mais Fanny, qui vit dans cet arrondissement, en possède une vision bien différente, bien plus positive. Sa carte montre bien sa pratique large de l’arrondissement, et plus largement de la partie ouest de Paris, de manière beaucoup plus importante que les autres jeunes femmes105 . 100 Cf. Annexe n°4, carte 8, p.99 101 Cf. Annexe n°4, carte 10, p.100 102 Cf. Annexe n°4, carte 3, p.97 103 Cf. Annexe n°4, carte 11, p.101 104 Cf. Annexe n°3, entretien p.54 105 Cf. Annexe n°4, carte 8, p.99
  • 35. 35 Mais certains lieux font l’objet d’une vision partagée par toutes les jeunes femmes, qu’elle soit positive ou négative. Ainsi, Saint-Michel est souvent cité comme un quartier agréable où les jeunes femmes aiment se rendre, comme Laetitia : « quand je sors sur Paris, heu, j’ai mes lieux préférés, vers Saint Michel, parce qu’il y a plein de petits restos, il y a de la bonne musique par-là »106 . Bastille semble aussi globalement bien vu pour son caractère animé et festif, à l’exception de Violette, qui développe à son encontre une critique acide, appréciant peu le caractère industriel que prend ce quartier « festif » : « à Bastille y a un côté un peu industriel de la nuit qui me dérange, qui me fatigue un peu. J’ai l’impression d’être au supermarché de la fête quoi ! » 107 . Dans le cas contraire, certains quartiers sont globalement catégorisés comme quartiers « glauques », désagréables ou dangereux. C’est le cas de Barbès, et plus largement de la Goutte d’Or, qui jouit d’une très mauvaise image auprès des jeunes femmes, qui s’y sentent avant tout « mal à l’aise » ou oppressées. Adeline a bien décrit, à l’occasion d’une balade dans Barbès, ce qu’elle a éprouvé : « t’as l’impression que les gens te rentrent dedans, t’as l’impression de marcher sur le boulevard Haussmann le jour des soldes. Et c’est un peu flippant en fait. Y a trop de monde d’un coup, ensuite y a plus d’hommes que de femmes, heu, la circulation elle est très très vive, et t’as une espèce d’atmosphère qui est lourde. […] c’est pas une ambiance dans laquelle j’aime être »108 . Pour elle, le sentiment de malaise est avant tout lié à la présence d’une proportion trop forte d’hommes, mettant à mal la mixité du lieu mais ainsi sa propre légitimité à y être. Ces représentations négatives de certains quartiers vont entraîner la création de véritables zones d’évitement dans la ville, découpant celle-ci parfois à une échelle locale, les jeunes femmes pouvant aller jusqu’à éviter certaines rues considérées comme peu rassurantes au sein d’un quartier globalement apprécié. L’aspect « sécurisant » et animé, facteurs décisifs dans la définition d’une ambiance Les critères qui vont jouer dans la qualification d’un quartier comme sympathique ou oppressant sont donc avant tout l’aspect « sécurisant », notamment par une grande fréquentation, et la présence d’une certaine animation commerçante. Ces deux facteurs sont perceptibles par la négative, en étudiant les descriptions des quartiers que les jeunes femmes qualifient comme « glauques » ou « dangereux ». La présence de personnes aux airs plus ou moins malintentionnés, ou encore ivres, va aussi avoir un impact sur la définition du quartier. Souvent, les jeunes femmes qui affirment qu’un quartier « craint » font aussi référence aux personnes fréquentant ce quartier, 106 Annexe n°3, entretien p.39 107 Annexe n°3, entretien p.53 108 Annexe n°3, entretien p.33
  • 36. 36 puisqu’elles contribuent, à leurs yeux, autant à l’ambiance que l’offre commerciale présente. Constance est très claire à ce sujet : « quand je dis ça craint c’est à cause des gens »109 . La présence de personnes ivres, mais aussi l’existence de trafics, réels ou supposés, ainsi que de « voleurs », vont aussi avoir une influence conséquente dans la définition d’un quartier « qui craint », le tout étant souvent dominé par l’idée d’un univers très masculin. La Goutte d’Or, mais aussi les Champs-Elysées, vont souvent être décrits de cette manière peu reluisante. Nesrine est très critique vis-à-vis des Champs, qu’elle considère comme un endroit assez inhospitalier pour les « parisiens » : « la première destination pour les petits loulous, bah c’est le 8ème , c’est des endroits tape à l’œil, heu, t’as énormément de touristes, heu, c’est pas agréable comme endroit »110 . L’image du « quartier à trafics » est beaucoup plus liée au quartier de la Goutte d’Or, comme le montre Claire dans sa description de la Chapelle : « La Chapelle ça craint. […] T’as des mecs qui trafiquent partout, donc… Ouais, c’est pas du tout sécurisant pour le coup »111 . Tous ces critères dévalorisants pour un quartier sont avant tout liés à la présence de personnes, alors que la définition du « glauque » pour les jeunes femmes peut dépasser cette simple présence, pour faire référence à une atmosphère, une ambiance étrange et désagréable. Ingrid précise ce terme en utilisant l’exemple de Ménilmontant à une heure tardive : « c’est tout de suite une ambiance un peu genre, Scary movie quoi ! […] La rue de Ménilmontant elle est faite de plein de petites rues, de petits bars un peu machin… Ouais, ça c’est glauque »112 . Avec un brin d’humour, Ingrid identifie un quartier glauque à une ambiance qui se rapprocherait de celle d’un film d’horreur : celle d’un environnement étrange mêlée d’une insécurité omniprésente. Une ambiance glauque peut aussi être causée par un aspect peu avenant du quartier, surtout en raison du manque d’entretien, comme le décrit Isaline : « quand on voit, par exemple, des gens qui ont vomi, des gens qui ont pissé contre les murs, ou… Je trouve ça glauque quoi, c’est pas… Ou quand on trouve un tas de préservatifs usagés dans un coin, c’est pas très réjouissant »113 . Cette image d’un quartier peu sécurisé, en particulier par la présence de personnes jugées « indésirables » ou par une ambiance peu rassurante, va entraîner un évitement par les jeunes femmes de ces espaces, surtout quand, à l’opposé, certains quartiers semblent réunir tous les critères qui font d’un quartier un lieu de sortie acceptable. 109 Annexe n°3, entretien p.6 110 Annexe n°3, entretien p.36 111 Annexe n°3, entretien p.18 112 Annexe n°3, entretien p.37 113 Annexe n° 3, entretien p.83
  • 37. 37 Le poids des on-dit sur la création d’une image négative de certains quartiers Dans cette dichotomie de Paris, les on-dit et représentations, nourris par les discours extérieurs, de certains quartiers constituent des arguments de poids dans la sélection des quartiers par les jeunes femmes. En effet, si certaines dénigrent des quartiers qu’elles considèrent comme peu recommandables, elles n’ont pour autant jamais eu de véritables expériences de celui-ci. Si beaucoup vont taire ce poids des on-dit dans leur sélection de l’espace parisien, Isaline est une des seules personnes qui va reconnaître la part de ces préjugés dans ses représentations de la ville : « je me fis plus à ce que je peux entendre, et là la peur augmente plus alors qu’y a pas de raison, je pense. A part certains quartiers où on sait qu’il faut pas mettre les pieds assez tard »114 . Si elle avoue ressentir plus de peur à l’égard d’un quartier en fonction de ce qu’elle peut entendre à son sujet, cela ne change pas pour autant ce mécanisme, en affirmant, par un « on » général, une idée qui semble être aussi plus du ressort des croyances que de l’expérience. 3) L’aménagement des espaces publics et ses répercussions sur les pratiques féminines : une influence déterminante ? Si l’ambiance d’un lieu est largement traitée au cours des entretiens, son aménagement n’est que peu mentionné par les jeunes femmes. Il s’est avéré difficile d’amener ces dernières à s’exprimer sur le sujet, bien que les éléments de l’aménagement puissent avoir une influence sur leurs pratiques. La lumière, un facteur décisif dans le choix de l’itinéraire Parmi ces éléments, la lumière possède une place majeure. Souvent évoquée en première, la luminosité des rues peut avoir une influence certaine sur le choix de l’itinéraire. Elle constitue avant tout un aspect sécurisant pour les jeunes femmes, en contribuant à une meilleure visibilité de leur environnement, mais aussi à être mieux vue des autres. La lumière participe alors de cette covisibilité dissuasive, au même titre que la foule. Fanny développe cette idée en utilisant toujours le cas extrême de l’agression : « La lumière ça implique que déjà on peut moins se faire surprendre. […] Parce que dans l’obscurité, on peut se faire agresser n’importe quoi, et des gens passent pas très loin, sans forcément s’en rendre compte, parce qu’il y a pas de visibilité »115 . Pour Fanny, plus qu’être dissuasive, la 114 Cf. Annexe n°3, entretien p.83 115 Cf. Annexe n°3, entretien p.41