1. Habiter la Maison Radieuse en 2014
Habiter la Maison Radieuse aujourd’hui n’est peut-être qu’une forme de com-
promis. Au moment de la livraison en 1955, le confort des logements se pose
en progrès avec la cuisine aménagée, la salle de bain, les toilettes, la venti-
lation centralisée et le chauffage collectif. En dépit de ces innovations origi-
nelles, ces logements répondraient moins aux modes de vie contemporains.
La petitesse de la pièce de vie, la faible hauteur sous plafond, l’étroitesse des
chambres des enfants1
, la promiscuité soupçonnée, restent pour beaucoup
rédhibitoires. Dans une société qui s’est profondément modifiée, la Maison
Radieuse semble offrir une capacité insuffisante. Malgré ces aspects, réels,
nous avons choisi d’habiter là, dans un duplex montant traversant, type 4,
majoritaire dans le bâtiment2
.
Avec une évolution des statuts des logements en trois temps forts (partage, rup-
ture, équilibre)3
, la Maison Radieuse abrite une population plus hétérogène qu’à
ses débuts. Aujourd’hui, 54 % des logements appartiennent au parc locatif social
d’Atlantique Habitation et la moitié des logements privés, au plus, est habitée par les
propriétaires. Le système d’attribution des logements sociaux génère l’arrivée de fa-
mille par non-choix. La « motivation première à être là » produit des contrastes entre
les habitants, qu’ils soient propriétaires ou locataires, du parc social ou privé : ceux
qui choisissent de venir à la Maison Radieuse, ceux qui la découvrent et décident de
rester, ceux qui la subissent et la quittent.
Pour les premiers, il me semble que le sentiment d’appartenance à la Maison
Radieuse reste fort. Il naît à la fois de la conscience aigüe de l’architecture et de son
auteur Le Corbusier, mais aussi de la mémoire collective toujours transmise, forgée
à partir du projet de départ : celui d’un habitat coopératif. Aujourd’hui, cette mémoire
continue de vivre à travers la recherche d’une vie collective peut-être idéalisée, faite
de convivialité, de liberté, d’entraide. Une ambivalence émerge de la coexistence
du « bâtiment-habitation », qui vit justement à travers l’engagement et la dynamique
de ses habitants, et du « bâtiment-œuvre », qui vit au-delà d’eux, comme emblème
architectural, symbolique, culturel…
En marge de sa renommée architecturale, la Maison Radieuse a évidemment une
existence dans la ville avec une fonction repère qui concurrence le clocher. Mais si la
majorité des gens perçoit au loin une barre de béton sombre, imposante et opaque,
la connaissance intime du lieu modifie ce point de vue et déconstruit l’image théo-
rique que j’avais auparavant. En perception lointaine, le regard d’habitant me conduit
à lire les détails et transforme la monumentalité en une somme d’éléments connus et
vécus : reconnaître sur le toit l’émergence de l’école, des ascenseurs et des chemi-
nées de ventilation, ressentir la transparence des logements traversants, se rappeler
le rapport au sol allégé, deviner les couleurs des loggias et entrevoir la notre…
Dans l’environnement plus proche, la gradation de l’intime vers l’urbain, qui fonc-
tionne bien aujourd’hui, soumet l’habitant, consciemment ou non, à des « étapes »
d’usage voulues probablement dès la conception.
Dans le logement, espace fondamentalement privé, le rapport au voisin est quasi
inexistant. Une première « étape de séparation » se vit à travers le sas d’entrée
qui isole la cuisine de la rue intérieure, tandis que la gradation perdure à l’intérieur
avec les pièces plus intimes au niveau supérieur. Dans un duplex montant, la double
hauteur sous plafond, dans le prolongement de la trémie, produit une respiration
nécessaire et diffuse la lumière jusqu’au cœur du logement, la « plateforme », es-
pace d’entre-deux, mouvant, transitoire, de rencontre pour la famille4
. Si l’intimité est
préservée, le rapport au paysage et à la lumière est valorisé dans chaque pièce et
induit un mode de vie qui se cale sur le soleil. Les jours de beau temps ou simple-
ment lumineux, ce nomadisme intérieur nous amène à évoluer le matin à l’est et à
prolonger la journée à l’ouest. De part et d’autres, les loggias spacieuses, ouvertes
2. au grand paysage, à l’abri des regards, encouragent cette quête quotidienne de la
lumière en été et nourrit l’illusion d’une surface plus grande en hiver.
Les rues intérieures, peu éclairées, nous conduisent du seuil du logement, limite de
l’espace privé signalée par une applique lumineuse et une couleur, jusqu’au hall par
l’intermédiaire des ascenseurs. Je comprends (ou interprète) maintenant le par-
tis-pris d’ambiance des rues, composé d’un éclairage peu intense et d’une absence
de lumière naturelle hormis l’espace d’attente des circulations verticales. Cette am-
biance affiche clairement une nouvelle étape d’usage qui incite le calme, fait baisser
instinctivement le son de la voix et permet de préserver les logements des bruits trop
intrusifs. Bien que les rues soient des espaces collectifs à partager, leur ambiance
n’encourage pas une appropriation forte.
Le hall comme entrée unique constitue aussi un espace collectif à partager, mais
contrairement à la rue intérieure, la nature de son usage approche celle de l’espace
public. Si la « place » revêt tout son sens dans la pratique et l’appropriation avec des
fonctions fondées sur l’échange à la fois politique, commercial et ludique5
, alors le
hall, à son échelle, est peut-être une forme de « place », avec le marché du mercredi
soir, les actions ponctuelles, les rencontres informelles. Passage obligé par tous, le
hall est un lieu vivant et investi.
Aux abords de la Maison Radieuse, le parc, espace privé ouvert au public, apparaît
comme un élément fondamental des concepts urbanistiques de Le Corbusier (soleil,
verdure, espace) et devient aujourd’hui un lieu majeur de la vie collective. Son
aménagement et sa gestion font l’objet de choix discutés par les habitants intéressés
(locataires et propriétaires), développés et validés ensuite par le syndicat de copro-
priété, moteur des actions. Ce mode coopératif, où chacun peut donner son avis et
soumettre une idée, permet sans doute de rassembler, d’impliquer, d’innover, pour
aller vers un objectif commun, l’amélioration pour tous du cadre de vie. En lien avec
la vie du centre-bourg, le parc est un lieu ouvert, libre, conforté par les échanges
et les déplacements quotidiens, à heures fixes, entre les deux écoles publiques,
Le Corbusier (sur le toit) et Plancher (dans le bourg) : liens d’usage avec l’accueil
périscolaire et le restaurant scolaire communs, liens pédagogiques avec des actions
communes entre les deux écoles.
L’école maternelle, située sur la terrasse, accueille les enfants de la Maison Ra-
dieuse et des habitations proches. Son statut public au sein d’une copropriété privée
soulève parfois des ambiguïtés d’usages et de perceptions. En dehors de l’aspect
pratique et ludique (nous allons à l’école en ascenseur), sa présence se révèle
être un vecteur de rencontre des parents, mais surtout un symbole qui galvanise et
fédère tous les habitants6
.
Si le logement, la rue, le hall ou le parc composent le « cadre physique » d’un
usage presque programmé, anticipé par Le Corbusier, il manque dans l’énumération
l’aspect non palpable d’une vie particulière à la Maison Radieuse. Fondée dès 1955,
l’Association des Habitants de la Maison Radieuse (AHMR) est la pièce maîtresse
de cette dynamique sociale. Elle construit et portent les actions, se pose en relais
des messages par son appartenance à un réseau, veille à son niveau à défendre
les idées de Le Corbusier et constitue le garant de ce lien social fort avec la mise
en place de nombreuses activités et services : bibliothèque, édition d’un journal («
Ici Corbu »), jardins partagés, pavillon de compostage, marché hebdomadaire dans
le hall, atelier de bricolage, tritout, clubs en tous genres (couture, cuisine, langue
vivante, sérigraphie, échange de vêtement, etc.).
Peu décelable depuis l’extérieur, ce mouvement, dynamique, militant même, reste
notre plus belle découverte et forme la spécificité de la Maison Radieuse, favorisée
aussi par les concepts architecturaux : une seule entrée pour tous, des rues inté-
rieures suffisamment larges (« se croiser et discuter tranquillement » ou « se croiser
sans se gêner chacun de son côté »), des partis-pris techniques et d’organisation qui