1. I
Voici ce que je vois : mon père se déshabille, il n’y a pas de désir, une simple curiosité d’enfant, je vois
apparaître la chair, peu à peu, au rythme des vêtements déposés méthodiquement sur le dossier d’une
chaise. Il est presque nu. Un slip cache encore son sexe. Je vois son ventre, les poils sur le torse, sa graisse,
le reste du corps auquel est attachée la tête, je vois l’entièreté de l’homme. Il n’y a pas de désir. Puis le slip
disparaît. Et la chose est là devant mes yeux, elle m’est visible, une pudeur m’empêche de lui faire face
alors qu’elle est au coeur de la nudité, que c’est elle que mon regard attendait. La chose est déjà associée au
mystère, elle est déjà de cet autre monde (celui de l’imaginaire), la chose a ceci de particulier qu’à la fois
elle existe et elle est fantasmée, mais devant mes yeux, quand je vois mon père nu pour la première fois,
que je l’espionne pour découvrir son corps, que je ne désire pas, non, la chose est sans parole, sans
triomphe, étrange créature dont j’ignore encore le pouvoir, mais dont je sais déjà la fascination. Hélas !
devant mes yeux elle a la mollesse du corps qui l’entoure, elle semble morte, naufragée – et comment dire,
c’est de ce repli apparemment sans force, qu’on a huilé le coeur des hommes, je me dis, c’est de ce point
de départ que les histoires s’inventent, oui c’est là le coeur de la nudité et c’est là aussi le coeur du monde,
et comment dire, ce jour-là, où j’espionne mon père, une image s’est figée, définitive, une image finie de
l’homme, irréconciliable avec celle d’avant, avant la nudité et la chose apparue devant mes yeux, l’image
trop nette du réel. Mon père est ensuite entré dans la cabine de douche, a fait glisser la porte coulissante
en verre, puis s’est effacé dans un nuage de vapeur, mais j’avais vu la chose, la même que celle qui poussait
au centre de mon corps, improbable lien entre les hommes, puisque j’avais reculé en la voyant, puisque
j’avais baissé les yeux, puisque mon père était devenu un corps aussi étranger que le mien, un corps du
même sexe.
Du côté du corps de la mère, il n’y a pas de confrontation, pas de distance ; le genre est différent, sans
intérêt pour moi. Sans interdit et sans mystère. Ainsi l’a-t-elle décrété. Je l’observe presque sereinement, de
l’extérieur, lorsqu’elle prend son bain. C’est elle aussi qui me lave, me manipule et me savonne le sexe.
Je dois accepter cette complicité embarrassante, ces gestes qui me gênent. Jouer le témoin indifférent de
son impudeur. Il n’y a rien à désirer, je le sais comme un animal ignore naturellement certaines proies. Son
corps se dresse devant moi tel un lieu familier, les seins volumineux m’inspirent une légère épouvante.
Il n’est ni beau ni laid (je n’éprouve pour lui ni attirance ni véritable répulsion), n’a aucune vie propre,
sinon celle d’avoir abrité mon corps, aucune fonction, sinon celle de me protéger. C’est le corps de ma
mère, uniquement. Entièrement. Je ne veux pas de lui. Alors que l’autre (celui du père) est loin de moi, à
l’opposé, celui de ma mère est proche, sans surprise, il m’agace et me rassure. Par sa fonction maternelle,
la mère a annulé son corps (image figée). Je voudrais tant qu’elle me laisse flotter tranquillement dans mon
bain à fabriquer mes images.
– L’imaginaire était en marche… Par l’inconnu où, sans le vouloir, mon père avait maintenu son corps,
j’étais entré dans la fascination, la chose qu’il portait en son centre était devenue le coeur du désir, le noyau
interdit. Oh ! je n’avais pas de désir pour lui, pour son corps flasque et mou qui me déplaisait ; le désir
inventait un autre corps autour de la chose vue, à partir de son idée. Et ce corps d’homme fantasmé ne
ressemblait pas au mien, car je n’avais pas de corps, car je n’étais pas un homme. Enlève ta main de là,
s’exclamait ma mère offusquée lorsqu’elle voyait mon avant-bras trop longtemps engouffré sous la matière
extensible de mon pyjama. Elle ne voulait pas que mon corps m’appartienne. Que quelque chose nous
distingue. Que mon sexe se dresse entre elle et moi.
Qu’étais-je alors ? Un regard dont le corps s’était fondu, ou ne s’était jamais développé. Ce que les autres
distinguaient de moi était confus. Et ce que mon regard produisait sur eux était un son, le bruit de ma
présence effacée à leurs côtés. Il faudrait que j’ordonne cela, que je dise d’où cela vient – mais cela vient de
nulle part, cela a toujours été ainsi, je ne suis rien dans ce lieu où je suis entré, dans ce corps que j’habite,
et de cette pensée, qui est plus moi que mon corps, je me sens comme hors de ce monde, et pourtant ce
monde est le mien, c’est celui où je veux être, mais dans lequel je devine à chacun de mes pas les dangers –
donc mon corps n’existait pas, pour moi il servait de véhicule à mon regard, à mes pensées, et pour
masquer ce corps absent à mes yeux, et donc à ceux des autres, j’étais obligé de le simuler, pour ne pas
rester dans le vide j’étais obligé de jouer, vous comprenez, obligé de faire semblant d’être aussi un corps,
alors que je n’étais rien de tout cela, que je ne faisais absolument pas confiance à l’enveloppe hébergeant
mes pensées, j’étais un intrus, voilà, déguisé, la peau collée à la chair, mais je ne voulais pas que ça se
sache, qu’on découvre mon immatérialité ; et ce corps et moi, nous vivions comme des voisins de palier,
2. et alors que je le jouais, je le laissais de côté, et il a pris cette forme que j’ai gardée tant d’années, une forme
maigre et pâle, abandonnée. Et j’habitais cette épave, mais mon numéro n’était pas tragique, avec ma peau
sur les os, et mes gestes de clown, j’étais un personnage haut en couleur, et tout le monde riait, se
contentant de ce personnage, et au fond de moi rien n’avait changé, car ce corps, qui n’était toujours pas le
mien, je refusais de le montrer sous un autre aspect que l’épouvantail que j’agitais à la vue des autres, je
refusais de l’exposer, et dans les vestiaires où les enfants se dénudaient pour s’encourir en criant vers les
douches, ou les jours si redoutés de visite médicale, je restais à l’écart, j’évitais leurs regards, alors que mes
yeux se nourrissaient de leurs corps, je cachais le mien, jusqu’au jour où quelqu’un l’a repéré, et au lieu
d’en rire, l’a vanté. Et ces paroles qui parlaient de mon corps s’adressaient à un autre (que) moi, elles ne
s’adressaient pas à celui qui observait le monde du fond d’un brouillard, elles s’adressaient au corps que les
autres voyaient, l’être physique qui me recouvrait, et celui-là, si lointain, si étranger, s’est réveillé, à ces
mots, s’est réveillé dans un univers incompréhensible. Car dans les reflets, mon regard l’a cherché, – et ce
n’était pas possible, ce n’était pas ce corps disgracieux auquel il manquait une dizaine de kilos au moment
de la pesée annuelle, cette tête sans charme, qu’on avait pu vanter, il y avait une erreur, c’est ce que je me
disais, interloqué. Alors qu’était-ce donc, un mirage dont les autres auraient été les témoins, une
impression qui s’opposait à la mienne. Un conflit venait de naître : ils m’aimaient plus que moi-même.
Car au tout début il y avait eu un poison. Je n’avais pas un mois, deux semaines peut-être, un virus avait
pris d’assaut mon corps, je ne pouvais plus rien avaler. Pas un centilitre de lait. Je les refusais tous. Celui de
la mère, le premier. Et les parents avaient tout essayé. Et tout avait échoué. Et la panique était entrée dans
le comportement de la mère, dans les yeux et les mains qui s’agitaient sur l’enfant, la panique s’était alors
insinuée en lui comme un sirop destructeur, alors qu’il était en train de mourir – il ne mangeait plus, ne
grossissait pas d’un gramme (pendant presque trois mois il avait gardé le même poids qu’à la naissance), et
la mère le priait, le suppliait de manger, d’avaler, et l’enfant refusait et pleurait, et la mère pleurait aussi, et
un combat, un combat de vie et de mort, s’était initié entre la mère et l’enfant, – et c’était dans cette
proximité avec la mort, dans ce refus d’alimenter le corps, sous les regards tragiques et implorants de ma
mère, que j’étais entré dans le monde, mes intestins en feu, la peur inoculée dans le ventre par l’amour
maternel dément, double poison qui m’instillerait la dénégation de moi-même. C’est alors que c’était
arrivé, que l’orientation première de mon corps s’était dessinée, car passé le troisième mois les parents
avaient été autorisés à donner à l’enfant une autre nourriture que le lait, et ça avait marché, j’avais avalé,
j’avais mangé, j’avais digéré, la vie aurait dû alors s’ouvrir pour moi, ma mère aurait dû être soulagée, mais
sa peur était restée, mère nourricière outragée, il fallait continuer de me sauver, j’étais un corps trop fragile,
menacé, en réalité déjà si étranger pour elle, et il fallait continuer à me nourrir avec la même insistance
qu’on avait mise à me soigner, et serait-ce ce dévouement asphyxiant, cet amour encombrant, qui m’a
découragé, serait-ce cette alerte qui semblait peser sur ma tête qui a fait que je n’ai pas pu sortir de la
maigreur originelle, cette nourriture tendue, je l’absorbais dans la contrainte, sans réelle envie, sinon un
étrange instinct de survie, et lentement j’avalais la viande et les légumes, si lentement que j’ai le souvenir
d’heures interminables de mastication, sous la menace du regard sévère et de la voix criante de la mère qui
ne me quittait pas tant que l’assiette n’était pas vide, et manger était devenu, au fil des jours, au fil des
années, une corvée quotidienne à laquelle je m’adonnais dans une forme de léthargie, mâchonnant avec
l’entrain d’une vache dans le pâturage, laissant les minutes des repas s’étendre à l’infini, laissant la viande
retrouver la froideur et la dureté du cadavre, luttant contre moi-même, contre ma propre résistance à
manger, contre mon propre dégoût, et luttant contre tous les démons qui planaient, je les sentais rôder
autour de moi. Rien n’avait pu empêcher la maigreur de maintenir mon corps à l’état de squelette vivant,
au fil des mois et des années aucune graisse ne l’avait modelé, il n’avait pris aucune rondeur, aucune
forme, que la sécheresse musculaire pour l’envelopper un peu et le tenir ensemble, les jambes et les bras
ressemblaient à des bâtonnets tandis que mes côtes saillaient au-dessus d’un abdomen trop étroit et que
déjà les regards se jetaient sur la carcasse que je promenais, et des bouches s’exclamaient, Eh bien mon
vieux il va falloir grossir ! avant de céder du terrain aux effets faciles du quolibet, Il est aussi étroit qu’un
ticket de tram ! et de s’esclaffer devant moi comme s’il s’agissait d’un sujet anodin, alors qu’il était question
de mon combat contre la mort, alors que j’étais terrorisé, et que bientôt je n’oserais plus dénuder mon
corps, l’exposer ainsi à la violence de l’image renvoyée, oui que bientôt mon corps deviendrait une
abstraction sur laquelle je n’avais aucune prise, alors que secrètement pourtant je m’étais mis à prier,
invoquer l’au-delà, une force supérieure, n’importe quoi, il n’y avait pas d’autre recours, pour m’aider à
grossir, et cette prière avait duré aussi longtemps que la honte d’avoir un corps amoindri m’avait obsédé,
toute l’adolescence avait été gâchée par cet état, mais plus tard encore lorsque, jeune adulte, j’avais
3. participé à un album de photos pour l’université où j’avais étudié, je m’étais laissé photographier nu dans
la suite d’un palace, comme pour conjurer le sort, outrepasser mon propre interdit, et une amie m’avait dit
en voyant la photo, On dirait un rescapé des camps de la mort.
Et devant cette carte représentant Claude-Ambroise Seurat, célèbre homme squelette du début du dixneuvième siècle, je ne peux m’empêcher de reconnaître celui que j’avais été des années durant, tout au
long de ce qui aurait dû être ma croissance ; je m’étais allongé sans m’épaissir, et je savais l’outrage qu’il
avait dû subir en étant exposé de la sorte, presque nu, devant les yeux cyniques de la médecine et ceux
grivois du peuple, être malmené ainsi par la sale curiosité humaine, croyant trouver là un réconfort à son
handicap, se forger maladroitement une place, mais où était l’amour dans ces regards, il devait bien y avoir
quelque pitié désolante là-dedans, mais où était l’amour dans ces regards, puisqu’il allait bientôt se
décomposer totalement, au bout de ces tortures, et peut-être y avait-il eu à ses côtés l’amour
étouffant, dévorant d’une mère, mais de l’intimité, de ce rapport intime avec son propre corps lorsqu’on le
donne à l’autre tout en prenant le sien, de cet échange avant même le contact physique où le partage se fait
par une émotion commune, rien, il ne me semble que rien de similaire n’a pu se passer dans la débauche
de foire où il était entraîné, et dans cette euphorie que suscitait l’apparition de son corps peut-être s’était-il
lui aussi laissé aller à rire avec les autres, à rire de sa propre maigreur, pour ne pas rester seul à la détester.
Car ça n’avait pas été mon cas, de l’exposer, au contraire, j’aurais tant voulu plutôt qu’être maigre qu’il fût
transparent, n’être qu’un fantôme me baladant dans l’indigeste monde des hommes, voleter de-ci de-là
plutôt que de traîner ma lamentable allure, mais il avait fallu les autres comme témoins de ma détestation –
ah ! les autres et leur épouvantable compassion, miroirs cruels –, la mère qui en rajoutait, se débattant
encore pour ramener ce corps échoué à bon port, reconquérir cette chair dégonflée en la nourrissant
d’excès et de gras, et qui ne faisait qu’accroître mon refus alimentaire et la haine que je me portais, mais
hélas je n’étais pas invisible, et la moindre allusion à ma maigreur me déchirait le coeur.
Être transparent : flotter, intouchable, sans frôler la matière, voir à l’abri des regards, regarder sans yeux,
pénétrer sans désir, n’être que mouvement invisible, esprit incolore, imperceptible, vie dissoute dans la
4. réalité dissolue, une sorte de mort inspirée. Tel j’aurais voulu être lorsque je me croyais trahi par mon
propre corps. Et tel j’ai cru parfois devenir lorsque je ne mettais pas les pieds dehors pendant des jours
entiers, m’enfonçant dans la profondeur de mon isolement. Le fil coupé avec le réel, j’étais en voie de
n’être plus qu’une âme. Mais tout cela était faux bien entendu, bobards que je me racontais à moi-même,
pour conjurer la peur, donner raison à la défaite, tout cela était faux puisque je n’étais devenu, hélas,
qu’une ombre, et que mon irréalité n’était que fantasme. Je me terrais de l’autre côté de la texture du
corps, là où les mots inventés se gravaient directement dans la chair.
Car il n’y avait pas d’autre voie, d’autre remède, pour exister, que la percussion des regards, le choc du
désir pour oublier temporairement le dégoût ; seul ce fragment de réalité, éclat scintillant et sombre, était à
la disposition de nos sens, à la mesure de nos limites. – Certes, quelques-uns, par l’intensité de la prière,
parvenaient à s’élever, dans une anfractuosité de l’intime, parvenaient à quitter l’individuation, à atteindre
le dépassement, mais comment le croire ? Ma vue était brouillée ; ma démarche, incertaine ; et ma foi,
mauvaise.
Le coeur lui non plus n’était pas un organe transparent, et j’aurais tant voulu qu’il le fût, alors je déguisais
mes blessures, l’esprit prenait sa revanche, je composais un personnage hors d’atteinte, mais lorsque le soir
je retrouvais mon corps, lorsque je l’observais affolé, je pensais aux tableaux de Schiele, aux corps tortueux
qui s’y pliaient, s’y contorsionnaient comme si chaque position, chaque mouvement, chaque attitude
trahissait un mal dévorant, membres étriqués se pliant sans souplesse dans la douleur, tronc décharné,
visage émacié et angélique, et au coeur de cette nudité indigne, dormait un sexe recroquevillé par la peur,
érotisme famélique et infâme, donné à voir sans autre exhibitionnisme que d’atteindre la vérité du
désespoir qui rongeait ce corps, misère, misère, et néanmoins splendeur d’une telle misère. Et dans le
miroir une main se mettait à caresser la peau de bébé de mon scrotum et une autre manipulait lentement la
verge grossie, car étrangement le désir m’avait saisi dans la pauvreté de la chair, un désir que je savais plein
de failles, inconstant, aussi lunatique que l’humeur, mais que je me mettais à travailler ébloui par l’effort du
sexe à changer de volume, et ainsi déployé il avait l’allure d’un totem dressé sur une terre stérile. Et de
loin, car combien j’avais reculé de la réalité physique, combien je m’étais enfoui dans la tête, j’observais
cela, tapi derrière, le désir engendrer le plaisir, et la petite mort semer sa peine.
Et de loin, toujours de loin, je voyais un pantin s’exprimer à ma place, être bicéphale que j’étais devenu,
créant la discorde dans mon intériorité. Et le poison avait continué son avancée, s’était mué en une
prédisposition à guetter l’approche de la mort, dans la moindre manifestation du corps deviner ses pas
comme on suspecterait, par un léger frémissement du vent, une présence ennemie dans les broussailles, à
l’attendre parfois sans autre espoir de sauveur, à faire ménage avec elle, incrustée entre la vie et moi,
comment faire autrement, que de l’épouser malgré moi, de la laisser devenir ma terrifiante compagne. Et
ceci avait façonné le corps en instrument de mort, car jamais il n’avait été source de vie – le sperme
déversé avait l’unique odeur du tourment –, mais lutte, permanente lutte contre la mort, jusqu’aux cimes
de la panique qui me réveillerait plus tard, à l’âge adulte, la nuit dans la certitude d’une fin imminente.