A sept mois d’élections cruciales, le directeur du KVS, théâtre royal flamand à Bruxelles, lance dans son livre « Seule l’imagination peut nous sauver », un cri d’alarme aux politiciens et aux médias qui trop souvent ignorent ou traitent la culture avec dédain.
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MANIFESTE POLYPHONIQUE
— Pour commencer, se lance Fouad tout en tirant sur
sa fusée de beuh maison, je voudrais dire que vous, avec
vos culs blancs privilégiés, vous ne comprenez pas grand-
chose au vrai monde. C’est répugnant, en fait. Que dis-je :
criminel. Même en faisant de votre mieux. Parce que, ne
vous y trompez pas : on est peut-être assis ensemble à
savourer les fruits de mon jardinet…
— Ton jardinet, tu es sérieux ? je l’interromps.
Tourvel me donne une bourrade.
— Laisse-le parler.
— Ton jardinet, si tu préfères, corrige Fouad avec un
sourire pincé, donnant ainsi plus de force encore à son
propos.
Je ne peux pas laisser passer ça.
— Ce n’est pas non plus mon jardinet, je rectifie.
Rien ne m’appartient, au kvs. Je ne suis que de
passage et tout appartient à la collectivité, en fait. Je
peux tout au plus en faire temporairement usage. Je suis
très pointilleux sur cette attitude d’humilité. Je n’ai pas,
en sortant du Conservatoire, monté un collectif avec des
gens partageant mes vues. Je dirais même que j’évite les
gens qui pensent comme moi, et si j’en croise par hasard,
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je fais un détour. Si j’ai envie de rencontrer quelqu’un qui
pense comme moi, je n’ai qu’à regarder dans le miroir. Et
même ça, j’essaie d’éviter. C’est pourquoi je me laisse de
temps à autre pousser une petite moustache. Comme ça,
au moins, j’ai devant moi un type qui pense comme moi
mais avec moustache. Si vous pensez que je plaisante,
vous vous trompez. Ce que je trouve le plus intéressant,
dans le théâtre, ce sont les rencontres avec des gens dont
les points de vue se situent ailleurs que les miens. C’est
aussi pour cela que j’aime les institutions qui ont une
longue et riche histoire. Une histoire plus grande que
quiconque se trouve temporairement à leur tête.
— Notre jardin, à la rigueur, dis-je, hochant la tête. Ça, je
pourrais encore l’accepter.
Tourvel en a marre de ces chamailleries à propos
d’un pronom possessif.
— Tu n’as qu’à dire que c’est mon jardin. Du moment que
tu le laisses raconter !
Fouad s’esclaffe et me donne une bourrade. Adirty
mindisajoyforever.
— Purée, Fouad, grandis un peu.
— Pendant que nous sommes là à profiter du jardinet de
Tourvel, poursuit Fouad, imperturbable, mes frères et
mes sœurs errent comme des rats dans la ville en quête
d’un toit au-dessus de leur tête. Ils dorment dans la rue,
été comme hiver, ou vivent dans le meilleur des cas dans
des squats moyenâgeux où la gale et autres vermines se
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répandent comme la peste. La façon dont l’Europe et ce
pays traitent les primo-arrivants est un véritable scandale,
et vous devriez, tous autant que vous êtes, rentrer de
honte sous la première dalle de trottoir venue.
— Belle entrée en matière, s’enthousiasme Tourvel, qui
se met aussitôt à applaudir.
— Amen ! ajouté-je.
C’est effectivement pas mal comme début pour un
monologue. Je devrais peut-être lui faire jouer un mono-
logue.Voyons où cela nous mène. La nuit est encore jeune.
— Je me suis juré de ne pas me laisser humilier, entends-
je dire Fouad, par rien ni personne. Et de prendre ma vie
en main. J’ai donc dû pas mal traficoter, dans ma vie, et je
suis allé de petit boulot en petit boulot.
— Raconte, raconte, gazouille Tourvel.
— O.K., dit Fouad qui, tout content d’être enfin vu,
redresse instinctivement le dos. J’ai même été maître de
sauna. Et vous pouvez dire ce que vous voulez, mais c’est
drôlement difficile. Et une séance de sauna a aussi sa
dramaturgie, je peux vous le garantir.
Il me jette un regard perçant.
— Tu as été quoi ? je demande.
— Maître de sauna, répète-t-il.
— Kékséksa, un maître de sauna ?
— Tu vis vraiment sur une autre planète ou tu fais
semblant ?
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Mieux vaut ne pas répondre aux questions pièges.
— Après avoir travaillé à Matonge dans un nailstudio
tenu par des Chinois, j’ai bossé comme maître de sauna.
— C’est quoi, un nailstudio? je demande.
— C’est quoi, Matonge ? s’intéresse Tourvel.
Qu’elle n’espère pas que je l’emmène à Matonge
pour une manucure !
— Je vous le disais : vous êtes des gros bébés pourris
gâtés et déphasés, ricane Fouad.
Parfois, Fouad s’exprime par énigmes, ce qui n’est
pas si mal pour un dramaturge, tout compte fait.
Même si tout cela était hautement instructif pour moi,
vous aurez remarqué, cher lecteur, chère lectrice, que
cette conversation était en train de devenir passablement
complexe. Elle aurait sa place dans un autre livre. Et peut-
être vais-je d’ailleurs la conserver à cette fin. C’est en effet
à la fois hilarant, incroyable et choquant. L’attitude de ce
pays à l’égard des personnes nouvellement arrivées et
considérées comme « différentes ». À quel point ce monde
peut être d’une cruelle injustice. Le discours de Fouad
me fait penser à mon séjour à Dakar au printemps 2023,
pour un projet international autour de la culture et des
migrations. Un vieil homme nous a raconté comment
il s’efforçait en vain de retenir les jeunes au Sénégal. Ces
récits m’ont passablement démoralisé, parce que rien
n’avait changé, semblait-il, par rapport à ce que j’avais
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consigné dix ans auparavant, quand j’avais écrit un livre
sur les migrations. Nouveaux visages, mêmes histoires.
Sauf que, depuis lors, il est question d’ériger un mur au-
tour de l’Europe. Et qu’en Flandre, on se range en masse
à l’opinion infecte et affligeante de gens comme Bart
De Wever ou le sociologue Mark Elchardus – un social-
démocrate en son temps, à ce qu’il paraît ; si les anges
faisaient les rires préenregistrés du bon Dieu, ils seraient
en train de se tordre de rire sur le plancher du paradis.
Mais revenons-en à Dakar. Un homme s’est effondré
en racontant l’histoire d’un jeune garçon mort en Libye ;
un autre a raconté qu’un jeune lui avait dit vouloir aller
en Europe pour faire partie de « la mondialisation ».
Tout le monde a ri. Parce que ce gamin ne semblait pas
comprendre qu’il en faisait déjà partie, de la mondiali-
sation. Et non seulement cela : que dans sa totale insigni-
fiance, il en constituait un élément essentiel et indispen-
sable. Sans lui, pas de mondialisation. Mais il ne voyait
pas les choses ainsi. Il voulait être en Europe et avoir
accès à la vraie vie. Aux données mobiles et au wifi, et à
toutes ces autres choses qui font partie de cette mondia-
lisation dont les avantages lui étaient refusés. Au pays
de la teranga, de l’accueil chaleureux, les gens peuvent
accueillir des millions de touristes et les chouchouter
de toutes les façons, mais eux-mêmes ne peuvent aller
nulle part. « Nous pouvons vous accueillir, mais n’avons
pas droit à la mobilité ? »
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— Limer, fixer, couper, vernir : j’ai tout fait, jusqu’à ce
que je ne puisse plus voir en peinture un ongle d’orteil,
des orteils crochus ou des cors aux pieds.
Fouad raconte comment, des mois durant, il a
travaillé à Matonge, le quartier africain de Bruxelles,
dans un salon de manucure tenu par trois riches sœurs
chinoises. Les néons clignotants, dans cette pièce trop
petite et par un été trop chaud, lui donnaient un mal de
tête atroce.
— Et puis un jour, la police a débarqué et la boutique a
fermé, raconte Fouad, l’air penaud et déconfit.
— Je suis terriblement désolée pour toi, dit Tourvel,
faisant glisser de son poignet sa montre en or. J’aimerais
que tu acceptes ceci de ma part.
Le visage de Fouad s’éclaire. Il est sur le point de
parler, mais Tourvel le devance et pose un doigt sur les
lèvres du jeune homme.
— Je n’accepterai pas de refus. Prends-la sans faire
d’histoires.
— Évidemment que j’accepte, dit Fouad, je ne suis pas
débile. J’allais seulement dire que cette montre aurait
plus de valeur si les gens savaient qu’elle vient de toi.
— Ça, tu devras l’expliquer toi-même, répond Tourvel,
narquoise. Je suis sûre que tu en es capable.
— Personne ne me croira. Même notre parole vaut
moins que celle d’un autre.
Je trouve que c’est bien formulé.
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— Cela dépend comment tu présentes la chose, affirme
Tourvel.
Il y aurait des choses à dire là-dessus, mais je ne
dis rien. Les gens sont prêts à croire n’importe quoi. C’est
ce qu’on appelle en littérature et au cinéma la suspension
ofdisbelief, la « suspension de l’incrédulité ». Les gens
mettent, de façon plus ou moins consciente, leur juge-
ment critique entre parenthèses pour pouvoir croire au
presque invraisemblable. Mais pas cent fois de suite. Le
spectateur ou la spectatrice de bonne volonté suivra un
nombre limité de rebondissements improbables.
Elle jette un dernier regard à sa montre avant
qu’elle n’enserre le poignet de Fouad, puis soupire.
— On dirait que cela fait des heures qu’on est là.
— Parce que, dans un théâtre, le temps ralentit. Je te l’ai
déjà dit.
Autrefois, il y avait l’unité de temps et de lieu, et une
pièce durait le temps de son action. Elle se déroulait en
temps réel, en quelque sorte. À quelques exceptions près,
c’est ainsi que sont composées les tragédies grecques. On
n’y montrait pas beaucoup de violence non plus, ou alors
occasionnellement un meurtre. Le cas échéant, on lais-
sait à un messager le soin de venir le raconter. À l’époque
de William S., on pouvait déjà changer de temps à autre
de lieu, et les meurtres pleuvaient pendant le spectacle.
Si le cinéma et les romans respectent encore aujourd’hui
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les règles d’or d’Aristote, en matière de temps et de lieu,
tout ou presque est autorisé. Encore plus au théâtre. En-
trer dans l’histoire ou en sortir, retourner en arrière ou le
contraire, avec un nombre de jumpcutsà vous faire perdre
la tête… On peut tout faire. Juste pour dire que notre
imagination ne stagne pas et qu’elle évolue, elle aussi.
— Ça ne te rend pas fou ?
Hochant la tête en signe de dénégation, je tire sur
le joint, ce qui fait rougeoyer le bout comme une comète
en feu.
— Au contraire, c’est plutôt addictif.
Se tournant à nouveau vers Fouad, elle lui de-
mande quel est son vœu le plus cher.
— C’est évident, répond-il : des papiers, pour que je
puisse enfin rester sans soucis dans ce pays. Sans avoir
peur à chaque coin de rue de me faire arrêter. Je travaille
pendant dix ans ici, et puis je repars. Vous ne pensez tout
de même pas que j’ai envie de rester dans un pays où je
ne suis pas du tout le bienvenu ?
Il me regarde.
— Je vous crache dessus, sur vous et votre condescen-
dance. Mais je ne rentrerai pas chez moi les mains vides.
Je l’ai juré, et je préfère mourir que de ne pas tenir cette
promesse.
— Et quand tu auras des papiers, d’un seul coup tu seras
heureux ? je demande.
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— Bien sûr que je serai heureux, réagit Fouad après un
silence. Pourquoi cette question ?
— Je ne pense pas que le bonheur, ça marche comme ça,
et je pense encore moins que les choses après lesquelles
on court avec beaucoup d’obstination finissent par se
produire. Ou alors, si elles se produisent, elles ne peuvent
que décevoir.
— Qu’est-ce que tu radotes ?
— Je crois à la sérendipité. Je pense que les choses se pro-
duisent plutôt par hasard. Et que ce sont justement celles
qu’on ne désire pas spécialement ou qu’on ne cherche
pas à atteindre qui réservent les plus belles opportunités.
Qu’est-ce que vous croyez ? Que je rêvais de devenir
directeur de théâtre ? Ou que j’ai cherché à le devenir ?
Ce n’est pas comme ça que ça marche, dans la vie.
— Je vous présente le John Lennon de Molenbeek, se
moque Fouad. Tu ne sais pas de quoi tu parles, et tu n’es
qu’un gros bébé pourri gâté, je l’ai déjà dit. Un bébé
pourri gâté qui vient de remplir sa couche de merde.
— Ne dis pas que je ne sais pas de quoi je parle, je réponds
sèchement. Tous les jours, je croise des gens sans papiers
et je vois, de loin ou de près, du racisme et de l’injustice.
Tu crois que je ne vois pas à quel point le monde est in-
juste ? Parfois, j’ai l’impression de travailler au commis-
sariat pour la Migration, dans ce théâtre. Nous sommes
constamment en train de nous démener pour faire venir
des gens. Récemment encore, un de nos artistes n’arrivait
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pas à obtenir son visa pour le Canada parce qu’il a un
passeport togolais. Un spectacle sélectionné pour le
TheaterFestival ! Et lui ne pourrait pas être de la partie
faute de visa ? Une autre fois, c’est quelqu’un du Chili
qui ne pouvait pas venir. Ou un acteur du Sénégal. C’est
tout le temps comme ça ! Je sais parfaitement de quoi je
parle, sacré nom d’un chien.
— Eh, mon frère, ce n’est pas parce que tu es copain avec
la ministre des Affaires étrangères que tu y comprends
quelque chose. Je veux dire, vraiment comprendre.
Il se frappe le cœur :
— Tu ne pourras jamais vraiment le comprendre.
Il a raison. Il est évident que nous ne pouvons pas le
comprendre aussi bien que lui. Mais s’il y a une chose
qui permet d’approcher cette vérité, ce sont les histoires,
ce sont l’imagination et l’art. Ni les statistiques et les
chiffres, ni les milliers d’actualités ne peuvent nous le
faire comprendre. C’est ce que j’appelle le paradoxe de
Bambi. Les gens ne pleurent pas en voyant aux infos
des gens mourir dans une chaloupe en face des côtes
de Lampedusa ou de Crotone, mais ils versent des tor-
rents de larmes quand la maman de Bambi meurt dans
le film. L’histoire est le miroir dans lequel ils et elles
reconnaissent leur propre chagrin. Bien sûr, les choses
changent, et de nouvelles formes font leur apparition.
Et nous nous demandons, toutes et tous, ce que nous
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pourrions encore raconter et comment. Il y a vingt ans,
j’interprétais des témoignages de réfugiés dans un camion.
Je ne le ferais plus de la même manière aujourd’hui.
Deux de mes filles, qui étudient le théâtre, ont sur la
question des discussions acharnées, intenses et particu-
lièrement captivantes avec des gens de leur génération.
Pour certains, un·e hétéro ne peut plus jouer un rôle
d’homo ; on ne peut plus non plus interpréter une per-
sonne en situation de handicap, ou un·e migrant·e. Par-
fois, ces discussions sont ennuyeuses, elles poussent le
bouchon trop loin et deviennent très méta. Peut-on em-
ployer le « mot commençant par n » dans une discussion
sur le « mot commençant par n » ? Peut-on encore chan-
ter des negro-spirituals sans conscience de la souffrance
dans laquelle ils ont été composés ? À moins que, au
contraire, l’expérience se trouve améliorée par le fait que
nous ayons bien saisi ce contexte et que nous les exécu-
tions dès lors plus correctement ? Il arrive que quelqu’un
dérape : comment pourrait-il en être autrement lorsque
la quête est si complexe ? Et si l’on n’est pas assez malin,
on risque de verser dans le dogmatisme. Mais il est rare
que ces discussions constituent une menace pour la
liberté d’expression ou pour la liberté tout court. Et
somme toute, les discussions avec cette nouvelle géné-
ration qui pose les jalons du monde nouveau m’atten-
drissent et me réjouissent. Comme j’ai été ému en voyant
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tous ces jeunes mener des mois durant des actions contre
les coupes budgétaires à Anvers ! Je me suis rendu là-bas
avec le metteur en scène Junior Mthombeni. À Anvers, je
suis tombé sur trois collègues et personnalités du monde
du spectacle : Stany Crets, un de mes complices de l’ac-
tion au Mont des Arts, Marleen Merckx et Peter Van
Den Begin, et nous pensions tous trois la même chose :
la jeune génération est prête. L’avenir est entre de bonnes
mains bien combatives.
Ce qu’on choisit de jouer et de financer, et ceux et celles à
qui on choisit d’offrir ce formidable espace symbolique
pour raconter une histoire : tout cela vaut largement une
discussion houleuse. Comment entamer un dialogue sur
toutes ces choses avec son public, dans une ville qui
compte autant de cultures et de communautés qu’il y en
a dans le monde entier ? Néanmoins, comme je le faisais
récemment remarquer à mes enfants, jouer la comédie,
c’est jouer ; on peut tout faire ; et il y a là dehors tout un
vaste monde malveillant qui se fiche de l’interdit contre
le « mot commençant par n » et pour qui toutes ces his-
toires d’équité ne sont que foutaises. Et donc bannir le
mal – y compris sous forme langagière – de leur micro-
cosme n’éliminera pas le mal dans le monde. Mais réflé-
chir aux privilèges, aux points de vue, à l’authenticité
et au pourquoi de ce que nous faisons ? Je dis alléluia ! Ne
coupons pas les ponts avec l’empathie et l’imagination,
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1
célébrons le fait qu’elles soient plus vivantes que jamais.
Et abordons l’imagination avec imagination.
— Tu as raison, et tu n’as pas raison, je lui réponds. Je
ne pourrai jamais le comprendre, mais s’il est bien une
chose qui peut me faire approcher cette vérité, c’est l’art :
la porte d’entrée de notre cœur et de notre capacité d’em-
pathie. S’il est bien une chose que l’intelligence humaine
a inventée, à travers des siècles de siècles, pour que la
peine, la joie, la perte, etc., puissent être partagées et
transmises, ce sont les histoires et tous leurs dérivés. Ces
trois dernières années, le soutien sociétal en faveur de la
culture s’est cruellement effrité. On nous fait passer pour
une bande de profiteurs et de profiteuses. C’est extrême-
ment nocif ; je dirais même que c’est une menace pour la
démocratie.
Fouad rit de tant d’emphase :
— Tu as fini ?
— Non, mon ami, je n’ai même pas encore commencé.
Pendant la pandémie, ils n’ont pas cessé de nous fermer.
Comme si nous étions quantité négligeable, comme si
nous ne faisions qu’organiser des petits divertissements
pour la bourgeoisie.
Les mains en cornet, j’apostrophe les ténèbres de
la nuit :
— On ne ferme pas un théâtre. Ni aujourd’hui, ni hier, ni
jamais. Même si toute la planète se promenait avec une
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peste tellement contagieuse qu’on devrait rester à cent
mètres les uns des autres. Le théâtre est par excellence
l’art qui vit du lien et de la rencontre, qui croit en l’espoir
que les histoires et la transmission des histoires peuvent
faire bouger les choses. Quand on ferme les théâtres, on
ferme la communauté, et pour une société, c’est la fin.
Nous fixons tous les trois la nuit.
— Personne n’est monté au créneau pour nous. Walter
Pauli, un journaliste renommé qui travaille pour Knack,
m’a traité de grippe-sou sur les réseaux sociaux parce
que je voulais garder le kvs ouvert. Tu ne penses qu’à
des salles combles et à tes sous. C’est fou comme on peut
être à côté de la plaque. Ces gens ont la vue tellement
courte qu’ils ne pigent pas que le kvs s’est plus enrichi en
fermant ses portes qu’en les gardant ouvertes, parce que
produire une pièce coûte de l’argent, et que se tourner les
pouces revenait par conséquent moins cher. Ils espèrent
vraiment que je vais engager le débat avec des gens
comme ça ? Est-ce de moi qu’il s’agit, ici ? Bon Dieu,
non ! Moi, j’ai pu faire des choses super chouettes,
pendant le covid. Tourner un film, faire un opéra. Je
l’ai déjà dit : il n’y a plus de presse culturelle digne de ce
nom dans ce pays. Des gens qui comprennent comment
nous sommes organisés, ce que nous faisons, quelles sont
les tendances… comment le champ politique évolue.
Et pendant ce temps-là, des décideurs parachutent des
membres du Vlaams Belang dans nos conseils d’admi-
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nistration, mais aucun de ces journalistes ne s’en émeut.
Pire : ils ne s’y intéressent même pas. Ils ne le savent pas.
Et je ne parle même pas de la blancheur aveuglante de
leur petit club. Trente ans qu’ils cherchent, et c’est tout
juste si les grands quotidiens ont réussi à attraper une
personne issue de l’immigration. Non mais, franche-
ment ? Le rideau tombe, là. Si vous participez à la mise
en scène de votre propre inutilité, il n’y a plus rien à faire.
— Vas-y, Mickey, m’encourage Tourvel, tu es bien lancé.
Je me lève et vais jusqu’au bord de la terrasse.
Fouad et Tourvel, mes compagnons et amis d’une nuit,
sont restés assis près de la baie vitrée.
Je perds rarement patience. Il y a eu une dramaturge qui
pouvait tellement m’exaspérer qu’il m’est arrivé de quit-
ter la réunion. Une amie proche, quelqu’un de particuliè-
rement réfléchi, têtue comme un troupeau de mules.
Le nec plus ultra, quoi. Je n’ai que faire des béni-oui-oui.
Gerardo, l’autre dramaturge, qui s’efforçait de jouer
diplomatiquement les médiateurs, se sentait souvent
comme un enfant de parents divorcés, m’a-t-il avoué un
jour. Cette dramaturge, donc, pouvait insister et persister
jusqu’à ce que je sorte de la pièce avec la tête à l’envers.
Tempêter et crier, je ne fais pas. La seule solution qui me
reste est alors de m’en aller, pour réapparaître une demi-
heure plus tard, calmé, avec un sourire contraint et après
concertation bilatérale de mes collègues, et de reconnaître