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Taylorisme, fordisme, toyotisme, ou l’histoire de la rationalisation
capitaliste du travail
Henri Houben
Institut d’Etudes marxistes
Contribution à la Seconde Conférence de World Association for Political Economy, “
The Political Economy of the Contemporary Relationship between Labor and Capital in
the World ”
Tokyo, 27-28 octobre 2007
Fini le travail dur et pénible ? Finie l’aliénation à l’usine ? Terminée l’exploitation
ouvrière ? S’il faut en croire les positions occidentales officielles, il s’agit d’un débat
dépassé : tout serait fait en faveur de l’amélioration des conditions de travail, du
développement de l’emploi « de qualité ». Tâches répétitives et ennuyeuses, cadences
infernales de la chaîne de montage comme le présentait Charlie Chaplin dans Les
Temps modernes, appartiendraient au passé.
Le terme « exploitation » a complètement disparu du vocabulaire économique et
sociologique. Il serait réservé à des situations sociales extrêmes comme les emplois
mal rémunérés, ne permettant pas au travailleur de survivre, ou les cas manifestes de
quasi-esclavage, où les patrons s’accordent le droit absolu de maltraiter leur main-
d’oeuvre. Autrement dit, ces conditions ne se rencontreraient plus que dans le tiers-
monde ou dans les ateliers clandestins en Occident. Bref, des situations officiellement
dénoncées, condamnées et combattues.
S’il y a dégradation de la position des salariés occidentaux, la cause en serait la
mondialisation ou plus précisément la concurrence déloyale des pays du Sud, dont la
législation sociale n’est pas aussi avancée que dans le Nord. Mais l’espoir serait le
développement des nations moins avancées qui entraînerait automatiquement
l’amélioration des conditions de travail.
Evidemment, les faits correspondent mal à cette image formatée et presque
idyllique. Sans reprendre toutes les études qui montrent une hausse générale du stress,
de l’intensité du travail ou de certains maux particuliers comme les migraines ou les
problèmes de dos, on peut citer l’analyse la plus officielle en Europe, celle de
l’European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions (fondation
européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail), qui établit des
relevés détaillés de la situation au travail tous les cinq depuis 1990. Dans la dernière
édition de son rapport, celle traitant de l’année 2005, cet organisme note que, s’il y a
réduction des efforts physiques lourds sur les postes (ce qui est logique avec
l’introduction de machines plus performantes), certains aspects se détériorent : le bruit
au travail, les postures pénibles (avec un petit progrès de 2000 à 2005), les
mouvements et gestes répétitifs. Il remarque une forte intensification du travail dans
l’Union européenne, en particulier pour des pays comme la Belgique, le Danemark,
l’Allemagne, la Grèce, l’Espagne et l’Italie. Un quart des travailleurs européens se
plaignent de mal de dos, 23% de douleurs musculaires, 23% de fatigue continuelle,
22% de stress et 16% de fréquentes migraines.
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Dans une usine automobile d’assemblage comme celle de Peugeot Mulhouse, le
nombre de suicides se multiplie. Il y en aurait eu six sur les sept premiers mois de 2007.
Au centre technique de Renault à Guyancourt, il y en aurait quatre sur deux ans. Quand
un salarié se pend sur la chaîne de montage, peu importe les raisons personnelles
propres qui ont conduit à cet acte, il est clair que le travail est en cause.
Mais, si la théorie optimiste sur l’amélioration des conditions de travail n’est pas
adéquate, quelle optique choisir ? C’est ici qu’un retour à Marx s’impose.
1. L’analyse de Marx
D’abord, Marx ne définit pas l’exploitation en termes absolus, comme un niveau
de vie non atteint ou une maltraitance abusive, mais en termes relatifs. Pour lui, c’est la
différence entre ce qui est produit par les travailleurs et ce qui est réellement approprié
par eux. Ou plus exactement le rapport entre cette différence, appelée plus-value, et ce
qui est reçu par les salariés, soit la valeur de la force de travail. La différence est
accaparée par les capitalistes et forme la base pour leur profit.
C’est cette relation qui détermine les conditions des travailleurs. En effet, même
s’ils disposent de davantage de biens, les salariés qui doivent se crever pour satisfaire
les exigences de la production capitaliste n’en auront guère l’usage, tellement ils seront
fatigués après leur journée de travail. Ces marchandises leur seront d’ailleurs
nécessaires pour revenir le lendemain à leur poste « dans les mêmes conditions de
vigueur et de santé ». Et souvent il devient impossible de vivre sans, sous peine d’être
complètement marginalisé, voire d’être réduit à l’état de SDF.
Ensuite, sur cette base, puisque la plus-value est, pour les capitalistes, le coeur
du profit, de leur revenu et de l’accumulation, la stratégie fondamentale de ceux-ci est
de sans cesse continuer à accroître cette différence entre ce qui est produit et ce qui est
rétribué aux travailleurs. C’est ce qui leur permet d’ailleurs d’augmenter le taux de profit,
du moins à court terme. En d’autres termes, les capitalistes ont intérêt à élever en
permanence le taux d’exploitation. C’est le contraire de ce qu’avancent les théories
officielles en Occident. En revanche, cela expliquerait la dégradation des conditions de
travail constatée même dans une région réputée socialement développée comme
l’Union européenne.
Marx consacre, dans le premier livre du Capital, de nombreuses pages à ces
politiques patronales pour augmenter la plus-value. En premier lieu, il y a l’allongement
de la journée de travail. Mais, constate-t-il, cette orientation se heurte rapidement à trois
limitations : une contrainte physique absolue, il n’y a que 24 heures dans une journée et
168 heures dans une semaine ; une limite relative, il faut que la force de travail puisse
se reposer et s’alimenter, sans quoi elle s’épuise ; une résistance ouvrière enfin.
C’est pourquoi les capitalistes sont conduits à accroître la productivité. Même si
cela a un effet désastreux à long terme, chaque entreprise a intérêt à trouver les
moyens pour élever la productivité. Cela lui permet d’obtenir ce que Marx appelle une
plus-value extra : la firme a une valeur individuelle inférieure à la valeur sociale du
secteur ; dans ce cas, elle peut baisser le prix et rafler une part importante du marché
ou elle peut vendre au prix moyen et engranger des profits supérieurs. Marx explique
que la logique globale fait passer les entreprises de la coopération simple à la
manufacture, fondée sur la division du travail, et à la fabrique, développée grâce au
machinisme.
3
En même temps, observe-t-il, la productivité s’accompagne d’une intensification
du travail. Conséquence de la réduction de la journée de travail, suite à l’emploi massif
de machines et de la résistance ouvrière. Au lieu d’étendre infiniment cette journée, ce
qui comporte des limites, le capitaliste préfère dès lors en intensifier le degré. De cette
façon : « L’heure plus dense de la journée de travail de dix heures contient autant ou
plus de travail, plus de dépense en force vitale, que l’heure plus poreuse de la journée
de douze heures. Une heure de celle-là produit, par conséquent, autant ou plus de
valeur qu’une heure et cinquième de celle-ci ».
Le capitaliste gagne sur deux tableaux : grâce à la productivité qui lui promet
d’abord une plus-value extra, puis une hausse générale de la plus-value ; grâce à
l’intensification du travail qui augmente la valeur produite, sans changer ce qu’en reçoit
le salarié.
Enfin, il observe l’essor du salaire aux pièces, qui incite à cette intensité puisque
le travailleur est payé en fonction de sa production : plus il réalise de marchandises ou
de parties, plus il sera payé. Et l’analyse de Marx s’arrête là. Le Capital, du moins son
premier livre, est publié en 1867. Karl Marx meurt en 1883. Mais l’histoire des stratégies
patronales pour accroître la plus-value, elle, ne s’interrompt pas.
2. Le taylorisme
Il n’est pas inintéressant de remarquer que Frederik Winslow Taylor reprend la
réflexion là où l’a laissé Marx, c’est-à-dire à la politique du salaire aux pièces. Au
service de ses employeurs, il remarque que les ouvriers ont compris le stratagème
patronal. Ainsi, si les travailleurs produisent en moyenne 100 composants par jour pour
un revenu de 200 euros, l’un d’entre eux sera amené à accroître sa fabrication à
mettons 120 pièces. Il gagnera alors 240 euros. Mais, s’il atteint cet objectif, les
capitalistes vont l’imposer comme norme pour tous. Tout le monde réalisera
quotidiennement les 120 biens. Une fois que ce sera le cas, les patrons remettront le
salaire à 200 euros par jour. Ils bénéficieront donc de l’intensité plus grande du travail.
Mais les ouvriers, sachant cela, empêcheront n’importe qui de se lancer dans une
hausse effrénée de la production. Et, comme les capitalistes ne connaissent pas ou
plus le processus concret de production et donc le temps réel qu’il faut pour produire, ils
ne peuvent plus rien y faire. La politique du salaire aux pièces devient inopérante. Il faut
trouver autre chose. C’est à cela que Taylor s’attelle.
En premier lieu, il veut reprendre le contrôle du processus de travail concret, au
nom des capitalistes. On a dit souvent qu’il s’appropriait le savoir-faire ouvrier. En
réalité, il n’en est rien. Il le déqualifie car non scientifique selon lui et il lui substitue ses
méthodes. C’est pourquoi d’ailleurs il appelle sa démarche l’organisation scientifique du
travail.
En fait, il décompose le travail en tâches (comme la division du travail de la
manufacture l’avait fait avant lui) et la tâche en geste. Chacun de ces gestes est alors
analysé. Implicitement, il décompose alors ceux-ci et surtout le temps qu’il représente
en trois catégories, qui vont être essentielles dans toute la rationalisation du travail :
- le temps directement productif, c'est-à-dire le temps pendant lequel l'ouvrier est
attaché à une opération de transformation stricte de la marchandise, par exemple le
montage d’une aile avant de la voiture ;
4
- le temps indirectement productif, c'est-à-dire le temps pendant lequel l'ouvrier effectue
une opération qui ne transforme pas strictement la marchandise, mais qui est
nécessaire dans la séquence des mouvements ; ce sont, par exemple, les
déplacements des ouvriers pour chercher les pièces indispensables à la fabrication, en
l’occurrence l’aile pour pouvoir la monter sur la voiture ;
- le temps inutile, c'est-à-dire le temps pendant lequel l'ouvrier accomplit des
mouvements qui n'ont aucun rapport ou qui ne sont pas nécessaires pour produire la
marchandise ; c’est le cas des temps d’attente, lorsque, sur une chaîne, le véhicule
précédent est déjà parti et le suivant pas encore arrivé au poste de travail.
Désignons la première catégorie par Hp (temps directement productif), la
seconde par Hi (temps indirectement productif), la troisième par He (temps inutile, à
éliminer), nous obtenons que H, qui représente les heures travaillées durant un laps de
temps par un ouvrier, peut se définir de la sorte :
H = Hp + Hi + He
Cette décomposition a pour but de rendre improductive une partie du temps
considéré ordinairement comme productif, soit directement soit indirectement. Ainsi, ces
temps sont alors éliminés et une simple tâche demande alors moins de temps. De ce
fait, le temps utilisé pour une tâche se rapproche de cette équation :
H = Hp + ε
où ε représente une quantité de temps de travail additionnel la plus faible possible.
Le meilleur exemple qui peut traduire cet exercice est celui donné par un ami et
disciple de Taylor, Frank Gilbreth, à propos du travail du maçon : « Supposons que je
me trouve sur un échafaudage dans la position d'un maçon qui est prêt à commencer
de travailler. Le mur est à ma gauche. Les briques sont empilées sur l'échafaudage à
ma droite et le mortier se trouve à côté des briques. Je prends la position du maçon et
je suis prêt à commencer de poser des briques. Je me dis alors : « Quel est le premier
mouvement que je vais faire pour commencer de travailler ? Je fais un pas vers la droite
avec le pied droit. Bien. Est-ce que ce mouvement est nécessaire ? ». Il m'a fallu un an
et demi pour supprimer ce mouvement, ce pas vers la droite. (...) Maintenant, quel est le
mouvement suivant ? Je me baisse vers le plancher de l'échafaudage vers la pile de
briques, je dégage une brique de la pile et je la saisis : « Mon Dieu, me dis-je, n'est-ce
pas quelque chose de barbare ? ». Réfléchissez-y. Voici un homme qui pèse environ 80
kg et, chaque fois qu'il se baisse pour attraper une brique, il abaisse ses 80 kg et tout
ceci pour saisir une brique de 2 kg, et puis il relève ses 80 kg, ainsi d'ailleurs que la
brique de 2 kg. Réfléchissez à ce gaspillage d'effort musculaire; il est monstrueux. Il me
fallut - et cela peut sembler bien long - une année et demie de réflexion et de travail
pour supprimer ce mouvement. Et cependant, quand finalement il fut supprimé, cela fut
d'une façon tellement simple que quiconque observerait la nouvelle méthode adoptée
pourrait dire : « Mais il n'y a là aucune invention, n'importe quel imbécile aurait pu en
faire autant. Pourquoi vous a-t-il fallu un an et demi pour faire une chose aussi simple
que cela ? ». Eh bien, ce que j'avais fait, c'était placer une table sur l'échafaudage, ici à
côté de moi à ma droite, et poser des briques et le mortier sur cette table, afin de les
5
avoir toujours à la bonne hauteur, ce qui supprimait la nécessité de se baisser pour les
attraper. Cette table était placée au milieu de l'échafaudage, le maçon se tenant d'un
côté. De l'autre côté existe un passage par lequel on peut apporter des briques à l'aide
d'une brouette. Un manœuvre peut les placer sur la table, sans déranger le maçon. »
Ainsi, Gilbreth étudie les gestes effectués par le maçon. Au bout d’un certain
moment, il en considère un comme pouvant être transformé en inutile : le fait de se
baisser et de se relever pour prendre la brique et le mortier, par l’adjonction d’une table
à proximité. De ce fait, un mouvement auparavant indispensable à la réalisation du mur,
soit Hi, devient subitement inutile, He, et est éliminé. De ce fait, les gestes sont
rationalisés, réduits. Au total, Gilbreth parvient à diminuer le nombre de gestes pour
bâtir un mur de dix-huit à cinq et à augmenter la pose de 960 briques par jour à 2.800.
Et l’énergie autrefois dépensé à se baisser et à se relever, « un effort monstrueux »
selon les termes de l’auteur, peut être consacrée à élever l’intensité, la vitesse avec
laquelle les gestes peuvent être accomplis.
La rationalisation porte souvent sur le travail indirectement productif, naguère
nécessaire, que les « experts en science du travail » tentent de rendre superflu. De
cette manière, le temps total pour une tâche, H, doit se rapprocher le plus possible d’un
temps qui n’est consacré qu’à du travail directement productif, Hp, qui apporte «
réellement » de la valeur à la marchandise (selon l’expression même des techniciens du
management).
En fait, la valeur de la marchandise, au sens marxiste et réel, est déterminé par
le temps total de production, soit H. Mais le fait de rationaliser le travail et d’éliminer une
partie de ce temps devenu inutile, He, permet d’abaisser ce temps. La firme qui se
lance dans cette opération diminue ainsi la valeur individuelle de son produit sous la
valeur sociale.
En désignant par T la valeur de la marchandise produite, par C le capital
constant, par L le nombre de travailleurs (productifs) et par H le temps moyen passé par
chaque travailleur à la fabrication de la marchandise, on peut établir l’équation suivante
:
T = C + L . H
Mais si la situation générale du travail est l’addition des temps productifs et
improductifs, la valeur sociale (indicée s) est égale à :
Ts = C + L . (Hps + Hi + He)
Alors que la valeur individuelle de la firme « innovante » (indicée i) devient, en
supposant un niveau de capital constant et d’emploi identique :
Ti = C + L . (Hpi + ε)
Et : Ti < Ts puisque Hpi + ε < Hps + Hi + He (conséquence de la rationalisation du
travail).
La firme « innovante » bénéficie d’une plus-value extra, source de profit
supplémentaire et donc d’accumulation accrue. Elle pousse ses concurrentes à adopter
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les mêmes méthodes sous peine de disparition. Une fois généralisées, celles-ci ne sont
plus l’apanage de la firme « innovante ». Cette dernière perd donc sa plus-value extra.
En revanche, la plus-value totale augmente pour tous les capitalistes de par le progrès
général de la productivité.
Ce savoir « scientifique » de la rationalisation du travail est accaparé par des
spécialistes qui passent leur journée à évaluer les gestes de chaque travail et sont
rassemblés dans un organe particulier au sein de l’entreprise, le Bureau des méthodes.
Leur instrument favori est le chronomètre pour calculer le temps de chaque mouvement
et de chaque travail. Leur but est de définir pour chaque tâche la « meilleure manière
de faire », qui est alors généralisée à tous ceux qui opèrent sur la même marchandise.
En principe, on a ainsi déterminé un optimum.
Taylor et le taylorisme initient, parmi les capitalistes, une réflexion sur la
rationalisation du travail qui ne va cesser de se développer.
3. Le fordisme
On associe souvent Frederik Taylor et Henry Ford ou taylorisme et fordisme. En
réalité, leur point de départ est totalement différent et Ford, par exemple, insistait
lourdement sur le fait qu’il n’appliquait pas les méthodes tayloriennes. En effet, Taylor
part d’un processus de production donné et il analyse dans ce cadre les travaux qui ont
été préalablement définis. En revanche, Ford bouleverse ce processus. C’est la
production qui change et la rationalisation du travail découle de ces modifications.
Le but de Ford est de réduire le prix de la voiture et donc son coût. Pour cela, il
veut standardiser la fabrication. A cette époque, les constructeurs n’étaient que des
assembleurs. Ils achetaient leurs pièces auprès d’entreprises spécialisées. Les ouvriers
montaient alors ces composants sur un châssis installé au milieu d’une grande salle.
Seulement, comme ces éléments n’étaient pas produits en fonction de leur utilisation,
chaque travailleur devait les ajuster à l’aide de limes et de marteaux à l’endroit où ils
devaient être placés. Chez Ford, ce processus prenait en moyenne 8 heures et 34
minutes par pièce.
La première transformation de Ford est donc d’obtenir des composants
standards. Pour cela, ils doivent être réalisés par des machines qui permettent
l’uniformisation de leur fabrication. Mais ce n’est pas nécessairement dans les
intentions des firmes qui les fournissaient. Aussi Ford décide-t-il de racheter
progressivement celles-ci et de les adapter à son orientation. Ainsi, le travail
d’assemblage, de complexe et long, devient simplifié, à la portée de n’importe quel
manœuvre. Or, en ces début de XXème siècle, cette main-d’œuvre bon marché arrive
par flux entier d’Europe d’abord sur les côtés atlantiques, puis petit à petit à l’intérieur
du pays et donc à Detroit, où se trouvent tous les grands constructeurs américains.
Grâce essentiellement à cette standardisation, la productivité double entre 1910 et
1913.
Après cette politique d’intégration verticale, Ford introduit un second
changement. Il dispose chaque ouvrier et chaque machine dans l’ordre séquentiel de la
production. Ford explique cette innovation : « Quand nous nous mîmes à fabriquer des
pièces, il fut naturel d'assigner une section particulière de l'usine à la fabrication de
chacune, mais en général un seul ouvrier faisait toutes les opérations exigées par une
petite pièce. L'augmentation rapide de la production nous obligea à imaginer un
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système pour éviter que les ouvriers ne se gênassent mutuellement. Les travailleurs
mal dirigés passent plus de temps à courir après les matériaux ou les outils qu'à
travailler, et ils touchent un faible salaire, parce que la marche à pied n'est pas une
occupation rémunératrice. Notre premier progrès dans le montage consista à apporter
le travail à l'ouvrier, au lieu d'amener l'ouvrier au travail. Aujourd'hui, toutes nos
opérations s'inspirent de ces deux principes. Nul homme ne doit avoir plus d'un pas à
faire ; autant que possible, nul homme ne doit avoir à se baisser. »
On retrouve ici un principe mis en avant par les procédés de Taylor. Quand les
composants sont disposés aux quatre coins de la salle, les ouvriers sont obligés d’aller
les chercher. C’est du travail indirectement productif : Hi, selon notre dénomination. Le
fait de transformer l’optique et d’amener les pièces au salarié rend cette opération
inutile. Comme l’écrit Ford, « la marche à pied n'est pas une occupation rémunératrice »
pour le capitaliste. Elle est placée en He et est donc éliminée. La valeur individuelle de
la voiture produite est diminuée. Mais on voit bien la différence avec Taylor. Celui-ci
analyse un travail donné pour en retirer par des changements surtout techniques des
temps de labeur devenus superflus, mais sans modifier le système de production. A
l’inverse, Ford transforme celui-ci pour en aboutir à des rationalisations dans la manière
dont le travail est exécuté.
Dans un premier temps, les travailleurs se passent l’objet à assembler de main
en main. Mais cela se révèle peu efficace. D’où l’idée de mettre cet objet sur un tapis
roulant continuellement en activité. C’est la chaîne de montage qui apparaît en 1913.
Elle permet des gains importants. Globalement le temps d’assemblage passe de 216
heures en 1913 à 127 heures en 1914.
En fait, ce mécanisme induit une rationalisation du travail. En effet, l’objet qui
défile sur la chaîne ne passe devant chaque poste que durant un moment limité. Cela
veut dire que la tâche de l’ouvrier est déterminée par ce temps. Elle doit correspondre
strictement à des gestes qui seront exécutés pendant cette période. D’où une
rationalisation extrême. De nouveau, on voit la différence avec le taylorisme qui définit
en premier lieu la « meilleure manière de faire ». Ici, c’est la production qui exige et
définit la tâche. C’est alors le souci du Bureau des méthodes de préciser celle-ci.
Le fordisme apporte une quadruple supériorité dans la rationalisation.
D’abord, c’est le mécanisme de la chaîne qui fixe la norme et tous les ouvriers
doivent s’y adapter. Avec Taylor, un ouvrier fatigué peut prendre un temps pour souffler.
Il n’est contraint que par le contremaître. Mais, ici, il n’est pas possible de tricher. Les
objets défilent, comme l’a très bien montré le film de Charlie Chaplin, Les Temps
modernes.
Ensuite, la chaîne assure une fluidité entre les opérations. Il n’y a plus de temps
perdus entre celles-ci, ce qui n’est pas garanti avec le taylorisme.
Puis, comme le véhicule passe devant chaque station de travail durant le même
laps de temps, cela nécessite une interdépendance dans les différentes tâches. Dans le
cas du maçon, la vitesse à laquelle il va et le nombre de briques qu’il pose ne sont
d’aucune manière en relation avec les autres travaux. Il est supposé y avoir
suffisamment de briques et de mortier. En revanche, si la chaîne est fixée pour produire
60 voitures à l’heure, cela signifie que chacune d’entre elles passera durant une minute
devant chaque poste et que, dès lors, l’ouvrier ne dispose que ce de ce temps pour
accomplir sa tâche. Mais c’est pour tout le monde le même et les tâches doivent donc
être définies toutes pour correspondre à ce laps de temps.
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Enfin, cette précision permet d’arriver au quatrième avantage : l’amélioration
continue. Avec Taylor, le Bureau des méthodes définit, en principe, une « meilleure
manière de faire ». Autrement dit, il ne serait pas possible de faire mieux. Avec la
chaîne, ce concept n’a plus de sens. Si la production augmente sans capacités
additionnelles, il faut faire tourner les usines plus vite. Cela redéfinit les tâches, car les
voitures ne passent plus toutes les minutes, mais, par exemple, toutes les cinquante
secondes. C’est un incitant à trouver en permanence de nouvelles manières de produire
et donc de rationaliser le travail.
Le fordisme constitue, de ce fait, une étape supplémentaire dans la
rationalisation pour arriver à ce que le temps de travail se rapproche d’un temps
consacré uniquement à des opérations directement productives, à des occupations
rémunératrices. Seulement il ne peut être appliqué comme tel partout. Il faut qu’il y ait la
possibilité d’introduire un mécanisme identique à celui de la chaîne de montage. C’est
incontestablement plus difficile dans le secteur des services.
Ford est aussi associé à la consommation de masse. Il aurait prévu que, pour
écouler sa production, il fallait un marché et que celui-ci pourrait être constitué par ses
propres ouvriers. Ce serait l’objet de sa décision prise en janvier de 1914 de doubler la
paie de ses travailleurs. Ford apparaîtrait comme le modèle type de patron social qui
songerait à l’amélioration de la vie de ses employés.
En réalité, il s’agit en grande partie d’un mythe, alimenté entre autres par l’école
française de la régulation et par Ford lui-même, après avoir constaté que les salariés
pouvaient eux aussi acheter des automobiles. Ce qui pousse Ford n’est nullement la
vente à des travailleurs. Il veut proposer un véhicule à bas prix pour les fermiers qui
doivent œuvrer dans les champs et vendre leurs produits à la ville. Cela le conduit à la
standardisation de la voiture et à la production d’un seul modèle, le modèle T, dont tout
client pouvait choisir « la couleur qu'il voudra, pourvu qu'il la veuille noire ».
Mais, avec cette méthode, surtout avec la chaîne de montage, le travail aux
usines Ford est un enfer. Les nouveaux immigrants s’y engouffrent dans leur recherche
de travail et de fonds pouvant leur permettre d’aller s’installer dans l’Ouest.
Rapidement, ils s’en écartent pour aller chez les autres constructeurs où c’est le
taylorisme qui est appliqué. Ainsi, si le taux de rotation du personnel est de 100% en
moyenne dans l’industrie automobile de l’époque, il s’élève à quelque 380% chez Ford.
C’est principalement pour stabiliser cette main-d’œuvre que Ford décide de doubler la
paie et de passer d’une journée à 2,5 dollars à celle à 5 dollars.
Dans son livre autobiographique ? Henry Ford s’explique lui-même : « En 1914,
quand le système entra en vigueur, nous employions quatorze mille personnes et nous
devions en embaucher environ cinquante-trois mille par an pour garder un effectif
constant de quatorze mille. En 1915, nous n'eûmes à embaucher que six mille cinq cent
huit hommes, dont la plupart furent engagés par suite du développement de nos
affaires. Avec l'ancien mouvement de main-d’œuvre et notre effectif présent il nous
faudrait embaucher près de deux cent mille hommes par an, ce qui serait un problème
presque insoluble. Bien qu'un minimum d'apprentissage suffise pour se rendre capable
chez nous de n'importe quel travail, nous ne pouvons changer d'équipe tous les jours, ni
toutes les semaines, ni tous les mois. Car bien qu'un homme puisse acquérir au bout de
deux ou trois jours une pratique suffisante pour faire passablement vite une besogne
passable, il sera, au bout d'un an, capable de faire bien mieux encore. Le
renouvellement de la main-d’œuvre ne nous a pas depuis lors préoccupé. »
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En fait, il ne s’agissait nullement d’un doublement du salaire, mais d’une prime
sur bénéfice. Elle n’était pas du tout automatique. Il fallait répondre à un certain nombre
de critères : être depuis Ford depuis six mois (pour stabiliser la main-d’œuvre) ; ne pas
être une femme (sauf si elle est chef de famille), ni avoir moins de 21 ans ; être d’une
moralité à toute épreuve. L’entreprise mit sur pied un service appelé Département
sociologique pour vérifier cette dernière condition. Ses membres allaient dans les
familles pour contrôler si le mari ne dépensait pas la hausse de revenu dans les bars et
les bistrots. Résultat : durant les deux premières années, 28% des salariés ne purent
bénéficier de la mesure.
Ford n’était pas du tout social. Il transforma le Département sociologique en
véritable unité d’espionnage pour vérifier l’opinion de ses travailleurs. Il s’ingénia en
refuser toute représentation syndicale dans ses usines. Lorsqu’il dut s’y soumettre en
1941, soit quatre ans après les autres constructeurs, ce fut une véritable révolution. Il
abandonna alors toutes les responsabilités de l’entreprise. Ford développait également
des idées de collaboration de classes, de vénération des chefs industrieux (comme lui),
de mépris vis-à-vis des financiers, des juifs et des « réformateurs sociaux », qu’il étalait
dans ses éditoriaux de son journal, le Dearborn Independent, et qui inspirèrent Hitler
dans sa formulation de l’idéologie nazie.
4. Le toyotisme
Si le mythe d’un Ford visionnaire et social est tenace, il en est un autre qui se
développe actuellement. C’est celui de la fin du taylorisme et du fordisme au profit d’une
conception améliorée du travail : enrichissement des tâches, travail qualifiant, gratifiant,
travail participatif, en groupe, où enfin le salarié a son mot à dire... Pourtant, c’est le
contraire qui se prépare.
Dans l’industrie automobile et d’autres qui lui sont liées ou qui s’organisent de
façon similaire, le fordisme a été effectivement abandonné, mais il a été remplacé par le
toyotisme. Une orientation qui s’est mise progressivement en place dans les usines
Toyota après la Seconde Guerre mondiale, à l’initiative principalement d’un ingénieur
devenu directeur de production, Taiichi Ohno. Ses méthodes sont actuellement
généralisées et inspirent bon nombre de secteurs, y compris dans les services.
On pouvait croire qu’avec le fordisme on avait atteint le sommet de l’exploitation
ouvrière. Seulement il se passe la même chose qu’auparavant avec le salaire aux
pièces : les ouvriers ont compris le truc ; lorsqu’ils voient pointer les chronométreurs, ils
ralentissent le rythme et gardent pour eux les routines qu’eux seuls connaissent, à force
de répéter toujours la même tâche. De plus, le fordisme connaît des problèmes avec
l’emploi massif de machines non flexibles.
Le point de départ de l’expérience Toyota est particulier. C’est la fin de la guerre
et la défaite pour les fascistes japonais. L’archipel est occupé par les forces
américaines (jusqu’en 1952). L’économie dépend du bon vouloir de Washington. La
production est rationnée, en particulier celle de véhicules. Des menaces de
démantèlement des zaibatsus, conglomérats industriels et financiers qui ont soutenu
l’effort de colonisation et de guerre, persistent. Pour les dirigeants de Toyota, la
question est : comment développer une fabrication rentable, face aux concurrents
américains très performants ?
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Taiichi Ohno est envoyé à la direction du département de moteurs. Ancien
ingénieur de machines textiles, il s’étonne de ce que chaque machine soit actionnée par
un ouvrier. Il met au point ce qu’il va appeler l’autonomation, c’est-à-dire la possibilité de
la machine de s’arrêter automatiquement et donc de fonctionner de façon autonome.
En effet, si la machine ne dispose pas d’un tel système, il faut en permanence un
travailleur pour la surveiller, de sorte que, si elle s’emballe, il puisse l’arrêter à temps.
Mais, avec un dispositif d’arrêt automatique, un tel contrôle n’est plus nécessaire et
l’ouvrier peut vaquer à d’autres occupations.
Ce procédé permet d’augmenter la productivité et donc la production de moteurs.
Mais les ventes de véhicules sont contingentées. A quoi sert de fabriquer davantage de
moteurs s’ils ne peuvent être montés sur des voitures ? C’est à ce stade qu’Ohno
commence à mettre au point son concept de just-in-time : ne produire que c’est qui est
nécessaire au moment voulu. Cela demande de penser à l’envers le processus de
production : au lieu de produire, puis d’essayer de vendre cette fabrication (système «
push »), il faut que ce soient les ventes qui tirent la production (système « pull »).
Pour mettre en place cette méthode sans moyens informatiques quasiment,
Taiichi Ohno va s’inspirer des supermarchés américains. Dans ceux-ci, les clients
viennent chercher les biens dans les rayons, les vidant progressivement. A ce moment,
le magasin décide d’achalander de nouveau les étagères en puisant dans ses stocks.
Cela nécessite des commandes auprès des fournisseurs pour réapprovisionner le
centre de distribution et ainsi la production est tirée par la demande des
consommateurs.
Adapté à l’automobile, ce mécanisme devient le suivant : les acheteurs
acquièrent une voiture disponible d’un modèle particulier dans un garage ou autre ;
celui-ci commande un véhicule du même type à l’usine d’assemblage, ce qui déclenche
tout un processus auprès des fournisseurs de composants.
Mais la condition est que toute la production, à commencer par les travailleurs,
soit flexible. En effet, il faut pouvoir fabriquer des modèles différents, avec des
composantes particulières, puisqu’il est impossible de savoir à l’avance exactement les
voitures qui seront écoulées. Cela veut dire que des véhicules différents doivent pouvoir
se succéder sur la chaîne et les travailleurs adapter leur travail en fonction des
spécificités de la voiture qui passe.
De même, puisque les ventes peuvent être variables, fréquentes à certains
moments, rares à d’autres, il faut tout un volant de flexibilité à la fois pour augmenter ou
abaisser la quantité de travail à livrer et pour modifier les tâches à effectuer sur la
chaîne. Et c’est dont dispose Toyota. D’un côté, elle peut compter sur un système
presque permanent d’heures supplémentaires qu’elle peut supprimer en cas de baisse
des ventes. Elle fonctionne avec un nombre important de salariés temporaires dont elle
ne renouvelle pas le contrat si besoin en est. En 1961, ceux-ci représentaient 56,8%
des effectifs du constructeur. De l’autre côté, Toyota implante un régime de modification
des tâches. De fait, si la production varie, cela a pour conséquence que le nombre de
voitures passant sur la chaîne fluctue proportionnellement. Et les tâches doivent
correspondre : c’est-à-dire une minute si les cadences demeurent à 60 voitures par
heure, cinquante secondes si elles passent à 72 véhicules par heure ou une minute
douze si elles sont baissées à 50 par heure. Et il n’est pas question de laisser les
travailleurs se tourner les pouces si la vitesse ralentit.
Cela implique deux conséquences majeures par rapport au fordisme.
11
D’abord, un ouvrier qui peut devoir effectuer des tâches de cinquante ou de plus
d’une minute ne peut se contenter d’avoir le même poste prédéfini pour la vie. Il doit
s’adapter continuellement et apprendre le contenu des travaux de ses collègues. Il va
devoir les remplir à un moment ou à un autre.
Ensuite, sans doute l’innovation la plus importante dans le cadre de la
rationalisation du travail, il va falloir que les salariés travaillent en groupe, en « team ».
Répartir des temps de cinquante ou de 72 secondes n’est possible que s’ils sont
calculés au sein d’un groupe. C’est alors le « team » qui gère les temps globaux.
Parfait ! Dans ce monde individualisé, on en revient à l’aspect collectif du travail,
pourrait-on dire. En réalité, c’est là que la perversité est la plus poussée. Le travail en «
team » se couple avec ce que certains ont appelé à juste titre le management by stress
et la discussion au sein des groupes mêmes de l’amélioration de la productivité.
Comment cela fonctionne-t-il ? Mieux vaut prendre un exemple. Supposons que
le temps fixé par la chaîne soit une minute. Mais le temps effectif occupé par les
membres d’un team de six personnes soit en moyenne 55 secondes. Cela veut dire
qu’au départ le temps alloué au groupe est de 360 secondes. Mais, en réalité, grâce
aux routines, aux habitudes, les salariés n’en utilisent que 330 secondes.
Première situation : la direction réduit l’allocation en temps à 90% de ce qu’elle
était auparavant, soit 324 secondes. Ce n’est plus au Bureau des méthodes qu’est
assignée cet objectif, mais au groupe lui-même. Celui-ci a des réunions internes et se
trouve devant l’obligation de chercher les 36 secondes de gain réclamés par la
direction. Normalement, il y a trente secondes faciles à repérer, celles qui étaient
l’apanage des travailleurs routiniers. Par exemple, auparavant, un ouvrier qui devait
monter et fixer un pare-choc prenait directement plusieurs vis pour lui économiser le
temps d’en chercher une à chaque fois. Les petites secondes épargnées lui
permettaient de souffler. Mais, comme la direction exige une récupération en temps, ce
truc particulier devient partie du processus normal de fabrication. De cette façon, le
groupe peut fonctionner avec 324 secondes au lieu des 360 antérieures et la chaîne
peut tourner pour produire 66 voitures par heure.
Mais considérons qu’il n’y ait pas d’augmentation de production. En ce cas, la
vitesse reste 60 automobiles par heure. Comment se répartissent les 324 secondes
entre les membres du « team » ? Les cinq premiers reçoivent une charge de soixante
secondes, le dernier se voit attribuer les 24 secondes restantes.
On pourrait croire que les 324 secondes seraient réparties équitablement entre
les six ouvriers, soit 54 secondes chacun. Sur ce point, Yasuhiro Monden, qui avec
l'aide des dirigeants de Toyota a théorisé le système de production du constructeur
japonais, est catégorique : il ne peut en être question. Il écrit en effet à propos de la
répartition équitable des temps d'attente (son cas est celui de six ouvriers, de A à F,
dont le sixième, F, est occupé effectivement 15 secondes) : « Après avoir alloué de
nouveau toutes les opérations de l'ouvrier A à l’ouvrier E, les 0,75 minutes de temps
d'attente de l'ouvrier F ne doivent pas être équitablement distribuées entre les six
ouvriers restants sur la ligne. Si c'était le cas, ce temps d'attente serait de nouveau
caché, car chaque ouvrier ralentirait son allure pour s'accommoder de la nouvelle
répartition des temps d'attente. De même, il y aurait de la résistance au moment de
réviser la codification des opérations standards. Au contraire, un retour à l'étape 1 est
nécessaire pour voir si des améliorations ultérieures peuvent être réalisées sur la ligne
afin d'éliminer la fraction des opérations laissées à l'ouvrier F. »
12
Ainsi, on va essayer de trouver les 24 secondes excessives dans le processus.
Si le groupe y parvient, cela veut dire qu’ils peuvent fonctionner à cinq et éliminer un
salarié. Ce qui est, pour la firme, un gain énorme. Le travailleur en question ne sera
sans doute pas licencié. Il sera reclassé à l’intérieur de l’usine, mais celle-ci oeuvrera
globalement avec moins de personnel.
Deuxième situation : les ventes baissent et ne nécessitent plus qu’une production
de 50 voitures par heure. Cela signifie que le véhicule passe devant chaque station de
travail durant 72 secondes. Comment les temps sont-ils répartis au sein du groupe ?
Celui-ci dispose de cinq personnes et de 300 secondes. De nouveau, même principe :
quatre personnes recevront 72 secondes et la dernière aura les 12 secondes restantes.
C’est incitation à chercher un gain sur ces douze secondes et, si le team y arrive, cela
fait un second employé en moins. Le groupe des six est devenu le groupe des quatre.
Que se passe-t-il si les ventes redémarrent et reviennent à leur ancien niveau ? Il y aura
une nouvelle répartition des tâches au sein du groupe, mais il est peu probable qu’il y
ait l’engagement définitif d’une nouvelle personne : Toyota utilisera plutôt des
temporaires. Cette méthode est aussi intitulée kaizen, c’est-à-dire amélioration continue
en japonais.
On pourrait croire cette description ou cette interprétation exagérée. Mais
Masaaki Imai, président de l'institut de kaizen aux Etats-Unis, explique l'intention de
Taiichi Ohno dans une publication de son organisme : « Supposons qu'un atelier qui
démarre doit faire 100 voitures par jour. M. Ohno donnera à cet atelier les ressources
pour faire 90% de ce qui est demandé. En particulier, ils reçoivent 90% de la main-
d'oeuvre nécessaire, 90% de l'espace, 90% de l'équipement, etc. Le directeur n'aura
d'autre choix que de faire des heures supplémentaires pour atteindre cet objectif. Au fur
et à mesure, le team de l'atelier trouvera des difficultés ou des obstacles qui pourront
être surmontés à travers l'application des méthodes de kaizen. Dès qu'un obstacle est
franchi, un autre est découvert et traité par les techniques du kaizen. Les obstacles
apparaissent sous forme de qualité, de fiabilité de la machine, de ressources humaines
ou de travail administratif. Indépendamment de cela, ils sont surmontés grâce au kaizen
jusqu'à ce que l'atelier soit capable de réaliser 100% des objectifs sans heure
supplémentaire. Dès que l'équilibre sans heure supplémentaire est atteint, M. Ohno
revient et retire à nouveau 10% des ressources. Cette manière de procéder est connue
sous le nom du système Oh, non ! (en anglais Oh ! No !) ».
Opinion soutenue par Taiichi Ohno lui-même dans une interview à la BBC : « Si
je trouvais un travail qui a été réalisé de façon efficace, je disais d’essayer de l’effectuer
avec la moitié du personnel requis, et, après un temps, lorsqu’ils sont parvenus à ce
résultat, je disais : OK, réduisez le nombre de moitié encore. » Il ajoute dans la même
interview pour expliquer ce qui pousse les travailleurs à trouver de telles innovations
dans le travail : « Lorsqu’ils sont sous une telle pression qu’ils sentent que c’est une
affaire de vie ou de mort, ils viennent avec toute une série de trouvailles ».
Une étude à l’usine de NUMMI, ancienne unité de General Motors fonctionnant
de façon fordienne et reprise depuis 1983 en joint venture par GM et Toyota (mais
dirigée et organisée par celle-ci selon ses méthodes) montre le gain obtenu par le
toyotisme : un salarié devant travailler une minute par voiture selon les anciens
principes était occupé en réalité 45 secondes ; le même adoptant les innovations de
Toyota est réellement actif durant 57 secondes. Le gain de 12 secondes par minute,
13
soit 20%, indique l’intensification du travail exigée par le nouveau système de
production.
Le toyotisme pousse un cran plus loin la rationalisation du travail au profit des
entreprises. Elle s’appuie sur deux éléments essentiels. D’abord, la rationalisation ne
porte plus uniquement sur le travail individuel, mais sur les temps collectifs, ceux d’un
groupe. Ainsi, des temps qui ne pouvaient pas être réduits parce que trop minimes, des
temps de passage d’un poste à l’autre, tout cela peut être diminué par une gestion à
l’échelle d’un « team ». Ensuite, par le management by stress et la récupération des
routines, le toyotisme intensifie fortement le travail. Les temps d’arrêt, ceux pour
souffler, pour respirer, tout cela est pris aux travailleurs pour accroître la plus-value.
En tous les cas, Toyota en profite largement. Petit constructeur produisant
quelques milliers de véhicules au début des années 50, il est en train de détrôner
General Motors comme numéro un du secteur, avec plus de neuf millions d’automobiles
écoulées. Pendant que les firmes américaines accumulent les pertes, que les
entreprises européennes n’arrêtent pas de se restructurer, de même que les rivales
nipponnes, Toyota affiche des bénéfices records pour le secteur : 14 milliards de dollars
en 2006 ; 60 milliards de dollars depuis 2001 (c’est davantage que DaimlerChrysler,
Volkswagen, Renault et BMW réunis). Il impose une norme qui force les autres
constructeurs à se restructurer en permanence.
En même temps, on peut comprendre pourquoi, dans l’industrie automobile, mais
également dans d’autres secteurs similaires, le travail se dégrade, le stress augmente,
la fatigue s’imprègne, des ouvriers avouent être épuisés après leur journée de travail
et..., dans certains cas, ils se suicident.
Le toyotisme possède aussi l’avantage sur le fordisme de pouvoir proposer des
solutions de rationalisation, y compris dans les services. Ainsi, la répartition des tâches
en groupe et leur gestion au sein de celui-ci, la flexibilité du travail pour adapter
continuellement celui-ci à la demande sont des éléments qui sont repris dans un certain
nombre de secteurs non industriels. Cela montre l’importance et le danger des
transformations en cours.
5. Conclusions
Contrairement à un discours fréquemment utilisé dans les pays occidentaux, les
conditions de travail se dégradent partout sous le capitalisme, aussi bien dans le tiers-
monde qu’ailleurs. Cela ne provient pas de la mondialisation ou de la concurrence «
déloyale » des rivaux utilisant des méthodes de surexploitation. Cela cadre entièrement
dans la logique capitaliste. C’est elle qui pousse chaque firme à chercher à accroître la
productivité et l’intensité du travail pour décrocher une plus-value extra. C’est elle qui
oblige les autres à reprendre les mêmes méthodes sous peine d’élimination du secteur
Il est évident que la crise économique structurelle qui sévit depuis 1973 ou que la
financiarisation de l’économie sont des conditions qui accélèrent ce processus. Mais
celui-ci existe sans cela. Il indique seulement que le capitalisme se développe
essentiellement sur base de l’exploitation ouvrière, soit de façon extensive par
l’incorporation de nouvelles régions dans le monde marchand, soit de manière intensive
par une hausse du degré d’exploitation même. C’est sa condition principale
d’expansion.
14
Et les limites sont celles indiquées par Marx dans son analyse sur la journée de
travail. Il y a des contraintes absolues : la journée ne compte que 24 heures, la semaine
168 heures, la planète est limitée, etc. Puis, des motifs relatifs empêchent une
exploitation tout azimut : la force de travail doit se reposer, manger... Enfin et surtout,
les travailleurs résistent. Cela passe des luttes collectives comme des grèves, des
manifestations, des occupations... Mais il y a aussi d’autres formes comme l’opposition
au salaire aux pièces ou au chronométrage mis en place quasi tacitement.
De ce point de vue, la libération du travail ne peut devenir en réalité qu’en dehors
du capitalisme. Marx en a donné de nombreuses raisons, à commencer par la propriété
privée des moyens de production, c’est-à-dire des entreprises et des usines. C’est dans
ce cadre que la rationalisation du travail est organisée.
Il est intéressant de relever également que celle-ci est menée sur le temps pour
effectuer une ou plusieurs tâches. C’est donc le travail dans son sens abstrait (selon
Marx) qui est l’objet de l’attention des capitalistes : une réduction de ce travail permet
une baisse de la valeur d’échange de la marchandise. Mais, pour le salarié, le travail
abstrait n’a aucune signification. Seule a de la valeur son travail concret : celui qui
permet de créer des biens ou des services tangibles, bref des marchandises dans leur
aspect valeur d’usage. Il y a donc une formidable contradiction de classe entre des
capitalistes qui veulent réduire le temps de travail pour la production de marchandise et,
pour cela, rationalise le travail (aussi bien abstrait que concret, puisque c’est le même),
et des travailleurs qui voient ainsi leur labeur prendre de moins en moins de sens, car
sans cesse réduit, contraint, compacté pour des objectifs proprement capitalistes. C’est
pourquoi sous le capitalisme il ne peut y avoir de libération du travail. Celui-ci est
nécessairement aliéné.

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Taylorisme, fordisme, toyotisme, ou l’histoire de la rationalisation capitaliste du travail

  • 1. 1 Taylorisme, fordisme, toyotisme, ou l’histoire de la rationalisation capitaliste du travail Henri Houben Institut d’Etudes marxistes Contribution à la Seconde Conférence de World Association for Political Economy, “ The Political Economy of the Contemporary Relationship between Labor and Capital in the World ” Tokyo, 27-28 octobre 2007 Fini le travail dur et pénible ? Finie l’aliénation à l’usine ? Terminée l’exploitation ouvrière ? S’il faut en croire les positions occidentales officielles, il s’agit d’un débat dépassé : tout serait fait en faveur de l’amélioration des conditions de travail, du développement de l’emploi « de qualité ». Tâches répétitives et ennuyeuses, cadences infernales de la chaîne de montage comme le présentait Charlie Chaplin dans Les Temps modernes, appartiendraient au passé. Le terme « exploitation » a complètement disparu du vocabulaire économique et sociologique. Il serait réservé à des situations sociales extrêmes comme les emplois mal rémunérés, ne permettant pas au travailleur de survivre, ou les cas manifestes de quasi-esclavage, où les patrons s’accordent le droit absolu de maltraiter leur main- d’oeuvre. Autrement dit, ces conditions ne se rencontreraient plus que dans le tiers- monde ou dans les ateliers clandestins en Occident. Bref, des situations officiellement dénoncées, condamnées et combattues. S’il y a dégradation de la position des salariés occidentaux, la cause en serait la mondialisation ou plus précisément la concurrence déloyale des pays du Sud, dont la législation sociale n’est pas aussi avancée que dans le Nord. Mais l’espoir serait le développement des nations moins avancées qui entraînerait automatiquement l’amélioration des conditions de travail. Evidemment, les faits correspondent mal à cette image formatée et presque idyllique. Sans reprendre toutes les études qui montrent une hausse générale du stress, de l’intensité du travail ou de certains maux particuliers comme les migraines ou les problèmes de dos, on peut citer l’analyse la plus officielle en Europe, celle de l’European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions (fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail), qui établit des relevés détaillés de la situation au travail tous les cinq depuis 1990. Dans la dernière édition de son rapport, celle traitant de l’année 2005, cet organisme note que, s’il y a réduction des efforts physiques lourds sur les postes (ce qui est logique avec l’introduction de machines plus performantes), certains aspects se détériorent : le bruit au travail, les postures pénibles (avec un petit progrès de 2000 à 2005), les mouvements et gestes répétitifs. Il remarque une forte intensification du travail dans l’Union européenne, en particulier pour des pays comme la Belgique, le Danemark, l’Allemagne, la Grèce, l’Espagne et l’Italie. Un quart des travailleurs européens se plaignent de mal de dos, 23% de douleurs musculaires, 23% de fatigue continuelle, 22% de stress et 16% de fréquentes migraines.
  • 2. 2 Dans une usine automobile d’assemblage comme celle de Peugeot Mulhouse, le nombre de suicides se multiplie. Il y en aurait eu six sur les sept premiers mois de 2007. Au centre technique de Renault à Guyancourt, il y en aurait quatre sur deux ans. Quand un salarié se pend sur la chaîne de montage, peu importe les raisons personnelles propres qui ont conduit à cet acte, il est clair que le travail est en cause. Mais, si la théorie optimiste sur l’amélioration des conditions de travail n’est pas adéquate, quelle optique choisir ? C’est ici qu’un retour à Marx s’impose. 1. L’analyse de Marx D’abord, Marx ne définit pas l’exploitation en termes absolus, comme un niveau de vie non atteint ou une maltraitance abusive, mais en termes relatifs. Pour lui, c’est la différence entre ce qui est produit par les travailleurs et ce qui est réellement approprié par eux. Ou plus exactement le rapport entre cette différence, appelée plus-value, et ce qui est reçu par les salariés, soit la valeur de la force de travail. La différence est accaparée par les capitalistes et forme la base pour leur profit. C’est cette relation qui détermine les conditions des travailleurs. En effet, même s’ils disposent de davantage de biens, les salariés qui doivent se crever pour satisfaire les exigences de la production capitaliste n’en auront guère l’usage, tellement ils seront fatigués après leur journée de travail. Ces marchandises leur seront d’ailleurs nécessaires pour revenir le lendemain à leur poste « dans les mêmes conditions de vigueur et de santé ». Et souvent il devient impossible de vivre sans, sous peine d’être complètement marginalisé, voire d’être réduit à l’état de SDF. Ensuite, sur cette base, puisque la plus-value est, pour les capitalistes, le coeur du profit, de leur revenu et de l’accumulation, la stratégie fondamentale de ceux-ci est de sans cesse continuer à accroître cette différence entre ce qui est produit et ce qui est rétribué aux travailleurs. C’est ce qui leur permet d’ailleurs d’augmenter le taux de profit, du moins à court terme. En d’autres termes, les capitalistes ont intérêt à élever en permanence le taux d’exploitation. C’est le contraire de ce qu’avancent les théories officielles en Occident. En revanche, cela expliquerait la dégradation des conditions de travail constatée même dans une région réputée socialement développée comme l’Union européenne. Marx consacre, dans le premier livre du Capital, de nombreuses pages à ces politiques patronales pour augmenter la plus-value. En premier lieu, il y a l’allongement de la journée de travail. Mais, constate-t-il, cette orientation se heurte rapidement à trois limitations : une contrainte physique absolue, il n’y a que 24 heures dans une journée et 168 heures dans une semaine ; une limite relative, il faut que la force de travail puisse se reposer et s’alimenter, sans quoi elle s’épuise ; une résistance ouvrière enfin. C’est pourquoi les capitalistes sont conduits à accroître la productivité. Même si cela a un effet désastreux à long terme, chaque entreprise a intérêt à trouver les moyens pour élever la productivité. Cela lui permet d’obtenir ce que Marx appelle une plus-value extra : la firme a une valeur individuelle inférieure à la valeur sociale du secteur ; dans ce cas, elle peut baisser le prix et rafler une part importante du marché ou elle peut vendre au prix moyen et engranger des profits supérieurs. Marx explique que la logique globale fait passer les entreprises de la coopération simple à la manufacture, fondée sur la division du travail, et à la fabrique, développée grâce au machinisme.
  • 3. 3 En même temps, observe-t-il, la productivité s’accompagne d’une intensification du travail. Conséquence de la réduction de la journée de travail, suite à l’emploi massif de machines et de la résistance ouvrière. Au lieu d’étendre infiniment cette journée, ce qui comporte des limites, le capitaliste préfère dès lors en intensifier le degré. De cette façon : « L’heure plus dense de la journée de travail de dix heures contient autant ou plus de travail, plus de dépense en force vitale, que l’heure plus poreuse de la journée de douze heures. Une heure de celle-là produit, par conséquent, autant ou plus de valeur qu’une heure et cinquième de celle-ci ». Le capitaliste gagne sur deux tableaux : grâce à la productivité qui lui promet d’abord une plus-value extra, puis une hausse générale de la plus-value ; grâce à l’intensification du travail qui augmente la valeur produite, sans changer ce qu’en reçoit le salarié. Enfin, il observe l’essor du salaire aux pièces, qui incite à cette intensité puisque le travailleur est payé en fonction de sa production : plus il réalise de marchandises ou de parties, plus il sera payé. Et l’analyse de Marx s’arrête là. Le Capital, du moins son premier livre, est publié en 1867. Karl Marx meurt en 1883. Mais l’histoire des stratégies patronales pour accroître la plus-value, elle, ne s’interrompt pas. 2. Le taylorisme Il n’est pas inintéressant de remarquer que Frederik Winslow Taylor reprend la réflexion là où l’a laissé Marx, c’est-à-dire à la politique du salaire aux pièces. Au service de ses employeurs, il remarque que les ouvriers ont compris le stratagème patronal. Ainsi, si les travailleurs produisent en moyenne 100 composants par jour pour un revenu de 200 euros, l’un d’entre eux sera amené à accroître sa fabrication à mettons 120 pièces. Il gagnera alors 240 euros. Mais, s’il atteint cet objectif, les capitalistes vont l’imposer comme norme pour tous. Tout le monde réalisera quotidiennement les 120 biens. Une fois que ce sera le cas, les patrons remettront le salaire à 200 euros par jour. Ils bénéficieront donc de l’intensité plus grande du travail. Mais les ouvriers, sachant cela, empêcheront n’importe qui de se lancer dans une hausse effrénée de la production. Et, comme les capitalistes ne connaissent pas ou plus le processus concret de production et donc le temps réel qu’il faut pour produire, ils ne peuvent plus rien y faire. La politique du salaire aux pièces devient inopérante. Il faut trouver autre chose. C’est à cela que Taylor s’attelle. En premier lieu, il veut reprendre le contrôle du processus de travail concret, au nom des capitalistes. On a dit souvent qu’il s’appropriait le savoir-faire ouvrier. En réalité, il n’en est rien. Il le déqualifie car non scientifique selon lui et il lui substitue ses méthodes. C’est pourquoi d’ailleurs il appelle sa démarche l’organisation scientifique du travail. En fait, il décompose le travail en tâches (comme la division du travail de la manufacture l’avait fait avant lui) et la tâche en geste. Chacun de ces gestes est alors analysé. Implicitement, il décompose alors ceux-ci et surtout le temps qu’il représente en trois catégories, qui vont être essentielles dans toute la rationalisation du travail : - le temps directement productif, c'est-à-dire le temps pendant lequel l'ouvrier est attaché à une opération de transformation stricte de la marchandise, par exemple le montage d’une aile avant de la voiture ;
  • 4. 4 - le temps indirectement productif, c'est-à-dire le temps pendant lequel l'ouvrier effectue une opération qui ne transforme pas strictement la marchandise, mais qui est nécessaire dans la séquence des mouvements ; ce sont, par exemple, les déplacements des ouvriers pour chercher les pièces indispensables à la fabrication, en l’occurrence l’aile pour pouvoir la monter sur la voiture ; - le temps inutile, c'est-à-dire le temps pendant lequel l'ouvrier accomplit des mouvements qui n'ont aucun rapport ou qui ne sont pas nécessaires pour produire la marchandise ; c’est le cas des temps d’attente, lorsque, sur une chaîne, le véhicule précédent est déjà parti et le suivant pas encore arrivé au poste de travail. Désignons la première catégorie par Hp (temps directement productif), la seconde par Hi (temps indirectement productif), la troisième par He (temps inutile, à éliminer), nous obtenons que H, qui représente les heures travaillées durant un laps de temps par un ouvrier, peut se définir de la sorte : H = Hp + Hi + He Cette décomposition a pour but de rendre improductive une partie du temps considéré ordinairement comme productif, soit directement soit indirectement. Ainsi, ces temps sont alors éliminés et une simple tâche demande alors moins de temps. De ce fait, le temps utilisé pour une tâche se rapproche de cette équation : H = Hp + ε où ε représente une quantité de temps de travail additionnel la plus faible possible. Le meilleur exemple qui peut traduire cet exercice est celui donné par un ami et disciple de Taylor, Frank Gilbreth, à propos du travail du maçon : « Supposons que je me trouve sur un échafaudage dans la position d'un maçon qui est prêt à commencer de travailler. Le mur est à ma gauche. Les briques sont empilées sur l'échafaudage à ma droite et le mortier se trouve à côté des briques. Je prends la position du maçon et je suis prêt à commencer de poser des briques. Je me dis alors : « Quel est le premier mouvement que je vais faire pour commencer de travailler ? Je fais un pas vers la droite avec le pied droit. Bien. Est-ce que ce mouvement est nécessaire ? ». Il m'a fallu un an et demi pour supprimer ce mouvement, ce pas vers la droite. (...) Maintenant, quel est le mouvement suivant ? Je me baisse vers le plancher de l'échafaudage vers la pile de briques, je dégage une brique de la pile et je la saisis : « Mon Dieu, me dis-je, n'est-ce pas quelque chose de barbare ? ». Réfléchissez-y. Voici un homme qui pèse environ 80 kg et, chaque fois qu'il se baisse pour attraper une brique, il abaisse ses 80 kg et tout ceci pour saisir une brique de 2 kg, et puis il relève ses 80 kg, ainsi d'ailleurs que la brique de 2 kg. Réfléchissez à ce gaspillage d'effort musculaire; il est monstrueux. Il me fallut - et cela peut sembler bien long - une année et demie de réflexion et de travail pour supprimer ce mouvement. Et cependant, quand finalement il fut supprimé, cela fut d'une façon tellement simple que quiconque observerait la nouvelle méthode adoptée pourrait dire : « Mais il n'y a là aucune invention, n'importe quel imbécile aurait pu en faire autant. Pourquoi vous a-t-il fallu un an et demi pour faire une chose aussi simple que cela ? ». Eh bien, ce que j'avais fait, c'était placer une table sur l'échafaudage, ici à côté de moi à ma droite, et poser des briques et le mortier sur cette table, afin de les
  • 5. 5 avoir toujours à la bonne hauteur, ce qui supprimait la nécessité de se baisser pour les attraper. Cette table était placée au milieu de l'échafaudage, le maçon se tenant d'un côté. De l'autre côté existe un passage par lequel on peut apporter des briques à l'aide d'une brouette. Un manœuvre peut les placer sur la table, sans déranger le maçon. » Ainsi, Gilbreth étudie les gestes effectués par le maçon. Au bout d’un certain moment, il en considère un comme pouvant être transformé en inutile : le fait de se baisser et de se relever pour prendre la brique et le mortier, par l’adjonction d’une table à proximité. De ce fait, un mouvement auparavant indispensable à la réalisation du mur, soit Hi, devient subitement inutile, He, et est éliminé. De ce fait, les gestes sont rationalisés, réduits. Au total, Gilbreth parvient à diminuer le nombre de gestes pour bâtir un mur de dix-huit à cinq et à augmenter la pose de 960 briques par jour à 2.800. Et l’énergie autrefois dépensé à se baisser et à se relever, « un effort monstrueux » selon les termes de l’auteur, peut être consacrée à élever l’intensité, la vitesse avec laquelle les gestes peuvent être accomplis. La rationalisation porte souvent sur le travail indirectement productif, naguère nécessaire, que les « experts en science du travail » tentent de rendre superflu. De cette manière, le temps total pour une tâche, H, doit se rapprocher le plus possible d’un temps qui n’est consacré qu’à du travail directement productif, Hp, qui apporte « réellement » de la valeur à la marchandise (selon l’expression même des techniciens du management). En fait, la valeur de la marchandise, au sens marxiste et réel, est déterminé par le temps total de production, soit H. Mais le fait de rationaliser le travail et d’éliminer une partie de ce temps devenu inutile, He, permet d’abaisser ce temps. La firme qui se lance dans cette opération diminue ainsi la valeur individuelle de son produit sous la valeur sociale. En désignant par T la valeur de la marchandise produite, par C le capital constant, par L le nombre de travailleurs (productifs) et par H le temps moyen passé par chaque travailleur à la fabrication de la marchandise, on peut établir l’équation suivante : T = C + L . H Mais si la situation générale du travail est l’addition des temps productifs et improductifs, la valeur sociale (indicée s) est égale à : Ts = C + L . (Hps + Hi + He) Alors que la valeur individuelle de la firme « innovante » (indicée i) devient, en supposant un niveau de capital constant et d’emploi identique : Ti = C + L . (Hpi + ε) Et : Ti < Ts puisque Hpi + ε < Hps + Hi + He (conséquence de la rationalisation du travail). La firme « innovante » bénéficie d’une plus-value extra, source de profit supplémentaire et donc d’accumulation accrue. Elle pousse ses concurrentes à adopter
  • 6. 6 les mêmes méthodes sous peine de disparition. Une fois généralisées, celles-ci ne sont plus l’apanage de la firme « innovante ». Cette dernière perd donc sa plus-value extra. En revanche, la plus-value totale augmente pour tous les capitalistes de par le progrès général de la productivité. Ce savoir « scientifique » de la rationalisation du travail est accaparé par des spécialistes qui passent leur journée à évaluer les gestes de chaque travail et sont rassemblés dans un organe particulier au sein de l’entreprise, le Bureau des méthodes. Leur instrument favori est le chronomètre pour calculer le temps de chaque mouvement et de chaque travail. Leur but est de définir pour chaque tâche la « meilleure manière de faire », qui est alors généralisée à tous ceux qui opèrent sur la même marchandise. En principe, on a ainsi déterminé un optimum. Taylor et le taylorisme initient, parmi les capitalistes, une réflexion sur la rationalisation du travail qui ne va cesser de se développer. 3. Le fordisme On associe souvent Frederik Taylor et Henry Ford ou taylorisme et fordisme. En réalité, leur point de départ est totalement différent et Ford, par exemple, insistait lourdement sur le fait qu’il n’appliquait pas les méthodes tayloriennes. En effet, Taylor part d’un processus de production donné et il analyse dans ce cadre les travaux qui ont été préalablement définis. En revanche, Ford bouleverse ce processus. C’est la production qui change et la rationalisation du travail découle de ces modifications. Le but de Ford est de réduire le prix de la voiture et donc son coût. Pour cela, il veut standardiser la fabrication. A cette époque, les constructeurs n’étaient que des assembleurs. Ils achetaient leurs pièces auprès d’entreprises spécialisées. Les ouvriers montaient alors ces composants sur un châssis installé au milieu d’une grande salle. Seulement, comme ces éléments n’étaient pas produits en fonction de leur utilisation, chaque travailleur devait les ajuster à l’aide de limes et de marteaux à l’endroit où ils devaient être placés. Chez Ford, ce processus prenait en moyenne 8 heures et 34 minutes par pièce. La première transformation de Ford est donc d’obtenir des composants standards. Pour cela, ils doivent être réalisés par des machines qui permettent l’uniformisation de leur fabrication. Mais ce n’est pas nécessairement dans les intentions des firmes qui les fournissaient. Aussi Ford décide-t-il de racheter progressivement celles-ci et de les adapter à son orientation. Ainsi, le travail d’assemblage, de complexe et long, devient simplifié, à la portée de n’importe quel manœuvre. Or, en ces début de XXème siècle, cette main-d’œuvre bon marché arrive par flux entier d’Europe d’abord sur les côtés atlantiques, puis petit à petit à l’intérieur du pays et donc à Detroit, où se trouvent tous les grands constructeurs américains. Grâce essentiellement à cette standardisation, la productivité double entre 1910 et 1913. Après cette politique d’intégration verticale, Ford introduit un second changement. Il dispose chaque ouvrier et chaque machine dans l’ordre séquentiel de la production. Ford explique cette innovation : « Quand nous nous mîmes à fabriquer des pièces, il fut naturel d'assigner une section particulière de l'usine à la fabrication de chacune, mais en général un seul ouvrier faisait toutes les opérations exigées par une petite pièce. L'augmentation rapide de la production nous obligea à imaginer un
  • 7. 7 système pour éviter que les ouvriers ne se gênassent mutuellement. Les travailleurs mal dirigés passent plus de temps à courir après les matériaux ou les outils qu'à travailler, et ils touchent un faible salaire, parce que la marche à pied n'est pas une occupation rémunératrice. Notre premier progrès dans le montage consista à apporter le travail à l'ouvrier, au lieu d'amener l'ouvrier au travail. Aujourd'hui, toutes nos opérations s'inspirent de ces deux principes. Nul homme ne doit avoir plus d'un pas à faire ; autant que possible, nul homme ne doit avoir à se baisser. » On retrouve ici un principe mis en avant par les procédés de Taylor. Quand les composants sont disposés aux quatre coins de la salle, les ouvriers sont obligés d’aller les chercher. C’est du travail indirectement productif : Hi, selon notre dénomination. Le fait de transformer l’optique et d’amener les pièces au salarié rend cette opération inutile. Comme l’écrit Ford, « la marche à pied n'est pas une occupation rémunératrice » pour le capitaliste. Elle est placée en He et est donc éliminée. La valeur individuelle de la voiture produite est diminuée. Mais on voit bien la différence avec Taylor. Celui-ci analyse un travail donné pour en retirer par des changements surtout techniques des temps de labeur devenus superflus, mais sans modifier le système de production. A l’inverse, Ford transforme celui-ci pour en aboutir à des rationalisations dans la manière dont le travail est exécuté. Dans un premier temps, les travailleurs se passent l’objet à assembler de main en main. Mais cela se révèle peu efficace. D’où l’idée de mettre cet objet sur un tapis roulant continuellement en activité. C’est la chaîne de montage qui apparaît en 1913. Elle permet des gains importants. Globalement le temps d’assemblage passe de 216 heures en 1913 à 127 heures en 1914. En fait, ce mécanisme induit une rationalisation du travail. En effet, l’objet qui défile sur la chaîne ne passe devant chaque poste que durant un moment limité. Cela veut dire que la tâche de l’ouvrier est déterminée par ce temps. Elle doit correspondre strictement à des gestes qui seront exécutés pendant cette période. D’où une rationalisation extrême. De nouveau, on voit la différence avec le taylorisme qui définit en premier lieu la « meilleure manière de faire ». Ici, c’est la production qui exige et définit la tâche. C’est alors le souci du Bureau des méthodes de préciser celle-ci. Le fordisme apporte une quadruple supériorité dans la rationalisation. D’abord, c’est le mécanisme de la chaîne qui fixe la norme et tous les ouvriers doivent s’y adapter. Avec Taylor, un ouvrier fatigué peut prendre un temps pour souffler. Il n’est contraint que par le contremaître. Mais, ici, il n’est pas possible de tricher. Les objets défilent, comme l’a très bien montré le film de Charlie Chaplin, Les Temps modernes. Ensuite, la chaîne assure une fluidité entre les opérations. Il n’y a plus de temps perdus entre celles-ci, ce qui n’est pas garanti avec le taylorisme. Puis, comme le véhicule passe devant chaque station de travail durant le même laps de temps, cela nécessite une interdépendance dans les différentes tâches. Dans le cas du maçon, la vitesse à laquelle il va et le nombre de briques qu’il pose ne sont d’aucune manière en relation avec les autres travaux. Il est supposé y avoir suffisamment de briques et de mortier. En revanche, si la chaîne est fixée pour produire 60 voitures à l’heure, cela signifie que chacune d’entre elles passera durant une minute devant chaque poste et que, dès lors, l’ouvrier ne dispose que ce de ce temps pour accomplir sa tâche. Mais c’est pour tout le monde le même et les tâches doivent donc être définies toutes pour correspondre à ce laps de temps.
  • 8. 8 Enfin, cette précision permet d’arriver au quatrième avantage : l’amélioration continue. Avec Taylor, le Bureau des méthodes définit, en principe, une « meilleure manière de faire ». Autrement dit, il ne serait pas possible de faire mieux. Avec la chaîne, ce concept n’a plus de sens. Si la production augmente sans capacités additionnelles, il faut faire tourner les usines plus vite. Cela redéfinit les tâches, car les voitures ne passent plus toutes les minutes, mais, par exemple, toutes les cinquante secondes. C’est un incitant à trouver en permanence de nouvelles manières de produire et donc de rationaliser le travail. Le fordisme constitue, de ce fait, une étape supplémentaire dans la rationalisation pour arriver à ce que le temps de travail se rapproche d’un temps consacré uniquement à des opérations directement productives, à des occupations rémunératrices. Seulement il ne peut être appliqué comme tel partout. Il faut qu’il y ait la possibilité d’introduire un mécanisme identique à celui de la chaîne de montage. C’est incontestablement plus difficile dans le secteur des services. Ford est aussi associé à la consommation de masse. Il aurait prévu que, pour écouler sa production, il fallait un marché et que celui-ci pourrait être constitué par ses propres ouvriers. Ce serait l’objet de sa décision prise en janvier de 1914 de doubler la paie de ses travailleurs. Ford apparaîtrait comme le modèle type de patron social qui songerait à l’amélioration de la vie de ses employés. En réalité, il s’agit en grande partie d’un mythe, alimenté entre autres par l’école française de la régulation et par Ford lui-même, après avoir constaté que les salariés pouvaient eux aussi acheter des automobiles. Ce qui pousse Ford n’est nullement la vente à des travailleurs. Il veut proposer un véhicule à bas prix pour les fermiers qui doivent œuvrer dans les champs et vendre leurs produits à la ville. Cela le conduit à la standardisation de la voiture et à la production d’un seul modèle, le modèle T, dont tout client pouvait choisir « la couleur qu'il voudra, pourvu qu'il la veuille noire ». Mais, avec cette méthode, surtout avec la chaîne de montage, le travail aux usines Ford est un enfer. Les nouveaux immigrants s’y engouffrent dans leur recherche de travail et de fonds pouvant leur permettre d’aller s’installer dans l’Ouest. Rapidement, ils s’en écartent pour aller chez les autres constructeurs où c’est le taylorisme qui est appliqué. Ainsi, si le taux de rotation du personnel est de 100% en moyenne dans l’industrie automobile de l’époque, il s’élève à quelque 380% chez Ford. C’est principalement pour stabiliser cette main-d’œuvre que Ford décide de doubler la paie et de passer d’une journée à 2,5 dollars à celle à 5 dollars. Dans son livre autobiographique ? Henry Ford s’explique lui-même : « En 1914, quand le système entra en vigueur, nous employions quatorze mille personnes et nous devions en embaucher environ cinquante-trois mille par an pour garder un effectif constant de quatorze mille. En 1915, nous n'eûmes à embaucher que six mille cinq cent huit hommes, dont la plupart furent engagés par suite du développement de nos affaires. Avec l'ancien mouvement de main-d’œuvre et notre effectif présent il nous faudrait embaucher près de deux cent mille hommes par an, ce qui serait un problème presque insoluble. Bien qu'un minimum d'apprentissage suffise pour se rendre capable chez nous de n'importe quel travail, nous ne pouvons changer d'équipe tous les jours, ni toutes les semaines, ni tous les mois. Car bien qu'un homme puisse acquérir au bout de deux ou trois jours une pratique suffisante pour faire passablement vite une besogne passable, il sera, au bout d'un an, capable de faire bien mieux encore. Le renouvellement de la main-d’œuvre ne nous a pas depuis lors préoccupé. »
  • 9. 9 En fait, il ne s’agissait nullement d’un doublement du salaire, mais d’une prime sur bénéfice. Elle n’était pas du tout automatique. Il fallait répondre à un certain nombre de critères : être depuis Ford depuis six mois (pour stabiliser la main-d’œuvre) ; ne pas être une femme (sauf si elle est chef de famille), ni avoir moins de 21 ans ; être d’une moralité à toute épreuve. L’entreprise mit sur pied un service appelé Département sociologique pour vérifier cette dernière condition. Ses membres allaient dans les familles pour contrôler si le mari ne dépensait pas la hausse de revenu dans les bars et les bistrots. Résultat : durant les deux premières années, 28% des salariés ne purent bénéficier de la mesure. Ford n’était pas du tout social. Il transforma le Département sociologique en véritable unité d’espionnage pour vérifier l’opinion de ses travailleurs. Il s’ingénia en refuser toute représentation syndicale dans ses usines. Lorsqu’il dut s’y soumettre en 1941, soit quatre ans après les autres constructeurs, ce fut une véritable révolution. Il abandonna alors toutes les responsabilités de l’entreprise. Ford développait également des idées de collaboration de classes, de vénération des chefs industrieux (comme lui), de mépris vis-à-vis des financiers, des juifs et des « réformateurs sociaux », qu’il étalait dans ses éditoriaux de son journal, le Dearborn Independent, et qui inspirèrent Hitler dans sa formulation de l’idéologie nazie. 4. Le toyotisme Si le mythe d’un Ford visionnaire et social est tenace, il en est un autre qui se développe actuellement. C’est celui de la fin du taylorisme et du fordisme au profit d’une conception améliorée du travail : enrichissement des tâches, travail qualifiant, gratifiant, travail participatif, en groupe, où enfin le salarié a son mot à dire... Pourtant, c’est le contraire qui se prépare. Dans l’industrie automobile et d’autres qui lui sont liées ou qui s’organisent de façon similaire, le fordisme a été effectivement abandonné, mais il a été remplacé par le toyotisme. Une orientation qui s’est mise progressivement en place dans les usines Toyota après la Seconde Guerre mondiale, à l’initiative principalement d’un ingénieur devenu directeur de production, Taiichi Ohno. Ses méthodes sont actuellement généralisées et inspirent bon nombre de secteurs, y compris dans les services. On pouvait croire qu’avec le fordisme on avait atteint le sommet de l’exploitation ouvrière. Seulement il se passe la même chose qu’auparavant avec le salaire aux pièces : les ouvriers ont compris le truc ; lorsqu’ils voient pointer les chronométreurs, ils ralentissent le rythme et gardent pour eux les routines qu’eux seuls connaissent, à force de répéter toujours la même tâche. De plus, le fordisme connaît des problèmes avec l’emploi massif de machines non flexibles. Le point de départ de l’expérience Toyota est particulier. C’est la fin de la guerre et la défaite pour les fascistes japonais. L’archipel est occupé par les forces américaines (jusqu’en 1952). L’économie dépend du bon vouloir de Washington. La production est rationnée, en particulier celle de véhicules. Des menaces de démantèlement des zaibatsus, conglomérats industriels et financiers qui ont soutenu l’effort de colonisation et de guerre, persistent. Pour les dirigeants de Toyota, la question est : comment développer une fabrication rentable, face aux concurrents américains très performants ?
  • 10. 10 Taiichi Ohno est envoyé à la direction du département de moteurs. Ancien ingénieur de machines textiles, il s’étonne de ce que chaque machine soit actionnée par un ouvrier. Il met au point ce qu’il va appeler l’autonomation, c’est-à-dire la possibilité de la machine de s’arrêter automatiquement et donc de fonctionner de façon autonome. En effet, si la machine ne dispose pas d’un tel système, il faut en permanence un travailleur pour la surveiller, de sorte que, si elle s’emballe, il puisse l’arrêter à temps. Mais, avec un dispositif d’arrêt automatique, un tel contrôle n’est plus nécessaire et l’ouvrier peut vaquer à d’autres occupations. Ce procédé permet d’augmenter la productivité et donc la production de moteurs. Mais les ventes de véhicules sont contingentées. A quoi sert de fabriquer davantage de moteurs s’ils ne peuvent être montés sur des voitures ? C’est à ce stade qu’Ohno commence à mettre au point son concept de just-in-time : ne produire que c’est qui est nécessaire au moment voulu. Cela demande de penser à l’envers le processus de production : au lieu de produire, puis d’essayer de vendre cette fabrication (système « push »), il faut que ce soient les ventes qui tirent la production (système « pull »). Pour mettre en place cette méthode sans moyens informatiques quasiment, Taiichi Ohno va s’inspirer des supermarchés américains. Dans ceux-ci, les clients viennent chercher les biens dans les rayons, les vidant progressivement. A ce moment, le magasin décide d’achalander de nouveau les étagères en puisant dans ses stocks. Cela nécessite des commandes auprès des fournisseurs pour réapprovisionner le centre de distribution et ainsi la production est tirée par la demande des consommateurs. Adapté à l’automobile, ce mécanisme devient le suivant : les acheteurs acquièrent une voiture disponible d’un modèle particulier dans un garage ou autre ; celui-ci commande un véhicule du même type à l’usine d’assemblage, ce qui déclenche tout un processus auprès des fournisseurs de composants. Mais la condition est que toute la production, à commencer par les travailleurs, soit flexible. En effet, il faut pouvoir fabriquer des modèles différents, avec des composantes particulières, puisqu’il est impossible de savoir à l’avance exactement les voitures qui seront écoulées. Cela veut dire que des véhicules différents doivent pouvoir se succéder sur la chaîne et les travailleurs adapter leur travail en fonction des spécificités de la voiture qui passe. De même, puisque les ventes peuvent être variables, fréquentes à certains moments, rares à d’autres, il faut tout un volant de flexibilité à la fois pour augmenter ou abaisser la quantité de travail à livrer et pour modifier les tâches à effectuer sur la chaîne. Et c’est dont dispose Toyota. D’un côté, elle peut compter sur un système presque permanent d’heures supplémentaires qu’elle peut supprimer en cas de baisse des ventes. Elle fonctionne avec un nombre important de salariés temporaires dont elle ne renouvelle pas le contrat si besoin en est. En 1961, ceux-ci représentaient 56,8% des effectifs du constructeur. De l’autre côté, Toyota implante un régime de modification des tâches. De fait, si la production varie, cela a pour conséquence que le nombre de voitures passant sur la chaîne fluctue proportionnellement. Et les tâches doivent correspondre : c’est-à-dire une minute si les cadences demeurent à 60 voitures par heure, cinquante secondes si elles passent à 72 véhicules par heure ou une minute douze si elles sont baissées à 50 par heure. Et il n’est pas question de laisser les travailleurs se tourner les pouces si la vitesse ralentit. Cela implique deux conséquences majeures par rapport au fordisme.
  • 11. 11 D’abord, un ouvrier qui peut devoir effectuer des tâches de cinquante ou de plus d’une minute ne peut se contenter d’avoir le même poste prédéfini pour la vie. Il doit s’adapter continuellement et apprendre le contenu des travaux de ses collègues. Il va devoir les remplir à un moment ou à un autre. Ensuite, sans doute l’innovation la plus importante dans le cadre de la rationalisation du travail, il va falloir que les salariés travaillent en groupe, en « team ». Répartir des temps de cinquante ou de 72 secondes n’est possible que s’ils sont calculés au sein d’un groupe. C’est alors le « team » qui gère les temps globaux. Parfait ! Dans ce monde individualisé, on en revient à l’aspect collectif du travail, pourrait-on dire. En réalité, c’est là que la perversité est la plus poussée. Le travail en « team » se couple avec ce que certains ont appelé à juste titre le management by stress et la discussion au sein des groupes mêmes de l’amélioration de la productivité. Comment cela fonctionne-t-il ? Mieux vaut prendre un exemple. Supposons que le temps fixé par la chaîne soit une minute. Mais le temps effectif occupé par les membres d’un team de six personnes soit en moyenne 55 secondes. Cela veut dire qu’au départ le temps alloué au groupe est de 360 secondes. Mais, en réalité, grâce aux routines, aux habitudes, les salariés n’en utilisent que 330 secondes. Première situation : la direction réduit l’allocation en temps à 90% de ce qu’elle était auparavant, soit 324 secondes. Ce n’est plus au Bureau des méthodes qu’est assignée cet objectif, mais au groupe lui-même. Celui-ci a des réunions internes et se trouve devant l’obligation de chercher les 36 secondes de gain réclamés par la direction. Normalement, il y a trente secondes faciles à repérer, celles qui étaient l’apanage des travailleurs routiniers. Par exemple, auparavant, un ouvrier qui devait monter et fixer un pare-choc prenait directement plusieurs vis pour lui économiser le temps d’en chercher une à chaque fois. Les petites secondes épargnées lui permettaient de souffler. Mais, comme la direction exige une récupération en temps, ce truc particulier devient partie du processus normal de fabrication. De cette façon, le groupe peut fonctionner avec 324 secondes au lieu des 360 antérieures et la chaîne peut tourner pour produire 66 voitures par heure. Mais considérons qu’il n’y ait pas d’augmentation de production. En ce cas, la vitesse reste 60 automobiles par heure. Comment se répartissent les 324 secondes entre les membres du « team » ? Les cinq premiers reçoivent une charge de soixante secondes, le dernier se voit attribuer les 24 secondes restantes. On pourrait croire que les 324 secondes seraient réparties équitablement entre les six ouvriers, soit 54 secondes chacun. Sur ce point, Yasuhiro Monden, qui avec l'aide des dirigeants de Toyota a théorisé le système de production du constructeur japonais, est catégorique : il ne peut en être question. Il écrit en effet à propos de la répartition équitable des temps d'attente (son cas est celui de six ouvriers, de A à F, dont le sixième, F, est occupé effectivement 15 secondes) : « Après avoir alloué de nouveau toutes les opérations de l'ouvrier A à l’ouvrier E, les 0,75 minutes de temps d'attente de l'ouvrier F ne doivent pas être équitablement distribuées entre les six ouvriers restants sur la ligne. Si c'était le cas, ce temps d'attente serait de nouveau caché, car chaque ouvrier ralentirait son allure pour s'accommoder de la nouvelle répartition des temps d'attente. De même, il y aurait de la résistance au moment de réviser la codification des opérations standards. Au contraire, un retour à l'étape 1 est nécessaire pour voir si des améliorations ultérieures peuvent être réalisées sur la ligne afin d'éliminer la fraction des opérations laissées à l'ouvrier F. »
  • 12. 12 Ainsi, on va essayer de trouver les 24 secondes excessives dans le processus. Si le groupe y parvient, cela veut dire qu’ils peuvent fonctionner à cinq et éliminer un salarié. Ce qui est, pour la firme, un gain énorme. Le travailleur en question ne sera sans doute pas licencié. Il sera reclassé à l’intérieur de l’usine, mais celle-ci oeuvrera globalement avec moins de personnel. Deuxième situation : les ventes baissent et ne nécessitent plus qu’une production de 50 voitures par heure. Cela signifie que le véhicule passe devant chaque station de travail durant 72 secondes. Comment les temps sont-ils répartis au sein du groupe ? Celui-ci dispose de cinq personnes et de 300 secondes. De nouveau, même principe : quatre personnes recevront 72 secondes et la dernière aura les 12 secondes restantes. C’est incitation à chercher un gain sur ces douze secondes et, si le team y arrive, cela fait un second employé en moins. Le groupe des six est devenu le groupe des quatre. Que se passe-t-il si les ventes redémarrent et reviennent à leur ancien niveau ? Il y aura une nouvelle répartition des tâches au sein du groupe, mais il est peu probable qu’il y ait l’engagement définitif d’une nouvelle personne : Toyota utilisera plutôt des temporaires. Cette méthode est aussi intitulée kaizen, c’est-à-dire amélioration continue en japonais. On pourrait croire cette description ou cette interprétation exagérée. Mais Masaaki Imai, président de l'institut de kaizen aux Etats-Unis, explique l'intention de Taiichi Ohno dans une publication de son organisme : « Supposons qu'un atelier qui démarre doit faire 100 voitures par jour. M. Ohno donnera à cet atelier les ressources pour faire 90% de ce qui est demandé. En particulier, ils reçoivent 90% de la main- d'oeuvre nécessaire, 90% de l'espace, 90% de l'équipement, etc. Le directeur n'aura d'autre choix que de faire des heures supplémentaires pour atteindre cet objectif. Au fur et à mesure, le team de l'atelier trouvera des difficultés ou des obstacles qui pourront être surmontés à travers l'application des méthodes de kaizen. Dès qu'un obstacle est franchi, un autre est découvert et traité par les techniques du kaizen. Les obstacles apparaissent sous forme de qualité, de fiabilité de la machine, de ressources humaines ou de travail administratif. Indépendamment de cela, ils sont surmontés grâce au kaizen jusqu'à ce que l'atelier soit capable de réaliser 100% des objectifs sans heure supplémentaire. Dès que l'équilibre sans heure supplémentaire est atteint, M. Ohno revient et retire à nouveau 10% des ressources. Cette manière de procéder est connue sous le nom du système Oh, non ! (en anglais Oh ! No !) ». Opinion soutenue par Taiichi Ohno lui-même dans une interview à la BBC : « Si je trouvais un travail qui a été réalisé de façon efficace, je disais d’essayer de l’effectuer avec la moitié du personnel requis, et, après un temps, lorsqu’ils sont parvenus à ce résultat, je disais : OK, réduisez le nombre de moitié encore. » Il ajoute dans la même interview pour expliquer ce qui pousse les travailleurs à trouver de telles innovations dans le travail : « Lorsqu’ils sont sous une telle pression qu’ils sentent que c’est une affaire de vie ou de mort, ils viennent avec toute une série de trouvailles ». Une étude à l’usine de NUMMI, ancienne unité de General Motors fonctionnant de façon fordienne et reprise depuis 1983 en joint venture par GM et Toyota (mais dirigée et organisée par celle-ci selon ses méthodes) montre le gain obtenu par le toyotisme : un salarié devant travailler une minute par voiture selon les anciens principes était occupé en réalité 45 secondes ; le même adoptant les innovations de Toyota est réellement actif durant 57 secondes. Le gain de 12 secondes par minute,
  • 13. 13 soit 20%, indique l’intensification du travail exigée par le nouveau système de production. Le toyotisme pousse un cran plus loin la rationalisation du travail au profit des entreprises. Elle s’appuie sur deux éléments essentiels. D’abord, la rationalisation ne porte plus uniquement sur le travail individuel, mais sur les temps collectifs, ceux d’un groupe. Ainsi, des temps qui ne pouvaient pas être réduits parce que trop minimes, des temps de passage d’un poste à l’autre, tout cela peut être diminué par une gestion à l’échelle d’un « team ». Ensuite, par le management by stress et la récupération des routines, le toyotisme intensifie fortement le travail. Les temps d’arrêt, ceux pour souffler, pour respirer, tout cela est pris aux travailleurs pour accroître la plus-value. En tous les cas, Toyota en profite largement. Petit constructeur produisant quelques milliers de véhicules au début des années 50, il est en train de détrôner General Motors comme numéro un du secteur, avec plus de neuf millions d’automobiles écoulées. Pendant que les firmes américaines accumulent les pertes, que les entreprises européennes n’arrêtent pas de se restructurer, de même que les rivales nipponnes, Toyota affiche des bénéfices records pour le secteur : 14 milliards de dollars en 2006 ; 60 milliards de dollars depuis 2001 (c’est davantage que DaimlerChrysler, Volkswagen, Renault et BMW réunis). Il impose une norme qui force les autres constructeurs à se restructurer en permanence. En même temps, on peut comprendre pourquoi, dans l’industrie automobile, mais également dans d’autres secteurs similaires, le travail se dégrade, le stress augmente, la fatigue s’imprègne, des ouvriers avouent être épuisés après leur journée de travail et..., dans certains cas, ils se suicident. Le toyotisme possède aussi l’avantage sur le fordisme de pouvoir proposer des solutions de rationalisation, y compris dans les services. Ainsi, la répartition des tâches en groupe et leur gestion au sein de celui-ci, la flexibilité du travail pour adapter continuellement celui-ci à la demande sont des éléments qui sont repris dans un certain nombre de secteurs non industriels. Cela montre l’importance et le danger des transformations en cours. 5. Conclusions Contrairement à un discours fréquemment utilisé dans les pays occidentaux, les conditions de travail se dégradent partout sous le capitalisme, aussi bien dans le tiers- monde qu’ailleurs. Cela ne provient pas de la mondialisation ou de la concurrence « déloyale » des rivaux utilisant des méthodes de surexploitation. Cela cadre entièrement dans la logique capitaliste. C’est elle qui pousse chaque firme à chercher à accroître la productivité et l’intensité du travail pour décrocher une plus-value extra. C’est elle qui oblige les autres à reprendre les mêmes méthodes sous peine d’élimination du secteur Il est évident que la crise économique structurelle qui sévit depuis 1973 ou que la financiarisation de l’économie sont des conditions qui accélèrent ce processus. Mais celui-ci existe sans cela. Il indique seulement que le capitalisme se développe essentiellement sur base de l’exploitation ouvrière, soit de façon extensive par l’incorporation de nouvelles régions dans le monde marchand, soit de manière intensive par une hausse du degré d’exploitation même. C’est sa condition principale d’expansion.
  • 14. 14 Et les limites sont celles indiquées par Marx dans son analyse sur la journée de travail. Il y a des contraintes absolues : la journée ne compte que 24 heures, la semaine 168 heures, la planète est limitée, etc. Puis, des motifs relatifs empêchent une exploitation tout azimut : la force de travail doit se reposer, manger... Enfin et surtout, les travailleurs résistent. Cela passe des luttes collectives comme des grèves, des manifestations, des occupations... Mais il y a aussi d’autres formes comme l’opposition au salaire aux pièces ou au chronométrage mis en place quasi tacitement. De ce point de vue, la libération du travail ne peut devenir en réalité qu’en dehors du capitalisme. Marx en a donné de nombreuses raisons, à commencer par la propriété privée des moyens de production, c’est-à-dire des entreprises et des usines. C’est dans ce cadre que la rationalisation du travail est organisée. Il est intéressant de relever également que celle-ci est menée sur le temps pour effectuer une ou plusieurs tâches. C’est donc le travail dans son sens abstrait (selon Marx) qui est l’objet de l’attention des capitalistes : une réduction de ce travail permet une baisse de la valeur d’échange de la marchandise. Mais, pour le salarié, le travail abstrait n’a aucune signification. Seule a de la valeur son travail concret : celui qui permet de créer des biens ou des services tangibles, bref des marchandises dans leur aspect valeur d’usage. Il y a donc une formidable contradiction de classe entre des capitalistes qui veulent réduire le temps de travail pour la production de marchandise et, pour cela, rationalise le travail (aussi bien abstrait que concret, puisque c’est le même), et des travailleurs qui voient ainsi leur labeur prendre de moins en moins de sens, car sans cesse réduit, contraint, compacté pour des objectifs proprement capitalistes. C’est pourquoi sous le capitalisme il ne peut y avoir de libération du travail. Celui-ci est nécessairement aliéné.