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1LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
La ville-monde :
lignes de fuite,
contrepoints,
transitions
Futurs possibles
de la « métropole
à la française »
2LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
« Si l’intelligence française possède les vertus de clarté
que l’on dit, jamais occasion plus pressante de l’exercer
ne lui a été offerte. Il s’agit d’essayer de concevoir une ère
toute nouvelle. Nous voici devant un désordre universel
d’images et de questions. Il va se produire une quantité
de situations et de problèmes tout inédits, en présence
desquels presque tout ce que le passé nous apprend
est plus à redouter qu’à méditer.
C’est d’une analyse approfondie du présent qu’il faut
partir, non pour prévoir les événements sur lesquels,
ou sur les conséquences desquels, on se trompe toujours,
mais pour préparer, disposer ou créer ce qu’il faut
pour parer aux événements, leur résister, les utiliser.
Les ressources des organismes contre les surprises et les
brusques variations du milieu sont d’un grand exemple. »
— Paul Valéry, « Respirer », Le Figaro, 2 septembre 1944.
3LA VILLE-MONDE
	
Introduction	 p.4
	 Lignes de fuite, contrepoints, transitions	 p. 4
	Un esprit français de la ville ?
Le vivant et l’archipel	 p. 6
1 	
Lignes de fuite	 p. 7
	 1.1 – La ville-vortex	 p. 9
	 1.2 – La ville-cristal 	 p. 17
	 1.3 – La ville-corail	 p. 24
2 	 Contrepoints	p. 30
	 2.1 – Les attachements ordinaires	 p. 33
	 2.2 – Les capacités retrouvées	 p. 37
	 2.3 – Les communs 	 p. 46
3 	 Transitions	 p. 51
	 3.1 Qui fait la transformation urbaine ?	 p. 53
	 3.2 Organiser le contraire de la disruption	 p. 57
4LA VILLE-MONDE
a ville est un concentré des transitions en cours : numérique, éner-
gétique, économique, citoyenne… Cette convergence suscite un
immense foisonnement d’analyses et d’innovations. À partir de la de-
mande exprimée par Grand Paris Aménagement (le regard d’Usbek
 Rica sur les changements de paradigmes en cours pour les villes-
mondes, et sur les figures possibles d’une ville-monde à la française),
nous avons exploré des tendances, des émergences, des discours et
des pratiques qui dessinent des lignes de fuite possibles pour les mo-
dèles urbains de demain.
Lignes de fuite, contrepoints, transitions
Les lignes de fuite (partie 1) sont des figures possibles pour les villes-
mondes de demain, issues de trajectoires tendancielles, et essentiel-
lement composées à partir de l’« offre urbaine » portée par les grands
acteurs de la ville – publics et privés, historiques et nouveaux entrants.
Chaque métaphore agrège en système les futurs possibles « domi-
nants » pour les villes-mondes :
• La ville-vortex, dense et centralisée, libérale et servicielle. Elle
concentre les richesses et attire à elle toutes les migrations, sans
être nécessairement capable de les intégrer.
• La ville-cristal, résurgence futuriste des premiers modèles de
smart city cybernétique. Ultra-maîtrisée, elle s’appuie sur les
données et leur traitement pour optimiser l’ensemble de ses pro-
cessus. L’humain y devient un flux comme les autres, à contrôler.
• La ville-corail, polynucléaire et distribuée. Elle remet en question
toutes les centralisations (économique, politique, infrastructu-
relle) au profit d’un fonctionnement en pair à pair hautement
compatible avec le capitalisme : c’est la ville incarcérée dans
la blockchain.
Ces modèles urbains « sur étagère », conformes aux trends, promus par
les industriels de la smart city et les technoprophètes marchands de futur,
ont leurs lumières et leurs points aveugles. Ils incarnent les grandes mu-
INTRODUCTION
L
5LA VILLE-MONDE
tations mais ne sont guère immunisés contre leurs externalités délétères.
Il y en aurait d’autres : la ville-musée figée dans le temps, par exemple.
En face, pas de modèles utopiques pour une ville-monde à la fran-
çaise, à la fois belle et inclusive, ouverte et dessinée, patrimoniale et
future-oriented, industrieuse et résiliente.
Les contrepoints (partie 2) sont plutôt des émergences ou des propo-
sitions urbaines qui esquissent des manières désirables de construire
et d’habiter la ville – en rupture, en complémentarité ou en divergence
avec les modèles tendanciels de la partie précédente. Sur quels ter-
rains s’appuyer pour approcher la ville en contrepoint ?
• Les attachements ordinaires, pour jouer la friction plutôt que
flux, la génération de valeur partagée plutôt que la concentra-
tion de la richesse et des aménités.
• Les capacités, pour explorer des espaces urbains « nativement »
inclusifs, c’est-à-dire non pas conçus pour élargir progressive-
ment l’accès à la ville à des populations qui en étaient jusque-là
privées, mais directement pensés à partir des besoins et des
capacités des plus vulnérables.
• Les communs, pour imaginer de nouvelles manières de pro-
duire et de répartir la valeur, d’entretenir et de préserver les
ressources et le patrimoine urbain.
Les transitions (partie 3) sont nécessaires pour articuler les modèles
en ligne de fuite et leurs contrepoints. Elles peuvent permettre de dé-
nouer des tensions en révélant des économies et des politiques « man-
quantes » dans l’animation du tissu urbain et territorial.
• Qui opère la transformation urbaine ? s’interroge sur les diffé-
rents acteurs, parfois inattendus, à même de porter du neuf dans
la ville, et sur les imaginaires stratégiques qui peuvent orienter
l’orchestration des transitions.
• Organiser le contraire de la disruption pourrait être l’horizon d’ac-
tion des acteurs publics et de leurs opérateurs, en animant de nou-
velles alliances créatives entre les différentes parties prenantes.
Lignes de fuite, contrepoints et transitions sont autant de récits de la
fabrique possible des villes de demain à partir des tendances et des
émergences d’aujourd’hui – prolongées par des micro-scénarios, fic-
tions imaginant à chaque fois des futurs radicaux envisageables.
INTRODUCTION
6LA VILLE-MONDE INTRODUCTION
Un esprit français de la ville ? Le vivant et l’archipel
Il semble impossible de se pencher sur la ville – la ville française en par-
ticulier, et Paris bien sûr au premier chef – sans qu’affluent les imagi-
naires et les références littéraires. Même la Cnil, dans son cahier pros-
pectif1
sur les données dans la ville de demain, ne peut s’empêcher
de convoquer Julien Gracq dès le titre (La Plateforme d’une ville) et
Baudelaire dès la première ligne de l’éditorial.
Les citations littéraires font de jolis ornements, mais elles peuvent
aussi nourrir et orienter une approche prospective de la ville et de
ses imaginaires. Dans cette étude, nous avons surtout été inspirés par
deux écrivains, Paul Valéry et Édouard Glissant.
Le premier, dans la citation mise en ouverture, invite à détourner
la « clarté » (toujours si rapidement attribuée à l’esprit français) d’un
effort d’éclaircissement de l’avenir, pour reconnaître le « désordre » et
l’imprévisibilité. Dans une étrange prescience de ce que nous appelons
aujourd’hui « résilience », il recommande de s’inspirer du vivant pour
parer aux événements, résister aux disruptions, utiliser le réel présent
pour faire advenir des futurs désirables.
Édouard Glissant, lui, se revendiquait moins « écrivain français »
qu’« écrivain caribéen de langue française ». Sa théorie de la relation
nous amène à approcher l’avenir de la ville avec un jeu d’opposition
entre « pensée continentale et pensée archipélique2
 ». La pensée conti-
nentale appréhende le monde « d’un bloc, d’un jet » et produit « une
sorte de synthèse imposante, tout à fait comme nous pouvons voir
défiler par des saisies aériennes les vues générales des configurations
des paysages et des reliefs ». Les motifs urbains de la première partie
correspondraient à ces saisies continentales.
À l’inverse, la pensée en archipel nous fait connaître « les roches
des rivières, les plus petites assurément (…) », en envisager « les trous
d’ombre qu’elles ouvrent et recouvrent, où les zabitans, qui sont ap-
pelés ouassous en Guadeloupe (…), s’abritent encore ». Les proposi-
tions et les initiatives relevées dans les parties 2 et 3 de cette étude
pourraient correspondre à ces figures de la petite échelle, roches et
zones d’ombre, formes de vie qui s’y abritent. Ce sont là peut-être des
sources discrètes pour imaginer la ville vivable et désirable de demain.
1	Laboratoire d’innovation numérique de la Cnil (Linc), « La plateforme d’une ville »,
Cahier Innovation et Prospective, n° 5, octobre 2017.
2	 Édouard Glissant, Philosophie de la relation. Poésie en étendue, Gallimard, 2009, p. 45 sqq.
Lignes de fuite
Perspectives pour
les villes de demain1
8
Dessiner la ville du futur est une des obsessions
de la prospective. C’est également une tâche
trop complexe et indécise pour s’encombrer
de certitudes. Une chose est certaine néanmoins :
l’avenir de l’homme est urbain. Pour dessiner cet
avenir, nous avons identifié trois figures, poreuses
entre elles, mais qui permettent de balayer la
majorité du spectre des transformations urbaines.
La ville-vortex, en croissance, attractive, agit comme
un tourbillon, concentration des richesses et des
flux, souvent incapable de les gérer ou de les
répartir. La ville-cristal, rigide et paramétrable,
est celle qui se rapproche le plus des fantasmes
de smart city. Hyper-optimisée, elle laisse imaginer
un futur contrôlé et exclusif pour les grands centres
urbains. La ville-corail, enfin, est moins centralisée,
elle remet en cause les très grandes échelles
et se construit en kaléidoscope.
LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
« Un tourbillon est, en dynamique des fluides, une région d’un fluide
dans laquelle l’écoulement est principalement un mouvement de rota-
tion autour d’un axe. »
1.1.1 – La ville centripète prend les rênes
L’humanité tend à vivre en ville. Selon le rapport World Cities3
de l’ONU,
66 % de la population mondiale vivra en ville d’ici à 2050, contre 2 % au
début du XIXe
 siècle. Une transformation démographique radicale qui
bouleverse encore aujourd’hui la forme et le rôle des centres urbains.
Dans leur Observatoire des usages émergents de la ville4
, Chronos et
l’Obsoco parlent de villes « vortex », hyper-centralisées, en compéti-
tion à l’échelle mondiale. Dans une tentative de modéliser le lien entre
croissance économique, innovation et croissance démographique, cinq
chercheurs américains publiés aux PNAS5
en arrivent à la conclusion
suivante : « Alors que la population augmente, les cycles d’innovation
doivent être générés sur un rythme en perpétuelle accélération, pour
soutenir la croissance, éviter les stagnations ou l’effondrement66
. » Il
en résulte un cercle (économiquement) vertueux de la densité, qui tend
vers l’hyper-concentration : des richesses, des talents, des infrastruc-
tures. Plus une ville est importante, plus elle est résiliente7
aux chocs
économiques et plus son PIB par habitant8
est important. New York
illustre bien le phénomène et gère – avec un budget annuel d’environ
82 milliards de dollars – plus d’argent que 160 pays dans le monde.
Le constat ne s’arrête pas à la démographie et aux finances. La
ville centripète concentre en réalité la plupart des enjeux contempo-
rains. Selon McKinsey9
, « talent, technologie, climat et mondialisation »
sont les variables clés de la ville de demain. Quel que soit l’angle d’ap-
proche, le futur de ces quatre sujets s’invente dans les grandes villes.
Comme l’explique Citylab10
, les profils les plus éduqués gravitent inva-
riablement autour des grands centres urbains. Côté technologies, les
3	 « “The earth is not flat ; it is urban,” says UN report, urging new agenda for resilient, sustainable cities »,
UN News, 18 mai 2016. ONU, World Cities Report 2016, Urbanization and Development. Emerging Futures.
4	 Obsoco, Observatoire des usages émergents de la ville, 24 mai 2017.
5	 Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS).
6	 Luís M. A. Bettencourt et al., « Growth, innovation, scaling, and the pace of life in cities », PNAS, 24 avril 2007.
7	 « Why big cities thrive, and smaller ones are being left behind », The New York Times, 10 octobre 2017.
8	 Richard Florida, « Why denser cities are smarter and more productive », Citylab, 10 décembre 2012.
9	 Joe Frem et al., « Thriving amid turbulence: imagining the cities of the future », McKinseyCompany,
octobre 2018.
10	 Richard Florida, « When it comes to skills and talent, size matters », Citylab, 6 juillet 2017.
1.1 – La ville-vortex
9LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
urban-techs11
ont concentré 75 milliards de dollars en venture capital
ces trois dernières années, soit bien plus que l’intelligence artificielle
ou les biotechs. Les questions climatiques gravitent également autour
de la ville, à la fois grande responsable et première victime des chan-
gements climatiques. Londres importe 80  % de la nourriture qu’elle
consomme de l’extérieur du Royaume -Uni. Et comme l’explique un
rapport récent de la Banque mondiale12
, les villes sont particulière-
ment vulnérables à la « disruption » des réseaux de distribution. Dans
le même temps, les villes consomment 70  % de l’énergie mondiale
et rejettent 75 % du CO²… Enfin, il est de plus en plus clair que les
grands centres urbains détiennent la majorité des clés pour résoudre
les grandes crises migratoires en cours et à venir. Comme l’explique le
rapport 2018 – très complet – de l’Organisation internationale des mi-
grations13
, « la quasi-totalité des migrants, internationaux ou internes,
sont destinés aux villes, car c’est dans les villes que leur capital humain
est le mieux récompensé ».
À l’heure des replis identitaires et des néopopulismes14
, cette
ville-vortex affiche de solides arguments pour un nouveau partage du
leadership mondial. Cosmopolite, métissée, ouverte par définition, la
ville centripète se désolidarise de plus en plus de l’autorité étatique15
.
Aux États-Unis, le mouvement des villes sanctuaires témoigne de cette
nouvelle donne. Une trentaine de grandes villes s’opposent au gou-
vernement fédéral de Donald Trump sur la question des migrants. Si
elle est facilitée par le système fédéral, qui conserve une autorité ré-
galienne aux villes, cette fronde a malgré tout entraîné une bataille
judiciaire inédite. Un tribunal de Philadelphie a ainsi estimé que la ville
était dans son bon droit face à un État « anticonstitutionnel, arbitraire
et capricieux16
 ». Une victoire importante. Dans le même temps, les
grandes villes multiplient les initiatives communes et supra-étatiques
afin de peser au maximum dans la balance géopolitique. UCLG17
se
présente comme un réseau global de villes et de gouvernements lo-
caux. Le Global Parliament of Mayors18
s’inscrit dans un empowerment
des villes comme agents de changement. Alors que C4019
affirme qu’il
est temps pour les villes de prendre les commandes.
11	 Richard Florida, « The rise of urban tech », Citylab, 10 juillet 2018.
12	 « The impact of climate change on cities » (part II), Cities and Climate Change:
An Urgent Agenda, Banque mondiale, décembre 2010.
13	 « Migrant and cities: stepping beyond world migration report 2015 » (chap. 10),
World Migration Report 2018, UN Migration.
14	 Quinn Slobodian, « Le néopopulisme est un néolibéralisme », AOC, 3 juillet 2018.
15	Nick Carey, « In rural-urban divide, U.S. voters are worlds apart », Reuters, 11 novembre 2016.
16	 Nicolas Rauline, « Le buzz des États-Unis : nouvelle victoire pour les “villes sanctuaires” »,
Les Échos, 7 juin 2018.
17	 United Cities and Local Governments, Uclg.org.
18	 https://globalparliamentofmayors.org/
19	 https://www.c40.org/why_cities
10LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
11LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
Micro-scénario
En 2030, une confédération de villes-mondes siège
pour la première fois au G13
Depuis plusieurs années, les confédérations de villes
contestent régulièrement le pouvoir des États. Habitués
aux seconds rangs des grands forums internationaux,
les maires ont pris conscience du décalage entre l’influence
des villes et leur pouvoir politique. Pendant des années,
ils ont fait face à une réaction bornée des États, soucieux
de conserver leurs prérogatives. Mais, devant l’intérêt
suscité par les initiatives des coalitions urbaines dans
le monde (autour de questions environnementales,
migratoires, infrastructurelles…), les nations font pour
la première fois de la place à un groupe extra-étatique.
Focus
Dubaï est aujourd’hui la ville la plus cosmopolite au monde,
83 % de sa population est née en dehors du pays20
, on
y compte plus de 200 nationalités pour plus de 140 langues
parlées. Plus proche de nous, 62 % de la population
bruxelloise n’est pas née en Belgique alors que ce chiffre
est de 25 % à Paris.
Dans la SF
Mécaniques fatales
Ce n’est peut-être pas un hasard si Peter Jackson a choisi
d’adapter le roman de Philip Reeve en 2018. Londres,
gigantesque locomopole hors-sol, se déplace à présent
sur chenilles. Prédatrice, elle dévore les villes plus petites
qui se trouvent sur son passage pour survivre. À l’intérieur
de cette immense infrastructure, la hiérarchie est claire :
au bas de l’échelle, les éboueurs et autres mécaniciens,
au sommet, les ingénieurs et les historiens… Un modèle
pyramidal incarné par les effets spéciaux de Peter Jackson,
qui transforment Londres en un monstrueux char
d’assaut, coiffé d’une cathédrale Saint-Paul intacte.
Une métaphore intéressante de ce que pourraient
devenir nos villes-mondes dans les décennies à venir.
20	 Op. cit., cf. note 9.
1.1.2 – Au service de la ville autonome
Face à l’urbanisation rapide et à l’accélération des flux, la ville-vortex
perd ses repères. Rem Koolhaas parlait déjà en 2000 – à propos de
Houston – d’une ville « sauvage, dérégulée, débridée21
 ». Dans Muta-
tions, l’architecte dessine une ville qui aurait échappé au politique, à
l’urbaniste et à l’architecte. Livrée aux hasards des brassages, elle se
construit sur la valeur centrale de l’autonomie. Non plus une autonomie
comme aspiration, selon les termes d’Alain Ehrenberg22
, mais une au-
tonomie comme condition. On parle aussi d’une ville néolibérale, dont
les imaginaires irriguent aujourd’hui les représentations collectives.
Une ville d’entrepreneurs
Pour la ville-vortex, favoriser l’entrepreneuriat est devenu une prio-
rité. Les chiffres de croissance sont directement corrélés23
à ceux de
l’entreprise, et les pouvoirs publics font des pieds et des mains pour
attirer les classes sociales les plus favorisées et les entreprises les plus
innovantes. Cas d’école : l’emplacement du second siège d’Amazon
(HQ2) donne aujourd’hui lieu à une grande compétition24
entre villes
américaines, orchestrée par le géant du e-commerce lui-même. À la
clé, 5  milliards de dollars d’investissements et des promesses d’em-
plois faramineuses. Cette politique de l’offre généralisée trouve son
paroxysme dans les grandes compétitions internationales pour l’obten-
tion des événements sportifs majeurs, Jeux olympiques en tête.
Phénomène remarquable : les villes considérées comme « sinis-
trées » trouvent aujourd’hui dans ces nouvelles concurrences urbaines
les moyens de reconstruire une identité. Aux États-Unis, les villes de
Saint-Louis ou Kansas City mettent à profit d’importantes friches indus-
trielles et des loyers très bas pour attirer un maximum de startups25
. Du
côté de Medellin, en Colombie, le passé trouble semble oublié au pro-
fit des touristes et des digital nomads, en quête de « qualité de vie »26
.
Quelle que soit la position du travailleur dans l’échelle sociale,
l’injonction à l’autonomie façonne et façonnera la vie des villes-vortex.
Les coursiers, les chauffeurs et les agents d’entretien sont désormais
entrepreneurs, parfois condamnés à la précarité de statuts free-lance.
Des indépendants qui bouleversent le paysage urbain à travers de nou-
veaux usages. Largement discutées, les notions de partage, d’éphé-
mère ou de réversibilité dessinent une nouvelle géographie, dominée
par les espaces de coworking27
et la mobilité partagée. L’« airbnbi-
sation28
 » des centres touristiques participe d’un même mouvement.
21	 François Bellanger, « Quelles villes ? Vers des villes sans architecture ? », Transit City, 2000.
22	 Robert Castel, « L’autonomie, aspiration ou condition ? », La Vie des idées, 26 mars 2010.
23	 Edward L. Glaeser et William R. Kerr, « What makes a city entrepreneurial? », Harvard Kennedy School,
février 2010.
24	 « Amazon Selects New York City and Northern Virginia for New Headquarters », Amazon.com, novembre 2018.
25	 Eillie Anzilotti, « The modern workforce is freelance-cities should get ready », Fast Company, 27 juin 2018.
26	 Mike Plunkett, « For digital nomads, work is where the laptop is », The Washington Post, 6 juillet 2018.
27	 Bruno Moriset, « Inventer les nouveaux lieux de la ville créative : les espaces de coworking », Territoire
en mouvement, revue de géographie et d’aménagement [en ligne], mis en ligne le 16 novembre 2016.
28	 « L’airbnbisation menace les centres-villes européens », Le Figaro, 17 août 2017.
12LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
13LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
Chaque propriétaire – voire chaque habitant – devient entrepreneur,
quitte à délaisser son lieu de vie au profit d’un tourisme très lucratif.
Une ville servicielle et privatisée
Dans cette même logique d’autonomie, la ville abandonne petit à
petit ses services au monde privé. Les transports publics en offrent
sans doute la meilleure illustration. À Paris, le Velib’ défaillant s’est
immédiatement vu remplacé par une armée de services de mobilité
en free-floating. À Londres, les mini-vans de Smart Ride29
tentent la
synthèse entre bus et taxi. Plus étonnant, Kansas City a décidé de pri-
vatiser les trottoirs30
d’un quartier de fête « en échange » d’une sécuri-
sation de l’espace par un consortium privé.
Face aux crises de cette ville libérale, parfois décrite comme aban-
donnée aux intérêts privés, certaines métropoles jouent la carte du prag-
matisme. C’est le cas d’Helsinki, qui tente de construire le futur de ses
mobilités autour de partenariats public-privé. Avec Whim, une application
mobile développée par MaaS Global31
, les habitants de la ville peuvent
bénéficier d’une solution intégrée de multimodalité. Grâce à un abonne-
ment, les habitants peuvent utiliser les bus, les trains, les tramways et cer-
tains taxis partenaires. Sami Sahala, qui travaille pour la ville, explique au
Gardian avec toute la retenue scandinave de rigueur : « Je ne suis pas sûr
que tout doive être public, on peut naviguer entre public et privé. C’est la
direction que nous prenons avec Mobility-as-a-service32
. »
DIY City
Incarnations positives de la ville de l’autonomie, les initiatives indivi-
duelles ou associatives sont de plus en plus valorisées alors que la
structure institutionnelle s’efface. Détroit, longtemps en faillite, in-
carne bien ce renouveau de la ville par l’initiative individuelle et privée.
Le documentaire Do It Yourself Manifesto33
, sorti en 2014, explore une
ville où fermes urbaines, récupération de vélos et collectifs en tout
genre redonnent vie à des espaces urbains en friche. À l’autre bout
de l’échelle sociale, mais toujours sur des fonds privés, le milliardaire
Dan Gilbert rachetait 90 bâtiments abandonnés de Détroit, dont il est
originaire, pour les revaloriser. Aujourd’hui, la ville retrouve un attrait34
autour des entreprises technologiques et renoue par la même occa-
sion avec les phénomènes de gentrification35
de la ville « redevenue
vortex ».
29	 Alex Hern, « Citymapper launches bus-taxi hybrid Smart Ride in London », The Guardian, 21 février 2018.
30	 Hollie Russon Gilman, « Why Kansas City, Missouri, plans to privatize sidewalks », Vox.com, 29 janvier 2018.
31	 https://maas.global/
32	Mark Wilding, « Private companies want to replace public tranport. Should we let them? »,
The Guardian, 29 mars 2018.
33	 http://www.diy-manifesto.com/
34	 Margot Guicheteau, « Lorsque les starts-up reviennent à Détroit », Usbek  Rica, 6 août 2018.
35	 « Detroit juggles gentrification and regeneration »
Micro-scénario
Guerre des trottoirs
Nous sommes en 2025 et la « curbs war » fait rage. Cette guerre
des trottoirs est née avec l’avènement des voitures autonomes.
Les opérateurs privés ont désormais des besoins importants
pour faire stationner leurs flottes de voitures sans chauffeur.
Les villes de leur côté connaissent un manque à gagner36
avec
la diminution du nombre de véhicules garés le long des rues.
Les piétons, eux, se plaignent de la privatisation des espaces
de déambulation, souvent au profit des services de nouvelles
mobilités. Dans cette reconfiguration d’un espace autrefois peu
investi, les stratégies divergent, mais la plupart des villes entre-
prennent de grands travaux pour agrandir des trottoirs désor-
mais loués à différents acteurs de mobilité. La chaussée, dont
l’usage est de mieux en mieux optimisé, voit sa part diminuer
rapidement.
1.1.3 – Les risques du laisser-faire
« La menace de pertes d’emplois, de désengagement et de fuite des
capitaux, le caractère inévitable des restrictions budgétaires dans un en-
vironnement concurrentiel marquent une nouvelle donne dans l’orienta-
tion des politiques urbaines, qui délaissent les questions d’équité et de
justice sociale au profit de l’efficacité, de l’innovation et de la hausse des
taux réels d’exploitation. » Ce résumé de David Harvey, emprunté à Géo-
graphie et capital37
, illustre bien les menaces qui planent sur la ville-vor-
tex. Attractive, puissante et anarchique, elle se destine naturellement à
devenir la ville des stress : économiques, sociaux, écologiques…
La ville stressée
La ville-vortex est stressée38
, dans le sens français du terme. Elle l’est
aussi dans le sens anglo-saxon, que l’on pourrait traduire par « ten-
du ». L’eau est l’une des premières tensions. Le Cap a tiré la sonnette
d’alarme en 2018 et instauré une restriction d’eau à 50 litres par jour39
.
85 % de l’eau disponible à Bangalore40
est tellement polluée qu’elle ne
peut être utilisée que pour l’irrigation ou le refroidissement industriel.
Londres s’appuie trop fortement sur les eaux de la Tamise ou de la ri-
vière Lea. Sans se lancer dans une fastidieuse énumération, le même
type de stress pèse sur les flux automobiles41
, la pollution de l’air42
, ou
les flux migratoires43
.
36	 Alex Davies Gear, « Self-driving cars may end the fines that fill city coffers », Wired.com, 14 juillet 2015.
37	 David Harvey, Géographie et capital, « Mille marxismes », Syllepse, octobre 2010.
38	 Zélia Darnault, « Angoisse sur la ville : réduire le stress urbain », Demain la ville, 18 octobre 2017.
39	  « Afrique du Sud. Crise de l’eau : Le Cap échappe de peu à la catastrophe », Afrique Le Point, 14 juin 2018.
40	 « The 11 cities most likely to run out of drinking water, like Cape Town », BBC, 11 février 2018.
41	 Kirsten Korosec, « The 10 most congested cities in the world », Fortune, 6 février 2018.
42	 « The most polluted cities in the world », CBS News.
43	 « Integrating migrants in cities: challenges and opportunities », Unesco, 8 février 2018.
14LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
Gated communities, gentrification, exclusions
Les tensions de la ville-vortex impliquent des gagnants et des perdants,
elles dessinent ainsi une ville des séparations. La revue Espaces et So-
ciétés44
évoque la notion de « ville insulaire » aux liens faibles avec le
reste du tissu urbain. Le cas le plus flagrant est sans doute lié aux gated
communities, ghettos de riches en plein développement45
. Blocage
des circulations, perte du lien social : le gouvernement chinois a même
envisagé de bannir les zones résidentielles fermées avant de faire face
à une véritable levée de boucliers46
… Plus insidieuse, la gentrification
dessine également de nouvelles exclusions dans la ville-vortex, en re-
valorisant les centres au détriment des marges, vers lesquelles les po-
pulations les moins aisées se trouvent repoussées47
.
À propos de ces classes marginales, Ivan Illich, penseur de l’écologie
politique, parle de l’émergence d’une population technophage, qui se
nourrirait des déchets du développement : « Des bas-fonds de New York
à la “cité des morts” du Caire, où les gens vivent dans des cimetières, ces
survivants sont les architectes spontanés de notre futur postmodern48
. »
Micro-scénario
La recyclerie des indésirables
« Les Tsiganes n’ont qu’une chose d’humain, la saleté. »
Ce propos d’un journaliste italien illustre bien la place
réservée aux Roms dans la ville. Leur statut d’indésirables
est tel que les municipalités préfèrent parfois ne pas nettoyer
les zones en friche, de peur de voir s’y installer un campement.
Or, comme l’explique Martin Olivera49
de manière extensive,
les Roms ont développé une compétence de « recyclage »
et de récupération de plus en plus précieuse aux espaces
urbains. Demain, dans la ville-vortex libérale, incapable
de réduire complètement ses flux de déchets, les Roms
seront de plus en plus considérés comme des partenaires,
capables de valoriser un flux non traité. L’initiative
d’Ecodrom9350
, menée à Montreuil dès 2012, autour d’une
convergence temporaire des intérêts de la population locale
et de la population rom, laisse imaginer le rôle que pourrait
jouer une généralisation de ce type d’initiative. Il s’agit
bien sûr de recyclage et de valorisation d’espaces en friche,
mais également de la construction d’une tolérance
mutuelle encore difficile à imaginer.
44	 « Vers la ville insulaire ? », Espaces et Sociétés, n° 150, 2012.
45	 « Quartiers en marge. Gated communities : tous en résidence ? », Cultures Monde, France Culture, 3 avril 2018.
46	 Linda Poon, « China wants to ban gated communities », Citylab, 25 février 2016.
47	 « Quartiers en marge. Centres versus périphéries : quand la gentrification brouille les frontières »,
Cultures Monde, France Culture, 5 avril 2018.
48	 « The shadow our future throws », entretien Nathan Gardels et Ivan Illich [1989], NPQ, vol. 26-27, 2009-2010.
49	 Martin Olivera, « Insupportables pollueurs ou recycleurs de génie ? Quelques réflexions sur les “Roms”
et les paradoxes de l’urbanité libérale », Ethnologie française, vol. 153, n° 3, 2015.
50	 Ecodrom.org.
15LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
Dans la SF
District 9
Un vaisseau plane au-dessus de Johannesburg. Lorsque les
humains s’y introduisent, ils découvrent une communauté
d’extraterrestres mal en point. Mal acceptés, ces derniers
sont parqués dans un bidonville géant où ils survivent grâce
au marché noir et à la « récup » : le District 9. Dans le même
temps, la multinationale chargée de déplacer cette nouvelle
population cherche à s’approprier le formidable arsenal
des nouveaux arrivants, qu’eux seuls sont en mesure de
faire fonctionner.
Tout à la fois métaphore de l’apartheid, de la libéralisation
de la ville et de la difficulté à intégrer les métissages, District 9,
réalisé par Neil Blomkamp et sorti en 2009, illustre – parfois
jusqu’à l’absurde – les dysfonctionnements d’une ville
néolibérale hors de contrôle.
Focus
Laboratoires informels
Incarnations des échecs de la ville-vortex, les bidonvilles
méritent peut-être un regard plus bienveillant, en tout cas
plus prospectif. Né de l’attraction des grandes mégapoles
et surtout de leur incapacité à gérer les flux migratoires
et les inégalités, l’habitat informel possède malgré
tout des caractéristiques adaptées au monde qui vient.
Léger, adaptable, il répond mieux aux enjeux du futur
que la ville planifiée, calcifiée.
Le concept de microcities, proposé par Utopia51
, vise
à transformer les bidonvilles existants en villes véritablement
habitables. Il s’agit de zones semi-autonomes de
100 000 habitants, à l’intérieur desquelles les services
classiques de la ville (santé, gouvernance, éducation,
énergie…) sont repensés de manière plus « agile ». Grâce
à un framework modulaire et expérimental, Utopia envisage
de tester des configurations et de ne garder que ce
qui fonctionne. Une gouvernance basée sur la blockchain
permet d’automatiser une majeure partie de l’administratif.
Microgrids pour l’énergie, préfabrication pour les bâtiments,
transports partagés : si le modèle ressemble encore
beaucoup à une utopie, les premières expérimentations
sont à suivre en Mongolie, au Népal ou à Rio52
.
51	 « We’re converting slums into next generation microcities », Utopia.do.
52	 « Reimagining the future of slums », Utopia.do.
16LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
1.2 – La ville-cristal
« Un cristal est un solide dont les constituants sont assemblés de ma-
nière régulière, par opposition au solide amorphe. Par “régulier” on
veut généralement dire qu’un même motif est répété à l’identique un
grand nombre de fois selon un réseau régulier, la plus petite partie du
réseau, appelée une maille, permettant de recomposer l’empilement. »
1.2.1 – Le fantasme de la ville parfait
Nous vivons à l’ère du big data et des algorithmes, de l’automatisation
et de l’intelligence artificielle. À bien des niveaux, et particulièrement
celui de la ville, le mythe du progrès53
voudrait que l’ensemble des
grandes problématiques soient solubles dans la technologie. « Si vous
utilisez les données correctement, vous pouvez réparer les villes et les
faire fonctionner54
 », explique un représentant de Siemens à Quartz.
Cette conception a d’importantes conséquences sur la manière
d’imaginer les villes de demain. Optimisée, régulée, mesurée, la
ville-cristal est entièrement tournée vers la performance. On ne compte
plus les rapports55
qui cherchent à déterminer la ville parfaite sur des
critères objectifs.
Singapour, modèle du genre
Aujourd’hui, Singapour est sans doute la ville qui illustre le mieux les
exigences de la ville-cristal. La cité-État est en tête de la majorité des
classements : meilleure smart city selon Juniper Research56
ou ABI Re-
search57
, meilleur système éducatif selon le rapport PISA58
, meilleur
« capital humain » selon la Banque mondiale59
… Celle qui n’était qu’une
petite île ruinée en 1965 est aujourd’hui une des économies les plus
efficaces au monde60
.
53	 Rémi Sussan, « Le progrès technologique est-il la solution à tous nos maux ? », Internetactu.blog,
Le Monde, 2 avril 2016.
54	 Karen Hao, « Siemens wants to make your city work as well as your washing machine », Quartz, 13 février 2018.
55	 « 2018 Global Cities Report », A. T. Kearney.
56	 Navin Sregantan, « Singapore tops global smart city performance ranking in 2017: study »,
Business Times Singapour, 13 mars 2018.
57	 Smart City Ranking, ABI Research.
58	 Adeline Arénas, « Le système éducatif de Singapour est-il vraiment le meilleur et va-t-il le rester ? »,
DigiSchool.fr, 16 octobre 2017.
59	 « World Bank ranks Singapore tops in human capital index », Straits Times, 12 octobre 2018.
60	 World Competitiveness Center, Imd.org.
17LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
18LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
Comme l’explique Jacques Attali61
, ce succès s’appuie sur des principes
forts : un leadership stable, une méritocratie stricte, un pragmatisme
à toute épreuve et une lutte sérieuse contre la corruption. Une des-
cription de la ville parfaite qui flirte dangereusement avec le fantasme
autoritaire. Et pour cause, la ville-cristal ne s’impose pas – comme le
vortex – elle est imposée.
Le mirage des villes « from scratch »
Des villes nouvelles poussent un peu partout dans le monde. Pour cer-
taines, il s’agit avant tout de délires mégalomanes ou de démonstra-
tions de puissance, dont l’intérêt urbanistique reste limité. Saihoon et
ses 7 000 hectares de vergers au milieu du désert tadjik entrent clai-
rement dans cette catégorie. Pour d’autres, c’est une tentative (par-
fois tout aussi mégalomane) d’incarner le futur et de renouveler une
image sur la scène internationale. C’est le cas de la future capitale
égyptienne, sans nom et au budget de 40 milliards d’euros, actuelle-
ment en construction dans le désert près du Caire. Et presque toujours,
il s’agit d’une vision particulière de la ville idéale. Masdar, aux Émirats
arabes unis, incarne bien les difficultés des villes « dogmatiques » et
planifiées. Conçue pour être la première véritable écocité, elle res-
semble aujourd’hui à une cité fantôme sous perfusion, peuplée de
quelques centaines d’habitants au lieu des 50 000 initialement prévus.
En Corée du Sud, Songdo – imaginée comme la première véritable
smart city – rencontre des problèmes similaires. Alors que les services
imaginés (smart homes, gestion pneumatique des déchets, profusion
de capteurs) fonctionnent relativement bien, la ville connaît des diffi-
cultés à créer un véritable sentiment de communauté62
.
Brasilia, planifiée par Niemeyer, offre aujourd’hui un témoignage
intéressant de planification idéaliste. La ville originelle est désormais
sanctuarisée comme un centre historique alors qu’une métropole de
plus de 4 millions d’habitants s’agglutine à ses portes63
.
À voir également :
• Lavasa City, ville idéale indienne, construite sur des fonds privés64
.
• Forest City, une ville chinoise contre la pollution65
.
• Eko Atlantic, projet nigérian pharaonique66
.
61	 Jacques Attali, « Singapour, un modèle de société positive », blogs L’Express, 10 août 2015.
62	 Linda Poon, « Sleepy in Songdo, Korea’s smartest city », Citylab, 22 juin 2018.
63	 Hervé Théry, « Brasilia, de la vitrine à la métropole », Géoconfluences, ENS Lyon, 10 octobre 2017.
64	 Matt Kennard et Claire Provost, « Inside Lavasa, India’s first entirely private city built from scratch »,
The Guardian, 19 novembre 2015.
65	 Allyssia Alleyne, « China unveils plans for world’s first pollution-eating “Forest City” », CNN, 20 juillet 2017.
66	 Catherine Le Brech, « Nigeria. À Lagos, Eko Atlantic, projet de ville dans la ville, est à la peine », France TV
Info, 12 juillet 2017.
Dans la SF
Les Mondes futurs
Le film, réalisé en 1936 et inspiré d’un roman de H. G. Wells,
propose un bel exemple d’utopie technologique. Après la
destruction du monde par la guerre et le retour à une société
médiévale, l’humanité trouve son salut dans une technique
bienveillante, mise à profit pour bâtir de grandes villes
souterraines où les scientifiques règnent en maîtres.
À voir en particulier, le monologue final67
d’Oswald Cabal,
ode prémonitoire au progrès technologique.
Micro-scénario
City-glitch art
Le glitch art68
s’épanouit sur les dysfonctionnements de systèmes
informatiques. Dès 2030, dans le sillage de la digitalisation
des villes, une forme similaire émerge dans le street art.
Il ne s’agit plus seulement de revendiquer sa place dans
la ville par le graffiti, le pochoir ou le collage, mais de mettre
en valeur les dysfonctionnements de la ville connectée.
Les photographes partent en chasse des « bugs urbains »,
les plasticiens remettent à l’honneur le charmes de la ville
passée. Dans l’immobilier, fissures, volets roulants manuels,
thermostats manuels et digicodes font le bonheur des néo-
hipsters. Derrière ce mouvement, s’élèvent des voix faisant
la promotion de la ville imparfaite. Jie Bao précurseur du
city-glitch art publie un manifeste au retentissement mondial :
Between the Cracks.
1.2.2 – Les données, cerveau de la ville chiffrée
Le renouveau des villes-cristal accompagne l’émergence de la smart
city. Pour réaliser la ville parfaite, il est important de capter, analyser,
mesurer. Un rêve de ville algorithmique qui s’appuie absolument sur le
pragmatisme des données.
De la ville paramétrable au « neural network »
La ville est devenue le nouveau terrain de jeu de la Silicon Valley. Avec
Sidewalk Labs69
, sa filiale dédiée à la smart city, Google souhaite « créer un
nouveau type d’espace, accélérer l’innovation urbaine et le service de balise
pour les villes autour du monde ». Avec New Cities70
, Y Combinator entend
« recalibrer la smart city ». Vocabulaire choisi. Le CEO de Sidewalk Labs va
jusqu’à envisager une réinvention de la ville « from the Internet up71
 ».
67	Things to Come, de William Cameron Menzies, 1936. À voir sur YouTube, durée 1:32:51 (monologue 1:30:02).
68	 Tina Amirtha, « Inside the bizarre phenomenon known as “glitch art” », Fast Company, 2014.
69	 https://www.sidewalklabs.com/
70	 http://newcities.org/
71	 Daniel L. Doctoroff, « Reimagining cities from the Internet up », Sidewalk Talk, 30 novembre 2016.
19LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
20LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
Ces initiatives dessinent l’émergence d’une ville paramétrable, compu-
tationnelle, dans laquelle la prise de décision découle d’un traitement
algorithmique des données, voire d’une ville dans laquelle il n’y a plus
besoin de prendre des décisions. Dans sa version extrême, la smart
city délègue une majeure partie de ses processus. La Chinoise Hao
Jingfang, autrice de Folding Beijing, envisage la ville du futur comme
un « neural network72
 ». À Shanghai, l’utilisation de Graph Recurrent
Neural Networks73
(GRNN) permet déjà de distinguer des schémas de
propagation du trafic et laisse imaginer une compréhension globale
des circulations.
Dans une vision plus globale, le City Brain74
d’Alibaba est en train
de réaliser cette prédiction. Lancé à Hangzhou, le système s’appuie sur
une centralisation des données urbaines dans le cloud et un moteur
d’intelligence artificielle pour intervenir en temps réel sur la ville. La
prise de contrôle par Alibaba de 104 feux aurait permis une réduction
des congestions de l’ordre de 15 %, selon le géant du retail. Le système
détecte les accidents et traque également le stationnement illégal…
Limites informatiques
Évidemment, cette conception de la ville soulève des craintes et des
critiques. La première concerne la surveillance et les possibles collusions
entre public et privé. La smart city est souvent décrite comme une ville
de la surveillance, nécessaire au bon fonctionnement de l’ensemble
des rouages, qui implique l’exclusion des accidents, des indésirables et
par extension des aspérités. La Quadrature du Net déplore une « smart
city policière75
 » en cours d’expérimentation à Nice, s’appuyant sur En-
gie Ineo et les projets de Thales, qui prévoient une vidéosurveillance
renforcée et une privatisation de la sécurité. Encore une fois, c’est
d’Asie que viennent les expérimentations les plus avancées. Comme
l’explique Xian-Sheng Hua avec une bonne dose de cynisme – il dirige
l’intelligence artificielle chez Alibaba –, « en Chine, les gens sont moins
concernés par les questions de vie privée, ce qui nous permet d’aller
plus vite76
 ». On retiendra en particulier le système de « crédit social »77
aux forts relents dystopiques mis en place en Chine, qui valorise les
« bons » comportements et pénalise les « mauvais » en s’appuyant sur
toutes les données disponibles.
La seconde critique concerne l’efficacité même d’une informati-
sation à outrance. « Une ville n’est pas un ordinateur », clame Shan-
non Mattern dans Places78
. Selon elle, la métaphore de la ville comme
réseau informatique est séduisante car elle laisse imaginer une ville
ordonnable. Mais elle est également fausse, car elle implique des don-
nées « dépolitisées » et cache « une écologie de l’information urbaine ».
72	 Hao Jingfang, « Future cities as neural networks », Berggruen Institute.
73	 « Shanghai tests graph recurrent neural networks for traffic prediction », Synced, 20 novembre 2018.
74	 ET City Brain, AlibabaCloud.
75	 « La smart city policière se répand comme une traînée de poudre », La Quadrature du Net, 6 juillet 2018.
76	 Abigail Beall, « In China, Alibaba’s data-hungry AI is controlling (and watching) cities », Wired, 30 mai 2018.
77	  Alexandra Ma, « China has started ranking citizens with a creepy “social credit” system », Business Insider,
29 octobre 2018.
78	 Shannon Mattern, « A city is not a computer », Places Journal, février 2017.
À ce titre, la cité des données ne proposerait qu’une connaissance par-
tielle de la ville, computationnelle, et donc un déplacement obscur de
la politique au cœur de rouages algorithmiques opaques.
Dans la SF
Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution
Ce film mal-aimé de Jean-Luc Godard propose, en 1965
(avant 2001, Odyssée de l’espace), une vision dystopique
autour de la prise de contrôle des ordinateurs. Alpha 60 –
décrit comme l’héritier d’IBM, Olivetti, General Electric79
–
dirige Alphaville. Sous son joug, et celui du tout-puissant
professeur Von Braun, les habitants ont perdu tout sentiment.
L’art, la pensée ou l’amour sont bannis par la barbarie
technocratique qui dirige la ville. Un classique de la science-
fiction joliment réactualisé par les excès de la smart
city contemporaine.
Point de vue
Audacities
Publiée par la Fing et l’Iddri en 2018, cette étude80
tend
à démontrer que l’émergence de la ville numérique pose
avant tout une question de gouvernance. Loin d’être
« stabilisée », la smart city cherche une voie, entre innovation
privée, intervention des pouvoirs publics et place du
citoyen. La solution ? Une ville numérique qui arriverait
à maturité en opérant un glissement de la disruption vers
la collaboration. De cette manière, les collectivités
pourraient retrouver un contrôle sur les représentations
et les règles de la ville, les données personnelles ou les
inégalités d’accès aux services. Dans le même temps
elles pourraient s’appuyer sur l’apport des nouveaux
entrants : nouveaux services numériques pour les politiques
publiques, nouvelles données, etc.
79	 « Alphaville, Alpha 60, Dickson, scène », extrait à voir sur YouTube (2 min 40 s).
80	 Fing, « Gouverner et innover dans la ville numérique réelle », Audacities, avril 2018.
21LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
Micro-scénario
2028 : The considerate pedestrian
L’hiver technologique81
du véhicule autonome, amorcé
en 2018, se prolonge depuis une décennie. Les véhicules
ne savent toujours pas identifier avec fiabilité un passant
qui traverse la chaussée inopinément ou sur un passage
piéton rendu difficilement visible par les conditions
climatiques. Refusant qu’un marché si prometteur se
referme, les industriels du secteur ont réussi à convaincre
les pouvoirs publics urbains que le problème n’était pas
dans leurs véhicules, mais chez les piétons au comportement
difficilement modélisable. De nombreuses métropoles
chinoises, nord-américaines et européennes ont ainsi
entrepris de rééduquer les citadins pour qu’ils s’adaptent
aux capacités limitées des voitures autonomes, désormais
nombreuses à circuler. Les flux piétons sont limités,
et leurs comportements strictement régulés par des
Codes du trottoir. Des barrières de protection encadrent
les chaussées. On promeut la figure du « considerate
pedestrian82
 », piéton attentif qui anticipe prudemment
le comportement des véhicules autonomes, et ainsi
ne gêne pas le progrès.
1.2.3 – Contrôle : le citoyen devient talent
La ville-cristal fait face à un dilemme. D’un côté, elle a besoin de l’ad-
hésion de ses habitants et répète la promesse – slogan de nos socié-
tés impersonnelles – de « mettre l’humain au centre ». De l’autre, le
citoyen devient un actif. Véritable ressource humaine, il doit être va-
lorisé. Santé, comportements, éducation et même bien-être : tout est
sous contrôle. Les réticences à la généralisation des compteurs Linky
illustrent bien ce double mouvement, entre promesse de service et
crainte d’une perte de liberté.
La classe (digitale) laborieuse
Les données, personnelles ou non, sont au cœur des craintes. Leur
captation et leur utilisation laissent entrevoir l’émergence d’une ville
du contrôle. Dans un rapport83
très complet, la Cnil dresse le portrait
inquiétant d’une smart city aux prises avec le solutionnisme techno-
logique et la « plateformisation » des services, alors que l’absence de
dispositif de consentement efface doucement l’anonymat des tablettes
81	 Russell Brandom, « Self-driving cars are headed toward an AI roadblock », The Verge, 3 juillet 2018.
82	 Jeremy Kahn, « Why not just retrain pedestrians to make self-driving vehicles safer? »,
Insurance Journal, 17 août 2018.
83	 « Smart city et données personnelles : quels enjeux de politiques publiques et de vie privée ? »,
Cnil, 12 octobre 2017.
22LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
de l’urbanité. Directement liée à la question des données, la notion de
digital labor84
, portée par Antonio Casilli, permet de pousser le raison-
nement. Au-delà du contrôle, les données personnelles dessinent une
forme de servitude volontaire moderne. La production de données de
la ville numérique nourrissant une économie dont les principaux pro-
ducteurs (les urbains) sont exclus.
Les habitants, ces talents
Comme l’explique régulièrement McKinsey85
depuis 1997, la réussite
des villes dans la grande compétition mondiale tient à leur capacité
à former, à attirer et à retenir les « talents ». Les systèmes éducatifs
constituent la base de l’édifice et sont conçus de manière ROIste.
À Singapour, la méthode du même nom86
obtient ainsi des résultats
exceptionnels en mathématiques, parfois au prix de l’équilibre des
élèves87
. Plus tard, à l’université, les échanges d’étudiants constituent
une des bases du transfert de connaissances entre les villes-mondes.
Elles font alors l’objet de stratégies élaborées de la part des villes et
des États88
. En outre, pour attirer les talents que la ville ne produit pas
elle-même, les grands centres urbains redoublent d’efforts et encou-
ragent les phénomènes de gentrification, au détriment des popula-
tions déjà présentes89
. Dans la ville-cristal, le « capital humain » n’est
pas seulement une figure de style.
Micro-scénario
Courir après le succès
En 2022, Shanghai franchit une nouvelle étape dans le
contrôle des corps. Jusqu’à cette date, la pratique du sport
était encouragée à travers le système de « crédit social ».
Les habitants désireux de « marquer des points » pouvaient
acheter une montre à bas prix, fabriquée en partenariat
avec Huawei. Véritable petit centre de quantified-self, cette
dernière permettait aux Shanghaiens les plus en forme
d’obtenir plus facilement des prêts ou de voir leur facture
d’assurance baisser. À partir du 1er janvier 2022, le système
se durcit. Le mobilier urbain connecté est capable de
suivre chaque smartphone et peut déterminer le transport
utilisé par les commuters. Les trajets courts en voiture sont
pénalisés, les trajets au pas de course sont mieux valorisés
que la marche, la déconnexion est lourdement pénalisée.
84	 Olivier Ertzscheid, « Du digital labor à l’ubérisation du travail », INAGlobal, 20 janvier 2016.
85	 http://urbact.eu/war-talent-cities
86	 Guerric Poncet, « Méthode de Singapour : le monde entier l’adopte », Le Point, 12 février 2018.
87	 « Singapour, un modèle de réussite des élèves ? », Le Monde, 13 décembre 2016.
88	 Luo Wangshu, « More students to study overseas », The Telegraph, 21 mars 2017.
89	 Alessandro Busà, « The trouble with elite cities », OUPblog (Oxford University Press’s), 19 septembre 2017.
23LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
1.3 – La ville-corail
« Un récif corallien est une structure naturelle bioconstruite dont les co-
raux sont essentiellement à l’origine. Les récifs coralliens forment des
écosystèmes marins complexes parmi les plus riches en biodiversité. »
1.3.1 – Reconfiguration et remise en question : la ville flexible
Les distinctions traditionnelles deviennent de plus en plus obsolètes.
La séparation ville-campagne est souvent remise en cause. La ville en
couronne autour du centre, du périurbain, puis de la périphérie est
loin d’être opérante partout. Comme l’explique Marc Dumont, profes-
seur des universités en urbanisme à l’université de Lille, « l’urbain est
généralisé aujourd’hui : le monde est sous condition urbaine, pour le
meilleur comme pour le pire90
 ».
Ville de villes
Les villes s’étendent dangereusement et affichent des densités en
baisse (de l’ordre de 1 à 1,5 % par an)91
. Encouragée par le modèle
de ville automobile (pendulaire) du XXe
 siècle, par le développement
anarchique d’un habitat informel et la propension des promoteurs à fa-
voriser le greenfield périphérique, cette tendance touche à ses propres
limites. Grignotage progressif des terres arables92
, solitude extrême93
,
hyper-centralisation des richesses et des services, gentrification… la
mégapole monolithique est en crise.
Aujourd’hui, la ville-corail tend à revaloriser et à densifier le quar-
tier (dans un sens très large). Il ne s’agit pas d’une ville sans centre,
mais bien d’une ville multicentre et multinodale, où les fortes densités
côtoient les faibles, dans un maillage complexe d’infrastructures. Fran-
çois Moriconi-Ebrard et Cathy Chatel parlent de « conurbations ajou-
rées ». L’exemple le plus parlant de ville-corail à l’échelle du monde est
sans doute le delta de la rivière des Perles, dans le sud de la Chine.
« La décentralisation administrative de l’hyper-région du delta s’est ac-
compagnée d’un développement fondé sur les bourgs et les villages,
qui ont converti l’héritage industriel des communes populaires vers les
90	 Marc Dumont, « Le périurbain : un milieu en perpétuelle évolution », Millénaire3, 1er
 mars 2018.
91	 Shlomo Angel et al., « The persistent decline in urban densities », Lincoln Institute, juillet 2010.
92	 Mark Swilling, « The curse of urban sprawl: how cities grow, and why this has to change »,
The Guardian, 12 juillet 2016.
93	 « La ville lutte-t-elle efficacement contre la solitude ? », Usbek  Rica, 30 novembre 2017.
24LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
besoins du marché national et international en devenant la plus puis-
sante et large région polynucléaire94
 », explique Carlos Moreno dans
La Tribune. Plus proche de nous, Rem Koolhaas fait le portrait de la
ville-corail à propos de la Randstad (conurbation d’Amsterdam, Rot-
terdam, La Haye et Utrecht) : « C’est un peu étrange pour moi. Il n’y
a pas de ville dominante, mais toute la zone est connectée dans une
sorte d’espace métropolitain. Toutes les infrastructures et tous les ser-
vices que vous pouvez trouver dans une ville sont là, mais décentralisés
sur toute la zone. C’est une sorte de ville étendue qui ne dépend pas
de l’ajustement ou de la cohérence de ses différentes parties entre
elles. Pour autant, elle parvient à exister comme entité, un peu comme
un collage95
. »
Une ville de l’accès
Au-delà de la forme géographique de la ville, cette reconfiguration
s’articule autour d’un maître-mot : l’accès. Accès à l’habitat, accès à
l’eau, connectivité, lien social : la ville-corail tire parti de nouvelles
proximités (numériques, mobilités douces) et tente de réactiver les
plus traditionnelles (dans son rapport sur le Grand Paris, Roland Castro
propose « un village dans une immense ville96
 »). Le grand retour des
walkable cities97
incarne à merveille cette tendance. Contre la voiture,
la possibilité de marcher en ville est aujourd’hui valorisée : elle favori-
serait l’économie98
, le lien social et la santé99
 !
Enfin, l’accès à ce qui n’est pas la ville – disons la nature – est
également devenu l’apanage de l’urbain. Sur Quartz, Vinay Gupta,
dresse le portrait – certes assez prospectif – d’une ruralité frugale et
connectée : « Le capitalisme des grandes villes nous achète un retour
vers une vie rurale tranquille100
 ». De la même manière, les évangélistes
du travail indépendant ne cessent de prédire une reconfiguration des
campagnes par les free-lances101
. À l’heure d’une connectivité perma-
nente, l’accès à certaines ressources est moins géolocalisé et certaines
proximités rendues possibles par la ville ne sont plus indispensables.
94	 Carlos Moreno, « Vers des nouvelles gouvernances urbaines : comprendre le métabolisme urbain
pour anticiper les mutations », La Tribune, 26 juin 2018.
95	 Antonio Pacheco, « Rem Koolhaas calls Los Angeles a “prototype” for the future of cities »,
The Architects Newspaper, 24 juillet 2018.
96	 « Du Grand Paris à Paris en grand » : le rapport de l’architecte-urbaniste Roland Castro,
ministère de la Cohésion des territoires, 26 septembre 2018.
97	 Natasha Frost, « For the good of all humankind, make your city more walkable », Quartz, 23 ocotbre 2018.
98	 Aditi Shrikant, « Why walkable cities are good for the economy, according to a city planner », Vox,
26 octobre 2018.
99	 Rhomir Yanquiling, « Why do walkable cities-matter? », UrbanizeHub, 9 février 2018.
100	 Vinay Gupta, « Big-city capitalism buys our way back to the quiet rural life », Quartz, 25 septembre 2018.
101	 Anne Loehr, « Why these freelancers ditched cities for rural America », Fast Company, 27 octobre 2016.
25LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
Micro-scénario
Immeubles-villages
C’était l’objectif du Corbusier avec la Cité radieuse :
proposer une unité d’habitation, ville idéale dans un seul
bâtiment. En 2025, cette idée a pris corps dans certains
quartiers modestes de Marseille. Cependant, au dogmatisme
mathématique du Corbusier, les habitants de ces immeubles
d’un genre nouveau opposent un pragmatisme « organique ».
Les espaces sont peu déterminés et changent vite d’affectation,
l’agriculture urbaine a fait son entrée, la réparation et
la réhabilitation sont les maîtres mots de cet habitat non
planifié. Le sentiment d’appartenance est fort, chaque
immeuble porte un nom et revendique son identité, parfois
jusqu’au conflit ouvert avec d’autres immeubles voisins.
S’il est loin d’apporter toutes les solutions, cet habitat de
crise a permis l’émergence de nouvelles solidarités locales.
Devenus attractions touristiques, les immeubles-villages
ont fait l’objet d’une tolérance spéciale du gouvernement,
incapable de mieux prendre en charge les précarités
urbaines dans ces espaces.
1.3.2 – La ville de pair à pair
Si l’accès est le maître mot de la ville-corail, il n’est pas toujours garanti.
Face aux congestions, aux bureaucraties, aux distances et aux inégali-
tés, les habitants de la ville comptent de plus en plus sur eux-mêmes,
et sur leurs voisins. Du libertaire californien au militant écologiste, cette
ville remet en question la centralisation des pouvoirs et tente d’inventer
de nouvelles formes de collaboration, technologiques ou non.
Le pléonasme de la ville collaborative
Si la ville est par définition collaborative, elle tente aujourd’hui d’ex-
plorer de nouvelles échelles de partage, plus locales. Les évangélistes
de la ville-corail militent pour un retour au local, des technologies dé-
centralisées (blockchain102
, microgrid…) ou encore la revalorisation des
communs103
. Le mouvement dépasse aujourd’hui largement les expéri-
mentations anonymes et touche aux plus hautes instances urbaines. Le
projet Sharing City Seoul104
tente depuis 2012 de « créer de nouvelles
opportunités économiques, de rétablir des relations de confiance et
de réduire le gaspillage de ressources ». Ce framework concerne au-
jourd’hui le car-pooling, les vélos partagés, les parkings partagés ou
102	 Jessica Gourdon, « La blockchain ouvre le champ des possibles pour la smart city », Le Monde,
27 septembre 2017.
103	 Daniela Festa, « Les communs urbains. L’invention du commun », Tracés, revue de sciences humaines
[en ligne], 1er
 janvier 2017.
104	 « The Sharing City Seoul Project », Seoul Metropolitan Government, septembre 2012.
26LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
encore le partage de vêtements d’enfants. À Bologne, la ville a lancé
le projet City as Commons105
, qui promeut l’action citoyenne et encou-
rage les initiatives de gouvernance hyperlocales, les coopératives, les
fondations de quartier, etc. La Sharing Cities Alliance106
va plus loin en
favorisant les connexions intervilles autour de l’économie collaborative.
Partage d’outils et de bonnes pratiques, mise en place de régulations
efficaces dans un cadre de « plateformisation » croissante : l’alliance
cherche à encadrer les modalités de partage pour en limiter les dérives.
La ville sans gouvernement
Poussée à son paroxysme, cette logique de partage généralisée dé-
bouche sur une remise en cause de la gouvernance centralisée des
villes. Les utopies libertaires ne sont pas nouvelles mais elles prennent
une tournure plus réaliste dans un contexte technologique propre à
favoriser la distribution des pouvoirs. Peter Thiel – toujours dans les
bons coups – pousse depuis quelques années son concept de villes
flottantes et sans gouvernement107
. Plus réalistes, Stephen Goldsmith
et Neil Kleiman plaident dans A New City O/S: The Power of Open,
Collaborative, and Distributed Governance108
, pour une « gouvernance
distribuée ». Aux fondations de ce nouveau modèle, les auteurs sou-
haitent s’appuyer sur la technologie, les données et l’engagement so-
cial pour créer de nouveaux modèles de gouvernance, plus locaux et
plus en mesure d’impliquer les citoyens dans les processus de décision.
Focus
La ville blockchain
Dans la lignée des villes sorties de nulle part, Jeffrey Berns
détient la palme. Cet avocat, millionnaire en cryptomonnaies,
a récemment acheté un terrain pour 170 millions de dollars
dans le Nevada. Ici, il souhaite construire une ville ex nihilo109
.
Sa particularité ? Elle sera dirigée par la blockchain. L’autorité
sera partagée par une « entité collaborative distribuée »,
les droits et les votes de chacun seront enregistrés sur un
« digital wallet ». L’objectif final est de se passer entièrement
de gouvernement au sens traditionnel du terme… À suivre.
105	 « Regulation on the collaboration among citizens and the city for the care and regeneration of urban
commons », Ville de Bologne, Italie.
106	 SharingCitiesAlliance.com.
107	 Mélanie Roosen, « La ville du futur flotte et n’a pas de gouvernement », L’ADN, 27 novembre 2017.
108	 Stephen Goldsmith et Neil Kleiman, A New City O/S: The Power of Open, Collaborative,
and Distributed Governance, Brookings Institution Press, 28 novembre 2017.
109	 Nathaniel Popper, « A cryptocurrency millionaire wants to build a utopia in Nevada »,
The New York Times, 1er
 novembre 2018.
27LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
28LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
Dans la SF
Les Monades urbaines
Sur la Terre surpeuplée du XXIVe
 siècle, 75 milliards d’habitants
vivent dans des monades, sortes de tours géantes de
3 000 mètres de haut capables d’accueillir 800 000 personnes.
La logique de partage est poussée au maximum, la promiscuité
est totale et le refus d’une relation sexuelle est devenu
un crime capital. Dans ce monde sans vie privée, le crime
et la maladie ont été éradiqués. Au cours du récit,
cette dictature de la liberté et du partage va révéler
ses aspects dystopiques…
1.3.3 Boring cities ?
Lorsqu’on observe les classements des villes les plus excitantes110
ou les
plus attractives111
au monde, force est de constater que la ville-corail
n’apparaît pas souvent. Dans La Ville générique, Rem Koolhaas écrit
que « l’absence généralisée d’urgence et d’insistance agit comme une
drogue puissante, elle engendre une hallucination du normal112
 ». Or,
avec ses échelles réduites, ses cycles courts et ses mobilités douces,
cette ville multipolaire en réseau s’inscrit fidèlement dans cette descrip-
tion.
Ville monotone
L’organisation rationnelle de la ville, si elle peut apparaître comme un
bien évident, porte en elle les germes de la monotonie. Eya Naimi
s’appuie sur Henri Lefebvre pour aller jusqu’à dénoncer une aliénation
moderne. « La qualité de vie est recherchée non plus en soi, mais au re-
gard de son rôle dans une attractivité résidentielle socialement sélec-
tive. Il en découle une standardisation dans les formes urbaines de la
qualité de vie : piétonisation et valorisation du patrimoine bâti, moder-
nisation du mobilier urbain et installation d’aires de jeux, construction
de grandes arénas et de stades de sport, accueil de festivals urbains et
d’événements sportifs… afin d’avoir une ville récréative. »
Dans un style différent, Jean Laurent Cassely s’est fait une spécia-
lité de pointer du doigt un « capitalisme hipster » qui tend vers l’unifor-
misation. The Verge a même donné un nom à cette esthétique mondia-
lisée : AirSpace.
110	 James Manning, « The best cities in the world to live in and explore », Time Out, 13 juin 2018.
111	 « Les 10 villes les plus attractives du monde », Cnews.fr.
112	 Rem Koolhaas, La Ville générique (1994), traduit par Catherine Collet, th3.fr.
Ville sans désir ?
« Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à
réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même
par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait
le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-
Fleurs. » Ces quelques lignes de la Recherche du temps perdu suffisent
à illustrer la part du désir urbain. Or, à l’heure de la ville rationnelle et
mondialisée, on peut se demander où se trouve la ligne de désir des
centres urbains de demain ?
29LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
Contrepoints
Des villes désirables
en émergence2
31LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
L’aménagement urbain impose de projeter
dès maintenant la ville dans un futur incertain.
Imprévisible, dit-on, comme pour s’excuser
de ne plus vouloir anticiper, paralysé par la peur
de se tromper. Le terme de planification est devenu
si effrayant qu’il a disparu du langage courant.
Sommes-nous condamnés à « accompagner »
les transformations, ou demeure-t-il possible,
par⁄nos choix, de configurer le futur ? Chacune
des émergences relevées ici, qu’il s’agisse d’une
expérimentation originale, d’une provocation ou
d’une réflexion à concrétiser, peut être vue comme
une pierre pour construire un futur souhaitable.
Le défi est immense : il s’agit de construire
un modèle à la fois crédible et attractif. Crédible,
car l’utopie stimule, mais peine à mobiliser. Attractif,
car il faut donner envie à chacun de consentir
les efforts nécessaires pour faire advenir cette
ville meilleure.
Le risque, bien entendu, avec ces relevés
d’émergences désirables, est de composer un
« goût de la ville » partout semblable. Même les
« bons élèves » de l’aménagement urbain, ceux
dont les projets se distinguent par une approche
novatrice, participent malgré eux à une certaine
forme d’uniformisation des villes – voire
d’« instagrammisation » si l’on tient compte de la
manière dont ce réseau social façonne l’esthétique
des villes et l’expérience urbaine, depuis les
musées jusqu’aux lieux pointus.
Ces dernières années sont ainsi apparues
des « figures imposées » de l’aménagement urbain.
Reconversion de friches industrielles en espaces
culturels, aménagement des berges en espaces
conviviaux, création d’écoquartiers aux formes
et matériaux similaires. À l’échelle internationale,
combien de tentatives de réitérer le pari culturel
réussi de Bilbao ?
Le benchmarking, initialement pratiqué pour
identifier des sources d’inspiration originales,
a été dévoyé. La pratique semble aujourd’hui être
devenue une machine à minimiser les risques,
en reproduisant ce qui fonctionne ailleurs. Le rôle
de l’aménageur, aujourd’hui, n’est-il pas plutôt
d’inventer de nouvelles formes, pour rendre leur
diversité aux paysages urbains, leur personnalité
aux  villes ?
32LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
33LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
2.1 – Les attachements
ordinaires
Conscientes des périls de cette standardisation, certaines villes se sont
lancées dans une entreprise de restauration de leur identité profonde.
D’autres ont parié sur un urbanisme à contre-courant, s’attaquant à la
rue, puis au quartier, pour y insuffler de la vie. Et y élever le « degré
d’urbanité », en couplant « la densité et la diversité des objets dans
l’espace », selon la définition qu’en donne le géographe Jacques Lévy.
Un remède au « junkspace » qui envahit les villes, comme le dénonce
l’architecte Rem Koolhaas, c’est-à-dire la prolifération de non-lieux re-
liés entre eux par des infrastructures dédiées à l’ininterruption, comme
l’escalator ou l’ascenseur113
 ?
2.1.1 – Les sticky streets, quand la rue captive les passants
Partout, la ville est conçue pour réduire les frictions, permettre l’accé-
lération sans fin des flux de personnes et d’informations entre les mul-
tiples lieux de pouvoir qu’elle abrite. Les réflexions autour des sticky
streets s’inscrivent en réaction à cette ville des flux, sans coutures ni
aspérités. Le concept essaime, depuis Toronto jusqu’à Amsterdam114
en passant par l’Australie et le Danemark, et modifie petit à petit la
physionomie de rues commerçantes, notamment, luttant joyeusement
contre l’aseptisation des centres-villes.
Les rues des villes ont longtemps été pensées dans le but de favo-
riser la fluidité du mouvement des voitures, ce qui a relégué au second
plan le déplacement du piéton ou du cycliste (et autres adeptes des
nouvelles formes de micromobilité). La sticky street n’est pas seule-
ment rééquilibrage du partage de l’espace urbain au profit des piétons
et des modes de déplacement doux. C’est aussi, et surtout, une incita-
tion à freiner, à s’attarder, à déambuler.
Qu’est-ce qu’une rue « collante » au juste ?
Une rue qui récompense l’œil du piéton. Une rue qui invite à ralentir,
à s’attarder et à profiter de l’espace public. Une rue qui favorise les
interactions grâce à du mobilier urbain accueillant, des places, des es-
paces en retrait de l’agitation et des éléments (soleil, vent, pluie…), des
animations, des vitrines pensées comme des minithéâtres de rue, des
113	 Antonin Margier, « (Re)penser la ville », Non Fiction, 21 février 2011.
114	 http://sustainableamsterdam.com/tag/sticky-streets/
34LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
charrettes et des foodtrucks offrant des possibilités de restauration in-
formelles. Mais aussi de l’art, de préférence interactif.
Renouant, d’une certaine façon, avec la figure du flâneur115
, les
sticky streets sont une invitation à basculer d’une logique quantitative
à une logique qualitative dans la mesure de la « performance » d’une
ville : « Il existe deux manières de doubler le nombre de personnes
dans un lieu public. Soit doubler le nombre de personnes que l’on y
attire. Soit doubler le temps que les gens passent dans ce lieu. Pour
cela, il suffit simplement de créer un endroit où les gens veulent rester
plus longtemps116
. » Les moyens de transport favorisés par la concep-
tion des rues ont un impact considérable sur le temps qu’y passent les
usagers. Une étude des transports publics londoniens117
a démontré
que les personnes se déplaçant à pied, à vélo ou grâce aux transports
publics passaient plus de temps (et dépensaient plus d’argent) dans les
commerces de proximité. 40 % de temps en plus, en comparaison de
ceux qui se déplacent en véhicule à moteur !
Micro-scénario
La neuro-concertation en débat
En 2029, plus aucun projet urbain ne se conçoit sans une
phase de neuro-urbanisme participatif : les projets sont
testés sur des focus groups en réalité virtuelle. Des casques
permettent de mesurer en temps réel leurs réactions face
aux formes, aux tracés des rues et à leur largeur, aux matériaux,
à la hauteur des passages, aux bruits, à l’éclairage naturel
et artificiel… Tous ces paramètres sont dorénavant sélectionnés
en tenant compte des sensations qu’ils génèrent
pour augmenter au maximum le bien-être des citadins.
La neuro-architecture, discipline portée par la création,
en 2018, de l’Academy of Neuroscience for Architecture118
,
visait à établir un lien scientifique entre nos réactions
mentales et physiologiques et les caractéristiques de notre
environnement bâti. Grâce à la compréhension croissante
du fonctionnement cérébral, il est désormais possible
d’objectiver ce que les architectes semblaient connaître
d’instinct. C’est un véritable changement de paradigme,
car les grands mouvements architecturaux s’appuyaient
essentiellement, jusque dans les années 2010, sur des
conceptions esthétiques et philosophiques.
Les opposants voient là le signe d’une ville dictatoriale,
basée sur les affects et les réactions primaires et non plus
sur une concertation entre citoyens.
115	 Giampaolo Nuvolati, « Le flâneur dans l’espace urbain », Géographie et cultures, 70 | 2009, p. 7-20.
116	 Brent Toderian, « Let’s make sticky streets for people! », blog Planetizen, 17 juin 2014.
117	 Carlton Reid, « Cyclists spend 40% more in London’s shops than motorists », Forbes, 16 novembre 2018.
118	 http://anfarch.org/
35LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
2.1.2 – Des intensités urbaines distribuées
La quête d’identité des villes en lutte contre la standardisation verse
parfois dans la nostalgie patrimoniale, avec le risque de bâtir une
ville-musée, dévitalisée. À contre-pied, des villes comme Nantes ont
décidé de considérer le patrimoine « par le bas », en s’intéressant à
la préservation du « petit patrimoine », souvent disqualifié dans les
grandes opérations urbaines des « métropoles-mondes », ces « petites
choses, essentielles et constitutives de l’ambiance de nos quartiers »,
comme l’explique Johanna Rolland, actuelle maire de la cité des ducs
de Bretagne.
« À Nantes-Sud, ces “petites choses”, ce sont les murs de pierre,
qui racontent l’histoire maraîchère des lieux. Ils sont désormais carto-
graphiés et la Ville peut demander la reconstruction d’un mur détruit
lors d’une opération de construction par exemple119
. »
Préserver les particularités de chaque quartier et concevoir ces
quartiers comme autant d’îlots interconnectés formant une « ville-
archipel », tel est le projet théorisé par l’urbaniste rennais Jean-Yves
Chapuis. Substituant à l’idée de « densité urbaine » celle d’« intensité
urbaine », il appelle de ses vœux une ville sans dichotomie entre le
centre et sa périphérie. Une ville où chacun peut trouver, près de chez
lui, les services du quotidien, tout en bénéficiant d’un accès égalitaire
aux grands équipements urbains (hôpitaux, universités, lieux culturels
et sportifs…), grâce aux réseaux de transport en commun. Une ville
qui parvient à conjuguer harmonieusement les différentes échelles, de
celle de la vie quotidienne jusqu’à la très grande échelle, qui permet
de connecter la ville aux autres villes moyennes de la région, aux
grandes villes françaises et aux métropoles européennes. Une ville plus
respectueuse de la « dimension cachée » décrite par l’anthropologue
Edward T. Hall, cet espace nécessaire à l’équilibre de chacun.
Cette approche est partagée par des architectes et urbanistes
belges120
, qui rêvent d’une « ville de tous les jours et de chaque matin
qu’on peut vivre en pantoufles », et regrettent que l’innovation soit
trop souvent formelle, au lieu d’être fonctionnelle, seule manière de
recréer de l’intensité urbaine, préférable à la densité pure. Ainsi pré-
conisent-ils, au sein d’un même ensemble, de varier les typologies de
logements, de diversifier l’offre immobilière, les modes d’habiter, les
rapports à l’espace public, et d’y intégrer des équipements de services.
Une pratique qui se répand doucement, sous la forme d’expérimenta-
tions, mais qui devrait être la norme si l’on veut restaurer l’expérience
sensible de l’urbanisme quotidien.
119	 « Les plans paysage et patrimoine, pour une ville cousue main », Nantes.fr
120	 Li Mei Tsien, « Espaces aérés : préférer l’intensité à la densité », Wallonie-Bruxelles Architectures, 7 février 2013.
36LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
Micro-scénario
La ville-canopée
C’est l’exploration de la canopée, partie supérieure de la forêt,
qui ressuscite la ville verticale, en renouvelant l’imaginaire
associé au concept. Dans les forêts tropicales, 70 à 90 % de
la vie se trouve en hauteur, au niveau de la cime des arbres.
L’observation de cet écosystème suspendu inspira les architectes,
à qui les défauts de la ville verticale sautèrent alors aux yeux.
Alors que les restrictions de hauteur avaient été imposées
pour limiter la prolifération des tours, rejetées par les citadins,
on se mit alors à connecter les tours entre elles, d’abord
dans les quartiers d’affaires, où elles étaient déjà nombreuses.
Depuis, on intègre désormais ces interconnexions dans le cahier
des charges des nouveaux projets de construction en hauteur,
en créant de véritables rues suspendues, ponctuées de places
aériennes offrant un panorama sur la ville… ainsi que des
commerces et des services. Les transports publics, eux aussi,
sont intégrés à ces « villes sur la ville », pour faciliter les
déplacements au sein d’espaces de plus en plus vastes.
À l’étalement urbain qui préoccupait les urbanistes au début
des années 2000, la ville en trois dimensions, « multilayer »,
habitée de ses racines jusqu’à sa canopée, apporte une
réponse évidente. Et, désormais, ce sont les constructions
trop basses qui font polémique… parce qu’elles sont
accusées de gâcher l’espace urbain.
Dans la SF
La ville dystopique : une fatalité ?
Le futur, comme la nature, semble avoir horreur du vide : dès lors
qu’on renonce à agir sur lui, il se remplit de nos angoisses…
Créé en 1989, SimCity mettait l’urbaniste qui sommeille
en chacun de nous au défi de bâtir une cité idéale. Trente ans
plus tard, Watch Dogs 2, Mirror’s Edge Catalyst ou encore
Remember Me immergent les joueurs dans des univers urbains
à la dérive, incarnations des peurs que génère le futur de la
ville. Quitter l’univers vidéoludique et plonger dans la science-
fiction pour imaginer la ville de demain n’est pas plus
rassurant. Les œuvres d’anticipation, littéraires comme
cinématographiques, proposent davantage de dystopies
urbaines que de modèles heureux.
Dès lors, où regarder pour déjouer les prédictions
catastrophistes ? Où puiser l’inspiration pour inventer la ville
de demain, douce et apaisée, socialement équitable et
écologiquement soutenable, maligne plutôt qu’intelligente
– au sens où l’entendent les promoteurs de la smart city,
c’est-à-dire truffée de technologies dont le contrôle pourrait
nous échapper ?
37LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
2.2 – Les capacités
retrouvées
La métropolisation, sous l’effet de la pression immobilière et de la
gentrification qui en découle, relègue en périphérie les populations
les plus fragiles économiquement. Le phénomène est bien connu. À
tel point qu’il occulte d’autres formes d’exclusion. La ville, en effet, se
montre trop souvent inhospitalière avec les personnes marginalisées,
isolées par le handicap – social, psychique ou physique –, la maladie ou
encore la vieillesse.
Et si l’enjeu n’était pas d’« inclure », pour se donner bonne
conscience, mais de penser la ville au service des plus vulnérables, à
partir de leur expérience ? Existe-t-il des équipements urbains qui, au
lieu de les chasser, développent la capacité d’agir des plus fragiles ? La
ville peut-elle apprendre de ceux qui l’habitent autrement, à même la
rue dans le cas des SDF ou des réfugiés, ou qui subissent son aména-
gement, à l’instar des personnes handicapées ?
2.2.1 – Le design d’environnements augmentés
L’accessibilité universelle a démontré qu’adapter la ville aux personnes
en situation de handicap moteur peut profiter à tous, livreurs ou pa-
rents d’enfants en bas âge. L’enjeu est-il de designer une ville plus
douce en s’inspirant des stratagèmes mis en place par les personnes
malvoyantes pour s’orienter ? Pour compenser leur handicap, les mal-
voyants surdéveloppent d’autres sens, l’ouïe en particulier. Sur leurs
trajets quotidiens, ils finissent par identifier et reconnaître la signature
sonore de nombreux lieux et équipements, reconstituant mentalement
une carte sonore grâce à laquelle ils se repèrent. La plupart d’entre
nous, voyants, ignorons totalement ce paysage sonore urbain, ou plu-
tôt nous le percevons de manière inconsciente, sans l’exploiter dans
notre expérience de la ville.
Au lieu d’adapter, à la marge, la ville aux déficients visuels,
comme on le fait aujourd’hui avec l’installation de bandes de guidage
rugueuses ou de feux de signalisation parlants, ne pourrait-on pas pen-
ser la ville pour que chacun puisse y déambuler les yeux fermés ?
Le design sonore, à vrai dire, n’est pas tout à fait absent des villes.
Il est déjà exploité à des fins marketing, ou répulsives : certaines ci-
tés sonorisent les stations de métro, pour « adoucir les mœurs » selon
l’adage – plus prosaïquement en réalité pour faire fuir les junkies121
.
121	 Hans Van Scharen (DeMorgen, Bruxelles), « La “Lettre à Élise”, une arme antijunkies »,
38LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
Reste que, globalement, la ville produit une cacophonie telle
qu’il est difficile de travailler les messages sonores ou d’imaginer
qu’ils puissent un jour remplacer les messages visuels qui partout nous
guident. L’avènement des voitures électriques, alors qu’il pourrait être
une opportunité pour repenser le paysage sonore de la ville, en vient
même à inquiéter. En raison de l’absence de bruit, les véhicules élec-
triques seraient dangereux ! Belle démonstration par l’absurde que le
son peut transmettre des informations utiles. D’ailleurs, l’alerte stri-
dente signalant la fermeture imminente des portes du métro, ou la
symphonie des bips provoqués par les pass Navigo sont, bien que dé-
sagréables, des sons « fonctionnels ».
Le designer sonore Roland Cahen s’est penché il y a quelques
années sur le design sonore des villes de demain122
. Des designers so-
nores s’ingénient à créer de nouveaux sons fonctionnels à destination
des environnements urbains. Des sons reconnaissables et, en même
temps, discrets. En harmonie avec l’ambiance d’un lieu. Un travail d’or-
fèvre, essentiel quand on relève que la pollution sonore est, d’après
les enquêtes, l’une des préoccupations essentielles des citadins. En
2010, un collectif d’artistes, Les Souffleurs, a réussi l’exploit de rendre
les rues du centre-ville d’Aubervilliers silencieuses pendant une heure,
en balisant le périmètre par d’intrigants panneaux de signalisation
« Chut ». Demain, verra-t-on fleurir dans les villes des espaces interdits
non seulement à la voiture, mais également au bruit ? Alors, peut-être,
certains s’essayeront à marcher les yeux fermés, ou la tête en l’air.
Micro-scénario
In/Flux : designer la ville sensuelle
Fondé en 2025, le studio de design français In/Flux
ambitionne de rendre le corps urbain plus attirant.
Au départ collectif activiste installant des prises d’escalade
sur les façades des immeubles, In/flux répond désormais
aux demandes de commanditaires publics ou privés pour
imaginer des textures de façade originales, repenser
« l’expérience trottoir » des rues commerçantes, imaginer
des revêtements ludiques pour les enfants sur les potelets
anti-stationnement… Le fait d’armes d’In/Flux : la réfection
et l’élargissement des trottoirs des Grands Boulevards
à Paris, avec l’installation d’une piste au revêtement plus
élastique adapté à la course à pied. La RD du studio
s’oriente désormais vers les nanotechnologies pour rendre
l’ensemble de ces revêtements autonettoyants.
Courrier international, 13 décembre 2004.
122	 Rolan Cahen, « Métrophonies, maquettes sonores pour les villes de demain », La Semaine du son,
8e
 édition, 20 janvier 2011.
39LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
2.2.2 – Le sans-foncier fixe : révéler une économie manquante
L’exclusion des personnes sans domicile fixe du cœur des villes, qui
transpire dans l’évolution du design du mobilier urbain, a un coût bien
supérieur à celui de leur accompagnement par les services sociaux et
de santé123
. Pour les aider plus efficacement, mais aussi pour les rendre
visibles et changer le regard porté sur eux par les citadins, des mu-
nicipalités font le choix d’intégrer les SDF au cœur de la ville. « Les 5
Ponts124
 » à Nantes, dont la livraison est programmée pour 2020, est un
lieu d’accueil pour les personnes sans abri, central par son implantation
et ouvert au public grâce à l’intégration de plusieurs autres activités :
bureaux, restaurant, mais aussi logements sociaux, ainsi qu’une ferme
urbaine sur le toit du bâtiment.
À ce type de projets, qui nécessitent une volonté politique forte,
des moyens importants et du temps, d’autres opposent des solutions
plus souples, faciles et rapides à mettre en œuvre. Les cabanes ur-
baines de l’architecte anglais James Furzer125
, qui s’accrochent aux fa-
çades des immeubles, prolongent la réflexion ouverte par Jean Prouvé
sur l’habitat minimum, tant sur la forme que sur les lieux d’implantation
de ces micro-architectures : interstices, dents creuses et même cours
d’immeuble… Aussi denses soient-ils, tous les tissus urbains possèdent
des espaces vides, inexploités.
Dans la mouvance de l’urbanisme temporaire ou transitoire naissent
de multiples initiatives pour apporter des solutions, éphémères ou plus
durables, aux sans-abri, au nombre desquels il faut désormais compter
les populations de migrants, échouant dans les grandes villes au gré
des conflits, et demain en raison du dérèglement climatique.
Bâtiments privés ou publics inoccupés, en attente de réhabilita-
tion ou de destruction, terrains non encore viabilisés… Des collectifs
s’approprient ces espaces, y érigent des structures modulaires et mo-
biles, pour fournir une réponse à l’urgence. Mais pas seulement : jeunes
entrepreneurs, associations, collectifs d’artistes et autres exclus de la
ville par les effets de l’inflation immobilière trouvent aussi leur place
dans ces tiers-lieux. Apparaît alors un marché immobilier ignoré, le
« sans-foncier fixe », sous l’œil bienveillant des propriétaires des lieux,
qui économisent sur les frais d’entretien et de gardiennage et voient
leurs biens revalorisés par le renforcement de l’attractivité du quartier.
« Connecter des espaces sans personne à des personnes sans espace » :
pour Philémon Gravel, cofondateur du projet Young à Montréal126
, c’est
« une façon de dire que la construction de la ville n’appartient plus à un
petit groupe possédant les capitaux et les outils de construction, mais
relève d’un processus collectif ».
123	 Programme expérimental « Un chez-soi d’abord », principaux résultats 2011-2015, Gouvernement.fr, avril 2016.
124	 https://5ponts-nantes.eu/
125	 https://jamesfurzer.webs.com/awards
126	 Wide Open, Étape #2 Montréal : Projet Young  urbanisme transitoire, Facebook.
40LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
Micro-scénario
Le retour des bains-douches publics partout en France
Le prix du carburant est désormais si élevé qu’on
redécouvre le vélo comme moyen de transport pour
les courtes et les moyennes distances. La pratique du
« vélotaf » se développe, et il n’est pas rare de pédaler
10 kilomètres pour aller au travail. Le dernier frein à la
pratique du vélo sur les moyennes distances était l’absence
de douche sur le lieu de travail. Redécouvrant la possibilité
d’infrastructures d’hygiène et de bien-être mutualisées,
les collectivités territoriales réhabilitent en toute hâte des
bains-douches largement abandonnés au fil des décennies
précédentes. De manière inattendue, la réouverture de ces
lieux publics encourage la pratique d’autres « sports de
mobilité » : jogging-lanes et même swimming-lanes urbaines
apparaissent, permettant aux Parisiens d’aller travailler…
à la nage. Cette gentrification des bains-douches n’est pas
sans entraîner controverses et conflits d’usage. Ainsi, les
bains-douches parisiens, restés ouverts et même devenus
gratuits en 2000, accueillaient surtout des personnes sans
domicile, des retraités et des étudiants précaires. Ceux-
ci voient avec méfiance arriver les cadres supérieurs et
les travailleurs indépendants pressés – au point que des
exercices de design de conciliation ont dû être instaurés
pour dégager des visions partagées entre usagers et faire
des bains-douches parisiens des lieux de mixité sociale.
2.2.3 – Persona grata : l’hospitalité,
une fonction urbaine critique ?
Dans le sud de l’Italie, le petit village de Camini, déserté par ses ha-
bitants, qui ont rejoint les grandes villes, confie ses maisons abandon-
nées aux migrants, en échange des rénovations qu’ils y réalisent127
.
Une démarche solidaire vertueuse, qui a permis au village de renaître,
avec la réouverture d’une école, d’une épicerie et de services publics.
En France, en réaction au double échec des politiques migratoires
européenne et nationale, qui engendrent la montée des populismes et
en même temps bafouent les droits humains fondamentaux, une Asso-
ciation des villes et territoires accueillants a vu le jour128
, à l’initiative de
Damien Carême, maire de Grande-Synthe. L’objectif est de promouvoir
les réussites locales en matière d’accueil et de partager les bonnes
pratiques.
Ces initiatives démontrent la puissance politique des villes, ca-
pables d’apporter des réponses à une question sur laquelle butent
les institutions nationales et supranationales. Sans doute parce que la
127	 « L’accueil des migrants à Camini, Italie » (vidéo), National Geographic, 9 novembre 2017
128	 « Création de l’Association nationale des villes et territoires accueillants », blogs Médiapart, 28 septembre 2018.
41LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
ville est l’échelon où il est encore possible de faire de la politique en
mettant de côté l’idéologie, les calculs politiciens ?
D’ailleurs, Camini en est la preuve : l’hospitalité peut aussi être
un positionnement pour des villes en crise, auxquelles les migrants re-
donnent de l’attractivité et des perspectives de développement.
Micro-scénario
L’impression 3D dans la construction, entre libération
de la créativité et risque d’uniformisation
Les progrès de l’impression 3D dans le domaine de la
construction de logements ont démocratisé l’emploi
de cette technique. L’impression 3D libère la créativité
des architectes, au même titre que l’invention du béton
armé au XIXe
 siècle avait libéré l’audace des bâtisseurs
de l’époque. Mais la technique de l’impression 3D
est aussi un moyen pour les promoteurs de construire
rapidement et à bas coût des habitations standardisées,
pour répondre à la crise du logement dans les grandes
villes, amplifiée par les vagues de migration successives.
Une ONG, qui réunit des architectes en lutte contre
l’uniformisation de l’habitat populaire engendrée par
le recours à l’impression 3D, donne librement accès
à des plans open source, offrant à chacun les moyens
de se réapproprier la conception de son logement.
Pour d’autres, la solution est « low-tech » : « Il n’y a pas
si longtemps, on savait cultiver de quoi se nourrir,
réparer nos vêtements, construire et rénover nos maisons
nous-mêmes, déplore un collectif d’architectes originaires
de pays de l’hémisphère Sud. Nous pensons qu’il est
urgent de redonner aux gens la capacité de bâtir leurs
maisons eux-mêmes, avec des matériaux locaux et les
savoir-faire associés, sur le point de disparaître. »
42LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
Micro-scénario
Vers une citoyenneté locale des animaux ?
Construite contre la nature, la ville s’est redécouverte
biodiverse – et notamment peuplée d’animaux. Traités
soit comme des nuisances, soit comme des aménités,
les animaux n’avaient jusque dans les années 2020 qu’un
accès extrêmement précaire et incertain à l’espace urbain.
C’est ce qu’a voulu changer la présidence du Conseil
métropolitain du Grand Paris en leur reconnaissant, en 2026,
le statut de cocitoyens urbains. S’appuyant sur le cadre
conceptuel développé plusieurs décennies auparavant par
les philosophes canadiens Sue Donaldson et Will Kymlicka
(Zoopolis129
), ce statut proclame que les animaux cohabitant
avec les humains sont « chez eux dans nos villes et membres
de plein droit de nos communautés locales ». Il leur reconnaît
trois droits fondamentaux : la liberté de résidence, la liberté
de circulation et l’intégration politique. Un Collège animal
est créé auprès du Conseil du Grand Paris, véritable
steward des intérêts des communautés animales du territoire.
Il arbitre les conflits d’usage, veille au développement
d’une ville sûre et accueillante pour les animaux et évalue
chaque année les actions de l’Agence animale du Grand
Paris, opérateur chargé de la mise en œuvre technique
des mesures adoptées.
2.2.4 – Les vertus thérapeutiques de la ville
Au gré des rénovations et des reconstructions, deux institutions ont
progressivement quitté le cœur des villes pour s’établir en périphérie :
les hôpitaux et les prisons. Un peu partout dans le monde, des hôpi-
taux et des prisons désaffectés130
sont même devenus des hôtels de
luxe, étoffant le catalogue des hébergements insolites. Ces lieux, pour-
tant, n’avaient-ils pas leur place au cœur de la ville ?
À Lille, plutôt que d’enfermer les malades psychiatriques à l’écart
de la cité, on les intègre au cœur de la ville, dans des appartements asso-
ciatifs. Et on les accompagne grâce à une structure de jour à proximité.
La ville apparaît également comme un élément essentiel de la
prise en charge des malades d’Alzheimer, pour maintenir une participa-
tion à la vie sociale des personnes atteintes. Parfois même, la ville fait
partie du traitement, comme le suggère cette expérience menée aux
États-Unis131
, qui a consisté à recréer un centre-ville des années 1950
pour aider les patients à raviver leur mémoire. Aux Pays-Bas132
s’est
129	 Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, traduit
de l’anglais (Canada) par Pierre Madelin, Alma éditeur, 400 p., octobre 2016.
130	 « Top 9 des hotels ex-prisons », Voyage Insolite, 11 juillet 2014.
131	 « Alzheimer. Une ville des années 1950 recréée pour raviver la mémoire », Ouest France, 3 octobre 2018.
132	 « Libres dans le village Alzheimer », Paris Match, 14 septembre 2015.
43LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
même créé un village thérapeutique dédié aux malades d’Alzheimer,
parfaite réplique d’un univers urbain, au sein d’un espace protégé.
Le chercheur Philippe Combessie133
pointe le fait que, en construi-
sant des lieux de détention le plus à l’écart possible des villes, on barre
les accès d’un futur retour à la ville, synonyme de réinsertion. Ainsi faut-
il se réjouir du retour de prisonniers dans la prison parisienne de la San-
té134
, qui a subi une lourde opération de rénovation… et n’a pas cédé
à la tentation de devenir un hôtel branché, offrant aux touristes en mal
de sensations le frisson de l’incarcération le temps d’une escapade…
133	 Philippe Combessie, « La ville et la prison : une troublante cohabitation », Revue Projet, 1er
 janvier 2002.
134	 Nicolas Jacquard, « La prison de la Santé enfin rénovée », Le Parisien, 1er
 juillet 2018.
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Etude Prospective Ville-Monde

  • 1. 1LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE La ville-monde : lignes de fuite, contrepoints, transitions Futurs possibles de la « métropole à la française »
  • 2. 2LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE « Si l’intelligence française possède les vertus de clarté que l’on dit, jamais occasion plus pressante de l’exercer ne lui a été offerte. Il s’agit d’essayer de concevoir une ère toute nouvelle. Nous voici devant un désordre universel d’images et de questions. Il va se produire une quantité de situations et de problèmes tout inédits, en présence desquels presque tout ce que le passé nous apprend est plus à redouter qu’à méditer. C’est d’une analyse approfondie du présent qu’il faut partir, non pour prévoir les événements sur lesquels, ou sur les conséquences desquels, on se trompe toujours, mais pour préparer, disposer ou créer ce qu’il faut pour parer aux événements, leur résister, les utiliser. Les ressources des organismes contre les surprises et les brusques variations du milieu sont d’un grand exemple. » — Paul Valéry, « Respirer », Le Figaro, 2 septembre 1944.
  • 3. 3LA VILLE-MONDE Introduction p.4 Lignes de fuite, contrepoints, transitions p. 4 Un esprit français de la ville ? Le vivant et l’archipel p. 6 1 Lignes de fuite p. 7 1.1 – La ville-vortex p. 9 1.2 – La ville-cristal p. 17 1.3 – La ville-corail p. 24 2 Contrepoints p. 30 2.1 – Les attachements ordinaires p. 33 2.2 – Les capacités retrouvées p. 37 2.3 – Les communs p. 46 3 Transitions p. 51 3.1 Qui fait la transformation urbaine ? p. 53 3.2 Organiser le contraire de la disruption p. 57
  • 4. 4LA VILLE-MONDE a ville est un concentré des transitions en cours : numérique, éner- gétique, économique, citoyenne… Cette convergence suscite un immense foisonnement d’analyses et d’innovations. À partir de la de- mande exprimée par Grand Paris Aménagement (le regard d’Usbek Rica sur les changements de paradigmes en cours pour les villes- mondes, et sur les figures possibles d’une ville-monde à la française), nous avons exploré des tendances, des émergences, des discours et des pratiques qui dessinent des lignes de fuite possibles pour les mo- dèles urbains de demain. Lignes de fuite, contrepoints, transitions Les lignes de fuite (partie 1) sont des figures possibles pour les villes- mondes de demain, issues de trajectoires tendancielles, et essentiel- lement composées à partir de l’« offre urbaine » portée par les grands acteurs de la ville – publics et privés, historiques et nouveaux entrants. Chaque métaphore agrège en système les futurs possibles « domi- nants » pour les villes-mondes : • La ville-vortex, dense et centralisée, libérale et servicielle. Elle concentre les richesses et attire à elle toutes les migrations, sans être nécessairement capable de les intégrer. • La ville-cristal, résurgence futuriste des premiers modèles de smart city cybernétique. Ultra-maîtrisée, elle s’appuie sur les données et leur traitement pour optimiser l’ensemble de ses pro- cessus. L’humain y devient un flux comme les autres, à contrôler. • La ville-corail, polynucléaire et distribuée. Elle remet en question toutes les centralisations (économique, politique, infrastructu- relle) au profit d’un fonctionnement en pair à pair hautement compatible avec le capitalisme : c’est la ville incarcérée dans la blockchain. Ces modèles urbains « sur étagère », conformes aux trends, promus par les industriels de la smart city et les technoprophètes marchands de futur, ont leurs lumières et leurs points aveugles. Ils incarnent les grandes mu- INTRODUCTION L
  • 5. 5LA VILLE-MONDE tations mais ne sont guère immunisés contre leurs externalités délétères. Il y en aurait d’autres : la ville-musée figée dans le temps, par exemple. En face, pas de modèles utopiques pour une ville-monde à la fran- çaise, à la fois belle et inclusive, ouverte et dessinée, patrimoniale et future-oriented, industrieuse et résiliente. Les contrepoints (partie 2) sont plutôt des émergences ou des propo- sitions urbaines qui esquissent des manières désirables de construire et d’habiter la ville – en rupture, en complémentarité ou en divergence avec les modèles tendanciels de la partie précédente. Sur quels ter- rains s’appuyer pour approcher la ville en contrepoint ? • Les attachements ordinaires, pour jouer la friction plutôt que flux, la génération de valeur partagée plutôt que la concentra- tion de la richesse et des aménités. • Les capacités, pour explorer des espaces urbains « nativement » inclusifs, c’est-à-dire non pas conçus pour élargir progressive- ment l’accès à la ville à des populations qui en étaient jusque-là privées, mais directement pensés à partir des besoins et des capacités des plus vulnérables. • Les communs, pour imaginer de nouvelles manières de pro- duire et de répartir la valeur, d’entretenir et de préserver les ressources et le patrimoine urbain. Les transitions (partie 3) sont nécessaires pour articuler les modèles en ligne de fuite et leurs contrepoints. Elles peuvent permettre de dé- nouer des tensions en révélant des économies et des politiques « man- quantes » dans l’animation du tissu urbain et territorial. • Qui opère la transformation urbaine ? s’interroge sur les diffé- rents acteurs, parfois inattendus, à même de porter du neuf dans la ville, et sur les imaginaires stratégiques qui peuvent orienter l’orchestration des transitions. • Organiser le contraire de la disruption pourrait être l’horizon d’ac- tion des acteurs publics et de leurs opérateurs, en animant de nou- velles alliances créatives entre les différentes parties prenantes. Lignes de fuite, contrepoints et transitions sont autant de récits de la fabrique possible des villes de demain à partir des tendances et des émergences d’aujourd’hui – prolongées par des micro-scénarios, fic- tions imaginant à chaque fois des futurs radicaux envisageables. INTRODUCTION
  • 6. 6LA VILLE-MONDE INTRODUCTION Un esprit français de la ville ? Le vivant et l’archipel Il semble impossible de se pencher sur la ville – la ville française en par- ticulier, et Paris bien sûr au premier chef – sans qu’affluent les imagi- naires et les références littéraires. Même la Cnil, dans son cahier pros- pectif1 sur les données dans la ville de demain, ne peut s’empêcher de convoquer Julien Gracq dès le titre (La Plateforme d’une ville) et Baudelaire dès la première ligne de l’éditorial. Les citations littéraires font de jolis ornements, mais elles peuvent aussi nourrir et orienter une approche prospective de la ville et de ses imaginaires. Dans cette étude, nous avons surtout été inspirés par deux écrivains, Paul Valéry et Édouard Glissant. Le premier, dans la citation mise en ouverture, invite à détourner la « clarté » (toujours si rapidement attribuée à l’esprit français) d’un effort d’éclaircissement de l’avenir, pour reconnaître le « désordre » et l’imprévisibilité. Dans une étrange prescience de ce que nous appelons aujourd’hui « résilience », il recommande de s’inspirer du vivant pour parer aux événements, résister aux disruptions, utiliser le réel présent pour faire advenir des futurs désirables. Édouard Glissant, lui, se revendiquait moins « écrivain français » qu’« écrivain caribéen de langue française ». Sa théorie de la relation nous amène à approcher l’avenir de la ville avec un jeu d’opposition entre « pensée continentale et pensée archipélique2  ». La pensée conti- nentale appréhende le monde « d’un bloc, d’un jet » et produit « une sorte de synthèse imposante, tout à fait comme nous pouvons voir défiler par des saisies aériennes les vues générales des configurations des paysages et des reliefs ». Les motifs urbains de la première partie correspondraient à ces saisies continentales. À l’inverse, la pensée en archipel nous fait connaître « les roches des rivières, les plus petites assurément (…) », en envisager « les trous d’ombre qu’elles ouvrent et recouvrent, où les zabitans, qui sont ap- pelés ouassous en Guadeloupe (…), s’abritent encore ». Les proposi- tions et les initiatives relevées dans les parties 2 et 3 de cette étude pourraient correspondre à ces figures de la petite échelle, roches et zones d’ombre, formes de vie qui s’y abritent. Ce sont là peut-être des sources discrètes pour imaginer la ville vivable et désirable de demain. 1 Laboratoire d’innovation numérique de la Cnil (Linc), « La plateforme d’une ville », Cahier Innovation et Prospective, n° 5, octobre 2017. 2 Édouard Glissant, Philosophie de la relation. Poésie en étendue, Gallimard, 2009, p. 45 sqq.
  • 7. Lignes de fuite Perspectives pour les villes de demain1
  • 8. 8 Dessiner la ville du futur est une des obsessions de la prospective. C’est également une tâche trop complexe et indécise pour s’encombrer de certitudes. Une chose est certaine néanmoins : l’avenir de l’homme est urbain. Pour dessiner cet avenir, nous avons identifié trois figures, poreuses entre elles, mais qui permettent de balayer la majorité du spectre des transformations urbaines. La ville-vortex, en croissance, attractive, agit comme un tourbillon, concentration des richesses et des flux, souvent incapable de les gérer ou de les répartir. La ville-cristal, rigide et paramétrable, est celle qui se rapproche le plus des fantasmes de smart city. Hyper-optimisée, elle laisse imaginer un futur contrôlé et exclusif pour les grands centres urbains. La ville-corail, enfin, est moins centralisée, elle remet en cause les très grandes échelles et se construit en kaléidoscope. LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 9. LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE « Un tourbillon est, en dynamique des fluides, une région d’un fluide dans laquelle l’écoulement est principalement un mouvement de rota- tion autour d’un axe. » 1.1.1 – La ville centripète prend les rênes L’humanité tend à vivre en ville. Selon le rapport World Cities3 de l’ONU, 66 % de la population mondiale vivra en ville d’ici à 2050, contre 2 % au début du XIXe  siècle. Une transformation démographique radicale qui bouleverse encore aujourd’hui la forme et le rôle des centres urbains. Dans leur Observatoire des usages émergents de la ville4 , Chronos et l’Obsoco parlent de villes « vortex », hyper-centralisées, en compéti- tion à l’échelle mondiale. Dans une tentative de modéliser le lien entre croissance économique, innovation et croissance démographique, cinq chercheurs américains publiés aux PNAS5 en arrivent à la conclusion suivante : « Alors que la population augmente, les cycles d’innovation doivent être générés sur un rythme en perpétuelle accélération, pour soutenir la croissance, éviter les stagnations ou l’effondrement66 . » Il en résulte un cercle (économiquement) vertueux de la densité, qui tend vers l’hyper-concentration : des richesses, des talents, des infrastruc- tures. Plus une ville est importante, plus elle est résiliente7 aux chocs économiques et plus son PIB par habitant8 est important. New York illustre bien le phénomène et gère – avec un budget annuel d’environ 82 milliards de dollars – plus d’argent que 160 pays dans le monde. Le constat ne s’arrête pas à la démographie et aux finances. La ville centripète concentre en réalité la plupart des enjeux contempo- rains. Selon McKinsey9 , « talent, technologie, climat et mondialisation » sont les variables clés de la ville de demain. Quel que soit l’angle d’ap- proche, le futur de ces quatre sujets s’invente dans les grandes villes. Comme l’explique Citylab10 , les profils les plus éduqués gravitent inva- riablement autour des grands centres urbains. Côté technologies, les 3 « “The earth is not flat ; it is urban,” says UN report, urging new agenda for resilient, sustainable cities », UN News, 18 mai 2016. ONU, World Cities Report 2016, Urbanization and Development. Emerging Futures. 4 Obsoco, Observatoire des usages émergents de la ville, 24 mai 2017. 5 Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). 6 Luís M. A. Bettencourt et al., « Growth, innovation, scaling, and the pace of life in cities », PNAS, 24 avril 2007. 7 « Why big cities thrive, and smaller ones are being left behind », The New York Times, 10 octobre 2017. 8 Richard Florida, « Why denser cities are smarter and more productive », Citylab, 10 décembre 2012. 9 Joe Frem et al., « Thriving amid turbulence: imagining the cities of the future », McKinseyCompany, octobre 2018. 10 Richard Florida, « When it comes to skills and talent, size matters », Citylab, 6 juillet 2017. 1.1 – La ville-vortex 9LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 10. LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE urban-techs11 ont concentré 75 milliards de dollars en venture capital ces trois dernières années, soit bien plus que l’intelligence artificielle ou les biotechs. Les questions climatiques gravitent également autour de la ville, à la fois grande responsable et première victime des chan- gements climatiques. Londres importe 80  % de la nourriture qu’elle consomme de l’extérieur du Royaume -Uni. Et comme l’explique un rapport récent de la Banque mondiale12 , les villes sont particulière- ment vulnérables à la « disruption » des réseaux de distribution. Dans le même temps, les villes consomment 70  % de l’énergie mondiale et rejettent 75 % du CO²… Enfin, il est de plus en plus clair que les grands centres urbains détiennent la majorité des clés pour résoudre les grandes crises migratoires en cours et à venir. Comme l’explique le rapport 2018 – très complet – de l’Organisation internationale des mi- grations13 , « la quasi-totalité des migrants, internationaux ou internes, sont destinés aux villes, car c’est dans les villes que leur capital humain est le mieux récompensé ». À l’heure des replis identitaires et des néopopulismes14 , cette ville-vortex affiche de solides arguments pour un nouveau partage du leadership mondial. Cosmopolite, métissée, ouverte par définition, la ville centripète se désolidarise de plus en plus de l’autorité étatique15 . Aux États-Unis, le mouvement des villes sanctuaires témoigne de cette nouvelle donne. Une trentaine de grandes villes s’opposent au gou- vernement fédéral de Donald Trump sur la question des migrants. Si elle est facilitée par le système fédéral, qui conserve une autorité ré- galienne aux villes, cette fronde a malgré tout entraîné une bataille judiciaire inédite. Un tribunal de Philadelphie a ainsi estimé que la ville était dans son bon droit face à un État « anticonstitutionnel, arbitraire et capricieux16  ». Une victoire importante. Dans le même temps, les grandes villes multiplient les initiatives communes et supra-étatiques afin de peser au maximum dans la balance géopolitique. UCLG17 se présente comme un réseau global de villes et de gouvernements lo- caux. Le Global Parliament of Mayors18 s’inscrit dans un empowerment des villes comme agents de changement. Alors que C4019 affirme qu’il est temps pour les villes de prendre les commandes. 11 Richard Florida, « The rise of urban tech », Citylab, 10 juillet 2018. 12 « The impact of climate change on cities » (part II), Cities and Climate Change: An Urgent Agenda, Banque mondiale, décembre 2010. 13 « Migrant and cities: stepping beyond world migration report 2015 » (chap. 10), World Migration Report 2018, UN Migration. 14 Quinn Slobodian, « Le néopopulisme est un néolibéralisme », AOC, 3 juillet 2018. 15 Nick Carey, « In rural-urban divide, U.S. voters are worlds apart », Reuters, 11 novembre 2016. 16 Nicolas Rauline, « Le buzz des États-Unis : nouvelle victoire pour les “villes sanctuaires” », Les Échos, 7 juin 2018. 17 United Cities and Local Governments, Uclg.org. 18 https://globalparliamentofmayors.org/ 19 https://www.c40.org/why_cities 10LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 11. 11LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE Micro-scénario En 2030, une confédération de villes-mondes siège pour la première fois au G13 Depuis plusieurs années, les confédérations de villes contestent régulièrement le pouvoir des États. Habitués aux seconds rangs des grands forums internationaux, les maires ont pris conscience du décalage entre l’influence des villes et leur pouvoir politique. Pendant des années, ils ont fait face à une réaction bornée des États, soucieux de conserver leurs prérogatives. Mais, devant l’intérêt suscité par les initiatives des coalitions urbaines dans le monde (autour de questions environnementales, migratoires, infrastructurelles…), les nations font pour la première fois de la place à un groupe extra-étatique. Focus Dubaï est aujourd’hui la ville la plus cosmopolite au monde, 83 % de sa population est née en dehors du pays20 , on y compte plus de 200 nationalités pour plus de 140 langues parlées. Plus proche de nous, 62 % de la population bruxelloise n’est pas née en Belgique alors que ce chiffre est de 25 % à Paris. Dans la SF Mécaniques fatales Ce n’est peut-être pas un hasard si Peter Jackson a choisi d’adapter le roman de Philip Reeve en 2018. Londres, gigantesque locomopole hors-sol, se déplace à présent sur chenilles. Prédatrice, elle dévore les villes plus petites qui se trouvent sur son passage pour survivre. À l’intérieur de cette immense infrastructure, la hiérarchie est claire : au bas de l’échelle, les éboueurs et autres mécaniciens, au sommet, les ingénieurs et les historiens… Un modèle pyramidal incarné par les effets spéciaux de Peter Jackson, qui transforment Londres en un monstrueux char d’assaut, coiffé d’une cathédrale Saint-Paul intacte. Une métaphore intéressante de ce que pourraient devenir nos villes-mondes dans les décennies à venir. 20 Op. cit., cf. note 9.
  • 12. 1.1.2 – Au service de la ville autonome Face à l’urbanisation rapide et à l’accélération des flux, la ville-vortex perd ses repères. Rem Koolhaas parlait déjà en 2000 – à propos de Houston – d’une ville « sauvage, dérégulée, débridée21  ». Dans Muta- tions, l’architecte dessine une ville qui aurait échappé au politique, à l’urbaniste et à l’architecte. Livrée aux hasards des brassages, elle se construit sur la valeur centrale de l’autonomie. Non plus une autonomie comme aspiration, selon les termes d’Alain Ehrenberg22 , mais une au- tonomie comme condition. On parle aussi d’une ville néolibérale, dont les imaginaires irriguent aujourd’hui les représentations collectives. Une ville d’entrepreneurs Pour la ville-vortex, favoriser l’entrepreneuriat est devenu une prio- rité. Les chiffres de croissance sont directement corrélés23 à ceux de l’entreprise, et les pouvoirs publics font des pieds et des mains pour attirer les classes sociales les plus favorisées et les entreprises les plus innovantes. Cas d’école : l’emplacement du second siège d’Amazon (HQ2) donne aujourd’hui lieu à une grande compétition24 entre villes américaines, orchestrée par le géant du e-commerce lui-même. À la clé, 5  milliards de dollars d’investissements et des promesses d’em- plois faramineuses. Cette politique de l’offre généralisée trouve son paroxysme dans les grandes compétitions internationales pour l’obten- tion des événements sportifs majeurs, Jeux olympiques en tête. Phénomène remarquable : les villes considérées comme « sinis- trées » trouvent aujourd’hui dans ces nouvelles concurrences urbaines les moyens de reconstruire une identité. Aux États-Unis, les villes de Saint-Louis ou Kansas City mettent à profit d’importantes friches indus- trielles et des loyers très bas pour attirer un maximum de startups25 . Du côté de Medellin, en Colombie, le passé trouble semble oublié au pro- fit des touristes et des digital nomads, en quête de « qualité de vie »26 . Quelle que soit la position du travailleur dans l’échelle sociale, l’injonction à l’autonomie façonne et façonnera la vie des villes-vortex. Les coursiers, les chauffeurs et les agents d’entretien sont désormais entrepreneurs, parfois condamnés à la précarité de statuts free-lance. Des indépendants qui bouleversent le paysage urbain à travers de nou- veaux usages. Largement discutées, les notions de partage, d’éphé- mère ou de réversibilité dessinent une nouvelle géographie, dominée par les espaces de coworking27 et la mobilité partagée. L’« airbnbi- sation28  » des centres touristiques participe d’un même mouvement. 21 François Bellanger, « Quelles villes ? Vers des villes sans architecture ? », Transit City, 2000. 22 Robert Castel, « L’autonomie, aspiration ou condition ? », La Vie des idées, 26 mars 2010. 23 Edward L. Glaeser et William R. Kerr, « What makes a city entrepreneurial? », Harvard Kennedy School, février 2010. 24 « Amazon Selects New York City and Northern Virginia for New Headquarters », Amazon.com, novembre 2018. 25 Eillie Anzilotti, « The modern workforce is freelance-cities should get ready », Fast Company, 27 juin 2018. 26 Mike Plunkett, « For digital nomads, work is where the laptop is », The Washington Post, 6 juillet 2018. 27 Bruno Moriset, « Inventer les nouveaux lieux de la ville créative : les espaces de coworking », Territoire en mouvement, revue de géographie et d’aménagement [en ligne], mis en ligne le 16 novembre 2016. 28 « L’airbnbisation menace les centres-villes européens », Le Figaro, 17 août 2017. 12LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 13. 13LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE Chaque propriétaire – voire chaque habitant – devient entrepreneur, quitte à délaisser son lieu de vie au profit d’un tourisme très lucratif. Une ville servicielle et privatisée Dans cette même logique d’autonomie, la ville abandonne petit à petit ses services au monde privé. Les transports publics en offrent sans doute la meilleure illustration. À Paris, le Velib’ défaillant s’est immédiatement vu remplacé par une armée de services de mobilité en free-floating. À Londres, les mini-vans de Smart Ride29 tentent la synthèse entre bus et taxi. Plus étonnant, Kansas City a décidé de pri- vatiser les trottoirs30 d’un quartier de fête « en échange » d’une sécuri- sation de l’espace par un consortium privé. Face aux crises de cette ville libérale, parfois décrite comme aban- donnée aux intérêts privés, certaines métropoles jouent la carte du prag- matisme. C’est le cas d’Helsinki, qui tente de construire le futur de ses mobilités autour de partenariats public-privé. Avec Whim, une application mobile développée par MaaS Global31 , les habitants de la ville peuvent bénéficier d’une solution intégrée de multimodalité. Grâce à un abonne- ment, les habitants peuvent utiliser les bus, les trains, les tramways et cer- tains taxis partenaires. Sami Sahala, qui travaille pour la ville, explique au Gardian avec toute la retenue scandinave de rigueur : « Je ne suis pas sûr que tout doive être public, on peut naviguer entre public et privé. C’est la direction que nous prenons avec Mobility-as-a-service32 . » DIY City Incarnations positives de la ville de l’autonomie, les initiatives indivi- duelles ou associatives sont de plus en plus valorisées alors que la structure institutionnelle s’efface. Détroit, longtemps en faillite, in- carne bien ce renouveau de la ville par l’initiative individuelle et privée. Le documentaire Do It Yourself Manifesto33 , sorti en 2014, explore une ville où fermes urbaines, récupération de vélos et collectifs en tout genre redonnent vie à des espaces urbains en friche. À l’autre bout de l’échelle sociale, mais toujours sur des fonds privés, le milliardaire Dan Gilbert rachetait 90 bâtiments abandonnés de Détroit, dont il est originaire, pour les revaloriser. Aujourd’hui, la ville retrouve un attrait34 autour des entreprises technologiques et renoue par la même occa- sion avec les phénomènes de gentrification35 de la ville « redevenue vortex ». 29 Alex Hern, « Citymapper launches bus-taxi hybrid Smart Ride in London », The Guardian, 21 février 2018. 30 Hollie Russon Gilman, « Why Kansas City, Missouri, plans to privatize sidewalks », Vox.com, 29 janvier 2018. 31 https://maas.global/ 32 Mark Wilding, « Private companies want to replace public tranport. Should we let them? », The Guardian, 29 mars 2018. 33 http://www.diy-manifesto.com/ 34 Margot Guicheteau, « Lorsque les starts-up reviennent à Détroit », Usbek Rica, 6 août 2018. 35 « Detroit juggles gentrification and regeneration »
  • 14. Micro-scénario Guerre des trottoirs Nous sommes en 2025 et la « curbs war » fait rage. Cette guerre des trottoirs est née avec l’avènement des voitures autonomes. Les opérateurs privés ont désormais des besoins importants pour faire stationner leurs flottes de voitures sans chauffeur. Les villes de leur côté connaissent un manque à gagner36 avec la diminution du nombre de véhicules garés le long des rues. Les piétons, eux, se plaignent de la privatisation des espaces de déambulation, souvent au profit des services de nouvelles mobilités. Dans cette reconfiguration d’un espace autrefois peu investi, les stratégies divergent, mais la plupart des villes entre- prennent de grands travaux pour agrandir des trottoirs désor- mais loués à différents acteurs de mobilité. La chaussée, dont l’usage est de mieux en mieux optimisé, voit sa part diminuer rapidement. 1.1.3 – Les risques du laisser-faire « La menace de pertes d’emplois, de désengagement et de fuite des capitaux, le caractère inévitable des restrictions budgétaires dans un en- vironnement concurrentiel marquent une nouvelle donne dans l’orienta- tion des politiques urbaines, qui délaissent les questions d’équité et de justice sociale au profit de l’efficacité, de l’innovation et de la hausse des taux réels d’exploitation. » Ce résumé de David Harvey, emprunté à Géo- graphie et capital37 , illustre bien les menaces qui planent sur la ville-vor- tex. Attractive, puissante et anarchique, elle se destine naturellement à devenir la ville des stress : économiques, sociaux, écologiques… La ville stressée La ville-vortex est stressée38 , dans le sens français du terme. Elle l’est aussi dans le sens anglo-saxon, que l’on pourrait traduire par « ten- du ». L’eau est l’une des premières tensions. Le Cap a tiré la sonnette d’alarme en 2018 et instauré une restriction d’eau à 50 litres par jour39 . 85 % de l’eau disponible à Bangalore40 est tellement polluée qu’elle ne peut être utilisée que pour l’irrigation ou le refroidissement industriel. Londres s’appuie trop fortement sur les eaux de la Tamise ou de la ri- vière Lea. Sans se lancer dans une fastidieuse énumération, le même type de stress pèse sur les flux automobiles41 , la pollution de l’air42 , ou les flux migratoires43 . 36 Alex Davies Gear, « Self-driving cars may end the fines that fill city coffers », Wired.com, 14 juillet 2015. 37 David Harvey, Géographie et capital, « Mille marxismes », Syllepse, octobre 2010. 38 Zélia Darnault, « Angoisse sur la ville : réduire le stress urbain », Demain la ville, 18 octobre 2017. 39 « Afrique du Sud. Crise de l’eau : Le Cap échappe de peu à la catastrophe », Afrique Le Point, 14 juin 2018. 40 « The 11 cities most likely to run out of drinking water, like Cape Town », BBC, 11 février 2018. 41 Kirsten Korosec, « The 10 most congested cities in the world », Fortune, 6 février 2018. 42 « The most polluted cities in the world », CBS News. 43 « Integrating migrants in cities: challenges and opportunities », Unesco, 8 février 2018. 14LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 15. Gated communities, gentrification, exclusions Les tensions de la ville-vortex impliquent des gagnants et des perdants, elles dessinent ainsi une ville des séparations. La revue Espaces et So- ciétés44 évoque la notion de « ville insulaire » aux liens faibles avec le reste du tissu urbain. Le cas le plus flagrant est sans doute lié aux gated communities, ghettos de riches en plein développement45 . Blocage des circulations, perte du lien social : le gouvernement chinois a même envisagé de bannir les zones résidentielles fermées avant de faire face à une véritable levée de boucliers46 … Plus insidieuse, la gentrification dessine également de nouvelles exclusions dans la ville-vortex, en re- valorisant les centres au détriment des marges, vers lesquelles les po- pulations les moins aisées se trouvent repoussées47 . À propos de ces classes marginales, Ivan Illich, penseur de l’écologie politique, parle de l’émergence d’une population technophage, qui se nourrirait des déchets du développement : « Des bas-fonds de New York à la “cité des morts” du Caire, où les gens vivent dans des cimetières, ces survivants sont les architectes spontanés de notre futur postmodern48 . » Micro-scénario La recyclerie des indésirables « Les Tsiganes n’ont qu’une chose d’humain, la saleté. » Ce propos d’un journaliste italien illustre bien la place réservée aux Roms dans la ville. Leur statut d’indésirables est tel que les municipalités préfèrent parfois ne pas nettoyer les zones en friche, de peur de voir s’y installer un campement. Or, comme l’explique Martin Olivera49 de manière extensive, les Roms ont développé une compétence de « recyclage » et de récupération de plus en plus précieuse aux espaces urbains. Demain, dans la ville-vortex libérale, incapable de réduire complètement ses flux de déchets, les Roms seront de plus en plus considérés comme des partenaires, capables de valoriser un flux non traité. L’initiative d’Ecodrom9350 , menée à Montreuil dès 2012, autour d’une convergence temporaire des intérêts de la population locale et de la population rom, laisse imaginer le rôle que pourrait jouer une généralisation de ce type d’initiative. Il s’agit bien sûr de recyclage et de valorisation d’espaces en friche, mais également de la construction d’une tolérance mutuelle encore difficile à imaginer. 44 « Vers la ville insulaire ? », Espaces et Sociétés, n° 150, 2012. 45 « Quartiers en marge. Gated communities : tous en résidence ? », Cultures Monde, France Culture, 3 avril 2018. 46 Linda Poon, « China wants to ban gated communities », Citylab, 25 février 2016. 47 « Quartiers en marge. Centres versus périphéries : quand la gentrification brouille les frontières », Cultures Monde, France Culture, 5 avril 2018. 48 « The shadow our future throws », entretien Nathan Gardels et Ivan Illich [1989], NPQ, vol. 26-27, 2009-2010. 49 Martin Olivera, « Insupportables pollueurs ou recycleurs de génie ? Quelques réflexions sur les “Roms” et les paradoxes de l’urbanité libérale », Ethnologie française, vol. 153, n° 3, 2015. 50 Ecodrom.org. 15LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 16. Dans la SF District 9 Un vaisseau plane au-dessus de Johannesburg. Lorsque les humains s’y introduisent, ils découvrent une communauté d’extraterrestres mal en point. Mal acceptés, ces derniers sont parqués dans un bidonville géant où ils survivent grâce au marché noir et à la « récup » : le District 9. Dans le même temps, la multinationale chargée de déplacer cette nouvelle population cherche à s’approprier le formidable arsenal des nouveaux arrivants, qu’eux seuls sont en mesure de faire fonctionner. Tout à la fois métaphore de l’apartheid, de la libéralisation de la ville et de la difficulté à intégrer les métissages, District 9, réalisé par Neil Blomkamp et sorti en 2009, illustre – parfois jusqu’à l’absurde – les dysfonctionnements d’une ville néolibérale hors de contrôle. Focus Laboratoires informels Incarnations des échecs de la ville-vortex, les bidonvilles méritent peut-être un regard plus bienveillant, en tout cas plus prospectif. Né de l’attraction des grandes mégapoles et surtout de leur incapacité à gérer les flux migratoires et les inégalités, l’habitat informel possède malgré tout des caractéristiques adaptées au monde qui vient. Léger, adaptable, il répond mieux aux enjeux du futur que la ville planifiée, calcifiée. Le concept de microcities, proposé par Utopia51 , vise à transformer les bidonvilles existants en villes véritablement habitables. Il s’agit de zones semi-autonomes de 100 000 habitants, à l’intérieur desquelles les services classiques de la ville (santé, gouvernance, éducation, énergie…) sont repensés de manière plus « agile ». Grâce à un framework modulaire et expérimental, Utopia envisage de tester des configurations et de ne garder que ce qui fonctionne. Une gouvernance basée sur la blockchain permet d’automatiser une majeure partie de l’administratif. Microgrids pour l’énergie, préfabrication pour les bâtiments, transports partagés : si le modèle ressemble encore beaucoup à une utopie, les premières expérimentations sont à suivre en Mongolie, au Népal ou à Rio52 . 51 « We’re converting slums into next generation microcities », Utopia.do. 52 « Reimagining the future of slums », Utopia.do. 16LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 17. 1.2 – La ville-cristal « Un cristal est un solide dont les constituants sont assemblés de ma- nière régulière, par opposition au solide amorphe. Par “régulier” on veut généralement dire qu’un même motif est répété à l’identique un grand nombre de fois selon un réseau régulier, la plus petite partie du réseau, appelée une maille, permettant de recomposer l’empilement. » 1.2.1 – Le fantasme de la ville parfait Nous vivons à l’ère du big data et des algorithmes, de l’automatisation et de l’intelligence artificielle. À bien des niveaux, et particulièrement celui de la ville, le mythe du progrès53 voudrait que l’ensemble des grandes problématiques soient solubles dans la technologie. « Si vous utilisez les données correctement, vous pouvez réparer les villes et les faire fonctionner54  », explique un représentant de Siemens à Quartz. Cette conception a d’importantes conséquences sur la manière d’imaginer les villes de demain. Optimisée, régulée, mesurée, la ville-cristal est entièrement tournée vers la performance. On ne compte plus les rapports55 qui cherchent à déterminer la ville parfaite sur des critères objectifs. Singapour, modèle du genre Aujourd’hui, Singapour est sans doute la ville qui illustre le mieux les exigences de la ville-cristal. La cité-État est en tête de la majorité des classements : meilleure smart city selon Juniper Research56 ou ABI Re- search57 , meilleur système éducatif selon le rapport PISA58 , meilleur « capital humain » selon la Banque mondiale59 … Celle qui n’était qu’une petite île ruinée en 1965 est aujourd’hui une des économies les plus efficaces au monde60 . 53 Rémi Sussan, « Le progrès technologique est-il la solution à tous nos maux ? », Internetactu.blog, Le Monde, 2 avril 2016. 54 Karen Hao, « Siemens wants to make your city work as well as your washing machine », Quartz, 13 février 2018. 55 « 2018 Global Cities Report », A. T. Kearney. 56 Navin Sregantan, « Singapore tops global smart city performance ranking in 2017: study », Business Times Singapour, 13 mars 2018. 57 Smart City Ranking, ABI Research. 58 Adeline Arénas, « Le système éducatif de Singapour est-il vraiment le meilleur et va-t-il le rester ? », DigiSchool.fr, 16 octobre 2017. 59 « World Bank ranks Singapore tops in human capital index », Straits Times, 12 octobre 2018. 60 World Competitiveness Center, Imd.org. 17LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 18. 18LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE Comme l’explique Jacques Attali61 , ce succès s’appuie sur des principes forts : un leadership stable, une méritocratie stricte, un pragmatisme à toute épreuve et une lutte sérieuse contre la corruption. Une des- cription de la ville parfaite qui flirte dangereusement avec le fantasme autoritaire. Et pour cause, la ville-cristal ne s’impose pas – comme le vortex – elle est imposée. Le mirage des villes « from scratch » Des villes nouvelles poussent un peu partout dans le monde. Pour cer- taines, il s’agit avant tout de délires mégalomanes ou de démonstra- tions de puissance, dont l’intérêt urbanistique reste limité. Saihoon et ses 7 000 hectares de vergers au milieu du désert tadjik entrent clai- rement dans cette catégorie. Pour d’autres, c’est une tentative (par- fois tout aussi mégalomane) d’incarner le futur et de renouveler une image sur la scène internationale. C’est le cas de la future capitale égyptienne, sans nom et au budget de 40 milliards d’euros, actuelle- ment en construction dans le désert près du Caire. Et presque toujours, il s’agit d’une vision particulière de la ville idéale. Masdar, aux Émirats arabes unis, incarne bien les difficultés des villes « dogmatiques » et planifiées. Conçue pour être la première véritable écocité, elle res- semble aujourd’hui à une cité fantôme sous perfusion, peuplée de quelques centaines d’habitants au lieu des 50 000 initialement prévus. En Corée du Sud, Songdo – imaginée comme la première véritable smart city – rencontre des problèmes similaires. Alors que les services imaginés (smart homes, gestion pneumatique des déchets, profusion de capteurs) fonctionnent relativement bien, la ville connaît des diffi- cultés à créer un véritable sentiment de communauté62 . Brasilia, planifiée par Niemeyer, offre aujourd’hui un témoignage intéressant de planification idéaliste. La ville originelle est désormais sanctuarisée comme un centre historique alors qu’une métropole de plus de 4 millions d’habitants s’agglutine à ses portes63 . À voir également : • Lavasa City, ville idéale indienne, construite sur des fonds privés64 . • Forest City, une ville chinoise contre la pollution65 . • Eko Atlantic, projet nigérian pharaonique66 . 61 Jacques Attali, « Singapour, un modèle de société positive », blogs L’Express, 10 août 2015. 62 Linda Poon, « Sleepy in Songdo, Korea’s smartest city », Citylab, 22 juin 2018. 63 Hervé Théry, « Brasilia, de la vitrine à la métropole », Géoconfluences, ENS Lyon, 10 octobre 2017. 64 Matt Kennard et Claire Provost, « Inside Lavasa, India’s first entirely private city built from scratch », The Guardian, 19 novembre 2015. 65 Allyssia Alleyne, « China unveils plans for world’s first pollution-eating “Forest City” », CNN, 20 juillet 2017. 66 Catherine Le Brech, « Nigeria. À Lagos, Eko Atlantic, projet de ville dans la ville, est à la peine », France TV Info, 12 juillet 2017.
  • 19. Dans la SF Les Mondes futurs Le film, réalisé en 1936 et inspiré d’un roman de H. G. Wells, propose un bel exemple d’utopie technologique. Après la destruction du monde par la guerre et le retour à une société médiévale, l’humanité trouve son salut dans une technique bienveillante, mise à profit pour bâtir de grandes villes souterraines où les scientifiques règnent en maîtres. À voir en particulier, le monologue final67 d’Oswald Cabal, ode prémonitoire au progrès technologique. Micro-scénario City-glitch art Le glitch art68 s’épanouit sur les dysfonctionnements de systèmes informatiques. Dès 2030, dans le sillage de la digitalisation des villes, une forme similaire émerge dans le street art. Il ne s’agit plus seulement de revendiquer sa place dans la ville par le graffiti, le pochoir ou le collage, mais de mettre en valeur les dysfonctionnements de la ville connectée. Les photographes partent en chasse des « bugs urbains », les plasticiens remettent à l’honneur le charmes de la ville passée. Dans l’immobilier, fissures, volets roulants manuels, thermostats manuels et digicodes font le bonheur des néo- hipsters. Derrière ce mouvement, s’élèvent des voix faisant la promotion de la ville imparfaite. Jie Bao précurseur du city-glitch art publie un manifeste au retentissement mondial : Between the Cracks. 1.2.2 – Les données, cerveau de la ville chiffrée Le renouveau des villes-cristal accompagne l’émergence de la smart city. Pour réaliser la ville parfaite, il est important de capter, analyser, mesurer. Un rêve de ville algorithmique qui s’appuie absolument sur le pragmatisme des données. De la ville paramétrable au « neural network » La ville est devenue le nouveau terrain de jeu de la Silicon Valley. Avec Sidewalk Labs69 , sa filiale dédiée à la smart city, Google souhaite « créer un nouveau type d’espace, accélérer l’innovation urbaine et le service de balise pour les villes autour du monde ». Avec New Cities70 , Y Combinator entend « recalibrer la smart city ». Vocabulaire choisi. Le CEO de Sidewalk Labs va jusqu’à envisager une réinvention de la ville « from the Internet up71  ». 67 Things to Come, de William Cameron Menzies, 1936. À voir sur YouTube, durée 1:32:51 (monologue 1:30:02). 68 Tina Amirtha, « Inside the bizarre phenomenon known as “glitch art” », Fast Company, 2014. 69 https://www.sidewalklabs.com/ 70 http://newcities.org/ 71 Daniel L. Doctoroff, « Reimagining cities from the Internet up », Sidewalk Talk, 30 novembre 2016. 19LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 20. 20LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE Ces initiatives dessinent l’émergence d’une ville paramétrable, compu- tationnelle, dans laquelle la prise de décision découle d’un traitement algorithmique des données, voire d’une ville dans laquelle il n’y a plus besoin de prendre des décisions. Dans sa version extrême, la smart city délègue une majeure partie de ses processus. La Chinoise Hao Jingfang, autrice de Folding Beijing, envisage la ville du futur comme un « neural network72  ». À Shanghai, l’utilisation de Graph Recurrent Neural Networks73 (GRNN) permet déjà de distinguer des schémas de propagation du trafic et laisse imaginer une compréhension globale des circulations. Dans une vision plus globale, le City Brain74 d’Alibaba est en train de réaliser cette prédiction. Lancé à Hangzhou, le système s’appuie sur une centralisation des données urbaines dans le cloud et un moteur d’intelligence artificielle pour intervenir en temps réel sur la ville. La prise de contrôle par Alibaba de 104 feux aurait permis une réduction des congestions de l’ordre de 15 %, selon le géant du retail. Le système détecte les accidents et traque également le stationnement illégal… Limites informatiques Évidemment, cette conception de la ville soulève des craintes et des critiques. La première concerne la surveillance et les possibles collusions entre public et privé. La smart city est souvent décrite comme une ville de la surveillance, nécessaire au bon fonctionnement de l’ensemble des rouages, qui implique l’exclusion des accidents, des indésirables et par extension des aspérités. La Quadrature du Net déplore une « smart city policière75  » en cours d’expérimentation à Nice, s’appuyant sur En- gie Ineo et les projets de Thales, qui prévoient une vidéosurveillance renforcée et une privatisation de la sécurité. Encore une fois, c’est d’Asie que viennent les expérimentations les plus avancées. Comme l’explique Xian-Sheng Hua avec une bonne dose de cynisme – il dirige l’intelligence artificielle chez Alibaba –, « en Chine, les gens sont moins concernés par les questions de vie privée, ce qui nous permet d’aller plus vite76  ». On retiendra en particulier le système de « crédit social »77 aux forts relents dystopiques mis en place en Chine, qui valorise les « bons » comportements et pénalise les « mauvais » en s’appuyant sur toutes les données disponibles. La seconde critique concerne l’efficacité même d’une informati- sation à outrance. « Une ville n’est pas un ordinateur », clame Shan- non Mattern dans Places78 . Selon elle, la métaphore de la ville comme réseau informatique est séduisante car elle laisse imaginer une ville ordonnable. Mais elle est également fausse, car elle implique des don- nées « dépolitisées » et cache « une écologie de l’information urbaine ». 72 Hao Jingfang, « Future cities as neural networks », Berggruen Institute. 73 « Shanghai tests graph recurrent neural networks for traffic prediction », Synced, 20 novembre 2018. 74 ET City Brain, AlibabaCloud. 75 « La smart city policière se répand comme une traînée de poudre », La Quadrature du Net, 6 juillet 2018. 76 Abigail Beall, « In China, Alibaba’s data-hungry AI is controlling (and watching) cities », Wired, 30 mai 2018. 77 Alexandra Ma, « China has started ranking citizens with a creepy “social credit” system », Business Insider, 29 octobre 2018. 78 Shannon Mattern, « A city is not a computer », Places Journal, février 2017.
  • 21. À ce titre, la cité des données ne proposerait qu’une connaissance par- tielle de la ville, computationnelle, et donc un déplacement obscur de la politique au cœur de rouages algorithmiques opaques. Dans la SF Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution Ce film mal-aimé de Jean-Luc Godard propose, en 1965 (avant 2001, Odyssée de l’espace), une vision dystopique autour de la prise de contrôle des ordinateurs. Alpha 60 – décrit comme l’héritier d’IBM, Olivetti, General Electric79 – dirige Alphaville. Sous son joug, et celui du tout-puissant professeur Von Braun, les habitants ont perdu tout sentiment. L’art, la pensée ou l’amour sont bannis par la barbarie technocratique qui dirige la ville. Un classique de la science- fiction joliment réactualisé par les excès de la smart city contemporaine. Point de vue Audacities Publiée par la Fing et l’Iddri en 2018, cette étude80 tend à démontrer que l’émergence de la ville numérique pose avant tout une question de gouvernance. Loin d’être « stabilisée », la smart city cherche une voie, entre innovation privée, intervention des pouvoirs publics et place du citoyen. La solution ? Une ville numérique qui arriverait à maturité en opérant un glissement de la disruption vers la collaboration. De cette manière, les collectivités pourraient retrouver un contrôle sur les représentations et les règles de la ville, les données personnelles ou les inégalités d’accès aux services. Dans le même temps elles pourraient s’appuyer sur l’apport des nouveaux entrants : nouveaux services numériques pour les politiques publiques, nouvelles données, etc. 79 « Alphaville, Alpha 60, Dickson, scène », extrait à voir sur YouTube (2 min 40 s). 80 Fing, « Gouverner et innover dans la ville numérique réelle », Audacities, avril 2018. 21LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 22. Micro-scénario 2028 : The considerate pedestrian L’hiver technologique81 du véhicule autonome, amorcé en 2018, se prolonge depuis une décennie. Les véhicules ne savent toujours pas identifier avec fiabilité un passant qui traverse la chaussée inopinément ou sur un passage piéton rendu difficilement visible par les conditions climatiques. Refusant qu’un marché si prometteur se referme, les industriels du secteur ont réussi à convaincre les pouvoirs publics urbains que le problème n’était pas dans leurs véhicules, mais chez les piétons au comportement difficilement modélisable. De nombreuses métropoles chinoises, nord-américaines et européennes ont ainsi entrepris de rééduquer les citadins pour qu’ils s’adaptent aux capacités limitées des voitures autonomes, désormais nombreuses à circuler. Les flux piétons sont limités, et leurs comportements strictement régulés par des Codes du trottoir. Des barrières de protection encadrent les chaussées. On promeut la figure du « considerate pedestrian82  », piéton attentif qui anticipe prudemment le comportement des véhicules autonomes, et ainsi ne gêne pas le progrès. 1.2.3 – Contrôle : le citoyen devient talent La ville-cristal fait face à un dilemme. D’un côté, elle a besoin de l’ad- hésion de ses habitants et répète la promesse – slogan de nos socié- tés impersonnelles – de « mettre l’humain au centre ». De l’autre, le citoyen devient un actif. Véritable ressource humaine, il doit être va- lorisé. Santé, comportements, éducation et même bien-être : tout est sous contrôle. Les réticences à la généralisation des compteurs Linky illustrent bien ce double mouvement, entre promesse de service et crainte d’une perte de liberté. La classe (digitale) laborieuse Les données, personnelles ou non, sont au cœur des craintes. Leur captation et leur utilisation laissent entrevoir l’émergence d’une ville du contrôle. Dans un rapport83 très complet, la Cnil dresse le portrait inquiétant d’une smart city aux prises avec le solutionnisme techno- logique et la « plateformisation » des services, alors que l’absence de dispositif de consentement efface doucement l’anonymat des tablettes 81 Russell Brandom, « Self-driving cars are headed toward an AI roadblock », The Verge, 3 juillet 2018. 82 Jeremy Kahn, « Why not just retrain pedestrians to make self-driving vehicles safer? », Insurance Journal, 17 août 2018. 83 « Smart city et données personnelles : quels enjeux de politiques publiques et de vie privée ? », Cnil, 12 octobre 2017. 22LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 23. de l’urbanité. Directement liée à la question des données, la notion de digital labor84 , portée par Antonio Casilli, permet de pousser le raison- nement. Au-delà du contrôle, les données personnelles dessinent une forme de servitude volontaire moderne. La production de données de la ville numérique nourrissant une économie dont les principaux pro- ducteurs (les urbains) sont exclus. Les habitants, ces talents Comme l’explique régulièrement McKinsey85 depuis 1997, la réussite des villes dans la grande compétition mondiale tient à leur capacité à former, à attirer et à retenir les « talents ». Les systèmes éducatifs constituent la base de l’édifice et sont conçus de manière ROIste. À Singapour, la méthode du même nom86 obtient ainsi des résultats exceptionnels en mathématiques, parfois au prix de l’équilibre des élèves87 . Plus tard, à l’université, les échanges d’étudiants constituent une des bases du transfert de connaissances entre les villes-mondes. Elles font alors l’objet de stratégies élaborées de la part des villes et des États88 . En outre, pour attirer les talents que la ville ne produit pas elle-même, les grands centres urbains redoublent d’efforts et encou- ragent les phénomènes de gentrification, au détriment des popula- tions déjà présentes89 . Dans la ville-cristal, le « capital humain » n’est pas seulement une figure de style. Micro-scénario Courir après le succès En 2022, Shanghai franchit une nouvelle étape dans le contrôle des corps. Jusqu’à cette date, la pratique du sport était encouragée à travers le système de « crédit social ». Les habitants désireux de « marquer des points » pouvaient acheter une montre à bas prix, fabriquée en partenariat avec Huawei. Véritable petit centre de quantified-self, cette dernière permettait aux Shanghaiens les plus en forme d’obtenir plus facilement des prêts ou de voir leur facture d’assurance baisser. À partir du 1er janvier 2022, le système se durcit. Le mobilier urbain connecté est capable de suivre chaque smartphone et peut déterminer le transport utilisé par les commuters. Les trajets courts en voiture sont pénalisés, les trajets au pas de course sont mieux valorisés que la marche, la déconnexion est lourdement pénalisée. 84 Olivier Ertzscheid, « Du digital labor à l’ubérisation du travail », INAGlobal, 20 janvier 2016. 85 http://urbact.eu/war-talent-cities 86 Guerric Poncet, « Méthode de Singapour : le monde entier l’adopte », Le Point, 12 février 2018. 87 « Singapour, un modèle de réussite des élèves ? », Le Monde, 13 décembre 2016. 88 Luo Wangshu, « More students to study overseas », The Telegraph, 21 mars 2017. 89 Alessandro Busà, « The trouble with elite cities », OUPblog (Oxford University Press’s), 19 septembre 2017. 23LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 24. 1.3 – La ville-corail « Un récif corallien est une structure naturelle bioconstruite dont les co- raux sont essentiellement à l’origine. Les récifs coralliens forment des écosystèmes marins complexes parmi les plus riches en biodiversité. » 1.3.1 – Reconfiguration et remise en question : la ville flexible Les distinctions traditionnelles deviennent de plus en plus obsolètes. La séparation ville-campagne est souvent remise en cause. La ville en couronne autour du centre, du périurbain, puis de la périphérie est loin d’être opérante partout. Comme l’explique Marc Dumont, profes- seur des universités en urbanisme à l’université de Lille, « l’urbain est généralisé aujourd’hui : le monde est sous condition urbaine, pour le meilleur comme pour le pire90  ». Ville de villes Les villes s’étendent dangereusement et affichent des densités en baisse (de l’ordre de 1 à 1,5 % par an)91 . Encouragée par le modèle de ville automobile (pendulaire) du XXe  siècle, par le développement anarchique d’un habitat informel et la propension des promoteurs à fa- voriser le greenfield périphérique, cette tendance touche à ses propres limites. Grignotage progressif des terres arables92 , solitude extrême93 , hyper-centralisation des richesses et des services, gentrification… la mégapole monolithique est en crise. Aujourd’hui, la ville-corail tend à revaloriser et à densifier le quar- tier (dans un sens très large). Il ne s’agit pas d’une ville sans centre, mais bien d’une ville multicentre et multinodale, où les fortes densités côtoient les faibles, dans un maillage complexe d’infrastructures. Fran- çois Moriconi-Ebrard et Cathy Chatel parlent de « conurbations ajou- rées ». L’exemple le plus parlant de ville-corail à l’échelle du monde est sans doute le delta de la rivière des Perles, dans le sud de la Chine. « La décentralisation administrative de l’hyper-région du delta s’est ac- compagnée d’un développement fondé sur les bourgs et les villages, qui ont converti l’héritage industriel des communes populaires vers les 90 Marc Dumont, « Le périurbain : un milieu en perpétuelle évolution », Millénaire3, 1er  mars 2018. 91 Shlomo Angel et al., « The persistent decline in urban densities », Lincoln Institute, juillet 2010. 92 Mark Swilling, « The curse of urban sprawl: how cities grow, and why this has to change », The Guardian, 12 juillet 2016. 93 « La ville lutte-t-elle efficacement contre la solitude ? », Usbek Rica, 30 novembre 2017. 24LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 25. besoins du marché national et international en devenant la plus puis- sante et large région polynucléaire94  », explique Carlos Moreno dans La Tribune. Plus proche de nous, Rem Koolhaas fait le portrait de la ville-corail à propos de la Randstad (conurbation d’Amsterdam, Rot- terdam, La Haye et Utrecht) : « C’est un peu étrange pour moi. Il n’y a pas de ville dominante, mais toute la zone est connectée dans une sorte d’espace métropolitain. Toutes les infrastructures et tous les ser- vices que vous pouvez trouver dans une ville sont là, mais décentralisés sur toute la zone. C’est une sorte de ville étendue qui ne dépend pas de l’ajustement ou de la cohérence de ses différentes parties entre elles. Pour autant, elle parvient à exister comme entité, un peu comme un collage95 . » Une ville de l’accès Au-delà de la forme géographique de la ville, cette reconfiguration s’articule autour d’un maître-mot : l’accès. Accès à l’habitat, accès à l’eau, connectivité, lien social : la ville-corail tire parti de nouvelles proximités (numériques, mobilités douces) et tente de réactiver les plus traditionnelles (dans son rapport sur le Grand Paris, Roland Castro propose « un village dans une immense ville96  »). Le grand retour des walkable cities97 incarne à merveille cette tendance. Contre la voiture, la possibilité de marcher en ville est aujourd’hui valorisée : elle favori- serait l’économie98 , le lien social et la santé99  ! Enfin, l’accès à ce qui n’est pas la ville – disons la nature – est également devenu l’apanage de l’urbain. Sur Quartz, Vinay Gupta, dresse le portrait – certes assez prospectif – d’une ruralité frugale et connectée : « Le capitalisme des grandes villes nous achète un retour vers une vie rurale tranquille100  ». De la même manière, les évangélistes du travail indépendant ne cessent de prédire une reconfiguration des campagnes par les free-lances101 . À l’heure d’une connectivité perma- nente, l’accès à certaines ressources est moins géolocalisé et certaines proximités rendues possibles par la ville ne sont plus indispensables. 94 Carlos Moreno, « Vers des nouvelles gouvernances urbaines : comprendre le métabolisme urbain pour anticiper les mutations », La Tribune, 26 juin 2018. 95 Antonio Pacheco, « Rem Koolhaas calls Los Angeles a “prototype” for the future of cities », The Architects Newspaper, 24 juillet 2018. 96 « Du Grand Paris à Paris en grand » : le rapport de l’architecte-urbaniste Roland Castro, ministère de la Cohésion des territoires, 26 septembre 2018. 97 Natasha Frost, « For the good of all humankind, make your city more walkable », Quartz, 23 ocotbre 2018. 98 Aditi Shrikant, « Why walkable cities are good for the economy, according to a city planner », Vox, 26 octobre 2018. 99 Rhomir Yanquiling, « Why do walkable cities-matter? », UrbanizeHub, 9 février 2018. 100 Vinay Gupta, « Big-city capitalism buys our way back to the quiet rural life », Quartz, 25 septembre 2018. 101 Anne Loehr, « Why these freelancers ditched cities for rural America », Fast Company, 27 octobre 2016. 25LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 26. Micro-scénario Immeubles-villages C’était l’objectif du Corbusier avec la Cité radieuse : proposer une unité d’habitation, ville idéale dans un seul bâtiment. En 2025, cette idée a pris corps dans certains quartiers modestes de Marseille. Cependant, au dogmatisme mathématique du Corbusier, les habitants de ces immeubles d’un genre nouveau opposent un pragmatisme « organique ». Les espaces sont peu déterminés et changent vite d’affectation, l’agriculture urbaine a fait son entrée, la réparation et la réhabilitation sont les maîtres mots de cet habitat non planifié. Le sentiment d’appartenance est fort, chaque immeuble porte un nom et revendique son identité, parfois jusqu’au conflit ouvert avec d’autres immeubles voisins. S’il est loin d’apporter toutes les solutions, cet habitat de crise a permis l’émergence de nouvelles solidarités locales. Devenus attractions touristiques, les immeubles-villages ont fait l’objet d’une tolérance spéciale du gouvernement, incapable de mieux prendre en charge les précarités urbaines dans ces espaces. 1.3.2 – La ville de pair à pair Si l’accès est le maître mot de la ville-corail, il n’est pas toujours garanti. Face aux congestions, aux bureaucraties, aux distances et aux inégali- tés, les habitants de la ville comptent de plus en plus sur eux-mêmes, et sur leurs voisins. Du libertaire californien au militant écologiste, cette ville remet en question la centralisation des pouvoirs et tente d’inventer de nouvelles formes de collaboration, technologiques ou non. Le pléonasme de la ville collaborative Si la ville est par définition collaborative, elle tente aujourd’hui d’ex- plorer de nouvelles échelles de partage, plus locales. Les évangélistes de la ville-corail militent pour un retour au local, des technologies dé- centralisées (blockchain102 , microgrid…) ou encore la revalorisation des communs103 . Le mouvement dépasse aujourd’hui largement les expéri- mentations anonymes et touche aux plus hautes instances urbaines. Le projet Sharing City Seoul104 tente depuis 2012 de « créer de nouvelles opportunités économiques, de rétablir des relations de confiance et de réduire le gaspillage de ressources ». Ce framework concerne au- jourd’hui le car-pooling, les vélos partagés, les parkings partagés ou 102 Jessica Gourdon, « La blockchain ouvre le champ des possibles pour la smart city », Le Monde, 27 septembre 2017. 103 Daniela Festa, « Les communs urbains. L’invention du commun », Tracés, revue de sciences humaines [en ligne], 1er  janvier 2017. 104 « The Sharing City Seoul Project », Seoul Metropolitan Government, septembre 2012. 26LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 27. encore le partage de vêtements d’enfants. À Bologne, la ville a lancé le projet City as Commons105 , qui promeut l’action citoyenne et encou- rage les initiatives de gouvernance hyperlocales, les coopératives, les fondations de quartier, etc. La Sharing Cities Alliance106 va plus loin en favorisant les connexions intervilles autour de l’économie collaborative. Partage d’outils et de bonnes pratiques, mise en place de régulations efficaces dans un cadre de « plateformisation » croissante : l’alliance cherche à encadrer les modalités de partage pour en limiter les dérives. La ville sans gouvernement Poussée à son paroxysme, cette logique de partage généralisée dé- bouche sur une remise en cause de la gouvernance centralisée des villes. Les utopies libertaires ne sont pas nouvelles mais elles prennent une tournure plus réaliste dans un contexte technologique propre à favoriser la distribution des pouvoirs. Peter Thiel – toujours dans les bons coups – pousse depuis quelques années son concept de villes flottantes et sans gouvernement107 . Plus réalistes, Stephen Goldsmith et Neil Kleiman plaident dans A New City O/S: The Power of Open, Collaborative, and Distributed Governance108 , pour une « gouvernance distribuée ». Aux fondations de ce nouveau modèle, les auteurs sou- haitent s’appuyer sur la technologie, les données et l’engagement so- cial pour créer de nouveaux modèles de gouvernance, plus locaux et plus en mesure d’impliquer les citoyens dans les processus de décision. Focus La ville blockchain Dans la lignée des villes sorties de nulle part, Jeffrey Berns détient la palme. Cet avocat, millionnaire en cryptomonnaies, a récemment acheté un terrain pour 170 millions de dollars dans le Nevada. Ici, il souhaite construire une ville ex nihilo109 . Sa particularité ? Elle sera dirigée par la blockchain. L’autorité sera partagée par une « entité collaborative distribuée », les droits et les votes de chacun seront enregistrés sur un « digital wallet ». L’objectif final est de se passer entièrement de gouvernement au sens traditionnel du terme… À suivre. 105 « Regulation on the collaboration among citizens and the city for the care and regeneration of urban commons », Ville de Bologne, Italie. 106 SharingCitiesAlliance.com. 107 Mélanie Roosen, « La ville du futur flotte et n’a pas de gouvernement », L’ADN, 27 novembre 2017. 108 Stephen Goldsmith et Neil Kleiman, A New City O/S: The Power of Open, Collaborative, and Distributed Governance, Brookings Institution Press, 28 novembre 2017. 109 Nathaniel Popper, « A cryptocurrency millionaire wants to build a utopia in Nevada », The New York Times, 1er  novembre 2018. 27LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 28. 28LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE Dans la SF Les Monades urbaines Sur la Terre surpeuplée du XXIVe  siècle, 75 milliards d’habitants vivent dans des monades, sortes de tours géantes de 3 000 mètres de haut capables d’accueillir 800 000 personnes. La logique de partage est poussée au maximum, la promiscuité est totale et le refus d’une relation sexuelle est devenu un crime capital. Dans ce monde sans vie privée, le crime et la maladie ont été éradiqués. Au cours du récit, cette dictature de la liberté et du partage va révéler ses aspects dystopiques… 1.3.3 Boring cities ? Lorsqu’on observe les classements des villes les plus excitantes110 ou les plus attractives111 au monde, force est de constater que la ville-corail n’apparaît pas souvent. Dans La Ville générique, Rem Koolhaas écrit que « l’absence généralisée d’urgence et d’insistance agit comme une drogue puissante, elle engendre une hallucination du normal112  ». Or, avec ses échelles réduites, ses cycles courts et ses mobilités douces, cette ville multipolaire en réseau s’inscrit fidèlement dans cette descrip- tion. Ville monotone L’organisation rationnelle de la ville, si elle peut apparaître comme un bien évident, porte en elle les germes de la monotonie. Eya Naimi s’appuie sur Henri Lefebvre pour aller jusqu’à dénoncer une aliénation moderne. « La qualité de vie est recherchée non plus en soi, mais au re- gard de son rôle dans une attractivité résidentielle socialement sélec- tive. Il en découle une standardisation dans les formes urbaines de la qualité de vie : piétonisation et valorisation du patrimoine bâti, moder- nisation du mobilier urbain et installation d’aires de jeux, construction de grandes arénas et de stades de sport, accueil de festivals urbains et d’événements sportifs… afin d’avoir une ville récréative. » Dans un style différent, Jean Laurent Cassely s’est fait une spécia- lité de pointer du doigt un « capitalisme hipster » qui tend vers l’unifor- misation. The Verge a même donné un nom à cette esthétique mondia- lisée : AirSpace. 110 James Manning, « The best cities in the world to live in and explore », Time Out, 13 juin 2018. 111 « Les 10 villes les plus attractives du monde », Cnews.fr. 112 Rem Koolhaas, La Ville générique (1994), traduit par Catherine Collet, th3.fr.
  • 29. Ville sans désir ? « Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des- Fleurs. » Ces quelques lignes de la Recherche du temps perdu suffisent à illustrer la part du désir urbain. Or, à l’heure de la ville rationnelle et mondialisée, on peut se demander où se trouve la ligne de désir des centres urbains de demain ? 29LA VILLE-MONDE LIGNES DE FUITE
  • 31. 31LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS L’aménagement urbain impose de projeter dès maintenant la ville dans un futur incertain. Imprévisible, dit-on, comme pour s’excuser de ne plus vouloir anticiper, paralysé par la peur de se tromper. Le terme de planification est devenu si effrayant qu’il a disparu du langage courant. Sommes-nous condamnés à « accompagner » les transformations, ou demeure-t-il possible, par⁄nos choix, de configurer le futur ? Chacune des émergences relevées ici, qu’il s’agisse d’une expérimentation originale, d’une provocation ou d’une réflexion à concrétiser, peut être vue comme une pierre pour construire un futur souhaitable. Le défi est immense : il s’agit de construire un modèle à la fois crédible et attractif. Crédible, car l’utopie stimule, mais peine à mobiliser. Attractif, car il faut donner envie à chacun de consentir les efforts nécessaires pour faire advenir cette ville meilleure. Le risque, bien entendu, avec ces relevés d’émergences désirables, est de composer un « goût de la ville » partout semblable. Même les « bons élèves » de l’aménagement urbain, ceux dont les projets se distinguent par une approche novatrice, participent malgré eux à une certaine forme d’uniformisation des villes – voire d’« instagrammisation » si l’on tient compte de la manière dont ce réseau social façonne l’esthétique des villes et l’expérience urbaine, depuis les musées jusqu’aux lieux pointus. Ces dernières années sont ainsi apparues des « figures imposées » de l’aménagement urbain. Reconversion de friches industrielles en espaces
  • 32. culturels, aménagement des berges en espaces conviviaux, création d’écoquartiers aux formes et matériaux similaires. À l’échelle internationale, combien de tentatives de réitérer le pari culturel réussi de Bilbao ? Le benchmarking, initialement pratiqué pour identifier des sources d’inspiration originales, a été dévoyé. La pratique semble aujourd’hui être devenue une machine à minimiser les risques, en reproduisant ce qui fonctionne ailleurs. Le rôle de l’aménageur, aujourd’hui, n’est-il pas plutôt d’inventer de nouvelles formes, pour rendre leur diversité aux paysages urbains, leur personnalité aux  villes ? 32LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS
  • 33. 33LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS 2.1 – Les attachements ordinaires Conscientes des périls de cette standardisation, certaines villes se sont lancées dans une entreprise de restauration de leur identité profonde. D’autres ont parié sur un urbanisme à contre-courant, s’attaquant à la rue, puis au quartier, pour y insuffler de la vie. Et y élever le « degré d’urbanité », en couplant « la densité et la diversité des objets dans l’espace », selon la définition qu’en donne le géographe Jacques Lévy. Un remède au « junkspace » qui envahit les villes, comme le dénonce l’architecte Rem Koolhaas, c’est-à-dire la prolifération de non-lieux re- liés entre eux par des infrastructures dédiées à l’ininterruption, comme l’escalator ou l’ascenseur113  ? 2.1.1 – Les sticky streets, quand la rue captive les passants Partout, la ville est conçue pour réduire les frictions, permettre l’accé- lération sans fin des flux de personnes et d’informations entre les mul- tiples lieux de pouvoir qu’elle abrite. Les réflexions autour des sticky streets s’inscrivent en réaction à cette ville des flux, sans coutures ni aspérités. Le concept essaime, depuis Toronto jusqu’à Amsterdam114 en passant par l’Australie et le Danemark, et modifie petit à petit la physionomie de rues commerçantes, notamment, luttant joyeusement contre l’aseptisation des centres-villes. Les rues des villes ont longtemps été pensées dans le but de favo- riser la fluidité du mouvement des voitures, ce qui a relégué au second plan le déplacement du piéton ou du cycliste (et autres adeptes des nouvelles formes de micromobilité). La sticky street n’est pas seule- ment rééquilibrage du partage de l’espace urbain au profit des piétons et des modes de déplacement doux. C’est aussi, et surtout, une incita- tion à freiner, à s’attarder, à déambuler. Qu’est-ce qu’une rue « collante » au juste ? Une rue qui récompense l’œil du piéton. Une rue qui invite à ralentir, à s’attarder et à profiter de l’espace public. Une rue qui favorise les interactions grâce à du mobilier urbain accueillant, des places, des es- paces en retrait de l’agitation et des éléments (soleil, vent, pluie…), des animations, des vitrines pensées comme des minithéâtres de rue, des 113 Antonin Margier, « (Re)penser la ville », Non Fiction, 21 février 2011. 114 http://sustainableamsterdam.com/tag/sticky-streets/
  • 34. 34LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS charrettes et des foodtrucks offrant des possibilités de restauration in- formelles. Mais aussi de l’art, de préférence interactif. Renouant, d’une certaine façon, avec la figure du flâneur115 , les sticky streets sont une invitation à basculer d’une logique quantitative à une logique qualitative dans la mesure de la « performance » d’une ville : « Il existe deux manières de doubler le nombre de personnes dans un lieu public. Soit doubler le nombre de personnes que l’on y attire. Soit doubler le temps que les gens passent dans ce lieu. Pour cela, il suffit simplement de créer un endroit où les gens veulent rester plus longtemps116 . » Les moyens de transport favorisés par la concep- tion des rues ont un impact considérable sur le temps qu’y passent les usagers. Une étude des transports publics londoniens117 a démontré que les personnes se déplaçant à pied, à vélo ou grâce aux transports publics passaient plus de temps (et dépensaient plus d’argent) dans les commerces de proximité. 40 % de temps en plus, en comparaison de ceux qui se déplacent en véhicule à moteur ! Micro-scénario La neuro-concertation en débat En 2029, plus aucun projet urbain ne se conçoit sans une phase de neuro-urbanisme participatif : les projets sont testés sur des focus groups en réalité virtuelle. Des casques permettent de mesurer en temps réel leurs réactions face aux formes, aux tracés des rues et à leur largeur, aux matériaux, à la hauteur des passages, aux bruits, à l’éclairage naturel et artificiel… Tous ces paramètres sont dorénavant sélectionnés en tenant compte des sensations qu’ils génèrent pour augmenter au maximum le bien-être des citadins. La neuro-architecture, discipline portée par la création, en 2018, de l’Academy of Neuroscience for Architecture118 , visait à établir un lien scientifique entre nos réactions mentales et physiologiques et les caractéristiques de notre environnement bâti. Grâce à la compréhension croissante du fonctionnement cérébral, il est désormais possible d’objectiver ce que les architectes semblaient connaître d’instinct. C’est un véritable changement de paradigme, car les grands mouvements architecturaux s’appuyaient essentiellement, jusque dans les années 2010, sur des conceptions esthétiques et philosophiques. Les opposants voient là le signe d’une ville dictatoriale, basée sur les affects et les réactions primaires et non plus sur une concertation entre citoyens. 115 Giampaolo Nuvolati, « Le flâneur dans l’espace urbain », Géographie et cultures, 70 | 2009, p. 7-20. 116 Brent Toderian, « Let’s make sticky streets for people! », blog Planetizen, 17 juin 2014. 117 Carlton Reid, « Cyclists spend 40% more in London’s shops than motorists », Forbes, 16 novembre 2018. 118 http://anfarch.org/
  • 35. 35LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS 2.1.2 – Des intensités urbaines distribuées La quête d’identité des villes en lutte contre la standardisation verse parfois dans la nostalgie patrimoniale, avec le risque de bâtir une ville-musée, dévitalisée. À contre-pied, des villes comme Nantes ont décidé de considérer le patrimoine « par le bas », en s’intéressant à la préservation du « petit patrimoine », souvent disqualifié dans les grandes opérations urbaines des « métropoles-mondes », ces « petites choses, essentielles et constitutives de l’ambiance de nos quartiers », comme l’explique Johanna Rolland, actuelle maire de la cité des ducs de Bretagne. « À Nantes-Sud, ces “petites choses”, ce sont les murs de pierre, qui racontent l’histoire maraîchère des lieux. Ils sont désormais carto- graphiés et la Ville peut demander la reconstruction d’un mur détruit lors d’une opération de construction par exemple119 . » Préserver les particularités de chaque quartier et concevoir ces quartiers comme autant d’îlots interconnectés formant une « ville- archipel », tel est le projet théorisé par l’urbaniste rennais Jean-Yves Chapuis. Substituant à l’idée de « densité urbaine » celle d’« intensité urbaine », il appelle de ses vœux une ville sans dichotomie entre le centre et sa périphérie. Une ville où chacun peut trouver, près de chez lui, les services du quotidien, tout en bénéficiant d’un accès égalitaire aux grands équipements urbains (hôpitaux, universités, lieux culturels et sportifs…), grâce aux réseaux de transport en commun. Une ville qui parvient à conjuguer harmonieusement les différentes échelles, de celle de la vie quotidienne jusqu’à la très grande échelle, qui permet de connecter la ville aux autres villes moyennes de la région, aux grandes villes françaises et aux métropoles européennes. Une ville plus respectueuse de la « dimension cachée » décrite par l’anthropologue Edward T. Hall, cet espace nécessaire à l’équilibre de chacun. Cette approche est partagée par des architectes et urbanistes belges120 , qui rêvent d’une « ville de tous les jours et de chaque matin qu’on peut vivre en pantoufles », et regrettent que l’innovation soit trop souvent formelle, au lieu d’être fonctionnelle, seule manière de recréer de l’intensité urbaine, préférable à la densité pure. Ainsi pré- conisent-ils, au sein d’un même ensemble, de varier les typologies de logements, de diversifier l’offre immobilière, les modes d’habiter, les rapports à l’espace public, et d’y intégrer des équipements de services. Une pratique qui se répand doucement, sous la forme d’expérimenta- tions, mais qui devrait être la norme si l’on veut restaurer l’expérience sensible de l’urbanisme quotidien. 119 « Les plans paysage et patrimoine, pour une ville cousue main », Nantes.fr 120 Li Mei Tsien, « Espaces aérés : préférer l’intensité à la densité », Wallonie-Bruxelles Architectures, 7 février 2013.
  • 36. 36LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS Micro-scénario La ville-canopée C’est l’exploration de la canopée, partie supérieure de la forêt, qui ressuscite la ville verticale, en renouvelant l’imaginaire associé au concept. Dans les forêts tropicales, 70 à 90 % de la vie se trouve en hauteur, au niveau de la cime des arbres. L’observation de cet écosystème suspendu inspira les architectes, à qui les défauts de la ville verticale sautèrent alors aux yeux. Alors que les restrictions de hauteur avaient été imposées pour limiter la prolifération des tours, rejetées par les citadins, on se mit alors à connecter les tours entre elles, d’abord dans les quartiers d’affaires, où elles étaient déjà nombreuses. Depuis, on intègre désormais ces interconnexions dans le cahier des charges des nouveaux projets de construction en hauteur, en créant de véritables rues suspendues, ponctuées de places aériennes offrant un panorama sur la ville… ainsi que des commerces et des services. Les transports publics, eux aussi, sont intégrés à ces « villes sur la ville », pour faciliter les déplacements au sein d’espaces de plus en plus vastes. À l’étalement urbain qui préoccupait les urbanistes au début des années 2000, la ville en trois dimensions, « multilayer », habitée de ses racines jusqu’à sa canopée, apporte une réponse évidente. Et, désormais, ce sont les constructions trop basses qui font polémique… parce qu’elles sont accusées de gâcher l’espace urbain. Dans la SF La ville dystopique : une fatalité ? Le futur, comme la nature, semble avoir horreur du vide : dès lors qu’on renonce à agir sur lui, il se remplit de nos angoisses… Créé en 1989, SimCity mettait l’urbaniste qui sommeille en chacun de nous au défi de bâtir une cité idéale. Trente ans plus tard, Watch Dogs 2, Mirror’s Edge Catalyst ou encore Remember Me immergent les joueurs dans des univers urbains à la dérive, incarnations des peurs que génère le futur de la ville. Quitter l’univers vidéoludique et plonger dans la science- fiction pour imaginer la ville de demain n’est pas plus rassurant. Les œuvres d’anticipation, littéraires comme cinématographiques, proposent davantage de dystopies urbaines que de modèles heureux. Dès lors, où regarder pour déjouer les prédictions catastrophistes ? Où puiser l’inspiration pour inventer la ville de demain, douce et apaisée, socialement équitable et écologiquement soutenable, maligne plutôt qu’intelligente – au sens où l’entendent les promoteurs de la smart city, c’est-à-dire truffée de technologies dont le contrôle pourrait nous échapper ?
  • 37. 37LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS 2.2 – Les capacités retrouvées La métropolisation, sous l’effet de la pression immobilière et de la gentrification qui en découle, relègue en périphérie les populations les plus fragiles économiquement. Le phénomène est bien connu. À tel point qu’il occulte d’autres formes d’exclusion. La ville, en effet, se montre trop souvent inhospitalière avec les personnes marginalisées, isolées par le handicap – social, psychique ou physique –, la maladie ou encore la vieillesse. Et si l’enjeu n’était pas d’« inclure », pour se donner bonne conscience, mais de penser la ville au service des plus vulnérables, à partir de leur expérience ? Existe-t-il des équipements urbains qui, au lieu de les chasser, développent la capacité d’agir des plus fragiles ? La ville peut-elle apprendre de ceux qui l’habitent autrement, à même la rue dans le cas des SDF ou des réfugiés, ou qui subissent son aména- gement, à l’instar des personnes handicapées ? 2.2.1 – Le design d’environnements augmentés L’accessibilité universelle a démontré qu’adapter la ville aux personnes en situation de handicap moteur peut profiter à tous, livreurs ou pa- rents d’enfants en bas âge. L’enjeu est-il de designer une ville plus douce en s’inspirant des stratagèmes mis en place par les personnes malvoyantes pour s’orienter ? Pour compenser leur handicap, les mal- voyants surdéveloppent d’autres sens, l’ouïe en particulier. Sur leurs trajets quotidiens, ils finissent par identifier et reconnaître la signature sonore de nombreux lieux et équipements, reconstituant mentalement une carte sonore grâce à laquelle ils se repèrent. La plupart d’entre nous, voyants, ignorons totalement ce paysage sonore urbain, ou plu- tôt nous le percevons de manière inconsciente, sans l’exploiter dans notre expérience de la ville. Au lieu d’adapter, à la marge, la ville aux déficients visuels, comme on le fait aujourd’hui avec l’installation de bandes de guidage rugueuses ou de feux de signalisation parlants, ne pourrait-on pas pen- ser la ville pour que chacun puisse y déambuler les yeux fermés ? Le design sonore, à vrai dire, n’est pas tout à fait absent des villes. Il est déjà exploité à des fins marketing, ou répulsives : certaines ci- tés sonorisent les stations de métro, pour « adoucir les mœurs » selon l’adage – plus prosaïquement en réalité pour faire fuir les junkies121 . 121 Hans Van Scharen (DeMorgen, Bruxelles), « La “Lettre à Élise”, une arme antijunkies »,
  • 38. 38LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS Reste que, globalement, la ville produit une cacophonie telle qu’il est difficile de travailler les messages sonores ou d’imaginer qu’ils puissent un jour remplacer les messages visuels qui partout nous guident. L’avènement des voitures électriques, alors qu’il pourrait être une opportunité pour repenser le paysage sonore de la ville, en vient même à inquiéter. En raison de l’absence de bruit, les véhicules élec- triques seraient dangereux ! Belle démonstration par l’absurde que le son peut transmettre des informations utiles. D’ailleurs, l’alerte stri- dente signalant la fermeture imminente des portes du métro, ou la symphonie des bips provoqués par les pass Navigo sont, bien que dé- sagréables, des sons « fonctionnels ». Le designer sonore Roland Cahen s’est penché il y a quelques années sur le design sonore des villes de demain122 . Des designers so- nores s’ingénient à créer de nouveaux sons fonctionnels à destination des environnements urbains. Des sons reconnaissables et, en même temps, discrets. En harmonie avec l’ambiance d’un lieu. Un travail d’or- fèvre, essentiel quand on relève que la pollution sonore est, d’après les enquêtes, l’une des préoccupations essentielles des citadins. En 2010, un collectif d’artistes, Les Souffleurs, a réussi l’exploit de rendre les rues du centre-ville d’Aubervilliers silencieuses pendant une heure, en balisant le périmètre par d’intrigants panneaux de signalisation « Chut ». Demain, verra-t-on fleurir dans les villes des espaces interdits non seulement à la voiture, mais également au bruit ? Alors, peut-être, certains s’essayeront à marcher les yeux fermés, ou la tête en l’air. Micro-scénario In/Flux : designer la ville sensuelle Fondé en 2025, le studio de design français In/Flux ambitionne de rendre le corps urbain plus attirant. Au départ collectif activiste installant des prises d’escalade sur les façades des immeubles, In/flux répond désormais aux demandes de commanditaires publics ou privés pour imaginer des textures de façade originales, repenser « l’expérience trottoir » des rues commerçantes, imaginer des revêtements ludiques pour les enfants sur les potelets anti-stationnement… Le fait d’armes d’In/Flux : la réfection et l’élargissement des trottoirs des Grands Boulevards à Paris, avec l’installation d’une piste au revêtement plus élastique adapté à la course à pied. La RD du studio s’oriente désormais vers les nanotechnologies pour rendre l’ensemble de ces revêtements autonettoyants. Courrier international, 13 décembre 2004. 122 Rolan Cahen, « Métrophonies, maquettes sonores pour les villes de demain », La Semaine du son, 8e  édition, 20 janvier 2011.
  • 39. 39LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS 2.2.2 – Le sans-foncier fixe : révéler une économie manquante L’exclusion des personnes sans domicile fixe du cœur des villes, qui transpire dans l’évolution du design du mobilier urbain, a un coût bien supérieur à celui de leur accompagnement par les services sociaux et de santé123 . Pour les aider plus efficacement, mais aussi pour les rendre visibles et changer le regard porté sur eux par les citadins, des mu- nicipalités font le choix d’intégrer les SDF au cœur de la ville. « Les 5 Ponts124  » à Nantes, dont la livraison est programmée pour 2020, est un lieu d’accueil pour les personnes sans abri, central par son implantation et ouvert au public grâce à l’intégration de plusieurs autres activités : bureaux, restaurant, mais aussi logements sociaux, ainsi qu’une ferme urbaine sur le toit du bâtiment. À ce type de projets, qui nécessitent une volonté politique forte, des moyens importants et du temps, d’autres opposent des solutions plus souples, faciles et rapides à mettre en œuvre. Les cabanes ur- baines de l’architecte anglais James Furzer125 , qui s’accrochent aux fa- çades des immeubles, prolongent la réflexion ouverte par Jean Prouvé sur l’habitat minimum, tant sur la forme que sur les lieux d’implantation de ces micro-architectures : interstices, dents creuses et même cours d’immeuble… Aussi denses soient-ils, tous les tissus urbains possèdent des espaces vides, inexploités. Dans la mouvance de l’urbanisme temporaire ou transitoire naissent de multiples initiatives pour apporter des solutions, éphémères ou plus durables, aux sans-abri, au nombre desquels il faut désormais compter les populations de migrants, échouant dans les grandes villes au gré des conflits, et demain en raison du dérèglement climatique. Bâtiments privés ou publics inoccupés, en attente de réhabilita- tion ou de destruction, terrains non encore viabilisés… Des collectifs s’approprient ces espaces, y érigent des structures modulaires et mo- biles, pour fournir une réponse à l’urgence. Mais pas seulement : jeunes entrepreneurs, associations, collectifs d’artistes et autres exclus de la ville par les effets de l’inflation immobilière trouvent aussi leur place dans ces tiers-lieux. Apparaît alors un marché immobilier ignoré, le « sans-foncier fixe », sous l’œil bienveillant des propriétaires des lieux, qui économisent sur les frais d’entretien et de gardiennage et voient leurs biens revalorisés par le renforcement de l’attractivité du quartier. « Connecter des espaces sans personne à des personnes sans espace » : pour Philémon Gravel, cofondateur du projet Young à Montréal126 , c’est « une façon de dire que la construction de la ville n’appartient plus à un petit groupe possédant les capitaux et les outils de construction, mais relève d’un processus collectif ». 123 Programme expérimental « Un chez-soi d’abord », principaux résultats 2011-2015, Gouvernement.fr, avril 2016. 124 https://5ponts-nantes.eu/ 125 https://jamesfurzer.webs.com/awards 126 Wide Open, Étape #2 Montréal : Projet Young urbanisme transitoire, Facebook.
  • 40. 40LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS Micro-scénario Le retour des bains-douches publics partout en France Le prix du carburant est désormais si élevé qu’on redécouvre le vélo comme moyen de transport pour les courtes et les moyennes distances. La pratique du « vélotaf » se développe, et il n’est pas rare de pédaler 10 kilomètres pour aller au travail. Le dernier frein à la pratique du vélo sur les moyennes distances était l’absence de douche sur le lieu de travail. Redécouvrant la possibilité d’infrastructures d’hygiène et de bien-être mutualisées, les collectivités territoriales réhabilitent en toute hâte des bains-douches largement abandonnés au fil des décennies précédentes. De manière inattendue, la réouverture de ces lieux publics encourage la pratique d’autres « sports de mobilité » : jogging-lanes et même swimming-lanes urbaines apparaissent, permettant aux Parisiens d’aller travailler… à la nage. Cette gentrification des bains-douches n’est pas sans entraîner controverses et conflits d’usage. Ainsi, les bains-douches parisiens, restés ouverts et même devenus gratuits en 2000, accueillaient surtout des personnes sans domicile, des retraités et des étudiants précaires. Ceux- ci voient avec méfiance arriver les cadres supérieurs et les travailleurs indépendants pressés – au point que des exercices de design de conciliation ont dû être instaurés pour dégager des visions partagées entre usagers et faire des bains-douches parisiens des lieux de mixité sociale. 2.2.3 – Persona grata : l’hospitalité, une fonction urbaine critique ? Dans le sud de l’Italie, le petit village de Camini, déserté par ses ha- bitants, qui ont rejoint les grandes villes, confie ses maisons abandon- nées aux migrants, en échange des rénovations qu’ils y réalisent127 . Une démarche solidaire vertueuse, qui a permis au village de renaître, avec la réouverture d’une école, d’une épicerie et de services publics. En France, en réaction au double échec des politiques migratoires européenne et nationale, qui engendrent la montée des populismes et en même temps bafouent les droits humains fondamentaux, une Asso- ciation des villes et territoires accueillants a vu le jour128 , à l’initiative de Damien Carême, maire de Grande-Synthe. L’objectif est de promouvoir les réussites locales en matière d’accueil et de partager les bonnes pratiques. Ces initiatives démontrent la puissance politique des villes, ca- pables d’apporter des réponses à une question sur laquelle butent les institutions nationales et supranationales. Sans doute parce que la 127 « L’accueil des migrants à Camini, Italie » (vidéo), National Geographic, 9 novembre 2017 128 « Création de l’Association nationale des villes et territoires accueillants », blogs Médiapart, 28 septembre 2018.
  • 41. 41LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS ville est l’échelon où il est encore possible de faire de la politique en mettant de côté l’idéologie, les calculs politiciens ? D’ailleurs, Camini en est la preuve : l’hospitalité peut aussi être un positionnement pour des villes en crise, auxquelles les migrants re- donnent de l’attractivité et des perspectives de développement. Micro-scénario L’impression 3D dans la construction, entre libération de la créativité et risque d’uniformisation Les progrès de l’impression 3D dans le domaine de la construction de logements ont démocratisé l’emploi de cette technique. L’impression 3D libère la créativité des architectes, au même titre que l’invention du béton armé au XIXe  siècle avait libéré l’audace des bâtisseurs de l’époque. Mais la technique de l’impression 3D est aussi un moyen pour les promoteurs de construire rapidement et à bas coût des habitations standardisées, pour répondre à la crise du logement dans les grandes villes, amplifiée par les vagues de migration successives. Une ONG, qui réunit des architectes en lutte contre l’uniformisation de l’habitat populaire engendrée par le recours à l’impression 3D, donne librement accès à des plans open source, offrant à chacun les moyens de se réapproprier la conception de son logement. Pour d’autres, la solution est « low-tech » : « Il n’y a pas si longtemps, on savait cultiver de quoi se nourrir, réparer nos vêtements, construire et rénover nos maisons nous-mêmes, déplore un collectif d’architectes originaires de pays de l’hémisphère Sud. Nous pensons qu’il est urgent de redonner aux gens la capacité de bâtir leurs maisons eux-mêmes, avec des matériaux locaux et les savoir-faire associés, sur le point de disparaître. »
  • 42. 42LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS Micro-scénario Vers une citoyenneté locale des animaux ? Construite contre la nature, la ville s’est redécouverte biodiverse – et notamment peuplée d’animaux. Traités soit comme des nuisances, soit comme des aménités, les animaux n’avaient jusque dans les années 2020 qu’un accès extrêmement précaire et incertain à l’espace urbain. C’est ce qu’a voulu changer la présidence du Conseil métropolitain du Grand Paris en leur reconnaissant, en 2026, le statut de cocitoyens urbains. S’appuyant sur le cadre conceptuel développé plusieurs décennies auparavant par les philosophes canadiens Sue Donaldson et Will Kymlicka (Zoopolis129 ), ce statut proclame que les animaux cohabitant avec les humains sont « chez eux dans nos villes et membres de plein droit de nos communautés locales ». Il leur reconnaît trois droits fondamentaux : la liberté de résidence, la liberté de circulation et l’intégration politique. Un Collège animal est créé auprès du Conseil du Grand Paris, véritable steward des intérêts des communautés animales du territoire. Il arbitre les conflits d’usage, veille au développement d’une ville sûre et accueillante pour les animaux et évalue chaque année les actions de l’Agence animale du Grand Paris, opérateur chargé de la mise en œuvre technique des mesures adoptées. 2.2.4 – Les vertus thérapeutiques de la ville Au gré des rénovations et des reconstructions, deux institutions ont progressivement quitté le cœur des villes pour s’établir en périphérie : les hôpitaux et les prisons. Un peu partout dans le monde, des hôpi- taux et des prisons désaffectés130 sont même devenus des hôtels de luxe, étoffant le catalogue des hébergements insolites. Ces lieux, pour- tant, n’avaient-ils pas leur place au cœur de la ville ? À Lille, plutôt que d’enfermer les malades psychiatriques à l’écart de la cité, on les intègre au cœur de la ville, dans des appartements asso- ciatifs. Et on les accompagne grâce à une structure de jour à proximité. La ville apparaît également comme un élément essentiel de la prise en charge des malades d’Alzheimer, pour maintenir une participa- tion à la vie sociale des personnes atteintes. Parfois même, la ville fait partie du traitement, comme le suggère cette expérience menée aux États-Unis131 , qui a consisté à recréer un centre-ville des années 1950 pour aider les patients à raviver leur mémoire. Aux Pays-Bas132 s’est 129 Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, traduit de l’anglais (Canada) par Pierre Madelin, Alma éditeur, 400 p., octobre 2016. 130 « Top 9 des hotels ex-prisons », Voyage Insolite, 11 juillet 2014. 131 « Alzheimer. Une ville des années 1950 recréée pour raviver la mémoire », Ouest France, 3 octobre 2018. 132 « Libres dans le village Alzheimer », Paris Match, 14 septembre 2015.
  • 43. 43LA VILLE-MONDE CONTREPOINTS même créé un village thérapeutique dédié aux malades d’Alzheimer, parfaite réplique d’un univers urbain, au sein d’un espace protégé. Le chercheur Philippe Combessie133 pointe le fait que, en construi- sant des lieux de détention le plus à l’écart possible des villes, on barre les accès d’un futur retour à la ville, synonyme de réinsertion. Ainsi faut- il se réjouir du retour de prisonniers dans la prison parisienne de la San- té134 , qui a subi une lourde opération de rénovation… et n’a pas cédé à la tentation de devenir un hôtel branché, offrant aux touristes en mal de sensations le frisson de l’incarcération le temps d’une escapade… 133 Philippe Combessie, « La ville et la prison : une troublante cohabitation », Revue Projet, 1er  janvier 2002. 134 Nicolas Jacquard, « La prison de la Santé enfin rénovée », Le Parisien, 1er  juillet 2018.