1. 33Interview14 décembre 2014 | Le Matin Dimanche
Contrôle qualité
«LaSuissedoitseréveillersielleveut
devenirleleaderdelacybersécurité»
Visionnaire Carlos Moreira a créé en 1999 à Genève la société de sécurité informatique Wisekey. Défi
gagnant; avec son nouvel actionnaire brésilien, sa société va entrer au Nasdaq. Les enjeux sont énormes.
Elisabeth Eckert
elisabeth.eckert@lematindimanche.ch
P
our nous rendre chez Wise-
key,àCointrin,l’undeslea-
ders mondiaux de la cyber-
sécurité et cryptage infor-
matique, nous avons em-
prunté un ascenseur
interdit, passé cinq sas hy-
persécurisés où il ne serait question, même
pour ses usagers, de rester plus de 50 secon-
des entre deux portes. Nous nous sommes
confrontés à des dizaines de murs blindés et
aux empreintes digitales du patron Carlos
Moreira. Au World Trade Center de Genève,
à un jet de pierre de l’aéroport de Cointrin,
Wisekey trace déjà depuis des années
l’authenticité d’une montre ou d’un bijou de
luxe, offre aux banques suisses l’assurance
de transactions sécurisées, aux particuliers
la sécurité de leurs communications et aux
utilisateurs d’e-voting la certitude que leur
voix ne sera pas piratée. Des bunkers physi-
ques et informatiques leur assurent une ab-
solue sécurité made in Switzerland. Et pour-
tant, Wisekey vient de fusionner avec un
groupe américano-brésilien. Problème?
Carlos Moreira, en cédant la majorité
de vos parts à la société d’outre-
Atlantique Garnero Group, Wisekey
reste-t-elle une entreprise suisse?
Oui! Wisekey restera suisse et va même y
renforcer sa présence. Nous avons déjà in-
vesti plus de 80 millions de francs dans nos
activités et nos infrastructures. Un montant
supplémentaire de 3 millions de francs a été
investi dans notre centre de données sécuri-
sé à Genève, qui se joint, par un accord avec
les centres de données de Swisscom, à un
centre ultrasécurisé dans les Alpes suisses.
Cet ensemble nous permet véritablement
de fournir des services de cybersécurité et
de cryptage dans le domaine du cloud com-
puting dans le monde entier depuis la Suisse.
Mais pourquoi une cotation au Nasdaq
plutôt qu’au Swiss Stock Exchange?
S’il y a une société suisse dans ces
nouvelles technologies reconnues
mondialement, c’est bien la vôtre.
Depuis plusieurs années, nous avons consi-
déré une entrée à la Bourse suisse. Mais
nous n’avons pu constater qu’une chose: les
introductions en Bourse de sociétés techno-
logiques sont très, très rares en Suisse, car
les investisseurs suisses sont encore trau-
matisés par l’explosion de la bulle Internet
des années 2000.
Vous en êtes donc une victime
collatérale?
Oui, car rares sont aujourd’hui encore les in-
vestisseurs en Suisse qui injectent des fonds
dans une entreprise technologique en last
stage comme l’est Wisekey, qui acceptent
d’engager des fonds dans les dernières éta-
pes de financement. Or les investisseurs ins-
titutionnels (les caisses de pension, ndlr) et pri-
vés, en Suisse, disposent de plus de 400 mil-
liards de francs en réserve et d’un total d’ac-
tifs sous gestion de 5570 milliards de francs!
Alors?
Alors, ils ont toujours peur de prendre des
risques avec des entreprises privées helvéti-
ques pré-IPO et préfèrent même investir di-
rectement dans des sociétés cotées au Nas-
daq. Or, si ces derniers ne plaçaient que
50 milliards de francs dans des entreprises
suisses d’avenir et des mises en Bourse, cela
relancerait la compétitivité de notre écono-
mie Internet, avec des gains de croissance
incroyables. Mais, pour l’heure, et contraire-
ment à la Grande-Bretagne, par exemple,
avec quelque 80 mises en Bourse de socié-
tés technologiques pour un montant de
14 milliards de francs suisses, nous n’en pre-
nons hélas pas le chemin. Dès lors, pour Wi-
sekey, être bientôt cotée au Nasdaq aux cô-
tés de Google, Apple, Facebook et Amazon
(les GAFA, ndlr) va nous donner une visibili-
té exceptionnelle dans plus de cinquante
pays dans le monde.
Ce qui signifierait combien, pour vous?
Nous n’en savons rien, car nous sommes en
pleine campagne marketing. Et donner des
chiffres, à ce stade, est impossible. Il s’avère
juste que l’un de nos concurrents améri-
cains, FireEye, entré en Bourse en septem-
bre 2013 avec un chiffre d’affaires de 349
millions de dollars, est aujourd’hui déjà va-
lorisé à 4,6 milliards de dollars.
Mais dites-le-nous aussi. L’initiative
Minder contre les salaires abusifs
n’a pas aidé à ce que Wisekey soit cotée
en Suisse?
J’ai approuvé l’idée de Thomas Minder.
Mais je désapprouve les moyens utilisés par
atteindre cet objectif. Car, on le voit déjà, les
conséquences de la loi Minder sont très né-
gatives pour notre économie.
Négatives? Pourquoi?
De nombreuses places financières, telles
Londres, Hongkong et New York, ne con-
naissent pas ces restrictions quant aux reve-
nus des CEO. Résultat des courses: plu-
sieurs entreprises suisses, surtout dans les
nouvelles technologies, ont déjà préféré en-
trer en Bourse ailleurs qu’en Suisse, à Lon-
dres, New York ou Hongkong, là où l’on
n’exige pas d’une entreprise suisse de fixer
un plafond de rémunération à son CEO.
D’autres entreprises ont, par ailleurs, décidé
de rester en mains privées ou certaines, en-
fin, ont carrément décidé de se retirer des
marchés publics, afin de ne plus avoir de
comptes à rendre à leurs actionnaires quant
à la rémunération de leurs directeurs.
En somme, nous avons voté pour
une loi qui ne vaut qu’en Suisse et qui
s’avère très aisément contournable?
Absolument. Nous devons comprendre que
nous ne sommes pas seuls dans ce monde
ultraconcurrentiel, et que toute décision
que nous prenons a des répercussions à long
terme sur notre économie et notre société.
Car, simplement, les entrepreneurs trouve-
ront toujours un meilleur endroit pour faire
des affaires.
En 1999, vous avez fait de la cyber-
sécurité votre cheval de bataille,
votre combat. Aujourd’hui, n’est-ce
pas chose réglée?
Bien au contraire, le problème devient
aujourd’hui réalité. Nous étions quelques-
uns, à la naissance de world wide Web, ici, à
Genève, à savoir quels risques allaient en-
courir un monde totalement interconnecté.
Un monde où toutes les données publiques,
puis privées allaient être vendues, captées,
voire piratées. C’est pourquoi j’ai créé Wise-
key. Quinze ans après, l’histoire m’a donné
raison et ce n’est là que le début d’un nou-
veau monde régi par Internet; où quelques
banales consoles de jeux interconnectées
permettent de casser les systèmes bancaires
ou nationaux les plus sécurisés, comme
vient de le démontrer l’EPFL.
Donc vous voulez faire des Alpes
suisses le nouveau réduit mondial
contre les grandes oreilles
américaines?
Oui, et pour plusieurs raisons. D’abord, parce
quenousystockonsdesmilliardsdedonnées,
inaccessibles à d’autres puissances étrangè-
res. La Suisse est devenue un nouveau coffre-
fort des données informatiques et cette in-
dustrie-là sera son avenir. Et d’autre part, en
sa qualité d’Etat neutre, elle a tous les atouts
en main pour faire revenir chez elle le world
wide Web que les grandes puissances veulent
aujourd’hui dominer sans en avoir l’air. Pour
preuve, des entreprises technologiques, tel le
géantaméricainICANNquiattribuelesnoms
de domaines, font toutes le forcing pour ac-
quérir la nationalité suisse, s’implanter ici et
«blanchir» leur réelle identité. U
«A cause
de l’initiative
Minder, de
nombreuses
entreprises
suisses ont
préféré une
cotation à
Hongkong,
à Londres ou
à New York»
Carlos Moreira,
fondateur et CEO
de Wisekey
Carlos Moreira
dans les locaux
hypersécurisés
de Wisekey,
à Cointrin.
Sébastien Anex
En dates
1958
Naissance
Carlos Moreira est né
le 1er septembre
en Espagne,
de nationalité suisse.
1983
ONU
Il devient expert en
télécommunications
et réseaux
de sécurité
aux Nations Unies.
1999
Wisekey
Il devient secrétaire
général de
l’Organisation
internationale
des transactions
électroniques
sécurisées (OISTE)
et fonde la société
Wisekey SA
à Genève.
2014
Fusion
Il fusionne Wisekey
avec Garnero Group
Acquisition Company
et obtient une
valorisation pré-IPO
de 350 millions
de dollars.