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Université Paris VIII
Vincennes - Saint-Denis
UFR Culture et Communication
Année universitaire 2012-2013
« Les règles du jeu de la communication dans l’univers
de la mode et dans le monde de l’art contemporain :
différences et similitudes»
Présenté pour l’obtention du
Master Industries Créatives : médias, web, arts
Préparé sous la direction d’Anolga Rodionoff, Maître de conférences habilitée à
diriger des recherches
Présenté et soutenu publiquement par
Renata Azevedo Moreira
11294436
Session juin 2013
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REMERCIEMENTS
À mes parents, Coraci et Renato Moreira,
pour l’amour et le soutien psychologique,
moral et financier qui m’a permis
d’avoir vécu ces deux années en France.
À Anolga Rodionoff,
pour l’orientation académique.
À Virgile Durand,
pour l’orientation professionnelle.
À Maël Boutin,
pour la rencontre avec l’art.
Aux interviewés Vassilis Zidianakis, Piers Atkinson,
Antonio Haslauer et Dudu Bertholini,
pour leur collaboration.
Aux institutions culturelles
Gaité Lyrique et Sesc Belenzinho,
pour l’accès aux données.
À Charlotte Dronier,
François Grellier et
Pierre Hersant,
pour la relecture orthographique.
Aux amis du Brésil et de la France,
pour leur présence constante.
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SOMMAIRE
AVANT-PROPOS …………………………………………………………………… 6
INTRODUCTION…………………………………………………………………..... 8
PARTIE I
L’ART CONTEMPORAIN ET LA MODE : DES THÉORIES DISTINCTES
TROUVENT LEURS POINTS D’INTERSECTION……………………………... 16
PARTIE II
QUAND LA MODE CONQUIERT LES ESPACES D’ART CONTEMPORAIN :
DIFFÉRENTES STRATÉGIES POUR EXPOSER LES VÊTEMENTS………. . 52
CONCLUSION……………………………………………………….……………… 92
BIBLIOGRAPHIE……………………………………………………………........… 96
ANNEXES…………………………………………………………………..……….. 101
TABLE DE MATIÈRES……………………………………………………………. 118
  5	
  
  6	
  
AVANT-PROPOS
« Tout art est l’expression d’un phénomène psychique. L’art consiste donc en
l’adaptation, aussi exacte qu’artistiquement possible pour l’auteur, de l’expression à la
chose qu’il veut exprimer. Il s'ensuit que tous les styles sont acceptables, et qu’il n’y a
pas de style simple ou complexe, ni de style étrange ou vulgaire 1
» (Pessoa, 1966 ; 114).
Mes intérêts et passions ont guidé mes routes pendant toute ma vie. Avide, je les
cherche ; résignée, je les suis, car il ne me semble pas possible d’agir différemment. Ce
n’était pas pour étudier l’art que je suis venue faire un Master en France. Menée par le
désir de l’inconnu et mobilisée par cette force vitale qui nous stimule à changer de vie,
j’ai laissé de côté le journalisme pour découvrir de nouveaux domaines. Pourquoi pas les
industries créatives ? La communication n’était pas un métier étranger pour moi, ni la
culture, puisque j’avais travaillé comme journaliste culturelle pendant deux ans à São
Paulo. Or, mon premier stage dans une agence de communication à Paris a un peu
basculé mon univers ; cette profession ne me convenait pas. La mode, par contre, était
une certitude depuis mon époque de reporter : pour le mémoire de la première année de
Master, je m’y suis naturellement tournée. Il n’en a pas été différent pour la suite de mon
parcours, ou au moins pas complètement différent.
Mon immersion dans l’art est assez récente : septembre 2012. Avant cela, j’allais aux
expositions, je visitais des musées… Je me suis toujours intéressée au sujet, mais il ne
s’agissait pas d’une véritable passion. Le mois de septembre de l’année dernière m’a
offert deux rencontres fondamentales pour ce bouleversement: au niveau personnel, un
artiste ; au niveau académique, le cours Les Stratégies des Industries de Contenu à
l’Université Paris 8. Confrontée avec les fascinantes règles du marché de l’art
contemporain, je racontais mes nouvelles découvertes à mon nouvel artiste. Surtout, je
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
1
Notre traduction. « Toda a arte é expressão de qualquer fenómeno psíquico. A arte, portanto, consiste na
adequação, tão exacta quanto caiba na competência artística do fautor, da expressão à cousa que quer
exprimir. De onde se deduz que todos os estilos são admissíveis, e que não há estilo simples nem
complexo, nem estilo estranho nem vulgar.”
  7	
  
me les racontais à moi-même. Le sujet n’était pas évident, ni facile à suivre, mais je m’y
suis penchée avec un effort important dont je ne me suis pas rendue compte initialement.
Habituée à repérer l’arrivée soudaine de dévorantes passions, j’ai rapidement reconnu que
l’art était un jeu auquel je pourrais jouer avec un grand plaisir. Je pourrais, moi aussi,
devenir artiste d’une façon contemporaine, même sans jamais avoir eu le talent plasticien
qui leur est normalement attribué (l’écriture a été mon parcours automatique depuis
l’enfance). Quel métier démocratique ! Je me sentais au début d’une carrière, ce qui était
vrai, et instantanément j’ai trouvé un stage dans une galerie d’art contemporain à Paris.
Ce fut l’emploi le plus enrichissant de toute ma vie, parti d’une discussion qui a
déclenché deux mois que je n’oublierai jamais. Depuis septembre 2012, j’ai choisi ce
deuxième métier, un choix consolidé entre février et avril 2013 et que j’ai l’intention de
poursuivre au Brésil à partir de septembre prochain, quand je rentrerai après cette
fructueuse période Française.
Ce mémoire est donc le résultat d’une étude qui rassemble deux grandes passions : la
mode et l’art contemporain. Face au débat interminable qui date de l’émergence de la
Haute Couture en 1870, j’ai voulu moi aussi me positionner. Finalement, quel est le point
de rencontre fondamental entre la mode et l’art? Quelque chose a-t-il changé au cours du
dernier siècle avec le développement de l’art contemporain ? Est-ce que cette
transformation a pu rendre ces deux secteurs plus proches que jamais ?
Je l’avoue, j’ai été énormément guidée par le cœur lors de cette recherche. Dans mon cas,
cela a toujours été le moteur propulseur des tâches les plus importantes que j’ai
accomplies.
  8	
  
INTRODUCTION
Il existe certains sujets qui ne sont normalement pas abordés par les médias de
communication de masse pour une raison de responsabilité éthique qui peut les
impliquer. C’est le cas, par exemple, du suicide. Historiquement, la presse ne diffuse pas
les affaires de suicide pour des raisons de précaution et de sécurité publique – divulguer
les détails sur ce type d’événement pourrait encourager les personnes déjà susceptibles de
mettre en marche leurs plans2
. Cette règle tacite peut être exceptionnellement rompue
quand le suicide cause une implication directe dans la vie de la société, comme par
exemple le blocage d’un monument d’accès public ou d’une avenue de grande
circulation. Or, l’absence de détails lors de la publication de l’information est toujours
valable. Le fonctionnement du métro parisien, par exemple, est constamment interrompu
après des « accidents voyageurs » qui ne sont jamais très bien expliquées aux passagers
qui sont déjà dans les wagons. Grâce aux fréquentes discontinuités de trafic, les gens
peuvent présumer qu’il y a un haut niveau de suicide dans les métros parisiens.
Néanmoins, ils ne pourront jamais en être sûrs. La raison est simple : si une information
n’est pas communiquée, elle n’existe pas. Si un fait n’est pas diffusé, il ne s’est pas passé.
Les théoriciens Anne Cauquelin et Lucien Sfez ont étudié attentivement le phénomène
des médias à l’ère contemporaine. Ils ont observé que la société actuelle n’est plus
orientée par la consommation, mais par la communication. La circulation de
l’information devient tellement importante qu’elle implique la non-existence des
événements qui ne sont pas divulgués. Cette interférence ultime des médias de
communication de masse atteint les plus divers secteurs de la société, pouvant être
dérivée et traduite en règles spécifiquement adaptées à chaque métier. Cauquelin a donc
employé ce raisonnement pour expliquer les bouleversements subis par l’art dans le
contexte contemporain. Selon ses observations, dans une ère où le réseau d’informations
devient plus important que le fait lui-même, l’exposition et la divulgation de l’œuvre ont
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
2
Le « danger d’imitation » est présent dans plusieurs codes de déontologie de la profession de
journaliste consultés en langue portugaise, anglaise et française, notamment celui du Brésil, des Etats-Unis,
de la Suisse, de Belgique et du Québec.
  9	
  
une dimension significativement plus puissante que l’œuvre elle-même. Autrement dit,
les critères esthétiques normalement utilisés pour attribuer de la valeur à une œuvre n’ont
plus d’importance face à son exposition et sa diffusion dans le réseau international de
communication.
L’industrie créative de la mode, de son côté, fut également soumise à de nombreuses
transformations plus au moins concomitantes à celles traversées par l’art à partir de la fin
du XIXème
siècle. Considéré comme un simple secteur primaire de production de
vêtements depuis le début de son développement, cette industrie a vu son parcours
changer avec la parution de la Haute Couture. Désormais, le vêtement devient une
expression personnelle de son auteur, et non plus seulement un artifice élaboré pour
répondre aux envies individuelles de son acheteur. C’était le commencement d’un
parcours de créativité et d’innovation centré sur la figure de l’auteur qui rapprocherait
l’univers de la mode de celui des arts. De surcroît, les questionnements mis en évidence
par les premiers artistes contemporains ont élargi les limites de ce qui pouvait être
considéré un objet artistique et renforcé la possibilité d’acceptation d’autres modalités
dans un univers auparavant assez restreint.
J’ai conçu mon sujet de recherche sur une volonté de déchiffrer les similitudes et les
différences existant entre ces deux domaines : la mode et l’art contemporain. Mon but est
d’investiguer si la mode peut être catégorisée comme une modalité de l’art contemporain.
Pour être capable de faire cette corrélation, j’ai fait une analyse approfondie des ouvrages
L’art Contemporain et Petit Traité de l’Art Contemporain, d’Anne Cauquelin, ainsi que
les livres Penser la Mode et Sociologie de la Mode du sociologue Frédéric Godard. Au
fur et à mesure que je faisais une lecture comparative entre ces quatre ouvrages, je me
surprenais à constater qu’il existait de nombreux points de rencontre entre ces deux
domaines. Petit à petit, il était possible d’identifier plusieurs caractéristiques équivalentes
entre les critères qui décrivent le système de l’art contemporain et ceux qui décrivent la
mode. Il m’a semblé clair qu’il existait un sujet de recherche plus pertinent que de
simplement découvrir si la mode peut être classifiée comme art – une question à laquelle
je n’ai pas tardé à répondre après une confrontation approfondie avec la théorie de
  10	
  
Cauquelin. Il s’agit plutôt de dévoiler si les règles de fonctionnement qui régissent les
deux domaines sont les mêmes.
Je définis donc ainsi ma question de recherche : Dans quelle mesure les règles du régime
de la communication utilisées par Anne Cauquelin pour définir l’art contemporain sont-
elles applicables à la mode vestimentaire ? Mon hypothèse était que les normes qui
gouvernent les deux secteurs sont les mêmes et que, par conséquent, la mode peut être
considérée une modalité de l’art contemporain. Pour tester cette hypothèse, je me suis
appuyée sur les questions suivantes :
• Quels sont les principaux concepts de la théorie de la communication décrite
par Anne Cauquelin applicables au domaine de la mode vestimentaire?
• Quelles adaptations subissent ces notions dès que transposées à l’univers de
la mode ? Existe-t-il des contraintes ou des limitations pour cette
correspondance ?
• Comment les acteurs des deux industries s’approprient-ils ces concepts à
l’heure où l’on utilise la mode comme objet artistique?
• Est-ce qu’un objet de mode exposé acquiert la même valeur qu’une œuvre
d’art selon l’avis des artistes et des stylistes qui le produisent?
J’ai divisé ma recherche en deux temps forts. D’abord, j’exploite les points de rencontre
historiquement reconnus entre la mode et l’art. Ensuite, j’explique de façon détaillée les
principaux concepts du régime de la communication tels que décrits par Cauquelin. Au
bout de la première partie, je croise quelques idées centrales qui régissent le
fonctionnement de l’art contemporain et je les transpose à l’univers de la mode, traçant
une relation inédite entre les deux domaines sous les critères de cette théorie.
Le terrain de recherche présenté dans la deuxième partie fut adopté à partir de deux
expositions qui choisissaient la mode comme outil de représentation et manifestation de
l’art contemporain. Au début, j’avais l’intention d’analyser trois expositions dans
différents pays pour essayer d’avoir une plus grande généralisation du thème proposé.
  11	
  
Hélas, l’accès aux données d’une des expositions que je considérais intéressante pour le
travail - The Giacometti Variations réalisée par l’artiste John Baldessari en 2010 à la
Fondation Prada en Italie - n’était pas évident ni facilité par l’institution. De plus, elle
serait la seule exposition à ne pas avoir été réalisée pendant l’année 2013, un facteur de
complication lors des entretiens qui auraient dû être faits avec les commissaires des
expositions et les stylistes participants. J’ai enfin délimité l’analyse en deux expositions :
« Arrrhh ! Monstres de Mode » à l’espace d’art numérique Gaité Lyrique à Paris et
« Move ! » réalisée par l’institution culturelle Sesc Belenzinho à São Paulo. Toutes les
deux ont exposé le vêtement comme une œuvre d’art et comptaient sur des créateurs de
mode pour produire les pièces d’art montrées.
Pour étudier ces expositions, je me suis servi des documents officiels élaborés par chaque
institution hôte. Pour « Arrrgh ! Monstres de Mode », la lecture du livre qui a inspiré
l’exposition, Not a Toy – Radical Character Design in Fashion and Costume (Ce n’est
pas un jouet – la radicalisation du character design dans la mode et le costume), une
compilation de plusieurs articles sur la présence croissante de l’inspiration des
personnages d’animation dans l’univers de la mode, fut le premier pas. Ensuite, j’ai
étudié le catalogue de l’exposition, la fiche technique, le dossier de presse et le dossier
pédagogique. Chaque élément m’a apporté différents aspects et points de vue de
l’exposition, que j’ai confrontés avec les perceptions personnelles que j’ai rassemblées
après avoir visité l’exposition. Par rapport à « Move ! », comme j’étais à Paris pendant la
semaine où elle fut exposée à São Paulo, je me suis beaucoup concentrée sur les visuels
et les vidéos montrant le montage et le déroulement de l’exposition pour avoir une bonne
notion de sa conception même si j’étais à distance. J’ai par ailleurs eu accès au catalogue
de l’exposition, au dossier de presse ainsi qu’au rapport de résultats de l’édition au niveau
des médias qui l’ont diffusée.
Le deuxième pas de ma recherche fut de m’entretenir avec les acteurs qui ont mis en
place chacune des expositions. J’ai estimé qu’il serait important d’avoir à la fois les avis
des personnalités liées au domaine de l’art et de celles liées au domaine de la mode.
Ainsi, j’ai contacté les deux commissaires et j’ai choisi un styliste parmi ceux présents
  12	
  
dans chaque exposition. Comme je l’expliquerai dans les prochains chapitres, le critère
utilisé pour sélectionner les créateurs de mode à être appelés est lié à leur reconnaissance
dans le réseau international des médias de communication. Ensuite, j’ai élaboré quatre
questionnaires quasiment pareils qui adaptaient notamment ma grille d’analyse aux
univers pratiques analysés. Les détails qui changeaient d’une enquête à l’autre
concernaient les spécificités de chaque métier et de chaque exposition. Les dix questions
et réponses furent transcrites et quelques fragments sont utilisés comme appui de mon
analyse lors de mon argumentation dans la deuxième partie du mémoire.
Avant la structuration de mon terrain de recherche, la revue littérature sur les œuvres
produites au sujet des relations entre la mode et l’art contemporain m’a permis de voir
que la liaison entre les deux métiers est souvent vue de manière polémique par les
chercheurs. Initialement, il y a une difficulté historique de situer la mode comme un sujet
digne de recherche. L’œuvre Fashion-ology : an introduction to fashion studies, écrite
par Yuniya Kawamura, sociologue du Fashion Institut of Technology à New York, décrit
bien l’éloignement subi par la mode jusqu’à son acceptation comme un possible sujet de
débat intellectuel. Considérée comme superflue et trop féminine pour une grand part des
théoriciens, comme Jean-Jacques Rousseau dans le 18ème
siècle et Theodor Adorno dans
le 20ème
, la mode n’a pas pu conquérir l’académie avant que Roland Barthes ne publie un
premier ouvrage analysant le domaine sous une perspective sociologique. Le livre
Système de la Mode, publié en 1967, fait une étude sur le signifié des jargons publiés par
des magasines de mode américains et fut responsable d’une plus grande acceptation
critique de ce domaine. C’est à la suite de cette publication que des chercheurs comme
Frédéric Godart se penchent sur le sujet, produisant des œuvres qui ont servi de base pour
la comparaison que j’établis entre les concepts de la mode et de l’art contemporain.
Les premières connexions entre art et mode furent établies par Charles Baudelaire dans
son ouvrage Le Peintre de la Vie Moderne, publiée en 1863. Cet œuvre analyse le poids
de la mode comme source d’inspiration pour les artistes du mouvement impressionniste
et leur préoccupation de bien retraiter les habits de la bourgeoisie représentée sur les
tableaux. Intensifiée avec la démocratisation du concept d’œuvre d’art installé par l’art
  13	
  
contemporain, l’étude sur ce thème s’est élargie après que quelques artistes aient
commencé à utiliser la mode comme instrument de travail. J’ai lu plusieurs articles
discutant de la présence de la mode dans l’art contemporain, mais la plupart d’entre eux
étaient assez superficiels et se contentaient de lister les artistes qui s’y étaient adonnés,
sans investiguer profondément leurs motivations. L’ouvrage qui m’a fait découvrir des
éléments importants d’analyse fut le livre L’art contemporain et la mode, écrit par la
critique d’art Jill Gasparina. Elle exploite la mode comme un langage artistique,
démontrant les différentes possibilités offertes par ce domaine créatif et aussi les
nouvelles règles qui permettent la catégorisation de la mode comme une facette de l’art
contemporain. Elle élabore une analyse assez riche des œuvres d’art faites à partir des
produits de mode et aussi de l’étroite relation entre les acteurs et le fonctionnement
pratique de ces deux industries.
Une deuxième œuvre intéressante dans mes études sur les liaisons entre mode et art
contemporain fut le livre Couture Culture : A Study in Modern Art and Fashion (Culture
de la couture : une étude sur l’art moderne et la mode), de la sociologue du Département
d’Art de l’Université de Stanford aux Etats-Unis, Nancy J. Troy. L’auteur utilise
l’exemple du styliste français Paul Poiret pour tracer l’évolution de la haute couture dans
le 20ème
siècle, faisant des parallèles et définissant les similarités entre la culture pop et
classique, le théâtre et le défilé, les grands magasins et les griffes de luxe, ainsi que la
mode et le ready made. Avec ses articles académiques, Moda como Arte (La Mode
comme Art) le philosophe et chercheur de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro, Pedro
Andrade, fait un repérage critique de l’histoire de l’art et de ses possibilités de connexion
avec la mode. Même s’il utilise une perspective classique qui donne la priorité à une
vision esthétique de l’art assez éloignée de ma ligne de réflexion, Andrade réussit à
aborder les aspects sociologiques communs entre les deux secteurs. Un autre article
important pour comprendre l’évolution historique des liaisons entre mode et art fut écrit
par Diana Crane, sociologue de l’Université de Pennsylvanie : Fashion and Art :
Unrevealling a Complex Relationship (Mode et art : dévoilant une relation complexe).
Elle explique notamment le concept « d’artification », défini comme la transformation de
ce qui ne peut pas être classifié comme art en une forme d’art. Selon l’auteur, c’est
  14	
  
surtout la technique d’auto-promotion que les premiers stylistes célèbres ont utilisé pour
valoriser leurs créations.
Je me suis servie de toutes ces œuvres pour arriver à identifier et délimiter le sujet de ma
recherche. Ce travail utilise donc l’argumentation du régime de la communication qui
décrit l’art contemporain pour expliquer le fonctionnement de la mode actuelle. Dans une
époque où le fait de rendre un sujet public devient fondamental pour son importance et
son existence, les questionnements révélés par l’abandon de l’esthétique s’imposent aussi
sur un domaine classiquement centré sur la beauté. Confronté aux changements menés
par l’ère de la valeur relative, le système de la mode se voit, lui aussi, intrinsèquement
affecté comme nous le verrons dans les prochains chapitres.
  15	
  
  16	
  
I - L’ART CONTEMPORAIN ET LA MODE : DES THÉORIES DISTINCTES
TROUVENT LEURS POINTS D’INTERSECTION
« Si la mode contribue à fabriquer l’esprit d’une époque, l’art est peut-être, en revanche,
ce qui le saisit le mieux » (Gasparina, 2006 ; 34). A travers l’histoire, art et mode ont
servi d'outils d’expression et de communication pour les créateurs et les consommateurs.
Des supports classiquement différents – tissus pour l’un, toiles pour l’autre – reçoivent
l’intervention d’artisans qui transforment les espaces vides en objets remplis de valeur
matérielle et symbolique. Dans cette première partie, j’analyse le parcours tracé par ces
deux industries du moment où elles se sont retrouvées jusqu’à l’ère contemporaine. Je
cherche à dévoiler les caractéristiques communes à ces deux univers, les principaux
acteurs des deux secteurs et les emprunts mutuels faits par l’un et par l’autre. J’essaie de
comprendre également la manière dont la théorie du régime de la communication décrite
par Anne Cauquelin arrive à discerner et à rassembler ces deux domaines. Mon objectif
est de situer le lecteur dans le cadre théorique sélectionné pour mon investigation.
  17	
  
1) Art et mode vestimentaire: deux faits sociaux distincts qui se connectent à travers
l’histoire
La liaison entre art et mode est reconnue comme naturelle par le sens commun. Dans
l’imaginaire collectif, reconnaître la mode comme une représentation artistique est
absolument logique, même si son caractère commercial est davantage mis en évidence.
Dans ce chapitre, je cherche initialement à trouver des définitions permettant de situer
l’art et la mode dans le contexte de ma grille d’analyse, une fois démontré qu’il existe
plusieurs concepts possibles. Ensuite, je propose une réflexion sur la manière dont cette
connexion fut établie à l’origine : quelles sont les caractéristiques qui rapprochent ces
deux secteurs originellement indépendants ? Depuis quand ces éléments ressemblants
présentent des traces significatives de connexion entre les deux domaines ? Finalement,
je montre avec des exemples pratiques que l’approximation entre ces deux notions est de
plus en plus présente dans les deux champs.
1.1) La mode et l’art comme des objets d’études sociologiques
Émile Durkheim, le précurseur de la sociologie en tant que discipline moderne, a
introduit le concept de fait social comme étant « toute manière de faire, fixée ou non,
susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure » (Durkheim, 1895 ; 14).
Pour être considéré comme un fait social, un phénomène doit obéir à quatre critères que
le sociologue décrit dans l’ouvrage que font les principes de la sociologie moderne, Les
règles de la méthode sociologique. Pour Durkheim, les faits sociaux n’existent que sous
la condition d’être généralisés, extérieurs aux individus, d’avoir un pouvoir coercitif sur
la société dans laquelle ils sont identifiés et de se répéter historiquement jusqu’à qu’ils
soient validés dans certaine réalité sociale.
Selon la définition de 1895, les faits sociaux sont donc traduisibles dans des formes de
penser, sentir, agir et réfléchir qui existent antérieurement à l’existence de l’individu et
qui lui sont, conséquemment, extérieures. Autrement dit, l’individu lui-même n’est pas en
contrôle des phénomènes sociaux qui caractérisent la société dans laquelle il vit. Au
  18	
  
contraire, ces faits lui sont imposés comme des contraintes fondamentales de
participation dans cette même société. « […] on peut définir aussi [le fait social] par la
diffusion qu’il présente à l’intérieur du groupe, pourvu que, suivant les remarques
précédentes, on aie soin d’ajouter comme seconde et essentielle caractéristique qu’il
existe indépendamment des formes individuelles qu’il prend en se diffusant. »
(Durkheim, 1895 ; 11). Ainsi, nous pouvons dire qu’un fait est considéré comme social
dans la mesure où il demeure extérieur aux manifestations individuelles sous lesquelles il
se diffuse. Il s’agirait donc d’un phénomène que les personnes n’ont pas le pouvoir de
transformer individuellement ; il peut être changé seulement au fur et à mesure que ces
transformations soient mises en place au cours des années et des générations.
L’anthropologue contemporain de Durkheim, Marcel Mauss, a retravaillé le concept de
phénomène social lancé par ce chercheur pour créer l’idée de « fait social total ». Pour
arriver à cette classification, un fait doit être aperçu dans plusieurs domaines de la vie
sociale en même temps : la religion, l’esthétique, l’économie, la vie politique, etc. « Les
faits sociaux totaux sont ceux où s’expriment à la fois et d’un coup toutes sortes
d’institutions » (Mauss, 1923-1924 ; 102).
Selon ces deux théories, un fait social serait, pour donner un exemple dans l’univers de la
mode, la popularisation du jeans à partir des années 1970. Le tissu fut crée en 1873 pour
un fermier appelé Jacob Davis (Sullivan3
, 2007 ; 13-22). Il voulait fabriquer un vêtement
résistant et capable de tenir le passage du temps même si porté régulièrement par les
ouvriers agricoles. Conscient du potentiel de sa création, il a contacté son fournisseur de
matière première, l’industriel Levi-Strauss, pour annoncer sa découverte et faire un dépôt
de son produit. À partir de ce moment, la marque Levi’s fut crée et est rapidement
devenue reconnue par tout le monde pour la production de jeans et denim. Or, le tissu ne
fut popularisé qu’à partir de son introduction massive dans les films de western
hollywoodiens des années 1950, sortant de la sphère nord-américaine et conquérant le
goût populaire dans les années 1960. Les pantalons et vestes en jeans sont devenus un
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
3
James Sullivan est historien du Fashion Institut of Technology à New York.
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symbole de la culture subversive et des jeunes rebelles en 1970 et, depuis, se sont
éparpillées partout dans le monde.
Dans le monde de l’art, un fait social remarquable fut par exemple le pop art, un courant
artistique fondé par Andy Warhol et qui peut aussi être considéré comme la marque
identitaire de la ville de New York à partir de 1950. Basée sur la reproduction d’images
amplement diffusées par les médias et originellement provenues d’une démarche
commerciale, le pop art est devenu le fond d’écran d’une société inondée par le système
capitaliste. Il s’agissait surtout d’un essai de transformer un côté purement lié au marché
en art, et de lier définitivement art et commerce. Le courant a aussi croisé les frontières
des États Unis, devenant un phénomène général extérieur à la société, et pout autant,
social.
La mode et l’art en général, par conséquent, s’insèrent dans la classification de faits
sociaux totaux. Il n’y a pas seulement un, mais des nombres infinis de faits sociaux qui
constituent ces deux domaines plus intégraux. Le choix de l’habillement fait partie des
habitudes routinières des êtres humains, mais dépend de leurs cultures, croyances
religieuses, classes sociales et aussi de leurs goûts personnels. L’art, de son côté, est aussi
une facette incontournable de la vie de l’homme contemporain, même de ceux qui
insistent à se situer « hors » des milieux artistiques classiques comme les musées et
galeries d’art. Tous les gens sont mis en contact avec l’art d’une façon ou d’une autre : en
allant au cinéma, en écoutant de la musique ou en lisant une œuvre littéraire. Il s’agit
d’un fait social total inévitable, une partie fondamentale de l’existence humaine telle que
constituée historiquement.
Pour Frédéric Godart dans son ouvrage Sociologie de la Mode, il est possible d’identifier
deux définitions cohérentes pour le secteur de la mode. La première est la mode comme
« un type de changement social spécifique, régulier et non cumulatif et se déployant dans
de multiples domaines de la vie sociale au delà de l’habillement » (Godart, 2010 ; 4).
Cela peut être le cas de quelques comportements qui se répètent circulairement dans une
période spécifique, comme par exemple une mode de prénoms populaires dans une
  20	
  
certaine décennie et dans un certain pays. La deuxième notion est celle qui situe la mode
comme « l’industrie de l’habillement et du luxe (auxquels on peut ajouter les
cosmétiques) dans laquelle de multiples acteurs, par exemple des professionnels et des
entreprises, développent des carrières ou des stratégies » (Crane et Bovone, 2006 ; Djelic
et Ainamo, 1999, cités par Godart).
En ce qui concerne l’art, c’est aussi Marcel Mauss qui propose une catégorisation
sociologiquement plus précise. « L’art a non seulement une nature sociale, mais encore
des effets sociaux. Il est le produit de la fantaisie collective, mais il est aussi ce sur quoi
on s’accorde et dont les effets sentimentaux sont relativement les mêmes chez tous à un
moment donné, dans une société donnée » (Mauss, 1908 ; 205). L’art serait, ainsi, une
activité créative construite et moulée par les interactions entre les individus qui la
produisent et qui la consomment, agissant directement sur son élaboration. Cette même
caractéristique peut être constatée dans le monde de la mode.
1.2) Les rapports entre mode vestimentaire et art : les premières liaisons entre les
deux domaines
« Depuis Baudelaire les grands artistes ont comploté
avec la mode » (Adorno, 1970 : 400). Le principal
penseur de l’École de Francfort avait des opinions
strictes sur ce qui faisait partie du groupe restreint des
contenus pouvant être considérés comme artistiques.
Contestant la popularisation de l’art, la massification de
la culture et la domination de l’Industrie Culturelle, il
critiquait toutes les liaisons possibles entre mode et art,
même s’il avouait que ces connexions étaient faites
depuis longtemps par les artistes eux-mêmes. « La
mode ne peut pas être séparée de l’art aussi clairement
que le désirait l’art religieux bourgeois. Depuis que le
sujet esthétique s’est polémiquement distancié de la
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  Seaside,	
  de	
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  Tissot.	
  
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société et de son esprit dominant, l’art se communique avec cet esprit objectif, même s’il
est erroné, au travers de la mode.4
» (Ibid ; 398).
En citant Charles Baudelaire, le poète et théoricien de l’art qui a introduit le concept d’art
moderne, Adorno retourne au 19ème
siècle et fait référence aux peintres impressionnistes.
Concentrés sur la transposition réaliste des habitudes et des comportements de la
bourgeoisie des années 1850 jusqu’au début du 20ème
siècle, des artistes comme Renoir,
Monet, Manet, Tissot et Degas se sont aussi penchés sur les vêtements portés par ces
hommes et femmes « modernes » privilégiés. Pour eux, les scènes quotidiennes et les
paysages étaient également inspirants pour la manière dont les gens s’habillaient pour
participer à ces événements. La richesse de détails des tenues représentées dans des
œuvres comme La Femme à la Robe Verte, toile peinte par Monet en 1866, ou Seaside,
achevée par James Tissot en 1878, montrent que la mode était une importante
préoccupation dans le mouvement impressionniste.5
Ces artistes se servaient de la mode comme un symbole représentatif de ce nouveau style
moderne qu’ils proclamaient en opposition à l’époque précédente. Cet aspect n’était pas
valable pour leurs toiles seulement, mais aussi pour leurs vies privées et leurs
comportements sociaux. Manet et Bazille, par exemple, utilisaient la façon de s’habiller
comme une marque d’appartenance de cette modernité qu’ils retraitaient, même s’ils
n’ont eu leurs travaux financièrement valorisés que tard dans leurs vies. La mode n’était
donc pas une marque de fortune – comme c’était le cas pour les artistes romantiques –
mais de tout l’imaginaire qui situait l’artiste comme un être bohémien et inaccessible.
Cette nouvelle conception caractérisait toute une génération d’artistes, et aussi l’art
moderne lui-même.
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
4
Notre traduction. « Fashion cannot be separated from art as neatly as would suit bourgeois art
religion. Ever since the aesthetic subject polemically distanced itself from society and its prevailing spirit,
art communicates with this objective spirit, however untrue it is, though fashion. »
5
Le Musée d’Orsay a hébergé l’exposition L’Impressionnisme et la Mode, du 25 septembre 2012
au 31 janvier 2013. Plus de 70 chefs-d’œuvre du courant furent exposés, accompagnés pour la plupart des
vêtements qui ont servi de modèles pour les peintres.
  22	
  
Le vêtement fonctionnait donc comme symbole d’appartenance à une catégorie
d’individus : les artistes, sujets situés à marge de la société, incompréhensibles et
complexes. L’art était traité plutôt comme un phénomène esthétique et abstrait que
pratique et commercial. Cette idée a inondé l’imaginaire collectif jusqu’à l’émergence de
l’art contemporain, ce qui a provoqué un changement dans le rôle de l’artiste, jusqu’à cet
instant extérieur au processus de production et de diffusion de l’œuvre. Ainsi, une des
plus grandes différences entre la mode et l’art historiquement mise en avant était
justement le fait que la mode s’est toujours explicitement orientée vers des objectifs de
profit, alors que l’art ne l’a pas souvent déclaré expressément.
À cause de cette différentiation de buts et d’attentes, le secteur de la mode vestimentaire
le plus associé aux secteurs artistiques fut toujours la haute couture. Ses origines datent
du 14ème siècle au centre de la cour française, moment où la mode a commencé à servir
comme artifice de différenciation entre la noblesse et le peuple commun (Barrère,
Santagata, 20056
; 54). Petit à petit, la mode de la cour d’Henri IV, Louis XIII et surtout
Louis XIV parvenait aux autres cours européennes, dans un mouvement unidirectionnel.
Cette domination du patrimoine français dans le domaine de la mode est restée constante
jusqu’au début du 20ème
siècle et l’arrivé du prêt-à-porter.
Le lancement formel du concept de haute couture fut fait par Charles Worth à la fin des
années 1850. Il fut le premier styliste à préconiser l’aspect créatif du travail de couturier,
qui désormais passerait d’un simple suiveur de commandes à un vrai inventeur de styles,
ou styliste (Laver7
, 1995 ; 27). La particularité de la haute couture, qui persiste jusqu’à
présent, est la création de pièces uniques, sur mesure, et qui n’ont pas une nécessité de
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
6
L’œuvre La mode – Une Économie de la Créativité et du Patrimoine à l’Heure du Marché date de
2005 et est l’un des principaux ouvrages sur l’économie de la mode écrit en langue française. Il a été rédigé
par les économistes Christian Barrère, professeur à l’Université de Reims, et Walter Sagata, directeur du
département d’Économie à l’Université de Turin de 2001 à 2004.
7
James Laver fut l’un des plus importants historiens de la mode du 20ème
siècle. En 1968, il a
produit le livre A Concise History of Costume, révisé et réédité en 1995.
  23	
  
suivre les règles du marché. Le modèle très luxueux et dirigé vers quelques centaines de
clients au travers le monde est peu rentable et, par conséquent, meurt au fil des ans. En
l’an 1940, il existait 106 maisons de haute couture dans le monde ; aujourd’hui, elles ne
sont plus qu’une quinzaine (Barrère, Santagata, 2005 ; 188). Or, la logique de création
d’images symboliques plutôt que d’établissement d’un système de profit basé sur la
productivité correspondait d’avantage à la notion dominante de l'art. Avec un nombre
aussi réduit d’acheteurs, la principale fonction de la haute couture est simplement
figurative: garder les patrimoines français et italien de la mode comme les plus
importants de la planète. « La plus grande différence entre la mode et les beaux-arts est
l’utilité, qui bien sûr, est un aspect important de la valeur commerciale de la mode. Le
critère de non utilité est aussi très important pour l’art. Les stylistes créent des articles qui
doivent être utiles pour les consommateurs, même si l’utilité de certains types de robes,
comme celles de gala ou de mariage, est vraiment limitée8
» (Crane, 2008 ; 3).
1.3) L’évolution du débat : la transformation de l’œuvre d’art en vêtement et du
vêtement en œuvre d’art
L’une des premières fois où la particularité de l’inutilité de l’art fut mise en question fut
lors de la parution du concept d’arts décoratifs. Cette vraie bataille fut menée à la fin du
19ème
siècle par le poète et dessinateur anglais William Morris. Pour lui, la séparation
classique entre les arts plastiques considérés « majeurs » - la peinture et la sculpture - et
les arts qui étaient quelques niveaux en dessous – la céramique, le verre, le métal, le
textile et par conséquent, la mode – n’avait aucune raison d’être. Selon Morris, un objet
fonctionnel pouvait aussi avoir une préoccupation esthétique explicite et, de cette façon,
être considéré une œuvre d’art. « Pour William Morris, la distinction entre l’art et
l’artisanat, entre la conception et l’exécution, devait être abolie : tout homme, à son
échelle, pouvait être producteur de beauté – que ce soit dans la réalisation d’un tableau,
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
8
Notre traduction. « A major difference between fashion and fine art is the issue of utility, which,
of course, is an important aspect of the commercial value of fashion. The criterion of non- utility is very
important in art. Fashion designers create artifacts for customers that are intended to be useful, even though
the utility of certain types of dresses, such as wedding gowns and ball gowns, is quite limited”.
  24	
  
d’un vêtement, d’un meuble ; et tout homme également avait le droit, dans sa vie
quotidienne, d’être entouré de beaux objets » (Houellebecq9
cité par Rioux, 2012 ; 65).
Apparemment polémique, cette vision part d’une tentative réussie d’élever le statut de ces
modalités artistiques, ce qui a amené par exemple à la création du Musée des Arts
Décoratifs à Paris – et dans plusieurs villes européennes plus tard - avec le Musée de la
Mode et du Textile comme sa subdivision. La mode est devenue officiellement une
modalité des arts appliqués, constituée par des objets utilitaires qui contiennent aussi une
fonction artistique en eux-mêmes. « Comme se nourrir serait une corvée sans l’appétit ou
le plaisir de manger, la production des biens utilitaires sans art ou sans le plaisir de créer
est fastidieuse » (Morris, 1889 ; 37).
À partir du 20ème
siècle, l’art a commencé à faire face aux nouveaux défis particuliers à
l’ère postmoderne10
. Avec l’avènement de l’art contemporain, les manifestations
artistiques on gagné les rues et se sont appropriées l’espace public. L’objectif était de
contester la dictature de l’espace classique du musée et de la galerie comme les seules
possibilités d’hébergement des œuvres. L’art a démarré une quête de nouvelles limites,
une fois que les anciennes barrières n’étaient plus valables. Au fur et à mesure que l’objet
artistique lui même était questionné par le ready made de Marcel Duchamp et de ses
suiveurs, la possibilité d’inclure de nouvelles modalités dans l’univers artistique était de
plus en plus évidente. Cette ouverture a obligé le public et les acteurs des métiers
artistiques à prendre en considération l’hypothèse de trouver l’art où il n’était pas censé
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
9
L’œuvre littéraire citée, La Carte et le Territoire, de Michel Houellebecq, fut tournée en sujet de
l’exposition d’art contemporain Le monde comme volonté et comme papier peint, réalisée au Consortium de
Djion en 2012.
10
La postmodernité est un concept défini par plusieurs auteurs au début du 20ème
siècle pour
distinguer cette période des époques pré moderniste et moderniste. Une des spécificités de cette nouvelle
société est la nécessité et la valorisation extrême du bien-être et du plaisir, l’accumulation de fonctions au
sein d’un même individu et, par conséquent, la fragilité de l’idée d’identité singulière d’une personne vers
une multiplicité de facettes (Le Rider, 1991 ; 284-287).
  25	
  
exister dans la vision classique. Autrement dit, d’élargir son regard et d’être prêt à
l’inattendu.
Il s’agissait d’un vrai défi, d’un bouleversement de toutes les certitudes instaurées par des
siècles de création artistique. «Ce défi consiste à trouver des formes de pénétration de
l’expérience esthétique dans la vie des hommes modernes, dans cette même vie qui
semble, tout le temps, jouer contre cette expérience. Sans le soutien traditionnel religieux
et sans son ancienne fonction sociale, l’art cherche de nouvelles relations avec le monde
dont elle fait partie 11
» (Andrade, 2011 ; 108). Il s’agissait, aussi, d’une belle opportunité
pour que la mode s’affirme comme objet d’art.
Le début des partenariats entre les créateurs de mode
et les créateurs d’art est arrivée dans l’univers
surréaliste (Dorigoni, 2012 ; §2). Un des plus
anciens partenariats de l’histoire fut celui établi entre
la styliste italienne Elsa Schiaparelli et quelques
artistes surréalistes, notamment Salvador Dali. Dans
les années 30, Schiaparelli a créé des séries de
tenues inspirées par les œuvres d’artistes comme
Jean Cocteau et Christian Bérard. En revanche, en
1937 elle a lancé le premier produit directement
dérivé d’une collaboration entre un plasticien et une
styliste : la Robe Homard, une robe blanche en
organza où Dali a peint un homard, animal qu’il avait déjà utilisé pour produire son
téléphone homard en 1936. La peintre a aussi peint la Robe Larmes (1938) et créé le
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
11
Notre traduction. « Este desafio consiste em encontrar formas de penetração da experiência
estética na vida dos homens modernos, nesta mesma vida que parece, a todo tempo, jogar contra ela. Sem
o amparo tradicional religioso e sem sua antiga função social, a arte procura então novas relações com o
mundo ao qual pertence.»
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  Robe	
  Homard,	
  Elsa	
  
Schiaparelli.	
  ©109blog.com	
  
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célèbre Chapeau-Chaussure de la collection de printemps présentée par Schiaparelli en
1937 (Idem; §12-21).
L’intimité entre mode et art s’est accentuée dans les années 1960 avec l’émergence du
pop art. Ce courant fut conçu comme une réaction à l’Expressionisme Abstract qui
dominait la scène artistique de l’époque. Pour les artistes du pop art, tout et n’importe
quoi pouvait être considéré comme une forme d’art – même des reproductions de
photographies en série. Travaillant sur le concept de reproductibilité des images
iconographiques mises en avant par la communication de masse, ces artistes
questionnaient le rôle de l’art dans le monde contemporain (Sproccati12
, 1994; 87)
L’un des grands représentants de cette phase, Andy Warhol, qui a commencé sa carrière
comme illustrateur de magasins de mode, est devenu un des symboles de la facette
contestataire de la ville de New York. Dans le club Studio 54, les artistes, stylistes,
cinéastes et acteurs les plus « branchés » de l’époque se retrouvaient dans une mission
commune de démocratisation de l’art. Une grande partie des créateurs de mode essayait
également de laisser tomber les influences des mouvements d’art plus traditionnels pour
chercher de l’inspiration dans la culture populaire de masse. L’entreprise de la soupe
Campbells, mondialement célèbre après son utilisation insistante dans les œuvres de
Warhol, a profité de la gloire instantanée pour demander la collaboration de l’artiste dans
la création des Souper Dresses – des robes aujourd’hui exposées au Metropolitan
Museum of Art à New York. Les vêtements faits de papier étaient une réussite de
stratégie marketing de la compagnie, qui les expédiait par courrier aux consommateurs
qui avaient envoyé deux emballages de différentes saveurs de la soupe plus 1 dollar.
C’était une manière pratique et économique d’avoir une œuvre d’art de Warhol chez soi –
et même de s’habiller en œuvre d’art.
De façon concomitante, Yves Saint Laurent créait une de ses collections les plus
reconnues. Inspirée de l’œuvre de l’artiste abstractionniste Piet Mondrian, sa collection
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
12
Sandro Sproccati est critique d’art et professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Académie de
Beaux-Arts de Bologne, en Italie.
  27	
  
Hommage à Mondrian a gagné le podium du défilé de haute couture à la Fashion Week
de Paris de 1965. Au total, dix modèles étaient présentés. Un d'entre eux, qui sera plus
tard connu comme La Robe Mondrian, a fait la une de plusieurs magasins de mode à
l’époque (Laver, 1995 ; 63). Dans les années 1980, la mode a obtenu son degré de
reconnaissance artistique le plus élevé, commençant à être le sujet de plusieurs
expositions dans des musées d’art partout dans le monde. Les artistes ont commencé à
s’approprier davantage la mode pour leurs créations. C’est le cas de l’artiste suisse Sylvie
Fleury, connue pour ses installations, qui expose des sacs d’achats en tant qu'objets
surlignant les marques de mode, comme son porte-clefs d’automobile Chanel. La série de
photographies Fashion, produite par l’artiste américaine Cindy Sherman en 1982, montre
dix portraits de gens ordinaires mis en situations perturbantes, désobéissant aux critères
normalement présents dans la presse consacrée à la mode. Dans l’art conceptuel,
l’américaine Barbara Kruger travaille avec les symboles textuels. Une de ses œuvres
phares est constituée par la phrase « I shop, therefore I am ». Les installations et
performances de l’artiste tchèque Swetlana Heger sont construites à partir de partenariats
avec des marques de mode et griffes de luxe, qu’elle exploite ostensiblement pour mettre
en évidence le caractère commercial de l’art. Les œuvres de murano de l’artiste Jean-
Michel Othoniel utilisent comme référence la préciosité du bijou pour orner les objets les
plus inattendus, comme des arbres ou des lits. (Gasparina, 2006 ; 56-71).
  28	
  
2) Un bouleversement dans l’univers artistique : le régime de la communication
Avec la révolution menée par Marcel Duchamp à partir des années 1915, le paysage
artistique mondial a fait face à des transformations dramatiques. C’était la fin d’une ère
dominée par l’esthétisme et le commencement d’une époque où la valeur d’un objet d’art
n’était plus attribuée par ses caractéristiques propres, mais surtout par le fait qu’il soit
exposé. Dans cette sous-partie, je traite des principaux concepts du régime de la
communication principalement décrit par la philosophe française Anne Cauquelin.
J’aborde les changements subis par le monde de l’art à partir de l’art moderne jusqu’à
l’art contemporain. Ensuite, j’explique l’un des objets les plus importants qui
règlementent ce nouveau système de fonctionnement à l’âge de la communication: le
réseau. Au final, je me concentre sur les métamorphoses auxquelles font face les artistes
et les œuvres d’art elles-mêmes avec ce nouveau paradigme.
2.1) De l’art moderne à l’art contemporain : une transformation sociale
Quand nous classifions une modalité artistique comme de l’art dit classique, moderne ou
contemporain, nous ne parlons pas forcement d’un modèle chronologique. Même si
l’émergence de l’art contemporain se situe dans un moment historique précis, cela ne
veut pas dire que toutes les créations artistiques de l’actualité fassent partie de ce style
artistique. L’art contemporain correspond à un ensemble de nouvelles règles de
fonctionnement qui régissent le marché de l’art et la mise en évidence d’un artiste et de
son œuvre. Cela n’exclut pas la possibilité que d’autres styles d’art coexistent au sein de
la production actuelle.
L’art classique est un art de représentation du réel où les règles classiques de figuration,
de perspective et des canons esthétiques sont respectées. L’art moderne rompt avec les
canons de la figuration classique, mais respecte l’usage de matériaux traditionnels et
exige une intériorité de l’artiste en gage de l’authenticité de la démarche. L’art
contemporain, fondé sur la transgression des frontières qui définissent l’art pour le sens
commun, est le genre d’art actuel valorisé par les institutions et le marché. Il est loin de
faire l’unanimité, comme le montrent les conflits auxquels le monde de l’art a été soumis
  29	
  
[…] ainsi que les situations de rejet et d’incompréhension du public » (Heinich13
citée par
Sagot-Duvauroux et Moreau, 2010 ; 22).
Ainsi, le principal effet de l'apparition de l’art contemporain n’était pas d’invalider tout
ce qui était fait avant Duchamp, ou d’instaurer des nouveaux critères esthétiques comme
l’avaient fait tous les mouvements artistiques précédents. L’art contemporain s’est établi
comme un mode de travail des acteurs du marché face aux transformations lancées par le
pouvoir croissant de la communication au début du 20ème
siècle. Pour comprendre cela, il
est nécessaire de retourner dans l’histoire à l’époque où la société n’était pas encore régie
par ce régime, mais plutôt par celui de la consommation (Cauquelin, 1992 ; 13-39).
À partir des années 1860, la réglementation de la société de consommation qui
s’appliquait à l’art moderne consistait en trois agents principaux : les artistes, les
intermédiaires et le public. Les œuvres des artistes modernes ont commencé à se baser
sur des concepts d’abstraction, même s’il existait encore une pureté formelle propre à
leurs travaux. Cette nouvelle façon de concrétiser l’œuvre était une manière de
revendiquer leurs droits de créer librement après une rupture totale avec les règles
autoritaires de l’Académie qui primait par le réalisme. Les artistes modernes étaient tout
simplement ceux qui produisaient de l’art dit « moderne » : le début du trajet de l’œuvre
était tracé par les mains créatives de ces artistes. À l’ère de la deuxième Révolution
Industrielle, ils étaient chargés de produire des œuvres qui correspondaient aux besoins
d’un marché qui n’avait plus la certitude garantie par l’Académie. Ils devaient désormais
gagner de la force en devenant membres des mouvements et groupes d’artiste existants.
S’ils s’en refusaient, il fallait créer de nouveaux collectifs ou bien faire le choix justifié
de ne pas participer à aucun entre eux. Ce positionnement était élaboré avec l’aide de
leurs marchands et servait comme une stratégie marketing personnelle.
Le public, de son côté, était positionné à la fin de la ligne de la création artistique.
Comme le principal consommateur, il était le destinataire final de l’œuvre, l’acheteur,
celui que le producteur se devait de satisfaire. La formation d’une classe sociale
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
13
Natalie Heinich est sociologue spécialisée de l’art contemporain et directrice du Centre
de Recherche sur les Arts et le Langage.
  30	
  
bourgeoise fortunée permettait la croissance du nombre de grands collectionneurs
capables d’acheter une grande quantité d’œuvres du même artiste. Le but de ce
comportement était de marquer l’histoire de l’art à la fin de leurs vies, en donnant leurs
collections formées pendant plusieurs années à un musée reconnu ou une institution
culturelle prestigieuse. Une autre partie importante des acheteurs était constituée par les
amateurs, qui achetaient un tableau pour le plaisir ou en espérant faire un investissement :
l’artiste choisi pourrait, finalement, vendre ses œuvres beaucoup plus cher quelques
années plus tard. Il ne faut pas oublier les consommateurs du regard, ceux qui observent
les œuvres dans des musées ou galeries d’art, et qui fonctionnent comme un « bouche à
oreille » pour diffuser le travail des nouveaux artistes et valider les nouvelles expositions.
Le troisième élément du modèle de consommation possède la fonction la plus importante
de tout le système. L’intermédiaire, l’acteur qui occupe le rôle auparavant assumé par
l’Académie, devient la personne responsable pour décider de la valeur d’une œuvre et
pour en faire sa promotion et sa publicité. L’émergence de la presse spécialisée en art,
avec des revues et quotidiens qui se multipliaient à partir des années 1850, a établi la
figure du critique comme centrale au régime de consommation de l’art moderne. Le
marchand, lui aussi un intermédiaire, basait souvent ses choix sur les analyses des
critiques. Il choisissait l’artiste selon son potentiel, il reconnaissait et défendait son œuvre
dans les foires et salons d’art. C’était lui aussi qui prenait en charge la fonction d’exposer
et de vendre son travail. Tous les deux – critique et marchand - avaient la possibilité de
décider si une œuvre était de bonne qualité ou si elle n’avait pas la capacité esthétique
pour avoir un impact dans l’histoire de l’art.
Toute la logique expliquée ci-dessus fonctionnait très bien pour l’ère industrielle, où le
fait de consommer était au cœur de la société. Au début du 20ème
siècle, cependant, un
autre facteur a conquis une dimension encore plus puissante que le commerce: la
communication. Avec la mondialisation et la participation croissante des acteurs
américains dans le marché d’art, il ne suffisait plus de rester en France, ou même dans la
sphère européenne, pour que le producteur de contenu obtienne la reconnaissance qu’il
cherche – surtout quand ce producteur est un artiste. Pour ne pas tomber dans l’anonymat,
  31	
  
il fallait qu’il réussisse à entrer dans le réseau complexe qui tend à organiser la société
contemporaine. Les médias, l’ascension numérique, l’Internet et l’amélioration générale
du niveau de vie avec le progrès technologique facilitaient la mise en contact de diverses
cultures, ce qui rendait fondamental la présence d’une œuvre dans plusieurs endroits au
même moment pour qu’elle gagne d’importance. L’internationalisation et l’appropriation
des médias deviennent des points phares pour les artistes contemporains.
En début de carrière, sur le segment de marché des artistes en voie de légitimation, les
prix sont administrés de façon conventionnelle par les galeristes et sont sans rapport avec
la loi de l’offre et de la demande. Lorsque la notoriété de l’artiste est acquise et que son
nom est fortement médiatisé, alors le marché devient spéculatif et les prix aux enchères
peuvent atteindre des niveaux très élevés (Moulin cité par Sagot-Duvaroux et Moureau,
2010 ; 27).
2.2) Un nouveau modèle de mise en valeur de l’œuvre : le réseau
« Essayez de suivre un match sans en connaître les règles… ‘Je n’y comprends rien’,
direz-vous. Il faut bien entendre par là que ce sont moins les objets montrés qui ne sont
pas compris que l’ensemble du jeu, faute justement de connaître ses règles » (Cauquelin,
1996 ; 27-28).
L’art contemporain est difficile à comprendre pour le grand public. Éloigné de ses
pratiques, exclu du processus artistique présenté, perdu face à des nombreux espaces qui
se remplissent d’œuvres qu’il ne reconnaît pas comme de l’art – des objets simples
montrés sans aucune préoccupation esthétique, parfois sans aucune intervention dessus –
le public n’est plus le principal destinataire de l’art. Les queues face aux musées et la
visite des passants ignorants dans les galeries d’art n’ont aucune influence sur ce nouvel
univers qui configure l’art contemporain. Les règles du jeu changent substantiellement et
l’aspect central de cette transformation est le fonctionnement de la société autour d’un
réseau.
Ce réseau étant valable pour tout l’univers contemporain, il sera aussi valable pour le
monde de l’art selon l’analyse d’Anne Cauquelin. « En termes de communication, le
réseau est le système de liaisons multipôles, sur lequel peuvent être branchées un nombre
  32	
  
non défini d’entrées, chaque point du réseau général pouvant servir de départ pour
d’autres microréseaux » (Cauquelin, 1992 ; 43). Pour cette théorie de la communication,
on établit que ce réseau a un format circulaire et non linéaire. C’est-à-dire que le modèle
n’est plus conçu de la forme triple et prévisible de l’ère moderne, qui comptait seulement
sur le producteur, l’intermédiaire et le consommateur de contenu. En réalité, au moment
où une information entre dans le réseau, son origine n’est plus importante : ce qui
intéresse est sa capacité à se répercuter sur tous les points qui constituent ce réseau.
Le réseau étant circulaire, une fois que l’information ou l’objet entre dans le cercle, elle
ne peut plus en sortir. Ce format la pousse également à s'auto-référencier de façon quasi
automatique, ce qui cause un effet tautologique où un fait peut être répété de nombreuses
formes différentes mais qui ont toujours le même contenu. Les autres conséquences de ce
modèle sont la saturation et la redondance, qui caractérisent cette impossibilité
d’échappement ou de découverte d’autres solutions hors du réseau. Comme l’ensemble
de ces attributs constitue un problème pour la logique même du système – un possible
manque d’originalité, une répétition exhaustive et le conséquent manque d’intérêt de ceux
qui ne sont pas rentrés dans ce réseau - il faut trouver des sorties alternatives pout éviter
l’ennui tout en restant dans le réseau.
Un des recours les plus efficaces pour résoudre cette difficulté est la nomination. « Le
nom crée une différence, marque un objet sur le réseau indifférencié des
communications » (Cauquelin, 1992; 45). Donner des noms soulage la sensation d’être au
milieu de cet univers presque perturbateur où ni l’auteur ni l’objet lui-même ne sont plus
importants que le fait d’être diffusé. Comme le titre gagne une importance logique pour
le système, la parole et les mots commencent eux aussi à occuper une place phare dans ce
nouveau contexte. Les mots, des instruments centraux des réseaux et des médias de
communication de masse, servent à expliquer l’objet, à compléter l’information, parfois à
jouer le rôle de l’information elle-même. C’est le « textobjet » qui rend le site textuel,
selon Cauquelin.
  33	
  
Pour le théoricien de la communication Lucien Sfez, l’effet du réseau a aussi d’autres
aspects fondamentaux qui régissent le monde contemporain et qui influencent
directement l’univers de l’art et de la culture. « Nous pouvons dire que la culture globale
de notre époque est celle d’une culture de la communication, c’est dire que ces concepts
engendrent des pratiques communes à notre époque actuelle » (Sfez, 1994 ; 144). Il
mentionne la disparition de la notion classique d’auteur, qui s’est plutôt substituée pour
une idée qu’un auteur joue toutes les règles à la fois, et concentre tous les rôles dans sa
propre figure. Cela signifie que les fonctions qui étaient complètement séparées dans l’art
moderne commencent à se mélanger : le producteur doit agir comme son propre
intermédiaire et aussi comme le public de sa propre œuvre (auto-consommation, auto-
référence). Pour Sfez, s’il ne reste plus d’importance pour l’auteur lui-même ni pour
l’objet en soi, l’auto-proclamation sert aussi comme recours. Il suffirait donc de dire que
l'objet est une œuvre d’art et de réussir à l’insérer dans le réseau pour qu’il soit considéré
– et, plus important, reconnu – comme un objet d’art.
2.3) Les conséquences des changements pour l’artiste et pour la définition d’œuvre
d’art
La « doxa » est un mot d’origine grecque qui fait référence à toutes les opinions,
correctes ou fausses, qui représentent la pensée générale du sens commun. Le philosophe
et anthropologue Pierre Bourdieu classifie la doxa comme une tentative d’organiser les
idées ressemblantes et divergentes au sein une société. « […] L’expérience première du
monde est celle de la doxa, adhésion aux relations d'ordre qui […] sont acceptées comme
allant de soi. » (Bourdieu 1979: 549). La doxa attribuée à l’univers artistique est celle
gouvernée par l’esthétique. Pour qu’un objet soit considéré comme de l’art plastique
selon la doxa, il faut qu’il soit beau, qu’il ait une préoccupation évidente pour l’harmonie
des éléments utilisés pour sa composition, et qu’il s’insère dans une classification
traditionnelle – s’agissant d’une peinture, d’une sculpture, ou d’un dessin.
Un autre élément important est l’absence d’utilité, comme nous l’avons déjà développé
dans le premier chapitre. « Selon Kant et sa règle du désintéressement, seuls seront dits
‘d’art’ les objets sans notice, sans mode d’emploi, sans fonctionnalité» (Cauquelin,
  34	
  
1996 ; 58). Avec l’ascension de l’art contemporain et surtout les questionnements du
ready-made mis en route par Duchamp – artiste qui a mis un urinoir dans la galerie d’art
291 à New York en 1917, l’intitulant La Fontaine – l’œuvre d’art commence à perdre ses
caractéristiques jadis incontournables. Pourtant, la signature, le titre, le nom, vont plus
que jamais lui attribuer de la signification. Il s’agit d’un chamboulement que la doxa n’a
pas réussi à incorporer jusqu’aujourd’hui.
Le régime de la communication imprime sa marque définitive sur l’univers artistique,
permettant l’émergence d’un système révolutionnaire. « Comme l’histoire de l’art a
évolué en interne, l’art contemporain signifie désormais un art produit dans une certaine
structure de production jamais retrouvée précédemment dans toute l’histoire de l’art 14
»
(Danto, 2006 ; 12). Cette structure a modifié le rôle des artistes, des auxiliaires de
production, des acheteurs, de la circulation et même de la définition de l’œuvre d’art. Les
principales transformations identifiées par Anne Cauquelin sont listées ci-dessous15
.
a) La pensée réseau
La plus importante source de pouvoir dans la société de la communication est
l’information. Ainsi, l’acteur le plus valorisé dans la logique contemporaine est celui qui
possède la plus grande quantité de données et de contenus à la fois. C’est-à-dire un musée
ou une galerie européenne qui réussit à faire un partenariat avec une autre institution
culturelle aux Etats-Unis, ou à Londres, pour exposer le travail d’un artiste considéré
comme important. Les établissements culturels d’art contemporain montrent donc les
œuvres des artistes qui font déjà partie de ce réseau, c’est-à-dire qui ont déjà une
reconnaissance significative dans le marché de l’art. De la même façon, les grands
collectionneurs qui font leurs choix d’artistes préférés en se basant sur leur présence dans
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
14
Notre traduction. « Mas como a história da arte evoluiu internamente, a contemporânea passou a
significar uma arte produzida dentro de certa estrutura de producão jamais antes vista em toda a historia da
arte ». Arthur C. Danto est professeur émérite de l’Institut de Philosophie de l’Université Columbia à New
York. Une importante partie de ses publications est dédiée à la critique d’art.
15
Les concepts sont définis par Anne Cauquelin dans son ouvrage déjà citée L’art Contemporain,
publiée en 1992, entre les pages 48 et 63.
  35	
  
plusieurs lieux importants en même temps et sur les résultats des ventes aux enchères
influencent directement les expositions dans les musées. De leurs côtés, les
établissements culturels nourrissent le marché d’art en ajoutant de la valeur aux œuvres
des artistes qu’ils exposent. Le système s'auto-alimente.
Dans cette sphère où la détention de l’information est un grand artifice de prestige, un
même acteur acquiert plus de force dans la mesure où il est capable de jouer plusieurs
rôles à la fois. Plus il est trouvable sur plusieurs points du réseau en même temps, plus il
gagnera d’importance dans le réseau lui-même. Cette possibilité d’omniprésence existe
grâce aux médias et à la vitesse de circulation d’informations dans le monde globalisé.
Les divers acteurs de l’univers de l’art – et de tous les autres métiers qui jouent les règles
de la communication – sont en constant échange d’informations. Cette contrainte est
nécessaire pour garder le dynamisme du réseau. Ces agents décident de l’artiste qui sera
mis en évidence, du moment et de l’endroit où il devra exposer, et quelle pièce de sa
production sera d’avantage présentée.
Pour avoir cette notion plus complète de toutes les stratégies et nuances retrouvées dans
le régime de la communication, les professionnels choisissent d’occuper plus d’une place
à la fois. Il ne leur suffit pas d’être seulement un artiste plastique, ou d’écrire sur l’art
pour un seul magazine, ou d’investir dans un style artistique spécifique pendant toute une
carrière. Le professionnel plus valorisé à l’ère contemporaine sera celui qui occupera
plusieurs espaces en même temps. C’est le cas, par exemple, d’Allan Schwartzman, le
conservateur en chef du plus important musée d’art contemporain en plein air du Brésil,
l’Institut Inhotim. Il est l’un des fondateurs du New Museum à New York et travaille
comme critique d’art pour plusieurs médias américains, comme The New York Times et
Artforum International. Il est effectivement présent sur différents points importants du
réseau.
Un artiste doit ainsi devenir un critique d’art en écrivant sur sa propre exposition, ou
occuper la place d’un commissaire d’expositions en exposant des œuvres sélectionnées
d’autres artistes dans une galerie partenaire. Ainsi, selon le principe même du réseau qui
  36	
  
affirme que l’origine de l’information n’est plus le facteur clef pour son authentification,
la valeur est définie en réalité selon sa circulation simultanée. Le créateur n’est plus au
commencement du cercle car la circularité impose une ligne infinie où la multiplication
de l’information est la plus grande victoire d’un acteur, et non pas son élaboration.
L’idée doxale qui positionne l’artiste au début du processus de création n’a plus de sens
car le processus circulaire n’a plus d'origine : tous les professionnels du métier assument
le rôle de producteurs, et donc d’artistes. Les galeristes et les commissaires d’expositions
qui montrent et qui sélectionnent les œuvres sont aussi fondamentaux pour le bon
fonctionnement de l’art contemporain que les producteurs des œuvres. Sans eux, l’œuvre
n’existe pas, même si elle a été crée. Pour que ce modèle saturé et régi par la
communication fonctionne, toutes les fonctions doivent être mélangées.
b) L’effet de circularité
Une autre curiosité importante du régime de la communication est que la rétention
d'informations devient inconcevable. Avec l’effet de circularité, soit les acteurs sont dans
le réseau – gagnant, après ça, un crédit automatique - soit ils n’y sont pas, et par
conséquent, ils n’existent pas. En revanche, il est évident qu’il y a des artistes qui
survivent de leur art à l’ère actuelle tout en étant reconnus seulement dans leurs villes
d’origine, ou en gardant un style de peinture ou dessin classique ou moderne. Cela ne les
empêche pas d’exister dans un sens traditionnel du terme, mais leur interdit une carrière
internationale, et en conséquence, de faire partie de la scène globale de l’art
contemporain.
Cette caractéristique explique la raison pour laquelle nous entendons parler régulièrement
des mêmes artistes dans différents endroits du monde. Elle justifie aussi le fait que ces
mêmes artistes restent des années à être les sujets d’expositions dans plusieurs endroits en
dépit des nouveaux talents. Une artiste déjà rendue visible dans le réseau établira assez de
contacts pour y rester longtemps, de sorte que ses œuvres circulent en boucle, même si la
variation de sa production reste globalement stable. Le consensus autour de son travail
nourrit son prestige, pas le débat et les doutes qui suscitaient l’admiration d’un artiste
  37	
  
antérieurement. Comme l’émetteur et le récepteur de l’information se confondent, un
artiste dont le travail est validé peut rester dans ce circuit de manière indéterminée, ce qui
lui permet de s’auto-reférencier et de s’auto-consommer. Cela parce que les liens établis
entre les membres du réseau et ses créations gardent sa place dans cette sphère. C’est
exclusivement ce besoin que l’artiste doit satisfaire. Il doit être capable de discerner les
meilleures manières possibles de maintenir sa résonance dans le réseau.
Ce réseau a donc des critères exigeants et incertains et ne peut pas accueillir tous ceux qui
veulent en faire partie. Avec la saturation de ce réseau circulaire, la monotonie et
l’uniformité sont les risques centraux de l’ensemble du processus. Comme l’avant garde
n’est plus une option – une attitude révolutionnaire hors du système de la communication
exclut instantanément la possibilité que son agent ait la visibilité nécessaire – ce sont les
mêmes artistes qui doivent trouver des moyens de renouveler leurs travaux. Ils ne sont
pas autorisés, cependant, à questionner les lois de ce modèle, une fois qu’elles se
confondent et se fusionnent avec l’art lui-même.
c) L’effet de réduction de la valeur intrinsèque de l’œuvre
« L’art contemporain est son image. » (Cauquelin, 1992 ; 60). Les critères esthétiques de
beauté et de sublimation établis par Kant ne sont guère applicables à l’art contemporain.
Durant la domination de la communication, le contenant prime sur le contenu. Ainsi les
qualités primaires d’une œuvre d’art ne suffisent plus pour déterminer sa valeur.
L’époque actuelle repose sur le fait que tout peut être considéré comme étant de l’art, à
condition qu’il soit fait et montré par des agents reconnus comme importants dans la
logique du réseau international. C’est ce que Lucien Sfez appelle « simulation », une
absence de validité intrinsèque à l’œuvre en faveur d’une validité attribuée par le
système. « Sont congédiées alors les notions de valeurs esthétiques, de valeurs dites
réelles, substantielles (attachées à un objet précis, ayant des qualités sensibles) » (Sfez,
1994 ; 144). Le mérite est attribué, arbitraire; simulé.
Cette perspective fut particulièrement démontrée en 1958 par l’artiste conceptuel Yves
Klein. Il a conçu l’idée d’une exposition où rien ne serait montré. Réalisée à la galerie Iris
  38	
  
Clert dans le 6ème
arrondissement de Paris, l’exposition d’espaces vides appelée La
spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée
a attiré l’attention du public et de la presse spécialisée. Yves Klein expliquait son concept
à tous ceux qui voulaient l’entendre. Il a publié plusieurs manifestes qui annonçaient sa
quête pour l’immatériel, pour le sens le plus profond de l’art qui ne pouvait être manifesté
par aucune œuvre finalisée. Sa tentative réussie de questionner les concepts et les objets
artistiques a influencé plusieurs artistes par la suite. En 1966, Terry Akintson et Michael
Baldwin ont réalisé l’exposition The Air-Conditioning Show à la galerie Visual Art, à
New York. Seuls les climatiseurs occupaient l’espace. Quatre ans plus tard, Robert Irwin
réalisait son Experimental Situation à la galerie Ace à Los Angeles. Il postulait qu’une
galerie n’était jamais vide, même si rien n’y était montré. Finalement, le Centre George
Pompidou a fait une assemblage de toutes ces expositions en 2009, intitulée Vides : une
rétrospective16
. Toutes les salles du quatrième étage du musée, secteur dédié à l’art
contemporain, étaient absolument inoccupées.
	
  
Ces exemples extrêmes servent à nous prouver que l’une des principales particularités de
l’art contemporain est que l’œuvre n’a pas de valeur en elle-même. La seule opportunité
pour qu’elle acquière de la valeur est d’être située, exposée et diffusée dans le réseau
fermé et incontournable qui lui permet d’exister. Si c’était un artiste méconnu qui
montrait des espaces vides dans une petite galerie en Europe de l’Est, en Amérique du
Sud ou en Afrique, personne n’en aurait entendu parler. Ces expositions ont vraiment
existé parce qu’elles étaient élaborées par des artistes déjà célèbres, dans les endroits
phares de l’art contemporain à chaque époque. « […] la technologie n’est pas un moyen
au service d’une communication supplémentaire d’une œuvre déjà produite mais est
devenue le fondement même de la production ; la communication produit les œuvres,
produit le culturel. Et en cela ces productions ne sont pas isolées dans la culture globale.
Elles sont des objets parmi d’autres dans le contexte contemporain » (Sfez, 1994 ; 145).
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
16
Site Internet du Centre George Pompidou, consulté le 17 avril 2013.
http://www.centrepompidou.fr
  39	
  
Selon la pensée simulation qui caractérise l’art contemporain, le nom produit l’œuvre, il
devient plus important que l’œuvre elle-même, il possède une signification propre. Il
permet la production d’un produit et son exposition dans un espace approprié. Un nom
consolidé ouvre toutes les portes nécessaires pour le succès d’une nouvelle œuvre et, dans
le paradigme du réseau, il signifie l’étape ultérieure de validation après laquelle une
donnée devient incontestable. Finalement, comme la circulation de l’information est un
facteur plus précieux que la propre information, tout le régime de la communication
devient absolument cohérent avec l’art contemporain et sert comme un outil appréciable
pour le comprendre. Ce sont des clefs pour déchiffrer les règles de ce jeu complexe.
  40	
  
3) L’art contemporain et la mode : deux secteurs dirigés par les mêmes règles de
fonctionnement à l’ère du réseau
	
  
« C’est dans la seconde moitié du 14ème
siècle que le costume, féminin et masculin, se
modifia à nouveau. On assista alors à l’émergence du concept de mode » (Laver, 1995 ;
63). Depuis l’époque de la monarchie française - quand les habits ont commencé à se
différencier non seulement entre les diverses classes sociales, mais aussi au sein de la
même classe, notamment la noblesse - la mode vestimentaire est devenue une condition
préalable pour l’existence des sociétés humaines. Faisant partie de l’univers social
contemporain, la mode est insérée dans le même contexte dominé par le statut de la
communication précédemment discuté. Dans ce chapitre, j’établis une liaison entre
quelques concepts du régime présenté dans la deuxième sous-partie de ce mémoire et des
catégories décrites par la sociologie de la mode. J’analyse notamment trois notions qui
caractérisent le fonctionnement de l’art contemporain tel que décrit par Anne Cauquelin :
la nomination, la saturation et la simulation. Mon intention est de montrer que ces deux
secteurs apparemment non reliés sont en réalité régis par les mêmes règles structurelles.
3.1) La nomination et la personnalisation
La question de la personnalisation dans l’univers de la mode est directement liée à
l’apparition des premières marques de mode, également connues comme griffes. Les
maisons de mode furent créées après que le styliste anglais Charles Frederick Worth a
ouvert le chemin pour que la mode soit considérée une modalité créative et non comme
une simple industrie commerciale. Avant lui, tout le système fonctionnait à base de la
commande : la personne intéressée par l'achat d'une tenue faisait sa demande au
couturier, qui dessinait le vêtement sur mesure suivant les caractéristiques exigées par
son client. Worth était donc le premier couturier à considérer la possibilité que la
conception du vêtement pouvait se libérer des exigences des consommateurs et ainsi
suivre la ligne créative de son créateur. Ainsi, au fur et à mesure que les stylistes
deviendraient reconnus, les acheteurs viendraient automatiquement les chercher et
seraient prêts à accepter leurs propres croquis (Barrère et Santagata, 2005 ; 86-87).
  41	
  
C’est exactement ce qui s’est passé jusqu’à l’intervention du prêt-à-porter, le principal
chamboulement de la mode dans le 20ème
siècle. Après Worth et jusqu’en 1950, plusieurs
maisons de haute couture ont ouvert leurs portes tout en suivant les paradigmes de liberté
créative qu’ils avaient établis. C’est le cas de Jean Patou, Paul Poiret, Lanvin, Chanel,
Schiaparelli, Balenciaga et Dior, les précurseurs de la mode comme champs de création
artistique. L’acteur central du monde de la mode était devenu le styliste, génie créatif qui
lançait les nouvelles tendances que l’aristocratie suivrait par la suite. Cette transformation
de la figure du créateur en symbole de valeur ajoutée au vêtement a profondément
marqué l’histoire de la mode, et ce jusqu’à aujourd’hui.
Une des questions les plus souvent adressées aux célébrités lors de grands événements
culturels médiatisés – les grands prix de cinéma et de télévision, les semaines de mode,
les vernissages d’artistes célèbres ou les premières de spectacles importants – est toujours
la même: « Qui vous habille ce soir ? ». Cette interrogation représente la problématique
centrale du caractère nominatif de la société de communication en ce qui concerne la
mode. Le principal point abordé n’est pas le tissu dans lequel la robe est fabriquée, ou un
détail remarquable de sa structure. Le plus important dans le but d’établir la valeur d’une
tenue est de savoir si son créateur fait partie du réseau international de la mode. La
personne peut porter un vêtement tout simple qui passerait absolument inaperçu s’il
n’était pas un Chanel, un Dior, un Valentino. « La mode qui émerge après la Seconde
Guerre Mondiale devient une mode centrée sur les marques, séparant ainsi la création du
créateur » (Godart, 2010 ; 84). Cette caractéristique est ainsi équivalente à l’idée de
pensée simulation désigné par Anne Cauquelin dans l’univers de l’art contemporain :
l’information n’a pas une valeur en elle-même, mais uniquement grâce au contexte
communicationnel qui l’entoure et dont fait partie la puissance du nom de son créateur.
La marque n’est pas seulement un signe commercial qui aide un produit à être vendu,
mais un artifice de délimitation de son univers. Le fait de faire partie d’une marque
signifie que le produit représente au moins une fraction de la symbolique qui forme cet
ensemble de concepts. La marque signale une frontière, une délimitation du territoire.
Pour la mode, le plus important défendeur de cette barrière est le styliste : c’est lui qui
  42	
  
décide ce qui est inclus et ce qui ne peut pas être accepté dans son univers. Plusieurs
créateurs d’aujourd’hui habitent l’imaginaire figuratif nourri par les médias et la société
de communication. Leurs présences symboliques apportent de la valeur à ses produits, les
vêtements, parfois plus importants que les pièces elles-mêmes. « On rétorquera que si
Rick Owens figure aujourd’hui au pinacle des créateurs d’avant-garde, ce n’est pas tant
en raison des qualités de ses vêtements que de la mythologie associée à sa personne […]»
(Simnenauer, 2011 ; 15).
Ainsi, nous pouvons constater clairement que l’habillement, censé être la finalité
première de la confection, n’a plus tellement d’importance. En revanche, la signature du
styliste importe davantage que la valeur sur la création vestimentaire, qui finalement peut
être quelconque, dès que dessinée par quelqu’un d’important. Le nom est plus crucial
pour la validité du vêtement que sa qualité de fabrication, ses traces de style et sa beauté
esthétique. La préoccupation première des actrices qui passent par des tapis rouges des
grands événements médiatisés n’est pas si la tenue leur va bien – raison principale des
nombreuses critiques trouvées sur des blogs et des émissions mode à la suite d’un tel
événement, montrant des choix discutables de style – mais si le créateur est renommé. On
y voit donc l’exacte transposition des pensées réseau et simulation décrits précédemment
pour l’art contemporain.
La nomination est aussi expliquée par Anne Cauquelin comme une des stratégies dont
l’artiste se sert pour se différencier dans le réseau indifférencié de la communication.
Cette manœuvre a été aperçue et appropriée par les stylistes du 20ème
siècle, comme le
remarque Jill Gasparina : « À un moment donnée dans les années 70, les gens, dans la
mode internationale, ont commencé à observer la manière dont les artistes étaient traités
dans les médias. Des gens comme Calvin Klein, Ralph Lauren ou Giorgio Armani ont
commencé, par la photographie, la publicité, et la manipulation d’images, à s’auto-
promouvoir eux-mêmes comme artistes » (Fleury17
citée par Gasparina, 2006 ; 83).
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
17
Sylvie Fleury est une artiste suisse qui a choisi l’univers de la mode comme sujet de réflexion.
Elle travaille notamment sur l’exposition des objets de mode comme des ready-mades, ce qui souligne la
similitude entre la promotion des produits de luxe et des œuvres d’art.
  43	
  
Même si les stylistes ont très souvent une difficulté à se reconnaître comme artistes –
aspect qui sera expliqué dans la deuxième partie de ce mémoire – ils ont appris à se servir
des tactiques originellement élaborées par les artistes pour faire leur propre promotion et
faire connaître leurs noms et leurs images dans les médias.
La marque d’un artiste – le nom représenté par sa signature – est responsable pour valider
son travail. Un exemple est celui de l’artiste Damien Hirst, un des plus fidèles suiveurs de
la méthode artistique introduite par Andy Warhol dans les années 50. Il se positionne à la
fois comme artiste, collectionneur et entrepreneur d’art, puisqu’il travaille avec un groupe
de collaborateurs qui réalisent des œuvres en son nom. Ainsi, il a déjà assumé qu’il n’est
pas le seul producteur de son travail, argument qu’il utilise comme justificatif pour le fait
qu’il produit beaucoup, contrairement à la plupart des artistes. Ce positionnement a mené
à plusieurs accusations de manque d’authenticité et de plagiat, mais Hirst continue à être
représenté par deux des galeries les plus importantes du monde, Gagosian et White Club.
Il est sur la liste des artistes les plus chers et célèbres de la planète, mais il est loin de
faire l'unanimité entre les critiques et les experts d’art.
Par exemple, tout le monde sait qu’il ne peint pas ses peintures de points vides. C’est
comme les stylistes fameux qui engagent plusieurs autres créateurs talentueux qui se
cachent anonymement derrière eux. La ‘maison Hirst’ compte sur le marketing comme
son principal outil pour attirer l’intérêt. Comme le remarque un critique, ‘son génie
incontestable consiste à arriver à vendre les tableaux qu’il n’a même pas peint 18
» (Tang,
2012 ; 239)
Le nom d’un acteur qui est dans le réseau signale ainsi un mérite existant avant même
que son œuvre n’existe. Au sein du réseau de l’art contemporain, un objet conçu par un
artiste internationalement affirmé contient une validité inhérente à son existence. Même
avant d’être montrée ou de circuler physiquement sur le réseau, l’œuvre appartient déjà
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
18
Notre traduction. « For example, it is well known that he doesn’t paint his triumphantly vacuous
spot paintings.” Like name-brand fashion designers who employ a host of capable young designers toiling
in anonymity behind the scenes, the “House of Hirst,” so to speak, relies on marketing for its appeal. As
one critic notes, “His undeniable genius consists in getting people to buy the paintings he didn’t even paint.
» Xiyin Tang est chercheuse du Yale Information Society Project au Département de Droit de l’Université
de Yale. Sa ligne de recherche est centrée sur la question de la propriété intellectuelle à l’ère numérique.
  44	
  
au circuit symbolique qui lui confère une notoriété automatique. « […] avant d’avoir été
exposée, l’œuvre du peintre, ou plutôt son signe, circule déjà sur les circuits du réseau. Le
signe précède donc ce dont il est signe » (Cauquelin, 1992 ; 49). Avant que Karl
Lagerfeld, Marc Jacobs ou Tom Ford lancent leurs collections, il est déjà certain que
leurs créations dicteront les tendances de tout l’univers de la mode quelques mois plus
tard19
. Même si personne ne sait exactement ce qu’ils sont en train de concevoir, ce n’est
pas grave : la mode va obéir aux règles dictées par ses principaux acteurs quels que soient
les couleurs, coupes et tissus choisis. Leurs noms garantissent le succès de leurs produits.
3.2) La redondance et la saturation du réseau
Le réseau mondial de la société de communication préconise que pour qu’un artiste
existe, il faut que son œuvre soit présente simultanément dans plusieurs points
stratégiques. Être saturée veut exactement dire être identifiée dans tout le cercle de ce
réseau, soit avec une présence physique de l’œuvre, soit en faisant partie du contenu des
principaux médias de masse qui font circuler l’information de manière immatérielle. La
nature du réseau oblige donc à ce que l’artiste élabore un signe facilement associable à
son nom comme une autre stratégie de reconnaissance de son travail dans le réseau. En
faisant référence à ses travaux antérieurs, à quelques caractéristiques d’enregistrement de
sa marque personnelle déjà réussies ou à une particularité exclusive de son œuvre,
l’artiste arrive à réaffirmer sans cesse son importance dans cette chaîne de
communication.
Les effets de l’autoréférence, la tautologie et la répétition sont décrits par Anne
Cauquelin comme des prérequis pour la solidification de l’image d’un artiste. Or, ces
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
19
Les défilés de prêt-à-porter traduisent les tendances lancées dans les défiles de haute couture vers
des vêtements en large escale consommés par le grand public. Des entreprises de recherche de ces
tendances, comme la Première Vision, dictent les couleurs, tissus et impressions qui arriveront aux
passerelles deux ans plus tard. Ensuite, les styles lancés par les semaines de mode seront reproduits par les
marques de fast fashion – expression anglaise qui définit une mode d’accès facile et qui arrive rapidement
aux boutiques – et occuperont les vitrines des magasins partout dans le monde. (Schmid, 2008 ; 109- 113).
  45	
  
aspects-là cohabitent avec une autre exigence de ce régime : se renouveler de temps en
temps pour ne pas ennuyer le public et le marché. Les créateurs confrontent donc ces
deux réalités irréfutables tous les jours, et doivent choisir le bon moment d’appliquer
l’une des deux tactiques – ou les deux à la fois. Garder son propre patrimoine pour être
identifiable tout en innovant dans son travail est le plus intense défi auquel l’artiste fera
face à l’ère contemporaine. Il faut réussir à faire les deux pour ne pas se perdre dans la
multiplication d’informations existantes et, par conséquent, se faire expulser du réseau. Il
s’agit donc d’un choix de marketing dont le principal objectif est de garantir la valeur
commerciale de l’œuvre et la réputation personnelle de l’artiste.
Dans l’ère contemporaine, le style peut être référencié comme ‘stylisé’ – une construction
fabriquée, une pose délibérément utilisée par l’artiste dans le but de s’engager activement
dans l’identification publique de sa marque. Cela veut dire qu’il faut que nous changions
notre idée que le style est une authentique et réelle manifestation de la nature intérieure
de l’artiste. En fait, il s’agit d’une construction artificielle élaborée soigneusement et
composée d’objets spécifiques que l’artiste a placés dans le flux de commerce afin de
promouvoir sa marque. (Tang, 2012 ; 235)20
.
Un bon exemple de cette méthodologie autoréférentielle est l’œuvre du peintre abstrait
américain Brice Marden, l’un des plus célèbres peintres actuels. Exposé dans plusieurs
musées du monde et représenté par nombreuses galeries, le principal objet du travail de
Marden sont les couleurs, et non pas la forme. Ses premières créations partaient du
monochromatisme ou de plusieurs panneaux rectangulaires de taille identique, chacun
d’une couleur différente. Il a développé les bases fondamentales de la peinture
minimaliste. Plus tard dans sa carrière, il s’est lancé dans l’univers du dessin, qu’il avait
toujours pratiqué mais qu'il séparait fermement de sa peinture. Marden a inséré des traits
et lignes calligraphiques mélangées sur les toiles, toujours avec les mêmes couleurs, se
distanciant un peu de son travail de début de carrière mais gardant quand même ses
principes. En 1991, ses séries Muses et Cold Mountain marquaient cette nouvelle phase
moins sobre et plus mystique qui a suivi ses voyages en Thaïlande, Sri Lanka et Inde. Dix
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
20
Notre traduction. «In the contemporary era, style might be referred to as stylized – a fabricated
construction, a deliberate posing by the artist to actively engage in public identity-making. That is, we must
shift how we think about style from an authentic, real manifestation of an artist’s inner being to a carefully
plotted, deliberate construction that can be sad to be made up of only specific objects that the artist has
placed into the Stream of commerce with his ‘brand’ affixed. »
  46	
  
ans plus tard, de 2000 à 2006, il a produit la série The Propitious Garden of Plain Image,
constituée des travaux très similaires à ceux des années 90, mais qu’utilisaient seulement
cinq couleurs pour les lignes tortueuses qu’il avait établit comme sa marque de
commerce. (Sproccati, 1994; 132-134).
	
  
Image	
   3	
   -­	
   Study	
   for	
   the	
   muses	
   (Hydra	
   version)	
   1991,	
   Brice	
   Marden.	
   ©	
   Matthew	
   Marks	
  
Gallery.com	
  
	
  
	
  
	
  
Image	
   4	
   -­	
   The	
   Propious	
   Garden	
   of	
   Plane	
   Image,	
   First	
   Version,	
   2000-­2005,	
   Brice	
   Marden.	
   ©	
  
Matthew	
  Marks	
  Gallery.com	
  
	
  
Produisant des œuvres qui ont des rapports tellement proches entre elles, le peintre doit se
réinventer pour ne pas tomber dans une monotonie facilement identifiable par les médias.
C’est pour ça que son voyage en Orient au début des années 80 peut être considéré, au-
delà d’une recherche d’inspiration, comme un artifice pour créer une attente autour du
travail qui suivrait ce séjour. Comme déjà expliqué dans le deuxième chapitre, il s’agit
d’une stratégie d’auto promotion équivalente à l’avant-garde de l’époque moderne. Une
autre stratégie marketing qu’il a utilisée pour faire parler de sa figure fut d'admettre une
relation extraconjugale avec une journaliste de mode du magasin Vogue en 2011. Cette
Memoire M2 RENATA MOREIRA
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Memoire M2 RENATA MOREIRA

  • 1. Université Paris VIII Vincennes - Saint-Denis UFR Culture et Communication Année universitaire 2012-2013 « Les règles du jeu de la communication dans l’univers de la mode et dans le monde de l’art contemporain : différences et similitudes» Présenté pour l’obtention du Master Industries Créatives : médias, web, arts Préparé sous la direction d’Anolga Rodionoff, Maître de conférences habilitée à diriger des recherches Présenté et soutenu publiquement par Renata Azevedo Moreira 11294436 Session juin 2013
  • 3.   2   REMERCIEMENTS À mes parents, Coraci et Renato Moreira, pour l’amour et le soutien psychologique, moral et financier qui m’a permis d’avoir vécu ces deux années en France. À Anolga Rodionoff, pour l’orientation académique. À Virgile Durand, pour l’orientation professionnelle. À Maël Boutin, pour la rencontre avec l’art. Aux interviewés Vassilis Zidianakis, Piers Atkinson, Antonio Haslauer et Dudu Bertholini, pour leur collaboration. Aux institutions culturelles Gaité Lyrique et Sesc Belenzinho, pour l’accès aux données. À Charlotte Dronier, François Grellier et Pierre Hersant, pour la relecture orthographique. Aux amis du Brésil et de la France, pour leur présence constante.
  • 5.   4   SOMMAIRE AVANT-PROPOS …………………………………………………………………… 6 INTRODUCTION…………………………………………………………………..... 8 PARTIE I L’ART CONTEMPORAIN ET LA MODE : DES THÉORIES DISTINCTES TROUVENT LEURS POINTS D’INTERSECTION……………………………... 16 PARTIE II QUAND LA MODE CONQUIERT LES ESPACES D’ART CONTEMPORAIN : DIFFÉRENTES STRATÉGIES POUR EXPOSER LES VÊTEMENTS………. . 52 CONCLUSION……………………………………………………….……………… 92 BIBLIOGRAPHIE……………………………………………………………........… 96 ANNEXES…………………………………………………………………..……….. 101 TABLE DE MATIÈRES……………………………………………………………. 118
  • 7.   6   AVANT-PROPOS « Tout art est l’expression d’un phénomène psychique. L’art consiste donc en l’adaptation, aussi exacte qu’artistiquement possible pour l’auteur, de l’expression à la chose qu’il veut exprimer. Il s'ensuit que tous les styles sont acceptables, et qu’il n’y a pas de style simple ou complexe, ni de style étrange ou vulgaire 1 » (Pessoa, 1966 ; 114). Mes intérêts et passions ont guidé mes routes pendant toute ma vie. Avide, je les cherche ; résignée, je les suis, car il ne me semble pas possible d’agir différemment. Ce n’était pas pour étudier l’art que je suis venue faire un Master en France. Menée par le désir de l’inconnu et mobilisée par cette force vitale qui nous stimule à changer de vie, j’ai laissé de côté le journalisme pour découvrir de nouveaux domaines. Pourquoi pas les industries créatives ? La communication n’était pas un métier étranger pour moi, ni la culture, puisque j’avais travaillé comme journaliste culturelle pendant deux ans à São Paulo. Or, mon premier stage dans une agence de communication à Paris a un peu basculé mon univers ; cette profession ne me convenait pas. La mode, par contre, était une certitude depuis mon époque de reporter : pour le mémoire de la première année de Master, je m’y suis naturellement tournée. Il n’en a pas été différent pour la suite de mon parcours, ou au moins pas complètement différent. Mon immersion dans l’art est assez récente : septembre 2012. Avant cela, j’allais aux expositions, je visitais des musées… Je me suis toujours intéressée au sujet, mais il ne s’agissait pas d’une véritable passion. Le mois de septembre de l’année dernière m’a offert deux rencontres fondamentales pour ce bouleversement: au niveau personnel, un artiste ; au niveau académique, le cours Les Stratégies des Industries de Contenu à l’Université Paris 8. Confrontée avec les fascinantes règles du marché de l’art contemporain, je racontais mes nouvelles découvertes à mon nouvel artiste. Surtout, je                                                                                                                 1 Notre traduction. « Toda a arte é expressão de qualquer fenómeno psíquico. A arte, portanto, consiste na adequação, tão exacta quanto caiba na competência artística do fautor, da expressão à cousa que quer exprimir. De onde se deduz que todos os estilos são admissíveis, e que não há estilo simples nem complexo, nem estilo estranho nem vulgar.”
  • 8.   7   me les racontais à moi-même. Le sujet n’était pas évident, ni facile à suivre, mais je m’y suis penchée avec un effort important dont je ne me suis pas rendue compte initialement. Habituée à repérer l’arrivée soudaine de dévorantes passions, j’ai rapidement reconnu que l’art était un jeu auquel je pourrais jouer avec un grand plaisir. Je pourrais, moi aussi, devenir artiste d’une façon contemporaine, même sans jamais avoir eu le talent plasticien qui leur est normalement attribué (l’écriture a été mon parcours automatique depuis l’enfance). Quel métier démocratique ! Je me sentais au début d’une carrière, ce qui était vrai, et instantanément j’ai trouvé un stage dans une galerie d’art contemporain à Paris. Ce fut l’emploi le plus enrichissant de toute ma vie, parti d’une discussion qui a déclenché deux mois que je n’oublierai jamais. Depuis septembre 2012, j’ai choisi ce deuxième métier, un choix consolidé entre février et avril 2013 et que j’ai l’intention de poursuivre au Brésil à partir de septembre prochain, quand je rentrerai après cette fructueuse période Française. Ce mémoire est donc le résultat d’une étude qui rassemble deux grandes passions : la mode et l’art contemporain. Face au débat interminable qui date de l’émergence de la Haute Couture en 1870, j’ai voulu moi aussi me positionner. Finalement, quel est le point de rencontre fondamental entre la mode et l’art? Quelque chose a-t-il changé au cours du dernier siècle avec le développement de l’art contemporain ? Est-ce que cette transformation a pu rendre ces deux secteurs plus proches que jamais ? Je l’avoue, j’ai été énormément guidée par le cœur lors de cette recherche. Dans mon cas, cela a toujours été le moteur propulseur des tâches les plus importantes que j’ai accomplies.
  • 9.   8   INTRODUCTION Il existe certains sujets qui ne sont normalement pas abordés par les médias de communication de masse pour une raison de responsabilité éthique qui peut les impliquer. C’est le cas, par exemple, du suicide. Historiquement, la presse ne diffuse pas les affaires de suicide pour des raisons de précaution et de sécurité publique – divulguer les détails sur ce type d’événement pourrait encourager les personnes déjà susceptibles de mettre en marche leurs plans2 . Cette règle tacite peut être exceptionnellement rompue quand le suicide cause une implication directe dans la vie de la société, comme par exemple le blocage d’un monument d’accès public ou d’une avenue de grande circulation. Or, l’absence de détails lors de la publication de l’information est toujours valable. Le fonctionnement du métro parisien, par exemple, est constamment interrompu après des « accidents voyageurs » qui ne sont jamais très bien expliquées aux passagers qui sont déjà dans les wagons. Grâce aux fréquentes discontinuités de trafic, les gens peuvent présumer qu’il y a un haut niveau de suicide dans les métros parisiens. Néanmoins, ils ne pourront jamais en être sûrs. La raison est simple : si une information n’est pas communiquée, elle n’existe pas. Si un fait n’est pas diffusé, il ne s’est pas passé. Les théoriciens Anne Cauquelin et Lucien Sfez ont étudié attentivement le phénomène des médias à l’ère contemporaine. Ils ont observé que la société actuelle n’est plus orientée par la consommation, mais par la communication. La circulation de l’information devient tellement importante qu’elle implique la non-existence des événements qui ne sont pas divulgués. Cette interférence ultime des médias de communication de masse atteint les plus divers secteurs de la société, pouvant être dérivée et traduite en règles spécifiquement adaptées à chaque métier. Cauquelin a donc employé ce raisonnement pour expliquer les bouleversements subis par l’art dans le contexte contemporain. Selon ses observations, dans une ère où le réseau d’informations devient plus important que le fait lui-même, l’exposition et la divulgation de l’œuvre ont                                                                                                                 2 Le « danger d’imitation » est présent dans plusieurs codes de déontologie de la profession de journaliste consultés en langue portugaise, anglaise et française, notamment celui du Brésil, des Etats-Unis, de la Suisse, de Belgique et du Québec.
  • 10.   9   une dimension significativement plus puissante que l’œuvre elle-même. Autrement dit, les critères esthétiques normalement utilisés pour attribuer de la valeur à une œuvre n’ont plus d’importance face à son exposition et sa diffusion dans le réseau international de communication. L’industrie créative de la mode, de son côté, fut également soumise à de nombreuses transformations plus au moins concomitantes à celles traversées par l’art à partir de la fin du XIXème siècle. Considéré comme un simple secteur primaire de production de vêtements depuis le début de son développement, cette industrie a vu son parcours changer avec la parution de la Haute Couture. Désormais, le vêtement devient une expression personnelle de son auteur, et non plus seulement un artifice élaboré pour répondre aux envies individuelles de son acheteur. C’était le commencement d’un parcours de créativité et d’innovation centré sur la figure de l’auteur qui rapprocherait l’univers de la mode de celui des arts. De surcroît, les questionnements mis en évidence par les premiers artistes contemporains ont élargi les limites de ce qui pouvait être considéré un objet artistique et renforcé la possibilité d’acceptation d’autres modalités dans un univers auparavant assez restreint. J’ai conçu mon sujet de recherche sur une volonté de déchiffrer les similitudes et les différences existant entre ces deux domaines : la mode et l’art contemporain. Mon but est d’investiguer si la mode peut être catégorisée comme une modalité de l’art contemporain. Pour être capable de faire cette corrélation, j’ai fait une analyse approfondie des ouvrages L’art Contemporain et Petit Traité de l’Art Contemporain, d’Anne Cauquelin, ainsi que les livres Penser la Mode et Sociologie de la Mode du sociologue Frédéric Godard. Au fur et à mesure que je faisais une lecture comparative entre ces quatre ouvrages, je me surprenais à constater qu’il existait de nombreux points de rencontre entre ces deux domaines. Petit à petit, il était possible d’identifier plusieurs caractéristiques équivalentes entre les critères qui décrivent le système de l’art contemporain et ceux qui décrivent la mode. Il m’a semblé clair qu’il existait un sujet de recherche plus pertinent que de simplement découvrir si la mode peut être classifiée comme art – une question à laquelle je n’ai pas tardé à répondre après une confrontation approfondie avec la théorie de
  • 11.   10   Cauquelin. Il s’agit plutôt de dévoiler si les règles de fonctionnement qui régissent les deux domaines sont les mêmes. Je définis donc ainsi ma question de recherche : Dans quelle mesure les règles du régime de la communication utilisées par Anne Cauquelin pour définir l’art contemporain sont- elles applicables à la mode vestimentaire ? Mon hypothèse était que les normes qui gouvernent les deux secteurs sont les mêmes et que, par conséquent, la mode peut être considérée une modalité de l’art contemporain. Pour tester cette hypothèse, je me suis appuyée sur les questions suivantes : • Quels sont les principaux concepts de la théorie de la communication décrite par Anne Cauquelin applicables au domaine de la mode vestimentaire? • Quelles adaptations subissent ces notions dès que transposées à l’univers de la mode ? Existe-t-il des contraintes ou des limitations pour cette correspondance ? • Comment les acteurs des deux industries s’approprient-ils ces concepts à l’heure où l’on utilise la mode comme objet artistique? • Est-ce qu’un objet de mode exposé acquiert la même valeur qu’une œuvre d’art selon l’avis des artistes et des stylistes qui le produisent? J’ai divisé ma recherche en deux temps forts. D’abord, j’exploite les points de rencontre historiquement reconnus entre la mode et l’art. Ensuite, j’explique de façon détaillée les principaux concepts du régime de la communication tels que décrits par Cauquelin. Au bout de la première partie, je croise quelques idées centrales qui régissent le fonctionnement de l’art contemporain et je les transpose à l’univers de la mode, traçant une relation inédite entre les deux domaines sous les critères de cette théorie. Le terrain de recherche présenté dans la deuxième partie fut adopté à partir de deux expositions qui choisissaient la mode comme outil de représentation et manifestation de l’art contemporain. Au début, j’avais l’intention d’analyser trois expositions dans différents pays pour essayer d’avoir une plus grande généralisation du thème proposé.
  • 12.   11   Hélas, l’accès aux données d’une des expositions que je considérais intéressante pour le travail - The Giacometti Variations réalisée par l’artiste John Baldessari en 2010 à la Fondation Prada en Italie - n’était pas évident ni facilité par l’institution. De plus, elle serait la seule exposition à ne pas avoir été réalisée pendant l’année 2013, un facteur de complication lors des entretiens qui auraient dû être faits avec les commissaires des expositions et les stylistes participants. J’ai enfin délimité l’analyse en deux expositions : « Arrrhh ! Monstres de Mode » à l’espace d’art numérique Gaité Lyrique à Paris et « Move ! » réalisée par l’institution culturelle Sesc Belenzinho à São Paulo. Toutes les deux ont exposé le vêtement comme une œuvre d’art et comptaient sur des créateurs de mode pour produire les pièces d’art montrées. Pour étudier ces expositions, je me suis servi des documents officiels élaborés par chaque institution hôte. Pour « Arrrgh ! Monstres de Mode », la lecture du livre qui a inspiré l’exposition, Not a Toy – Radical Character Design in Fashion and Costume (Ce n’est pas un jouet – la radicalisation du character design dans la mode et le costume), une compilation de plusieurs articles sur la présence croissante de l’inspiration des personnages d’animation dans l’univers de la mode, fut le premier pas. Ensuite, j’ai étudié le catalogue de l’exposition, la fiche technique, le dossier de presse et le dossier pédagogique. Chaque élément m’a apporté différents aspects et points de vue de l’exposition, que j’ai confrontés avec les perceptions personnelles que j’ai rassemblées après avoir visité l’exposition. Par rapport à « Move ! », comme j’étais à Paris pendant la semaine où elle fut exposée à São Paulo, je me suis beaucoup concentrée sur les visuels et les vidéos montrant le montage et le déroulement de l’exposition pour avoir une bonne notion de sa conception même si j’étais à distance. J’ai par ailleurs eu accès au catalogue de l’exposition, au dossier de presse ainsi qu’au rapport de résultats de l’édition au niveau des médias qui l’ont diffusée. Le deuxième pas de ma recherche fut de m’entretenir avec les acteurs qui ont mis en place chacune des expositions. J’ai estimé qu’il serait important d’avoir à la fois les avis des personnalités liées au domaine de l’art et de celles liées au domaine de la mode. Ainsi, j’ai contacté les deux commissaires et j’ai choisi un styliste parmi ceux présents
  • 13.   12   dans chaque exposition. Comme je l’expliquerai dans les prochains chapitres, le critère utilisé pour sélectionner les créateurs de mode à être appelés est lié à leur reconnaissance dans le réseau international des médias de communication. Ensuite, j’ai élaboré quatre questionnaires quasiment pareils qui adaptaient notamment ma grille d’analyse aux univers pratiques analysés. Les détails qui changeaient d’une enquête à l’autre concernaient les spécificités de chaque métier et de chaque exposition. Les dix questions et réponses furent transcrites et quelques fragments sont utilisés comme appui de mon analyse lors de mon argumentation dans la deuxième partie du mémoire. Avant la structuration de mon terrain de recherche, la revue littérature sur les œuvres produites au sujet des relations entre la mode et l’art contemporain m’a permis de voir que la liaison entre les deux métiers est souvent vue de manière polémique par les chercheurs. Initialement, il y a une difficulté historique de situer la mode comme un sujet digne de recherche. L’œuvre Fashion-ology : an introduction to fashion studies, écrite par Yuniya Kawamura, sociologue du Fashion Institut of Technology à New York, décrit bien l’éloignement subi par la mode jusqu’à son acceptation comme un possible sujet de débat intellectuel. Considérée comme superflue et trop féminine pour une grand part des théoriciens, comme Jean-Jacques Rousseau dans le 18ème siècle et Theodor Adorno dans le 20ème , la mode n’a pas pu conquérir l’académie avant que Roland Barthes ne publie un premier ouvrage analysant le domaine sous une perspective sociologique. Le livre Système de la Mode, publié en 1967, fait une étude sur le signifié des jargons publiés par des magasines de mode américains et fut responsable d’une plus grande acceptation critique de ce domaine. C’est à la suite de cette publication que des chercheurs comme Frédéric Godart se penchent sur le sujet, produisant des œuvres qui ont servi de base pour la comparaison que j’établis entre les concepts de la mode et de l’art contemporain. Les premières connexions entre art et mode furent établies par Charles Baudelaire dans son ouvrage Le Peintre de la Vie Moderne, publiée en 1863. Cet œuvre analyse le poids de la mode comme source d’inspiration pour les artistes du mouvement impressionniste et leur préoccupation de bien retraiter les habits de la bourgeoisie représentée sur les tableaux. Intensifiée avec la démocratisation du concept d’œuvre d’art installé par l’art
  • 14.   13   contemporain, l’étude sur ce thème s’est élargie après que quelques artistes aient commencé à utiliser la mode comme instrument de travail. J’ai lu plusieurs articles discutant de la présence de la mode dans l’art contemporain, mais la plupart d’entre eux étaient assez superficiels et se contentaient de lister les artistes qui s’y étaient adonnés, sans investiguer profondément leurs motivations. L’ouvrage qui m’a fait découvrir des éléments importants d’analyse fut le livre L’art contemporain et la mode, écrit par la critique d’art Jill Gasparina. Elle exploite la mode comme un langage artistique, démontrant les différentes possibilités offertes par ce domaine créatif et aussi les nouvelles règles qui permettent la catégorisation de la mode comme une facette de l’art contemporain. Elle élabore une analyse assez riche des œuvres d’art faites à partir des produits de mode et aussi de l’étroite relation entre les acteurs et le fonctionnement pratique de ces deux industries. Une deuxième œuvre intéressante dans mes études sur les liaisons entre mode et art contemporain fut le livre Couture Culture : A Study in Modern Art and Fashion (Culture de la couture : une étude sur l’art moderne et la mode), de la sociologue du Département d’Art de l’Université de Stanford aux Etats-Unis, Nancy J. Troy. L’auteur utilise l’exemple du styliste français Paul Poiret pour tracer l’évolution de la haute couture dans le 20ème siècle, faisant des parallèles et définissant les similarités entre la culture pop et classique, le théâtre et le défilé, les grands magasins et les griffes de luxe, ainsi que la mode et le ready made. Avec ses articles académiques, Moda como Arte (La Mode comme Art) le philosophe et chercheur de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro, Pedro Andrade, fait un repérage critique de l’histoire de l’art et de ses possibilités de connexion avec la mode. Même s’il utilise une perspective classique qui donne la priorité à une vision esthétique de l’art assez éloignée de ma ligne de réflexion, Andrade réussit à aborder les aspects sociologiques communs entre les deux secteurs. Un autre article important pour comprendre l’évolution historique des liaisons entre mode et art fut écrit par Diana Crane, sociologue de l’Université de Pennsylvanie : Fashion and Art : Unrevealling a Complex Relationship (Mode et art : dévoilant une relation complexe). Elle explique notamment le concept « d’artification », défini comme la transformation de ce qui ne peut pas être classifié comme art en une forme d’art. Selon l’auteur, c’est
  • 15.   14   surtout la technique d’auto-promotion que les premiers stylistes célèbres ont utilisé pour valoriser leurs créations. Je me suis servie de toutes ces œuvres pour arriver à identifier et délimiter le sujet de ma recherche. Ce travail utilise donc l’argumentation du régime de la communication qui décrit l’art contemporain pour expliquer le fonctionnement de la mode actuelle. Dans une époque où le fait de rendre un sujet public devient fondamental pour son importance et son existence, les questionnements révélés par l’abandon de l’esthétique s’imposent aussi sur un domaine classiquement centré sur la beauté. Confronté aux changements menés par l’ère de la valeur relative, le système de la mode se voit, lui aussi, intrinsèquement affecté comme nous le verrons dans les prochains chapitres.
  • 17.   16   I - L’ART CONTEMPORAIN ET LA MODE : DES THÉORIES DISTINCTES TROUVENT LEURS POINTS D’INTERSECTION « Si la mode contribue à fabriquer l’esprit d’une époque, l’art est peut-être, en revanche, ce qui le saisit le mieux » (Gasparina, 2006 ; 34). A travers l’histoire, art et mode ont servi d'outils d’expression et de communication pour les créateurs et les consommateurs. Des supports classiquement différents – tissus pour l’un, toiles pour l’autre – reçoivent l’intervention d’artisans qui transforment les espaces vides en objets remplis de valeur matérielle et symbolique. Dans cette première partie, j’analyse le parcours tracé par ces deux industries du moment où elles se sont retrouvées jusqu’à l’ère contemporaine. Je cherche à dévoiler les caractéristiques communes à ces deux univers, les principaux acteurs des deux secteurs et les emprunts mutuels faits par l’un et par l’autre. J’essaie de comprendre également la manière dont la théorie du régime de la communication décrite par Anne Cauquelin arrive à discerner et à rassembler ces deux domaines. Mon objectif est de situer le lecteur dans le cadre théorique sélectionné pour mon investigation.
  • 18.   17   1) Art et mode vestimentaire: deux faits sociaux distincts qui se connectent à travers l’histoire La liaison entre art et mode est reconnue comme naturelle par le sens commun. Dans l’imaginaire collectif, reconnaître la mode comme une représentation artistique est absolument logique, même si son caractère commercial est davantage mis en évidence. Dans ce chapitre, je cherche initialement à trouver des définitions permettant de situer l’art et la mode dans le contexte de ma grille d’analyse, une fois démontré qu’il existe plusieurs concepts possibles. Ensuite, je propose une réflexion sur la manière dont cette connexion fut établie à l’origine : quelles sont les caractéristiques qui rapprochent ces deux secteurs originellement indépendants ? Depuis quand ces éléments ressemblants présentent des traces significatives de connexion entre les deux domaines ? Finalement, je montre avec des exemples pratiques que l’approximation entre ces deux notions est de plus en plus présente dans les deux champs. 1.1) La mode et l’art comme des objets d’études sociologiques Émile Durkheim, le précurseur de la sociologie en tant que discipline moderne, a introduit le concept de fait social comme étant « toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure » (Durkheim, 1895 ; 14). Pour être considéré comme un fait social, un phénomène doit obéir à quatre critères que le sociologue décrit dans l’ouvrage que font les principes de la sociologie moderne, Les règles de la méthode sociologique. Pour Durkheim, les faits sociaux n’existent que sous la condition d’être généralisés, extérieurs aux individus, d’avoir un pouvoir coercitif sur la société dans laquelle ils sont identifiés et de se répéter historiquement jusqu’à qu’ils soient validés dans certaine réalité sociale. Selon la définition de 1895, les faits sociaux sont donc traduisibles dans des formes de penser, sentir, agir et réfléchir qui existent antérieurement à l’existence de l’individu et qui lui sont, conséquemment, extérieures. Autrement dit, l’individu lui-même n’est pas en contrôle des phénomènes sociaux qui caractérisent la société dans laquelle il vit. Au
  • 19.   18   contraire, ces faits lui sont imposés comme des contraintes fondamentales de participation dans cette même société. « […] on peut définir aussi [le fait social] par la diffusion qu’il présente à l’intérieur du groupe, pourvu que, suivant les remarques précédentes, on aie soin d’ajouter comme seconde et essentielle caractéristique qu’il existe indépendamment des formes individuelles qu’il prend en se diffusant. » (Durkheim, 1895 ; 11). Ainsi, nous pouvons dire qu’un fait est considéré comme social dans la mesure où il demeure extérieur aux manifestations individuelles sous lesquelles il se diffuse. Il s’agirait donc d’un phénomène que les personnes n’ont pas le pouvoir de transformer individuellement ; il peut être changé seulement au fur et à mesure que ces transformations soient mises en place au cours des années et des générations. L’anthropologue contemporain de Durkheim, Marcel Mauss, a retravaillé le concept de phénomène social lancé par ce chercheur pour créer l’idée de « fait social total ». Pour arriver à cette classification, un fait doit être aperçu dans plusieurs domaines de la vie sociale en même temps : la religion, l’esthétique, l’économie, la vie politique, etc. « Les faits sociaux totaux sont ceux où s’expriment à la fois et d’un coup toutes sortes d’institutions » (Mauss, 1923-1924 ; 102). Selon ces deux théories, un fait social serait, pour donner un exemple dans l’univers de la mode, la popularisation du jeans à partir des années 1970. Le tissu fut crée en 1873 pour un fermier appelé Jacob Davis (Sullivan3 , 2007 ; 13-22). Il voulait fabriquer un vêtement résistant et capable de tenir le passage du temps même si porté régulièrement par les ouvriers agricoles. Conscient du potentiel de sa création, il a contacté son fournisseur de matière première, l’industriel Levi-Strauss, pour annoncer sa découverte et faire un dépôt de son produit. À partir de ce moment, la marque Levi’s fut crée et est rapidement devenue reconnue par tout le monde pour la production de jeans et denim. Or, le tissu ne fut popularisé qu’à partir de son introduction massive dans les films de western hollywoodiens des années 1950, sortant de la sphère nord-américaine et conquérant le goût populaire dans les années 1960. Les pantalons et vestes en jeans sont devenus un                                                                                                                 3 James Sullivan est historien du Fashion Institut of Technology à New York.
  • 20.   19   symbole de la culture subversive et des jeunes rebelles en 1970 et, depuis, se sont éparpillées partout dans le monde. Dans le monde de l’art, un fait social remarquable fut par exemple le pop art, un courant artistique fondé par Andy Warhol et qui peut aussi être considéré comme la marque identitaire de la ville de New York à partir de 1950. Basée sur la reproduction d’images amplement diffusées par les médias et originellement provenues d’une démarche commerciale, le pop art est devenu le fond d’écran d’une société inondée par le système capitaliste. Il s’agissait surtout d’un essai de transformer un côté purement lié au marché en art, et de lier définitivement art et commerce. Le courant a aussi croisé les frontières des États Unis, devenant un phénomène général extérieur à la société, et pout autant, social. La mode et l’art en général, par conséquent, s’insèrent dans la classification de faits sociaux totaux. Il n’y a pas seulement un, mais des nombres infinis de faits sociaux qui constituent ces deux domaines plus intégraux. Le choix de l’habillement fait partie des habitudes routinières des êtres humains, mais dépend de leurs cultures, croyances religieuses, classes sociales et aussi de leurs goûts personnels. L’art, de son côté, est aussi une facette incontournable de la vie de l’homme contemporain, même de ceux qui insistent à se situer « hors » des milieux artistiques classiques comme les musées et galeries d’art. Tous les gens sont mis en contact avec l’art d’une façon ou d’une autre : en allant au cinéma, en écoutant de la musique ou en lisant une œuvre littéraire. Il s’agit d’un fait social total inévitable, une partie fondamentale de l’existence humaine telle que constituée historiquement. Pour Frédéric Godart dans son ouvrage Sociologie de la Mode, il est possible d’identifier deux définitions cohérentes pour le secteur de la mode. La première est la mode comme « un type de changement social spécifique, régulier et non cumulatif et se déployant dans de multiples domaines de la vie sociale au delà de l’habillement » (Godart, 2010 ; 4). Cela peut être le cas de quelques comportements qui se répètent circulairement dans une période spécifique, comme par exemple une mode de prénoms populaires dans une
  • 21.   20   certaine décennie et dans un certain pays. La deuxième notion est celle qui situe la mode comme « l’industrie de l’habillement et du luxe (auxquels on peut ajouter les cosmétiques) dans laquelle de multiples acteurs, par exemple des professionnels et des entreprises, développent des carrières ou des stratégies » (Crane et Bovone, 2006 ; Djelic et Ainamo, 1999, cités par Godart). En ce qui concerne l’art, c’est aussi Marcel Mauss qui propose une catégorisation sociologiquement plus précise. « L’art a non seulement une nature sociale, mais encore des effets sociaux. Il est le produit de la fantaisie collective, mais il est aussi ce sur quoi on s’accorde et dont les effets sentimentaux sont relativement les mêmes chez tous à un moment donné, dans une société donnée » (Mauss, 1908 ; 205). L’art serait, ainsi, une activité créative construite et moulée par les interactions entre les individus qui la produisent et qui la consomment, agissant directement sur son élaboration. Cette même caractéristique peut être constatée dans le monde de la mode. 1.2) Les rapports entre mode vestimentaire et art : les premières liaisons entre les deux domaines « Depuis Baudelaire les grands artistes ont comploté avec la mode » (Adorno, 1970 : 400). Le principal penseur de l’École de Francfort avait des opinions strictes sur ce qui faisait partie du groupe restreint des contenus pouvant être considérés comme artistiques. Contestant la popularisation de l’art, la massification de la culture et la domination de l’Industrie Culturelle, il critiquait toutes les liaisons possibles entre mode et art, même s’il avouait que ces connexions étaient faites depuis longtemps par les artistes eux-mêmes. « La mode ne peut pas être séparée de l’art aussi clairement que le désirait l’art religieux bourgeois. Depuis que le sujet esthétique s’est polémiquement distancié de la Image  1  -­  Seaside,  de  James  Tissot.   ©  site  du  Musée  d’Orsay        
  • 22.   21   société et de son esprit dominant, l’art se communique avec cet esprit objectif, même s’il est erroné, au travers de la mode.4 » (Ibid ; 398). En citant Charles Baudelaire, le poète et théoricien de l’art qui a introduit le concept d’art moderne, Adorno retourne au 19ème siècle et fait référence aux peintres impressionnistes. Concentrés sur la transposition réaliste des habitudes et des comportements de la bourgeoisie des années 1850 jusqu’au début du 20ème siècle, des artistes comme Renoir, Monet, Manet, Tissot et Degas se sont aussi penchés sur les vêtements portés par ces hommes et femmes « modernes » privilégiés. Pour eux, les scènes quotidiennes et les paysages étaient également inspirants pour la manière dont les gens s’habillaient pour participer à ces événements. La richesse de détails des tenues représentées dans des œuvres comme La Femme à la Robe Verte, toile peinte par Monet en 1866, ou Seaside, achevée par James Tissot en 1878, montrent que la mode était une importante préoccupation dans le mouvement impressionniste.5 Ces artistes se servaient de la mode comme un symbole représentatif de ce nouveau style moderne qu’ils proclamaient en opposition à l’époque précédente. Cet aspect n’était pas valable pour leurs toiles seulement, mais aussi pour leurs vies privées et leurs comportements sociaux. Manet et Bazille, par exemple, utilisaient la façon de s’habiller comme une marque d’appartenance de cette modernité qu’ils retraitaient, même s’ils n’ont eu leurs travaux financièrement valorisés que tard dans leurs vies. La mode n’était donc pas une marque de fortune – comme c’était le cas pour les artistes romantiques – mais de tout l’imaginaire qui situait l’artiste comme un être bohémien et inaccessible. Cette nouvelle conception caractérisait toute une génération d’artistes, et aussi l’art moderne lui-même.                                                                                                                 4 Notre traduction. « Fashion cannot be separated from art as neatly as would suit bourgeois art religion. Ever since the aesthetic subject polemically distanced itself from society and its prevailing spirit, art communicates with this objective spirit, however untrue it is, though fashion. » 5 Le Musée d’Orsay a hébergé l’exposition L’Impressionnisme et la Mode, du 25 septembre 2012 au 31 janvier 2013. Plus de 70 chefs-d’œuvre du courant furent exposés, accompagnés pour la plupart des vêtements qui ont servi de modèles pour les peintres.
  • 23.   22   Le vêtement fonctionnait donc comme symbole d’appartenance à une catégorie d’individus : les artistes, sujets situés à marge de la société, incompréhensibles et complexes. L’art était traité plutôt comme un phénomène esthétique et abstrait que pratique et commercial. Cette idée a inondé l’imaginaire collectif jusqu’à l’émergence de l’art contemporain, ce qui a provoqué un changement dans le rôle de l’artiste, jusqu’à cet instant extérieur au processus de production et de diffusion de l’œuvre. Ainsi, une des plus grandes différences entre la mode et l’art historiquement mise en avant était justement le fait que la mode s’est toujours explicitement orientée vers des objectifs de profit, alors que l’art ne l’a pas souvent déclaré expressément. À cause de cette différentiation de buts et d’attentes, le secteur de la mode vestimentaire le plus associé aux secteurs artistiques fut toujours la haute couture. Ses origines datent du 14ème siècle au centre de la cour française, moment où la mode a commencé à servir comme artifice de différenciation entre la noblesse et le peuple commun (Barrère, Santagata, 20056 ; 54). Petit à petit, la mode de la cour d’Henri IV, Louis XIII et surtout Louis XIV parvenait aux autres cours européennes, dans un mouvement unidirectionnel. Cette domination du patrimoine français dans le domaine de la mode est restée constante jusqu’au début du 20ème siècle et l’arrivé du prêt-à-porter. Le lancement formel du concept de haute couture fut fait par Charles Worth à la fin des années 1850. Il fut le premier styliste à préconiser l’aspect créatif du travail de couturier, qui désormais passerait d’un simple suiveur de commandes à un vrai inventeur de styles, ou styliste (Laver7 , 1995 ; 27). La particularité de la haute couture, qui persiste jusqu’à présent, est la création de pièces uniques, sur mesure, et qui n’ont pas une nécessité de                                                                                                                 6 L’œuvre La mode – Une Économie de la Créativité et du Patrimoine à l’Heure du Marché date de 2005 et est l’un des principaux ouvrages sur l’économie de la mode écrit en langue française. Il a été rédigé par les économistes Christian Barrère, professeur à l’Université de Reims, et Walter Sagata, directeur du département d’Économie à l’Université de Turin de 2001 à 2004. 7 James Laver fut l’un des plus importants historiens de la mode du 20ème siècle. En 1968, il a produit le livre A Concise History of Costume, révisé et réédité en 1995.
  • 24.   23   suivre les règles du marché. Le modèle très luxueux et dirigé vers quelques centaines de clients au travers le monde est peu rentable et, par conséquent, meurt au fil des ans. En l’an 1940, il existait 106 maisons de haute couture dans le monde ; aujourd’hui, elles ne sont plus qu’une quinzaine (Barrère, Santagata, 2005 ; 188). Or, la logique de création d’images symboliques plutôt que d’établissement d’un système de profit basé sur la productivité correspondait d’avantage à la notion dominante de l'art. Avec un nombre aussi réduit d’acheteurs, la principale fonction de la haute couture est simplement figurative: garder les patrimoines français et italien de la mode comme les plus importants de la planète. « La plus grande différence entre la mode et les beaux-arts est l’utilité, qui bien sûr, est un aspect important de la valeur commerciale de la mode. Le critère de non utilité est aussi très important pour l’art. Les stylistes créent des articles qui doivent être utiles pour les consommateurs, même si l’utilité de certains types de robes, comme celles de gala ou de mariage, est vraiment limitée8 » (Crane, 2008 ; 3). 1.3) L’évolution du débat : la transformation de l’œuvre d’art en vêtement et du vêtement en œuvre d’art L’une des premières fois où la particularité de l’inutilité de l’art fut mise en question fut lors de la parution du concept d’arts décoratifs. Cette vraie bataille fut menée à la fin du 19ème siècle par le poète et dessinateur anglais William Morris. Pour lui, la séparation classique entre les arts plastiques considérés « majeurs » - la peinture et la sculpture - et les arts qui étaient quelques niveaux en dessous – la céramique, le verre, le métal, le textile et par conséquent, la mode – n’avait aucune raison d’être. Selon Morris, un objet fonctionnel pouvait aussi avoir une préoccupation esthétique explicite et, de cette façon, être considéré une œuvre d’art. « Pour William Morris, la distinction entre l’art et l’artisanat, entre la conception et l’exécution, devait être abolie : tout homme, à son échelle, pouvait être producteur de beauté – que ce soit dans la réalisation d’un tableau,                                                                                                                 8 Notre traduction. « A major difference between fashion and fine art is the issue of utility, which, of course, is an important aspect of the commercial value of fashion. The criterion of non- utility is very important in art. Fashion designers create artifacts for customers that are intended to be useful, even though the utility of certain types of dresses, such as wedding gowns and ball gowns, is quite limited”.
  • 25.   24   d’un vêtement, d’un meuble ; et tout homme également avait le droit, dans sa vie quotidienne, d’être entouré de beaux objets » (Houellebecq9 cité par Rioux, 2012 ; 65). Apparemment polémique, cette vision part d’une tentative réussie d’élever le statut de ces modalités artistiques, ce qui a amené par exemple à la création du Musée des Arts Décoratifs à Paris – et dans plusieurs villes européennes plus tard - avec le Musée de la Mode et du Textile comme sa subdivision. La mode est devenue officiellement une modalité des arts appliqués, constituée par des objets utilitaires qui contiennent aussi une fonction artistique en eux-mêmes. « Comme se nourrir serait une corvée sans l’appétit ou le plaisir de manger, la production des biens utilitaires sans art ou sans le plaisir de créer est fastidieuse » (Morris, 1889 ; 37). À partir du 20ème siècle, l’art a commencé à faire face aux nouveaux défis particuliers à l’ère postmoderne10 . Avec l’avènement de l’art contemporain, les manifestations artistiques on gagné les rues et se sont appropriées l’espace public. L’objectif était de contester la dictature de l’espace classique du musée et de la galerie comme les seules possibilités d’hébergement des œuvres. L’art a démarré une quête de nouvelles limites, une fois que les anciennes barrières n’étaient plus valables. Au fur et à mesure que l’objet artistique lui même était questionné par le ready made de Marcel Duchamp et de ses suiveurs, la possibilité d’inclure de nouvelles modalités dans l’univers artistique était de plus en plus évidente. Cette ouverture a obligé le public et les acteurs des métiers artistiques à prendre en considération l’hypothèse de trouver l’art où il n’était pas censé                                                                                                                 9 L’œuvre littéraire citée, La Carte et le Territoire, de Michel Houellebecq, fut tournée en sujet de l’exposition d’art contemporain Le monde comme volonté et comme papier peint, réalisée au Consortium de Djion en 2012. 10 La postmodernité est un concept défini par plusieurs auteurs au début du 20ème siècle pour distinguer cette période des époques pré moderniste et moderniste. Une des spécificités de cette nouvelle société est la nécessité et la valorisation extrême du bien-être et du plaisir, l’accumulation de fonctions au sein d’un même individu et, par conséquent, la fragilité de l’idée d’identité singulière d’une personne vers une multiplicité de facettes (Le Rider, 1991 ; 284-287).
  • 26.   25   exister dans la vision classique. Autrement dit, d’élargir son regard et d’être prêt à l’inattendu. Il s’agissait d’un vrai défi, d’un bouleversement de toutes les certitudes instaurées par des siècles de création artistique. «Ce défi consiste à trouver des formes de pénétration de l’expérience esthétique dans la vie des hommes modernes, dans cette même vie qui semble, tout le temps, jouer contre cette expérience. Sans le soutien traditionnel religieux et sans son ancienne fonction sociale, l’art cherche de nouvelles relations avec le monde dont elle fait partie 11 » (Andrade, 2011 ; 108). Il s’agissait, aussi, d’une belle opportunité pour que la mode s’affirme comme objet d’art. Le début des partenariats entre les créateurs de mode et les créateurs d’art est arrivée dans l’univers surréaliste (Dorigoni, 2012 ; §2). Un des plus anciens partenariats de l’histoire fut celui établi entre la styliste italienne Elsa Schiaparelli et quelques artistes surréalistes, notamment Salvador Dali. Dans les années 30, Schiaparelli a créé des séries de tenues inspirées par les œuvres d’artistes comme Jean Cocteau et Christian Bérard. En revanche, en 1937 elle a lancé le premier produit directement dérivé d’une collaboration entre un plasticien et une styliste : la Robe Homard, une robe blanche en organza où Dali a peint un homard, animal qu’il avait déjà utilisé pour produire son téléphone homard en 1936. La peintre a aussi peint la Robe Larmes (1938) et créé le                                                                                                                 11 Notre traduction. « Este desafio consiste em encontrar formas de penetração da experiência estética na vida dos homens modernos, nesta mesma vida que parece, a todo tempo, jogar contra ela. Sem o amparo tradicional religioso e sem sua antiga função social, a arte procura então novas relações com o mundo ao qual pertence.» Image  2  -­  Robe  Homard,  Elsa   Schiaparelli.  ©109blog.com  
  • 27.   26   célèbre Chapeau-Chaussure de la collection de printemps présentée par Schiaparelli en 1937 (Idem; §12-21). L’intimité entre mode et art s’est accentuée dans les années 1960 avec l’émergence du pop art. Ce courant fut conçu comme une réaction à l’Expressionisme Abstract qui dominait la scène artistique de l’époque. Pour les artistes du pop art, tout et n’importe quoi pouvait être considéré comme une forme d’art – même des reproductions de photographies en série. Travaillant sur le concept de reproductibilité des images iconographiques mises en avant par la communication de masse, ces artistes questionnaient le rôle de l’art dans le monde contemporain (Sproccati12 , 1994; 87) L’un des grands représentants de cette phase, Andy Warhol, qui a commencé sa carrière comme illustrateur de magasins de mode, est devenu un des symboles de la facette contestataire de la ville de New York. Dans le club Studio 54, les artistes, stylistes, cinéastes et acteurs les plus « branchés » de l’époque se retrouvaient dans une mission commune de démocratisation de l’art. Une grande partie des créateurs de mode essayait également de laisser tomber les influences des mouvements d’art plus traditionnels pour chercher de l’inspiration dans la culture populaire de masse. L’entreprise de la soupe Campbells, mondialement célèbre après son utilisation insistante dans les œuvres de Warhol, a profité de la gloire instantanée pour demander la collaboration de l’artiste dans la création des Souper Dresses – des robes aujourd’hui exposées au Metropolitan Museum of Art à New York. Les vêtements faits de papier étaient une réussite de stratégie marketing de la compagnie, qui les expédiait par courrier aux consommateurs qui avaient envoyé deux emballages de différentes saveurs de la soupe plus 1 dollar. C’était une manière pratique et économique d’avoir une œuvre d’art de Warhol chez soi – et même de s’habiller en œuvre d’art. De façon concomitante, Yves Saint Laurent créait une de ses collections les plus reconnues. Inspirée de l’œuvre de l’artiste abstractionniste Piet Mondrian, sa collection                                                                                                                 12 Sandro Sproccati est critique d’art et professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Académie de Beaux-Arts de Bologne, en Italie.
  • 28.   27   Hommage à Mondrian a gagné le podium du défilé de haute couture à la Fashion Week de Paris de 1965. Au total, dix modèles étaient présentés. Un d'entre eux, qui sera plus tard connu comme La Robe Mondrian, a fait la une de plusieurs magasins de mode à l’époque (Laver, 1995 ; 63). Dans les années 1980, la mode a obtenu son degré de reconnaissance artistique le plus élevé, commençant à être le sujet de plusieurs expositions dans des musées d’art partout dans le monde. Les artistes ont commencé à s’approprier davantage la mode pour leurs créations. C’est le cas de l’artiste suisse Sylvie Fleury, connue pour ses installations, qui expose des sacs d’achats en tant qu'objets surlignant les marques de mode, comme son porte-clefs d’automobile Chanel. La série de photographies Fashion, produite par l’artiste américaine Cindy Sherman en 1982, montre dix portraits de gens ordinaires mis en situations perturbantes, désobéissant aux critères normalement présents dans la presse consacrée à la mode. Dans l’art conceptuel, l’américaine Barbara Kruger travaille avec les symboles textuels. Une de ses œuvres phares est constituée par la phrase « I shop, therefore I am ». Les installations et performances de l’artiste tchèque Swetlana Heger sont construites à partir de partenariats avec des marques de mode et griffes de luxe, qu’elle exploite ostensiblement pour mettre en évidence le caractère commercial de l’art. Les œuvres de murano de l’artiste Jean- Michel Othoniel utilisent comme référence la préciosité du bijou pour orner les objets les plus inattendus, comme des arbres ou des lits. (Gasparina, 2006 ; 56-71).
  • 29.   28   2) Un bouleversement dans l’univers artistique : le régime de la communication Avec la révolution menée par Marcel Duchamp à partir des années 1915, le paysage artistique mondial a fait face à des transformations dramatiques. C’était la fin d’une ère dominée par l’esthétisme et le commencement d’une époque où la valeur d’un objet d’art n’était plus attribuée par ses caractéristiques propres, mais surtout par le fait qu’il soit exposé. Dans cette sous-partie, je traite des principaux concepts du régime de la communication principalement décrit par la philosophe française Anne Cauquelin. J’aborde les changements subis par le monde de l’art à partir de l’art moderne jusqu’à l’art contemporain. Ensuite, j’explique l’un des objets les plus importants qui règlementent ce nouveau système de fonctionnement à l’âge de la communication: le réseau. Au final, je me concentre sur les métamorphoses auxquelles font face les artistes et les œuvres d’art elles-mêmes avec ce nouveau paradigme. 2.1) De l’art moderne à l’art contemporain : une transformation sociale Quand nous classifions une modalité artistique comme de l’art dit classique, moderne ou contemporain, nous ne parlons pas forcement d’un modèle chronologique. Même si l’émergence de l’art contemporain se situe dans un moment historique précis, cela ne veut pas dire que toutes les créations artistiques de l’actualité fassent partie de ce style artistique. L’art contemporain correspond à un ensemble de nouvelles règles de fonctionnement qui régissent le marché de l’art et la mise en évidence d’un artiste et de son œuvre. Cela n’exclut pas la possibilité que d’autres styles d’art coexistent au sein de la production actuelle. L’art classique est un art de représentation du réel où les règles classiques de figuration, de perspective et des canons esthétiques sont respectées. L’art moderne rompt avec les canons de la figuration classique, mais respecte l’usage de matériaux traditionnels et exige une intériorité de l’artiste en gage de l’authenticité de la démarche. L’art contemporain, fondé sur la transgression des frontières qui définissent l’art pour le sens commun, est le genre d’art actuel valorisé par les institutions et le marché. Il est loin de faire l’unanimité, comme le montrent les conflits auxquels le monde de l’art a été soumis
  • 30.   29   […] ainsi que les situations de rejet et d’incompréhension du public » (Heinich13 citée par Sagot-Duvauroux et Moreau, 2010 ; 22). Ainsi, le principal effet de l'apparition de l’art contemporain n’était pas d’invalider tout ce qui était fait avant Duchamp, ou d’instaurer des nouveaux critères esthétiques comme l’avaient fait tous les mouvements artistiques précédents. L’art contemporain s’est établi comme un mode de travail des acteurs du marché face aux transformations lancées par le pouvoir croissant de la communication au début du 20ème siècle. Pour comprendre cela, il est nécessaire de retourner dans l’histoire à l’époque où la société n’était pas encore régie par ce régime, mais plutôt par celui de la consommation (Cauquelin, 1992 ; 13-39). À partir des années 1860, la réglementation de la société de consommation qui s’appliquait à l’art moderne consistait en trois agents principaux : les artistes, les intermédiaires et le public. Les œuvres des artistes modernes ont commencé à se baser sur des concepts d’abstraction, même s’il existait encore une pureté formelle propre à leurs travaux. Cette nouvelle façon de concrétiser l’œuvre était une manière de revendiquer leurs droits de créer librement après une rupture totale avec les règles autoritaires de l’Académie qui primait par le réalisme. Les artistes modernes étaient tout simplement ceux qui produisaient de l’art dit « moderne » : le début du trajet de l’œuvre était tracé par les mains créatives de ces artistes. À l’ère de la deuxième Révolution Industrielle, ils étaient chargés de produire des œuvres qui correspondaient aux besoins d’un marché qui n’avait plus la certitude garantie par l’Académie. Ils devaient désormais gagner de la force en devenant membres des mouvements et groupes d’artiste existants. S’ils s’en refusaient, il fallait créer de nouveaux collectifs ou bien faire le choix justifié de ne pas participer à aucun entre eux. Ce positionnement était élaboré avec l’aide de leurs marchands et servait comme une stratégie marketing personnelle. Le public, de son côté, était positionné à la fin de la ligne de la création artistique. Comme le principal consommateur, il était le destinataire final de l’œuvre, l’acheteur, celui que le producteur se devait de satisfaire. La formation d’une classe sociale                                                                                                                 13 Natalie Heinich est sociologue spécialisée de l’art contemporain et directrice du Centre de Recherche sur les Arts et le Langage.
  • 31.   30   bourgeoise fortunée permettait la croissance du nombre de grands collectionneurs capables d’acheter une grande quantité d’œuvres du même artiste. Le but de ce comportement était de marquer l’histoire de l’art à la fin de leurs vies, en donnant leurs collections formées pendant plusieurs années à un musée reconnu ou une institution culturelle prestigieuse. Une autre partie importante des acheteurs était constituée par les amateurs, qui achetaient un tableau pour le plaisir ou en espérant faire un investissement : l’artiste choisi pourrait, finalement, vendre ses œuvres beaucoup plus cher quelques années plus tard. Il ne faut pas oublier les consommateurs du regard, ceux qui observent les œuvres dans des musées ou galeries d’art, et qui fonctionnent comme un « bouche à oreille » pour diffuser le travail des nouveaux artistes et valider les nouvelles expositions. Le troisième élément du modèle de consommation possède la fonction la plus importante de tout le système. L’intermédiaire, l’acteur qui occupe le rôle auparavant assumé par l’Académie, devient la personne responsable pour décider de la valeur d’une œuvre et pour en faire sa promotion et sa publicité. L’émergence de la presse spécialisée en art, avec des revues et quotidiens qui se multipliaient à partir des années 1850, a établi la figure du critique comme centrale au régime de consommation de l’art moderne. Le marchand, lui aussi un intermédiaire, basait souvent ses choix sur les analyses des critiques. Il choisissait l’artiste selon son potentiel, il reconnaissait et défendait son œuvre dans les foires et salons d’art. C’était lui aussi qui prenait en charge la fonction d’exposer et de vendre son travail. Tous les deux – critique et marchand - avaient la possibilité de décider si une œuvre était de bonne qualité ou si elle n’avait pas la capacité esthétique pour avoir un impact dans l’histoire de l’art. Toute la logique expliquée ci-dessus fonctionnait très bien pour l’ère industrielle, où le fait de consommer était au cœur de la société. Au début du 20ème siècle, cependant, un autre facteur a conquis une dimension encore plus puissante que le commerce: la communication. Avec la mondialisation et la participation croissante des acteurs américains dans le marché d’art, il ne suffisait plus de rester en France, ou même dans la sphère européenne, pour que le producteur de contenu obtienne la reconnaissance qu’il cherche – surtout quand ce producteur est un artiste. Pour ne pas tomber dans l’anonymat,
  • 32.   31   il fallait qu’il réussisse à entrer dans le réseau complexe qui tend à organiser la société contemporaine. Les médias, l’ascension numérique, l’Internet et l’amélioration générale du niveau de vie avec le progrès technologique facilitaient la mise en contact de diverses cultures, ce qui rendait fondamental la présence d’une œuvre dans plusieurs endroits au même moment pour qu’elle gagne d’importance. L’internationalisation et l’appropriation des médias deviennent des points phares pour les artistes contemporains. En début de carrière, sur le segment de marché des artistes en voie de légitimation, les prix sont administrés de façon conventionnelle par les galeristes et sont sans rapport avec la loi de l’offre et de la demande. Lorsque la notoriété de l’artiste est acquise et que son nom est fortement médiatisé, alors le marché devient spéculatif et les prix aux enchères peuvent atteindre des niveaux très élevés (Moulin cité par Sagot-Duvaroux et Moureau, 2010 ; 27). 2.2) Un nouveau modèle de mise en valeur de l’œuvre : le réseau « Essayez de suivre un match sans en connaître les règles… ‘Je n’y comprends rien’, direz-vous. Il faut bien entendre par là que ce sont moins les objets montrés qui ne sont pas compris que l’ensemble du jeu, faute justement de connaître ses règles » (Cauquelin, 1996 ; 27-28). L’art contemporain est difficile à comprendre pour le grand public. Éloigné de ses pratiques, exclu du processus artistique présenté, perdu face à des nombreux espaces qui se remplissent d’œuvres qu’il ne reconnaît pas comme de l’art – des objets simples montrés sans aucune préoccupation esthétique, parfois sans aucune intervention dessus – le public n’est plus le principal destinataire de l’art. Les queues face aux musées et la visite des passants ignorants dans les galeries d’art n’ont aucune influence sur ce nouvel univers qui configure l’art contemporain. Les règles du jeu changent substantiellement et l’aspect central de cette transformation est le fonctionnement de la société autour d’un réseau. Ce réseau étant valable pour tout l’univers contemporain, il sera aussi valable pour le monde de l’art selon l’analyse d’Anne Cauquelin. « En termes de communication, le réseau est le système de liaisons multipôles, sur lequel peuvent être branchées un nombre
  • 33.   32   non défini d’entrées, chaque point du réseau général pouvant servir de départ pour d’autres microréseaux » (Cauquelin, 1992 ; 43). Pour cette théorie de la communication, on établit que ce réseau a un format circulaire et non linéaire. C’est-à-dire que le modèle n’est plus conçu de la forme triple et prévisible de l’ère moderne, qui comptait seulement sur le producteur, l’intermédiaire et le consommateur de contenu. En réalité, au moment où une information entre dans le réseau, son origine n’est plus importante : ce qui intéresse est sa capacité à se répercuter sur tous les points qui constituent ce réseau. Le réseau étant circulaire, une fois que l’information ou l’objet entre dans le cercle, elle ne peut plus en sortir. Ce format la pousse également à s'auto-référencier de façon quasi automatique, ce qui cause un effet tautologique où un fait peut être répété de nombreuses formes différentes mais qui ont toujours le même contenu. Les autres conséquences de ce modèle sont la saturation et la redondance, qui caractérisent cette impossibilité d’échappement ou de découverte d’autres solutions hors du réseau. Comme l’ensemble de ces attributs constitue un problème pour la logique même du système – un possible manque d’originalité, une répétition exhaustive et le conséquent manque d’intérêt de ceux qui ne sont pas rentrés dans ce réseau - il faut trouver des sorties alternatives pout éviter l’ennui tout en restant dans le réseau. Un des recours les plus efficaces pour résoudre cette difficulté est la nomination. « Le nom crée une différence, marque un objet sur le réseau indifférencié des communications » (Cauquelin, 1992; 45). Donner des noms soulage la sensation d’être au milieu de cet univers presque perturbateur où ni l’auteur ni l’objet lui-même ne sont plus importants que le fait d’être diffusé. Comme le titre gagne une importance logique pour le système, la parole et les mots commencent eux aussi à occuper une place phare dans ce nouveau contexte. Les mots, des instruments centraux des réseaux et des médias de communication de masse, servent à expliquer l’objet, à compléter l’information, parfois à jouer le rôle de l’information elle-même. C’est le « textobjet » qui rend le site textuel, selon Cauquelin.
  • 34.   33   Pour le théoricien de la communication Lucien Sfez, l’effet du réseau a aussi d’autres aspects fondamentaux qui régissent le monde contemporain et qui influencent directement l’univers de l’art et de la culture. « Nous pouvons dire que la culture globale de notre époque est celle d’une culture de la communication, c’est dire que ces concepts engendrent des pratiques communes à notre époque actuelle » (Sfez, 1994 ; 144). Il mentionne la disparition de la notion classique d’auteur, qui s’est plutôt substituée pour une idée qu’un auteur joue toutes les règles à la fois, et concentre tous les rôles dans sa propre figure. Cela signifie que les fonctions qui étaient complètement séparées dans l’art moderne commencent à se mélanger : le producteur doit agir comme son propre intermédiaire et aussi comme le public de sa propre œuvre (auto-consommation, auto- référence). Pour Sfez, s’il ne reste plus d’importance pour l’auteur lui-même ni pour l’objet en soi, l’auto-proclamation sert aussi comme recours. Il suffirait donc de dire que l'objet est une œuvre d’art et de réussir à l’insérer dans le réseau pour qu’il soit considéré – et, plus important, reconnu – comme un objet d’art. 2.3) Les conséquences des changements pour l’artiste et pour la définition d’œuvre d’art La « doxa » est un mot d’origine grecque qui fait référence à toutes les opinions, correctes ou fausses, qui représentent la pensée générale du sens commun. Le philosophe et anthropologue Pierre Bourdieu classifie la doxa comme une tentative d’organiser les idées ressemblantes et divergentes au sein une société. « […] L’expérience première du monde est celle de la doxa, adhésion aux relations d'ordre qui […] sont acceptées comme allant de soi. » (Bourdieu 1979: 549). La doxa attribuée à l’univers artistique est celle gouvernée par l’esthétique. Pour qu’un objet soit considéré comme de l’art plastique selon la doxa, il faut qu’il soit beau, qu’il ait une préoccupation évidente pour l’harmonie des éléments utilisés pour sa composition, et qu’il s’insère dans une classification traditionnelle – s’agissant d’une peinture, d’une sculpture, ou d’un dessin. Un autre élément important est l’absence d’utilité, comme nous l’avons déjà développé dans le premier chapitre. « Selon Kant et sa règle du désintéressement, seuls seront dits ‘d’art’ les objets sans notice, sans mode d’emploi, sans fonctionnalité» (Cauquelin,
  • 35.   34   1996 ; 58). Avec l’ascension de l’art contemporain et surtout les questionnements du ready-made mis en route par Duchamp – artiste qui a mis un urinoir dans la galerie d’art 291 à New York en 1917, l’intitulant La Fontaine – l’œuvre d’art commence à perdre ses caractéristiques jadis incontournables. Pourtant, la signature, le titre, le nom, vont plus que jamais lui attribuer de la signification. Il s’agit d’un chamboulement que la doxa n’a pas réussi à incorporer jusqu’aujourd’hui. Le régime de la communication imprime sa marque définitive sur l’univers artistique, permettant l’émergence d’un système révolutionnaire. « Comme l’histoire de l’art a évolué en interne, l’art contemporain signifie désormais un art produit dans une certaine structure de production jamais retrouvée précédemment dans toute l’histoire de l’art 14 » (Danto, 2006 ; 12). Cette structure a modifié le rôle des artistes, des auxiliaires de production, des acheteurs, de la circulation et même de la définition de l’œuvre d’art. Les principales transformations identifiées par Anne Cauquelin sont listées ci-dessous15 . a) La pensée réseau La plus importante source de pouvoir dans la société de la communication est l’information. Ainsi, l’acteur le plus valorisé dans la logique contemporaine est celui qui possède la plus grande quantité de données et de contenus à la fois. C’est-à-dire un musée ou une galerie européenne qui réussit à faire un partenariat avec une autre institution culturelle aux Etats-Unis, ou à Londres, pour exposer le travail d’un artiste considéré comme important. Les établissements culturels d’art contemporain montrent donc les œuvres des artistes qui font déjà partie de ce réseau, c’est-à-dire qui ont déjà une reconnaissance significative dans le marché de l’art. De la même façon, les grands collectionneurs qui font leurs choix d’artistes préférés en se basant sur leur présence dans                                                                                                                 14 Notre traduction. « Mas como a história da arte evoluiu internamente, a contemporânea passou a significar uma arte produzida dentro de certa estrutura de producão jamais antes vista em toda a historia da arte ». Arthur C. Danto est professeur émérite de l’Institut de Philosophie de l’Université Columbia à New York. Une importante partie de ses publications est dédiée à la critique d’art. 15 Les concepts sont définis par Anne Cauquelin dans son ouvrage déjà citée L’art Contemporain, publiée en 1992, entre les pages 48 et 63.
  • 36.   35   plusieurs lieux importants en même temps et sur les résultats des ventes aux enchères influencent directement les expositions dans les musées. De leurs côtés, les établissements culturels nourrissent le marché d’art en ajoutant de la valeur aux œuvres des artistes qu’ils exposent. Le système s'auto-alimente. Dans cette sphère où la détention de l’information est un grand artifice de prestige, un même acteur acquiert plus de force dans la mesure où il est capable de jouer plusieurs rôles à la fois. Plus il est trouvable sur plusieurs points du réseau en même temps, plus il gagnera d’importance dans le réseau lui-même. Cette possibilité d’omniprésence existe grâce aux médias et à la vitesse de circulation d’informations dans le monde globalisé. Les divers acteurs de l’univers de l’art – et de tous les autres métiers qui jouent les règles de la communication – sont en constant échange d’informations. Cette contrainte est nécessaire pour garder le dynamisme du réseau. Ces agents décident de l’artiste qui sera mis en évidence, du moment et de l’endroit où il devra exposer, et quelle pièce de sa production sera d’avantage présentée. Pour avoir cette notion plus complète de toutes les stratégies et nuances retrouvées dans le régime de la communication, les professionnels choisissent d’occuper plus d’une place à la fois. Il ne leur suffit pas d’être seulement un artiste plastique, ou d’écrire sur l’art pour un seul magazine, ou d’investir dans un style artistique spécifique pendant toute une carrière. Le professionnel plus valorisé à l’ère contemporaine sera celui qui occupera plusieurs espaces en même temps. C’est le cas, par exemple, d’Allan Schwartzman, le conservateur en chef du plus important musée d’art contemporain en plein air du Brésil, l’Institut Inhotim. Il est l’un des fondateurs du New Museum à New York et travaille comme critique d’art pour plusieurs médias américains, comme The New York Times et Artforum International. Il est effectivement présent sur différents points importants du réseau. Un artiste doit ainsi devenir un critique d’art en écrivant sur sa propre exposition, ou occuper la place d’un commissaire d’expositions en exposant des œuvres sélectionnées d’autres artistes dans une galerie partenaire. Ainsi, selon le principe même du réseau qui
  • 37.   36   affirme que l’origine de l’information n’est plus le facteur clef pour son authentification, la valeur est définie en réalité selon sa circulation simultanée. Le créateur n’est plus au commencement du cercle car la circularité impose une ligne infinie où la multiplication de l’information est la plus grande victoire d’un acteur, et non pas son élaboration. L’idée doxale qui positionne l’artiste au début du processus de création n’a plus de sens car le processus circulaire n’a plus d'origine : tous les professionnels du métier assument le rôle de producteurs, et donc d’artistes. Les galeristes et les commissaires d’expositions qui montrent et qui sélectionnent les œuvres sont aussi fondamentaux pour le bon fonctionnement de l’art contemporain que les producteurs des œuvres. Sans eux, l’œuvre n’existe pas, même si elle a été crée. Pour que ce modèle saturé et régi par la communication fonctionne, toutes les fonctions doivent être mélangées. b) L’effet de circularité Une autre curiosité importante du régime de la communication est que la rétention d'informations devient inconcevable. Avec l’effet de circularité, soit les acteurs sont dans le réseau – gagnant, après ça, un crédit automatique - soit ils n’y sont pas, et par conséquent, ils n’existent pas. En revanche, il est évident qu’il y a des artistes qui survivent de leur art à l’ère actuelle tout en étant reconnus seulement dans leurs villes d’origine, ou en gardant un style de peinture ou dessin classique ou moderne. Cela ne les empêche pas d’exister dans un sens traditionnel du terme, mais leur interdit une carrière internationale, et en conséquence, de faire partie de la scène globale de l’art contemporain. Cette caractéristique explique la raison pour laquelle nous entendons parler régulièrement des mêmes artistes dans différents endroits du monde. Elle justifie aussi le fait que ces mêmes artistes restent des années à être les sujets d’expositions dans plusieurs endroits en dépit des nouveaux talents. Une artiste déjà rendue visible dans le réseau établira assez de contacts pour y rester longtemps, de sorte que ses œuvres circulent en boucle, même si la variation de sa production reste globalement stable. Le consensus autour de son travail nourrit son prestige, pas le débat et les doutes qui suscitaient l’admiration d’un artiste
  • 38.   37   antérieurement. Comme l’émetteur et le récepteur de l’information se confondent, un artiste dont le travail est validé peut rester dans ce circuit de manière indéterminée, ce qui lui permet de s’auto-reférencier et de s’auto-consommer. Cela parce que les liens établis entre les membres du réseau et ses créations gardent sa place dans cette sphère. C’est exclusivement ce besoin que l’artiste doit satisfaire. Il doit être capable de discerner les meilleures manières possibles de maintenir sa résonance dans le réseau. Ce réseau a donc des critères exigeants et incertains et ne peut pas accueillir tous ceux qui veulent en faire partie. Avec la saturation de ce réseau circulaire, la monotonie et l’uniformité sont les risques centraux de l’ensemble du processus. Comme l’avant garde n’est plus une option – une attitude révolutionnaire hors du système de la communication exclut instantanément la possibilité que son agent ait la visibilité nécessaire – ce sont les mêmes artistes qui doivent trouver des moyens de renouveler leurs travaux. Ils ne sont pas autorisés, cependant, à questionner les lois de ce modèle, une fois qu’elles se confondent et se fusionnent avec l’art lui-même. c) L’effet de réduction de la valeur intrinsèque de l’œuvre « L’art contemporain est son image. » (Cauquelin, 1992 ; 60). Les critères esthétiques de beauté et de sublimation établis par Kant ne sont guère applicables à l’art contemporain. Durant la domination de la communication, le contenant prime sur le contenu. Ainsi les qualités primaires d’une œuvre d’art ne suffisent plus pour déterminer sa valeur. L’époque actuelle repose sur le fait que tout peut être considéré comme étant de l’art, à condition qu’il soit fait et montré par des agents reconnus comme importants dans la logique du réseau international. C’est ce que Lucien Sfez appelle « simulation », une absence de validité intrinsèque à l’œuvre en faveur d’une validité attribuée par le système. « Sont congédiées alors les notions de valeurs esthétiques, de valeurs dites réelles, substantielles (attachées à un objet précis, ayant des qualités sensibles) » (Sfez, 1994 ; 144). Le mérite est attribué, arbitraire; simulé. Cette perspective fut particulièrement démontrée en 1958 par l’artiste conceptuel Yves Klein. Il a conçu l’idée d’une exposition où rien ne serait montré. Réalisée à la galerie Iris
  • 39.   38   Clert dans le 6ème arrondissement de Paris, l’exposition d’espaces vides appelée La spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée a attiré l’attention du public et de la presse spécialisée. Yves Klein expliquait son concept à tous ceux qui voulaient l’entendre. Il a publié plusieurs manifestes qui annonçaient sa quête pour l’immatériel, pour le sens le plus profond de l’art qui ne pouvait être manifesté par aucune œuvre finalisée. Sa tentative réussie de questionner les concepts et les objets artistiques a influencé plusieurs artistes par la suite. En 1966, Terry Akintson et Michael Baldwin ont réalisé l’exposition The Air-Conditioning Show à la galerie Visual Art, à New York. Seuls les climatiseurs occupaient l’espace. Quatre ans plus tard, Robert Irwin réalisait son Experimental Situation à la galerie Ace à Los Angeles. Il postulait qu’une galerie n’était jamais vide, même si rien n’y était montré. Finalement, le Centre George Pompidou a fait une assemblage de toutes ces expositions en 2009, intitulée Vides : une rétrospective16 . Toutes les salles du quatrième étage du musée, secteur dédié à l’art contemporain, étaient absolument inoccupées.   Ces exemples extrêmes servent à nous prouver que l’une des principales particularités de l’art contemporain est que l’œuvre n’a pas de valeur en elle-même. La seule opportunité pour qu’elle acquière de la valeur est d’être située, exposée et diffusée dans le réseau fermé et incontournable qui lui permet d’exister. Si c’était un artiste méconnu qui montrait des espaces vides dans une petite galerie en Europe de l’Est, en Amérique du Sud ou en Afrique, personne n’en aurait entendu parler. Ces expositions ont vraiment existé parce qu’elles étaient élaborées par des artistes déjà célèbres, dans les endroits phares de l’art contemporain à chaque époque. « […] la technologie n’est pas un moyen au service d’une communication supplémentaire d’une œuvre déjà produite mais est devenue le fondement même de la production ; la communication produit les œuvres, produit le culturel. Et en cela ces productions ne sont pas isolées dans la culture globale. Elles sont des objets parmi d’autres dans le contexte contemporain » (Sfez, 1994 ; 145).                                                                                                                 16 Site Internet du Centre George Pompidou, consulté le 17 avril 2013. http://www.centrepompidou.fr
  • 40.   39   Selon la pensée simulation qui caractérise l’art contemporain, le nom produit l’œuvre, il devient plus important que l’œuvre elle-même, il possède une signification propre. Il permet la production d’un produit et son exposition dans un espace approprié. Un nom consolidé ouvre toutes les portes nécessaires pour le succès d’une nouvelle œuvre et, dans le paradigme du réseau, il signifie l’étape ultérieure de validation après laquelle une donnée devient incontestable. Finalement, comme la circulation de l’information est un facteur plus précieux que la propre information, tout le régime de la communication devient absolument cohérent avec l’art contemporain et sert comme un outil appréciable pour le comprendre. Ce sont des clefs pour déchiffrer les règles de ce jeu complexe.
  • 41.   40   3) L’art contemporain et la mode : deux secteurs dirigés par les mêmes règles de fonctionnement à l’ère du réseau   « C’est dans la seconde moitié du 14ème siècle que le costume, féminin et masculin, se modifia à nouveau. On assista alors à l’émergence du concept de mode » (Laver, 1995 ; 63). Depuis l’époque de la monarchie française - quand les habits ont commencé à se différencier non seulement entre les diverses classes sociales, mais aussi au sein de la même classe, notamment la noblesse - la mode vestimentaire est devenue une condition préalable pour l’existence des sociétés humaines. Faisant partie de l’univers social contemporain, la mode est insérée dans le même contexte dominé par le statut de la communication précédemment discuté. Dans ce chapitre, j’établis une liaison entre quelques concepts du régime présenté dans la deuxième sous-partie de ce mémoire et des catégories décrites par la sociologie de la mode. J’analyse notamment trois notions qui caractérisent le fonctionnement de l’art contemporain tel que décrit par Anne Cauquelin : la nomination, la saturation et la simulation. Mon intention est de montrer que ces deux secteurs apparemment non reliés sont en réalité régis par les mêmes règles structurelles. 3.1) La nomination et la personnalisation La question de la personnalisation dans l’univers de la mode est directement liée à l’apparition des premières marques de mode, également connues comme griffes. Les maisons de mode furent créées après que le styliste anglais Charles Frederick Worth a ouvert le chemin pour que la mode soit considérée une modalité créative et non comme une simple industrie commerciale. Avant lui, tout le système fonctionnait à base de la commande : la personne intéressée par l'achat d'une tenue faisait sa demande au couturier, qui dessinait le vêtement sur mesure suivant les caractéristiques exigées par son client. Worth était donc le premier couturier à considérer la possibilité que la conception du vêtement pouvait se libérer des exigences des consommateurs et ainsi suivre la ligne créative de son créateur. Ainsi, au fur et à mesure que les stylistes deviendraient reconnus, les acheteurs viendraient automatiquement les chercher et seraient prêts à accepter leurs propres croquis (Barrère et Santagata, 2005 ; 86-87).
  • 42.   41   C’est exactement ce qui s’est passé jusqu’à l’intervention du prêt-à-porter, le principal chamboulement de la mode dans le 20ème siècle. Après Worth et jusqu’en 1950, plusieurs maisons de haute couture ont ouvert leurs portes tout en suivant les paradigmes de liberté créative qu’ils avaient établis. C’est le cas de Jean Patou, Paul Poiret, Lanvin, Chanel, Schiaparelli, Balenciaga et Dior, les précurseurs de la mode comme champs de création artistique. L’acteur central du monde de la mode était devenu le styliste, génie créatif qui lançait les nouvelles tendances que l’aristocratie suivrait par la suite. Cette transformation de la figure du créateur en symbole de valeur ajoutée au vêtement a profondément marqué l’histoire de la mode, et ce jusqu’à aujourd’hui. Une des questions les plus souvent adressées aux célébrités lors de grands événements culturels médiatisés – les grands prix de cinéma et de télévision, les semaines de mode, les vernissages d’artistes célèbres ou les premières de spectacles importants – est toujours la même: « Qui vous habille ce soir ? ». Cette interrogation représente la problématique centrale du caractère nominatif de la société de communication en ce qui concerne la mode. Le principal point abordé n’est pas le tissu dans lequel la robe est fabriquée, ou un détail remarquable de sa structure. Le plus important dans le but d’établir la valeur d’une tenue est de savoir si son créateur fait partie du réseau international de la mode. La personne peut porter un vêtement tout simple qui passerait absolument inaperçu s’il n’était pas un Chanel, un Dior, un Valentino. « La mode qui émerge après la Seconde Guerre Mondiale devient une mode centrée sur les marques, séparant ainsi la création du créateur » (Godart, 2010 ; 84). Cette caractéristique est ainsi équivalente à l’idée de pensée simulation désigné par Anne Cauquelin dans l’univers de l’art contemporain : l’information n’a pas une valeur en elle-même, mais uniquement grâce au contexte communicationnel qui l’entoure et dont fait partie la puissance du nom de son créateur. La marque n’est pas seulement un signe commercial qui aide un produit à être vendu, mais un artifice de délimitation de son univers. Le fait de faire partie d’une marque signifie que le produit représente au moins une fraction de la symbolique qui forme cet ensemble de concepts. La marque signale une frontière, une délimitation du territoire. Pour la mode, le plus important défendeur de cette barrière est le styliste : c’est lui qui
  • 43.   42   décide ce qui est inclus et ce qui ne peut pas être accepté dans son univers. Plusieurs créateurs d’aujourd’hui habitent l’imaginaire figuratif nourri par les médias et la société de communication. Leurs présences symboliques apportent de la valeur à ses produits, les vêtements, parfois plus importants que les pièces elles-mêmes. « On rétorquera que si Rick Owens figure aujourd’hui au pinacle des créateurs d’avant-garde, ce n’est pas tant en raison des qualités de ses vêtements que de la mythologie associée à sa personne […]» (Simnenauer, 2011 ; 15). Ainsi, nous pouvons constater clairement que l’habillement, censé être la finalité première de la confection, n’a plus tellement d’importance. En revanche, la signature du styliste importe davantage que la valeur sur la création vestimentaire, qui finalement peut être quelconque, dès que dessinée par quelqu’un d’important. Le nom est plus crucial pour la validité du vêtement que sa qualité de fabrication, ses traces de style et sa beauté esthétique. La préoccupation première des actrices qui passent par des tapis rouges des grands événements médiatisés n’est pas si la tenue leur va bien – raison principale des nombreuses critiques trouvées sur des blogs et des émissions mode à la suite d’un tel événement, montrant des choix discutables de style – mais si le créateur est renommé. On y voit donc l’exacte transposition des pensées réseau et simulation décrits précédemment pour l’art contemporain. La nomination est aussi expliquée par Anne Cauquelin comme une des stratégies dont l’artiste se sert pour se différencier dans le réseau indifférencié de la communication. Cette manœuvre a été aperçue et appropriée par les stylistes du 20ème siècle, comme le remarque Jill Gasparina : « À un moment donnée dans les années 70, les gens, dans la mode internationale, ont commencé à observer la manière dont les artistes étaient traités dans les médias. Des gens comme Calvin Klein, Ralph Lauren ou Giorgio Armani ont commencé, par la photographie, la publicité, et la manipulation d’images, à s’auto- promouvoir eux-mêmes comme artistes » (Fleury17 citée par Gasparina, 2006 ; 83).                                                                                                                 17 Sylvie Fleury est une artiste suisse qui a choisi l’univers de la mode comme sujet de réflexion. Elle travaille notamment sur l’exposition des objets de mode comme des ready-mades, ce qui souligne la similitude entre la promotion des produits de luxe et des œuvres d’art.
  • 44.   43   Même si les stylistes ont très souvent une difficulté à se reconnaître comme artistes – aspect qui sera expliqué dans la deuxième partie de ce mémoire – ils ont appris à se servir des tactiques originellement élaborées par les artistes pour faire leur propre promotion et faire connaître leurs noms et leurs images dans les médias. La marque d’un artiste – le nom représenté par sa signature – est responsable pour valider son travail. Un exemple est celui de l’artiste Damien Hirst, un des plus fidèles suiveurs de la méthode artistique introduite par Andy Warhol dans les années 50. Il se positionne à la fois comme artiste, collectionneur et entrepreneur d’art, puisqu’il travaille avec un groupe de collaborateurs qui réalisent des œuvres en son nom. Ainsi, il a déjà assumé qu’il n’est pas le seul producteur de son travail, argument qu’il utilise comme justificatif pour le fait qu’il produit beaucoup, contrairement à la plupart des artistes. Ce positionnement a mené à plusieurs accusations de manque d’authenticité et de plagiat, mais Hirst continue à être représenté par deux des galeries les plus importantes du monde, Gagosian et White Club. Il est sur la liste des artistes les plus chers et célèbres de la planète, mais il est loin de faire l'unanimité entre les critiques et les experts d’art. Par exemple, tout le monde sait qu’il ne peint pas ses peintures de points vides. C’est comme les stylistes fameux qui engagent plusieurs autres créateurs talentueux qui se cachent anonymement derrière eux. La ‘maison Hirst’ compte sur le marketing comme son principal outil pour attirer l’intérêt. Comme le remarque un critique, ‘son génie incontestable consiste à arriver à vendre les tableaux qu’il n’a même pas peint 18 » (Tang, 2012 ; 239) Le nom d’un acteur qui est dans le réseau signale ainsi un mérite existant avant même que son œuvre n’existe. Au sein du réseau de l’art contemporain, un objet conçu par un artiste internationalement affirmé contient une validité inhérente à son existence. Même avant d’être montrée ou de circuler physiquement sur le réseau, l’œuvre appartient déjà                                                                                                                 18 Notre traduction. « For example, it is well known that he doesn’t paint his triumphantly vacuous spot paintings.” Like name-brand fashion designers who employ a host of capable young designers toiling in anonymity behind the scenes, the “House of Hirst,” so to speak, relies on marketing for its appeal. As one critic notes, “His undeniable genius consists in getting people to buy the paintings he didn’t even paint. » Xiyin Tang est chercheuse du Yale Information Society Project au Département de Droit de l’Université de Yale. Sa ligne de recherche est centrée sur la question de la propriété intellectuelle à l’ère numérique.
  • 45.   44   au circuit symbolique qui lui confère une notoriété automatique. « […] avant d’avoir été exposée, l’œuvre du peintre, ou plutôt son signe, circule déjà sur les circuits du réseau. Le signe précède donc ce dont il est signe » (Cauquelin, 1992 ; 49). Avant que Karl Lagerfeld, Marc Jacobs ou Tom Ford lancent leurs collections, il est déjà certain que leurs créations dicteront les tendances de tout l’univers de la mode quelques mois plus tard19 . Même si personne ne sait exactement ce qu’ils sont en train de concevoir, ce n’est pas grave : la mode va obéir aux règles dictées par ses principaux acteurs quels que soient les couleurs, coupes et tissus choisis. Leurs noms garantissent le succès de leurs produits. 3.2) La redondance et la saturation du réseau Le réseau mondial de la société de communication préconise que pour qu’un artiste existe, il faut que son œuvre soit présente simultanément dans plusieurs points stratégiques. Être saturée veut exactement dire être identifiée dans tout le cercle de ce réseau, soit avec une présence physique de l’œuvre, soit en faisant partie du contenu des principaux médias de masse qui font circuler l’information de manière immatérielle. La nature du réseau oblige donc à ce que l’artiste élabore un signe facilement associable à son nom comme une autre stratégie de reconnaissance de son travail dans le réseau. En faisant référence à ses travaux antérieurs, à quelques caractéristiques d’enregistrement de sa marque personnelle déjà réussies ou à une particularité exclusive de son œuvre, l’artiste arrive à réaffirmer sans cesse son importance dans cette chaîne de communication. Les effets de l’autoréférence, la tautologie et la répétition sont décrits par Anne Cauquelin comme des prérequis pour la solidification de l’image d’un artiste. Or, ces                                                                                                                 19 Les défilés de prêt-à-porter traduisent les tendances lancées dans les défiles de haute couture vers des vêtements en large escale consommés par le grand public. Des entreprises de recherche de ces tendances, comme la Première Vision, dictent les couleurs, tissus et impressions qui arriveront aux passerelles deux ans plus tard. Ensuite, les styles lancés par les semaines de mode seront reproduits par les marques de fast fashion – expression anglaise qui définit une mode d’accès facile et qui arrive rapidement aux boutiques – et occuperont les vitrines des magasins partout dans le monde. (Schmid, 2008 ; 109- 113).
  • 46.   45   aspects-là cohabitent avec une autre exigence de ce régime : se renouveler de temps en temps pour ne pas ennuyer le public et le marché. Les créateurs confrontent donc ces deux réalités irréfutables tous les jours, et doivent choisir le bon moment d’appliquer l’une des deux tactiques – ou les deux à la fois. Garder son propre patrimoine pour être identifiable tout en innovant dans son travail est le plus intense défi auquel l’artiste fera face à l’ère contemporaine. Il faut réussir à faire les deux pour ne pas se perdre dans la multiplication d’informations existantes et, par conséquent, se faire expulser du réseau. Il s’agit donc d’un choix de marketing dont le principal objectif est de garantir la valeur commerciale de l’œuvre et la réputation personnelle de l’artiste. Dans l’ère contemporaine, le style peut être référencié comme ‘stylisé’ – une construction fabriquée, une pose délibérément utilisée par l’artiste dans le but de s’engager activement dans l’identification publique de sa marque. Cela veut dire qu’il faut que nous changions notre idée que le style est une authentique et réelle manifestation de la nature intérieure de l’artiste. En fait, il s’agit d’une construction artificielle élaborée soigneusement et composée d’objets spécifiques que l’artiste a placés dans le flux de commerce afin de promouvoir sa marque. (Tang, 2012 ; 235)20 . Un bon exemple de cette méthodologie autoréférentielle est l’œuvre du peintre abstrait américain Brice Marden, l’un des plus célèbres peintres actuels. Exposé dans plusieurs musées du monde et représenté par nombreuses galeries, le principal objet du travail de Marden sont les couleurs, et non pas la forme. Ses premières créations partaient du monochromatisme ou de plusieurs panneaux rectangulaires de taille identique, chacun d’une couleur différente. Il a développé les bases fondamentales de la peinture minimaliste. Plus tard dans sa carrière, il s’est lancé dans l’univers du dessin, qu’il avait toujours pratiqué mais qu'il séparait fermement de sa peinture. Marden a inséré des traits et lignes calligraphiques mélangées sur les toiles, toujours avec les mêmes couleurs, se distanciant un peu de son travail de début de carrière mais gardant quand même ses principes. En 1991, ses séries Muses et Cold Mountain marquaient cette nouvelle phase moins sobre et plus mystique qui a suivi ses voyages en Thaïlande, Sri Lanka et Inde. Dix                                                                                                                 20 Notre traduction. «In the contemporary era, style might be referred to as stylized – a fabricated construction, a deliberate posing by the artist to actively engage in public identity-making. That is, we must shift how we think about style from an authentic, real manifestation of an artist’s inner being to a carefully plotted, deliberate construction that can be sad to be made up of only specific objects that the artist has placed into the Stream of commerce with his ‘brand’ affixed. »
  • 47.   46   ans plus tard, de 2000 à 2006, il a produit la série The Propitious Garden of Plain Image, constituée des travaux très similaires à ceux des années 90, mais qu’utilisaient seulement cinq couleurs pour les lignes tortueuses qu’il avait établit comme sa marque de commerce. (Sproccati, 1994; 132-134).   Image   3   -­   Study   for   the   muses   (Hydra   version)   1991,   Brice   Marden.   ©   Matthew   Marks   Gallery.com         Image   4   -­   The   Propious   Garden   of   Plane   Image,   First   Version,   2000-­2005,   Brice   Marden.   ©   Matthew  Marks  Gallery.com     Produisant des œuvres qui ont des rapports tellement proches entre elles, le peintre doit se réinventer pour ne pas tomber dans une monotonie facilement identifiable par les médias. C’est pour ça que son voyage en Orient au début des années 80 peut être considéré, au- delà d’une recherche d’inspiration, comme un artifice pour créer une attente autour du travail qui suivrait ce séjour. Comme déjà expliqué dans le deuxième chapitre, il s’agit d’une stratégie d’auto promotion équivalente à l’avant-garde de l’époque moderne. Une autre stratégie marketing qu’il a utilisée pour faire parler de sa figure fut d'admettre une relation extraconjugale avec une journaliste de mode du magasin Vogue en 2011. Cette