1. Numéro 2 - Février 2013
Le capitalisme, c’est autant l’exploitation de l’Homme que de la nature.
Porter l’émancipation
du monde du travail
entretien
Quelques pages pour discuter « travail » avec
Alain Lipietz, Dominique Meda et Rémi Bazil-
lier : chômage de masse, centralité du travail,
protection des travailleurs menacée, progrès
technique,… vivons-nous une crise du travail ?
p. 11
L’(éco)socialisme : porter
l’émancipation du monde du
travailp. 7
L’industrie automobile
au cœur de la transition
écologique, p. 4
socialistefaire le socialisme du 21e
siècle
éco
la revue
Dossier
2. 7 mois de la gauche au
pouvoir et une ques-
tion demeure : est ce
que l’action conduite
par le chef de l’Etat
est à la hauteur de
l’impératif social et
environnemental ? Le Président a marqué le
début du quinquennat par un discours juste
et ambitieux en ouvrant le débat sur la transi-
tion énergétique. Les premières mesures an-
noncées par Delphine Batho sur le photovol-
taïque ou sur l’éolien vont indiscutablement
dans la bonne direction.
Mais le mythe de la croissance est au cœur
de l’action du gouvernement sans prendre
en considération que nous vivons dans un
monde fini, que le pic de pétrole est atteint,
que les pays développés sont depuis de long-
temps déjà entrés dans une ère de croissance
faible. La ritournelle de « retrouvons la crois-
sance, cela créera de l’emploi » est inexacte
et incite à ne pas s’interroger sur son contenu.
Le débat sur les gaz de schiste renait ainsi en
permanence, reflétant l’absence de prise en
compte par certains des risques sanitaires, du
dérèglement climatique et révèle une inquié-
tante perméabilité aux lobbies.
L’agenda du parlement nous laisse circons-
pects. Avoir renvoyé en commission, aux ca-
lendes grecques, le texte sur les ondes élec-
tromagnétique est révélateur. Le Parlement
sera très probablement en session jusqu’à
qu’en août et aucun texte d’envergure sur les
questions environnementales n’est à l’ordre
du jour. Rien sur la réforme du code minier,
rien sur la biodiversité et surtout rien sur la
transition énergétique dont on sait que le dé-
bat ne se conclura pas en avril comme prévu
initialement.
Enfin, la question centrale de la fiscalité éco-
logique manque. La seule annonce faite sur
le sujet ne servira qu’à financer à hauteur de
3 milliards, et seulement à l’horizon 2016,
le « Crédit impôt compétitivité emploi » au
lieu de consacrer ces recettes à la transition
énergétique. Le Projet loi de finances 2014
qui se prépare déjà dans les bureaux de Bercy
doit être l’occasion, sans plus attendre, d’ali-
gner la fiscalité du diesel sur les autres car-
burants, de mettre en place une contribution
climat énergie de 32€ la tonne de carbone.
Ces nouvelles recettes permettront de finan-
cer le chèque-transport indispensable aux
classes populaires des territoires périurbains
; et les deux tiers de la contribution climat
énergie devront être reversés aux ménages
des classes populaires par un crédit d’impôt.
La transition énergétique sera d’autant plus
acceptée qu’elle s’accompagnera d’une nou-
velle répartition des richesses.
L’urgence sociale et l’urgence climatique sont
trop importantes pour que nous restions les
bras ballants. Notre responsabilité sera d’en
être les acteurs. Nous savons que le change-
ment prend du temps. 2013 doit être l’année
de la transition énergétique pour les socia-
listes. Plutôt que d’être attentistes et de de-
mander par la suite, en cas de problème, un
droit d’inventaire, nous préférons exprimer
notre devoir d’impatience.
Thierry Marchal-Beck
Président des Jeunes Socialistes
EDITO
Il est urgent d’être impatient
d
une initiative
2
3. Directeur de la publication :
Thierry Marchal-Beck
Rédactrice en chef :
Juliette Perchepied
Maquette :
Richard Chesneau
Imprimé par nos soins
Edito 2
Société en mouvement - l’Alter-Summit de Florence 4
Le chiffre du mois 4
Santé - Cancers professionnels, l’exemple de l’amiante 5
Travail - L’industrie automobile au coeur de la transition écologique 4
LEDOSSIER-porterl’émancipationdumondedutravail 7
L’(éco)socialisme : porter l’émancipation du monde du travail 7
Entretien avec Alain Lipietz, Rémi Bazillier et Dominique Méda 11
Zoom sur... - Le travail, outil de domination patriarcal ? 16
Fiche de lecture - Le travail, grand oublié du développement 17
durable, Rémi Bazillier
Un peu d’histoire - Du 19è
siècle aux 35h, histoire du partage 18
du temps de travail
Débats - Utopia : la centralité de la valeur travail 20
Débats - Décroissance choisie ou récession subie 22
L’actualité de l’écosocialisme 24
ILS ONT CONTRIBUÉ À CE NUMÉRO
Thierry Marchal-Beck
Juliette Perchepied
Romain Bossis
Yacine Baouch
Floréale Mangin
Alizée Ostrowski
Lucas Trotouin
Mathilde Maulat
Laura Slimani
Charline Renaud-Dhyèvre
Richard Chesneau
Anthony Aly
Yoann Simboiselle
Rama Sall
Morgan Vallet
Mathieu Alapetite
Pierre Doubovetzky
Renzo Varini
Et merci à :
Utopia
Vincent Liegey
La Gauche Durable
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3
SOMMAIRE
4. Le chiffre du mois
Augmenter à 10 ansla garantie légale des biens de
consommation, une proposition des Amis de la Terre.
Lorsque qu’un fabricant de téléphone bride
volontairement la durée de son produit pour
en adapter la durée de garantie, il programme
son obsolescence. Un seul but : le rendre
démodé en sortant des nouvelles versions
à rythme effréné. C’est la toujours la même
logique : produire pour produire, sans se
soucier de l’épuisement des ressources. Ce
système ne tendra pas, de lui-même, vers la
production de produits robustes, durable et à
faible impact environnemental.
La plupart des produits défectueux ne sont
jamais réparés. Soit pour des raisons de
conception, lorsque qu’ils ne sont pas dé-
montables. Soit quand une réparation revient
plus chère qu’un changement complet de
l’objet. Augmenter la durée de garantie lé-
gale des biens manufacturés obligera les in-
dustriels à concevoir pour durer et non pour
uniquement vendre. Cela incitera également
à l’éco innovation, la France a des atouts à
faire valoir sur ce domaine. Enfin, le débat
engendré par cette proposition permettra de
mettre en lumière l’économie de la fonction-
nalité. Réfléchir à l’utilité plutôt qu’au simple
produit, le service rendu plutôt que la posses-
sion.
Société en mouvement
Alter-Summit de Florence : Pour une conver-
gence des peuples d’Europe vers la transition
sociale et écologique
Dix ans après le premier Forum Social Euro-
péen, et alors que l’Europe subit encore crise
systémique et cures désastreuses d’austérité,
se tenait du 8 au 11 novembre dernier l’Alter
Summit à Florence en Italie, rencontre euro-
péenne des mouvements sociaux. La capitale
toscane a ainsi accueilli de nombreux partis
politiques de gauche, syndicats, associations
et réseaux altermondialistes venus des quatre
coins du continent, afin de trouver ensemble
un chemin de convergences alternatif à la
gouvernance européenne néo-libérale ac-
tuelle.
Alors que l’Europe aligne depuis plusieurs
mois les plans d’austérité sociaux succes-
sifs et autres règles de rigueur budgétaire,
empêchant ainsi toute politique ambitieuse
de transition écologique et d’harmonisation
sociale, il est de la responsabilité des mou-
vements sociaux européens de s’unir pour
rejeter ces politiques injustes et antidémo-
cratiques. Dénoncer cet ordre néo-libéral,
organiser des actions concertées et donner
une réponse commune des forces sociales
progressistes européennes, tels étaient les
principaux objectifs de ce sommet.
Prochaines étapes, le Forum social mondial
qui se tiendra à Tunis du 26 au 30 mars 2013,
et l’Alter Summit d’Athènes en juin prochain,
dont l’ambition sera de « constituer un pre-
mier pas vers un front social européen ».
Comme le disait Natacha Theodorakopo-
lou, de la Fondation Nikos Poulantzas, « Si la
Grèce a été le laboratoire de l’austérité, elle
pourrait aussi être le laboratoire de la résis-
tance et des alternatives »...
4
5. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS)
estime que 19% des cancers qui touchent la
population mondiale peuvent être attribués
à l’environnement et causent 1,3 million de
décès chaque année. Chaque année, au
moins 200 000 personnes décèdent de can-
cers liés à leurs lieux de travail. Un décès sur
trois lié à un cancer professionnel est causé
par l’amiante, alors qu’environ 125 millions de
personnes dans le monde y sont encore ex-
posées sur leur poste de travail.
Pourtant, les dangers de l’amiante sont re-
connus depuis les années 1990, son utilisa-
tion a été interdite en 1997 en France, mais
l’exploitation de fibres d’amiante persiste
dans certains pays d’Asie et du Moyen Orient.
L’amiante a été largement utilisée dans le
bâtiment, dans l’industrie, mais aussi dans
la composition de produits manufacturés
comme isolant. Divers corps de métiers sont
susceptibles d’être exposés au risque : dépol-
lution, destruction, recyclage.
L’OMS insiste sur la responsabilité des Etats
dans la prévention et le traitement des risques
liés à l’amiante, notamment la mise en place
de mesures de surveillance des cancers
d’origine professionnelle et de protection
des travailleurs exposés aux matériaux. Si la
France applique des normes strictes pour les
opérations de désamiantage, les victimes de
l’amiante peinent encore à faire reconnaître
leurs droits.
La condamnation à 16 ans de prison en Ita-
lie de l’ancien propriétaire du groupe Eter-
nit contraste avec les décisions de la justice
française où les condamnations civiles restent
rares et où il arrive même que des victimes
reçoivent l’injonction de rembourser leur
indemnisation (comme à Douai en 2011). La
responsabilité pénale des industriels et en
particulier des filiales du groupe Eternit en
France n’a pas encore été jugée alors que la
première plainte a été déposée en 1996.
L’exposition professionnelle aux polluants
cancérogènes ne se limite malheureusement
pas à l’amiante et des autres fibres minérales
utilisées comme isolants semblent être asso-
ciées à des cancers pulmonaires. La préven-
tion en milieu professionnel doit être ren-
forcée en particulier le port de masques de
protection sur les chantiers et dans les usines
de retraitement, et ces produits dangereux
doivent être interdits.
Santé
Cancers professionnels,
l’exemple de l’amiante
5
_boris
6. Le slogan d’Henry Ford n’a jamais été autant
d’actualité qu’en 2012 : « automobile for eve-
rybody ». 4 ménages sur 5 ont une voiture et
30% en ont même plusieurs, alors que 40%
de la population française vit en zone rurale
ou périurbaine, zones faiblement dotées en
transport en commun. L’automobile se révèle
donc être un bien trop souvent nécessaire
pour acquérir et conserver son emploi.
Et pourtant, le pic de production pétrolière
est déjà atteint, remettant en question les
moteurs à énergie fossile. Le diesel est désor-
mais reconnu responsable de cancers et af-
fections respiratoires multiples dues à l’émis-
sion de microparticules nocives. L’Union
Européenne, malgré ses directives, peine à
imposer des normes strictes à la production
de véhicules diesel à l’échelle européenne.
C’est pourtant à long terme son arrêt qu’il
faut engager, et repenser la mobilité des per-
sonnes et l’industrie qui lui est liée.
Plusieurs voies peuvent être explorées. Si la
voiture électrique reste chère, elle pourrait
constituer l’une des solutions. Mais l’éva-
luation menée par le Commissariat général
au développement durable a démontré que
l’explosion de la demande en électricité ain-
si engendrée ne pourrait pas être satisfaite
par notre production actuelle. L’avenir de la
mobilité individuelle se trouverait donc dans
un bouquet énergétique alliant développe-
ment des moteurs électriques, hybrides, mais
surtout des moteurs peu consommateurs
comme la voiture aux 1L/100km. Inventer de
nouveaux combustibles, au-delà des com-
bustibles végétaux gourmands en intrants
et en terres agricoles, semble nécessaire. Le
gaz et le biogaz ne doivent pas rester igno-
rés par la recherche automobile française et
européenne. Saviez-vous que les déchets or-
ganiques, ou biomasse, émettent de l’énergie
par production naturelle de méthane ?
On l’aura compris l’industrie automobile est
aujourd’hui devant un défi tant industriel que
politique car des choix d’investissements
massifs doivent être faits. Des millions d’em-
plois sont en jeux. Sa reconversion doit donc
être engagée en urgence, anticipant d’ores et
déjà la fin des véhicules diesel et le dévelop-
pement de nouvelles sources d’énergies, re-
nouvelables cette fois. Sans oublier le second
objectif que constitue le changement de nos
habitudes de déplacement et le développe-
ment des transports collectifs, véritables al-
ternatives à la voiture individuelle.
Travail
L’industrie automobile au cœur de la
transition écologique
6
AMT - Agence métropolitaine de transport
7. DOSSIER
l’(éco)socialisme :
Porter l’émancipation du
monde du travail
7
Du partage du temps de travail au « travailler
plus pour gagner plus » de Sarkozy, le travail
se trouve au cœur des clivages politiques.
Quel sens lui accorder ? Doit-il servir l’éman-
cipation humaine ? Il est défini par Jean Zin
comme « toute activité nécessaire à la satis-
faction des besoins de l’être humain »1
. Mais
il revêt plusieurs formes entre emploi de type
salarié et travail au sens large des activités
humaines. Dans ses diverses acceptions, c’est
bien le sens du travail qui fera l’objet d’une
longue réflexion entreprise par André Gorz
2
et poursuivie par Dominique Méda3
et Jere-
my Rifkin4
.
1 Jean ZIn, « Le travail par delà la nature et la
culture », Ecorêv n°28, novembre 2008
2 André Gorz, Métamorphose du travail, quête du
sens, Édition Galilée, 1988
3 Dominique Méda, «la fin de la valeur travail», Le
Travail en perspectives, LGDJ, 1999
4 Jeremy Rifkin, La fin du travail, Putnam Publishing
Group, 1995
Le travail occupe une place centrale dans la
société capitaliste. Déjà en 18445
, Karl Marx
dénonçait l’ouvrier dépossédé de son moyen
de production. Puis le modèle d’organisation
fordiste mettra en place la division des tâches
et l’interchangeabilité des ouvriers. L’ouvrier
se produit donc lui-même en tant que mar-
chandise. Aujourd’hui le terme « marché du
travail » est entré dans le langage courant,
vendant le travail salarié.
Le travail est pourtant également porteur de
projets individuels et d’estime de soi. C’est
sur lui que repose le système français de pro-
tection sociale, de retraites, donc de la santé
et de la fin de vie. Il intègre cependant au-
jourd’hui plusieurs paradoxes : il est à la fois
le critère de marginalisation des outsiders
et par ailleurs, selon André Gorz, la condi-
5 Karl Marx, les Manuscrits, 1844
auggie.wren[andreaminoia]
8. tion salariale actuelle empreinte de précarité
consacre la fin du travail en tant que moyen
d’accomplissement de soi. Remettre en cause
le sens du travail impose de fait une révision
complète de l’ensemble du système et de son
financement.
Emancipation, partage du temps de travail,
temps libéré, sont des combats historiques
de la gauche plus que
jamais d’actualité pour
l’(éco)socialisme. Mais
quel sens doit-on don-
ner au travail dans la
société socialiste ? Est-
ce par le travail ou sans
le travail que l’on parviendra à cette émanci-
pation ?
Un travail de plus en plus dominé ?
Le travail en tant qu’emploi salarié est défi-
ni par Gorz comme hétéronome. Le produit
final auquel concourt le salarié dans son ac-
tivité est hors de son contrôle, prédéterminé
par un système auquel il participe. Quand la
masse de travail nécessaire pour une même
production diminue, c’est donc la demande
de produits superflus qui est encouragée,
engageant une aberration tant économique
qu’écologique qui pousse à la surproduction.
Une course organisée
vers l’emploi
Alors que la producti-
vité des salariés aug-
mente, il fallut dès les
années 1950, trouver
un moyen de valori-
ser les capacités de production. Puisque le
nécessaire ne suffisait pas, il fallait créer une
nouvelle demande. La consommation indivi-
duelle privée, plus manipulable, remplaçait la
consommation et les services collectifs. L’ob-
solescence des produits est inventée, que l’on
nommera « société de consommation » : les
marchandises sont chargées de symboles, les
« marques » apparaissent.
Alors que le travail salarié créé finalement la
demande, l’occupation d’un emploi prend
une place centrale dans la vie sociale. Sa
perte est synonyme de destruction [voir en-
tretien ci-contre]. Le capitalisme entretient
la docilité du marché des travailleurs qu’il
contrôle en organisant la rareté du travail. Ce
rapport de forces défavorable aux salariés est
la cause directe de la course au moins disant
social, toute forme d’emploi est alors accep-
tée. Depuis quelques années, on assiste ainsi
au des emplois précaires subits, des employés
surqualifiés, ou de l’interim. Les horaires, la
flexibilité, la possibilité de joindre par email et
de faire travailler un employé en tous temps
et en tous lieux, sont autant d’outils étendant
la domination au temps de non-travail, aux
temps de loisirs.
« La condition salariale
actuelle, empreinte de
précarité, consacre la fin du
travail en tant que moyen
d’accomplissement de soi. »
8
DOSSIER - Porter l’émancipation du monde du travail
AndréGorzetsafemmeDorine-imago
9. Les chiffres sont là, entêtants, mais dans les
discours de certains ténors de la 3ème voie
social-démocrate, le chômage a été abolit,
assimilé à des périodes de honte. Il ne sau-
rait durer, à moins que les efforts nécessaires
n’aient pas été accomplis, au risque de se voir
supprimer les allocations qui ne s’appellent
plus « chômage » mais de « retour vers l’em-
ploi ».
Pour permettre à certains de travailler beau-
coup, tandis que d’autres sont maintenus
dans la précarité, il faut s’organiser pour que
les activités hors-travail de la vie personnelle
des « cadres » soient assurées. C’est ain-
si que Gorz explique le développement des
activités de services à la personne : ménage,
garde d’enfants, soins ; ou de loisirs : indus-
trie culturelle, marché des vacances. Tout se
monnaye, tout se vend,
y compris les services
à la personne, activités
autrefois autonomes,
gérées par des associa-
tions, reprises en main par le marché. [cf. ar-
ticle féministe]
La marchandisation des activités hors-
travail : des services aux savoirs
Le travail empiète sur la vie privée par les
exigences qu’il fait peser sur elle. L’individu
doit désormais assumer la responsabilité de
son «employabilité», c’est-à-dire de sa qua-
lification, de sa santé. Par conséquent la pro-
duction de soi a perdu son autonomie. Gorz
la définit comme « capacité de se produire
comme activité », de façonner sa propre
personne. Elle n’a plus l’épanouissement et
la recréation de la personne pour but, mais
la valorisation de son capital humain sur le
marché. Le travail de production de soi est
soumis à l’économie, à la logique du capital.
Selon Florence Jany Catrice, « on entre dans
une notion marchandisée et individualisée de
bien-être où le salarié est « au service de… »6
.
Cela a comme conséquence la pénétration de
la logique marchande portée par les libéraux
dans tous les domaines de la connaissance.
Les savoirs et les diplômes deviennent la prin-
cipale force productive et l’usage privé ou pu-
blic des outils afin d’y accéder devient un en-
jeu politique : éducation privatisée, contenus
et supports web marchandisés, extension de
la sphère des brevets comme symboles d’ap-
propriation privée des savoirs.
Travail et émancipation humaine,
quelles voies pour les socialistes ?
Les socialistes ont exploré différentes voies
pour développer un travail émancipateur.
Depuis Marx prônant l’abolition du salariat
par la prise de pouvoir
populaire des moyens
de production, jusqu’à
Gorz qui remettait en
question la volonté ré-
volutionnaire : l’activité véritablement auto-
nome «qu’on accomplit comme étant une fin
en elle-même» concerne toutes les activités
éprouvées comme épanouissantes : activités
artistiques, philosophiques, scientifiques, re-
lationnelles, éducatives, d’entraide, d’auto-
production, etc.
Gorz, travail nécessaire, production indus-
trielle et progrès
Depuis Adieux au prolétariat, Gorz ne croit
plus à l’autonomie de la société postrévolu-
tionnaire issue d’une dictature du prolétariat.
Selon lui, l’appropriation par la classe ouvrière
des outils de sa propre domination ne pourra
qu’entrainer une reproduction de ce système
de domination.
Gorz développe alors une vision nouvelle des
6 « Service à domicile et développement durable,
un bilan en demi-teinte », Florence Jany-Catrice,
Revue Ecorêv n°30, septembre 2008, p.30
« Le travail empiète sur la
vie privée par les exigences
qu’il fait peser sur elle.»
9
DOSSIER
10. activités autonomes. Sa vision est celle d’une
industrie qui ne pourrait disparaître, produc-
trice sans être productiviste, qui serait la part
de travail hétéronome nécessaire au déve-
loppement par les individus d’activités auto-
nomes. La production de soi non-marchan-
disée se serait ainsi rendue possible que par
la production de biens nécessaires à la survie
humaine.
Le progrès technique
occupe une place cen-
trale dans la vision gor-
zienne du progrès hu-
main. Il s’agit d’accroître
la productivité des sala-
riés, tout en réduisant le temps de travail né-
cessaire et donc de réduire la part du travail
productifdanslaviehumaine.Maiscomment?
C’est tout le sens des réflexions socialistes
historiques. Qui déciderait de l’accomplisse-
ment de tâches ingrates ou marginalisées par
telle ou telle personne ?
Le partage du temps de travail, un combat
plus que jamais d’actualité
Si le progrès technique a été porteur d’ex-
traordinaires gains de productivité, le rem-
placement des hommes par les machines est
cependant naturellement porteur de chô-
mage s’il ne s’accompagne pas d’un partage
du temps de travail. Le rôle des socialistes est
donc de permettre cette plus juste répartition
des richesses produites, et de dépasser ainsi
le capitalisme.
La réduction du temps de travail doit per-
mettre de créer des emplois et de dévelop-
per des activités autonomes et créatives, en
ramenant le travail au rang de moyen et non
de fin sociale. L’idéal de la société du temps
libéré où la réduction du temps de travail sans
perte de revenu et par paliers (sur une jour-
née, une semaine et toute la vie) permette
à chacun de choisir son temps libre et son
temps de travail et d’accéder à la culture, au
«beau». Voilà le cap à
tenir pour l’émancipa-
tion de chacun.
Enfin, partager le travail
doit redevenir la priorité
d’un écosocialisme qui
transforme, se posant en critique radical-ré-
formiste de la société capitaliste. Quand
le capitalisme impose le temps de travail
comme mesure de la richesse, il définit par
opposition le chômage ou l’inactivité salariée
comme une pauvreté, voire une anormalité.
Renverser cette mesure de la richesse est in-
dispensable. Ce n’est plus alors le temps de
travail qui sera la mesure de la richesse, mais
le temps libre.
« Partager le travail doit re-
devenir la priorité d’un éco-
socialisme qui transforme
[...]la société capitaliste. »
10
Christophe Fourel, André Gorz, un penseur
pour le XXIe siècle, éditions La Découverte,
2009, 224 pages, 19 €
André Gorz, Misères du présent Richesse du
Possible, éditions Galilée, 1997, 229 pages,
25,40 €
Collectif (Mouvement Utopia), Le travail,
quelles valeurs ?, éditions Utopia, 2012, 115
pages, 4 €
Repenser le travail avec André Gorz, Ecorev,
n°8, 12007, 112 pages, 8 €
pour aller plus loin
DOSSIER - Porter l’émancipation du monde du travail
CharlieChaplin,LesTempsModernes,1936
11. Dossier - Entretien avec
Alain Lipietz, Dominique Méda et Rémi Bazillier
Alain Lipietz (AL), ingénieur de formation,
économiste et homme politique, il est auteur
du livre « La société en sablier. Le partage du
travail contre la déchirure sociale » (1997). Il
est, en 1999 rapporteur du projet de loi sur
l’économie sociale et solidaire. Son dernier
livre, « Green deal. La crise du libéral-pro-
ductivisme et la réponse écologiste», tente de
montrer l’importance du travail dans le nou-
veau modèle de développement.
Rémi Bazillier (RB), économiste, maitre de
conférences à l’Université d’Orléans. Il a pu-
blié un ouvrage intitulé « Le travail, grand ou-
blié du développement durable » en 2011. Ses
recherches portent sur l’impact des normes
du travail sur le développement économique,
le lien entre les conditions de travail et la mi-
gration, et l’analyse critique de la responsabi-
lité sociale des entreprises.
Dominique Meda (DM) est sociologue et phi-
losophe proche de Gorz, elle remet en cause
la manière dont le travail s’est fait phagocyté
par la logique économique. Elle a notamment
préfacé « Idées reçues sur le travail » aux édi-
tions Utopia.
Entretien réalisé en décembre 2012
Qu’est-ce que le travail ? le salariat ? le rap-
port salarié ? Pouvez-vous définir ces no-
tions qui s’entremêlent et portent souvent
à confusion ?
DM : J’accepte la définition « officielle » don-
née par la comptabilité nationale : le travail
est l’activité de production de biens et de
services pour laquelle existe une contrepar-
tie monétaire. Mais le travail est aussi consi-
déré comme l’essence de l’homme (l’activité
qui permet de transformer le monde et soi-
même) et le pivot de la distribution des droits,
des revenus et des protections dans la socié-
té salariale. Ma thèse est que le travail a été
phagocyté par la logique économique et qu’il
serait souhaitable pour la cohésion de nos
sociétés de réduire la place qu’il occupe dans
nos vies individuelles et dans notre vie sociale
tout en le redistribuant et en le civilisant, et
d’augmenter ainsi la place laissée aux activi-
tés citoyennes et politiques.
AL : Je suis moins exigeant que la Comptabili-
té Nationale, j’y inclus le travail domestique. Il
y a le travail-emploi, et le travail en-dehors du
salariat. La victoire du capitalisme réside dans
le fait d’avoir réussi à imposer l’hégémonie to-
tale du travail salarié, devenu ce qui définit la
place dans la société : un revenu pour vivre, se
réaliser, être reconnu. Le travail-emploi tend à
dégrader ces trois fonctions du travail. Selon
11
De gauche à droite : Alain Lipietz, Rémi Bazillier et Dominique Méda
12. Gorz, il y avait d’une part le travail salarié alié-
né et d’autre part l’autonome. Marx devinait
lui dans le travail salarié un long processus de
dépossession, d’aliénation, qui irait jusqu’au
taylorisme du 20ème siècle. Mais même dans
ce processus d’aliénation, l’idée de ce que se-
rait un travail « authentiquement humain »,
non-aliénant, reste source de révolte. Jusque
dans les métiers les plus durs (comme dans «
Le quai de Ouistreham »1
), on garde, tout en
s’y aliénant, ces aspirations aux trois fonctions
du travail, et on est prêt à se révolter pour un
travail plus « digne ». Marx voyait aussi le sala-
riat comme une forme de subordination col-
lective permettant aux salariés de s’organiser.
C’est pourquoi Castel reste pour le maintien
d’un salariat.
RB : Je suis d’accord pour élargir la notion de
travail. Nous passons en moyenne autant de
temps dans du travail rémunéré que dans du
travail non-rémunéré, trop longtemps ignoré
des économistes. Le travail non rémunéré est
très inégalitairement distribué dans la socié-
té. Le salariat est une forme parmi d’autres de
travail rémunéré. Il peut être source d’aliéna-
tion, mais il est également créateur de droits
et de protection. C’est cette ambivalence qui
pose question à la Gauche, dans son rapport
au travail et son combat pour une société du
temps libéré. Cette ambivalence est renforcée
par le rapport Bruntland, qui définit en 1987 le
concept de Développement Durable, et qui
cite le travail comme un « besoin essentiel ».
Nous vivons l’effondrement du système
aux facettes multiples : exploitation des
ressources naturelles, précarité dans le
travail, temps partiel subi, baisse de la part
de la valeur ajoutée revenant aux salariés,
recherche effrénée de la productivité et
baisse globale des coûts de production. Vi-
vons-nous une crise du travail ?
1 Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham,
Ed de l’Olivier, 2010
DM : Oui, nous vivons une double crise, de
l’emploi et du travail. Pour une partie des
gens, le travail a perdu de son sens mais cela
est impossible à formuler tant son absence
fait souffrir, tant il est devenu la norme et tant
nous avons oublié ce que pourraient être les
« belles activités autonomes » dont Gorz sou-
haitait le développement. De nombreux élé-
ments font obstacle au travail «besoin vital »
de Marx : la division du travail, la logique du
profit, la subordination… Nous ne devons pas
oublier que pour Marx le travail n’était une
valeur qu’en soi, c’est-à-dire après sa désalié-
nation et l’abolition du salariat…Une partie du
mouvement socialiste a oublié cette condi-
tion, même si le salariat constitue aujourd’hui
une conquête essentielle.
AL : 98% des personnes reconnaissent la crise
financière, seules 10% disent qu’il y a crise du
salariat, crise de la répartition des richesses,
dans ces 10%, seuls quelques uns se préoc-
cupent d’écologie et quelques-uns parmi eux
du travail. Dommage ! Car s’il n’y a pas de
crise généralisée du travail, il y aune crise du
modèle d’organisation du travaile en France,
du taylorisme, qui s’étend ces 30 dernières
années à de nouvelles branches d’activité,
alors que disparaissent les « compensations
» des années 1950-1980 telles que la pro-
gression des salaires ou des carrières, surtout
dans les services publics. Cette crise explique
en partie la perte actuelle de la compétitivité
française. Il n’y a plus de place pour un mo-
dèle tayloriste en France. Si on est taylorien,
on va en Roumanie ou en Chine où les salaires
sont moindres, et si on recherche plus de
qualification, on se tourne vers la Scandinavie
ou l’Allemagne.
RB : La Gauche a fondé son combat sur la
conquête de nouveaux droits et protections
pour les travailleurs, compatible avec une
organisation fordiste de la production au-
jourd’hui disparue. La crise du travail provient
également d’une répartition de plus en plus
12
DOSSIER - Porter l’émancipation du monde du travail
13. inégalitaire des gains de productivité, qui a
précipité la crise économique. La mondiali-
sation a affaibli le pouvoir de négociation des
salariés. Il faut donc inventer de nouveaux
mécanismes de rééquilibrage et prendre en
compte les aspirations individuelles profon-
dément modifiées. Le fait que les individus
ne souhaitent plus forcément une carrière
rectiligne ne doit pas être un prétexte pour
renforcer la précarité et les emplois à bas
salaires. Dans un contexte de forte polarisa-
tion du marché du travail, ce que la Gauche
doit défendre, c’est d’élargir l’accès aux lo-
vely jobs pour reprendre la terminologie de
Goos et Manning. Les institutions sur le mar-
ché du travail sont une
incitation à créer plus
d’emplois de qualité.
La productivité ne doit
pas être vue comme
le mal absolu. C’est en
améliorant cette der-
nière qu’on peut dura-
blement augmenter les
salaires et améliorer les
conditions de travail. Mais il faut veiller à ce
que cela ne crée pas de pénibilités nouvelles.
Quel nouveau modèle de protection des
travailleurs tant à l’échelle internationale
que européenne ? Comment relocaliser les
industries dans ces conditions tout en al-
lant vers un mieux-disant social et environ-
nemental ?
DM : Au début de la crise, il a été vraiment
envisagé de résoudre de façon conjointe les
deux crises, écologique et du travail, ou plus
généralement sociale. On a vu apparaître des
plans verts et des alliances existaient entre
mouvement écologique et mouvement so-
cial. Mais très rapidement cette parenthèse
s’est refermée et aujourd’hui il y a clairement
une contradiction, dans les têtes, entre ré-
solution de la crise écologique et de la crise
sociale : ce sont les stratégies de court terme
et en apparence «de l’emploi avant tout » qui
prévalent. Au niveau européen, les dispositifs
de sécurisation de l’emploi et les stratégies
d’anticipation de la reconversion écologique
sont si peu développées qu’elles rendent tout
traitement conjoint de ces crises horriblement
difficile. La solution serait de mettre en œuvre
des normes sociales et environnementales in-
ternationales ou au moins européennes. L’OIT
devrait jouer un rôle au moins aussi important
que le OMC, ce qui n’est absolument pas le
cas aujourd’hui.
AL : En 2008, on a eu effectivement envie de
répondre aux deux crises (capital-travail et
humanité-nature) en
même temps. On avait
encore la crise alimen-
taire de 2007 à l’esprit,
et on préparait Copen-
hague. Car contraire-
ment au keynésianisme
et au fordisme, qui
ont redonné du pou-
voir d’achat aux sala-
riés pour qu’ils s’achètent une voiture Ford,
il faut dans la crise actuelle accroitre la part
des richesses versées aux salariés pour qu’ils
réduisent leur empreinte écologique. Obama
savait ça, DSK disait ça au FMI, Sarkozy aussi,
mais personne n’a voulu « commencer », et
du coup nous restons coincés dans la crise du
libéral-productivisme. Il faudrait en fait des
conventions internationales sur le travail et
sur l’environnement, qui seraient l’équivalent
des grandes lois rooseveltiennes. Mais même
au niveau européen, Maastricht et Nice qui
organisaient la libre-circulation des marchan-
dises et capitaux, puis le Non au TCE, en refu-
sant la prise de décision politique plus fédé-
rale, ont rendu cela impossible. On ne sortira
de cette crise-ci qu’en dépassant l’Etat-Na-
tion. Second obstacle, la crispation apparente
du syndicalisme. Toute transition est pénible.
Selon certains, elle aboutirait à remplacer les
grandes entreprises par une nuée de petites
« C’est en améliorant
la production que l’on
peut durablement aug-
menter les salaires et
améliorer les condi-
tions de travail »
13
Dossier - Entretien
14. et moyennes. Or les grandes entreprises sont
le bastion du syndicalisme. Je crois que cette
crainte est exagérée, et que surtout le syndi-
calisme doit viser une réorganisation sur base
territoriale
RB : Les plans de relance ont été une formi-
dable occasion manquée d’utiliser ces inves-
tissements pour réorganiser les modes de
production. En 2008, le Programme des Na-
tions-Unies pour l’Environnement appelait à
un New Deal vert, considérant que 25% des
plans de relance consacrés à des investisse-
ments verts seraient suffisants pour enclen-
cher la transition écologique. Seuls la Corée
du Sud et la Chine ont atteint cet objectif.
En France, nous étions à moins de 18%. Le
non-respect des normes fondamentales du
travail reconnues par l’OIT doit pouvoir être
invoqué à l’OMC pour justifier de mesures
protectionnistes. La mise en place « d’écluses
sociales et environnementales » visant à faire
payer aux frontières le coût lié aux politiques
environnementales et à la protection des tra-
vailleurs est importante, mais pas suffisante.
Beaucoup de pays en développement sont
piégés dans un modèle de développement
fondé sur l’épuisement de leurs ressources
naturelles et sur l’exploitation de leurs travail-
leurs. Les normes du travail doivent être assi-
milées à un Bien public mondial, nous devons
assumer notre part en contribuant au finan-
cement de ces normes.
Quelle place pour la réduction du temps de
travail dans le dépassement du système ?
Est-ce une condition du dépassement ?
AL : Historiquement, plus le travail est intensif
en intrants (plus il « pèse » sur la nature), plus
il est économe en travail. Au contraire, une
organisation du travail qui réduit l’emprunte
écologique aura besoin de plus de travail.
La Confédération européenne des syndicats
évalue que, si on réduitles transports indivi-
duels en investissant dans les transports en
commun, alors la perte de production dans
les véhicules individuels est compensée par la
création de millions d’emplois dans les trans-
ports en communs. Pareil pour l’isolation des
logements. Mais cela implique de s’accorder
un décalage temporel entre investissements
et économies d’énergie, et donc emprunter
massivement. Le TSCG interdit donc toute
transition écologique. Mais la transition verte
ne permettrait pas de résoudre à elle-seule
la crise de l’emploi. Il faut donc développer
aussi l’économie sociale et solidaire et réduire
le temps de travail pour faire reculer le chô-
mage. Mais l’expérience des lois Aubry ne fut
pas entièrement satisfaisante : avec l’annuali-
sation, les travailleurstravaillent tout le temps
et à toute vitesse, et les congés sont imposés
par l’employeur. Les Hollandais ont mis en
place des chambres prud’homales pour choi-
sir son temps libre. On peut ainsi opposer à
son patron ses dates de départ en vacances.
Aujourd’hui hélas, le plus sûr des temps libérés
reste le départ à la retraite. Malheureusement,
dans la plupart des cas, un couple n’est pas
libre de prendre sa retraite en même temps,
ou il perd beaucoup du fait de la « décote »
qui aggrave plus que proportionnellement la
perte de revenu. Alors qu’au contraire il fau-
drait une prime pour qui cède, avant l’heure,
sa place à un jeune chômeur !
RB : Dépasser le système, c’est d’abord modi-
fierlesmodesdeconsommationetdeproduc-
tion. Une nouvelle révolution industrielle sera
nécessaire. La responsabilité des politiques
et les résistances sont lourdes. Les pauvres
sont les premiers touchés par la hausse du
prix de l’énergie mais ne peuvent investir pour
changer leurs modes de consommation et
sont condamnés à subir. Les syndicats sont
confrontés à de profonds dilemmes. La tran-
sition verte est certes créatrice d’emplois mais
elle conduit à court-terme à en détruire. Et les
emplois créés sont globalement plus qualifiés
que les emplois détruits. La politique environ-
nementale est indissociable de la politique
14
DOSSIER - Porter l’émancipation du monde du travail
15. sociale, de l’éducation et de la formation.
C’est ce que les syndicats appellent la « tran-
sition juste ». La réduction du temps de travail
permet de sortir du dilemme productivité/
épuisement des ressources. L’explosion de la
productivité au 20e siècle s’est accompagnée
d’une explosion de la production, ce n’est
pas soutenable. Si ce mouvement s’est ac-
compagné d’une baisse de la durée du travail
tout au long de la vie, il n’est pas achevé. Une
productivité respectueuse des salariés et de
l’environnement doit s’accompagner d’une
amélioration des conditions de travail (cadre
réglementaire et institutionnel fort), une
hausse des salaires (renforcement du pouvoir
de négociation des salariés) et une baisse du
temps de travail (perpétuel mouvement de ré-
organisation de la production) pour casser le
lien entre productivité et production.
Pour paraphraser Gorz, entre socialisme
et barbarie, si nous sommes déjà dans la
barbarie, la voie du socialisme reste à trou-
ver. Celle-ci réside-t-elle dans la remise en
cause de la centralité du travail comme va-
leur sociale et économique ?
DM : Je crois que la remise en cause de la
centralité du travail ne peut pas constituer un
slogan fédérateur, pas plus que le discours de
la sobriété volontaire. Je crois à une alliance
entre syndicats, travailleurs et consomma-
teurs pour une société où le travail prendrait
moins de place, aurait plus de sens et viserait
non pas à la maximisation de la production et
des gains de productivité mais, comme nous
le défendons avec Jean Gadrey ou Florence
Jany-Catrice au sein du Forum pour d‘Autres
Indicateurs de Richesse (FAIR) à la maximisa-
tion de l’utilité sociale et à des gains du dura-
bilité et de qualité.
AL : Il y a une aspiration générale à un travail
plus qualifié et « responsable », vis-à-vis des
autres et de la nature. Que ce soit dans la ré-
novation urbaine, les servicesde l’économie
sociale et solidaire, la conduite des transports
en commun, l’agriculture bio, etc., le modèle
pour lequel nous plaidons implique un tra-
vail plus qualifié, sous le contrôle direct non
pas du patron, mais de l’usager-client. Mais
ce n’est pas parce que cette solution paraît «
bonne » à tous points de vue qu’elle va l’em-
porter ! Hitlérisme et Rooseveltisme gagnent
en Allemagne et aux USA en 1932, mais en
1939 les pays de l’Est et du Sud de l’Europe
sont tous fascistes. Il est beaucoup plus fa-
cile de convaincre d’haïr les autres que de les
aimer, de coopérer. Il faut donc construire la
démarche de manière festive, conviviale pour
impliquer les gens. Et ne pas mentir : les re-
tournements de notre gouvernement com-
mun empêchent investissements et vision de
long terme.
RB : Si le travail est « plus productif » pour
reprendre l’affreuse terminologie des éco-
nomistes, alors il doit également être de
meilleure qualité. Revenir sur la centralité
du travail comme valeur sociale et écono-
mique, cela nécessite de redéfinir la notion
de productivité. A court-terme, je suis pour
un keynésianisme vert pour que la néces-
saire relance permette de financer les grands
investissements écologiques. A plus long
terme, il faut sortir de la logique actuelle de
l’entreprise fondée sur la toute puissance des
actionnaires. Les coopératives de production
induisent un bouleversement du rapport au
travail, porteur de mutations plus profondes.
Toute l’organisation productive et les incita-
tions fournies par les pouvoirs publics doivent
encourager l’émergence de nouvelles ha-
bitudes de consommation. Cette responsa-
bilité individuelle ne peut se limiter à cela.
Le développement des usages collaboratifs,
l’échange de produits ou de services, tout ce
qui concourt à la réduction du gaspillage et à
un rapport nouveau à la propriété vont dans
le bon sens.
15
Dossier - Entretien
16. L’« ecofeminisme » désignait à l’origine l’idée
que les femmes seraient plus respectueuses et
moins destructrices envers l’environnement.
Pourtant, si les femmes jouent souvent un
rôle déterminant dans les luttes écologistes,
notamment dans les pays du sud, ce n’est pas
parce qu’elles sont, par essence, plus proches
de la nature que les hommes. Le système ca-
pitaliste, système de domination, joue un rôle
majeur dans le maintien des femmes dans le
sous-emploi, la précarité, la domination so-
ciale et la diffusion de stéréotypes sexistes.
Le système capitaliste assimile travail et em-
ploi. Pourtant, le travail représente bien plus
que la production de biens matériels : il s’agit
de toutes les activités qui nécessitent d’être
réalisées pour permettre à la société de vivre
et d’atteindre une
forme de bien être.
Or, la société n’a de
sens que grâce à un
considérable travail «
informel » : éducation
des enfants, tâches
domestiques, lien so-
cial, satisfaction des
besoins de base, l’encouragement à la partici-
pation sociale... Ce travail essentiel à la survie
du système, effectué majoritairement par les
femmes, représente la partie immergée de
l’iceberg.
La marchandisation des travaux domes-
tiques ou la domination d’une minorité
Le néolibéralisme a étendu le marché aux ac-
tivités domestiques, à savoir les services à la
personne. Alors que la productivité des travail-
leurs ne cesse de croître, nécessitant moins
de travail productif, une minorité concentre
désormais les richesses, l’emploi stable et le
temps de travail. La course effrénée à l’em-
ploi générée par la multiplication des emplois
précaires et le sous-emploi nécessite qu’une
majorité s’acquitte de tâches que cette mino-
rité ne peut accomplir faute de temps. Pour
lui permettre de travailler beaucoup et de dé-
penser son salaire dans des activités de loisir
lucratives, les tâches quotidiennes sont exter-
nalisées. D’après l’économiste Claire Marbot,
31 % des couples dont les deux conjoints sont
cadres utilisent des services à domicile contre
1% des couples employés ou ouvriers.
Ces mêmes emplois que sont les tâches de
services ménagers, aides à domicile et autres
services, constituent une majorité des em-
plois créés chaque année en France. Des em-
plois sous-payés, à temps partiels, employant
près de 80% de femmes sans qualification,
sans validation de
compétences, sans
progression de car-
rière, demandant une
constante mobilité
restant bien souvent
à la charge du travail-
leur indépendant. Le
secteur est en grande
partie responsable des écarts de salaires entre
femmes et les hommes. Les femmes subissent
cinq fois plus les temps partiels .
Un système de consommation qui as-
signe des rôles sociaux aux femmes et aux
hommes
Une société qui crée artificiellement de
l’argent pour pouvoir le dépenser dans des ac-
tivités de consommation pose les bases d’un
système de domination encore plus sournois.
La société de consommation, en créant des
besoins motivés par la sur-production de
biens à l’échelle de la planète et leurs impor-
tations à grand renfort d’émissions de gaz
Le travail, outil de domination patriarcal ?
Dossier - Zoom sur...
16
« La société de consom-
mation cantonne femmes
et hommes dans des rôles
et comportements dis-
tincts. »
17. Fiche de lecture
Le Travail, grand oublié du développement
durable, Rémi Bazillier
travail et de l’emploi est particulière. En ef-
fet, parce que les politiques sociales peuvent
être dans de nombreuses situations source de
meilleure efficacité économique et améliorer
la soutenabilité du développement, ne pas
les prendre en compte met en péril le succès
des politiques environnementales et écono-
miques.
Intégrer le dialogue social dans les poli-
tiques environnementales
Le progrès social est-il corollaire de l’amélio-
ration des conditions de vie et des conditions
de travail ? A cette question, nous ne pouvons
répondre que par l’affirmative. En effet, quelle
que soit la définition retenue du développe-
ment durable, la question de l’accès à l’emploi
et des conditions de travail a de multiples ré-
percussions sur toutes les autres dimensions
(il s’agit par exemple de l’effet du dumping so-
cial). De fait, le travail est donc bien au cœur
de la dimension sociale du développement
durable. Selon l’auteur, la prise en compte du
social est nécessaire, afin que développement
économique et respect de l’environnement
ne soient pas synonymes d’exploitation de
certaines catégories de travailleurs. Sa thèse
est simple : si des politiques environnemen-
tales peuvent être sources d’activité et créa-
trices d’emploi, cela n’a rien d’automatique.
Pour que cela soit le cas, l’intégration du dia-
logue social dans la mise en œuvre des poli-
tiques publiques environnementales joue un
rôle fondamental.
17
carbonique, cantonne femmes et hommes
dans des rôles et comportements distincts.
Ces rôles sont véhiculés par la publicité, sou-
vent sexiste, qui perpétue ainsi les inégalités.
Une plus grande adéquation entre besoins
humains, production et consommation, le
partage du temps de travail et le rééquilibrage
au profit du temps libéré sont indispensables
à l’égalité. Ils mettront fin à l’assignation des
femmes aux emplois précaires et revalorise-
ront les temps non-marchands de la vie, liant
inextricablement féminisme et écologie.
Rémi Bazillier, Le Tra-
vail, grand oublié
du développement
durable
Editions Le Cavalier
Bleu, 2011, 222
pages, 19€
Existe-t-il des liens entre le travail et le déve-
loppement durable ? Quel est le rapport de
l’agriculture, des services, de l’industrie au
développement durable ? La désindustriali-
sation est-elle bénéfique au développement
durable ?
Des trois dimensions constitutives du déve-
loppement durable telles que définies par le
rapport Brundland en 1987 : économique, en-
vironnementale et sociale, cette dernière en
est le parent pauvre, souvent délaissée ou ou-
bliée. Y compris dans l’inconscient collectif, le
développement durable est souvent assimilé
à l’environnement, seuls 20% de la population
y voient une dimension sociale et seulement
2% y intègrent le travail équitable. Pourtant,
ces trois dimensions sont étroitement liées,
elles constituent des piliers interdépendants
se renforçant mutuellement. Revenant sur
l’histoire et la construction de la notion de
développement durable, l’auteur rappelle que
la dimension sociale a été progressivement
intégrée dans sa définition et que la place du
Dossier
18. La question du par-
tage du temps de
travail, contempo-
raine du dévelop-
pement du modèle
économique capi-
taliste, de l’exploi-
tation de l’Homme
par le travail et de l’augmentation croissante
de la productivité induite par la mécanisation
du travail et le progrès technique, a visé, au
cours de l’histoire récente, à différents buts.
S’il s’agissait dans un premier temps d’assurer
des conditions de travail décentes pour les
ouvriers notamment, le but plus récent est
la lutte contre le chômage en partageant le
travail entre tous. Certains penseurs ont tou-
jours vu dans cette réduction du temps de
travail un idéal philosophique tout autant que
social. Ainsi, dès 1817, Robert Owen lance le
mot d’ordre « 8 heures de travail, 8 heures de
loisirs, 8 heures de sommeil ».
Bien plus tard, en 1958, c’est Hannah Arendt
qui écrit dans Condition de l’homme mo-
derne : « L’époque moderne s’accompagne
de la glorification théorique du travail et elle
Un peu d’histoire
Du 19e
siècle aux 35h, histoire du
partage du temps de travail
Historiquement, si les droits du travail ont
longtemps été considérés comme un obsta-
cle au développement économique, l’auteur
le rappelle, l’amélioration des conditions de
travail, le respect du travail décent peuvent
être des outils permettant l’expansion éco-
nomique. A l’heure où se pose le choix du
modèle de développement que nous vou-
lons, il convient de rappeler que les politiques
sociales ne sont pas antinomiques avec l’ef-
ficacité économique et que des institutions
fortes, agissant sur l’emploi peuvent favoriser
le processus de développement.
Une transition écologique qui implique une
transition de l’emploi
Les effets des politiques environnementales
sur l’emploi peuvent être tant positifs que né-
gatifs dans le sens où l’investissement et les
politiques publiques d’atténuation et d’adap-
tation au dérèglement climatique auront pour
conséquences la création de nouvelles acti-
vités et la disparition d’autres, entrainant un
processus transitoire de l’emploi. Comment
adapter l’activité économique à ces poli-
tiques ? Comment atténuer les conséquences
sur l’activité économique existante dans le
maintien de l’emploi ? L’engagement d’une
transition écologique des emplois passe-t-
il nécessairement par la fin de l’emploi ? La
question qui se pose aujourd’hui est celle de
la transition d’un modèle d’économie inten-
sif en ressources vers un nouveau modèle
faiblement émetteur en carbone. Mais plus
encore, et l’attitude des syndicats est à cet
égard offensive vers une transition juste. Les
politiques économiques environnementales
peuvent être envisagées de manière à ce
qu’elles soient bénéfiques à l’emploi. Cette
transition doit être juste, le dialogue social et
la recherche de solutions sécurisant les par-
cours professionnels (formation, protection
sociale, etc.) sont des conditions nécessaires
au succès de celle-ci. Tout cela doit s’inscrire
dans un ensemble, un véritable plan de diver-
sification de l’économie.
Le développement durable se fonde sur les
complémentarités entre les trois piliers, so-
cial, économique et environnemental. L’em-
ploi, les conditions de travail et le progrès so-
cial dans son ensemble forme une condition
importante à la réalisation des deux autres
objectifs. L’accès à un emploi décent et à la
protection sociale et le respect de bonnes
conditions de travail doivent occuper une
place centrale dans les politiques publiques.
18
AffichedelaCGT,1919,
Muséed’histoirecontemporaine/BDIC
19. arrive en fait à transformer la société tout en-
tière en une société de travailleurs. […] C’est
une société de travailleurs que l’on va délivrer
des chaînes du travail, et cette société ne sait
plus rien des activités plus hautes et plus enri-
chissantes pour lesquelles il vaudrait la peine
de gagner cette liberté ». Plusieurs moyens
peuvent être mobilisés pour ce partage du
temps de travail, de la baisse du nombre
d’heures hebdomadaires à l’instauration de
semaines annuelles de congés payés, sans
oublier l’âge de départ à la retraite. L’arrivée
de la gauche au pouvoir a jusqu’ici toujours
permis une réduction du temps de travail.
Au milieu du 19ème siècle, la question du
temps de travail commence à être étudiée
et encadrée. Les premières mesures mises
en œuvre de 1841 à 1892 sont des mesures
catégorielles, visant soit les enfants, soit les
femmes. Au-delà de ces mesures catégo-
rielles, une première tentative de baisse du
temps de travail de tous les travailleurs appa-
raît le 2 mars 1848. Ainsi, le temps de travail
est limité par décret à 10 heures quotidiennes
à Paris, et 11 heures en province. Ce décret
ne fera pas long feu, puisqu’il sera remplacé
quelques mois plus tard par un autre, moins
favorable au temps libre des travailleurs.
La première loi majeure sur la question est la
loi « Millerand » du 30 mars 1900, instaurant la
journée de travail de dix heures. En 1906, une
autre loi instaurera également une journée de
repos hebdomadaire, et donc la semaine de
six jours. Le 23 avril 1919 sera adoptée une
vieille revendication ouvrière : la journée de
8 heures. Après la Première guerre mondiale,
et devant l’afflux de travailleurs rentrant du
front, la gauche politique et syndicale re-
lance cette proposition. L’étape suivante dans
l’histoire du partage du temps de travail est
hautement symbolique, puisqu’il s’agit des
initiatives du Front populaire en 1936. Le gou-
vernement de Léon Blum ne se contente pas
de baisser le temps de travail hebdomadaire à
40 heures, mais il décide également d’instau-
rer les premiers congés payés. Ainsi, le temps
de travail n’est plus partagé uniquement en
termes d’horaires, mais également en termes
de semaines de travail sur l’année. Ces se-
maines de congés payés passent ensuite à
trois semaines par an en 1956, puis quatre
en 1968. Plus encore que la réduction ho-
raire journalière, l’obtention de semaines de
congés ou de jours libres dans la semaine va
dans l’optique d’offrir plus de temps à chacun
pour des activités non salariées plus enrichis-
santes.
Pourtant, dans années 1970, si l’automatisa-
tion et l’informatisation de la production ont
permis une augmentation nette de la produc-
tivité, la marche de la réduction du temps de
travail est stoppée. Il faut attendre l’élection
de François Mitterrand à la présidence de la
République pour connaître la semaine de 39
heures et, en 1982, une cinquième semaine
de congés payés. La gauche continuera dans
cette voie lors de la cohabitation de 1997 à
2002, avec l’instauration des 35 heures par
Martine Aubry.
Cependant, ces avancées se trouvent gran-
dement tempérées par les lois successives et
régressives qui poussent à l’allongement de la
durée de cotisation et repoussent l’âge légal
de départ en retraite. La réduction du temps
de travail tout au long de la vie est pourtant
un combat fondamental des socialistes. Le
Front Populaire l’avait envisagé, la sortie de la
seconde guerre mondiale mettait en place la
retraite à 65 ans. Il faudra attendre 1981 et le
retour des socialistes au pouvoir pour obtenir
la retraite à 60 ans.
La question du partage du temps de travail
n’a pas seulement une perspective histo-
rique, elle est toujours d’actualité et mise en
avant afin de répondre à deux priorités : lutter
contre le chômage, et aller vers une société
du temps libéré.
19
Dossier
20. Ouvrons le débat...
Utopia : La centralité de la valeur travail
« Tout se passe comme si le travail épuisait
toute l’activité humaine. Or, d’une part l’acti-
vité humaine ne se réduit pas au travail, elle
est au contraire multiple, et d’autre part, il
me semble urgent de réduire la place occu-
pée, réellement et symboliquement, par le
travail précisément pour laisser se dévelop-
per d’autres activités très nécessaires aussi au
bien-être individuel, à la réalisation de soi, au
lien social… » Dominique Méda
Dans notre critique de la valeur travail et de
sa centralité nous entendons le travail éco-
nomique, celui que nous accomplissons par
nécessité de gagner notre vie car donnant
droit à une rémunération. On travaille quand
la valeur d’usage de ce que l’on fait se double
d’une valeur économique, quantifiable par un
échange monétaire. Il y a toujours une part
de contrainte dans le travail alors que dans
l’activité il y a toujours une part de liberté.
L’amalgame entre activité et travail, la confu-
sion entre emploi, salaire et travail est source
de malentendus. C’est en jouant sur les dif-
férentes significations du mot travail que l’on
a créé cette notion fourre-tout de « valeur
travail ». Chacun y apportant ce qu’il souhaite
y mettre, sa critique est souvent l’objet d’in-
compréhension.
Car on peut distinguer les trois, voire quatre
sens donnés aujourd’hui à cette valeur tra-
vail. Le premier, basique, est monétaire, le
deuxième correspond au travail comme outil
de transformation du monde pour le faire à
l’image de l’homme. Le troisième résulte du
fait que le salariat est aujourd’hui le princi-
pal support des droits et des protections. Le
mélange de ses trois sens aboutit à un qua-
trième et dernier sens, symbolique cette fois,
qui sacralise le travail comme seule source
d’émancipation et de lien entre les individus.
Il ne s’agit plus du travail pour soi ou pour la
collectivité, mais du travail en soi. De moyen il
est devenu une fin.
Pourtant le travail n’est devenu central
qu’avec la montée du capitalisme industriel.
L’histoire a montré qu’il ne s’est pas toujours
appuyé sur une division des tâches valorisant
celles qui étaient productives et ne pouvait
prendre qu’un temps minimum. Dans la Grèce
antique, le travail est méprisé, assimilé à des
tâches dégradantes et confié aux esclaves.
Dans la Bible, le travail est assimilé à une
sanction. « Tu gagneras ton pain à la sueur de
ton front ». Notons qu’au 16° siècle, le travail
prend son nom de tripalium, qui désignait
alors un instrument de torture. Les nobles
et le clergé ne travaillaient pas. Jusqu’au 19°
siècle on traite finalement le travail par le
mépris. Puis, avec la montée du capitalisme,
l’ensemble des sphères de la vie s’est soumis
aux considérations économiques. Le travail
devient donc une valeur centrale à partir de
laquelle se construit progressivement un
nouvel ordre social fondé sur le salariat.
L’élévation du travail au rang de valeur sym-
bolique est donc le fruit d’une construction
historique. Adam Smith, en assimilant le tra-
vail et notamment sa productivité à un facteur
d’accroissement de la richesse, a contribué
à consacrer la mesure de la richesse d’une
société uniquement par son activité écono-
mique, tout en l’associant à la part croissante
du temps à consacrer au travail, dû notam-
ment au développement de la production
industrielle.
Il ne s’agit pas ici de remettre en cause le travail
20
Pour ce numéro nous avons le plaisir d’accueillir le mouvement Utopia qui a apporté sa
contribution à notre reflexion sur le travail.
21. dans toutes ses composantes, de lui nier
toute création de valeur d’usage et d’utilité
sociale, ou de prôner sa fin. C’est illusoire
car l’homme ne pourra jamais s’extraire
totalement de la sphère de la nécessité. Ce
n’est pas son existence, mais sa place qui est
en cause. Hanna Arendt divise la forme la plus
courante du vécu humain, la vita activa, en
trois catégories : le travail, l’œuvre et l’action.
Elle constate et déplore la tendance actuelle
du travail à devenir englobant, à absorber les
deux autres catégories. Il s’agit selon elle de la
catégorie la moins « humanisante ».
Certes nous pensons que le travail peut aussi
être un lien social de qualité auquel chaque
individu doit pouvoir avoir accès et qu’il peut
aussi, sous certaines conditions qui hélas sont
de moins en moins présentes, être une source
de réalisation de soi. Un travail « bien fait »
dont nous décidons du déroulement procure
une légitime satisfac-
tion. Nous pensons aus-
si utile de réhabiliter la
notion de « métiers » et
plus largement le travail
manuel, en considérant
sa dimension égale-
ment intellectuelle.
Mais le travail ne doit
aucunement, comme
c’est le cas aujourd’hui, être le seul lieu de
cette émancipation et de ce lien. Un lien
social ou une identité pourrait exister dans
d’autres activités que le travail si celui-ci ne
représentait pas l’essentiel de notre temps
et de notre énergie, si ces autres activités
étaient valorisées.
Il est quand même curieux qu’on accorde
au travail ce statut de principal pourvoyeur
de lien social au moment même où le tra-
vail stable et à plein temps devient rare, où
la quantité de travail disponible ne permet
plus de fournir un emploi à chacun et où le
chômage de masse devient structurel. Ac-
cepter ce statut au travail, cela signifierait
d’évaluer toutes les autres sphères et activités
qui donnent du sens à nos vies : pratiques fa-
miliales et amicales, amoureuses, culturelles,
sportives, associatives, politiques….
Si nous devons remettre profondément en
cause la place du travail dans notre société,
cette position critique de la centralité de la
valeur travail n’est pas incompatible avec la
conviction que tout citoyen puisse avoir ac-
cès au travail et que la lutte contre le chô-
mage reste une priorité. Dans une société qui
sacralise le travail, il est très difficile de po-
ser sereinement les termes du débat tant les
souffrances (matérielles et sociales) liées au
chômage, rendent en effet parfois inaudible
cette réflexion. Mais il n’est pas admissible
qu’à ces souffrances se rajoute le sentiment
de « mort sociale », l’absence d’estime de soi.
Dans une société centrée sur le travail, où
celui ci est la source
principale de notre pro-
tection ; il est logique
qu’il soit perçu comme
un facteur de fort lien
social et d’identité. Ce
qui explique, au-de-
là de son apport en
terme de rémunération,
que beaucoup de tra-
vailleurs y soient atta-
chés et donc soient désemparés lorsqu’ils le
perdent. Même si un système de protection
sociale existe, les revenus les plus substantiels
(salaires, assurance chômage, retraites) sont
corrélés au travail.
En faisant du travail une valeur , les détenteurs
du capital et leurs alliés politiques sont cohé-
rents avec leurs idéaux et avec le système
qu’ils défendent, qui est fondé sur l’efficacité
économique, la recherche du profit et l’idée
que la richesse de quelques-uns uns crée le
travail des autres. La gauche, héritière d’une
tradition matérialiste, prend souvent position
pour une « réhabilitation de la valeur travail »,
comme si ce qui fonde notre pacte social et
« Il est urgent de re-
mettre le travail à sa
vraie place, c’est à dire
comme une partie des
activités humaines et
non leur centre. »
21
22. notre « vivre ensemble » devait se réduire à
une activité productive rémunérée. L’homme
se réaliserait totalement dans sa production
et le vrai combat, serait alors de repousser la
logique de ceux qui cherchent à valoriser le
capital au détriment du travail.
Mais le lien de subordination est un des élé-
ments inhérents à la valeur travail. Dans la
relation de travail, il y a une asymétrie totale
entre celui qui postule pour un emploi afin de
subvenir à ses besoins et celui qui décide et
choisit. Ce lien de subordination, cet appren-
tissage de l’obéissance en entreprise, ne fa-
cilitent pas l’exercice pour les individus de la
démocratie dans le domaine public. On peut
parler d’antagonisme entre le capitalisme et
la pratique de la démocratie. Devrions-nous
continuer à ériger en unique lien social, en
valeur, cette activité structurellement inégali-
taire ? Comme valeur morale, on doit pouvoir
trouver mieux et comme lien social central,
on doit pouvoir trouver plus juste et plus éga-
litaire.
Face à ce constat accablant il est urgent de
remettre le travail à sa vraie place, c’est à dire
comme une partie des activités humaines
et non leur centre, un moyen, mais parmi
d’autres, de « faire société ». Critiquer la cen-
tralité de la valeur travail c’est contester au
travail le fait d’être considéré comme seul à
même de nous donner accès à la rémunéra-
tion, aux droits et à la reconnaissance sociale.
Le niveau de protection, sociale comme sa-
nitaire, ne doit en aucune manière être lié au
travail mais au citoyen. Car c’est justement
lorsqu’il ne travaille pas, bien qu’il exerce sou-
vent de multiples activités, que l’étudiant, le
chômeur, le précaire a le plus besoin de cette
protection.
Pour aller dans le sens et pour permettre de
remettre le travail à se vraie place, deux me-
sures nous semblent indispensables : une
réduction drastique du temps de travail ainsi
que la mise en place d’un revenu universel in-
conditionnel.
Denis Vicherat : membre du PS et Président
des Editions Utopia.
Laure Pascarel : membre du Conseil Natio-
nal du PS et secrétaire fédérale à l’écologie
à Paris, Animatrice du mouvement Utopia et
co-présidente des éditions Utopia
22
critique radicale de la société occidentale
et l’impasse dans laquelle elle se trouve,
la Décroissance propose des pistes
répondant à la convergence de crises, toutes
interconnectées, à laquelle nous faisons face
: crises économique et financière, crises
environnementale et énergétique, mais aussi
crises sociale, politique et culturelle.
Dans une démarche de convergence et de
dialogue, la Décroissance expérimente aus-
si de nouvelles manières de vivre ensemble
à travers diverses alternatives concrètes :
simplicité volontaire, monnaies locales, sys-
tèmes d’échanges, villes en transition, jardins
décroissance choisie ou récession subie
Ouvrons le débat...
Depuis le début des années 2000 est né un
mouvement de pensée autour d’un slogan
provocateur : La Décroissance. Le but est
d’ouvrir un débat sur l’évidence qu’une
croissance illimitée dans un monde limité
est une absurdité». D’abord présent avec sa
Pour ce numéro nous avons le plaisir d’accueillir Vincent Liegey du Parti pour la décroissance
23. 23
communautaires, ateliers autogérés, perma-
culture, etc.
L’enjeu est d’initier et d’accompagner la tran-
sition vers de nouveaux modèles de sociétés à
la fois soutenables mais surtout souhaitables.
Cette transition doit être démocratique, parti-
cipative et sereine. C’est pourquoi nous nous
opposons aux plans d’austérité qui participent
à une récession subie et détruisent les fon-
dements de nos sociétés (éducation, santé,
culture, environnement, solidarités, etc.) et
favorisent les replis identitaires et les discours
populistes.
Les notions de revenu inconditionnel d’exis-
tence, de revenu maximum acceptable,
d’extension des sphères de la gratuité, de
renchérissement du mésusage, de monnaies
locales, de relocalisation ouverte, de tran-
sition, mais aussi les questions de stratégies
politiques et d’organisations du mouvement
ont été, ces dernières années, au centre des
discussions et des débats au sein des com-
posantes du mouvement de la Décroissance.
Depuis quelques mois, certaines thématiques
ont été approfondies, notamment sur la poli-
tique à adopter face à la dette et à la création
monétaire, sur l’après-pétrole, sur la façon de
sortir du capitalisme et du productivisme ou
encore sur la manière de repolitiser la société.
Ces discussions ont abouti, pour une grande
partie d’Objectrices et d’Objecteurs de crois-
sance (OC), à la Dotation Inconditionnelle
d’Autonomie (DIA) couplée à un Revenu maxi-
mum acceptable (RMA), devenus un chapeau
de mesures économiques et sociales suscep-
tibles d’enclencher des cercles vertueux pour
tendre vers une Décroissance soutenable, se-
reine et conviviale.
Cette Dotation consiste à donner à toutes
et tous, de manière inconditionnelle, de la
naissance à la mort, ce que l’on considère dé-
mocratiquement comme permettant d’avoir
accès à une vie frugale et décente. Au-delà
d’un simple correctif, cette dotation vise à
susciter dialogues et débats sur ce qu’est le
« vivre ensemble », sur la manière de créer
« plus de liens » sans pour autant créer « plus
de biens ». Il s’agit de consommer moins, en
partageant mieux.
Elle englobe le droit à un logement, à un local
d’activité ou une parcelle de terre, le droit à
une nourriture locale et saine, à des produits
de première nécessité tels que vêtements,
meubles ou outils à travers une monnaie lo-
cale, à un droit de tirage sur l’eau et les éner-
gies sur le principe de gratuité du bon usage
ainsi qu’un droit d’accès à des services publics
comme l’éducation, la santé, la mobilité ou la
culture.
Sa faisabilité est assurée par le RMA et le ren-
chérissement du mésusage de certains biens
et services. Mais la question de la faisabilité
est surtout celle d’assumer un choix politique
ambitieux.
Sa mise en place est progressive et évolue
au fur et à mesure que la société se trans-
forme. On peut commencer par le partage
et une baisse importante du temps de travail.
Le temps libre pourrait ainsi être utilisé pour
susciter une plus forte participation à la vie de
la cité à travers les alternatives concrètes et
une relocalisation ouverte de nos économies
et productions. Une deuxième étape pour-
rait consister en la mise en place d’un reve-
nu d’existence couplé à un revenu maximum
et une réappropriation de la création mo-
nétaire, l’annulation d’une partie des dettes
publiques. Enfin, en s’appuyant sur les alter-
natives concrètes, ce revenu inconditionnel
serait à terme démonétarisé et remplacé par
ces droits d’accès et de tirage, en s’appuyant
sur des réflexions telles que qu’est-ce qu’on
produit ? Comment ? Pour quel usage ?
Vincent Liegey, Anisabel Veillot, Christophe
Ondet et Sétphane Madelaine.
A venir : Un projet de Décroissance, Mani-
feste pour une Dotation Inconditionnelle
d’Autonomie, Editions Utopia, janvier 2013.
24. Roger Nordmann est membre du Parlement
suisse, vice-président du Groupe socialiste. Il
participe activement à la mise en place d’un
plan global de transition énergétique et de sor-
tie du nucléaire dans son pays. Sa formation
d’économiste le rend pionnier et spécialiste de
ces questions. Il nous aide à penser la transi-
tion énergétique comme un projet fondamen-
talement socialiste, en abordant les aspects
concrets de cette transition pour le budget de
l’Etat comme pour celui des ménages les plus
précaires.
Entretien réalisé en Octobre 2012
La suite sur ecosocialiste.fr
Universités Populaires de
l’Écosocialisme :
Roger Nordmann,
conseiller national
suisse
L’actualité de l’écosocialisme
Réunis par la conviction que la construction
d’un nouveau modèle de développement fon-
dé sur de nouveaux cadres démocratiques, la
transition écologique, l’égalité réelle entre les
personnes comment entre les territoires, doit
être notre horizon politique, une vingtaine
de parlementaires socialistes (C.Paul, L.Ros-
signol, D.Goldberg, B.Romagnan…) ont lancé la
Gauche durable, cadre de réflexion et d’action
au sein de la majorité parlementaire.
RDV le 13 février pour le 2ème mercredi de la
Gauche durable, sur la réforme bancaire.
Twitter : @LaGaucheDurable
Facebook : La Gauche Durable
Les mercredis de la
Gauche Durable
Découvrez la contri-
bution des Jeunes
Socialistes au débat
national sur la transition
énergétique sur le site :
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Pour une
transition
énergétique
sociale,
écologique
et citoyenne
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