Comment le pouvoir a démoli la loi climat
Selon les documents confidentiels auxquels Mediapart a eu accès, les cabinets ministériels et la haute administration n’ont laissé aucune chance aux propositions de la convention climat. « Il y a un déficit de culture environnementale massif. Les manuels de finance publique comptent comme livres de chevet, pas les rapports du Giec », selon un ancien conseiller du ministère de l’écologie.
Jade Lindgaard
31 mars 2022
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domaines : transport, agriculture, consommation,
santé, éducation… Emmanuel Macron a promis de
les reprendre «sans filtre»: par la loi, le règlement
ou par référendum. Jamais tous les ministères ne
s’étaient réunis pour travailler ensemble à un même
texte législatif.
À partir de la remise des 149mesures à l’exécutif,
un compte à rebours est lancé: il faut transformer le
rapport de la convention citoyenne en projet de loi.
L’Élysée veut en tirer une loi «climat et résilience» qui
réponde aux milliers de jeunes qui descendent dans la
rue, et vienne en défense de l’État attaqué en justice
pour inaction climatique. C’est une priorité politique.
En théorie. En réalité, un mur va s’ériger face aux
demandes de la convention.
La brèche ouverte en ce premier jour de réunion ne se
refermera pas.
Tout commence le 2 juillet 2020, veille de la
remise par Édouard Philippe de sa démission du
gouvernement. Une réunion interministérielle au
sommet, avec des représentant·es de la présidence de
la République, de Matignon et de tous les ministères,
se tient sous la présidence du conseiller écologie
du premier ministre. Objet: attribuer un ministère
«pilote» à chacune des mesures proposées par les 150.
Jusque-là, rien d’inquiétant. Chaque proposition
(obligation de vrac, interdire les avions publicitaires,
malus sur la taxe foncière…) est affectée à une
direction ministérielle. Celle-ci dispose d’une semaine
– 15jours dans certains cas – pour rédiger l’article du
futur projet de loi. Et les fonctionnaires doivent se
fonder «autant que possible» sur les transcriptions du
groupe de travail juridique qui a accompagné les
membres de la convention.
Mais un détail change tout: des «amendements
éventuels dûment justifiés» sont autorisés, selon le
compte rendu du secrétariat général du gouvernement
lu par Mediapart. La brèche ouverte en ce premier
jour de réunion ne se refermera pas. Coordonné par
la conseillère d’État Delphine Hédary, un groupe
de spécialistes en droit public a travaillé d’arrache-
pied pour transformer les mesures citoyennes en
formulations juridiques prêtes à l’emploi. En théorie,
il n’y a qu’à les recopier pour finaliser le projet de loi
du gouvernement.
En réalité, les directions ministérielles vont se
déchaîner contre les propositions les plus saillantes,
comme en attestent les études d’impact préparées par
les ministères, que Mediapart a pu consulter.
« L’administration a une tendance à l’autocensure
car, à l’instar de la société en général, la majorité
n’a pas encore pris conscience des ordres de
grandeur en jeu lorsqu’on parle de la transition
écologique, analyse Marine Braud, ancienne du
ministère de l’écologie. Mais il ne faut pas oublier que
l’administration ne fait que préparer et argumenter
des décisions; à la fin, c’est le politique qui est
responsable de l’arbitrage rendu.»
• La taxation des engrais azotés
Ces substances de synthèse sont particulièrement
polluantes pour l’air et très émettrices de CO2 –
plus que l’aviation selon une estimation. C’est
pourquoi les 150 ont voulu créer un outil économique
qui décourage leur utilisation en augmentant la
taxe générale sur les activités polluantes (TGAP).
Le surcoût pourrait être compensé par l’aide aux
légumineuses – une culture de substitution. Les
juristes de la convention climat s’inquiètent d’une
distorsion de concurrence entre pays européens et
proposent une disposition alternative : passer par
la redevance pour pollutions diffuses (qui touche les
émissions et pas le produit).
Un responsable du ministère de l’écologie
« La proposition présentée de taxation sur les engrais
azotés était le minimum acceptable par le ministère
de l’écologie», d’après un ancien membre du cabinet
Pompili. «Mais le ministère de l’agriculture a répondu
que ce n’était pas efficace et que ça allait tuer
l’agriculture.» Jugé sensible, le sujet remonte au
premier ministre lui-même, lors d’une réunion avec
les ministres concernés, dont Julien Denormandie,
chargé de l’agriculture. La direction générale de
la performance économique et environnementale
des entreprises, l’une des quatre administrations du
ministère de l’agriculture, ne s’embarrasse pas de
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diplomatie, dans le compte rendu lu par Mediapart: «Il
est proposé de ne pas donner suite à cette proposition
du fait du manque de pertinence de l’approche
proposée»,est-il écrit noir sur blanc. Les écritures
des juristes de la convention climat sont entièrement
barrées.
Tous les feux rouges sont allumés par le puissant
service administratif: «risque élevé de perte de
compétitivité pour l’agriculture française» et «faible
rendement en termes de bénéfices environnementaux».
Mais aucun chiffrage précis ne vient étayer ce refus.
Le refus de la taxation provenait de la crainte d’un
«effet gilets jaunes»,décrit un conseiller ministériel,
selon qui l’agriculture était le ministère avec lequel
l’écologie a eu le plus de mal à travailler, «car on n’est
même pas d’accord sur les constats».
Le ministère de l’écologie tente de défendre
la redevance alors que les équipes de
Julien Denormandie défendent l’autorégulation des
entreprises. «Matignon nous a demandé de nous
mettre d’accord», se souvient un ancien du ministère
de l’écologie. Il garde en tête une métaphore
utilisée par son supérieur pour résumer le drame des
interministérielles: «On a un bel athlète. Il perd une
jambe, un bras, une deuxième jambe. L’important,
c’est qu’il reste le tronc.»
Jean Castex rencontre les membres de la Convention citoyenne sur
le climat, le 20 juillet 2020 (Xosé Bouzas/Hans Lucas via AFP).
Finalement, la loi climat voté par les parlementaires
décide de créerune instance de concertation et de suivi
qui devra donner son avis sur un plan d’action national.
Et si les émissions d’ammoniac et de protoxyde
d’azote, particulièrement polluantes, ne se réduisent
pas assez deux ans à la suite, «il est envisagé» de
mettre en place une redevance. Autant dire que les
engrais azotés ont encore de beaux jours devant eux.
Delphine Batho, députée et ancienne ministre
de l’écologie, a bataillé dans l’hémicycle pour
remonter l’ambition du projet de loi climat
gouvernemental: « Ce n’est pas l’administration
qui a torpillé la loi climat. Ce sont des blocages
politiques. L’administration fait ce qu’on lui dit de
faire.» Il n’existe pas de frontière claire entre haute
administration et conseillers ministériels. Les cabinets
politiques sont peuplés de hauts fonctionnaires.
«Les propositions techniques de l’administration sont
politiques », analyse Léo Cohen, ancien membre
du comité de gouvernance, l’instance de pilotage
politique de la convention climat. Il fut conseiller de
François de Rugy et de Barbara Pompili au ministère
de l’écologie, qu’il a quitté avant la création de
la convention climat. Les argumentaires des études
d’impact, le choix du vocabulaire, la sélection des
études citées en référence des notes créent un biais qui
oriente la décision à prendre.
• L’interdiction de nouvelles zones commerciales
sur des sols naturels
La convention climat voulait réduire drastiquement
le rythme de l’artificialisation des sols,
autrement dit, le bétonnage des terres. Pour y
parvenir, plusieurs dispositions sont élaborées, parmi
lesquelles: «prendre immédiatement des mesures
coercitives pour stopper les aménagements de zones
commerciales périurbaines très consommatrices
d’espace». L’objectif général est de diviser par deux
le rythme de l’artificialisation des sols. Ce serait une
avancée historique si cela était mis en œuvre.
Les juristes de la convention climat ont trouvé le
moyen de l’insérer dans le droit: il faudrait modifier
le Code de l’urbanisme et le Code du commerce.
Détail essentiel: ils préconisent «d’imposer la règle
“zéro nouvelle surface au sol” à tout l’urbanisme
commercial» ; et précisent: «quelle que soit la taille
des magasins», afin de respecter la demande citoyenne
d’une action forte et immédiate.
Emmanuel Macron, depuis un entrepôt Amazon
C’est la direction générale des entreprises (DGE) du
ministère de l’économie qui est chargée de rédiger
l’article de loi. Son étude d’impact commence par
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la demande d’une double dérogation: il doit être
possible de continuer de bétonner des sols naturels
si le projet «comporte un intérêt particulier pour le
territoire». Et s’il concerne une surface inférieure à
10000m2
de surface de vente. Le détricotage ne fait
que commencer.
Pourquoi ce seuil? 95% des dossiers traités par la
Commission nationale d’aménagement commercial
(CNAC) depuis 2018 lui sont inférieurs. Un tableau
joint à l’étude détaille le calcul: sur 683demandes de
création ou d’exploitation commerciale, seules 39 ont
dépassé 10000m2
en deux ans. Créer une dérogation
sous ce niveau autorise ainsi l’immense majorité des
enseignes à déroger au moratoire. Le nombre de
projets examinés de plus de 10000m2
aboutissant à
une artificialisation «est donc modeste», assume le
ministère. Et donc acceptable, peut-on en conclure
implicitement.
Plus discret, un autre coup ravageur est porté à
l’objectif de zéro artificialisation: les 10000m2
ne
portent que sur les «surfaces de vente». Alors qu’un
centre commercial comporte aussi un parking et des
zones de stockage. L’impact de la mesure se rétrécit à
vue d’œil.
Le ministère de l’économie justifie ses divergences
avec la convention: liberté d’entreprendre, respect
du droit européen, veille à ne pas «allonger
considérablement» les délais d’autorisation, «ne pas
fausser le jeu, libre et loyal, de la concurrence»,
la protection des emplois, les recettes fiscales, la
hausse des coûts pour les entreprises. Autant de
sujets réels mais qui comptent plus aux yeux du
service que la défense des sols naturels. «Le bilan
coût/avantage d’un projet est positif si, au prix
d’une artificialisation modeste, sont opportunément
satisfaits d’autres objectifs d’intérêt général»:
«revitalisation des territoires», «diversification de
l’offre», «accessibilité», peut-on lire dans sa note
remise au premier ministre.
Le ministère de la transition écologique a beau
batailler en commentaires: « Cette dérogation
présente le risque de vider le principe “zéro
artificialisation”» de sa portée, et la surface
de vente «n’est qu’une partie minoritaire des
surfaces artificialisées», l’arbitrage de Matignon
tombe en octobre. Le cabinet de Jean Castex permet
«des dérogations exceptionnelles» pour les surfaces
inférieures de 10000m2
«selon des critères à définir».
Ancienne conseillère de Barbara Pompili, Marine
Braud se souvient d’une «RIM magique»: «Le sujet
était le moratoire sur les zones commerciales en
périphérie. Je me suis retrouvée face à une discussion
de dix minutes très technique sur la définition de la
périphérie d’une ville: comment la définir? Est-ce
en distance? En type de zones d’urbanisme? À un
moment, j’ai pris la parole:“Si on artificialisait les
Tuileries pour y construire un centre commercial, ça
choquerait tout autant les membres de la convention,
même si ce n’est pas en périphérie. Ce n’est pas
ce qu’on appelle périphérie le sujet, c’est comment
on arrête la construction de centres commerciaux
géants.”Il y a eu un blanc. Le conseiller de Matignon
a ri. Finalement, on a trouvé une solution qui ne
distingue pas périphérie ou centre-ville.»
Michel Colombier, chercheur à l’Iddri
Mais l’intérêt de la grande distribution est resté
prédominant. À l’heure d’écrire cet article, le décret
d’application définissant l’artificialisation n’avait
toujours pas été transmis au Conseil d’État. «On
parlait de zones commerciales, mais le ministère s’est
réfugié derrière l’idée de “centres commerciaux” et
les entrepôts logistiques ont été exclus de la loi,se
souvient William Aucant, ancien de la convention
climat, aujourd’hui candidat aux législatives. Ça
n’avait plus rien à voir.»
L’exclusion des sites de logistique de la loi provient,
elle, directement de l’Élysée. En octobre 2017,
Emmanuel Macron avait lui-même inauguré un
entrepôt Amazon à Boves (Somme), à côté d’Amiens.
Un projet «porté par les services de l’État», comme il
avait pris la peine de le préciser – à écouter dans cette
vidéo sur le site de l’Élysée : le choix d’Amazon est
«un formidable exemple pour tout le pays».
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Emmanuel Macron inaugurant un site Amazon à Boves,
en octobre 2017 (extrait d'une vidéo de l'Élysée).
Pour préparer le projet de loi climat, pendant
des mois, des milliers de pages sont écrites par
des centaines de hauts fonctionnaires en appui
d’innombrables réunions. Certaines interministérielles
durent jusqu’à neuf heures d’affilée. Pas moins
de 150personnes peuvent être connectées en même
temps en visioconférence. La quantité de travail
délivrée est gigantesque, l’implication de beaucoup de
fonctionnaires, totale.
Pour Michel Colombier, chercheur à l’Iddri et expert
du comité de gouvernance de la convention climat,
le problème, c’est que «la politique climat de la
France n’est pas celle du gouvernement»(voir la
stratégie nationale bas carbone – SNBC). La feuille
de route de la politique nationale de lutte contre le
dérèglement climatique n’est pas la boussole politique
du gouvernement. Le ministère de la transition
écologique est le seul à s’y référer, alors «qu’elle
est le résultat d’un arbitrage entre nécessité de
l’action climatique et les questions d’emplois et
d’économie». Il rapporte ainsi une anecdote: lors d’une
table ronde, un représentant de Bercy présente leurs
travaux sur les «budgets verts», une classification des
dépenses budgétaires en fonction de leur impact sur
l’environnement :«Je demande s’ils sont conformes à
la SNBC. Et il me répond : “On ne s’est pas posé la
question.”»
• La fin de la publicité pour les produits les plus
émetteurs de CO2
Pour réduire les incitations à la surconsommation, la
convention climat demande d’«interdire de manière
efficace et opérante la publicité des produits les
plus émetteurs de gaz à effet de serre, sur tous les
supports publicitaires». Par exemple, les véhicules
consommant plus de 4litres au 100km et/ou émettant
plus de 95grammes de CO2 au km – une voiture
est considérée comme à faible émission jusqu’à
50g par kilomètre. Ils proposent de créer un critère
d’appréciation du bilan carbone pour la pub: le CO2-
score.
Cette fois-ci, c’est le ministère de la culture qui
monte au créneau. Matignon l’a affecté au suivi de
la mesure, en lien avec la direction de la répression
des fraudes (DGCCRF), un service du ministère de
l’économie. Quel est le problème? «La publicité
constitue la principale source de financement des
médias gratuits», lit-on dans la note signée du
ministère obtenue par Mediapart. Et contribue donc
«au financement de la production de contenus de
qualité». Sans citer un seul exemple.
De plus, «il serait inacceptable que seuls les
acteurs français soient soumis à cette contrainte»,
à l’exclusion de Google et Facebook. Conclusion:
le cabinet de Roselyne Bachelot évide la mesure et
remplace la demande de contrainte par un simple appel
à «plus d’informations du consommateur» et à des
engagements volontaires entre médias et annonceurs
avec le CSA.
Ça tombe bien, c’est exactement la même ligne que le
ministère de l’économie. Dans une fiche de synthèse,
il propose de remplacer la mesure d’interdiction
de la publicité par «un message d’information du
consommateur» sur les conséquences des émissions de
CO2 sur l’environnement, inséré dans la pub. Pourtant,
les juristes de la convention climat, tout en alertant sur
des risques d’anticonstitutionnalité, proposaient des
modifications précises du Code de la consommation.
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Ils indiquaient les voies à suivre pour rester dans les
clous du droit – notamment en s’inspirant de la loi Évin
qui prohibe la promotion de l’alcool.
Action d'Extinction/Rebellion pendant le vote de la loi climat,
le 4 mai 2021 (Edouard Mongrais/Hans Lucas via AFP).
« Le sujet est sensible avec les citoyens. Le sujet
de l’interdiction de la publicité sera traité au plus
haut niveau», avertit un compte rendu rédigé par le
même ministère, à l’issue d’une réunion. Tous les
regards se tournent vers l’Élysée. Résultat: en réunion,
l’interdiction de pub des gros émetteurs de CO2 ne
figure même pas dans les orientations retenues; le
cabinet du premier ministre «réserve à ce stade son
arbitrage», peut-on lire dans son compte rendu. La
mesure n’a jamais été repêchée.
Ancien membre du cabinet de la ministre de
l’écologie, Marine Braud se rappelle qu’«ils sont
tous sortis avec leurs chiffres sur la part de
l’automobile dans les revenus des médias» alors que
les constructeurs ne font de la pub que sur leurs
modèles les moins émetteurs. «Les constructeurs se
seraient adaptés en faisant plus de pubs pour d’autres
modèles ou tout simplement sur leur univers de
marque.»
Sans surprise, la loi finalement adoptée en 2021
se contente d’interdire la publicité relative à la
commercialisation des énergies fossiles – rarissime.
Ainsi qu’à partir de 2028, pour les voitures
hyperpolluantes (plus de 123grammes de dioxyde de
carbone par kilomètre, interdites de vente à partir
de 2030 ). Pour le reste, une simple information sur
l’impact environnemental de certains produits doit
figurer sur les publicités.
« Il y a un déficit de culture environnementale massif,
constate Léo Cohen, ancien conseiller du ministère de
l’écologie. Les manuels de finance publique comptent
comme livres de chevet, pas les rapports du Giec.»
Pas toujours hostiles, des ministres se montrent parfois
complètement décalé·es par rapport au sérieux et à
la gravité des enjeux. Ainsi Roselyne Bachelot, la
ministre de la culture, chargée de piloter l’article de
la loi sur l’interdiction des pubs pour les produits les
plus émetteurs CO2. William Aucant se souvient d’une
réunion de concertation avec les membres de la filière,
à l’automne 2020: «On l’entend dire sur un ton très
jovial: “Adieu, l’ours Butagaz!”»
Matthieu Sanchez, ancien de la convention climat
pour le groupe «Se déplacer », dit qu’« on apprenait
les arbitrages des RIM au fur et à mesure. Mais
dès les premières réunions, on a compris que
beaucoup de choses allaient être édulcorées. On
nous sortait la brosse à reluire: “Vos travaux sont
formidables.”Toujours suivi de “mais…”».
• Un menu végétarien quotidien dans les self-
services de la restauration collective publique
« Nous souhaitons proposer un choix végétarien
quotidien dans les self-services pour l’ensemble
de la restauration collective publique, dès janvier
2022»,écrivent les 150 dans le rapport final de
la convention climat. Y compris pour les cantines
scolaires et la restauration privée. La loi Egalim de
2018 avait déjà créé l’obligation, pendant deux ans,
d’une alternative végétarienne une fois par semaine
dans les cantines. La convention souhaite amplifier la
végétalisation des menus.
Leurs motivations sont: le climat – l’élevage est
plus émetteur de gaz à effet de serre que la
culture de fruits et légumes –, la protection de
l’environnement – l’élevage industriel est une source
de pollution de l’eau, notamment – et la santé.
Les juristes transforment le souhait citoyen en
article de loi : «À compter du 1er
janvier 2022,
les services de restauration collective publique sont
tenus de proposerquotidiennement le choix d’un menu
végétarien.»
La direction générale de l’alimentation, un service
important du ministère de l’agriculture, part aussitôt
en guerre contre la mesure. Elle fait d’emblée sauter
l’obligation dans sa proposition de formulation, dans
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un tableau consulté par Mediapart: « Des collectivités
territoriales volontaires proposent.» Et le transforme
en «expérimentation» volontaire, uniquement dans
les écoles, mais obligatoirement accompagnée d’un
rapport d’évaluation dont les résultats doivent être
transmis au Parlement.
William Aucant, ancien membre de la convention
citoyenne pour le climat
Son étude d’impact met en avant d’étonnants
arguments de santé publique: les menus végétariens
pourraient créer un «risque nutritionnel» de carence
en fer pour les adolescentes. Un rapport d’évaluation
sur le sujet est demandé à l’Agence nationale de
sécurité sanitaire (Anses) avant toute décision de
généralisation de l’alternative végétarienne. Il existe
pourtant de nombreux aliments non carnés riches en
fer (épinards, lentilles, haricots secs, algues, graines
de citrouille, riz complet,etc.). Aucun n’est cité dans
le rapport de la principale administration française
dédiée à l’alimentation.
Autre cause de réticence: la justice sociale. «Pour
certains enfants issus des milieux les plus défavorisés,
les repas servis en restauration collective sont
les seuls de bonne qualité nutritionnelle», écrit le
ministère de l’agriculture. Il est pourtant constaté
que les familles de milieux populaires consomment
plus de viande et moins de légumes que les CSP+.
La végétalisation des menus de leurs enfants pourrait
donc aller dans le sens d’une diversification de leur
apport nutritionnel. Cette information est absente de
l’étude d’impact qui a servi de base à la réunion
interministérielle d’octobre 2020.
Sans autre forme de procès, le cabinet du premier
ministre acte l’idée d’«une expérimentation plus
ambitieuse, d’une offre de repas végétariens plus
fréquente». La volonté d’action écologique de la
convention accouche une nouvelle fois d’une souris.
Quatre mois plus tard, la mairie (EELV) de Lyon
annonce un menu unique sans viande dans les cantines
municipales à titre provisoire– dans le contexte du
Covid, pour réduire le temps de service des plats
aux enfants. C’est l’occasion d’un déchaînement
gouvernemental contre les repas végétariens: «Une
insulte inacceptable aux agriculteurs et aux bouchers
français», s’emporte Gérald Darmanin, tandis que le
ministre de l’agriculture Julien Denormandie annonce
avoir «saisi le préfet du Rhône» sur le sujet. Un coup
de pression qui résonnera encore fort lors du vote de la
loi climat-résilience, qui entérine la version au rabais
arbitrée par le cabinet de Jean Castex.
Directeur général de l’Iddri, Sébastien Treyer fut l’un
des expert·es du groupe«Se nourrir» de la convention
climat. En septembre 2020, il se retrouve à assister
à la réunion de concertation avec les représentants
de l’administration et du secteur alimentaire. «Les
mesures proposées ont été prises une à une et passées
à la moulinette d’un modèle d’évaluation économique
du ministère de l’agriculture. Par construction, cela
montrait que chacune d’entre elles augmentait les
coûts de production et baissait les bénéfices des
exploitations agricoles. Il y avait deux problèmes:
c’était le seul modèle disponible. Et il n’était
pas capable de prendre en compte la dimension
structurelle du changement voulu par les citoyens.» Le
chercheur se souvient d’une réunion «extrêmement
asymétrique»: « C’était en dépit du bon sens, et cela ne
rendait pas justice à la rationalité démocratique des
citoyens.»
Les multiples effets du torpillage des travaux de la
convention climat apparaissent au grand jour lors
de la «concertation» organisée au dernier trimestre
2020, pour faire réagir entreprises, élu·es, syndicats
et associations aux mesures. Le projet de loi sera
finalement présenté à l’Assemblée nationale en mars
2021.
William Aucant, ancien de la convention climat,
considère aujourd’hui avoir «assisté aux premières
loges à la faillite de la politique pour le climat. Il y a
eu un abandon complet. C’était terrible». Une scène
lui reste en mémoire: en octobre, les mesures sur le
logement font l’objet de leur première présentation
publique. «Nous voulions que la rénovation thermique
des logements soit obligatoire. Je me lance dans un
plaidoyer: aucun gouvernement n’a réussi à faire de
la rénovation à la hauteur de ce qu’il faut. La ministre
de l’écologie prend alors la parole: “On ne peut pas
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faire ça. Car si on le fait, on crée les gilets jaunes
du logement.”En moyenne, une rénovation complète,
c’est40000euros par logement. Nous, en tant que
citoyens, on était prêts à l’accepter, mais eux, non. Ces
concertations étaient terribles. On nous avait promis
le “sans filtre”, mais un truc se passait derrière les
rideaux.»
Ces réunions «n’ont pas servi à faire avancer les
propositions mais à dire qu’elles étaient impossibles»,
constate Léo Cohen, sur la base de ce que lui en ont
dit les citoyen·nes. Marine Braud, de son côté, rêverait
«de refaire la convention climat et qu’on envoie
l’administration échanger avec les citoyens». Pour
Michel Colombier, chercheur à l’Iddri:«Ce qui était
important dans la convention, c’est le jugement des
citoyens, c’est pourquoi la délibération les a conduits
à faire ces propositions. C’est sur cela que le débat
aurait ensuite dû porter, pour interpréter les mesures
proposées. Car si une décision a été prise parce qu’il y
a eu délibération, cela explique pourquoi la transition
ne peut pas passer par un processus technocratique.»
Que manque-t-il pour qu’une mesure soit repoussée
car elle explose le budget carbone du gouvernement?
Pour Léo Cohen, il faut que les budgets carbone
deviennent contraignants. Dans son livre 800jours
au ministère de l’impossible (ed. Les Petits Matins),
l’ancien conseiller suggère que l’article40 de la
Constitution, qui interdit aux parlementaires de
proposer des amendements aggravant la dépense
publique, soit remplacé par un article 40bis,
empêchant de formuler des propositions qui créent de
nouvelles sources d’émissions de CO2 ne pouvant être
compensées.
Dans une note pour le think tank Terra Nova,
Marine Braud propose de créer un secrétariat général
de l’écologie, sur le modèle de celui dévolu aux
affaires européennes, pour coordonner les modalités
afin de parvenir aux objectifs. Elle considère aussi
indispensable de développer la formation continue de
fonctionnaires et suggère d’indexer les évolutions de
carrière sur les pratiques écologistes qu’ils mettent en
place.
Elle rapporte une scène observée alors qu’elle
travaillait encore au ministère. L’étude d’impact du
projet de loi climat vient d’être publiée: les réductions
de gaz à effet de serre à en attendre sont insuffisantes
pour atteindre l’objectif actuel de –40% en 2030. «Un
haut fonctionnaire qui travaille sur l’écologie depuis
plusieurs années s’inquiète: “Mais qu’est-ce qu’il faut
faire alors? On vient de voter un objectif de moins
55% au niveau européen, il faudrait faire quoi pour
y arriver?”Un expert du ministère lui répond:“Moins
55%, c’est un autre monde.”»
Boite noire
Des dizaines de personnes, travaillant dans les services
de tous les grands ministères ou dans les cabinets
des ministres chargés de préparer le projet de loi, ont
assisté aux réunions interministérielles consacrées à la
loi climat-résilience, entre juillet 2020 et février 2021.
Pendant plusieurs mois, j’ai été en contact avec
plusieurs d’entre elles, à différents niveaux de
responsabilité et sur divers domaines. Sous le sceau
de la confidentialité, et à condition de ne jamais
apparaître en leur nom dans mon article, elles m’ont
donné accès aux documents qui ont servi de base à
cette enquête. Elles n’avaient pas le droit de le faire
mais ont chacune pris ce risque pour alerter le public
sur l’immédiateté de la rupture de la promesse du
« sans filtre » par la haute administration.
Dès les premières réunions interministérielles,
l’engagement d’Emmanuel Macron à reprendre sans
modification les mesures de la convention citoyenne
pour le climat a été bafoué, en accord avec la
tête de l’exécutif. La parenthèse de démocratie
participative ouverte avec les premières sessions des
150 citoyen·ne·s tiré·e·s au sort a été brutalement
et définitivement refermée par le gouvernement et
l’Elysée dès qu’il s’est agi de concrètement écrire le
projet de loi.
Contactés par Mediapart, ni le cabinet de Jean Castex,
ni celui de Barbara Pompili n’ont répondu à mes
questions. Les personnes citées dans l’article ont été
interviewées en présence ou par téléphone. Marine
Braud, Léo Cohen, et Michel Colombier ont relu leurs
citations et les ont légèrement amendées.
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