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E
lle jubilait, l’extrême droite, après la raclée
électorale historique subie par les socialistes
lors des municipales des 23 et 30 mars der-
niers ! Une seule ombre obscurcissait le
tableau : la reconduction de la garde des
Sceaux à son poste à l’occasion du remanie-
ment gouvernemental opéré par le nouveau
Premier ministre, Manuel Valls, le 3 avril. Christiane
Taubira n’était, il est vrai, pas n’importe qui aux yeux des
ultras et de l’opposition : elle s’était imposée, depuis deux
ans, comme leur bouc émissaire favori ! Mais ­François
Hollande pouvait-il se passer de celle qui a porté la loi
sur le mariage pour tous, la grande (la seule ?) fierté
de la gauche sous sa présidence ? Qui plus est, après la
défection des écologistes, sa présence au sein du nou-
veau gouvernement était d’autant plus indispensable. À
son arrivée à l’Élysée en mai 2012, le chef de l’État avait
déjà offert la Justice – un des cinq ministères régaliens
– à celle qui n’avait jamais eu auparavant de portefeuille
ministériel. Incroyable chemin parcouru par la Guya-
naise qui lui aura valu d’être désignée « personnalité
politique » de l’année 2013 et « Femme de l’année » par le
magazine Elle ! Record toutes catégories pour une femme
politique française de couleur.
Le pays a encore en mémoire le vote de la loi sur
le mariage pour tous et la fameuse bataille idéologique
que se livrèrent pendant près d’un an la France de droite
et celle de gauche. N’est-ce pas en fin de compte au
triomphe de son éloquence hors du commun auquel le
monde politique français assista alors, médusé ? Quand
elle monte à la tribune de l’Assemblée nationale le
29 janvier 2013 pour prononcer son discours inaugural
de 45 minutes, la garde des Sceaux n’est pas encore très
connue. Mais voilà, elle se met à parler… sans notes !
portrait
CHRISTIANE
TAUBIRA
Lafemme
deboutElleétaitdonnéepartanteaprèslesecondtourdesmunicipales
enmarsdernier,maisFrançoisHollandepouvait-ilréellementse
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parjean-MichelDenis
Garde des Sceaux dans
le gouvernement Ayrault,
Christiane Taubira a été reconduite
dans ses fonctions par Manuel Valls,
le nouveau Premier ministre.
brunocharoy/pascoandco
3 4 4 – m a i 2 0 1 4  1514	 3 4 4 – m a i 2 0 1 4
portrait christianetaubiralafemmedebout
Au micro, elle cite René Char, Léon-Gontran Damas
ou Paul Ricœur. Une vraie héroïne hitchcockienne
version politique, glace et feu à la fois, calme et
posée en surface, mais un véritable souffle politique
et lyrique sur le fond quand il s’agit d’invoquer l’éga-
lité fondamentale, républicaine de tout citoyen fran-
çais, quelle que soit sa sexualité, face à l’institution
du mariage. L’Union pour un mouvement populaire
(UMP) finit par avouer du « respect pour la combat-
tante », tandis que la majorité s’enthousiasme. Claude
Bartolone, président de l’Assemblée, n’y va pas par
quatre chemins : « On me dit qu’il y a Simone Weil
[auteur de la loi sur la dépénalisation de l’avortement,
NDLR], Robert Badinter [qui a fait voter l’abolition de
la peine de mort, NDLR] et elle. Elle est dans le Top
10. » Taubira, petite-fille de Jean Jaurès et Georges
Clemenceau, dans la lignée des grands orateurs de la
République française ! Quelle consécration !
Pour qui la croise, ce sont d’abord des yeux, un
regard d’une incroyable intensité qui vous perce,
semble « avaler » vos pensées les plus intimes.
ChristianeTaubira,c’estensuitedesmotsquitouchent
fréquemment, qui souvent fâchent mais rarement
blessent. Un regard et des mots donc, qui ont pour
seul ciment la passion, le refus de toute « tiédeur ».
Quelle autre personnalité politique française oserait
avouer : « La popularité, c’est le dernier de mes sou-
cis. Des gens me donnent de l’amour. » ? Anecdote
significative d’une haute fonctionnaire : « Quand je
suis allée me présenter au ministère de la Justice en
mai 2012, elle m’a pris la main à la fin de notre entre-
tien, m’a regardée droit dans les yeux puis m’a sorti :
Y a de l’humanité dans ce regard ! J’ai envie de vous
prendre dans mes bras. Ce qu’elle a fait. Je suis sortie
de son bureau complètement revitalisée ! »
Sa toute première passion, ce sera sa mère,
« Maman Bertille », aide-soignante à l’hôpital de
Cayenne, en Guyane. Une vraie femme créole qui
élève dans une pauvreté « digne » ses huit enfants,
sans homme. Le père : un « Dieu » absent que les
gamins voient de temps en temps et que la future
garde des Sceaux « exècre ». Christiane, née le
2 février 1952, est la troisième de la fratrie. Elle a
très vite compris tous les impossibles qui sont opposés
aux femmes, notamment dans la société antillaise, et
bûchera donc sans relâche à l’école. Elle perçoit très
tôt le monde comme « hostile ». « Il faut donc vivre
encerclée de périls, confie-t-elle dans Mes météores,
son autobiographie, et ne pas périr mille fois ; ne
jamais reculer devant les coups, les rendre. » Toutes
les prémices de l’actrice politique majeure qu’elle est
devenue aujourd’hui : femme généreuse dans le don,
on l’a dit, mais aussi femme guerrière, femme dou-
bout en créole, bourreau de travail au fichu caractère
et qui a une sainte horreur de la médiocrité et du
laxisme. « Elle veut toujours tout savoir d’un dossier
qu’elle doit défendre, elle ne supporte pas l’à-peu-
près », confirme un de ses collaborateurs.
black  beautiful
« Tous les garçons, même les enseignants, étaient
amoureux d’elle. Elle était extrêmement brillante,
largement au-dessus des autres », se souvient un
ancien professeur à la retraite du lycée Félix Éboué
de Cayenne. Elle atterrit à Paris en 1972 pour pour-
suivre ses études supérieures. C’est là qu’elle « devient
noire », selon ses termes. Mais elle n’a que faire
d’être une « sale négresse » dans le regard des autres
qu’elle défie. On est dans l’après-Mai 68, et Dieu que
la contestation est jolie ! Elle était « black  beau-
tiful » en Guyane, elle sera gauchiste à Paris : elle
arbore une boule afro à la Angela Davis ; l’étudiante
femme
guerrière,
maisaussi
femme
doubout 
commeon
ditencréole.
Etbourreau
detravAil…
Avec Aimé Césaire,
le chantre de la
négritude, l’une
de ses grandes
références
littéraires, certes,
mais aussi morales
et politiques.
Premier tour
de l’élection
présidentielle
de 2002. Maman
est candidate,
sa fille Nolywé,
alors âgée
de 18 ans, traverse
l’Atlantique
pour venir voter.
Avec François
Hollande,
sur le perron
de l’Élysée.
Les rapports
entre
le président
et sa ministre
de la Justice
ont toujours
été cordiaux.
fernandbibas-jackguez/afpphoto
marleneawaad/ip3
3 4 4 – m a i 2 0 1 4  1716	 3 4 4 – m a i 2 0 1 4
portrait christianetaubiralafemmedebout
enrichira sa culture livresque jamais assouvie (elle
dévore aujourd’hui encore quatre à cinq ouvrages
par semaine !) en découvrant Aimé Césaire, Frantz
Fanon ; elle apprécie Fela Kuti, chante à tue-tête Bob
Marley et James Brown avec, déjà, une prédilection
pour le jazz, Miles Davis, Keith Jarrett ou Charlie
­Parker ; et affiche sur les murs de sa chambre des
posters de Malcolm X, Marcus Garvey, Gamal Abdel
Nasser (vive le tiers-mondisme !) et Che Guevara.
Donner un « grand coup de vent »
Quelle est sa deuxième passion ? La Guyane ? Ou
son mari et sa famille ? Les deux à la fois plutôt, tant
vies privée et publique vont se mêler chez elle dès
1978, quand elle revient de Paris bardée de diplômes
(de 3e
cycle en sciences économiques, sociologie,
ethnologie afro-américaine et agroalimentaire). La
Guyane, confetti de l’ex-empire colonial et sixième
roue du carrosse français, département d’outre-mer
(DOM) tout juste bon à servir de rampe de lancement
pour les fusées Ariane à Kourou… Cette Guyane-là,
Christiane Taubira n’en veut pas. Elle
se rallie au camp indépendan-
tiste et milite au sein du Mouve-
ment guyanais de décolonisation
(Moguyde) dont le fondateur,
Roland Delannon, deviendra son
époux, et avec lequel elle aura
quatre enfants qui sont « la plus
belle œuvre de [sa] vie », avoue-
t-elle. La légende dit qu’elle sera
amenée un temps à connaître la
clandestinité, à la suite d’émeutes
à Cayenne ; son mari, quant à lui,
purgera 18 mois de prison pour avoir fomenté un
attentat contre des installations pétrolières.
1981. François Mitterrand arrive à l’Élysée avec
toutes les promesses d’émancipation pour les DOM
dont le nouveau pouvoir socialiste est porteur. Le
couple quitte la mouvance indépendantiste, s’insère
dans le monde professionnel (elle sera tour à tour
professeur de sciences économiques et directrice de
divers organismes dans les secteurs de l’agriculture
et de la pêche) et finira par fonder, en 1992, le parti
Walwari dont « madame » devient la présidente.
Walwari, l’éventail en amérindien. Les Guyanais
comprendront vite sa signification : donner un grand
« coup de vent » sur le monde politique local dominé
par l’omnipotent Parti socialiste guyanais (PSG) et
son cortège de pratiques clientélistes. L’ancienne
extrémiste rentre à fond dans le « jeu » légal et vote
pour la première fois à l’occasion des législatives de
1993… pour elle-même qui est candidate ! Coup d’es-
sai et coup de maître : elle remporte le siège de la 1re
circonscription de Cayenne aux dépens du PSG. Elle
sera réélue par la suite en 1997, 2002 et 2007 avec
des scores confortables.
Toutes les apparences donc d’une rencontre
réussie entre un peuple et une femme d’exception…
Les apparences seulement. Certes, notre pasiona-
ria a rebattu les cartes du jeu politique local, s’en-
flammant dans un lyrisme sans retenue contre les
caciques du PSG et de l’UMP, « corrupteurs de la
chair et de l’esprit ». Certes, « son
côté attachant, sa serviabilité, sa
défense de l’identité guyanaise, des
langues créoles et amérindiennes,
affirme Amanda Rattier, profes-
seur d’université à la retraite, s’ins-
crivent dans un parcours global qui
suscite l’admiration. » Mais, alors,
pourquoi ces trois « gifles » suc-
cessives que furent sa défaite aux
cantonales de 1994 et ses deux
échecs aux élections municipales
de 1995 et 2001, à Cayenne, face au PSG honni ?
Pourquoi cet autre revers aux régionales de 2010 face
à Rodolphe Alexandre, socialiste adoubé par l’UMP,
faisant alors de la Guyane la seule région, avec la
Réunion, reprise à la gauche ? Pourquoi son cher pays
lui rend-il aussi mal son affection ? On le pressent, ces
divers épisodes ont profondément meurtri Christiane
Taubira. N’est-ce pas par une sorte de dépit amou-
reux face à une Guyane qui, à l’instar de beaucoup
de DOM, se méfiait de l’aventure autonomiste, voire
indépendantiste à laquelle elle n’a jamais au fond
renoncé, qu’elle en viendra à conclure son autobio-
graphie par ces lignes significatives : « Que dit-on
à un peuple qui a si profondément renoncé à lui-
même ? On trouve un jour la force de le quitter. »
L’épisode de son divorce n’a pas non plus arrangé les
choses : en 1998, Roland Delannon, apparemment
fatigué de l’hégémonie grandissante de son épouse
sur « leur » petit parti, se présente aux régionales
sur une liste dissidente, à son insu. Pour Christiane,
bouleversée, ce sera la rupture définitive. Seize ans
« lapopularité,
c’estledernierdemes
soucis.Desgensme
donnentdel’amour. »
Ci-dessus, le cortège contre le mariage pour tous en 2013, Christiane Taubira a défendu et, mieux, incarné cette loi.
La ministre de la Justice a pour habitude d’arriver à vélo à l’Élysée pour le Conseil des ministres, encadrée par ses gardes du corps.
La Une raciste
de l’hebdomadaire
Minute, publiée
en plein débat
sur le mariage
pour tous.
captured’écran
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3 4 4 – m a i 2 0 1 4  1918	 3 4 4 – m a i 2 0 1 4
portrait christianetaubiralafemmedebout
plus tard, début 2014, elle fera son mea culpa tout
en épanchements du cœur, comme à son habitude,
dans les colonnes de Paris Match : « Je me suis battue
sans avoir conscience de l’impact sur mon époux »,
confessera-t-elle. « Ce qui fait sa singularité dans le
milieu politique ultramarin, affirme un de ses amis,
c’est qu’elle est dans un va-et-vient entre sa Guyane
et l’ouverture au monde. Elle est en cela la fille spiri-
tuelle d’Aimé Césaire, une de ses grandes références,
qui s’est battu pour la cause algérienne et la décolo-
nisation africaine. Elle connaît très bien le continent
américain, elle est aussi très caribéenne, elle assume
ses influences occidentales… » Autrement dit, la
future garde des Sceaux se situe dans la dynamique
du Tout-Monde, cher au mouvement antillais de la
créolité, apparu précisément à la fin des années 1980
et dont elle se réclame ouvertement. Et cette adepte
de la petite reine va mettre « le grand braquet ». Elle
sillonne la planète : de Pékin (à l’occasion du Sommet
des femmes en 1995) à Oslo (pour la Convention sur
les armes à sous-munitions en 2008), en passant par
Haïti ou le Sénégal. Et last but not least pour l’irré-
ductible militante de la cause noire, l’Afrique du Sud
et la lutte pour la libération de Mandela, « le plus
stimulant des combats, le plus grandiose ». Elle s’y
rendra plusieurs fois, connaîtra le bonheur d’être
« dans l’Histoire » en tant qu’observatrice parlemen-
taire des premières élections démocratiques de 1994
et rencontrera Madiba à deux reprises.
de l’ambition pour six
Au plan national, toujours sur le grand braquet
et au prix de quelques zigzags surprenants, elle com-
mence à se bâtir sa fameuse réputation d’électron
libre. Elle sera un temps membre du Parti radical de
gauche (PRG) et même, de 2002 à 2004, sa vice-prési-
dente, mais elle saura toujours prendre ses distances
avec les appareils. Évoquant le « mode de fonctionne-
ment peu conventionnel » chez la jeune femme qu’elle
était, Christiane Taubira écrira dans Mes météores :
« Dans quelques années on le prétendra imprévisible.
Sous prétexte qu’ils ne comprennent pas quand ni
selon quels critères j’abdique ma liberté, alors que par
ailleurs personne ne parvient à la brider. » Allez com-
prendre en effet comment elle en viendra à faire un
bout de chemin, à savoir une campagne électorale,
avec Bernard Tapie lors du scrutin européen de 1994,
sous l’étiquette du PRG ! L’affairiste Tapie et la radi-
cale Taubira ! Rien en commun, sinon une « grande
bouche » et un caractère éruptif chez tous les deux.
C’est oublier que la future ministre de la Justice a
aussi de l’ambition pour six, qu’elle veut réussir dans
un espace politique qui n’en laisse pas beaucoup à un
homme, et moins encore à une femme de couleur.
Elle siégera en fin de compte au Parlement européen
jusqu’en 1999. Elle aura aussi de ces emportements
du cœur qui l’emmèneront sur de drôles de « che-
mins ». Le plus bel exemple : la célèbre loi du 10 mai
2001 portant son nom, par laquelle l’État français
reconnaît la traite et l’esclavage comme crimes contre
l’humanité. Indiscutable cause mais qui se concréti-
sera par un texte législatif souvent confus et qui se
cantonnera à l’esclavage « perpétré aux Amériques
et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe »
(art. 1). Comme s’il s’agissait de pointer du doigt
les « méchants » Blancs qui s’adonnèrent au com-
merce triangulaire et de tenir pour négligeable cette
exploitation de l’homme par l’homme en Afrique,
dont furent notablement responsables les « gentils »
cheikhs arabes et autres rois et dignitaires du conti-
nent ! Les historiens reprocheront à son auteur de ne
pas avoir fait adopter une loi condamnant universel-
lement cette pratique. Facile à dire, mais plus difficile
à comprendre que cette « maladresse » était aussi
profondément affective : l’illustre Guyanaise se pré-
occupait de régler avant tout un problème ô combien
intime, à savoir cette sourde souffrance chez les des-
cendants d’esclaves, elle voulait en finir avec ce ter-
rible « secret de famille » à l’échelle de ce « peuple »
constitué de « fils » de déportés caribéens et réunion-
nais. Au final, belle victoire pour elle, le 10 mai sera
choisi comme date de commémoration des mémoires
et des abolitions de la traite et de l’esclavage, et cette
sombre période est désormais inscrite par l’Éduca-
tion nationale au programme d’histoire de 4e
. C’est
probablement cette envie d’être là où on ne l’attend
pas qui l’incitera à relever ce défi improbable, entrer
dans l’Histoire en étant la première femme de cou-
leur candidate à une élection présidentielle française.
Cette campagne nationale de 2002, sous la bannière
du PRG, axée sur « L’Égalité des chances », captivera
Christiane. Elle récoltera 2,32 % des voix… et une
volée de bois vert de la part de certains socialistes !
Elle aurait contribué à l’éparpillement des voix et
ainsi empêché leur champion, Lionel Jospin, d’accé-
der au second tour. Et elle de rétorquer : le Premier
ministre n’a-t-il pas lui-même creusé sa tombe en
menant une campagne aussi désastreuse ? Le débat
ne sera jamais tout à fait clos au sein du PS.
harcelée et conspuée
2006,changementdecap.Ladéputéehorssystème,
incontrôlable, imprévisible, s’assagit. « Son parcours
est celui d’une génération venue de l’extrême gauche
qui cultivait un esprit libre, précise Olivier Faure,
député et secrétaire national du PS, et qui a fini par
savoir ce qu’elle pouvait faire accepter par la société.
Christiane Taubira est désormais dans le camp réfor-
miste, mais avec toute sa force de conviction qui est
immense. » François Hollande, qui vient d’accéder à
l’Élysée en mai 2012, le sait également. Il l’a vue se
dépenser sans compter lors de la campagne électo-
rale. Et il saura récompenser la députée guyanaise,
qui plus est issue de la « diversité ». Sa mission à la
chancellerie : faire avant tout passer la délicate loi sur
le mariage pour tous. La guerrière Taubira acceptera
le deal… Et guerrière, il lui faudra l’être dès ses pre-
mières heures à la Justice. Noire (même si l’on ne le
dit pas explicitement !), ancienne indépendantiste, de
gauche, elle est la cible idéale pour une certaine droite
qui va s’en donner à cœur joie, notamment à l’occa-
sion du formidable tohu-bohu politique et médiatique
né à la faveur de « sa » loi. Elle est harcelée par les
défenseurs de la famille traditionnelle. Dans les mee-
tings du Front national, elle est la ministre la plus
conspuée. Et la base va se lâcher sur sa personne.
Exercices de racisme pur et dur qui remontent des
bas-fonds nauséabonds d’une certaine France qu’on
croyait à jamais disparue. À Angers, une petite fille lui
lance : « La guenon, mange ta banane ! » On réinvente
le slogan qui fleure bon la France coloniale : « Y a bon
Banania, y a pas bon Taubira ! », etc. Elle, inoxydable,
répond sur le principe : « C’est une attaque au cœur
de la République. » Sa protection policière se renforce
tant elle cristallise la haine d’une certaine France. Elle
est haïe, et alors ? Nul doute que ce n’est pas pour lui
déplaire, elle qui aime tant les rapports de force, qui
déteste se laisser dominer.
envie d’amazonie
Elle est donc clivante, Christiane : selon un son-
dage BVA, 82 % des sympathisants de gauche pensent
du bien d’elle quand 92 % des partisans de droite
avouent ne pas l’aimer. Durant la campagne pour les
municipales, les militants et le peuple de gauche sont
sous l’effet de son charisme. Ils sont prêts à oublier
son caractère dominateur. En particulier quand, fin
janvier, passant outre l’indépendance du Parquet,
elle a voulu nommer sans autre forme de procès le
procureur général de Paris à la Cour de cassation. Ils
sont prêts aussi à passer l’éponge sur ses déclarations
contradictoires de fin février : elle avait démenti puis
reconnu avoir été au courant des écoutes de l’ancien
président, ordonnées par la justice dans le cadre de
l’enquête sur un possible financement de la cam-
pagne de Nicolas Sarkozy par Kaddafi ; elle avait ainsi
jeté le doute sur son intégrité morale. Par un effet de
balancier politique, elle devient une icône pour une
gauche en manque de marqueurs et qui se cherche
des repères, des symboles. Enterrement de première
classe pour le droit de vote aux élections locales
pour les étrangers extracommunautaires, report de
la loi sur la famille, transition écologique au bord de
l’asphyxie, doutes d’une partie de la majorité sur la
véritable nature du fameux pacte de responsabilité,
erreurs de communication en cascade… La France
« hollandaise » de 2014 navigue dans la brume et
Taubira avec sa force de conviction incarne du coup
le phare, l’ancrage à gauche.
Et pourtant, le maintien à la Justice de cette
nouvelle star de la vie politique française, lors du
remaniement gouvernemental du 3 avril, a été une
surprise. Pouvait-elle encore travailler sous les ordres
d’un Manuel Valls qui, lorsqu’il était ministre de l’In-
térieur, avait plaidé auprès du chef de l’État pour un
« rabotage » de la réforme pénale qu’elle préparait ?
Alors, d’aucuns la voyaient bien sortir du jeu, rentrer
à Cayenne, flâner à vélo dans les rues et lire un bon
bouquin en bord de mer dans la douceur d’une fin
de journée. Elle-même avouait à ceux qui voulaient
l’entendre : « Moi, j’ai plus envie de mon Amazonie. »
Ses cartons à la chancellerie étaient prêts. Alors pour-
quoi, finalement, a-t-elle accepté de « rempiler » ?
À croire que l’électron libre de jadis, l’extrémiste d’an-
tan, a mûri. Au point de devenir un brave petit soldat
de la Hollandie ? Celle qui avouait ne pas supporter
d’avoir un patron ne trouve rien à redire sur le bilan
à mi-parcours du président. Et puis, le nouveau Pre-
mier ministre l’aurait assurée que sa réforme pénale
ne serait pas remisée dans un tiroir. Alors elle a pris
sa décision : elle finira son travail au ministère de la
Justice. Mais après, à la présidentielle de 2017 ? Beau-
coup se posent la question : serait-elle convaincue
par la politique économique de François Hollande ?
Portera-t-elle encore ses couleurs ? Voudra-t-elle se
présenter à nouveau devant tous ces Français qui se
retrouvent dans sa façon flamboyante de faire de la
politique ? Après tout, en 2017, elle n’aura que 65 ans.
Les paris sont ouverts… ■
elleadorelesrapportsdeforcemaisdéteste			 selaisserdominer
« Je t’aime moi
non plus. » Le refrain
chanté deux jours
durant par
le nouveau Premier
ministre Manuel
Valls et Christiane
Taubira avant
sa nomination
au gouvernement.
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La Presse Nouvelle Magazine 309 octobre 2013
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N4
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Christiane Taubira, la femme debout !

  • 1. 3 4 4 – m a i 2 0 1 4 1312 3 4 4 – m a i 2 0 1 4 E lle jubilait, l’extrême droite, après la raclée électorale historique subie par les socialistes lors des municipales des 23 et 30 mars der- niers ! Une seule ombre obscurcissait le tableau : la reconduction de la garde des Sceaux à son poste à l’occasion du remanie- ment gouvernemental opéré par le nouveau Premier ministre, Manuel Valls, le 3 avril. Christiane Taubira n’était, il est vrai, pas n’importe qui aux yeux des ultras et de l’opposition : elle s’était imposée, depuis deux ans, comme leur bouc émissaire favori ! Mais ­François Hollande pouvait-il se passer de celle qui a porté la loi sur le mariage pour tous, la grande (la seule ?) fierté de la gauche sous sa présidence ? Qui plus est, après la défection des écologistes, sa présence au sein du nou- veau gouvernement était d’autant plus indispensable. À son arrivée à l’Élysée en mai 2012, le chef de l’État avait déjà offert la Justice – un des cinq ministères régaliens – à celle qui n’avait jamais eu auparavant de portefeuille ministériel. Incroyable chemin parcouru par la Guya- naise qui lui aura valu d’être désignée « personnalité politique » de l’année 2013 et « Femme de l’année » par le magazine Elle ! Record toutes catégories pour une femme politique française de couleur. Le pays a encore en mémoire le vote de la loi sur le mariage pour tous et la fameuse bataille idéologique que se livrèrent pendant près d’un an la France de droite et celle de gauche. N’est-ce pas en fin de compte au triomphe de son éloquence hors du commun auquel le monde politique français assista alors, médusé ? Quand elle monte à la tribune de l’Assemblée nationale le 29 janvier 2013 pour prononcer son discours inaugural de 45 minutes, la garde des Sceaux n’est pas encore très connue. Mais voilà, elle se met à parler… sans notes ! portrait CHRISTIANE TAUBIRA Lafemme deboutElleétaitdonnéepartanteaprèslesecondtourdesmunicipales enmarsdernier,maisFrançoisHollandepouvait-ilréellementse passerdecellequis’estimposéecommeuneicônedelagauche ? parjean-MichelDenis Garde des Sceaux dans le gouvernement Ayrault, Christiane Taubira a été reconduite dans ses fonctions par Manuel Valls, le nouveau Premier ministre. brunocharoy/pascoandco
  • 2. 3 4 4 – m a i 2 0 1 4 1514 3 4 4 – m a i 2 0 1 4 portrait christianetaubiralafemmedebout Au micro, elle cite René Char, Léon-Gontran Damas ou Paul Ricœur. Une vraie héroïne hitchcockienne version politique, glace et feu à la fois, calme et posée en surface, mais un véritable souffle politique et lyrique sur le fond quand il s’agit d’invoquer l’éga- lité fondamentale, républicaine de tout citoyen fran- çais, quelle que soit sa sexualité, face à l’institution du mariage. L’Union pour un mouvement populaire (UMP) finit par avouer du « respect pour la combat- tante », tandis que la majorité s’enthousiasme. Claude Bartolone, président de l’Assemblée, n’y va pas par quatre chemins : « On me dit qu’il y a Simone Weil [auteur de la loi sur la dépénalisation de l’avortement, NDLR], Robert Badinter [qui a fait voter l’abolition de la peine de mort, NDLR] et elle. Elle est dans le Top 10. » Taubira, petite-fille de Jean Jaurès et Georges Clemenceau, dans la lignée des grands orateurs de la République française ! Quelle consécration ! Pour qui la croise, ce sont d’abord des yeux, un regard d’une incroyable intensité qui vous perce, semble « avaler » vos pensées les plus intimes. ChristianeTaubira,c’estensuitedesmotsquitouchent fréquemment, qui souvent fâchent mais rarement blessent. Un regard et des mots donc, qui ont pour seul ciment la passion, le refus de toute « tiédeur ». Quelle autre personnalité politique française oserait avouer : « La popularité, c’est le dernier de mes sou- cis. Des gens me donnent de l’amour. » ? Anecdote significative d’une haute fonctionnaire : « Quand je suis allée me présenter au ministère de la Justice en mai 2012, elle m’a pris la main à la fin de notre entre- tien, m’a regardée droit dans les yeux puis m’a sorti : Y a de l’humanité dans ce regard ! J’ai envie de vous prendre dans mes bras. Ce qu’elle a fait. Je suis sortie de son bureau complètement revitalisée ! » Sa toute première passion, ce sera sa mère, « Maman Bertille », aide-soignante à l’hôpital de Cayenne, en Guyane. Une vraie femme créole qui élève dans une pauvreté « digne » ses huit enfants, sans homme. Le père : un « Dieu » absent que les gamins voient de temps en temps et que la future garde des Sceaux « exècre ». Christiane, née le 2 février 1952, est la troisième de la fratrie. Elle a très vite compris tous les impossibles qui sont opposés aux femmes, notamment dans la société antillaise, et bûchera donc sans relâche à l’école. Elle perçoit très tôt le monde comme « hostile ». « Il faut donc vivre encerclée de périls, confie-t-elle dans Mes météores, son autobiographie, et ne pas périr mille fois ; ne jamais reculer devant les coups, les rendre. » Toutes les prémices de l’actrice politique majeure qu’elle est devenue aujourd’hui : femme généreuse dans le don, on l’a dit, mais aussi femme guerrière, femme dou- bout en créole, bourreau de travail au fichu caractère et qui a une sainte horreur de la médiocrité et du laxisme. « Elle veut toujours tout savoir d’un dossier qu’elle doit défendre, elle ne supporte pas l’à-peu- près », confirme un de ses collaborateurs. black beautiful « Tous les garçons, même les enseignants, étaient amoureux d’elle. Elle était extrêmement brillante, largement au-dessus des autres », se souvient un ancien professeur à la retraite du lycée Félix Éboué de Cayenne. Elle atterrit à Paris en 1972 pour pour- suivre ses études supérieures. C’est là qu’elle « devient noire », selon ses termes. Mais elle n’a que faire d’être une « sale négresse » dans le regard des autres qu’elle défie. On est dans l’après-Mai 68, et Dieu que la contestation est jolie ! Elle était « black beau- tiful » en Guyane, elle sera gauchiste à Paris : elle arbore une boule afro à la Angela Davis ; l’étudiante femme guerrière, maisaussi femme doubout  commeon ditencréole. Etbourreau detravAil… Avec Aimé Césaire, le chantre de la négritude, l’une de ses grandes références littéraires, certes, mais aussi morales et politiques. Premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Maman est candidate, sa fille Nolywé, alors âgée de 18 ans, traverse l’Atlantique pour venir voter. Avec François Hollande, sur le perron de l’Élysée. Les rapports entre le président et sa ministre de la Justice ont toujours été cordiaux. fernandbibas-jackguez/afpphoto marleneawaad/ip3
  • 3. 3 4 4 – m a i 2 0 1 4 1716 3 4 4 – m a i 2 0 1 4 portrait christianetaubiralafemmedebout enrichira sa culture livresque jamais assouvie (elle dévore aujourd’hui encore quatre à cinq ouvrages par semaine !) en découvrant Aimé Césaire, Frantz Fanon ; elle apprécie Fela Kuti, chante à tue-tête Bob Marley et James Brown avec, déjà, une prédilection pour le jazz, Miles Davis, Keith Jarrett ou Charlie ­Parker ; et affiche sur les murs de sa chambre des posters de Malcolm X, Marcus Garvey, Gamal Abdel Nasser (vive le tiers-mondisme !) et Che Guevara. Donner un « grand coup de vent » Quelle est sa deuxième passion ? La Guyane ? Ou son mari et sa famille ? Les deux à la fois plutôt, tant vies privée et publique vont se mêler chez elle dès 1978, quand elle revient de Paris bardée de diplômes (de 3e cycle en sciences économiques, sociologie, ethnologie afro-américaine et agroalimentaire). La Guyane, confetti de l’ex-empire colonial et sixième roue du carrosse français, département d’outre-mer (DOM) tout juste bon à servir de rampe de lancement pour les fusées Ariane à Kourou… Cette Guyane-là, Christiane Taubira n’en veut pas. Elle se rallie au camp indépendan- tiste et milite au sein du Mouve- ment guyanais de décolonisation (Moguyde) dont le fondateur, Roland Delannon, deviendra son époux, et avec lequel elle aura quatre enfants qui sont « la plus belle œuvre de [sa] vie », avoue- t-elle. La légende dit qu’elle sera amenée un temps à connaître la clandestinité, à la suite d’émeutes à Cayenne ; son mari, quant à lui, purgera 18 mois de prison pour avoir fomenté un attentat contre des installations pétrolières. 1981. François Mitterrand arrive à l’Élysée avec toutes les promesses d’émancipation pour les DOM dont le nouveau pouvoir socialiste est porteur. Le couple quitte la mouvance indépendantiste, s’insère dans le monde professionnel (elle sera tour à tour professeur de sciences économiques et directrice de divers organismes dans les secteurs de l’agriculture et de la pêche) et finira par fonder, en 1992, le parti Walwari dont « madame » devient la présidente. Walwari, l’éventail en amérindien. Les Guyanais comprendront vite sa signification : donner un grand « coup de vent » sur le monde politique local dominé par l’omnipotent Parti socialiste guyanais (PSG) et son cortège de pratiques clientélistes. L’ancienne extrémiste rentre à fond dans le « jeu » légal et vote pour la première fois à l’occasion des législatives de 1993… pour elle-même qui est candidate ! Coup d’es- sai et coup de maître : elle remporte le siège de la 1re circonscription de Cayenne aux dépens du PSG. Elle sera réélue par la suite en 1997, 2002 et 2007 avec des scores confortables. Toutes les apparences donc d’une rencontre réussie entre un peuple et une femme d’exception… Les apparences seulement. Certes, notre pasiona- ria a rebattu les cartes du jeu politique local, s’en- flammant dans un lyrisme sans retenue contre les caciques du PSG et de l’UMP, « corrupteurs de la chair et de l’esprit ». Certes, « son côté attachant, sa serviabilité, sa défense de l’identité guyanaise, des langues créoles et amérindiennes, affirme Amanda Rattier, profes- seur d’université à la retraite, s’ins- crivent dans un parcours global qui suscite l’admiration. » Mais, alors, pourquoi ces trois « gifles » suc- cessives que furent sa défaite aux cantonales de 1994 et ses deux échecs aux élections municipales de 1995 et 2001, à Cayenne, face au PSG honni ? Pourquoi cet autre revers aux régionales de 2010 face à Rodolphe Alexandre, socialiste adoubé par l’UMP, faisant alors de la Guyane la seule région, avec la Réunion, reprise à la gauche ? Pourquoi son cher pays lui rend-il aussi mal son affection ? On le pressent, ces divers épisodes ont profondément meurtri Christiane Taubira. N’est-ce pas par une sorte de dépit amou- reux face à une Guyane qui, à l’instar de beaucoup de DOM, se méfiait de l’aventure autonomiste, voire indépendantiste à laquelle elle n’a jamais au fond renoncé, qu’elle en viendra à conclure son autobio- graphie par ces lignes significatives : « Que dit-on à un peuple qui a si profondément renoncé à lui- même ? On trouve un jour la force de le quitter. » L’épisode de son divorce n’a pas non plus arrangé les choses : en 1998, Roland Delannon, apparemment fatigué de l’hégémonie grandissante de son épouse sur « leur » petit parti, se présente aux régionales sur une liste dissidente, à son insu. Pour Christiane, bouleversée, ce sera la rupture définitive. Seize ans « lapopularité, c’estledernierdemes soucis.Desgensme donnentdel’amour. » Ci-dessus, le cortège contre le mariage pour tous en 2013, Christiane Taubira a défendu et, mieux, incarné cette loi. La ministre de la Justice a pour habitude d’arriver à vélo à l’Élysée pour le Conseil des ministres, encadrée par ses gardes du corps. La Une raciste de l’hebdomadaire Minute, publiée en plein débat sur le mariage pour tous. captured’écran meunieraurélien/sipa-jackynaegelen/reuters
  • 4. 3 4 4 – m a i 2 0 1 4 1918 3 4 4 – m a i 2 0 1 4 portrait christianetaubiralafemmedebout plus tard, début 2014, elle fera son mea culpa tout en épanchements du cœur, comme à son habitude, dans les colonnes de Paris Match : « Je me suis battue sans avoir conscience de l’impact sur mon époux », confessera-t-elle. « Ce qui fait sa singularité dans le milieu politique ultramarin, affirme un de ses amis, c’est qu’elle est dans un va-et-vient entre sa Guyane et l’ouverture au monde. Elle est en cela la fille spiri- tuelle d’Aimé Césaire, une de ses grandes références, qui s’est battu pour la cause algérienne et la décolo- nisation africaine. Elle connaît très bien le continent américain, elle est aussi très caribéenne, elle assume ses influences occidentales… » Autrement dit, la future garde des Sceaux se situe dans la dynamique du Tout-Monde, cher au mouvement antillais de la créolité, apparu précisément à la fin des années 1980 et dont elle se réclame ouvertement. Et cette adepte de la petite reine va mettre « le grand braquet ». Elle sillonne la planète : de Pékin (à l’occasion du Sommet des femmes en 1995) à Oslo (pour la Convention sur les armes à sous-munitions en 2008), en passant par Haïti ou le Sénégal. Et last but not least pour l’irré- ductible militante de la cause noire, l’Afrique du Sud et la lutte pour la libération de Mandela, « le plus stimulant des combats, le plus grandiose ». Elle s’y rendra plusieurs fois, connaîtra le bonheur d’être « dans l’Histoire » en tant qu’observatrice parlemen- taire des premières élections démocratiques de 1994 et rencontrera Madiba à deux reprises. de l’ambition pour six Au plan national, toujours sur le grand braquet et au prix de quelques zigzags surprenants, elle com- mence à se bâtir sa fameuse réputation d’électron libre. Elle sera un temps membre du Parti radical de gauche (PRG) et même, de 2002 à 2004, sa vice-prési- dente, mais elle saura toujours prendre ses distances avec les appareils. Évoquant le « mode de fonctionne- ment peu conventionnel » chez la jeune femme qu’elle était, Christiane Taubira écrira dans Mes météores : « Dans quelques années on le prétendra imprévisible. Sous prétexte qu’ils ne comprennent pas quand ni selon quels critères j’abdique ma liberté, alors que par ailleurs personne ne parvient à la brider. » Allez com- prendre en effet comment elle en viendra à faire un bout de chemin, à savoir une campagne électorale, avec Bernard Tapie lors du scrutin européen de 1994, sous l’étiquette du PRG ! L’affairiste Tapie et la radi- cale Taubira ! Rien en commun, sinon une « grande bouche » et un caractère éruptif chez tous les deux. C’est oublier que la future ministre de la Justice a aussi de l’ambition pour six, qu’elle veut réussir dans un espace politique qui n’en laisse pas beaucoup à un homme, et moins encore à une femme de couleur. Elle siégera en fin de compte au Parlement européen jusqu’en 1999. Elle aura aussi de ces emportements du cœur qui l’emmèneront sur de drôles de « che- mins ». Le plus bel exemple : la célèbre loi du 10 mai 2001 portant son nom, par laquelle l’État français reconnaît la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité. Indiscutable cause mais qui se concréti- sera par un texte législatif souvent confus et qui se cantonnera à l’esclavage « perpétré aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe » (art. 1). Comme s’il s’agissait de pointer du doigt les « méchants » Blancs qui s’adonnèrent au com- merce triangulaire et de tenir pour négligeable cette exploitation de l’homme par l’homme en Afrique, dont furent notablement responsables les « gentils » cheikhs arabes et autres rois et dignitaires du conti- nent ! Les historiens reprocheront à son auteur de ne pas avoir fait adopter une loi condamnant universel- lement cette pratique. Facile à dire, mais plus difficile à comprendre que cette « maladresse » était aussi profondément affective : l’illustre Guyanaise se pré- occupait de régler avant tout un problème ô combien intime, à savoir cette sourde souffrance chez les des- cendants d’esclaves, elle voulait en finir avec ce ter- rible « secret de famille » à l’échelle de ce « peuple » constitué de « fils » de déportés caribéens et réunion- nais. Au final, belle victoire pour elle, le 10 mai sera choisi comme date de commémoration des mémoires et des abolitions de la traite et de l’esclavage, et cette sombre période est désormais inscrite par l’Éduca- tion nationale au programme d’histoire de 4e . C’est probablement cette envie d’être là où on ne l’attend pas qui l’incitera à relever ce défi improbable, entrer dans l’Histoire en étant la première femme de cou- leur candidate à une élection présidentielle française. Cette campagne nationale de 2002, sous la bannière du PRG, axée sur « L’Égalité des chances », captivera Christiane. Elle récoltera 2,32 % des voix… et une volée de bois vert de la part de certains socialistes ! Elle aurait contribué à l’éparpillement des voix et ainsi empêché leur champion, Lionel Jospin, d’accé- der au second tour. Et elle de rétorquer : le Premier ministre n’a-t-il pas lui-même creusé sa tombe en menant une campagne aussi désastreuse ? Le débat ne sera jamais tout à fait clos au sein du PS. harcelée et conspuée 2006,changementdecap.Ladéputéehorssystème, incontrôlable, imprévisible, s’assagit. « Son parcours est celui d’une génération venue de l’extrême gauche qui cultivait un esprit libre, précise Olivier Faure, député et secrétaire national du PS, et qui a fini par savoir ce qu’elle pouvait faire accepter par la société. Christiane Taubira est désormais dans le camp réfor- miste, mais avec toute sa force de conviction qui est immense. » François Hollande, qui vient d’accéder à l’Élysée en mai 2012, le sait également. Il l’a vue se dépenser sans compter lors de la campagne électo- rale. Et il saura récompenser la députée guyanaise, qui plus est issue de la « diversité ». Sa mission à la chancellerie : faire avant tout passer la délicate loi sur le mariage pour tous. La guerrière Taubira acceptera le deal… Et guerrière, il lui faudra l’être dès ses pre- mières heures à la Justice. Noire (même si l’on ne le dit pas explicitement !), ancienne indépendantiste, de gauche, elle est la cible idéale pour une certaine droite qui va s’en donner à cœur joie, notamment à l’occa- sion du formidable tohu-bohu politique et médiatique né à la faveur de « sa » loi. Elle est harcelée par les défenseurs de la famille traditionnelle. Dans les mee- tings du Front national, elle est la ministre la plus conspuée. Et la base va se lâcher sur sa personne. Exercices de racisme pur et dur qui remontent des bas-fonds nauséabonds d’une certaine France qu’on croyait à jamais disparue. À Angers, une petite fille lui lance : « La guenon, mange ta banane ! » On réinvente le slogan qui fleure bon la France coloniale : « Y a bon Banania, y a pas bon Taubira ! », etc. Elle, inoxydable, répond sur le principe : « C’est une attaque au cœur de la République. » Sa protection policière se renforce tant elle cristallise la haine d’une certaine France. Elle est haïe, et alors ? Nul doute que ce n’est pas pour lui déplaire, elle qui aime tant les rapports de force, qui déteste se laisser dominer. envie d’amazonie Elle est donc clivante, Christiane : selon un son- dage BVA, 82 % des sympathisants de gauche pensent du bien d’elle quand 92 % des partisans de droite avouent ne pas l’aimer. Durant la campagne pour les municipales, les militants et le peuple de gauche sont sous l’effet de son charisme. Ils sont prêts à oublier son caractère dominateur. En particulier quand, fin janvier, passant outre l’indépendance du Parquet, elle a voulu nommer sans autre forme de procès le procureur général de Paris à la Cour de cassation. Ils sont prêts aussi à passer l’éponge sur ses déclarations contradictoires de fin février : elle avait démenti puis reconnu avoir été au courant des écoutes de l’ancien président, ordonnées par la justice dans le cadre de l’enquête sur un possible financement de la cam- pagne de Nicolas Sarkozy par Kaddafi ; elle avait ainsi jeté le doute sur son intégrité morale. Par un effet de balancier politique, elle devient une icône pour une gauche en manque de marqueurs et qui se cherche des repères, des symboles. Enterrement de première classe pour le droit de vote aux élections locales pour les étrangers extracommunautaires, report de la loi sur la famille, transition écologique au bord de l’asphyxie, doutes d’une partie de la majorité sur la véritable nature du fameux pacte de responsabilité, erreurs de communication en cascade… La France « hollandaise » de 2014 navigue dans la brume et Taubira avec sa force de conviction incarne du coup le phare, l’ancrage à gauche. Et pourtant, le maintien à la Justice de cette nouvelle star de la vie politique française, lors du remaniement gouvernemental du 3 avril, a été une surprise. Pouvait-elle encore travailler sous les ordres d’un Manuel Valls qui, lorsqu’il était ministre de l’In- térieur, avait plaidé auprès du chef de l’État pour un « rabotage » de la réforme pénale qu’elle préparait ? Alors, d’aucuns la voyaient bien sortir du jeu, rentrer à Cayenne, flâner à vélo dans les rues et lire un bon bouquin en bord de mer dans la douceur d’une fin de journée. Elle-même avouait à ceux qui voulaient l’entendre : « Moi, j’ai plus envie de mon Amazonie. » Ses cartons à la chancellerie étaient prêts. Alors pour- quoi, finalement, a-t-elle accepté de « rempiler » ? À croire que l’électron libre de jadis, l’extrémiste d’an- tan, a mûri. Au point de devenir un brave petit soldat de la Hollandie ? Celle qui avouait ne pas supporter d’avoir un patron ne trouve rien à redire sur le bilan à mi-parcours du président. Et puis, le nouveau Pre- mier ministre l’aurait assurée que sa réforme pénale ne serait pas remisée dans un tiroir. Alors elle a pris sa décision : elle finira son travail au ministère de la Justice. Mais après, à la présidentielle de 2017 ? Beau- coup se posent la question : serait-elle convaincue par la politique économique de François Hollande ? Portera-t-elle encore ses couleurs ? Voudra-t-elle se présenter à nouveau devant tous ces Français qui se retrouvent dans sa façon flamboyante de faire de la politique ? Après tout, en 2017, elle n’aura que 65 ans. Les paris sont ouverts… ■ elleadorelesrapportsdeforcemaisdéteste selaisserdominer « Je t’aime moi non plus. » Le refrain chanté deux jours durant par le nouveau Premier ministre Manuel Valls et Christiane Taubira avant sa nomination au gouvernement. poolnew/reuters