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F. de Grossouvre
- 1. Est-ce à cause d’une
dépression ou pour
entrer dans l’Histoire
et être à jamais associé
au nom de son idole?
Seize ans après les faits,
le suicide du conseiller
très privé de François
Mitterrand, François
de Grossouvre, ne
cesse d’interroger.
Dans une enquête
passionnante, la
journaliste Raphaëlle
Bacqué livre des pistes.
Mieux, une clé.
Par Barbara Lambert
François de Grossouvre
UNMORTÀ L’ÉLYSÉE
LE SOIR DU 7 AVRIL 1994, François
de Grossouvre est attendu à dîner chez le
ministre gabonais Georges Rawiri. Égal à
lui-même, le conseiller a, dans l’après-midi,
pris soin de faire envoyer des fleurs à son
épouse, accompagnées d’un mot: «Je me
réjouis de vous retrouver tout à l’heure».
Vers 19h50, son garde du corps, «Marcel»,
voyant l’heure filer, frappe à sa porte
pour lui rappeler qu’il est temps de partir.
Grossouvre lui répond qu’il descend immé-
diatement. Quelques instants après, une dé-
tonation claque: «En ouvrant la porte du
bureau, rapporte Raphaëlle Bacqué, l’offi-
cier a été pris d’une nausée. Grossouvre est
assis dans son fauteuil. Les jambes encore
croisées. Mais le haut du crâne a été em-
porté». Immédiatement alerté, le directeur
de cabinet Pierre Chassigneux, arrive à
temps pour empêcher Anne Lauvergeon,
adjointe du secrétaire général, «la préférée
du président», d’entrer: «Ce n’est pas la
peine que tu voies ça».
Dans l’aile ouest du palais, c’est la panique.
Par «chance», les murs capitonnés du
bureau du conseiller ont assourdi le bruit:
peu de monde, encore, est au courant, le cor-
respondant de l’AFP Pierre Favier, installé
au rez-de-chaussée, n’a rien entendu. Michel
Charasse, que Mitterrand a chargé en 1987
de «trier les archives» et d’«éliminer» au pas-
sage les dossiers compromettants, prend les
affaires en main. «Un suicide à l’Élysée, c’est
un blasphème dans un lieu sacré. Presque
une provocation pour le président.» Envi-
sagée un temps, l’idée de rapatrier le corps
Lors de la campagne
présidentielle de 1981,
financée en partie
par François de Grossouvre.
Le conseiller, ci-dessous,
n’est jamais très loin
du futur président.
PGINT DE VUE 63
Quelle
HISTOIRE!
©GOLDBERG/SYGMA/CORBIS
- 2. au quai Branly, où le conseiller a son appar-
tement, est abandonnée: «Appelez le pré-
fet de police. Et laissez tout en état», or-
donne Charasse.
La partie n’est pourtant pas jouée. Quai
Branly, il est urgent d’effacer d’autres traces,
tout aussi gênantes, celles de la «double vie»
de Grossouvre. Depuis 1983, l’ami du
président y occupe, en effet, un appartement
de fonction avec sa maîtresse, Nicole.
Celle-ci est immédiatement et très ferme-
ment priée de décamper avant l’arrivée de
la police, imminente. Ce n’est pas seulement
par respect des convenances que la jeune
femme est aussi prestement chassée: au pre-
mier étage, juste en dessous, demeurent, en
effet, Anne Pingeot et sa fille Mazarine, dont
personne, hormis quelques proches et cer-
tains journalistes, ne soupçonne encore
l’existence. Anne Pingeot a à peine le temps
de monter arracher un numéro de télé-
phone à la jeune femme que, déjà, celle-ci
est dehors. À 23 heures, heure à laquelle
Charasse adresse un communiqué officiel
à l’AFP, tout est plié.
Affaire classée? Pour la famille officielle du
conseiller, Claude de Grossouvre et ses six
enfants, le drame accuse Mitterrand, qu’ils
tenteront, sans succès, d’empêcher d’assister
aux funérailles. Entre les deux hommes, la
relation s’était fortement détériorée
depuis le début du deuxième septennat.
Depuis des mois, François de Grossouvre
menaçait de révéler les «turpitudes» dont
était coupable, selon lui, l’entourage du pré-
sident, au risque d’atteindre le chef de l’État
lui-même. Cet homme, qui, de par son
père, banquier, avait hérité d’un impres-
sionnant carnet d’adresses, avait pourtant
mis un vaste réseau d’entrepreneurs, de
chefs d’État, de rois et de princes étrangers
au service du président. Pour financer ses
campagnes, il lui avait aussi «offert» sa for-
tune, issue de son mariage avec la fille d’une
grande famille de sucriers, les Berger. Fi-
dèle, dévoué à l’extrême, il
avait pris en charge sa sé-
curité, et celle de sa
«deuxième famille», ce qui
lui valut le titre de «minis-
tre de sa vie privée». Désil-
lusion d’un «national» at-
taché aux valeurs républi-
caines? La réponse, nous dit
Raphaëlle Bacqué, est à
chercher ailleurs…
Raphaëlle Bacqué, vous
avez connu François de
Grossouvre en 1991 dans le
cadre d’une enquête pour
votre journal. Qu’est-ce qui
vous a décidée à lui
consacrer un livre
aujourd’hui?
Je vais souvent à l’Élysée, et
je me suis aperçue que,
même avec les changements de
pouvoir, de personnel, de gé-
nération, au fond, on se sou-
vient toujours de ce moment
extrêmement tragique et iné-
dit. Grossouvre est «le seul
mort de l’Élysée». Même si son
bureau a depuis été transformé
en salle de réunion, les gens le
signalent quand on passe de-
vant. La mémoire de cette tra-
gédie reste vivace. Deuxième
chose: quand je l’ai rencontré
en 1991, j’ai été frappée par la
véhémence avec laquelle il m’a
parlé de Mitterrand, de ses inconduites…
J’en ai gardé une interrogation sur la nature
de leur relation. En enquêtant, je me suis
aperçue enfin qu’il y avait encore beaucoup
de choses à découvrir sur cette époque, Mit-
terrand, la Cour… Tout cela est très sem-
blable, en fait, à ce qu’on peut lire sur les
cours de l’Ancien Régime.
Pour vous, la clé de ce suicide,
c’est une relation «amoureuse» déçue…
Grossouvre est une sorte de petit hobereau
industriel de Lyon qui a au fond toujours
voulu vivre l’aventure. Il a été pétainiste
avant de basculer, en 1943, dans la Ré-
sistance et de terminer dans le Vercors. De
la guerre, il a gardé le goût de l’aventure:
Mitterrand, pour lui, en est la promesse.
Quand il le rencontre, Françoise Giroud
et Pierre Mendès-France le disent, il
tombe véritablement amoureux de lui.
Mais c’est un amour évidemment sublimé.
Il semble avoir organisé sa vie pour
être au plus près de Mitterrand: rue de
Bièvre, à l’Élysée, et quai Branly, où
il vivait avec sa maîtresse, juste au-dessus
de l’appartement d’Anne Pingeot. On a
l’impression d’un jeu de miroir perpétuel…
Quand on aime vraiment, on a envie de
devenir l’autre, et c’est véritablement cela
qui se passe. Grossouvre avait fini par vi-
vre, non pas la vie de Mitterrand, mais une
vie semblable à celle de Mitterrand. Car
Mitterrand garde toujours la main…
Pour vous, il est clair que
si Grossouvre se suicide à l’Élysée,
c’est pour accuser Mitterrand…
C’est un peu un suicide à la japonaise. Le
lieu choisi par le suicidé est comme une ac-
cusation. Grossouvre aurait pu se suicider
pendant une chasse, chez lui… Or il choi-
sit l’Élysée, c’est-à-dire le lieu où sa mort va
faire scandale. C’est à la fois un acte accu-
sateur et une façon de rester à jamais dans
l’histoire de Mitterrand. S’il n’y avait pas eu
cette mort, ni vous ni moi ne nous sou-
viendrions de lui.
Il mène un jeu trouble, depuis toujours.
Vous le qualifiez d’«agent double»…
Il aime le secret, il aurait voulu être un
super-espion. C’est un personnage à la John
Le Carré. Il n’a été en fait qu’un homme
inféodé à un président, c’est tragique!
Il ressort de votre livre l’image d’un
Mitterrand assez pervers, très sombre…
Ce sont vraiment les années crépusculaires
du mitterrandisme. Le Mitterrand conqué-
rant, porteur des espoirs de la gauche n’est
plus là à la fin de ses deux mandats. C’est
un Mitterrand qui cherche d’abord à sur-
vivre, parce qu’il est malade, à entrer
dans l’Histoire, mais aussi que la mort en-
toure. Si la mort de Grossouvre à l’Élysée
fait un tel scandale, c’est aussi parce
qu’elle intervient moins d’un an après le
suicide de Bérégovoy et cinq ans après celle
de Roger-Patrice Pelat.
De Grossouvre ne se dégage pas
une image très sympathique,
quoi qu’il reste assez touchant…
Touchant, oui, mais aussi faible, jaloux…
En fait, il est tragique: c’est un amour trop
grand pour lui. G
LIRE «Le Dernier Mort de Mitterrand»,
par Raphaëlle Bacqué,
Grasset/Albin Michel, 240 pages, 18€.
UNE RELATION À NULLE AUTRE PAREILLE
«En demi-saison, il porte un imperméable de cuir noir très
années40, un peu inquiétant», note Raphaëlle Bacqué.
Avec son allure de «petit noble d’Ancien Régime», sa «tête
de duc de Guise» (ci-dessous, à gauche), François de Grossouvre
ne ressemblait à aucun autre des conseillers de Mitterrand.
Et entretenait soigneusement sa différence… Claude de Grossouvre
(ci-dessous) lors des funérailles de son mari, le 11 avril 1994.
La famille n’a pu empêcher la venue du président.
«Grossouvre choisit
l’Élysée, un lieu
où sa mort va faire
scandale. C’est un acte
accusateur, mais aussi
une façon de rester dans
l’histoire de Mitterrand.»
Raphaëlle Bacqué,
grand reporter au
«Monde», a
notamment publié
avec Ariane Chemin
un livre consacré à
Ségolène Royal,
«La Femme fatale»
(Albin Michel), qui
fit grand bruit.
©HANNAH/OPALE,GOLDBERG/SYGMA/CORBIS,BOCCON-GIBOD/SIPA,ORBAN/SYGMA/CORBIS
PGINT DE VUE 6564 PGINT DE VUE
Quelle
HISTOIRE!