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I
Rencontre avec Katelyn
- C’est comment l’Amérique ?
- Mais, c’est très bien ; bredouilla-t-elle en se
baissant une nouvelle fois pour ramasser quelques livres,
les joues empourprées, le nez renfrogné ; incapable de
dissimuler, par ses bégaiements, une nervosité presque
maladive.
- Oh, vraiment ? Raconte-moi un peu ! Il paraît qu'il
y a des gratte-ciel partout, m'a dit mon oncle Raphaël ;
insistai-je, plein d’allant.
- Entre autres, abrégea-t-elle.
- Pardon. Je dois sûrement t’ennuyer.
- Non, Loïc. Il y a que, depuis que nous nous
sommes installés à Paris, tout le monde nous pose
exactement les mêmes questions. C’est plutôt amusant, tu
ne trouves pas ? s’exclama-t-elle en affichant enfin un
sourire d’émerveillement face à mon insatiable curiosité.
Ce fut dans la librairie Point de mire, à l’angle de la
rue Montmartre et de la rue Saint-Joseph, dans le deuxième
arrondissement de Paris, que je fis la connaissance de
Katelyn Walsh. À aucun moment je n’aurais pu m’imaginer
que ce lundi 14 août 1950 allait marquer à tout jamais le
reste de mon existence.
Etant donné que le jour de l’assomption tombait
cette année-là un mardi, je dérogeai à mon rituel en me
rendant à la librairie la veille.
Je captais des joies infinies à déambuler les allées,
lécher des yeux les linéaires de vente ornés d’ouvrages
emplis de richesses que rien ne corrode. Dès lors, je
15
trouvais dans mes lectures les ressorts invisibles nécessaires
face aux inductions effarantes de mon être, et surtout, le
pouvoir fantastique de m’extraire de la monotonie. Ces
irrésistibles péripéties, ces évocations colorées, enlaçantes,
parfois transcendantes, substituaient à ma carence d’une
vision objective du monde la matière d’une réflexion
dynamique.
Comme j’aimais les livres !
Le fait est que dès mon plus jeune âge, ma mère prit
éperdument l’habitude de me conter mille et une histoires,
inoculant dans mes gènes l’engouement forcené pour la
littérature. Sans toutefois parvenir à l’exprimer avec
justesse, je dirais simplement que je lisais sans arrêt. En
réalité, tout ce qui me tombait sous la main. Tout, ou
devrais-je dire, n’importe quoi. Pourvu seulement que mes
yeux parcourussent des mots et des lignes, que mon esprit
s’activât, voguât dans le fictif, détourant l’irréel. Une
véritable boulimie en somme que je me devais d’apaiser.
Tant et si bien que je tenais immanquablement deux ou
trois livres d’avance sur ma table de chevet. De plus, il
m’avait toujours paru peu évident, voire rédhibitoire, que
de poursuivre par exemple la lecture d’un roman qui ne
m’eût guère appartenu ; en ceci que, dès la seconde phrase,
la fin du premier paragraphe, il fallut irréversiblement que
je notasse une expression, que j’en soulignasse l’idée, et,
par un brusque jeu d’association d’idées, inscrire en marge
de la page le prolongement d’une pensée. Au fur et à
mesure, cette inextinguible appétence me contraignit à
l’aménagement d’une plage horaire particulière sur ma
journée du mardi, que je dédiai tout naturellement à cette
préoccupation consistant à me trouver un livre captivant.
Voici donc en peu de mots l’explication de mon irruption
16
dans cette librairie ; fulminant de rage, au motif que je ne
disposais, en ce lundi après-midi, que d’un créneau
beaucoup trop réduit pour que je pusse dénicher la perle
livresque.
Lorsque je la vis pour la première fois,
imperturbable, elle démontait une colonne de livres empilés
dans un espace réservé aux auteurs anglophones, au milieu
d’un léger tumulte de feuilles de papier frais que l’on
claquait sec en les retournant précipitamment, entre les
soupirs prolongés de ces volumes compacts dont on
rabattait sourdement les reliures sous un long filet d’air
étouffé. Je suivis chacun de ses mouvements répétés avec la
pertinence d’un spectateur affecté par l'on ne sait quelle
espèce d’admiration. Au premier coup d’œil, je pressentis
qu’elle était étrangère. Elle avait belle allure, avec ses
petites bouclettes de cheveux dorés qui remuaient
indéfiniment sous la nuque, mais affichait sous son bonnet
mis de travers l’inflexibilité qui sied communément à une
bigote. Elle portait avantageusement une jupe en soie noire
moirée, avec des bottes bien montantes et une jaquette de
velours amarante dont les lacets embastillaient
admirablement le dos. Son buste était joliment sanglé à la
taille. Une boucle argentée, ciselée d’un bouton de rose
grenat, en recouvrait l’abdomen à l’asphyxier
énergiquement.
D’emblée, je la jugeai quelque peu pimbêche, avec
ses formules à l’emporte-pièce. Sans ambages, j’aurais pu
en dépeindre un portrait rosse, sans doute parce que je
faisais face à un visage compassé, restituant malgré elle une
sévérité inaccoutumée. Apparemment, elle peinait à trouver
17
une œuvre littéraire, mais n'osait interroger le libraire.
Certainement par timidité.
À mon plus grand étonnement, je me montrai plutôt
affable, faisant abstraction à l’accueil qui me fut
premièrement réservé. Ses déclarations lapidaires et
glaciales à mon adresse ne purent annihiler mon initiative.
Ceci étant, je me penchai pour la saluer, m’empressai de
serrer d’un effleurement la main menue qu’elle finit par me
présenter, et, fis sur-le-champ profession de l’aider à
remettre ces romans en place, en les imbriquant avec soin
dans le rayonnage.
Contre toute attente, son regard bienveillant dérida
le sommet de son visage. Le sourire que je lui arrachai
embrasa ses yeux pers brillant de gratitude. J’y découvris
alors une infinie tendresse que je n’aurais pu percevoir
autrement qu’en y regardant aussi profondément.
Au cours de la conversation qui suivit, elle me
confia que sa mère était originaire du Finistère Nord, son
père américain, diplomate de sa fonction, en poste à Paris
depuis déjà trois bonnes années. Comme par extraordinaire,
elle était tout comme moi en Faculté de médecine. Ces
occurrences nous enjoignirent à des bavardages fort
prolixes pendant plus d’une heure, nous amenant
subséquemment à nous trouver de plus en plus d’atomes
crochus. De fait, nous y prîmes racine.
- Mesdames et messieurs, nous fermons dans une
minute ! beugla l’un des employés, en nous examinant
attentivement dans ce qui, de loin, prit les teintes d’un
conciliabule.
18
- Oui, oui, on y va ; assura Katelyn, pratiquement
sans accent, après avoir consulté sa montre, adjurant d’un
air candide de nous laisser au moins le temps de choisir un
livre.
Finalement, elle ne trouva pas l’opuscule tant quêté.
Pour ma part, puisqu'il fallut vite quitter les lieux, je passai
en caisse avec un ouvrage dont je ne pris nullement la peine
de jauger le contenu. La journée s’écoula. Je raccompagnai
Katelyn sous le porche de son immeuble, au numéro 23 de
la rue de Vienne, dans le huitième arrondissement ; chose
que je réitérai le lendemain, puis le surlendemain. Dès lors,
les habitudes prises scellèrent une indissoluble amitié
faisant de nous, deux êtres irrémédiablement inséparables.
Nous vécûmes les moments les plus intenses de
notre existence. À tel point qu'il nous semblait, certaines
fois, pouvoir repousser les parois de l'univers jusqu'à
l'infini ; tant la sérénité, cette peinture positive de l’âme,
conviait, dans sa splendeur, à nous envelopper de ce zèle si
ardent. En fouillant dans nos cœurs, nous y trouvions les
énergies les plus passionnées que la cadence de nos scènes
quotidiennes, l’audace même de nous introduire dans un bal
musette, un mariage, une bar-mitsva, sans invitation
aucune, obviaient à la routine, au conformisme, à l’ennui le
plus pathétique opposé par la brièveté de la vie.
Les visions intérieures éclairaient notre mode
d’existence, nous pressaient à mesurer l’urgence de
l’instant présent. Tout allait si vite, tout atteignait un tel
niveau de sublimation que je peinais à toucher les
aperceptions de ces nuances fugitives constellées de
bonheur.

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  • 1. 14 I Rencontre avec Katelyn - C’est comment l’Amérique ? - Mais, c’est très bien ; bredouilla-t-elle en se baissant une nouvelle fois pour ramasser quelques livres, les joues empourprées, le nez renfrogné ; incapable de dissimuler, par ses bégaiements, une nervosité presque maladive. - Oh, vraiment ? Raconte-moi un peu ! Il paraît qu'il y a des gratte-ciel partout, m'a dit mon oncle Raphaël ; insistai-je, plein d’allant. - Entre autres, abrégea-t-elle. - Pardon. Je dois sûrement t’ennuyer. - Non, Loïc. Il y a que, depuis que nous nous sommes installés à Paris, tout le monde nous pose exactement les mêmes questions. C’est plutôt amusant, tu ne trouves pas ? s’exclama-t-elle en affichant enfin un sourire d’émerveillement face à mon insatiable curiosité. Ce fut dans la librairie Point de mire, à l’angle de la rue Montmartre et de la rue Saint-Joseph, dans le deuxième arrondissement de Paris, que je fis la connaissance de Katelyn Walsh. À aucun moment je n’aurais pu m’imaginer que ce lundi 14 août 1950 allait marquer à tout jamais le reste de mon existence. Etant donné que le jour de l’assomption tombait cette année-là un mardi, je dérogeai à mon rituel en me rendant à la librairie la veille. Je captais des joies infinies à déambuler les allées, lécher des yeux les linéaires de vente ornés d’ouvrages emplis de richesses que rien ne corrode. Dès lors, je
  • 2. 15 trouvais dans mes lectures les ressorts invisibles nécessaires face aux inductions effarantes de mon être, et surtout, le pouvoir fantastique de m’extraire de la monotonie. Ces irrésistibles péripéties, ces évocations colorées, enlaçantes, parfois transcendantes, substituaient à ma carence d’une vision objective du monde la matière d’une réflexion dynamique. Comme j’aimais les livres ! Le fait est que dès mon plus jeune âge, ma mère prit éperdument l’habitude de me conter mille et une histoires, inoculant dans mes gènes l’engouement forcené pour la littérature. Sans toutefois parvenir à l’exprimer avec justesse, je dirais simplement que je lisais sans arrêt. En réalité, tout ce qui me tombait sous la main. Tout, ou devrais-je dire, n’importe quoi. Pourvu seulement que mes yeux parcourussent des mots et des lignes, que mon esprit s’activât, voguât dans le fictif, détourant l’irréel. Une véritable boulimie en somme que je me devais d’apaiser. Tant et si bien que je tenais immanquablement deux ou trois livres d’avance sur ma table de chevet. De plus, il m’avait toujours paru peu évident, voire rédhibitoire, que de poursuivre par exemple la lecture d’un roman qui ne m’eût guère appartenu ; en ceci que, dès la seconde phrase, la fin du premier paragraphe, il fallut irréversiblement que je notasse une expression, que j’en soulignasse l’idée, et, par un brusque jeu d’association d’idées, inscrire en marge de la page le prolongement d’une pensée. Au fur et à mesure, cette inextinguible appétence me contraignit à l’aménagement d’une plage horaire particulière sur ma journée du mardi, que je dédiai tout naturellement à cette préoccupation consistant à me trouver un livre captivant. Voici donc en peu de mots l’explication de mon irruption
  • 3. 16 dans cette librairie ; fulminant de rage, au motif que je ne disposais, en ce lundi après-midi, que d’un créneau beaucoup trop réduit pour que je pusse dénicher la perle livresque. Lorsque je la vis pour la première fois, imperturbable, elle démontait une colonne de livres empilés dans un espace réservé aux auteurs anglophones, au milieu d’un léger tumulte de feuilles de papier frais que l’on claquait sec en les retournant précipitamment, entre les soupirs prolongés de ces volumes compacts dont on rabattait sourdement les reliures sous un long filet d’air étouffé. Je suivis chacun de ses mouvements répétés avec la pertinence d’un spectateur affecté par l'on ne sait quelle espèce d’admiration. Au premier coup d’œil, je pressentis qu’elle était étrangère. Elle avait belle allure, avec ses petites bouclettes de cheveux dorés qui remuaient indéfiniment sous la nuque, mais affichait sous son bonnet mis de travers l’inflexibilité qui sied communément à une bigote. Elle portait avantageusement une jupe en soie noire moirée, avec des bottes bien montantes et une jaquette de velours amarante dont les lacets embastillaient admirablement le dos. Son buste était joliment sanglé à la taille. Une boucle argentée, ciselée d’un bouton de rose grenat, en recouvrait l’abdomen à l’asphyxier énergiquement. D’emblée, je la jugeai quelque peu pimbêche, avec ses formules à l’emporte-pièce. Sans ambages, j’aurais pu en dépeindre un portrait rosse, sans doute parce que je faisais face à un visage compassé, restituant malgré elle une sévérité inaccoutumée. Apparemment, elle peinait à trouver
  • 4. 17 une œuvre littéraire, mais n'osait interroger le libraire. Certainement par timidité. À mon plus grand étonnement, je me montrai plutôt affable, faisant abstraction à l’accueil qui me fut premièrement réservé. Ses déclarations lapidaires et glaciales à mon adresse ne purent annihiler mon initiative. Ceci étant, je me penchai pour la saluer, m’empressai de serrer d’un effleurement la main menue qu’elle finit par me présenter, et, fis sur-le-champ profession de l’aider à remettre ces romans en place, en les imbriquant avec soin dans le rayonnage. Contre toute attente, son regard bienveillant dérida le sommet de son visage. Le sourire que je lui arrachai embrasa ses yeux pers brillant de gratitude. J’y découvris alors une infinie tendresse que je n’aurais pu percevoir autrement qu’en y regardant aussi profondément. Au cours de la conversation qui suivit, elle me confia que sa mère était originaire du Finistère Nord, son père américain, diplomate de sa fonction, en poste à Paris depuis déjà trois bonnes années. Comme par extraordinaire, elle était tout comme moi en Faculté de médecine. Ces occurrences nous enjoignirent à des bavardages fort prolixes pendant plus d’une heure, nous amenant subséquemment à nous trouver de plus en plus d’atomes crochus. De fait, nous y prîmes racine. - Mesdames et messieurs, nous fermons dans une minute ! beugla l’un des employés, en nous examinant attentivement dans ce qui, de loin, prit les teintes d’un conciliabule.
  • 5. 18 - Oui, oui, on y va ; assura Katelyn, pratiquement sans accent, après avoir consulté sa montre, adjurant d’un air candide de nous laisser au moins le temps de choisir un livre. Finalement, elle ne trouva pas l’opuscule tant quêté. Pour ma part, puisqu'il fallut vite quitter les lieux, je passai en caisse avec un ouvrage dont je ne pris nullement la peine de jauger le contenu. La journée s’écoula. Je raccompagnai Katelyn sous le porche de son immeuble, au numéro 23 de la rue de Vienne, dans le huitième arrondissement ; chose que je réitérai le lendemain, puis le surlendemain. Dès lors, les habitudes prises scellèrent une indissoluble amitié faisant de nous, deux êtres irrémédiablement inséparables. Nous vécûmes les moments les plus intenses de notre existence. À tel point qu'il nous semblait, certaines fois, pouvoir repousser les parois de l'univers jusqu'à l'infini ; tant la sérénité, cette peinture positive de l’âme, conviait, dans sa splendeur, à nous envelopper de ce zèle si ardent. En fouillant dans nos cœurs, nous y trouvions les énergies les plus passionnées que la cadence de nos scènes quotidiennes, l’audace même de nous introduire dans un bal musette, un mariage, une bar-mitsva, sans invitation aucune, obviaient à la routine, au conformisme, à l’ennui le plus pathétique opposé par la brièveté de la vie. Les visions intérieures éclairaient notre mode d’existence, nous pressaient à mesurer l’urgence de l’instant présent. Tout allait si vite, tout atteignait un tel niveau de sublimation que je peinais à toucher les aperceptions de ces nuances fugitives constellées de bonheur.