Nouvelle d'anticipation, entre transhumanisme et cyberpunk.
En 2050, la Supranation jouit de nouveaux plaisirs grâce aux "améliorations" issues de la technoscience.
LA MONTÉE DE L'ÉDUCATION DANS LE MONDE DE LA PRÉHISTOIRE À L'ÈRE CONTEMPORAIN...
Encelade - L'Alambic
1. (c) 2013 by Encelade. Picture : Alain Moeyens.
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L’Alambic
Encelade
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Au début du siècle, les États-Unis lancèrent un vaste programme de recherche scientifique -
peut-être le plus impressionnant jamais initié1
. Ce programme avait pour ambition d’améliorer
les performances de l’être humain. Pour atteindre ce but, les grands esprits de l’époque
complexifièrent leurs connaissances : selon eux, l’union judicieuse de certaines technologies
serait assurément féconde. Les Nanotechnologies, les Biotechnologies, les technologies de
l’Information et les sciences Cognitives fusionnèrent toutes sous l’acronyme « NBIC ».
Parmi les principes de base sur lesquels allait se bâtir cette nouvelle connaissance ainsi
rassemblée, on trouvait notamment :
« a) Il faut viser à naturaliser l’esprit pour qu’il retrouve sa place au sein de la nature qui l’a
engendré ;
b) Cette naturalisation de l’esprit passe par une mécanisation et une artificialisation, tant de
la nature que de l’esprit. ».
En 2050, les NBIC faisaient partie intégrante de la Supranation.
*
* *
- … et tu sais, tous les matins, j’ai l’impression d’entendre les mêmes cris…
- Ouais, moi aussi. Ca me fatigue, toute cette merde…
…
- Tu crois qu’un jour, on s’en sortira ? Tiens…
- … merci. (Inspiration). Ben j’en sais rien… Je sais juste qu’un jour, tout sera fini.
- Ouais… Bon… quelle heure il est, là ? Il faut que j’y aille.
- Okay. À plus tard, alors.
Une nouvelle nuit…
1
http://www.wtec.org/ConvergingTechnologies/Report/NBIC_report.pdf
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Les risques n’étaient pas franchement négligeables. Les simples clients pouvaient
sombrer dans des univers paranoïaques, ou schizophréniques, ou encore être frappés
d’amnésie "passagère". La plupart d’entre eux avaient déjà passé beaucoup de nuits à
chercher le sommeil ; et lorsque les personnes les plus accrochées à ces cafés parvenaient à
s’endormir, elles étaient bien incapables de se rappeler leur rêve au matin. Malgré ces
lourds inconvénients, une masse sans cesse grandissante replongeait avec toujours plus de
plaisir dans ces mondes oniriques qu’elle pouvait composer elle-même, sans faire aucun
autre effort que placer la petite pastille dans le réceptacle situé juste au-dessus du cou. Les
voyageurs se couchaient ensuite sur les canapés mous, leur crâne et leur combinaison reliés
par des câbles au Saint Ordinateur, et ils partaient alors sous les tropiques, dans l’espace, un
harem, au fin fond de l’océan, sur un champ de guerre, au Paradis…
Le client se préparait à l’aide de représentations visuelles et sonores de l’endroit qu’il
allait visiter ; les pastilles étaient construites brique par brique en adéquation avec le voyage
(exemple de stimulations cognitives pour un champ de guerre : excitation des cordes du
Patriotisme, tension de celles de la Fierté, du Viril et de l’Ego, relaxation de la Compassion
et de la Quiétude) ; et il s’enfermait dans une cabine pour profiter pendant quelques heures
de ses propres univers ainsi sublimés. Au fur et à mesure que le cerveau, sous l’assistance
de l’ordinateur, utilisait ces schémas de pensées, la pastille se fragmentait, s’amenuisait,
jusqu’à disparaître totalement, et forcer le voyageur à revenir plus ou moins brutalement à
la réalité. Il n’était donc pas rare de voir certains clients commander une dizaine de pastilles
pour un seul voyage, car leur métabolisme psychique était gros consommateur de ces cadres
d’organisation de la pensée ; des cadres qu’ils étaient incapables d’intégrer et de reproduire
par eux-mêmes, sans assistance. Le principe de toute drogue, même si les tenanciers de ces
cafés se refusaient à nommer ainsi les produits qu’ils fournissaient à la population.
Daren traversa un petit couloir, puis il ouvrit la porte du fond avec son badge ; il monta
de nouvelles marches et atterrit devant une nouvelle porte, puis dans un nouveau couloir,
petit, très sombre. Une dernière porte, et finalement, son lieu de travail.
La pièce contenait un long fauteuil, incliné à une vingtaine de degrés sur l’horizontale,
muni à un de ses bras d’un petit clavier et à l’autre d’un écran à peine plus grand,
rectangulaire. Le clavier et l’écran pouvaient être tournés sur leurs articulations, de sorte
qu’en étant allongé sur le fauteuil, le futur voyageur pouvait soit les ramener devant lui, soit
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mais elle entraînait avec elle la multiplication des erreurs d’analyse et d’intégration des
schémas de pensée, les profils physio/psychologiques n’étant jamais le reflet parfait de
l’individu. L’ordinateur devint rapidement indispensable pour permettre de stabiliser ces
voyages. Cependant, certaines personnes préféraient encore travailler en toute autonomie, et
laisser leurs filtres émotionnels personnels mettre en place et faire vivre la réalité qu’ils
allaient explorer ; elles n’avaient qu’à signer une décharge stipulant que tout désordre
psycho/physiologique consécutif à leur voyage serait sous leur unique responsabilité.
Daren prit la première pastille. Il l’inséra dans l’implant à la base de son crâne, ferma
l’opercule, puis reprit sa place dans le siège.
Les yeux, fermés.
La phase de relaxation était très importante : elle libérait les tensions dans l’esprit,
assouplissait les structures de la pensée et les rendait plus faciles à se fondre dans celles
fournies par la capsule ; elle aidait aussi l’assistance de l’ordinateur qui analysait les
informations et envoyait des stimulations à chaque nano-fraction de nano-seconde.
Mais hier, effectivement, les décollages avaient été turbulents, et par deux fois l’oiseau
encore boiteux s’était écrasé sur le sol ; deux bonnes claques à la psychologie, un arrière-
goût nauséeux et, au réveil, un œil aux vaisseaux un peu explosés ; quand même. Daren
appréhendait donc un peu son voyage d’aujourd’hui.
Des vapeurs, des couleurs. Une image comme celle d’un rêve : on la voit tout en étant à
l’intérieur.
Le paysage montagneux s’installa dans son esprit. Il tourna la tête à gauche et à droite,
puis regarda le sol : des serres à la place des pieds. Il inspira alors une grande bouffée d’air,
puis il prit son élan en courant au ras du sol. L’ordinateur enregistra les tensions le long du
corps de Daren tout en accélérant le défilement du paysage. Progressivement, il épaula les
schémas de réduction de gravité envoyés par la capsule, en faisant s’éloigner le sol et
souffler tout autour de Daren un vent de plus en plus soutenu. Le décollage fut une réussite.
Dans la salle d’à côté, Damian surveillait les écrans en mâchonnant un morceau de
plastique ; pour lui, c’était la routine. Il devait simplement s’assurer que les courbes
critiques ne dépassaient pas trop longtemps certains seuils un peu plus dangereux que les
autres. Et si c’était le cas, en général, il ne faisait rien. Il était préférable que l’esprit du
voyageur se débrouille tout seul : cela renforçait ses structures internes pour les
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fois suivantes. Même si, peut-être, ces nouvelles structures, devenues un peu plus rigides,
étaient aussi devenues plus figées. Des schémas cognitifs plastifiés, une mise en position
irréversible ? Les chercheurs ne savaient pas trop ce qui se passait alors dans ce matériau si
complexe qui constituait le cerveau : la matière grise. Damian préférait donc lui laisser une
autonomie complète, d’autant plus qu’il y avait des risques assez importants de le « griller »
en prenant la main sur les sombres opérations de régulation qu’il devait effectuer à ces
moments-là. Lui-même avait déjà grillé comme ça deux échantillons : une amnésie
permanente et une schizophrénie, toutes deux très réussies. Bien sûr, la décharge que les
cobayes avaient signée en acceptant ce travail protégeait son employeur de toute attaque
juridique. En vérité, l’Alambic et ses confrères n’étaient en rien au-dessus des lois, fussent-
elles sociales, éthiques ou morales ; mais celle de la liberté individuelle, devenue inviolable
et viscéralement défendue par une majorité écrasante de la population, étouffait toutes les
autres.
Lorsque Daren atteint son rythme de croisière, l’esprit grisé par le vent, Damian décida
de contempler la scène de l’intérieur plutôt que sur les écrans qui l’entouraient. Il aurait pu
s’envoler aux côtés de Daren, mais il n’avait pas préparé de pastille : la simulation n’était
pas encore suffisamment stable et robuste – il craignait de se réveiller avec certains troubles
psycho ou physiologiques. Il valait mieux attendre les prochains résultats. À la fin de la
semaine, peut-être.
Il aspira bruyamment le fond d’un gobelet ; ferma les yeux, un instant ; puis il brancha
son ordinateur sur sa tempe droite, et il attendit que le ciel bleu apparaisse dans son esprit.
Les montagnes se déployèrent sur l’horizon. Sans pastille, son esprit ne pouvait pas
appréhender les lois de cette réalité : Damian ne pouvait donc qu’être spectateur du vol de
Daren. Il leva les yeux au ciel, à la recherche de son cobaye ; le soleil l’aveugla un instant,
le forçant à plisser les yeux, puis il aperçut finalement le petit oiseau qui tournoyait très haut
au-dessus de lui. La simulation semblait vraiment propre. Une minute plus tard, l’ordinateur
de Damian le retira de ce monde et le ramena à la réalité.
Daren, lui, sentit son corps s’alourdir progressivement. La pastille à la surface de son
crâne devenait de plus en plus petite, et l’ordinateur l’orientait vers la phase d’atterrissage
pour éviter qu’il ne tombe subitement sur le sol. Daren suivit les conseils : il se dirigea vers
le bas, puis il battit des serres pour retrouver le contact avec la terre ferme. Il atterrit
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maladroitement, replia ses ailes, et il garda la pause jusqu’à ce que les montagnes se
troublent, deviennent transparentes, puis finalement disparaissent pour laisser la place à
l’écran noir, mais libéré, de son seul esprit.
Il ouvrit les yeux : la petite pièce tamisée, son corps reposé sur le fauteuil. Après une
bonne minute de mise en phase, il se redressa lentement pour prendre la deuxième pastille ;
son esprit vacilla désagréablement, et une boule familière remonta doucement de son
estomac vers sa gorge. Il s’empressa d’insérer la pastille dans son implant, pour enfin
retrouver sa position couchée, moins désagréable. Nouvelles montagnes, nouveau
décollage.
Il retourna dans son appartement au petit matin, creux, les jambes molles. La foule
frénétique l’assourdit durant tout le trajet ; une fois dans son immeuble, il se précipita vers
les toilettes de l'étage pour vomir une bile épaisse. Il avait volé l’estomac vide.
Son visiophone sonna bien trop fort. Il posa le casque sur son crâne douloureux, et
l’image d’un de ses amis fût violemment projetée devant ses yeux. Une voix sourde résonna
dans sa tête :
- Salut, Daren! Alors, encore un petit trip ?
- Mouais… j’ai le crâne qui va exploser…
- Ahah ! Tu veux passer, aujourd’hui ? J’ai reçu de l’américaine qui va t’aérer les
neurones, mec ! Juste ce qu’il te faut !
Daren ferma les yeux, un long moment, sans rien dire.
- Je vais plutôt me… me reposer…
- Dis moi !… Sacré voyage, ou quoi ?
- … oui…
- C’était quoi, aujourd’hui ?
- Je… je te rappellerai plus tard, okay ?
- Okay. Fais quand même attention à toi, hein…
Daren coupa la communication. Il enleva son casque, s’affala sur le lit, et il ferma sa
tonne de paupière. Pas d’image, cette fois-ci. De toute façon, il ne pourrait plus jamais
rêver.
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*
* *
La semaine d’après, Damian participa à la simulation. Il avait bien progressé dans le
programme, et il pouvait maintenant l’essayer sans courir de gros risques.
Daren prit son envol. Damian inséra la pastille, puis il ferma les yeux ; il apparu dans la
cage sous la forme d’un grand oiseau aux longues plumes chatoyantes. L’oiseau tourna la
tête pour prendre conscience de sa mécanique, puis il regarda le ciel ; il vit le pigeon qui
tournoyait autour du soleil. Il se mit à courir maladroitement, puis de plus en plus vite, pour
finalement trébucher et tomber le bec le premier dans la poussière.
L’ordinateur de Damian enregistra les perturbations dans les données, et il stimula
quelques schémas de plaisir pour atténuer ceux de douleur que son esprit avait
spontanément générés. Les architectes n’hésitaient pas à utiliser leurs ordinateurs pour lisser
les courbes de leur profil physio/psychologique, bien plus fidèlement retranscrit que celui
des voyageurs lambda, et même que celui des cobayes (des éclaireurs). C’était l’avantage de
la profession.
Au deuxième essai, l’oiseau de feu réussit à décoller. Il rejoignit le pigeon en titubant
dans les airs ; après deux tours en sa compagnie, il prit plus d’altitude, puis il disparut sous
les rayons du soleil.
Daren vit s’approcher un oiseau bien plus gros que lui. Damian l’avait prévenu ; ses
courbes s’ébruitèrent un peu, puis son esprit se régula. Le gros oiseau s’envola vers le haut.
Daren essaya de le suivre, mais il se fatigua rapidement ; il revint à une altitude inférieure,
pour reprendre son vol circulaire et récupérer un peu de force.
Damian, lui, continua sa progression vers le haut. La simulation était impeccable ;
excellente. Il tournoya une première fois sur lui-même ; aucun problème. Une belle ivresse.
Deuxième tour : nouvelles bouffées d’adrénaline.
Daren restait coincé aux basses altitudes. Damian se retrouva rapidement hors de son
champ de vision ; il sentait les griffes du vent tout autour de lui, le corps tendu, les frissons
pénétrants de la montée en puissance, propre, maîtrisée.
Le ciel explosa.
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Les courbes de Damian sautèrent, l’ordinateur tassa l’ensemble, Damian reprit sa course.
Une simple interférence dans les calculs.
Nouveau flash.
Un autre.
Le ciel pulsa de plus en plus rapidement, puis tout s’arrêta subitement pour Damian. Un
écran noir devant les yeux. Daren, lui, tournait toujours lentement en attendant que la
pastille se dissolve complètement ; il devait prendre soin de lui.
Alors, l’esprit de Damian se rappela sa jeunesse. Le doux parfum de ces instants
magiques lui revint en mémoire. Puis les bulles de l’adolescence, chaudes, rondes, elles
aussi. Il plongea dans ce velours, encore plus loin ; et tout au fond, bien au chaud, il
retrouva une des femmes dont il avait rêvé dans sa vie, la plus séduisante. Il se rappela leur
relation qui n’avait jamais existé ; les parfums de son corps, puis le contact des peaux, le
goût des lèvres ; il sentit le désir monter en lui. Un seul mouvement, entier, fût suffisant.
Daren tournait de plus en plus péniblement. Il n’arrivait pas à récupérer ses forces. Le
sol, pourtant, ne semblait pas l’attirer plus que ça ; et sa pastille devait être encore
suffisamment pleine pour que la simulation tienne. Néanmoins, il s’épuisait à tournoyer
ainsi dans les airs.
Dans un autre monde, les cieux résonnaient de plaisir. Damian, frissonnant, allait au plus
profond de l’extase…
… magistral…
Daren n’en pouvait plus : il se dirigea en titubant vers le sol, atterrit dans un nuage de
poussière, et finit misérablement sa course en s’étalant de tout son long sous le soleil. Il
essaya de se relever, mais le sol devint trouble, puis transparent, et Daren plongea dans les
ténèbres.
- C’est incroyable, Klaus ! Incroyable !
Damian présentait ses conclusions à son supérieur, le tenancier de l’Alambic. Il était
encore tout excité.
- Je me suis envolé à ses côtés – la simulation est parfaite, c’est vraiment dingue !
Klaus esquissa un sourire ; son architecte n’avait jamais été aussi emballé par une de ses
créations. Les affaires allaient prendre de l’altitude.
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- Et ensuite, je suis arrivé au… au paradis.
Klaus leva un sourcil.
- Au paradis ?
- Oui… dans mon paradis. Mes délires les plus… fous… se sont réalisés.
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- Tu verras, tu n’as qu’à essayer par toi-même.
- Mais… qu’est-ce que tu as ressenti ?
Damian se recula dans son siège, le regard un peu plus vague.
- Du bonheur comme jamais… le sentiment de toute puissance, de réelle toute puissance.
J’étais un Dieu, dans ma réalité.
Klaus lui répondit d’une voix un peu sèche :
- Tu délires complètement. Tu devrais te reposer un peu.
- Non, écoute-moi : je te jure que ce que nous avons là dépasse tous les espoirs !
À son tour, Klaus se renfonça dans son siège. Il joignit ses mains sous son visage, puis il
demanda des explications précises.
- Il me semble que le vol du cobaye – une vraie réussite – permet une stabilisation
parfaite de son esprit. Je n’ai pas encore d’explication solide, mais… mais le monde que
nous lui projetons doit être suffisamment simple, stable et équilibré, pour que son esprit
puisse intégrer entièrement cette nouvelle réalité, avec ses lois courbes, glissantes,
planantes. La simulation est si parfaite que l’esprit s’allège réellement : il n’a qu’à glisser
dans la réalité, ce qui est bien plus simple que d’exister en tant qu’être ponctuel, fini,
marchant dans son monde, fragmentant ses mouvements et ses interactions avec son
univers. L’esprit est considérablement allégé…
- Et ?
- Et bien je crois que l’ordinateur peut alors puiser dans cet esprit libéré des ressources
décuplées pour ses calculs.
- Quel ordinateur ? Le tien ?
- Oui, celui qui assure ma propre simulation.
Klaus fronça les sourcils.
- Les réseaux possèdent des filtres pour éviter les interférences entre les réalités.
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- Oui, mais ces filtres sont là pour éviter les interférences destructives. Ils assurent
l’intégrité des données échangées entre les ordinateurs connectés au réseau pour… pour
éviter tout plantage de l’ensemble par décohésion des univers simulés. En revanche, les
interférences constructives, les données stables, robustes, celles qui permettent aux réalités
de s’enrichir mutuellement, sont préservées.
Klaus agita lentement la tête. Un sourire se dessina sur son visage.
- Ainsi, nous avons vraiment réussi à faire s’envoler un esprit...
Daren retourna en horrible légume dans son autre cage, celle en béton. Il était plus mal
que jamais. Le lendemain, il demanda (gargouilla) une journée de repos pour
« revitalisation » (les syndicats avaient négocié ferme ces quatre jours annuels). Une
journée qu’il passa à régurgiter tout type d’entités biologiques, de toutes formes et de toutes
couleurs. Certains cachets, les plus résistants, passèrent tout de même la barrière de
l’estomac. Mais par leur faute, Daren ne réussit pas à atteindre les toilettes à l’étage : pauvre
couloir, une double couche. Et lui, une véritable épave humaine.
Pendant que son corps produisait toutes ces horreurs, son esprit oscillait péniblement
entre le profond malaise et le délire complet. Des pensées marécageuses succédaient à des
créatures de l’enfer ; des mondes entiers de boue se déversaient sur des images directement
puisées des abîmes de l’être, et par moments, tous ces démons se rapprochaient, se
resserraient, et l’enveloppaient en une immense toile noire, opaque. Ils disparaissaient alors,
et Daren se retrouvait seul face à une énorme masse frissonnante, assourdi par les cris de
plaisir qu’on hurlait dans son crâne épuisé.
Une sale journée.
*
* *
Il passa plus d’une heure à négocier avec Klaus une semaine de disponibilité. Il était
tombé bien trop bas, et maintenant, il devait vraiment faire attention à lui.
Pendant ce temps, Damian ajouta plusieurs segments de régulation dans le programme. Il
installa une dizaine de filtres physiques sur les forêts de câbles suspendus au plafond, et il
procéda au calibrage de l’ensemble à l’aide d’une image virtuelle de l’esprit de Daren. À
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chaque voyage, cette image était remise à jour ; Damian pouvait donc constater, en temps
réel, les perturbations qui apparaissaient localement dans cet esprit ; des petits trous, des
fusions - des liens irréversibles, quelques plastifications, d’autres ruptures. Cet esprit
devenu si précieux s’érodait toujours un peu plus, et Damian devait absolument éviter de
laisser ces points chauds se développer. Si le programme qui aidait Daren était trop directif,
ou si le débit des influx chimiques de la pastille était trop important, son organisation
cognitive risquait de s’échauffer.
À la fin de la semaine, Damian était prêt à retenter l’expérience.
La veille de la reprise, Daren englua sa journée avec un de ses amis du Niveau Zéro :
- … et j’en ai chié, mec, j’en ai chié comme jamais…
- … pourquoi tu décroches pas ?…
- …
- …
- … je préfère encore mourir comme une étoile filante que…
- … ?
- … que je sais pas, quoi, mais je préfère…
Damian nota bien consciencieusement tout ce que lui dit Daren. Ses angoisses sur le
prochain essai, ses douleurs, quand même trop fortes, pour finalement juste planer comme
un simple pigeon et se faire dépasser par un oiseau de feu impossible à rattraper.
- Nous préférons y aller progressivement, Daren. Je vous promets que les sensations vont
s’enrichir, dit Damian avec un petit clin d’œil.
L’esprit de Daren réussit à tenir deux nouveaux vols ; après quoi, il dû s’absenter pour
trois jours supplémentaires. Nouvelles odeurs dans le couloir, mais moins colorées. Damian
consolida un peu plus la frontière entre son programme et celui de Daren ; et au bout d’un
mois de réglage, Daren put à nouveau s’envoler.
Grâce à toi, je m’enfonce tout au fond de moi…
Klaus proposa un nouveau contrat à Daren : comme il devait se reposer deux jours sur
trois, il diminua son salaire des deux tiers, mais il lui rajouta quelques jours gratis de
« revitalisation ». Daren, lui, avait décidé de mourir comme une étoile filante plutôt qu’errer
son siècle dans les couloirs mornes et creux de la Supranation. Il en reprit pour six mois.
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Klaus dut fermer l’Alambic. Les droits des éclaireurs étaient certes assez minces, mais
leur mort, même involontaire, était toujours punissable. Il fut bien protégé par toutes les
décharges – et notamment la dernière, datée d’à peine quelques mois, que le cobaye avait
signée de son plein gré. Mais les autorités doutaient néanmoins de la qualité de son
établissement : son architecte finirait sa vie dans une camisole…
Klaus n’oublierait jamais ce qu’il avait vu ce jour-là : Daren, dans l’ombre, du sang
coulant sur le menton, et Damian, entouré de tous ces câbles blancs qui le reliaient à
l’ordinateur, le corps crispé jusque dans les entrailles, la mâchoire serrée à faire exploser les
molaires… et la bave, épaisse, sous les yeux révulsés à jamais. Un démon qui le hanterait
jusqu’à la fin de ses jours.
L’Alambic.
FIN