Memoire Ouverture du Departement des arts de l'Islam au louvre
1. UNIVERSITE PARIS - SORBONNE
Ecole des Hautes Etudes en Sciences de l'Information
et de la Communication
MASTER PROFESSIONNEL 2e année
Option : COMMUNICATION POLITIQUE ET DES INSTITUTIONS PUBLIQUES
" L’OUVERTURE DU DEPARTEMENT DES ARTS DE L’ISLAM AU LOUVRE,
UN PROJET CULTUREL ET SES ENJEUX POLITIQUES "
Préparé sous la direction de Mme le Professeur Véronique Richard, Directeur du CELSA
à la suite du stage effectué à " CSUPER ! "
Nom et Prénom(s) : HENQUET Violette
Promotion : 2011 / 2012
Option : Communication politique
et des institutions publiques
Soutenu le : 12 / 11 /2012
Mention : Bien
Note du mémoire : 17/20
162
3. REMERCIEMENTS
En préambule de ce mémoire, je tiens à adresser mes plus sincères remerciements
à Françoise Boursin et Thierry Pariente qui, en leur qualité de directeurs de mémoire, ont
su m’accorder leur attention, de leur temps et surtout de leur esprit critique. Ils m’ont
permis d’avancer sereinement dans mon travail tout en me prodiguant de très bons
conseils.
J'aimerais également remercier Myriam Berkane, ainsi que Sonia Dayan-Herzbrun,
qui m’ont apporté, lors de nos entretiens, une aide précieuse et ont enrichi mon mémoire.
Sans ces échanges, je serais certainement passée à côté de beaucoup de choses.
La rédaction de ce mémoire est venue s’inscrire dans la continuité de mon stage à
l’agence CSUPER!. Cette expérience a été très importante dans mon parcours
professionnel. Je souhaite remercier tout particulièrement Bastoun Talec et Vincent
Bouvier, directeurs associés de l’agence, qui ont manifesté un grand intérêt à mon travail
de recherche. Ils m’ont à la fois permis de prolonger ma présence à l’agence et de
participer à la visite de chantier, ainsi qu’à l’inauguration du nouveau département. Par
ailleurs, je tiens à adresser ma reconnaissance à Nora Ouaddi et Nathalie Pagniez, qui ont
su m’enseigner une méthode de travail et ont fait preuve d’une grande patience en suivant
mes premiers pas en tant que chef de projet chez CSUPER!.
3
5. SOMMAIRE
Remerciements
2
INTRODUCTION
6
PARTIE 1 : Regards sur l’islam, regards sur l’Orient : entre peur et fascination
de l’altérite religieuse
16
Introduction partielle
17
I. Le choc des civilisations et la menace islamiste
17
A/ La culture : futur enjeu des relations internationales
17
1) Théorie de Samuel Huntington
17
2) Une thèse dangereuse et peu crédible
19
3) Mise en parallèle avec l’actualité : le choc islam / Occident
20
B/ Image réelle, image vécue : l’islam est une religion aux multiples visages
21
1) L’islam, unité ou diversité ?
21
2) Comprendre l’islamisme, explications de Daryush Shayegan
23
II. Islam versus Orient : analyser des influences contradictoires a l’origine de
notre jugement
25
A/ Une religion hyper médiatisée en France
25
1) Réalités et perceptions de l’implantation de l’islam en France
25
a- Réalités sociologiques : l’évolution de l’islam en France
25
b- Opinion publique et islam : les limites de la tolérance
27
2) Compatibilité de l’islam et des valeurs occidentales
28
B/ Regards sur l’Orient ou le fantasme de l’Occident
30
1) Relations diplomatiques entre la France et le Moyen-Orient : une histoire pleine de
péripéties
30
2) De la découverte de l’art islamique à l’orientalisme
32
3) L’Orient, miroir en creux de l’Occident
33
Conclusion partielle
35
5
6. PARTIE 2 : Le Louvre, un acteur engagé dans une politique de dialogue culturel
36
Introduction partielle
37
I. Vers un nouveau modèle de la diplomatie culturelle
37
A/ De nouveaux enjeux pour la diplomatie culturelle
37
1) L’influence culturelle ou l’art de promouvoir sa culture
38
a- La diplomatie culturelle, un enjeu de pouvoir
38
b- Le cas de la France : une diplomatie culturelle précoce
39
2) Les effets de la mondialisation sur la politique culturelle
40
3) De la diffusion à la coopération : évolution d’une éthique culturelle
42
B/ Le Louvre, emblème d’une nouvelle politique culturelle ?
44
1) Un symbole français à portée internationale
44
2) Vers une nouvelle économie de la culture
45
a- Mécénat culturel, un nouveau type de partenariat entre secteur privé et
secteur culturel
45
b- Le cas du Louvre, une institution au système de financement innovant
47
II. Le département des Arts de l’Islam, l’ambition de changer notre regard sur
l’islam
48
A/ « Un voile mordoré » sur le nouveau département
49
1) La construction architecturale
49
2) Un évènement à part entière : les retombées presse
51
B/ Une offre culturelle enfin révélée
53
1) Histoire de la collection d’art oriental du Louvre
53
2) Médiation culturelle et aménagement de l’espace muséographique
54
Conclusion partielle
56
PARTIE 3 : Donner de l’écho a l’inauguration du nouveau département,
l’occasion de redynamiser l’image du Louvre
57
Introduction partielle
58
I. Réflexion sur les besoins du musée et les axes stratégiques à investir
58
6
7. A/ Renouveler l’image du Louvre, un nouveau défi
59
1) L’identité du Louvre, une image trop figée ?
59
2) Le département des Arts de l’Islam, un projet artistique et politique
60
B/ Etat des lieux des outils de communication du Louvre
62
1) Le site du Louvre, un atout pour sa notoriété
62
2) Une identité graphique dépassée
63
C/ Etude du public et définition des objectifs
65
1) Etude sur les perceptions et les attentes du public
65
2) Demande, objectifs et enjeux du nouveau département
67
II. Conception et réalisation de la campagne de communication
69
A/ Création d’une identité graphique : refléter la majesté du lieu
69
1) Observatoire
69
a- Les références à l’islam
69
b- La composition de l’affiche
70
c- L’importance du message
71
d- La place de l’émetteur et du récepteur
72
2) Une direction artistique à l’œuvre
72
a- Les visuels-concepts proposés
73
b- L’affiche finale : un choix discutable
74
B/ Développement de l’interactivité du musée avec son public
75
1) Investir les réseaux sociaux
75
a- Choisir des réseaux sociaux pertinents
75
b- Une audience particulièrement développée sur Facebook pour le Louvre
76
2) Proposer un plan d’action pour soutenir l’inauguration du nouveau département
78
a- La mise en place d’une programmation évènementielle
78
b- Accompagner l’inauguration sur les réseaux sociaux
78
Conclusion partielle
80
CONCLUSION
81
BIBLIOGRAPHIE
87
ANNEXES
92
Résumé
177
Mots clés
178
7
9. INTRODUCTION
11 février 2006 : des manifestations de 2 000 personnes et 7 000 personnes se
tiennent à Strasbourg et à Paris pour protester contre la publication des douze caricatures
de Mahomet dans France Soir et Charlie Hebdo. Ces dessins du prophète, dont un
représentant Mahomet coiffé d’une bombe en guise de turban, ont déjà été publiés dans le
journal danois Jyllands-Posten pour répondre à une accusation d’autocensure de la
presse. Alors que le Conseil Français du Culte Musulman a annoncé la veille sa décision
de mener l’affaire devant la justice, les manifestants réclament un plus grand respect des
religions. Diffusées mondialement, ces caricatures ont suscité une grande polémique dans
les médias français et ont été l’occasion de réaffirmer la liberté d’expression et de
revaloriser le dessin de presse.
8 décembre 2011 : c’est la première fois en France qu’un théâtre est mis sous
protection policière pour assurer le bon déroulement d’une représentation. Alors que
Rodrigo Garcia s’apprête à donner sa première représentation à Paris de « Golgota
picnic », des catholiques se mobilisent pour exprimer leur mécontentement contre ce qu’ils
appellent un « blasphème » contre Jésus Christ. Déjà, Roméo Castelluci avait dû faire
face à de violentes critiques sur sa pièce « Sur le concept du visage du fils de Dieu », qui
mettait en scène un homme désespéré face à l’absence de Dieu dans les moments les
plus difficiles de sa vie. « Golgota picnic » est un réquisitoire sévère contre la religion
catholique, et plus précisément contre Jésus présenté comme un « leader populiste qui a
manqué son coup »1. Mais son auteur garde de l’humour en présentant sa critique qui
touche aussi bien la religion catholique, que la société ou les turpitudes de l’Homme. Les
deux pièces ont suscité de fortes protestations (injures, menaces d’attentat, processions,
etc.) de la part des groupes ultra-catholiques rassemblés pour l’occasion.
« Islamophobie », « christianophobie », des mots qui reviennent souvent dans la
presse
pour
évoquer
les
provocations
antireligieuses.
Face
à
ces
ferventes
démonstrations, l’Observatoire de la liberté de création, institué par la Ligue des droits de
l’Homme, rappelle que « le délit de blasphème n’existe pas en France. Chacun est libre de
représenter et de critiquer les religions. […] Le débat sur les œuvres est légitime. Il est
même le symbole de la démocratie quand il fait s’affronter des points de vue divergents
qui ne sont pas toujours conciliables »2.
1
Raphaël de GUBERNATIS. « "Golgota picnic" : intolérance et malentendus ». Le Nouvel Observateur, le
09 décembre 2011.
2
Ibid.
9
10. Représentations de l’islam
L’islam est à l’origine de beaucoup plus de polémiques que la religion chrétienne.
Viande hallal, port du voile, mariages forcés ou encore interdiction de représenter le
prophète, on ne compte plus les nombreux sujets qui font débat. En les médiatisant, la
presse participe, parfois malgré elle, à la stigmatisation des musulmans. Pourtant, c’est la
première à noter l’image dégradée dont souffre cette religion : « La représentation de
l'islam n'a jamais été positive en France » (Le Point3), « Les représentations du débat
public voient l'islam comme une religion particulièrement retardée » (Le Monde4), « L'islam
vu comme "une menace" en France » (Le Point5). Ce que l’on montre de l’islam, à travers
une vision assez stéréotypée, c’est avant tout son altérité. Forte alors est la tentation de
considérer l’islam comme un élément incompatible avec l’identité française. Mais si une
appartenance culturelle à une communauté ne prend sens que dans sa différence avec
les autres, qui la définissent et la délimitent, alors mettre en avant les particularités de la
culture musulmane est peut-être un moyen de pallier un malaise identitaire proprement
français.
Si les politiques ont un rôle essentiel à jouer dans la protection des droits de
l’homme et des valeurs républicaines, ils ont aussi une certaine responsabilité dans la
diffusion d’une image négative de l’islam. Alors que le débat sur l’identité nationale est au
cœur de l’actualité, les groupes politiques légifèrent pour tenter de poser des frontières
entre les pratiques culturelles acceptables et celles qui ne le sont pas. Il s’agit de
circonscrire certaines habitudes jugées trop éloignées de la culture et des valeurs
politiques françaises. Dans certains cas en effet, certains préceptes religieux vont à
l’encontre des principes républicains. Les deux évènements cités plus haut en sont de
bons exemples. L’islam serait-il une religion incompatible avec les valeurs d’un Etat de
droit ? La République, régie par des principes de liberté d’expression et de laïcité, auraitelle aujourd’hui des difficultés à imposer sa vision du monde dans un pays comme la
France ? Ce serait faire de dangereux raccourcis que de l’affirmer. Comme nous l’avons
vu, toute religion possède ses intégristes et ce n’est pas par ses positions extrêmes que
l’on juge une religion.
Parallèlement, au niveau international, les évènements tragiques qui témoignent de
la radicalisation de l’islam véhiculent l’image d’une menace pour le monde occidental.
3
Interview de Franck FREGOSI. « La représentation de l'islam n'a jamais été positive en France », Le Point,
le 7 janvier 2011.
4
Débat avec Dounia BOUZAR. « Les représentations du débat public voient l'islam comme une religion
particulièrement retardée ». Le Monde, le 19 janvier 2010.
5
« L'islam vu comme "une menace" en France ». Le Point, le 5 janvier 2011.
10
11. L’amalgame entre islam et terrorisme est devenu monnaie courante. Oubliant que les
premières victimes de l’islamisme sont les musulmans, les manifestations de violence,
terrorisme de masse ou attentats suicides, alimentent un sentiment de peur dans le
monde occidental. Présenté comme un élément perturbateur des relations internationales
et de la cohésion sociale, l’islam apparait comme un ennemi de l’Occident. L’idée d’un
antagonisme profond entre monde chrétien et monde musulman n’est d’ailleurs pas
nouvelle : elle a été largement diffusée par la théorie du choc des civilisations de Samuel
Huntington. Cristallisant une rupture diplomatique entre Orient et Occident, le 11
septembre a souvent été considéré comme un évènement prouvant cette théorie. Pourtant
la mondialisation et les flux d’échanges qu’elle génère semblent invalider cette conception
du monde. En effet, dans les grandes métropoles surtout, l’interpénétration des cultures
est de plus en plus visible. Reprenant le modèle du melting pot, les grandes villes
cherchent d’ailleurs souvent à mettre en avant leur cosmopolitisme, leur caractère vivant
et ouvert sur le monde.
Promouvoir la diversité culturelle, une obligation démocratique
« Plus la sphère de ce qui est mondialisé s’accroit, plus l’ampleur des différences à
appréhender augmente. Tel caractère, telle originalité, naguère confinés dans un territoire,
une culture, une histoire bien déterminés, apparaissent aujourd’hui comme une des
figures communes de l’universel, et s’offrent comme élément du patrimoine vivant de
l’humanité, qui s’y voit donner un accès presque sans limites ».
Cet extrait du discours de Koïchiro Matsuura, directeur général de l’UNESCO, à
l’occasion du Forum économique international des Amériques qui s’est tenu le 6 juin 2006
à Montréal, souligne l’importance des évolutions permises par les nouvelles techniques
d’information et de communication. L’utilisation d’Internet comme nouveau canal de
communication permet de réduire les délais de transmission de l’information et rapproche
des espaces autrefois considérés comme lointains. Marquant le caractère définitivement
politique des enjeux culturels, K. Maatsura évoque l’importance de protéger la diversité
culturelle dans un contexte de mondialisation. Perçue comme une menace ou comme une
opportunité, la mondialisation permet de diffuser des modèles très ancrés territorialement.
Les Etats cherchent aujourd’hui un cadre éthique et des moyens d’action concrets
pour développer leur richesse culturelle sur le plan international, tout en respectant et en
valorisant la diversité culturelle au niveau national. Des objectifs qui, au premier regard,
peuvent paraître contradictoires, mais qui sont pourtant essentiels pour concilier au sein
11
12. d’une même société des identités variées et pour garantir une certaine cohésion sociale.
La diversité, terme clé des politiques culturelles, fait écho à la notion de pluralisme,
indispensable au système démocratique. Veiller au respect du pluralisme permet de
maintenir effectives les libertés de chacun, qu’il s’agisse des modes de pensée, des
religions, des cultures ou des identités. C’est une des missions principales de toute
politique culturelle.
Longtemps animée par une volonté quasiment impérialiste de diffuser son modèle
culturel, la France se tourne aujourd’hui davantage vers une politique de coopération
culturelle. C’est ainsi que se mettent en place progressivement des partenariats avec des
acteurs culturels et diplomatiques du monde arabe.
Le département des Arts de l’Islam au Louvre
Face à l’image négative de l’islam, on voit certains acteurs culturels se manifester.
Ils donnent alors à la culture issue des pays musulmans l’occasion de montrer
publiquement sa valeur. L’Institut du Monde Arabe (IMA), et plus récemment l’Institut des
Cultures d’Islam (ICI), organisent des évènements artistiques et culturels (expositions,
projections de films, conférences, etc.) et participent ainsi activement à cette
revalorisation. On parle même aujourd’hui d’un engouement pour les arts de l’Islam :
« Depuis quelques années, l’art islamique est au cœur des politiques culturelles de
plusieurs musées, en particulier en France, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. De
façon générale, ces musées ont reçu le soutien financier de mécènes saoudiens, turcs,
iraniens et perso-américains »6.
C’est maintenant au Louvre d’enrichir ses collections – ou plutôt de dévoiler au
public des œuvres jusque-là en cours de restauration – et d’ouvrir un nouveau
département : le département des Arts de l’Islam. Musée vaste et prestigieux, réputé pour
son caractère universel, voire encyclopédique, l’installation d’une collection dédiée aux
arts de l’Islam au Louvre sonne comme une consécration. Le Louvre, en regroupant des
œuvres allant du VIIIème
au XIXème siècle, se penche sur l’aspect historique et
civilisationnel de la culture islamique, tout en explorant les subtilités de la dimension
artistique des objets exposés. Le département est mis en valeur par une œuvre
architecturale construite par Mario Bellini et Rudy Ricciotti. Cette « dune » -- telle qu’elle
6
Anne-Lucie CHAIGNE-OUDIN. « Art islamique : l’engouement des musées européens et américains ». Les
clés du Moyen-Orient, le 21 décembre 2010.
12
13. est nommée par le Louvre – fait suite au succès de la pyramide de Pei. Sa grande
médiatisation permettra d’accueillir le nouveau département en grandes pompes.
« Notre volonté c’est de faire partager la beauté, la grandeur, l’intérêt, la nécessité
de connaître et de savoir quelque chose sur les arts de l’islam par l’ensemble des
Français »7 affirme Henry Loyrette à propos du projet. Le directeur du Louvre reconnaît ici
le besoin, encore trop peu comblé en France, de connaissance de la civilisation islamique.
La mission du Louvre est alors non seulement de diffuser un savoir sur l’Islam, mais aussi
d’expliquer le processus de création d’une civilisation, dans laquelle on retrouve toujours
de multiples influences culturelles étrangères. Le Louvre participe donc à créer des ponts
entre Orient et Occident dans l’objectif de les réconcilier.
*
*
*
Le choix du sujet
Les nombreux discours faisant référence à l’islam, aussi contradictoires soient-ils,
m’ont interpellée. C’est un sujet qui a d’ailleurs été très présent dans les débats
accompagnant la campagne électorale cette année à travers le thème de l’immigration.
L’islam est également réapparu sur la scène médiatique à l’occasion des attentats de
Toulouse, puis avec la parution des caricatures du prophète dans Charlie Hebdo en
septembre 2012. Il m’a semblé intéressant d’analyser l’islam sous un autre angle et de
voir l’implication de ses représentations sur le domaine artistique.
Au croisement de problématiques à la fois culturelles et politiques, l’ouverture du
département des Arts de l’Islam au Louvre était alors l’occasion pour moi d’aborder des
questions très larges et très actuelles. Dans un contexte de rejet de l’islam, j’ai été
curieuse de savoir comment le Louvre pouvait aborder positivement cette religion. En
effet, cette grande institution possède une image de prestige à défendre et une réputation
internationale à faire fructifier. Le musée du Louvre ne pouvait donc pas se permettre
d’être sujet aux polémiques.
Du point de vue purement communicationnel, ce sujet brasse également des
questions très diverses. Mon mémoire tente d’aborder à la fois l’image d’un fait social plus précisément d’une culture issue d’une religion - l’identité d’une grande institution
comme le Louvre et la communication sur un évènement, l’ouverture d’un nouveau
7
Henry Loyrette, dans la vidéo « La part lumineuse d’une grande civilisation » sur le site du Louvre :
http://www.louvre.fr/le-nouveau-departement-des-arts-de-l-islam/departement#tabs
13
14. département. A la fois outil d’éducation et objet de plaisir, l’art recouvre également ici une
fonction diplomatique en tissant des partenariats avec des pays étrangers. En effet, à
travers le Louvre, symbole des institutions culturelles françaises, c’est l’image de la France
qui est en jeu.
Par ailleurs, l’agence dans laquelle j’ai effectué mon stage cette année a été
sélectionnée à l’appel d’offres pour réaliser la campagne de communication de l’ouverture
du département des Arts de l’Islam au Louvre. J’ai donc eu l’occasion de mieux
comprendre les attentes du Louvre, ses intentions et ses ambitions, mais aussi de voir
comment se construisait la stratégie de communication pour accompagner un tel
évènement.
*
*
*
Problématique et hypothèses
Dans ce contexte médiatique et politique, comment apaiser les tensions sociales
attisées par les différences de culte et de pratiques culturelles ? Comment porter un
nouveau regard sur l’islam ? Qu’en est-il du fossé entre Orient et Occident : est-ce une
conception dépassée ou une réalité ? Comment mettre en place et développer une
politique de coopération culturelle ? En quoi les affaires culturelles peuvent-elles servir la
réputation d’un pays ? Comment faire valoir son offre culturelle à l’étranger ?
Ce sont toutes ces questions qui m’ont amenée à la problématique centrale de mon
mémoire : Comment le Louvre envisage-t-il une politique culturelle moderne et
pertinente à l’égard des arts de l’Islam?
C’est en m’appuyant sur les trois hypothèses suivantes que je tenterai de trouver des
éléments de réponse.
1. Revaloriser l’image de l’islam est un objectif politique qui vise à développer la
cohésion sociale.
Deuxième religion en France, l’islam rassemble une grande partie de la population. Face
aux nombreuses hostilités que ses pratiques suscitent, les musulmans se sentent rejetés.
Or, assumer librement une identité française et musulmane est un droit affirmé par la
République. En effet, la laïcité, telle qu’elle est décrite dans la loi de 1905, suppose une
séparation stricte de la vie politique et de la vie religieuse et implique donc une
14
15. indifférence totale de l’Etat vis-à-vis des opinions et des pratiques religieuses. Par ailleurs,
favoriser la tolérance religieuse permet de prévenir toute dérive extrémiste. Il s’agit ici de
démentir la théorie du choc des civilisations qui a souvent servi à justifier des
affrontements politiques ou militaires. En faisant de la différence culturelle la raison d’un
conflit entre nations, elle a paralysé les représentations et a forgé une image de l’altérité
comme d’une menace. L’enjeu est aujourd’hui de détruire les préjugés qui collent à l’islam
et d’encourager la compréhension mutuelle des individus en respectant leur identité
culturelle.
2. La France tente de renouveler sa politique culturelle en misant sur la coopération
culturelle et le dialogue des cultures.
« Coopération », « dialogue des cultures » sont des expressions que l’on retrouve souvent
dans les discours politiques. Mais sont-ils les témoins d’un véritable changement dans
l’orientation de la politique culturelle française ? Il s‘agit de comprendre l’évolution de cette
politique et de montrer les implications concrètes de ces idées politiques sur le plan
national. L’objectif politique est alors de faire de la culture un outil capable d’améliorer les
conditions du « vivre ensemble ». Au niveau international, la culture devient un véritable
outil de communication au service d’un Etat. Elle permet de diffuser le modèle culturel
français à l’étranger et donc de le faire exister médiatiquement. C’est également un
pouvoir diplomatique. Souvent qualifiée de soft power, la culture a un véritable rôle au sein
des relations internationales. Elle institutionnalise des échanges et tisse des liens
diplomatiques durables avec les autres nations.
3. L’ouverture du département des Arts de l’Islam est une opportunité pour le
Louvre de réaffirmer son identité prestigieuse et de redynamiser son image.
Dans cette partie, j’aurai l’occasion de faire quelques préconisations, et notamment
d’expliquer les partis pris par l’agence CSUPER! dans la réalisation de la campagne de
communication du Louvre. J’essaierai dans un premier temps de cerner l’identité du
musée du Louvre pour mieux comprendre ses besoins et les attentes de son public. Puis,
je m’intéresserai davantage au projet du département des Arts de l’Islam afin de mieux en
saisir les enjeux. Le Louvre a déjà su attirer l’attention médiatique en ouvrant le chantier
du département aux journalistes. Aujourd’hui, il s’agit de s’adresser au grand public et le
Louvre espère en séduire de nouveaux. Le défi est donc d’attirer l’attention tout en évitant
la polémique qu’une institution aussi réputée que le Louvre supporterait mal. Le musée
tente également par ce projet de réaffirmer certaines de ses valeurs, telles que
15
16. l’universalisme ou l’ouverture culturelle, et de se positionner comme une institution
innovante, en communiquant sur sa politique active de mécénat, sur sa capacité à créer
de nouveaux partenariats en France comme à l’étranger et à rendre ses collections
accessibles à tous les publics.
*
*
*
Méthodologie
Afin de vérifier ces hypothèses, j’ai d’abord lu un ensemble d’ouvrages et d’articles
sur les thèmes de la politique et la diplomatie culturelle, sur la représentation de l’Orient et
de l’islam sur le plan national et international ou encore sur les arts de l’Islam, leur place et
l’attention qu’on leur porte en France. Cet apport théorique m’a permis d’avoir un premier
regard sur ces sujets et de les aborder selon différents angles, à la fois politique,
sociologique et communicationnel.
Dans un deuxième temps, je me suis intéressée aux discours du Louvre. J’ai donc
exploré le site web du musée et je me suis procurée quelques dossiers de presse traitant
des publics du Louvre, de sa politique de mécénat, de sa muséographie pour le nouveau
département, de son architecture, etc. J’ai d’ailleurs eu la chance de visiter le département
des Arts de l’Islam en avant première, alors que le chantier était encore en cours et de
participer à l’inauguration afin de mieux visualiser les espaces et les aménagements
muséographiques. J’ai alors réuni un corpus d’articles de presse, décrivant l’architecture
du nouveau département, afin d’analyser le sens d’une construction d’une telle envergure
et d’en mesurer les retombées médiatiques.
Parallèlement, j’ai rencontré deux personnes qui m’ont livré leur point de vue sur
ces questions. Sonia Dayan-Herzbrun, professeur de sociologie à l’université ParisDiderot et présidente de l’association « Islam et Laïcité », a fait de nombreuses
recherches sur la perception de l’islam en Occident. Myriam Berkane, travaillant à l’Union
des Organisations Islamiques de France (UOIF), participe, quant à elle, activement à la
défense d’une image d’un islam français modéré. Ces points de vue m’ont permis de
relativiser mes propos et d’enrichir mes réflexions sur ces problématiques.
Enfin, j’ai procédé à une analyse sémiologique détaillée de plusieurs séries
d’affiches réalisées pour la promotion d’expositions ayant trait à la culture islamique ou
pour l’ouverture ou la réouverture de lieux culturels. Cette comparaison m’a permis à la
fois de resituer la communication du Louvre par rapport aux autres institutions culturelles,
16
17. mais aussi de discerner les éléments efficaces, visibles et cohérents dans différentes
campagnes de communication. Cet observatoire a été une première étape dans la
construction du visuel-clé illustrant le nouveau département.
*
*
*
Annonce de plan
Ces outils ont permis d’alimenter mon mémoire qui s’articule en trois parties. La
première partie s’intéresse à l’image que nous avons de l’islam et celle très distincte de
l’Orient. Aussi bien sur le plan national qu’international, l’islam souffre de préjugés,
d’amalgames, de fausses idées qui polluent notre jugement. Il ne s’agit pas seulement
d’identifier nos images, mais aussi de les comprendre, c’est-à-dire d’analyser leur origine,
leur part de vérité et de mieux évaluer leurs implications sociales, politiques et culturelles.
La théorie du choc des civilisations semble entrer en concordance avec la menace
islamiste qui pèse sur les pays occidentaux. Parallèlement, en France, l’islam est l’objet de
nombreux débats qui remettent sans cesse en question sa compatibilité avec les valeurs
républicaines. Cependant, il ne faut pas évacuer la diversité de l’islam, qui regroupe
différents courants, différentes pratiques et qui nous interdit de plaquer un regard
homogène sur cette religion. Confronter l’image perçue et l’image réelle de l’islam se
révèle alors très intéressant. Contrairement à celle de l’islam, la perception de l’Orient est
beaucoup plus positive et semble échapper à toute polémique. Notre vision de l’islam et
de l’Orient est finalement encombrée d’images contradictoires que je tenterai de démêler.
La deuxième partie cherche à retracer l’évolution d’une politique culturelle française
et s’intéresse à l’image culturelle de la France à l’extérieur. Face à la mondialisation et ses
implications, l’importance de la diplomatie culturelle va grandissante. Enjeu primordial des
relations internationales, elle tente aujourd’hui de se développer suivant une nouvelle
éthique. En effet, la France, longtemps enfermée dans son statut de grande puissance,
doit aujourd’hui s’adapter à un nouveau contexte et faire face à de nouveaux défis. La
politique de rayonnement culturel semble se tourner vers davantage de coopération en
multipliant les partenariats. Le Louvre, emblème de la culture française à l’étranger, se
veut être un modèle de cette nouvelle politique culturelle. Dans cette optique, il tente de
s’appuyer plus fortement sur le mécénat et entretient avec ferveur ses relations avec des
institutions à l’étranger. La présentation du projet architectural et muséographique du
nouveau département me permettra ensuite de mieux cerner l’ampleur de l’opération.
17
18. Cette étape m’a paru indispensable avant d’aborder la partie communicationnelle de ce
mémoire.
Plus pratique que théorique, la troisième partie focalise sur la campagne de
communication pour l’ouverture du département des Arts de l’Islam. Grâce à plusieurs
études réalisées ou commandées par le musée du Louvre, je pourrai analyser les enjeux
liés à l’ouverture du nouveau département. Malgré sa réputation et son prestige, le Louvre
n’entre pas en parfaite concordance avec les attentes de son public. Le projet du
département des Arts de l’Islam est alors une occasion d’augmenter sa notoriété et
d’améliorer l’image du musée. Il s’agit ici de comprendre la mission politique et artistique
que se donne le Louvre en ouvrant ces nouveaux espaces. En faisant un état des lieux de
la communication du musée, notamment de sa communication imprimée et de son site
internet, je regarderai quels sont les outils les plus pertinents pour valoriser ce projet et
envisagerai des optimisations possibles. Ce travail m’amènera finalement à faire émerger
quelques recommandations quant à la création graphique du visuel-clé qui illustrera le
nouveau département. Par ailleurs, et en me basant sur des propositions sur lesquelles j’ai
pu travailler au sein de l’agence CSUPER!, je proposerai la mise en place d’une stratégie
de communication adaptée aux réseaux sociaux.
18
19. PARTIE 1
REGARDS SUR L’ISLAM, REGARDS SUR L’ORIENT :
ENTRE PEUR ET FASCINATION DE L’ALTERITE RELIGIEUSE
19
21. Introduction partielle
Ce sont d’abord des questionnements très personnels sur les débats de société
actuels qui m’ont amenée à m’intéresser à l’islam. Cette religion est présente dans notre
vie quotidienne, à travers nos relations personnelles et professionnelles, à travers l’espace
public où elle est visible ou encore dans les médias qui ne cessent d’en parler. Avant
d’aborder le département des Arts de l’Islam au Louvre, j’ai choisi de m’intéresser à son
objet et à ses représentations afin de mieux saisir les enjeux politiques de l’exposition et
d’envisager les effets de sens qu’elle peut recouvrir. Il s’agit, en m’ouvrant à des questions
plus générales, de montrer en quoi revaloriser l’image de l’islam est un objectif politique
nécessaire à la cohésion sociale.
Je traiterai donc dans cette première partie des représentations de l’islam, de leurs
origines et de leurs implications. Dans un premier temps, je tenterai de comprendre
pourquoi l’islam nous apparait le plus souvent sous les traits d’une religion menaçante en
portant ma réflexion à l’échelle internationale. Puis, je m’intéresserai aux problématiques
liées à l’islam sur le plan national, et notamment à l’intégration des populations
musulmanes dans un système républicain. Cette partie a également été l’occasion
d’aborder le thème de l’Orient, sa connotation, sa représentation et son histoire en France.
I. LE CHOC DES CIVILISATIONS ET LA MENACE ISLAMISTE
En partant d’une théorie, celle du choc des civilisations, et des récents évènements
qui ont impliqué cette religion, je m’attacherai à retracer la construction de l’image de
l’islam dans le monde. Mon objectif est également ici de délimiter plus nettement les
sphères religieuse et politique qui séparent l’islam de l’islamisme.
A/ La culture : futur enjeu des relations internationales
1) Théorie de Samuel Huntington
« Les fanatiques, la vérité sur le danger salafiste », « pourquoi il faut défendre le
droit au blasphème contre les fanatiques », « comment le pouvoir protège les salafistes »8,
le dernier numéro de Marianne semble vouloir instaurer un climat de terreur. En abordant
le débat sur les caricatures publiées récemment par Charlie Hebdo, la revue réaffirme le
8
Titres du magazine Marianne, n° 805, 28 septembre 2012.
21
22. droit au blasphème et la primauté de la liberté d’expression sur le respect de la croyance
religieuse. Islam et République semblent alors s’inscrire dans un conflit de valeurs
inéluctable. Mais il ne s’agit « pas seulement de religion […] mais bel et bien de
civilisations »9. L’article fait explicitement référence à la thèse de Samuel Huntington sur le
choc des civilisations, lui-même inspiré des idées de Fernand Braudel dans son analyse
des civilisations méditerranéennes.
En 1989, la chute du mur de Berlin marque la fin d’une séparation idéologique du
monde. Comme s’il fallait trouver une nouvelle menace, Samuel Huntington diffuse une
théorie prédisant l’affrontement prochain des civilisations. Après les guerres de religion,
les mouvements de conquête territoriale et les affrontements idéologiques, le facteur de
conflit deviendrait culturel. Les différences culturelles, irréductibles, conduiraient à une
incompréhension mutuelle des civilisations et à leur rupture, par confinement ou par
affrontement. S. Huntington distingue huit grands modèles de civilisation : occidental
(Amérique du Nord, Europe, Océanie), sud-américain, slave et orthodoxe, japonais,
hindou, confucéen (Chine), islamique, africain. Le jeu des alliances entre les civilisations
deviendrait alors une préoccupation primordiale dans les relations internationales. Dans sa
vision de l’avenir, l’auteur imagine la Chine comme une alliée du monde musulman. Pour y
faire face, il conseille aux pays occidentaux de se rapprocher dès aujourd’hui de
l’Amérique du Sud, avec laquelle ils partagent déjà un certain nombre de points communs
en matière d’histoire et de culture.
Cette thèse a connu un certain succès lors de sa première diffusion aux Etats-Unis.
Séduisant quelques intellectuels, elle a surtout trouvé un écho dans sa mise en parallèle
avec l’actualité internationale. En effet, certains conflits ont parfois été considérés comme
des signes de la prédiction avancée par Huntington. La guerre des Balkans, dans le
Caucase, qui opposait des personnes d’appartenance ethnique et religieuse différentes,
en fait partie. Mais c’est surtout le 11 septembre, avec l’attaque par des musulmans
intégristes du symbole même de la puissance occidentale, que le choc des civilisations a
fait de nouveau irruption dans l’actualité. Les attentats de 2001, présentés comme la
preuve même de la théorie du choc des civilisations, ont contribué à diffuser cette thèse
encore plus largement. Les Etats-Unis semblent considérer cet attentat comme l’occasion
pour les nations occidentales d’affirmer leur puissance et la légitimité de leurs valeurs.
Cependant, la plupart des Etats cherchent à prévenir le conflit entre islam et Occident et
préfèrent à la thèse d’Huntington les principes de défense de la diversité culturelle.
9
Jacques JULLIARD. « La défaite de la Révolution française ». Marianne, le 28 septembre 2012.
22
23. 2) Une thèse dangereuse et peu crédible
La thèse de S. Huntington a reçue de nombreuses critiques pour diverses raisons.
On lui reproche d’abord son manque de scientificité. Trop approximative, la carte
géopolitique tracée par l’auteur fait preuve d’une grande méconnaissance des diversités
locales. La civilisation, qui n’est d’ailleurs pas définie dans son ouvrage, est une notion
très floue. Les critères qui la délimitent restent mystérieux : elle repose parfois sur une
histoire, un système politique (Europe / Etats-Unis), une langue ou une religion commune
(arabe / islam), quand elle ne se base pas sur un critère géographique (Japon). D’ailleurs,
l’auteur ne dissimule pas ses doutes puisque de huit civilisations, on passe parfois à sept,
sans que cela ne soit justifié. L’auteur semble également se passer d’une lecture plus
approfondie des conflits. Les facteurs politiques ou sociaux qui peuvent déclencher des
conflits entre des peuples de culture différente sont complètement évincés. Or, l’origine
des conflits ne vient pas toujours de la différence culturelle, mais aussi parfois d’un
déséquilibre social entre deux communautés ou d’une absence de représentation politique
de l’une d’entre elles.
Par ailleurs, la thèse du choc des civilisations oublie un phénomène majeur : la
mondialisation. Celle-ci a modifié notre rapport au monde et à l’Autre. La visibilité
croissante de la diversité culturelle dans les villes mondiales n’a pas été anticipée, pas
plus que l’interdépendance actuelle des Etats. Le multiculturalisme peut créer certaines
tensions quand les communautés culturelles n’arrivent pas à coexister, mais il est souvent
à l’origine d’une plus grande tolérance et d’une meilleure compréhension des différentes
cultures. C’est le parti qu’a pris l’UNESCO en défendant la théorie volontariste - optimiste
pour certains - selon laquelle la culture est avant tout un facteur de paix. L’organisation se
donne pour mission de « contribuer au maintien de la paix et de la sécurité en resserrant,
par l’éducation, la science et la culture, la collaboration entre nations »10. Au contraire, si
l’on suit la pensée de S. Huntington, ce n’est pas la protection du pluralisme mais
l’uniformisation culturelle des sociétés et le rejet de toute diversité qui permettrait de
garantir la sécurité.
La pensée de S. Huntington n’est pas sans conséquences politiques. En posant le
concept de civilisation au cœur du débat, sa théorie suppose que l’identité des individus
est prédéfinie par leur environnement culturel et reste donc immuable. Elle catégorise et
stigmatise en simplifiant une réalité beaucoup plus complexe. Erving Goffman a montré
10
Extrait du préambule de la Charte des commissions nationales pour l’UNESCO, adoptée par la
Conférence générale à sa 20e session, le 28 novembre 1978.
23
24. très justement qu’un individu n’a pas une identité mais plusieurs, et qu’il adapte son rôle à
sa situation, à un moment et dans un espace déterminé11. Il s’agit donc de ne pas réduire
un individu à sa religion, mais de considérer celle-ci comme partie d’une multitude d’autres
caractéristiques qui déterminent une identité plurielle. Au-delà de véhiculer une vision très
pessimiste de l’homme, la thèse culturaliste d’Huntington mène au racisme et à
l’intolérance. C’est d’ailleurs une prophétie autoréalisatrice qui influence les hommes
politiques à prendre des mesures de défense et à considérer l’autre comme un être
agressif. A l’inverse, elle pousse les musulmans à la méfiance et au mépris, ce qui se
ressent déjà dans l’anti-américanisme particulièrement présent dans certains pays
musulmans. Elle inscrit les hommes dans un cercle sans fin de haine et de violence et
réduit tout espoir de coopération entre des pays de cultures différentes. Elle a d’ailleurs
nui aux relations diplomatiques américaines : G. W. Bush a détruit toute possibilité
d’alliance avec l’Iran, considéré comme une nation ennemie des Etats-Unis, dans son
combat en Afghanistan, alors même que celui-ci aurait eu intérêt à participer à la chute du
régime taliban.
3) Mise en parallèle avec l’actualité : le choc islam / Occident
L’aspect spectaculaire des attentats du 11 septembre 2001 a embrasé l’actualité et
provoqué de nombreux débats dans les discours internationaux. Au-delà de l’émotion
suscitée par ces évènements, le discours de G. W. Bush sur l’Axe du Mal12 a choqué le
monde musulman, mais aussi de nombreux pays occidentaux en désaccord avec la
politique internationale américaine. Ces évènements ont exacerbé les opinions et rendu
l’intolérance religieuse justifiable : « L’image négative des musulmans, qui existait déjà
avant, a été renforcée et surtout institutionnalisée »13, regrette Myriam Berkane.
Le terme « terrorisme », qui désigne tout acte criminel s’insurgeant contre les lois et
s’attaquant à une population civile, est plusieurs fois répété et revient alors sur le devant
de la scène médiatique. Ce mot avait déjà été employé lors du conflit israélo-palestinien
pour caractériser les actes de violence commis par des musulmans fondamentalistes.
Mais le terrorisme n’est pas spécifique ni à notre époque, ni aux cultures musulmanes. En
effet, il a été utilisé par le FLN pendant la guerre d’Algérie, par les Juifs avant la création
de l’Etat d’Israël ou encore par les Français pendant la Révolution. Expression très
11
Erving GOFFMAN. La présentation de soi (la mise en scène de la vie quotidienne, tome 1). Les Editions
de Minuit, 1973.
12
Discours de Georges W. Bush sur l’état de l’Union (State of the Union address), le 29 janvier 2002.
13
Assistante du Secrétaire Général de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), BERKANE
Myriam.
24
25. subjective, elle a tendance à paralyser le jugement en retirant toute légitimité politique aux
groupes qui s’en servent. Elle apparaît dans ce discours non comme une méthode
employée par une minorité d’islamistes, mais comme une expression capable de
rassembler toutes les menaces potentielles contre les Etats-Unis. Cette vision d’un acteur
monolithique tout entier dressé contre l’Occident fait de l’islam la principale menace pour
l’Occident. En effet, G. W. Bush ne fait pas de différence entre les groupes d’opposition,
tels le Hamas ou le Hezbollah, et les Etats faisant preuve d’anti-américanisme (Iran, Irak
et même la Corée du Nord). Toutes ces entités sont présentées comme des
manifestations du Diable : elles sont qualifiées de « maléfiques », « diaboliques » ou
encore « terribles ». C’est donc une véritable croisade que le Président des Etats-Unis a
voulu mener en opposant clairement les pays chrétiens, représentant le Bien, aux pays
musulmans, incarnant le Mal.
Alors que l’islam était encore une thématique liée aux débats européens sur
l’intégration d’une population immigrée, il devient le fer de lance d’une politique
belliqueuse. Depuis, l’islam apparaît souvent comme un facteur de trouble dans les
relations diplomatiques entre pays de tradition chrétienne et musulmane. Tout l’Occident
se sent concerné par l’effondrement des Twin Towers. L’Otan se déclare d’ailleurs
solidaire de l’offensive lancée par les Etats-Unis au Moyen-Orient. Si tous les pays
occidentaux ne sont pas prêts à suivre les Etats-Unis dans la guerre contre l’Afghanistan,
ils se sentent eux aussi menacés et mettent en place des plans Vigipirate. Le risque
islamiste est par la suite confirmé par les attentats de Londres en 2005 et de Madrid en
2004. De la même façon, la fatwa lancée contre Salman Rushdie, après la publication de
son livre « Versets sataniques »14, et l’assassinat du réalisateur néerlandais Théo Van
Gogh après la mise en ligne du court métrage « Submission »15 sur YouTube, très critique
envers la condition des femmes musulmanes, ont cultivé en Europe un sentiment de peur
envers l’islam.
B/ Image réelle, image vécue : l’islam est une religion aux multiples visages
1) L’islam, unité ou diversité ?
L’utilisation du mot « islam » dans les médias révèle une grande confusion. En
effet, représente-t-il une religion, une culture, une histoire, une idéologie, une origine
14
Salman RUSHDIE. Les versets sataniques. Pocket, 2000.
Théo VAN GOGH. Submission. Court métrage inachevé. 2004. Disponible sur YouTube :
http://www.youtube.com/watch?v=JgDuBobPuPQ.
15
25
26. géographique, une identité ? Il faut bien distinguer « islam » écrit avec une minuscule, qui
représente la religion à proprement parler, de l’« Islam », qui renvoie à la culture
musulmane, pourvue de son système de valeurs et de son réseau d’influences.
L’islam est une croyance qui repose sur un message simple : il s’agit avant tout de
croire en l’unicité de Dieu et en sa toute puissance. Sa pratique, accessible à tous, repose
sur cinq piliers, ce qui facilite sa diffusion. Pourtant, la taille de la communauté musulmane
– ou Oumma – composée de 1,2 milliards de fidèles, soit un tiers de la population
mondiale dispersé à travers le monde, amène par pragmatisme à considérer les multiples
contextes dans lesquels l’islam s’est développé. L’histoire de l’islam est façonnée par ses
schismes, liés eux-mêmes à la vie politique et sociale de chaque pays. Par ailleurs, l’islam
n’est pas seulement régi par le Coran, mais aussi par un droit musulman local et donc
différent selon les régions. L’islam né au VIIème siècle après JC, s’est répandu dans le
monde par trois voies : la conquête, le commerce et les flux de migration des populations.
Sans retracer l’histoire de cette religion, il est intéressant de noter que des formes
originales de l’islam se sont développées au contact de certaines cultures. Dans les
diasporas modernes par exemple, on voit émerger une nouvelle forme d’islam, beaucoup
plus en phase avec les traditions et les mœurs occidentales. Ces communautés, fruits de
la mondialisation, appuient beaucoup leur communication sur Internet. Le réseau du web
n’est pas seulement un moyen de faire de la propagande pour diffuser des théories
islamistes, mais aussi un moyen d’expression pour des personnes beaucoup plus
modérées qui tentent de vivre l’islam avec leurs temps. La diffusion virtuelle de l’islam
contribue alors à diviser les courants et à saper le monopole des autorités religieuses.
Les stéréotypes envers l’islam sont nombreux. L’islam est devenu, pour certains,
synonyme de violence, de terrorisme ou encore d’arriération. Pour d’autres, le
fondamentalisme est le signe d’une frustration pour des peuples regrettant d’avoir raté la
marche du capitalisme et qui sont aujourd’hui dépassés par la modernité occidentale. Ce
genre de réflexion montre une grande méconnaissance du monde musulman. En effet, la
diversité de l’islam, ses différentes approches et ses différentes formes, rendent toute
généralité impossible. Cette diversité est à la fois ethnique (l’islam s’est développé dans
des régions lointaines les unes des autres), religieuse (on oublie souvent que l’islam est
représenté par une multitude de courants de pensées), politique (la religion s’est
développée dans des pays gouvernés par une démocratie, une monarchie ou une
dictature) et sociale puisque l’islam est appliqué différemment selon les individus. L’islam
n’est pas un bloc uniforme, il est, au contraire, pétri par les divisions internes. Il parait
évident, et non pour le moins utile, de rappeler qu’une religion ne peut en aucun cas
26
27. représenter une menace. Ce sont seulement certaines de ses multiples interprétations qui
peuvent être dangereuses. Cette distinction est fondamentale car si l’islam prêche une
religion accessible à tous et donc apte à se diffuser dans toutes les régions du monde, il
n’en est pas moins extrêmement divisé.
Aujourd’hui, l’Oumma est un symbole spirituel : elle rassemble une communauté de
croyants pour réfléchir à des questions d’ordre religieux. Imaginer un système politique
capable de régir l’Oumma relève du fantasme d’une poignée d’extrémistes. Déjà divisée à
son origine, la création des Etats musulmans après la chute de l’Empire ottoman a
accéléré sa fragmentation. En acceptant le système de gouvernance mondial et les
principes qui le sous-tendent, tels que la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes ou
la souveraineté nationale, les musulmans ont accepté de facto la division de l’Oumma. En
1990-1991, la guerre du Golfe a détruit les derniers liens qui unissaient les pays du
Moyen-Orient. Par la suite, toute tentative d’organisation mondiale a été relativement peu
réussie car ses membres sont attachés à défendre leurs intérêts nationaux, politiques et
économiques. Plusieurs organisations internationales ont été créées mais aucune ne
possède un pouvoir d’action. Au sein de l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI),
par exemple, toutes les décisions se prennent à l’unanimité. Or, les divisions politiques et
religieuses de ses membres sont trop marquées pour s’accorder sur une ligne politique
commune. Contrairement aux idées véhiculées par Huntington, l’islam n’a jamais été une
force unie capable de représenter un pouvoir politique et ne peut donc pas être la
principale force d’opposition au libéralisme. Partager une religion n’est pas une
caractéristique suffisante pour permettre une position unitaire et cohérente à l’échelle
internationale.
2) Comprendre l’islamisme, explications de Daryush Shayegan
A la question « les mouvements islamistes sont-ils issus de la modernité ou en
réaction contre elle ? », Daryush Shayegan16, professeur de philosophie à l’université de
Téhéran, répond qu’ils sont le produit des deux. La République islamiste iranienne est à
proprement parler un produit de la modernité puisqu’une telle combinaison n’aurait jamais
pu être imaginée au début du XXème siècle. Parallèlement, le salafisme revendique un
retour aux sources, à la pureté de l’islam, au message originel et s’affiche donc contre la
modernité. Une des réactions fondatrices de l’islamisme est la volonté d’un retour à l’Age
16
Daryush SHAYEGAN. Schizophrénie culturelle : les sociétés islamiques face à la modernité. Albin Michel,
2008.
27
28. d’or de l’islam. Penser que le monde court à sa perte va de pair avec un sentiment de
nostalgie. Selon D. Shayegan, l’islam a évolué dans une « sociologie d’échecs »17 : si le
monde va mal, c’est parce que la religion est corrompue, parce qu’elle a perdu son sens
originel, et la ferveur religieuse est le seul remède contre la déchéance du monde. Les
institutions religieuses ont souvent été remises en question, mais jamais la religion ellemême. Un retour aux origines n’a jamais été profitable à quiconque. Le penser revient à
faire preuve d’une contradiction immense, puisqu’au contraire les Etats doivent montrer
leur capacité à s’adapter au monde présent. Il regrette que l’exemple iranien n’ait pas eu
pour conséquence de prouver aux autres pays musulmans la dangerosité d’une telle
démarche.
Un deuxième facteur d’extrémisme religieux est le rejet de l’Autre, en l’occurrence
de l’Occident et de tout ce qui en provient. C’est avec les colonisations que sont nés les
premiers sentiments antioccidentaux. La colonisation a montré aux musulmans le
spectacle d’une contre-société, à l’opposé de la société musulmane guidée par les règles
qu’édicte le Coran. Les pays musulmans ne sont pas passés, comme en Europe, par une
période des Lumières. Le positivisme en Europe a redéfini une hiérarchisation des valeurs
en plaçant la raison au-dessus du sacré, changeant les modes de pensée et les modes de
vie. D. Shayegan voit dans ce rejet des Lumières une « ankylose identitaire »18. C’est
ensuite contre la pensée libérale véhiculée par la culture de masse américaine dans les
années 60 que les islamistes se sont rebellés. Face au délitement des identités
traditionnelles, ces mouvements cherchent en l’islam un facteur de cohésion nationale,
permettant à l’Orient de s’unir autour d’une même croyance et de se distinguer de la
culture occidentale.
Il ne faut pas confondre fondamentalisme, qui prône un retour aux sources, une
application épurée de la religion selon les textes sacrés et le radicalisme qui utilise la
religion
à
des
fins
violentes.
L’islamisme
est
d’ailleurs
souvent
une
forme
d’instrumentalisation de la religion au profit d’intentions politiques totalitaires. L’islam a
tendance à se transformer en mouvement politique quand il prêche une réislamisation de
l’Etat et de la société. On peut d’ailleurs reprendre l’exemple iranien, à travers lequel on
voit comment la religion a pris la forme, avec l’accession de l’ayatollah Khomeiny au
pouvoir en 1979, d’une véritable idéologie. La religion instrumentalisée par la politique
permet à des groupes politiques de créer une cohésion sociale et de légitimer leurs
actions. Elle est dangereuse dans la mesure où la désobéissance au pouvoir politique et
17
18
Ibid.
Ibid.
28
29. législatif passe de l’infraction au péché. D’autant plus que la religion, en imposant des
principes de vie et une morale à appliquer, ouvre au pouvoir politique la possibilité de
l’ingérence dans la vie privée de ses gouvernés. La religion est dans ce cas un simple
prétexte au totalitarisme, comme ce fut le cas pour la crise économique de 1929 qui a
servi le régime nazi.
II. ISLAM VERSUS ORIENT : ANALYSER DES INFLUENCES CONTRADICTOIRES A
L’ORIGINE DE NOTRE JUGEMENT
En France, l’islam et sa pratique provoquent de nombreux débats qui contribuent à
remettre en question sa compatibilité avec les valeurs républicaines et françaises. J’ai
donc été amenée à étudier plus précisément la place de l’islam en France et sa perception
dans l’opinion publique. Ce n’est pas seulement la religion qui pose question, mais aussi
la culture forgée dans les terres de l’islam. L’Orient reflète-t-il alors les mêmes réalités ?
C’est cette question qui m’a amené à réfléchir plus précisément sur les représentations
que nous portons sur l’Orient.
A/ Une religion hyper médiatisée en France
Il m’a paru intéressant, avant d’ouvrir le sujet sur la compatibilité entre islam et
République, de confronter les réalités sociologiques aux perceptions de l’islam. Cela m’a
permis d’avoir un regard plus objectif sur un sujet ayant suscité beaucoup de discussions
et de polémiques.
1) Réalités et perceptions de l’implantation de l’islam en France
a) Réalités sociologiques : l’évolution de l’islam en France
Deuxième religion en France, l’islam représente aujourd’hui 4,5 à 5 millions de
personnes en France19. C’est dans les années 60, dans le contexte des Trente
Glorieuses, que la France fait appel à des populations issues de ses anciennes colonies,
notamment du Maghreb, pour venir travailler sur son territoire. Main d’œuvre ouvrière, ces
premières vagues d’immigration sont d’abord considérées comme provisoires. Mais,
19
Sarah ALBY et Beltrande BAKOULA. Le regard des Européens sur l’Islam. Sondage mené par le
Département Opinion et Stratégies d’Entreprises de l’IFOP du 9 au 18 avril 2011.
29
30. encouragées par une politique de regroupement familial, ces populations immigrées
augmentent progressivement. Or, la France n’a pas su anticiper l’installation de ces
populations sur le long terme, loin d’imaginer que l’islam puisse faire partie de façon
permanente de son paysage culturel. Cela explique que les questions sur l’islam n’ont
surgi que depuis quelques décennies, malgré une présence beaucoup plus ancienne.
Vécu dans l’ombre lors de l’arrivée des premiers migrants, l’islam a, pendant longtemps,
été relégué au cadre strictement privé. Puis, avec la naissance de la seconde génération,
il a gagné en visibilité. Pour les jeunes musulmans, l’islam est souvent une façon de se
raccrocher à une culture familiale et de construire leur propre identité. Gagnant en
reconnaissance, l’islam s’est développé en France amenant avec lui des questions, des
doutes et des oppositions parfois très violentes.
Pour comprendre les problématiques liées à la religion musulmane en France, il
s’agit dans un premier temps de savoir qui la représente aujourd’hui. L’IFOP a réalisé en
2009 une enquête sur l’implantation et l’évolution de l’islam en France 20. Malgré une
visibilité de plus en plus marquée, notamment du fait des polémiques liées à l’islam dans
les médias, le nombre de croyants musulmans n’a pas sensiblement évolué. En effet, en
1989, les personnes issues de familles musulmanes se déclarant croyantes représentaient
75%, alors qu’en 2007, elles ne sont plus que 71%. Parmi celles-ci, on note cependant
une plus grande part de pratiquants. Très présents dans la région parisienne, les
musulmans français comptent plus d’hommes que de femmes du fait de l’histoire de
l’immigration, avec une surreprésentation dans les milieux populaires et chez les
chômeurs. Contrairement à la religion catholique, l’islam est très vivant chez les jeunes.
Alors que les 15-24 ans représentent 16% de la population française, 35% des
musulmans se situent dans cette tranche d’âge.
Si les pratiques religieuses sont importantes pour cette communauté (on compte
33% de pratiquants parmi les musulmans contre seulement 16% chez les catholiques), les
jeunes restent cependant moins assidus que les autres. La fréquentation de la mosquée le
vendredi et la pratique du jeûne pendant le Ramadan sont en légère progression depuis
1989, notamment parmi les plus jeunes. Mais la prière quotidienne a nettement régressé
dans les années 90 avant d’augmenter progressivement. Quand on l’interroge sur
l’évolution des pratiques religieuses, Myriam Berkane évoque le rôle central de la
mosquée. Devant la mixité sociale et ethnique des musulmans en France, la mosquée
offre un point de rassemblement, où seule compte l’appartenance religieuse. L’image
20
Jérôme FOURQUET. Analyse : 1989-2009, Enquête sur l’implantation et l’évolution de l’Islam de France.
Sondage mené par le Département Opinion et Stratégies d’Entreprises de l’IFOP en 2009.
30
31. négative que l’on renvoie sans cesse de l’islam amène les musulmans à se poser des
questions sur leur identité : sont-ils français avant d’être musulmans ou le contraire ? Estce possible d’être l’un et l’autre ? Et c’est notamment les plus jeunes, ayant grandi entre
deux cultures, celle de la famille et celle de l’école, qui sont confrontés à ces questions
identitaires. Dans une mosquée, la foi permet à un individu de se rattacher à quelque
chose d’universel et donc de laisser de côté les problèmes liés à la nationalité.
b) Opinion publique et islam : les limites de la tolérance
Chaque fois que surgit un nouveau sujet de polémique, la religion musulmane
donne à voir sa différence et l’intégration des populations immigrées est de nouveau
questionnée. Elément perturbateur, voire menace pour l’identité européenne, ou facteur
d’enrichissement culturel : les débats révèlent un certain malaise des pouvoirs publics et
des populations à l’égard de l’islam. Néanmoins, il faut nuancer cette perception négative
de l’islam en France. En effet, les sondages montrent une grande divergence des opinions
: pour 42% des Français, l’islam représente une menace pour l’identité française, pour
22% d’entre eux, c’est un facteur d’enrichissement culturel, alors que 36% manifestent
une certaine indifférence aux questions liées à l’immigration21. Il est d’ailleurs intéressant
de noter que l’immigration est aujourd’hui davantage liée à une question d’appartenance
culturelle et religieuse qu’à une origine géographique. Cette perception est assez
révélatrice. En effet, on craint moins l’immigration pour des raisons économiques, alors
même que les conséquences sociales de la crise se font de plus en plus ressentir, que
pour des raisons culturelles et identitaires. La grande visibilité de l’islam dans les médias
laisse à penser qu’elle pourrait représenter un danger pour l’identité traditionnelle
chrétienne.
La majorité des Français (68%)22 considère que les musulmans ne sont pas bien
intégrés. Pour 61% d’entre eux, les causes de cet échec viennent d’un manque de volonté
de la communauté musulmane. D’autre part, les Français semblent percevoir une
incompatibilité entre culture musulmane et culture occidentale puisque 40% pointent une
trop grande différence culturelle comme obstacle premier à l’intégration. D’autres facteurs,
tels que la ghettoïsation, les difficultés économiques et le chômage ou le manque
d’ouverture des Européens sont évoqués, mais ils restent minoritaires. Cette image
négative ne semble pas reposer sur le modèle d’intégration français qui privilégie l’égalité
21
22
S. ALBY et B. BAKOULA,op. cit. (19).
Ibid.
31
32. des individus et l’universalité des droits
face à la reconnaissance des différences
culturelles et religieuses. En effet, les sondages donnent des résultats similaires dans des
pays comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas qui ont développé une politique davantage
tournée
vers
le
multiculturalisme
et
à
laquelle
on
reproche
aujourd’hui
un
communautarisme trop marqué.
2) Compatibilité de l’islam et des valeurs occidentales
Depuis plusieurs années, les polémiques et controverses liées à l’implantation de
l’islam en France, et plus généralement en Europe, se multiplient. Le port du voile dans les
écoles, la construction de nouvelles mosquées, le droit au blasphème, la présence de
viande hallal dans les cantines scolaires ou encore les prières dans l’espace public sont
autant de sujets qui ont contribué à remettre en question la compatibilité entre culture
musulmane et principes républicains.
La sécularisation croissante des sociétés, la privatisation des pratiques religieuses
et le déclin de l’influence du religieux dans la sphère sociale sont des éléments
caractérisant l’identité française. La laïcité représente un des progrès majeur de la
République en marquant la supériorité des principes de droit sur les principes de bien. Les
Français, qui ont perdu cette habitude d’expression religieuse, y montrent d’ailleurs un très
grand attachement. La laïcité fait partie de l’histoire de la France et représente donc une
valeur nationale. Cela explique pourquoi la manifestation publique d’une appartenance
religieuse est souvent mal venue. La laïcité est l’argument majeur qui vise à contraindre la
pratique musulmane dans l’espace public. Omniprésente dans les débats liés à l’islam,
son sens est pourtant difficile à cerner. Alors que dans les textes officiels, et notamment
dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, elle est cantonnée à la nonintervention de l’Etat dans les affaires religieuses, elle s’étend aujourd’hui à la neutralité de
l’espace public. Face à la visibilité croissante de la religion musulmane, il est tentant de
croire que l’islam est une religion réfractaire au modèle de sécularisation de l’espace
public et aux valeurs républicaines. La législation récente interdisant le port du voile dans
les écoles, adoptée le 15 mars 2005, participe de cette volonté de marquer l’importance
de la laïcité. Elle est d’ailleurs largement soutenue par l’opinion publique puisque 90% des
Français ont exprimé leur accord avec la nouvelle loi23. Contrairement à certains pays,
comme les Etats-Unis, où l’individu est libre d’afficher sa particularité, donc sa croyance
23
Ibid.
32
33. religieuse, la France est attachée à un modèle où la cohésion sociale prime sur
l’individualité et sur la manifestation des différences culturelles.
Ce n’est pas la croyance et les pratiques de la religion musulmane qui gênent, mais
plutôt leur manifestation dans les lieux publics et leur visibilité dans un pays de tradition
chrétienne où la laïcité est depuis bien longtemps ancrée dans la vie publique et politique.
La construction des mosquées, les prières dans la rue, les tenues vestimentaires, aussi
bien celles des hommes que celles des femmes, les fêtes religieuses, les obligations
alimentaires posent problème. En effet, on a peur que la religion musulmane empiète sur
la culture française. On accepte l’islam seulement s’il est discret, comme en témoigne la
loi d’interdiction de construction de minarets en Suisse. Symbolique et visible de loin, le
minaret n’est pas indispensable dans l’édification d’une mosquée et d’ailleurs la plupart
n’en possèdent pas. L’interdiction de construire des mosquées serait une atteinte à la
liberté de culte et de croyance, celle du minaret prend seulement la forme d’un
avertissement. Véronique Rieffel a une remarque intéressante à ce sujet : « Ce qui est en
jeu ici est un signe de reconnaissance : interne entre les fidèles et externe vis-à-vis de
l’extérieur, c’est-à-dire en quête de l’acceptation de l’existence d’une communauté
musulmane qui n’est pas simplement de passage, mais qui est installée durablement en
Europe, qui a le droit à la dignité et dont l’architecture doit faire une place ».
La laïcité n’est pas la seule valeur à entrer en contradiction avec certaines pratiques
de l’islam. Les réactions à la publication des caricatures de Mahomet en 200624, puis en
201225, dans le magazine Charlie Hebdo, ainsi qu’à la sortie du film « Innocence of
muslims »26 aux Etats-Unis, sont également révélatrices des tensions entre tradition
occidentale et tradition musulmane. La liberté d’expression, souvent perçue comme un
droit sacré et inaliénable, comporte des limites, telles que l’incitation à la haine ou le
racisme. Mais la récente remise en question du droit au blasphème par des représentants
du culte musulman a provoqué de violentes critiques. Revendication pour les uns ou
provocation pour d’autres, les opinions sur le blasphème sont très variées, mais souvent
passionnées. Les critiques occasionnées par le débat ont d’ailleurs fait ressortir cette
ferveur républicaine dans laquelle les droits de l’individu prennent le pas sur les droits des
communautés. L’édito de Marianne27 va même jusqu’à rappeler la philosophie des
Lumières pour montrer que notre degré de tolérance envers la critique religieuse régresse
– une comparaison bien malheureuse si l’on replace les évènements dans leur contexte,
24
Caricatures publiées dans un numéro spécial de Charlie Hebdo, le 8 février 2006.
Caricatures publiées dans le n° 1057 de Charlie Hebdo, le 19 septembre 2012.
26
Nakoula Basseley NAKOULA, dit Sam BACILE. Innocence of muslims. 2012.
27
J. JULLIARD, op. cit. (9).
25
33
34. et notamment si l’on considère l’immigration quasiment inexistante aux XVIIème et
XVIIIème siècles. Au contraire, de nombreux représentants du culte musulman reprochent
à la liberté d’expression de devenir le prétexte à la provocation et à l’indécence. Après le
débat sur l’identité nationale, les différentes lois qui ont contribué à limiter la pratique
publique du culte musulman et aux nombreux débats qui ont porté sur l’islam, chaque
nouvelle polémique apparait comme un affront supplémentaire, voire une tentative de
manipuler les musulmans. Mais parallèlement, de nombreux musulmans montrent une
relative indifférence aux caricatures. Ils aspirent davantage à vivre leur religion dans la
tranquillité et marquent un grand respect pour la liberté d’expression. L’enjeu pour ces
musulmans français est de montrer la possibilité de vivre sa religion tout en respectant les
valeurs de leur pays.
L’attachement que les musulmans portent aux valeurs et aux pratiques islamiques
semble de plus en plus fort. Les valeurs républicaines de respect de la diversité culturelle
et la politique d’intégration française ont créé une certaine désillusion dans la communauté
musulmane. La religion deviendrait-elle alors une valeur refuge pour une population qui ne
se reconnait plus dans la politique de son pays ? Le malaise identitaire est bien présent,
mais cela ne permet pas d’affirmer que l’islam et la République sont incompatibles. En
effet, l’opinion publique, révélée par les sondages, semble convaincue qu’un islam laïc et
modéré est possible et que la coexistence des cultures et des religions est un enjeu
majeur aujourd’hui.
B/ Regards sur l’Orient ou le fantasme de l’Occident
1) Relations diplomatiques entre la France et le Moyen-Orient : une histoire pleine
de péripéties
La France a toujours été très préoccupée par sa présence et son influence à
l’étranger. Dès la Renaissance, elle a su s’investir dans des relations durables avec le
Proche-Orient. En 1535, François Ier a négocié avec l’Empire ottoman afin que la culture et
la langue françaises soient enseignées dans certaines écoles du Proche-Orient. Par
ailleurs, l’accord de capitulation, qui offrait une protection aux chrétiens de l’Empire
ottoman et des privilèges commerciaux aux marchands français, a finalement été un
prétexte à de nouvelles relations diplomatiques. L’alliance franco-ottomane a d’ailleurs été
mentionnée comme la « première alliance diplomatique non idéologique de ce genre entre
34
35. un empire chrétien et un empire non chrétien »28. Elle durera jusqu’à l’expédition d’Egypte
commandée par Napoléon en 1798.
Les échanges culturels et artistiques entre Orient et Occident se multiplient.
Certaines œuvres en témoignent, comme le portrait de Fath Ali Shah Qajar29 (voir
illustration en annexe), souverain de la dynastie safavide, qui mêle la tradition de la
miniature persane et l’art roman. La culture européenne est alors un signe de prestige et
de raffinement. Parallèlement, des missions chrétiennes sont formées en Orient et
diffusent le savoir et la culture française. Dans le prolongement de la politique de François
Ier, Napoléon signe en 1801 un accord reconnaissant le rôle protecteur de la France sur
ses missions et ses congrégations. Malgré sa politique expansionniste, il montre un réel
respect et une curiosité certaine pour l’Islam et plus largement pour les cultures orientales.
La France a pour objectif de s’étendre culturellement et, malgré la rupture de l’entente
franco-ottomane, l’enseignement du français continue à s’étendre et des écoles non
religieuses sont créées par le ministre Victor Duruy en Turquie, en Egypte, au Liban ou
encore en Ethiopie. Dans son objectif d’expansion culturelle et intellectuelle, la France
forme un vaste réseau de représentation culturelle à travers le monde. L’Alliance française
sera créée par la suite en 1883 et ne cesse de s’étendre tout au long du XXème siècle.
L’Etat français va d’ailleurs tripler son budget consacré aux relations internationales pour
servir son ambition de rayonnement.
Au XIXème siècle, le modèle français était très apprécié et valorisé dans l’Empire
ottoman. Mustafa Kemal s’inspire ensuite largement de la politique française, notamment
de l’application du principe de laïcité, quand il entreprend de réformer la République
turque. La notion de progrès et de positivisme reviennent alors souvent dans les discours
et servent de mot d’ordre aussi bien dans les affaires culturelles que politiques. Prenant
exemple sur la politique culturelle française, la Turquie accorde de plus en plus
d’importance à l’art, au soutien des artistes, à la promotion et à l’ouverture des lieux de
culture, à la conservation et à la valorisation du patrimoine. L’implication politique dans les
affaires artistiques devient le signe d’une civilisation développée et moderne pouvant se
mesurer aux grandes puissances de l’époque.
28
29
Robert A. KANN. A History of the Habsburg Empire, 1526-1918. University of California Press, 1980.
Fath'ali Shah Qajar. Huile sur toile. Iran, Mirza baba, 1797.
35
36. 2) De la découverte de l’art islamique à l’orientalisme
Les collections d’art oriental ont commencé à se former dès le Moyen Age. Pendant
les Croisades, certains objets profanes ont été rapportés des pays musulmans. Malgré
une image très négative de la civilisation musulmane, considérée comme barbare et
rustre, son influence, notamment architecturale, devient très vite visible en Occident. De
nombreuses techniques de construction sont reprises dans l’architecture urbaine du Sud
de l’Europe, où l’on retrouve carrelages de mosaïques, arabesques et formes
géométriques empruntées à l’art oriental. Par la suite, le commerce a continué à nourrir
des liens entre Orient et Occident. Venise, principal comptoir européen pour le commerce
ottoman, reste très marquée par ces échanges, à travers les pointes et les arcades
colorées présentes dans les villes orientales.
Mais c’est surtout au début du XVIIIème siècle que l’Occident commence à
manifester un véritable intérêt pour les arts de l’Islam. Les artistes et les intellectuels
européens rapportent des objets de leurs voyages et s’en inspirent. C’est ainsi que naît la
mode des « turqueries » qui se retrouvent dans des domaines aussi divers que la mode,
l’ameublement, la musique, la peinture ou la littérature.
« l’égyptomanie »
sous
l’impulsion
de
l’expédition
Elle laissera sa place à
de
Napoléon
Bonaparte.
L’ornementation, autrefois considérée comme une forme d’art mineur, voire comme une
production de l’artisanat, suscite un vif intérêt au XIXème siècle. L’exposition « Purs
décors ? Arts de l’Islam, regards du XIXème siècle » au Musée des Arts Décoratifs en
2007 à Paris retrace cette évolution des perceptions. La représentation figurative,
exception faite des miniatures persanes, n’est pas aussi développée que dans les pays
européens dans lesquels elle a une place d’honneur. L’art oriental est davantage conçu
comme étant une façon de représenter ce qui ne peut être montré : des idées, des
concepts ou des sentiments.
Parallèlement aux collections privées, les grands musées s’enrichissent : le Victoria
and Albert Museum à Londres, le Musée autrichien des Arts appliqués à Vienne, l’Union
centrale des Arts Décoratifs à Paris ou encore le Louvre créent des sections spécifiques
aux arts de l’Islam. Très critiqués, positivement comme négativement, les arts de l’Islam
deviennent en tout cas une référence. Les grandes expositions universelles de Londres en
1851 et de Paris en 1878 imaginent des décors spectaculaires pour les mettre en scène.
Le succès de ces expositions participe à la diffusion de l’orientalisme. Victor Hugo
36
37. commente à ce sujet : « Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est
orientaliste »30.
Alors que les colonies européennes sont en pleine expansion, la photographie fait
son apparition. Très utilisée pour un usage scientifique et documentaire, elle permet au
colonisateur de témoigner de ses découvertes outre-mer et d’en dresser un inventaire. La
photographie a également une visée artistique et romantique. L’Orient illustre alors de
nombreuses cartes postales, dont le marché se développe rapidement. La photographie
ne sert pas seulement à véhiculer une image de la réalité mais aussi à faire fantasmer,
comme en témoignent les nombreux clichés pris de femmes, à moitié voilées, à moitié
dénudées. Un des clichés les plus fameux de l’époque reste celui de Mohammed, un
jeune garçon à l’épaule nue, qui est curieusement devenu une illustration célèbre du
Prophète et qui se vend encore aujourd’hui dans les marchés de Téhéran.
L’orientalisme s’institutionnalise en 1893 avec la création de la Société des peintres
orientalistes. Mais c’est paradoxalement à la même époque que le mouvement orientaliste
perd de son ampleur pour être progressivement remplacé par des courants plus
contemporains, tels que l’Ecole de Paris, le fauvisme ou encore le cubisme. La naissance
de ces mouvements n’est pas sans liens avec la conception orientale de l’art. Les motifs et
les formes géométriques, qui forment l’essence de l’art oriental, inspirent largement l’art
abstrait, considéré alors comme l’aboutissement de la modernité.
3) L’Orient, miroir en creux de l’Occident
Progressivement se crée une image de l’Orient à la fois attirante et repoussante, en
tout cas mystérieuse. Son exotisme et sa sensualité en font une nouvelle source
d’inspiration pour les artistes européens. Il faut bien distinguer les connotations de chaque
mot : l’Orient fascine, émerveille et attire, tandis que l’islam effraie, « terrorise ». Edward
Saïd décrit dans son essai L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident31, tout ce que
recouvre le terme d’orientalisme : « un projet de civilisation (…), des domaines aussi
disparates que l’imagination elle-même, la totalité de l’Inde et du Levant, les textes et les
pays de la Bible, le commerce des épices, les armées coloniales et une longue tradition
d’administrateurs coloniaux, un impressionnant corpus de textes savants (…) de
nombreuses sectes, philosophies, sagesses orientales domestiquées pour l’usage interne
des Européens ».
30
Véronique RIEFFEL. Islamania, de l'Alhambra à la burqa, histoire d'une fascination artistique. Beaux Arts
éditions, Institut des Cultures d’Islam, 2011.
31
Edward W. SAID. L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident. Seuil, 2005.
37
38. L’Orient ne désigne pas une réalité géographique bien définie, mais plutôt une
manière de percevoir l’ailleurs. Notion assez floue, elle peut s’étendre au Maghreb,
comprendre le Proche ou le Moyen-Orient ou encore aller jusqu’à l’Inde. L’étymologie du
mot « Maghreb », qui signifie « ce qui est à l’Est », en opposition au « Machrek », montre
d’ailleurs toute sa relativité. Alors que pour les Européens, le Maghreb désigne toute
l’Afrique du Nord, pour les Egyptiens ou les Libanais, il se limite aux territoires du Maroc,
de la Tunisie et de l’Algérie.
Ces termes dépourvus de rigueur scientifique, servent
davantage à se définir par rapport à l’autre, à percevoir son étrangeté et son exotisme.
C’est une manière de se définir en creux : en caractérisant l’autre, on définit mieux sa
propre identité. Montesquieu se prête à ce jeu de miroirs dans son conte Les Lettres
persanes32. Il utilise la naïveté d’Uzbeck, un noble persan parti à la découverte de la
culture européenne, pour relever toutes les contradictions de la société occidentale et
souligne ses aberrations et ses dysfonctionnements. L’Orient devient alors un prétexte
pour se donner le recul nécessaire à l’autocritique.
Néanmoins, la fascination pour l’Orient n’implique pas toujours une meilleure
connaissance de la culture orientale. Ses représentations sont parfois très fantaisistes.
L’Orient est souvent considéré comme un ensemble uniforme s’inscrivant dans une dualité
avec l’Occident. On perçoit souvent l’Orient comme un espace libre des protocoles
bourgeois occidentaux. Certains éléments fascinent comme le voile que portent les
femmes musulmanes, perçu à la fois comme un obstacle et un stimulant érotique.
L’imagination vient concurrencer une réalité objective. Ainsi, l’historien François Pouillon
relève toutes les invraisemblances qui composent l’œuvre de Gérôme La prière dans une
mosquée : les soldats en armes priant, les mendiants à demi-nus, les pigeons au centre
de la salle de prière. Représenter l’Orient est parfois l’occasion de peindre ses propres
fantasmes dans un espace mêlant le mythe, l’onirisme ou encore la sensualité.
L’hyperbole, la déformation et l’exagération sont alors autorisées.
Les regards plaqués sur l’art oriental restent spécifiquement occidentaux et
coloniaux. On s’amuse de leur exotisme, mais l’art oriental prend seulement la forme
d’une anecdote dans la chronologie de l’histoire de l’art. La hiérarchie entre les formes de
l’art persiste : l’ornementation n’atteint pas le prestige de la peinture et reste dans le
domaine de l’artisanat, malgré son importance majeure dans l’esthétique orientale. Les
objets décorés de motifs orientaux restent dans le jugement européen, des inventions
utilitaires et fonctionnelles. Par ailleurs, les œuvres orientales sont davantage considérées
comme des sources d’inspiration pour des artistes européens à la recherche de
32
MONTESQUIEU. Les Lettres persanes. Jacques Desbordes, 1721.
38
39. nouveauté, que comme des productions artistiques à part entière. En effet, les grands
mouvements esthétiques naissent dans les pays occidentaux et la puissance créatrice des
œuvres orientales n’est pas reconnue. L’art occidental a longtemps détenu le pouvoir de
définir la valeur de l’art, des œuvres et des mouvements. mounir fatmi 33, artiste marocain
contemporain, le souligne justement : « L’histoire de l’art était avant tout une histoire de
l’art occidentale et je dirais même chrétienne »34.
*
*
*
Conclusion partielle
Le Louvre assume pleinement le nom donné au « département des Arts de
l’Islam ». Les enjeux auraient-ils été les mêmes si le département avait porté le nom de
« département des Arts de l’Orient » ? Certainement pas. L’islam et l’Orient renvoient à
deux domaines bien distincts : la religion et la société d’un côté et l’art et la culture de
l’autre. Il s’agit aujourd’hui de comprendre les influences de la religion sur la culture pour
réconcilier ces deux réalités et les faire coopérer.
L’islam est désormais une composante de l’identité française, non pas au sens
historique puisque la France est de tradition chrétienne, mais sociologique. En effet, le
nombre de musulmans en France est important et il s’agit de le prendre en compte dans
les décisions politiques. L’objectif de la France est d’éviter toute fracture culturelle ou
religieuse qui pourrait séparer la population en différentes communautés. Pour cela, il
convient de ne pas discriminer la population musulmane. Or, les polémiques qui mettent
en cause les pratiques de l’islam tendent à renforcer les discordes. Il s’agit donc de calmer
le jeu et de proposer une vision moins « maléfique » et moins rebelle de l’islam en
considérant sa diversité.
Nous pouvons donc valider la première hypothèse en soutenant que la
revalorisation de l’image de l’islam est un objectif politique qui vise à développer la
cohésion sociale. Mais il ne s’agit pas de revaloriser cette religion à tout prix. Le système
républicain doit garder certaines valeurs, auxquelles tient l’opinion publique, afin de
maintenir effectives les libertés humaines. L’art de la politique est donc de savoir nuancer
et de délimiter les champs de liberté de chacun, afin qu’ils n’empiètent pas sur ceux des
autres. Le dialogue devient alors l’outil privilégié pour une meilleure compréhension des
différences identitaires et culturelles.
33
Cet artiste souhaite que son nom s’écrive en minuscules. Alors que le logiciel Word est programmé pour écrire les
noms avec une majuscule, l’artiste a souhaité montrer son refus d’accepter l’intrusion de la machine.
34
V. RIEFFEL, op. cit.(30).
39
43. Introduction partielle
L’intégration des populations immigrées est un objectif politique. Mais que veut dire
le mot « intégration » ? « C’est créer un ensemble, assimiler, c’est-à-dire rendre
semblable. Elle implique d’accepter la pluralité et de respecter nos différences » explique
Sonia Dayan-Herzbrun. En présentant à son public une civilisation étrangère, le Louvre
tente de nous donner des clés de compréhension pour aborder une culture différente de la
nôtre. La visite d’une exposition constitue alors une expérience capable de nous faire
relativiser notre point de vue sur nos habitudes, nos imaginaires, nos valeurs. Cette
approche constitue un premier pas vers l’acceptation de la différence et le dialogue
interculturel. Je tenterai ici de démontrer en quoi la France, et plus spécifiquement le
Louvre, mettent en œuvre une politique culturelle qui s’appuie sur la coopération culturelle
et le dialogue des cultures.
Dans cette deuxième partie, je m’intéresserai à la promotion de la diversité et du
dialogue culturel qui prennent une importance croissante et deviennent les principes de
base d’une politique active de partenariat. Dans une perspective diplomatique, les
échanges culturels avec des institutions étrangères se multiplient. C’est le cas du Louvre,
symbole de l’excellence française, qui profite de sa grande renommée et de son succès
pour mettre en place de nouveaux projets en partenariat avec des institutions étrangères.
Le projet du département des Arts de l’Islam illustre, à sa manière, cette ouverture au
Moyen-Orient revendiquée par le Louvre.
I. VERS UN NOUVEAU MODELE DE LA DIPLOMATIE CULTURELLE
La mondialisation implique d’appréhender les relations internationales d’une
manière différente et innovante, notamment d’un point de vue culturel. Comment le
Louvre, et par extension la France, tente-t-il d’intégrer ces nouveaux modèles d’échanges
culturels et comment contribue-t-il à faire évoluer la politique culturelle ?
A/ De nouveaux enjeux pour la diplomatie culturelle
La diplomatie culturelle est un enjeu déjà ancien dans les relations internationales,
mais elle a tendance à se transformer sous l’effet de la mondialisation. Quelles sont les
nouveaux paramètres qu’elle doit prendre en compte ? Et que signifie la coopération ?
43
44. 1) L’influence culturelle ou l’art de promouvoir sa culture
a) La diplomatie culturelle, un enjeu de pouvoir
La puissance d’un Etat ne dépend pas seulement de sa superficie, de sa force
militaire ou économique. Son image, par laquelle les autres puissances le perçoivent,
entre également en jeu. Cette image repose sur son histoire et ce qu’il a pu apporter aux
autres nations dans le passé, sur son influence et sa capacité à s’imposer dans le concert
des nations, mais aussi sur ses valeurs et son identité. Alors que la crise oblige les Etats à
repenser leurs dépenses et à réaffecter les fonds publics dans des domaines prioritaires,
comment justifier un investissement dans la diplomatie culturelle ?
La diplomatie culturelle, qui consiste en l’exportation des valeurs et de la culture
d’un pays, a une visée symbolique, dans la mesure où elle participe à la construction d’un
imaginaire autour d’un pays et de sa culture. Mais elle répond surtout à un besoin
économique et politique. Economiquement, la mise en place d’une stratégie de
rayonnement culturel sert à accroître l’attractivité d’un pays, donc à maintenir son
tourisme, à faire venir des investisseurs ou encore à donner de la valeur à ses productions
artistiques. La diffusion de sa culture et de sa langue lui donne également un poids
politique dans les débats internationaux et lui permet de faire valoir ses positions dans la
prise de décision. Loin d’être un simple ornement de la politique internationale, elle
consolide les relations tissées par un Etat et nourrit le terreau de futures négociations.
Mode de domination pacifique, la diplomatie culturelle ou soft power est définie par Joseph
Nye35 comme la capacité à rassembler, plutôt qu’à affronter les peuples étrangers, et par
extension les Etats. Elle a d’ailleurs été l’arme principale des Etats-Unis pendant la Guerre
froide, persuadés que la guerre idéologique contre le communisme serait gagnée non par
la force mais par « une conquête des cœurs et des esprits ». Encore aujourd’hui, les
grandes puissances se livrent à une compétition très rude pour valoriser leur image à
l’étranger. La multiplication des instituts chinois Confucius à travers le monde en
témoigne. Tout comme l’Alliance française, ils ont pour ambition de véhiculer la culture et
la langue chinoises à l’extérieur.
35
Jean-Michel TOBELEM. L’arme de la culture, les stratégies de la diplomatie culturelle non
gouvernementale. L’Harmattan, 2007.
44
45. b) Le cas de la France : une diplomatie culturelle précoce
La France a su très tôt mettre en place une politique de rayonnement culturel,
comme nous l’avons vu précédemment avec le Moyen-Orient. Ses actions à l’étranger lui
ont permis de montrer le raffinement de son élite et l’unité de son identité culturelle. Le
concept de rayonnement est d’ailleurs très français : on voit déjà la métaphore présente
sous Louis XIV, Roi Soleil protecteur des artistes, ou pour le mouvement philosophique
des Lumières, dont les découvertes ont su s’étendre au-delà des frontières françaises.
Mais c’est surtout après la Révolution française que la France a manifesté une ambition
universaliste. Voulant diffuser les valeurs de la Déclaration des Droits de l’Homme à
travers le monde, le comte de Volney a affirmé aux députés : « Jusqu’à ce moment vous
avez délibéré de la France et pour la France ; aujourd’hui vous allez délibérer pour
l’univers et dans l’univers. Vous allez, j’ose le dire, convoquer l’Assemblée des nations »36.
L’action culturelle française est alors très dynamique et multidirectionnelle, mais elle
fonctionne à sens unique, allant du centre vers la périphérie. Cette action culturelle a pu
être qualifiée de messianique car elle est comparable aux mouvements des Croisades,
animés par la diffusion de la foi chrétienne. Sa politique, sa puissance économique et
militaire et sa facilité à attirer des artistes étrangers, ont fait de la France une puissance
respectée et internationalement reconnue. Au XIXème siècle, elle entreprend la
construction d’un réseau d’instituts, d’écoles, de lycées et de centres culturels dans les
pays qu’elle a colonisé pour servir son influence. Cependant, on voit une contradiction
évidente entre les valeurs humanistes dont la France se prévaut et sa politique culturelle
impérialiste. Convaincue de sa supériorité culturelle, la France impose sa culture dans ses
colonies, sans réellement prendre en compte les réalités sociales et spirituelles locales.
Dans les années 50, la diffusion massive de la culture américaine a provoqué une
prise de conscience des enjeux culturels et des risques de l’uniformisation. Devant la
libéralisation grandissante du marché des industries culturelles, la France défend un statut
spécifique pour la culture et fait naître le concept d’exception culturelle. La culture n’est
pas un bien comme les autres, c’est pourquoi elle doit être protégée et ne doit pas être
livrée aux seules lois du marché. Dans les accords internationaux du GATT (Général
Agreement on Tariffs and Trade), elle parvient à imposer des quotas pour limiter la
diffusion de la culture américaine sur son territoire et à faire accepter une subvention de
sa production artistique. Cette exception culturelle a été très critiquée. Elle a souvent été
36
Extrait de Jean-François de RAYMOND. L'action culturelle extérieure de la France. La Documentation
française, 2000.
45
46. jugée comme la preuve même du déclin de l’influence culturelle française et comme une
politique arrogante, voire agressive. Aujourd’hui, sa prétention à imposer ses valeurs n’est
plus d’actualité, mais elle reste accrochée à son prestige culturel. En faisant fructifier ses
relations avec les autres nations, elle a réussi à asseoir sa renommée internationalement.
L’image de la France à l’étranger repose majoritairement sur sa tradition, son savoir-faire
(luxe, gastronomie, mode) et son patrimoine, qui témoigne de son histoire et de son
expérience. Subventionner la culture nationale et sa représentation à l’extérieur est un
investissement à long terme. Par un phénomène qu’on peut appeler l’externalité positive,
la France voit aujourd’hui les effets d’un long travail d’influence, qui a contribué à enrichir
son capital de sympathie auprès des étrangers.
2) Les effets de la mondialisation sur la politique culturelle
La mondialisation implique une multitude de phénomènes nouveaux : la
globalisation des marchés, les flux migratoires, la diversité culturelle à l’intérieur d’un
même pays, la multiplication des échanges, l’émergence d’une altérité dans l’espace
public. En favorisant le mélange et l’hybridation des cultures, elle a déstabilisé les
frontières culturelles. Face à l’ouverture sur l’extérieur et à la libéralisation des marchés,
les Etats se trouvent démunis. Ils voient leur souveraineté réduite et craignent de la voir
disparaître face au pouvoir grandissant des multinationales, y compris dans le domaine
culturel. Le philosophe Paul Ricœur substitue d’ailleurs à l’idée de frontière un «
entrecroisement de rayonnements à partir de centres, de foyers qui ne sont pas définis par
la souveraineté de l’Etat-nation mais par la créativité et par leur capacité d’influencer et de
générer dans les autres foyers des réponses »37, soulignant ainsi la pluralité des
émetteurs. Les identités nationales, les références culturelles ou encore les modes de vie
se trouvent profondément transformés par la mondialisation. Les débats sur l’intégration
des populations musulmanes en Europe sont d’ailleurs révélateurs de cette peur de perdre
ses repères identitaires. Contrairement à ce que l’on peut entendre, la mondialisation ne
conduit pas à une uniformisation des cultures, puisqu’elle participe justement à les diffuser
à travers le monde. Mais elle n’est pas toujours équitable, d’où la nécessité d’une
intervention politique. Koïchiro Matsuura, directeur général de l’UNESCO, explique
clairement le nouvel enjeu pour la culture dans les relations internationales : « Le principe
même des échanges appelle nécessairement une certaine forme de diversité. Mais la
37
Paul RICOEUR. « Cultures, du deuil à la traduction ». Version révisée de sa communication prononcée
aux Entretiens de l’Unesco le 28 avril 2004, dans Le Monde, le 25 mai 2004.
46