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Inde
Hiver 2014
1. Sherdukpens for ever
A l’été 2013, Pascale Dollfus et moi étions allés brièvement à Vienne
pour un colloque sur le Nord-Est indien. Nous y avions fait une double
communication qui s’appelait « Sherdukpens for ever ».
L’idée était de montrer que les petits groupes ethnico-culturels
ne sont pas nécessairement plus menacés que les autres;
et que la vogue ambiante de « sauver les langues en danger »,
outre le caractère douteux de l’assimilation d’une langue à un panda,
a des côtés à la fois managériaux et coloniaux très déplaisants.
Nous avions pris l’exemple des Sherdukpens,
une société d’environ 5000 personnes que nous avions visitée 4 fois,
et sur laquelle nous avions publié un petit livre.
Nous sommes retournés les voir, une fois encore.
Pascale voulait poser de nouvelles questions
pour un livre sur la société sherdukpen ;
et moi boucler une étude sur leur langue.
Aller chez les Sherdukpens,
ce n’est pas de tout repos.
Il faut aller à Delhi, 8 heures d’avion.
De Delhi prendre un autre avion
pour Guwahati en Assam, 2h30 de vol.
De Guwahati restent
une bonne dizaine d’heures de route
pour arriver à Rupa.
Et il faut un permis spécial.
Mais enfin, on arrive à Rupa.
C’est un bourg, vers 1500 m d’altitude.
Il y a un petit bazar à l’entrée de la ville,
après le pont, où l’on trouve
des fruits et des légumes,
divers vêtements genre chinois,
des outils.
Il n’y a pas d’hôtel.
Les choses en couleur à gauche,
ce sont des tomates.
Il faut donc loger chez des amis.
Ce qui suppose des amis.
Comme nous commençons
à être bien connus, ça va.
Cette année, nous avons été logés
chez ces amis-là.
Elle, c’est Pema Chhom Thongdok.
Son mari est Dorje Khandu Thongon.
Elle, c’est leur belle-fille, Pem Dema.
Pema Chhom est au milieu,
et ce n’est pas pour rien.
Elle est vraiment remarquable.
Une scène classique
dans la maison: des visites.
Les deux visiteuses sont
au fond.
Plus à droite, c’est Sange,
la sœur cadette de Pema Chhom ;
nous la connaissons depuis longtemps.
A gauche, on reconnait
Pem Dema qui regarde l’appareil,
Dorje Khandu et sa casquette,
et la main doit être Pascale qui prend des notes.
Nous prenions des notes tout le temps. Cela amusait les Sherdukpens.
Maintenant, ils sont très habitués. Cela ne les dérange jamais. Ils sont plutôt contents.
ils nous racontent tout.
Pascale écrit sur des cahiers, avec une belle écriture très lisible.
Je griffonne sur un carnet épais, toujours le même carnet.
La maison où nous étions logés, celle de Pema Chhom et DK, est très grande.
Ce sont des gens riches.
D’autres sont logés beaucoup plus étroitement.
Ici, c’est la chambre de Yangzom, son mari, et leur fils.
On les voit ici tous les trois (sur le lit), ave un de leurs amis, et Pascale.
Un élément très important est le poêle à bois, le bokhari.
C’est le seul instrument de chauffage des maisons ; souvent il n’y en a qu’un,
et c’est pourquoi nous sommes rassemblés dans cette pièce.
Nous avons de l’amitié pour Yangzom. Elle a fait ses études loin de Rupa,
et ne parle pas bien le sherdukpen ; avec son mari et son fils, elle parle hindi.
Elle est très vive d’esprit, et comprend nos questions tout de suite.
Son anglais est très bon, mais elle nous appelle « you guys », ce qui m’amuse.
Chez les Sherdukpens, il y a d’innombrables cérémonies.
Des visites, des mariages ou fiançailles, des anniversaires de décès,
des inaugurations de maisons etc.
Dans les familles aisées, on est souvent en représentation, et le souci du prestige est constant.
Il n’y a pas vraiment de mot pour ‘prestige’. Il y a une expression ‘nom et renommée’,
et surtout des expressions qui évoquent la ‘honte’. Mais dès qu’on parle anglais,
le mot ‘prestige’ revient souvent. Il ne faut pas déchoir. Tout le monde observe.
Les femmes surtout sont les cerbères
de cet ordre social intérieur.
Malgré la modernisation galopante, Rupa n’est quand même qu’un bourg.
Il reste quelques bâtisses un peu anciennes.
Soit des bâtiments semi-religieux, comme ici le temple bouddhiste bien entretenu,
le ‘gompa’;
et un petit ‘mané’ (un mur orné d’inscriptions), de ceux qui servaient de limite au village.
Il reste aussi quelques maisons anciennes.
Mais la mode en ce moment est de les démonter.
Nous avons fait notre possible pour arrêter cette manie.
En expliquant aux gens qu’ils ne seront jamais capables de les remonter,
ce que tous admettent.
Celle-ci est abandonnée.
Le 2 janvier, nous avons pris l’autocar - environ 8 heures - pour aller à Itanagar.
Nous avions deux buts, pour cette excursion.
L’un était de revoir Chhinjo Meyor,
que j’avais connue étudiante, 16 ou 17 ans auparavant.
L’autre de rencontrer les parents de Pema Chhom, qui vivent là-bas.
Chhinjo fait partie du groupe tout petit (300 ou 400 personnes) des Meyor-Zakhring,
qui vivent pour la plupart très à l’est, sur la frontière chinoise. Chhinjo était alors
étudiante à Guwahati, où je l’avais rencontrée à la suite d’une série d’événements
qui ne devaient strictement rien au hasard.
Je cherchais des gens qui parlent des langues bizarres.
Et des gens bienveillants m’avaient conseillé
d’enquêter au Veterinary College, à Khanapara.
Les enfants des tribus lointaines
reçoivent des bourses pour ces études que
le Gouvernement trouve bonnes pour eux.
J’étais donc allé là, en triporteur à moteur.
Un médecin m’avait reçu, le spécialiste des éléphants.
Et il m’avait présenté plusieurs étudiants
qui sortaient d’examen. Il y avait Chhinjo.
Chhinjo et Sarsing, son mari, nous ont
emmenés chez les parents de
Pema Chhom et Sange.
Pascale a présenté des photos des années 1960.
C’est un exercice de mémoire fructueux:
les vieilles gens reconnaissent celles et ceux
d’autrefois, et c’est instructif de plusieurs façons.
Par exemple, cela aide à reconstruire
des généalogies.
Revenus à Rupa,
nous avons appris qu’au temple , il y avait « de vieux documents ».
Ma longue expérience savait que ç’aurait pu être à peu près n’importe quoi
entre les confessions de l’empereur de Chine et une réclame de bain moussant.
Mais enfin, au CNRS, on ne recule devant rien : nous sommes allés voir, avec Jamchhu.
Nous avons étalé tout ça dans la cour du temple.
Jamchhu déballe,
Pascale réfléchit.
Le 1er étage du temple, avec les masques.
Les planches démontées d’une vieille maison.
Sur une porte,
un signe contre le mauvais œil.
Chez le cordonnier.
Devant l’école
Une famille à Bomdila.
Le monsieur est sherdukpen,
il a épousé une khasi.
Les Khasi sont une ethnie
matrilinéaire et matrilocale:
les maris viennent habiter
chez leur femme et en prennent le nom.
Ils en apprennent aussi la langue.
Son fils (au milieu) a écrit en anglais
une thèse sur les Sherdukpens ;
il a fait ses enquêtes en hindi;
il ne parle pas le sherdukpen.
Chez lui, on parle hindi ou khasi.
Sa sœur avec sa petite fille.
Le quartier du bazar, à Rupa. Il y a seulement 20 ans, il n’y avait rien ici, sauf un chemin
et un premier pont en haut à droite.
C’était la jungle, avec des « cactus » dont il reste bien peu.
Les gens se souviennent fort bien, car la jungle faisait peur.
2. le petit monde des Bugun
Les 16 et 17 janvier, il y avait la grande cérémonie annuelle des Bugun,
une petite population toute proche.
Les Bugun sont environ 2000, sans doute un peu moins,
et parlent une langue qui leur est propre, pleine d’amusantes diphtongues.
Chez les Bugun.
Le site rituel des Bugun, au matin du 16. On attend l’arrivée des hampes décorées.
Voilà, les hampes et leurs porteurs
ont passé la crête.
Le téléobjectif les attrape aussitôt.
Je comprends qu’on nous envie ce métier.
Mais qui a l’immense patience
d’attendre tout ce qui va se passer ?
A gauche, le phabi,
le grand-prêtre des Bugun.
Dans des styles différents,
tous deux se savent regardés.
Ils sont beaux, d’ailleurs.
Cet homme, à gauche, va jouer le mashi,
il a un rôle fondamental dans cette fête.
Mais on ne peut pas tout raconter.
Assez vite,
quand on essaie de raconter ces voyages, on s’accroche aux visages, aux postures.
Dans le flot des événements mineurs, dans toutes ces petites choses qui ont eu lieu,
on dirait que ce sont non pas les événements, mais les moments qui comptent.
Ce n’est sûrement pas vrai.
Si je montrais ces images aux Bugun, par exemple,
cela les amuserait deux secondes, pas beaucoup plus.
Je doute que la magie de l’instant les émeuve beaucoup.
Le voyageur reste tout seul avec ses images.
Mais enfin, il recompose avec ses images
le petit monde qu’il a vu.
3. Khajuraho
Chez les Sherdukpen et les Bugun
Khajuraho
Après toutes ces choses,
nous étions vers le 20 janvier.
Presque un mois, déjà.
Nous avions décidé de nous donner
quelques jours de vacances
en allant visiter les temples de Khajuraho.
Retour à Guwahati, avion vers Delhi,
nuit de train, etc.
Les temples de Khajuraho, construits entre IXe et XIIe siècle,
sont connus en Europe à cause de leurs « sculptures érotiques ».
Mais nous autres qui venions de la montagne, nous n’avons peur de rien.
Si les sculptures en question existent en effet,
elles n’occupent qu’un petit secteur
où guides et groupes se ruent avec circonspection.
En fait, ce qui est « érotique »
à Khajuraho,
c’est beaucoup moins les petites vignettes
distrayantes,
que l’étonnante rondeur des formes,
douce et ferme. Et cela vaut
pour le site tout entier.
C’est un univers de dieux souples et de monstres doux.
Les guerriers eux-mêmes, qui sont très nombreux,
semblent faits d’une pâte qui vient de cristalliser.
On pose sa main avec incrédulité
sur ces objets de pierre que le coup de ciseau a adoucis.
Sur les petites frises, comme ici,
ou sur les grandes statues accrochées
sur les pentes des temples,
la lumière joue
avec une sorte de talent nouveau.
Tantôt dorée,
tantôt d’un gris délicat.
Mais il y a autre chose, à Khajuraho.
C’est l’architecture de ces temples.
De loin surtout,
on voit surtout des lignes droites.
On a l’impression de feuilletages nets,
d’angles et de coupes.
Ce n’est plus rond du tout.
Pourtant, que les volumes soient en creux,
ou ressortent,
toujours étagés en strates soigneuses,
les figures semblent habiter entre les lignes.
Sauf au long des tours vertigineuses,
qui ont quelque chose de terrifiant.
On dirait du métal.
Mais ce sont les mêmes couleurs,
et la même lumière.
A l’intérieur,
le « Khajuraho profond » quand on rentre dans les temples.
Un monde qui paraît d’abord entièrement différent.
Le petit monde des temples de Khajuraho est vide.
Les temples étaient sous les herbes et les arbres, oubliés.
Ils font partie de cette série de bâtiments extraordinaires retrouvés enfouis.
De même que les Français ont illustré Angkor Vat, qu’ils ont redécouvert,
de même les Anglais à Khajuraho, Sarnath, Sanchi - et beaucoup d’autres sites.
Si la sculpture à Khajuraho a cette fluidité
qui doit autant au charme de la pierre
qu’au talent des sculpteurs, tous anonymes,
l’architecture cache son caractère massif
dans la multiplication des lignes.
Car, de loin quand on approche, on voit bien l’aspect ramassé et pesant
des structures : les socles massifs, les plates-formes, les bases épaisses,
et que rien ne se dresse sans un retrait par rapport à l ’assise du dessous.
A Khajuraho, il n’y a pas tellement de lignes verticales,
mais une débauche d’horizontales, obsessionnelles quand on les a vues une fois.
4. Datia et Gwalior
Datia est célèbre pour son palais vide, immense et symétrique.
Il ressemble à un gros navire immobile.
On peut se promener à loisir,
de coursive en coursive,
grimper aux étages nobles,
d’escalier en couloirs,
de cour en cour.
C’est un espace creux.
Il n’y a rien ; que des vues.
Un peu hébétés,
nous nous sommes promenés dans Datia,
que nous aimions bien : dans les temples, où des familles habitent,
sur les marchés où l’on vend de gros pains de sucre couleur de miel.
En retrouvant maintenant ces images,
je me rends compte combien, déjà,
j’avais oublié Datia.
Il est si difficile de se souvenir des couleurs,
comme des plaisirs.
Je me rends compte aussi que jamais je n’aurais osé prendre ces photos
si mon métier ne m’avait habitué aux gens. A leur parler ; à ne rien dire.
A Datia, au détour de cours où nous entrions successivement, POUR VOIR,
nous sommes tombés sur les descendants des rajahs.
Ils flemmardaient sur une gigantesque terrasse.
Ils nous ont offert le café en causant aimablement.
Nous étions entre gens du monde.
Mon anglais a instantanément changé de registre ; c’était amusant.
Ils étaient très gentils. Il y avait le gendre, qui est un petit rajah au Sikkim.
Et le frère du rajah, dans un fauteuil plus gros, silencieux et souriant.
Il s’est franchement amusé quand j’ai demandé mi-figue mi-raisin
comment leurs biens avaient survécu à l’Indépendance, en 1947.
Pas trop bien.
L’Indépendance a été pire que les Anglais,
qui avaient du respect pour les grosses fortunes.
Dans des moments comme ça,
l’Inde est merveilleuse.
On a l’impression que tout est ouvert,
sur un jour et une nuit sans fin.
C’était ça, finalement, la surprise que nous réservait ce palais vide :
ce village et ces gens pleins de sourires !
À Gwalior
La génisse rose
Le banian
Il y a en Inde tout un tas de forts tardifs.
Ils exhibent pour nous autres ce paradoxe
d’être à la fois authentiques et, comment dire - théâtrals.
Ils sont spectaculaires et conçus pour l’être.
C’est à contre-poil de notre morale, qui voudrait
qu’un objet gigantesque ne soit tape-à-l’œil qu’à l’opéra.
5. Bénarès
Je n’aime pas les villes de l’Inde.
Delhi m’indiffère. Même Calcutta m’irrite.
Je n’aime pas leur côté brouillon, business, mafieux, bordélique et sans charme.
Les ordures, la misère, ne me font pas sourire.
Je n’étais jamais allé à Bénarès, qu’on appelle maintenant Varanasi.
J’y allais à reculons, forcé.
C’était pour moi une étape vers les sites bouddhistes que je voulais voir
pour donner quelque substance à la partie « Bouddha » du projet Narrativité.
En effet, j’ai d’abord haï la vieille ville. Comme prévu.
Je n’aimais pas les promeneurs occidentaux le long du Gange,
qui reluquent les lieux où l’on brûle les morts.
En Assam autrefois, j’ai vu souvent des crémations à l’indienne.
C’est une dramaturgie humaine, qui incite à la retenue plus encore qu’à la pitié.
Je me suis rendu compte que j’avais l’habitude de ça.
Pas de curiosité pour ce que les guides appellent les « burning ghats ».
Les ghats, ce sont les quais le long du Gange - de beaux endroits, autrefois.
Le long du Gange à Bénarès…
Il y avait de vastes palais bourgeois ou princiers.
Les façades abruptes sur le fleuve voulaient être vues.
Au pied des murailles,
autrefois c’était la terre molle des rives.
C’est une des vues que j’avais,
depuis le Ganpati Guesthouse où je logeais.
A gauche le bâtiment en briques foncées,
c’est une école de sanscrit.
Au-delà, le temple népalais.
6. Sarnath
Sarnath est, avec Bodhgaya et Nalanda,
l’un des sites bouddhistes ultra-célèbres de la région.
Comme Jésus, Gotama le ‘bouddha’ est un provincial qui est venu à la ville.
Mais tandis que Jésus était un type obscur venu de Galilée,
à 100 km au nord de Jérusalem,
Shakyamuni, du clan Gotama,
était un fils de prince, et fort connu.
Quand il est arrivé à Rajagriha,
capitale du royaume de Magadha,
on savait qui c’était
et le roi a été curieux de le rencontrer.
Les bouddhistes ont décidé depuis longtemps
que les 4 moments les plus marquants de la vie du héros étaient:
1/ sa naissance à Lumbini, près de la ville royale de Kapilavastu, v. 563.
2/ son ‘illumination’, v. 528, dans un parc à Uruvela - aujourd’hui Bodhgaya.
3/ Le début de son enseignement, 7 semaines plus tard, à Isipatana - auj. Sarnath.
4/ Sa mort à Kusinara, en 483, alors qu’il remontait vers le Nord-Ouest.
Je n’avais le temps de voir que les deux sites médians,
ceux qui se trouvaient dans la plaine :
Bodhgaya, le site de ‘l’illumination’
Sarnath, celui du premier enseignement.
J’ai commencé par Sarnath par commodité, parce que je venais de l’ouest ;
même si ce n’était pas l’ordre historique.
Sarnath est tout proche de Bénarès - et c’est pourquoi j’étais allé à Bénarès.
C’est un village inféodé aux entreprises de tourisme, une sorte de petit Lourdes.
Je sais bien qu’on ne dit pas des choses pareilles,
et il se peut que je n’aie pas eu de chance,
mais je n’ai pas aimé Sarnath.
C’est une série de ruines arasées par le système
du Archeological Survey of India.
Ce qui dépasse un peu,
est l’objet d’une vénération assidue,
ou bien distraite.
Les indiens transforment tout en parc à promenade.
Cela fait des endroits pour les amoureux,
cela permet de ramasser l’herbe.
Mais à Sarnath, il n’y a pas de plan d’eau,
de sorte qu’aux yeux des gens,
comme des autorités scientifiques locales,
Sarnath ne vaut pas la peine.
L’Histoire, au sens d’une dévotion laïque à l’égard des traces visibles du passé,
le fait d’être ému par des ruines, par la pensée que de grandes choses ont eu lieu là -
voilà un sentiment parfaitement étranger à la plupart des Indiens.
Cela tient bien sûr aux choix de l’enseignement scolaire ;
mais aussi à une sorte de terreur devant l’idée que le passé serait vivant.
Cela paraît très dégoutant à beaucoup de gens,
comme si l’on fouillait dans les cadavres : c’est repoussant.
En Inde, on brûle les morts. Ce n’est pas nécessairement significatif,
car les coutumes ne dictent pas la pensée aussi mécaniquement.
Mais cette coutume manifeste une crainte différente,
une sorte de répulsion à l’égard des restes,
et une prudence très systématique à l’égard des souvenirs,
qui sont toujours à deux doigts d’être des fantômes dangereux.
Les royautés périphériques ont écrit des chroniques ou des Annales:
le Tibet, le Cachemire, le Ladakh, l’Assam, le Manipur etc.
Et les princes étrangers, les moghols, ont aussi introduit cette technique,
et ils les rédigeaient en persan. - Mais l’Inde hindoue n’a rien de tel.
Ce n’est pas une incapacité, bien entendu. C’est un déni effrayé : un tabou.
7. Bodhgaya
A Bodhgaya, lieu de ‘l’illumination’,
là où le prince-ascète est devenu un ‘bouddha’ : un ‘éveillé’,
j’ai eu de la chance.
Le temps était plus au soleil,
et il y avait une grande assemblée bouddhiste.
Des gens, moines et laïcs, étaient venus de partout.
Cela rendait efficacement un sens aux ruines très balisées.
Je ne suis pas du tout pieux, et la piété m’agace.
Mais les temples vides sont souvent des lieux de tristes courants d’air,
et ces vêtements colorés et ces foules aimables répandues à Bodhgaya
rendaient à coup sûr la visite agréable.
Un aspect étonnant de cette fête cool,
était l’harmonie du kitsch bonbon
et du grain de la pierre.
L’or, les tissus précieux, la lumière douce,
semblaient se poser comme une fleur
sur les couleurs intenses et rigolotes.
C’était joyeux et tranquille,
pas excité pour un brin.
Cela changeait des klaxons
Le bouddha meurt,
il sort du cycle des renaissances.
En même temps, toute cette affaire n’allait pas de soi.
Le Gouvernement n’apprécie pas les bouddhistes, encore moins leur succès.
Le Gouvernement ne les trouve pas hindous, et à peine indiens.
Malgré le fait historique indubitable que le bouddhisme est né et a grandi en Inde,
il est vu depuis longtemps avec méfiance comme un traître à la patrie.
Le succès très fleuri
du bouddhisme en effet,
aide à voir à quel point
il est exportable.
Shiva ne l’est plus guère,
ni Brahma,
ni même Krishna,
ce pâtre bleu et flûtiste
et ses gentilles gopi.
A Bodhgaya, les pèlerins viennent voir l’arbre de la ‘bodhi’ - de l’éveil.
C’est un arbre replanté par les soins des Anglais.
Certains archéologues anglais ont beaucoup fait pour ce site.
Et le temple qui côtoie l’arbre, ici sur la gauche, a été « refait » par eux.
Quant aux dévots actuels,
ils viennent peu de la région, mais certains sont indiens, au sens large ;
ils viennent surtout du Tibet, du Japon, de Chine, d’Asie du SE,
et aussi d’Occident.
Ils « circumambulent » - c’est-à-dire qu’ils font le tour de tout en commençant par la gauche,
dans le sens des aiguilles d’une montre si on regarde par en haut ;
ou à la façon dont tourne le soleil, si l’on souhaite être moins mécanique.
Quand on peut « circumambuler » à l’ombre, c’est mieux.
Diverses nations (ici le Bhoutan) ont établi des temples à Bodhgaya.
Comme j’enquêtais sur les représentations de la Vie du Bouddha
en textes et en images, je suis allé en voir beaucoup.
Evidemment, je ne vais pas raconter cela.
Mais le plupart du temps, les images ou sculptures
ne racontent pas la vie du bouddha.
Elles le représentent lui, comme elles peuvent.
Souvent, c’est assez charmant,
de tout petits bijoux de sculpture égarés sur un stupa.
Parfois, c’est massif et monumental,
comme ici ce récent exploit financé
par des bouddhistes japonais.
8. Rajgir et Nalanda
Si Shakyamuni est allé jusque Bodhgaya, assez loin de chez lui,
c’est qu’il se déplaçait beaucoup, même quand il est devenu vieux.
Aussi parce que c’est proche de la capitale d’un des principaux royaumes
de cette époque, le royaume du Magadha, avec sa capitale Rajagriha.
Le Bouddha est devenu ami avec le roi du Magadha, qui s’appelait Bimbisara.
Il ne reste presque rien de Rajagriha, aujourd’hui Rajgir,
sinon quelques endroits que la tradition assigne à tel ou tel épisode
de la Vie du Bouddha.
Je suis allé voir tout cela, bien entendu, biographico-maniaque comme je suis.
Mais nous entrions là
dans la caverne de la croyance.
Il y faut des pancartes, des signes,
des flèches qui inspirent le parcours.
Le 7 février, je suis allé à Nalanda.
C’est l’endroit où le bouddhisme est devenu une doctrine et une institution.
En écrivant cela, je sais que je simplifie.
Je me promenais avec un lot assez lourd de livres très utiles,
et dans l’ordinateur, j’avais téléchargé des ouvrages essentiels que je lisais,
le soir, le matin, pendant l’espèce de petit-déjeuner, dans les sortes d’hôtel
où j’habitais. Les chambres étaient en haut, elles donnaient sur des rues,
des terrasses, et sur les oiseaux gras qui bouffaient les ordures.
J’aimais bien les insectes, auxquels je portais intérêt.
Et aussi cette fois où je suis allé visiter tranquille
le palais du potentat de Bodhgaya, méprisé des bouddhistes :
dans le parc à l’abandon,
entre les hauts murs qui séparaient de la plèbe féconde,
je regardais les papillons dans l’air tiède. Février.
Comme dans les anciens domaines de chasse des rois de France,
où les forêts n’ont pas été coupées,
on voyait des espèces plus rares.
Mais je n’aimais pas les grosses corneilles bicolores qui venaient se planter le cou
dans les grillages de mes fenêtres, ni les chiens errants,
tous identiques et comme sortis de la même fabrique de l’heure d’avant.
A Nalanda, je me suis promené pendant toutes les heures du jour.
Jusqu’au soir aux ombres allongées.
J’aimais les conduites d’eau, maintenant sèches mais comme un témoignage concret
de la vie, de la lessive et du débarbouillage ; certaines perspectives.
Mais surtout le temple numéro deux - celui qui a conservé une frise sculptée.
Nalanda est une série de monastères, tous construits sur le même modèle.
On y produisait des moines en série - une sorte d’internat spécialisé.
De nos jours, sur les sites officiels, le Gouvernement profère que Nalanda est
« la plus vieille université du monde »
- pied de nez à Oxford, Tübingen, Heidelberg, Salerne, Montpellier ou Paris.
Cette niaiserie est à l’image des enjeux.
En Inde, l’archéologie est tellement paralysée par la politique
(malgré quelques douloureuses exceptions) qu’on n’en peut rien attendre de bon.
En outre, l’idée est que l’Histoire n’a aucun sens :
c’est juste une occasion d’expliquer la mère patrie.
Pourtant, comme un pied de nez en miroir,
l’Inde est pleine de monuments.
Ces gens qui souvent détestent l’Histoire ont contribué plus qu’à leur tour
à en illuminer les voies : dans la lumière,
malgré l’absence des textes qui veuillent bien donner des dates,
malgré la réticence à écrire
– que le roi Ashoka heurta de plein fouet en gravant ses inscriptions –
l’Inde explose de traces.
9. Bundi
Pascale était allée au Spiti, en haute montagne,
à la recherche des montreurs de contes itinérants,
comme nous avions convenu, pendant que je courais après le Bouddha.
Mais la neige tombait fort, les autocars s’enlisaient.
Et il est apparu que cette année, ses conteurs n’officieraient pas.
Un peu frustrée, après une semaine d’efforts dans le froid
pendant que je me dorais au soleil, elle a décidé de redescendre.
Pour lui soutenir le moral, et sans trop trahir notre projet initial,
nous avons convenu au téléphone que nous irions voir
les cycles de peintures de Bundi, au Rajasthan.
Nuits de train, etc.
En cherchant le musée, fermé depuis quand, jusque quand ?
nous sommes tombés sur des gens gentils qui empaquetaient des cigarettes.
Ils étaient si rapides qu’on ne voyait pas leurs mains.
Bundi, c’est une Inde plus conventionnelle.
Des turbans, des couleurs, des épices.
On a parfois l’impression
de marcher dans des cartes postales.
Des cartes postales un peu sales.
Un homme installé.
Puis nous sommes arrivés dans la salle aux images.
Là aussi, au fond, c’était conventionnel:
c’est de l’art de cour.
Mais les photos ne peuvent pas rendre
la précision émerveillée du dessin.
Reprenant maintenant les centaines de clichés que j’ai faits à Bundi,
dans cette salle aux peintures,
je vois bien que je ne pourrai pas rendre le mélange de fascination et d’amusement
qu’il y avait à passer d’une image à une autre, à revenir,
à zoomer des ensembles aux petits détails et inversement.
La photo, avec son cadre hérité du format de la page - et non pas du mur,
fragmente ce que ces parois aménagent comme une galerie réjouissante.
10. Pour finir
J’ai passé une vingtaine d’heures,
en épluchant mes collections de photos,
à raconter ce voyage de deux mois.
J’en ai redécouvert une partie grâce à ce récit ;
une autre partie est maintenant probablement un peu enfouie sous ce récit.
Si je me revois à Bodhgaya,
les images que j’ai utilisées ici se superposent désormais à mes souvenirs et les déroutent.
Ce n’est pas le cas pour mes promenades sur les ghats de Bénarès,
que je n’ai pas racontées.
Même là, quand je fais la faute excusable d’y repenser, j’en change la forme et la couleur.
Déjà, mon souvenir du marchand d’oiseaux est différent,
avec ses martins-pêcheurs et ses petites chouettes clignant leurs grands yeux.
Un souvenir est une action. Mais le Bouddha disait, à l’époque d’Héraclite et d’Anaxagore,
que ce ne sont pas tellement les actions qui lient, que les intentions qui nous y incitent.
Entre l’intention et l’acte, est-ce qu’il reste une place pour se souvenir ?

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Inde 2014b

  • 3. A l’été 2013, Pascale Dollfus et moi étions allés brièvement à Vienne pour un colloque sur le Nord-Est indien. Nous y avions fait une double communication qui s’appelait « Sherdukpens for ever ». L’idée était de montrer que les petits groupes ethnico-culturels ne sont pas nécessairement plus menacés que les autres; et que la vogue ambiante de « sauver les langues en danger », outre le caractère douteux de l’assimilation d’une langue à un panda, a des côtés à la fois managériaux et coloniaux très déplaisants. Nous avions pris l’exemple des Sherdukpens, une société d’environ 5000 personnes que nous avions visitée 4 fois, et sur laquelle nous avions publié un petit livre. Nous sommes retournés les voir, une fois encore. Pascale voulait poser de nouvelles questions pour un livre sur la société sherdukpen ; et moi boucler une étude sur leur langue.
  • 4. Aller chez les Sherdukpens, ce n’est pas de tout repos. Il faut aller à Delhi, 8 heures d’avion. De Delhi prendre un autre avion pour Guwahati en Assam, 2h30 de vol. De Guwahati restent une bonne dizaine d’heures de route pour arriver à Rupa. Et il faut un permis spécial.
  • 5. Mais enfin, on arrive à Rupa. C’est un bourg, vers 1500 m d’altitude. Il y a un petit bazar à l’entrée de la ville, après le pont, où l’on trouve des fruits et des légumes, divers vêtements genre chinois, des outils. Il n’y a pas d’hôtel. Les choses en couleur à gauche, ce sont des tomates.
  • 6. Il faut donc loger chez des amis. Ce qui suppose des amis. Comme nous commençons à être bien connus, ça va. Cette année, nous avons été logés chez ces amis-là. Elle, c’est Pema Chhom Thongdok. Son mari est Dorje Khandu Thongon. Elle, c’est leur belle-fille, Pem Dema. Pema Chhom est au milieu, et ce n’est pas pour rien. Elle est vraiment remarquable.
  • 7. Une scène classique dans la maison: des visites. Les deux visiteuses sont au fond. Plus à droite, c’est Sange, la sœur cadette de Pema Chhom ; nous la connaissons depuis longtemps. A gauche, on reconnait Pem Dema qui regarde l’appareil, Dorje Khandu et sa casquette, et la main doit être Pascale qui prend des notes. Nous prenions des notes tout le temps. Cela amusait les Sherdukpens. Maintenant, ils sont très habitués. Cela ne les dérange jamais. Ils sont plutôt contents. ils nous racontent tout. Pascale écrit sur des cahiers, avec une belle écriture très lisible. Je griffonne sur un carnet épais, toujours le même carnet.
  • 8.
  • 9. La maison où nous étions logés, celle de Pema Chhom et DK, est très grande. Ce sont des gens riches. D’autres sont logés beaucoup plus étroitement. Ici, c’est la chambre de Yangzom, son mari, et leur fils. On les voit ici tous les trois (sur le lit), ave un de leurs amis, et Pascale. Un élément très important est le poêle à bois, le bokhari. C’est le seul instrument de chauffage des maisons ; souvent il n’y en a qu’un, et c’est pourquoi nous sommes rassemblés dans cette pièce.
  • 10. Nous avons de l’amitié pour Yangzom. Elle a fait ses études loin de Rupa, et ne parle pas bien le sherdukpen ; avec son mari et son fils, elle parle hindi. Elle est très vive d’esprit, et comprend nos questions tout de suite. Son anglais est très bon, mais elle nous appelle « you guys », ce qui m’amuse.
  • 11. Chez les Sherdukpens, il y a d’innombrables cérémonies. Des visites, des mariages ou fiançailles, des anniversaires de décès, des inaugurations de maisons etc. Dans les familles aisées, on est souvent en représentation, et le souci du prestige est constant. Il n’y a pas vraiment de mot pour ‘prestige’. Il y a une expression ‘nom et renommée’, et surtout des expressions qui évoquent la ‘honte’. Mais dès qu’on parle anglais, le mot ‘prestige’ revient souvent. Il ne faut pas déchoir. Tout le monde observe. Les femmes surtout sont les cerbères de cet ordre social intérieur.
  • 12.
  • 13. Malgré la modernisation galopante, Rupa n’est quand même qu’un bourg. Il reste quelques bâtisses un peu anciennes. Soit des bâtiments semi-religieux, comme ici le temple bouddhiste bien entretenu, le ‘gompa’; et un petit ‘mané’ (un mur orné d’inscriptions), de ceux qui servaient de limite au village.
  • 14. Il reste aussi quelques maisons anciennes. Mais la mode en ce moment est de les démonter. Nous avons fait notre possible pour arrêter cette manie. En expliquant aux gens qu’ils ne seront jamais capables de les remonter, ce que tous admettent. Celle-ci est abandonnée.
  • 15.
  • 16.
  • 17.
  • 18. Le 2 janvier, nous avons pris l’autocar - environ 8 heures - pour aller à Itanagar.
  • 19.
  • 20. Nous avions deux buts, pour cette excursion. L’un était de revoir Chhinjo Meyor, que j’avais connue étudiante, 16 ou 17 ans auparavant. L’autre de rencontrer les parents de Pema Chhom, qui vivent là-bas. Chhinjo fait partie du groupe tout petit (300 ou 400 personnes) des Meyor-Zakhring, qui vivent pour la plupart très à l’est, sur la frontière chinoise. Chhinjo était alors étudiante à Guwahati, où je l’avais rencontrée à la suite d’une série d’événements qui ne devaient strictement rien au hasard. Je cherchais des gens qui parlent des langues bizarres. Et des gens bienveillants m’avaient conseillé d’enquêter au Veterinary College, à Khanapara. Les enfants des tribus lointaines reçoivent des bourses pour ces études que le Gouvernement trouve bonnes pour eux. J’étais donc allé là, en triporteur à moteur. Un médecin m’avait reçu, le spécialiste des éléphants. Et il m’avait présenté plusieurs étudiants qui sortaient d’examen. Il y avait Chhinjo.
  • 21. Chhinjo et Sarsing, son mari, nous ont emmenés chez les parents de Pema Chhom et Sange. Pascale a présenté des photos des années 1960. C’est un exercice de mémoire fructueux: les vieilles gens reconnaissent celles et ceux d’autrefois, et c’est instructif de plusieurs façons. Par exemple, cela aide à reconstruire des généalogies.
  • 22.
  • 23. Revenus à Rupa, nous avons appris qu’au temple , il y avait « de vieux documents ». Ma longue expérience savait que ç’aurait pu être à peu près n’importe quoi entre les confessions de l’empereur de Chine et une réclame de bain moussant. Mais enfin, au CNRS, on ne recule devant rien : nous sommes allés voir, avec Jamchhu. Nous avons étalé tout ça dans la cour du temple. Jamchhu déballe, Pascale réfléchit.
  • 24. Le 1er étage du temple, avec les masques.
  • 25. Les planches démontées d’une vieille maison. Sur une porte, un signe contre le mauvais œil.
  • 27.
  • 28. Une famille à Bomdila. Le monsieur est sherdukpen, il a épousé une khasi. Les Khasi sont une ethnie matrilinéaire et matrilocale: les maris viennent habiter chez leur femme et en prennent le nom. Ils en apprennent aussi la langue. Son fils (au milieu) a écrit en anglais une thèse sur les Sherdukpens ; il a fait ses enquêtes en hindi; il ne parle pas le sherdukpen. Chez lui, on parle hindi ou khasi. Sa sœur avec sa petite fille.
  • 29. Le quartier du bazar, à Rupa. Il y a seulement 20 ans, il n’y avait rien ici, sauf un chemin et un premier pont en haut à droite. C’était la jungle, avec des « cactus » dont il reste bien peu. Les gens se souviennent fort bien, car la jungle faisait peur.
  • 30.
  • 31.
  • 32.
  • 33. 2. le petit monde des Bugun
  • 34. Les 16 et 17 janvier, il y avait la grande cérémonie annuelle des Bugun, une petite population toute proche. Les Bugun sont environ 2000, sans doute un peu moins, et parlent une langue qui leur est propre, pleine d’amusantes diphtongues.
  • 36. Le site rituel des Bugun, au matin du 16. On attend l’arrivée des hampes décorées.
  • 37. Voilà, les hampes et leurs porteurs ont passé la crête. Le téléobjectif les attrape aussitôt.
  • 38.
  • 39.
  • 40. Je comprends qu’on nous envie ce métier. Mais qui a l’immense patience d’attendre tout ce qui va se passer ?
  • 41. A gauche, le phabi, le grand-prêtre des Bugun.
  • 42. Dans des styles différents, tous deux se savent regardés. Ils sont beaux, d’ailleurs.
  • 43. Cet homme, à gauche, va jouer le mashi, il a un rôle fondamental dans cette fête. Mais on ne peut pas tout raconter.
  • 44. Assez vite, quand on essaie de raconter ces voyages, on s’accroche aux visages, aux postures. Dans le flot des événements mineurs, dans toutes ces petites choses qui ont eu lieu, on dirait que ce sont non pas les événements, mais les moments qui comptent. Ce n’est sûrement pas vrai. Si je montrais ces images aux Bugun, par exemple, cela les amuserait deux secondes, pas beaucoup plus. Je doute que la magie de l’instant les émeuve beaucoup. Le voyageur reste tout seul avec ses images. Mais enfin, il recompose avec ses images le petit monde qu’il a vu.
  • 45.
  • 46.
  • 48. Chez les Sherdukpen et les Bugun Khajuraho Après toutes ces choses, nous étions vers le 20 janvier. Presque un mois, déjà. Nous avions décidé de nous donner quelques jours de vacances en allant visiter les temples de Khajuraho. Retour à Guwahati, avion vers Delhi, nuit de train, etc.
  • 49. Les temples de Khajuraho, construits entre IXe et XIIe siècle, sont connus en Europe à cause de leurs « sculptures érotiques ». Mais nous autres qui venions de la montagne, nous n’avons peur de rien. Si les sculptures en question existent en effet, elles n’occupent qu’un petit secteur où guides et groupes se ruent avec circonspection. En fait, ce qui est « érotique » à Khajuraho, c’est beaucoup moins les petites vignettes distrayantes, que l’étonnante rondeur des formes, douce et ferme. Et cela vaut pour le site tout entier.
  • 50.
  • 51.
  • 52. C’est un univers de dieux souples et de monstres doux. Les guerriers eux-mêmes, qui sont très nombreux, semblent faits d’une pâte qui vient de cristalliser. On pose sa main avec incrédulité sur ces objets de pierre que le coup de ciseau a adoucis.
  • 53. Sur les petites frises, comme ici, ou sur les grandes statues accrochées sur les pentes des temples, la lumière joue avec une sorte de talent nouveau. Tantôt dorée, tantôt d’un gris délicat.
  • 54.
  • 55. Mais il y a autre chose, à Khajuraho. C’est l’architecture de ces temples. De loin surtout, on voit surtout des lignes droites. On a l’impression de feuilletages nets, d’angles et de coupes. Ce n’est plus rond du tout.
  • 56. Pourtant, que les volumes soient en creux, ou ressortent, toujours étagés en strates soigneuses, les figures semblent habiter entre les lignes.
  • 57. Sauf au long des tours vertigineuses, qui ont quelque chose de terrifiant. On dirait du métal. Mais ce sont les mêmes couleurs, et la même lumière.
  • 58.
  • 59. A l’intérieur, le « Khajuraho profond » quand on rentre dans les temples. Un monde qui paraît d’abord entièrement différent.
  • 60.
  • 61.
  • 62. Le petit monde des temples de Khajuraho est vide. Les temples étaient sous les herbes et les arbres, oubliés. Ils font partie de cette série de bâtiments extraordinaires retrouvés enfouis. De même que les Français ont illustré Angkor Vat, qu’ils ont redécouvert, de même les Anglais à Khajuraho, Sarnath, Sanchi - et beaucoup d’autres sites. Si la sculpture à Khajuraho a cette fluidité qui doit autant au charme de la pierre qu’au talent des sculpteurs, tous anonymes, l’architecture cache son caractère massif dans la multiplication des lignes.
  • 63. Car, de loin quand on approche, on voit bien l’aspect ramassé et pesant des structures : les socles massifs, les plates-formes, les bases épaisses, et que rien ne se dresse sans un retrait par rapport à l ’assise du dessous. A Khajuraho, il n’y a pas tellement de lignes verticales, mais une débauche d’horizontales, obsessionnelles quand on les a vues une fois.
  • 64. 4. Datia et Gwalior
  • 65. Datia est célèbre pour son palais vide, immense et symétrique.
  • 66.
  • 67. Il ressemble à un gros navire immobile. On peut se promener à loisir, de coursive en coursive, grimper aux étages nobles, d’escalier en couloirs, de cour en cour.
  • 68. C’est un espace creux. Il n’y a rien ; que des vues.
  • 69.
  • 70. Un peu hébétés, nous nous sommes promenés dans Datia, que nous aimions bien : dans les temples, où des familles habitent, sur les marchés où l’on vend de gros pains de sucre couleur de miel.
  • 71.
  • 72. En retrouvant maintenant ces images, je me rends compte combien, déjà, j’avais oublié Datia. Il est si difficile de se souvenir des couleurs, comme des plaisirs.
  • 73.
  • 74. Je me rends compte aussi que jamais je n’aurais osé prendre ces photos si mon métier ne m’avait habitué aux gens. A leur parler ; à ne rien dire.
  • 75.
  • 76.
  • 77. A Datia, au détour de cours où nous entrions successivement, POUR VOIR, nous sommes tombés sur les descendants des rajahs. Ils flemmardaient sur une gigantesque terrasse. Ils nous ont offert le café en causant aimablement. Nous étions entre gens du monde. Mon anglais a instantanément changé de registre ; c’était amusant. Ils étaient très gentils. Il y avait le gendre, qui est un petit rajah au Sikkim. Et le frère du rajah, dans un fauteuil plus gros, silencieux et souriant. Il s’est franchement amusé quand j’ai demandé mi-figue mi-raisin comment leurs biens avaient survécu à l’Indépendance, en 1947. Pas trop bien. L’Indépendance a été pire que les Anglais, qui avaient du respect pour les grosses fortunes. Dans des moments comme ça, l’Inde est merveilleuse. On a l’impression que tout est ouvert, sur un jour et une nuit sans fin.
  • 78.
  • 79.
  • 80.
  • 81.
  • 82. C’était ça, finalement, la surprise que nous réservait ce palais vide : ce village et ces gens pleins de sourires !
  • 83.
  • 84.
  • 88. Il y a en Inde tout un tas de forts tardifs. Ils exhibent pour nous autres ce paradoxe d’être à la fois authentiques et, comment dire - théâtrals. Ils sont spectaculaires et conçus pour l’être. C’est à contre-poil de notre morale, qui voudrait qu’un objet gigantesque ne soit tape-à-l’œil qu’à l’opéra.
  • 89.
  • 90.
  • 91.
  • 93. Je n’aime pas les villes de l’Inde. Delhi m’indiffère. Même Calcutta m’irrite. Je n’aime pas leur côté brouillon, business, mafieux, bordélique et sans charme. Les ordures, la misère, ne me font pas sourire. Je n’étais jamais allé à Bénarès, qu’on appelle maintenant Varanasi. J’y allais à reculons, forcé. C’était pour moi une étape vers les sites bouddhistes que je voulais voir pour donner quelque substance à la partie « Bouddha » du projet Narrativité. En effet, j’ai d’abord haï la vieille ville. Comme prévu. Je n’aimais pas les promeneurs occidentaux le long du Gange, qui reluquent les lieux où l’on brûle les morts. En Assam autrefois, j’ai vu souvent des crémations à l’indienne. C’est une dramaturgie humaine, qui incite à la retenue plus encore qu’à la pitié. Je me suis rendu compte que j’avais l’habitude de ça. Pas de curiosité pour ce que les guides appellent les « burning ghats ». Les ghats, ce sont les quais le long du Gange - de beaux endroits, autrefois.
  • 94. Le long du Gange à Bénarès… Il y avait de vastes palais bourgeois ou princiers. Les façades abruptes sur le fleuve voulaient être vues. Au pied des murailles, autrefois c’était la terre molle des rives.
  • 95.
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  • 98. C’est une des vues que j’avais, depuis le Ganpati Guesthouse où je logeais. A gauche le bâtiment en briques foncées, c’est une école de sanscrit. Au-delà, le temple népalais.
  • 100. Sarnath est, avec Bodhgaya et Nalanda, l’un des sites bouddhistes ultra-célèbres de la région. Comme Jésus, Gotama le ‘bouddha’ est un provincial qui est venu à la ville. Mais tandis que Jésus était un type obscur venu de Galilée, à 100 km au nord de Jérusalem, Shakyamuni, du clan Gotama, était un fils de prince, et fort connu. Quand il est arrivé à Rajagriha, capitale du royaume de Magadha, on savait qui c’était et le roi a été curieux de le rencontrer.
  • 101. Les bouddhistes ont décidé depuis longtemps que les 4 moments les plus marquants de la vie du héros étaient: 1/ sa naissance à Lumbini, près de la ville royale de Kapilavastu, v. 563. 2/ son ‘illumination’, v. 528, dans un parc à Uruvela - aujourd’hui Bodhgaya. 3/ Le début de son enseignement, 7 semaines plus tard, à Isipatana - auj. Sarnath. 4/ Sa mort à Kusinara, en 483, alors qu’il remontait vers le Nord-Ouest.
  • 102. Je n’avais le temps de voir que les deux sites médians, ceux qui se trouvaient dans la plaine : Bodhgaya, le site de ‘l’illumination’ Sarnath, celui du premier enseignement. J’ai commencé par Sarnath par commodité, parce que je venais de l’ouest ; même si ce n’était pas l’ordre historique. Sarnath est tout proche de Bénarès - et c’est pourquoi j’étais allé à Bénarès. C’est un village inféodé aux entreprises de tourisme, une sorte de petit Lourdes. Je sais bien qu’on ne dit pas des choses pareilles, et il se peut que je n’aie pas eu de chance, mais je n’ai pas aimé Sarnath. C’est une série de ruines arasées par le système du Archeological Survey of India. Ce qui dépasse un peu, est l’objet d’une vénération assidue, ou bien distraite.
  • 103.
  • 104. Les indiens transforment tout en parc à promenade. Cela fait des endroits pour les amoureux, cela permet de ramasser l’herbe. Mais à Sarnath, il n’y a pas de plan d’eau, de sorte qu’aux yeux des gens, comme des autorités scientifiques locales, Sarnath ne vaut pas la peine.
  • 105. L’Histoire, au sens d’une dévotion laïque à l’égard des traces visibles du passé, le fait d’être ému par des ruines, par la pensée que de grandes choses ont eu lieu là - voilà un sentiment parfaitement étranger à la plupart des Indiens. Cela tient bien sûr aux choix de l’enseignement scolaire ; mais aussi à une sorte de terreur devant l’idée que le passé serait vivant. Cela paraît très dégoutant à beaucoup de gens, comme si l’on fouillait dans les cadavres : c’est repoussant. En Inde, on brûle les morts. Ce n’est pas nécessairement significatif, car les coutumes ne dictent pas la pensée aussi mécaniquement. Mais cette coutume manifeste une crainte différente, une sorte de répulsion à l’égard des restes, et une prudence très systématique à l’égard des souvenirs, qui sont toujours à deux doigts d’être des fantômes dangereux. Les royautés périphériques ont écrit des chroniques ou des Annales: le Tibet, le Cachemire, le Ladakh, l’Assam, le Manipur etc. Et les princes étrangers, les moghols, ont aussi introduit cette technique, et ils les rédigeaient en persan. - Mais l’Inde hindoue n’a rien de tel. Ce n’est pas une incapacité, bien entendu. C’est un déni effrayé : un tabou.
  • 107. A Bodhgaya, lieu de ‘l’illumination’, là où le prince-ascète est devenu un ‘bouddha’ : un ‘éveillé’, j’ai eu de la chance. Le temps était plus au soleil, et il y avait une grande assemblée bouddhiste. Des gens, moines et laïcs, étaient venus de partout. Cela rendait efficacement un sens aux ruines très balisées. Je ne suis pas du tout pieux, et la piété m’agace. Mais les temples vides sont souvent des lieux de tristes courants d’air, et ces vêtements colorés et ces foules aimables répandues à Bodhgaya rendaient à coup sûr la visite agréable.
  • 108.
  • 109.
  • 110. Un aspect étonnant de cette fête cool, était l’harmonie du kitsch bonbon et du grain de la pierre. L’or, les tissus précieux, la lumière douce, semblaient se poser comme une fleur sur les couleurs intenses et rigolotes. C’était joyeux et tranquille, pas excité pour un brin. Cela changeait des klaxons
  • 111.
  • 112.
  • 113. Le bouddha meurt, il sort du cycle des renaissances.
  • 114.
  • 115. En même temps, toute cette affaire n’allait pas de soi. Le Gouvernement n’apprécie pas les bouddhistes, encore moins leur succès. Le Gouvernement ne les trouve pas hindous, et à peine indiens. Malgré le fait historique indubitable que le bouddhisme est né et a grandi en Inde, il est vu depuis longtemps avec méfiance comme un traître à la patrie. Le succès très fleuri du bouddhisme en effet, aide à voir à quel point il est exportable. Shiva ne l’est plus guère, ni Brahma, ni même Krishna, ce pâtre bleu et flûtiste et ses gentilles gopi.
  • 116. A Bodhgaya, les pèlerins viennent voir l’arbre de la ‘bodhi’ - de l’éveil. C’est un arbre replanté par les soins des Anglais. Certains archéologues anglais ont beaucoup fait pour ce site. Et le temple qui côtoie l’arbre, ici sur la gauche, a été « refait » par eux.
  • 117. Quant aux dévots actuels, ils viennent peu de la région, mais certains sont indiens, au sens large ; ils viennent surtout du Tibet, du Japon, de Chine, d’Asie du SE, et aussi d’Occident. Ils « circumambulent » - c’est-à-dire qu’ils font le tour de tout en commençant par la gauche, dans le sens des aiguilles d’une montre si on regarde par en haut ; ou à la façon dont tourne le soleil, si l’on souhaite être moins mécanique. Quand on peut « circumambuler » à l’ombre, c’est mieux.
  • 118. Diverses nations (ici le Bhoutan) ont établi des temples à Bodhgaya. Comme j’enquêtais sur les représentations de la Vie du Bouddha en textes et en images, je suis allé en voir beaucoup. Evidemment, je ne vais pas raconter cela.
  • 119. Mais le plupart du temps, les images ou sculptures ne racontent pas la vie du bouddha. Elles le représentent lui, comme elles peuvent. Souvent, c’est assez charmant, de tout petits bijoux de sculpture égarés sur un stupa. Parfois, c’est massif et monumental, comme ici ce récent exploit financé par des bouddhistes japonais.
  • 120.
  • 121. 8. Rajgir et Nalanda
  • 122. Si Shakyamuni est allé jusque Bodhgaya, assez loin de chez lui, c’est qu’il se déplaçait beaucoup, même quand il est devenu vieux. Aussi parce que c’est proche de la capitale d’un des principaux royaumes de cette époque, le royaume du Magadha, avec sa capitale Rajagriha. Le Bouddha est devenu ami avec le roi du Magadha, qui s’appelait Bimbisara. Il ne reste presque rien de Rajagriha, aujourd’hui Rajgir, sinon quelques endroits que la tradition assigne à tel ou tel épisode de la Vie du Bouddha. Je suis allé voir tout cela, bien entendu, biographico-maniaque comme je suis. Mais nous entrions là dans la caverne de la croyance. Il y faut des pancartes, des signes, des flèches qui inspirent le parcours.
  • 123.
  • 124. Le 7 février, je suis allé à Nalanda. C’est l’endroit où le bouddhisme est devenu une doctrine et une institution. En écrivant cela, je sais que je simplifie. Je me promenais avec un lot assez lourd de livres très utiles, et dans l’ordinateur, j’avais téléchargé des ouvrages essentiels que je lisais, le soir, le matin, pendant l’espèce de petit-déjeuner, dans les sortes d’hôtel où j’habitais. Les chambres étaient en haut, elles donnaient sur des rues, des terrasses, et sur les oiseaux gras qui bouffaient les ordures. J’aimais bien les insectes, auxquels je portais intérêt. Et aussi cette fois où je suis allé visiter tranquille le palais du potentat de Bodhgaya, méprisé des bouddhistes : dans le parc à l’abandon, entre les hauts murs qui séparaient de la plèbe féconde, je regardais les papillons dans l’air tiède. Février. Comme dans les anciens domaines de chasse des rois de France, où les forêts n’ont pas été coupées, on voyait des espèces plus rares. Mais je n’aimais pas les grosses corneilles bicolores qui venaient se planter le cou dans les grillages de mes fenêtres, ni les chiens errants, tous identiques et comme sortis de la même fabrique de l’heure d’avant.
  • 125. A Nalanda, je me suis promené pendant toutes les heures du jour. Jusqu’au soir aux ombres allongées. J’aimais les conduites d’eau, maintenant sèches mais comme un témoignage concret de la vie, de la lessive et du débarbouillage ; certaines perspectives. Mais surtout le temple numéro deux - celui qui a conservé une frise sculptée.
  • 126.
  • 127. Nalanda est une série de monastères, tous construits sur le même modèle. On y produisait des moines en série - une sorte d’internat spécialisé. De nos jours, sur les sites officiels, le Gouvernement profère que Nalanda est « la plus vieille université du monde » - pied de nez à Oxford, Tübingen, Heidelberg, Salerne, Montpellier ou Paris. Cette niaiserie est à l’image des enjeux. En Inde, l’archéologie est tellement paralysée par la politique (malgré quelques douloureuses exceptions) qu’on n’en peut rien attendre de bon. En outre, l’idée est que l’Histoire n’a aucun sens : c’est juste une occasion d’expliquer la mère patrie.
  • 128. Pourtant, comme un pied de nez en miroir, l’Inde est pleine de monuments. Ces gens qui souvent détestent l’Histoire ont contribué plus qu’à leur tour à en illuminer les voies : dans la lumière, malgré l’absence des textes qui veuillent bien donner des dates, malgré la réticence à écrire – que le roi Ashoka heurta de plein fouet en gravant ses inscriptions – l’Inde explose de traces.
  • 129.
  • 131. Pascale était allée au Spiti, en haute montagne, à la recherche des montreurs de contes itinérants, comme nous avions convenu, pendant que je courais après le Bouddha. Mais la neige tombait fort, les autocars s’enlisaient. Et il est apparu que cette année, ses conteurs n’officieraient pas. Un peu frustrée, après une semaine d’efforts dans le froid pendant que je me dorais au soleil, elle a décidé de redescendre. Pour lui soutenir le moral, et sans trop trahir notre projet initial, nous avons convenu au téléphone que nous irions voir les cycles de peintures de Bundi, au Rajasthan. Nuits de train, etc.
  • 132. En cherchant le musée, fermé depuis quand, jusque quand ? nous sommes tombés sur des gens gentils qui empaquetaient des cigarettes. Ils étaient si rapides qu’on ne voyait pas leurs mains.
  • 133. Bundi, c’est une Inde plus conventionnelle. Des turbans, des couleurs, des épices. On a parfois l’impression de marcher dans des cartes postales. Des cartes postales un peu sales.
  • 135. Puis nous sommes arrivés dans la salle aux images.
  • 136.
  • 137. Là aussi, au fond, c’était conventionnel: c’est de l’art de cour. Mais les photos ne peuvent pas rendre la précision émerveillée du dessin.
  • 138.
  • 139. Reprenant maintenant les centaines de clichés que j’ai faits à Bundi, dans cette salle aux peintures, je vois bien que je ne pourrai pas rendre le mélange de fascination et d’amusement qu’il y avait à passer d’une image à une autre, à revenir, à zoomer des ensembles aux petits détails et inversement. La photo, avec son cadre hérité du format de la page - et non pas du mur, fragmente ce que ces parois aménagent comme une galerie réjouissante.
  • 140.
  • 141.
  • 142.
  • 143.
  • 145. J’ai passé une vingtaine d’heures, en épluchant mes collections de photos, à raconter ce voyage de deux mois. J’en ai redécouvert une partie grâce à ce récit ; une autre partie est maintenant probablement un peu enfouie sous ce récit. Si je me revois à Bodhgaya, les images que j’ai utilisées ici se superposent désormais à mes souvenirs et les déroutent. Ce n’est pas le cas pour mes promenades sur les ghats de Bénarès, que je n’ai pas racontées. Même là, quand je fais la faute excusable d’y repenser, j’en change la forme et la couleur. Déjà, mon souvenir du marchand d’oiseaux est différent, avec ses martins-pêcheurs et ses petites chouettes clignant leurs grands yeux.
  • 146. Un souvenir est une action. Mais le Bouddha disait, à l’époque d’Héraclite et d’Anaxagore, que ce ne sont pas tellement les actions qui lient, que les intentions qui nous y incitent. Entre l’intention et l’acte, est-ce qu’il reste une place pour se souvenir ?