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Le Soir mai 2013
2 reportage
Les thanatonautes
Ils sont embaumeur, spécialisé dans le rapatriement des corps ou employé de pompes funèbres.
Ils ont la tâche souvent méjugée et pas toujours facile de faire le lien entre le monde des vivants
et celui des disparus. Chaque jour, ils côtoient la mort. Mais surtout, ils redécouvrent la vie.
T on taquin,smartphone au poing,chemise
blanche bordée de boutons de manchette.
A lui seul, Charles brise les clichés
de la profession. Attablé à son bureau, jonglant
entre ordinateur portable et dossiers, il a plutôt
l’air d’un notaire ou d’un financier. Seules les
quatre miniatures de pierre tombale rappellent
qu’il traite tous les jours avec les morts. Ça, et les
photographies disposées sur l’armoire métallique.
Des personnes dont il a organisé les funérailles.

Le trentenaire intègre sa première maison de
pompes funèbres par hasard, il y a huit ans, avant
de devenir son propre patron. « On est plus des
consultants funéraires ici », corrige Charles. Elles sont
loin, les effluves de formol et les mines grisâtres qui
dessinent le stéréotype du croque-mort. « Quand les
gens poussent la porte ici, c’est plutôt "convivialité" ». On
est pas du tout sinistre, c’est lumineux », lâche-t-il en
désignant sa grande fenêtre d’un geste de la main.

Le terme peut étonner dans la bouche d’un
« professionnel du deuil ». Il est pourtant révélateur
de l’essence du métier. « On est pas là pour faire peur
aux gens ! », s’exclame Charles. Etalages de tristesse
et élans dramatiques sont proscrits face aux familles,
au profit d’une atmosphère calme et maîtrisée.
L’employé s’applique à montrer un visage serein,
qui inspire la confiance aux proches éprouvés. Son
travail n’est pas de s’apitoyer sur leur sort, mais bien
de les écouter, de les conseiller, et de les décharger
des tracas administratifs dans un moment marqué
par la douleur.

«Je ne peux pas aider les familles comme un médecin
qui peut soigner. Je ne suis pas non plus psychiatre, je
ne peux pas les soulager psychologiquement », explique
Tristan Devries entre deux tintements de sonnette,
signal d’un visiteur dans l’établissement de pompes
funèbres dans lequel il travaille. « Mais je peux, en les
accompagnant dans leurs démarches, et en représentant
convenablement le corps, les aider à commencer un deuil
correct »,ajoute-t-il en jetant un rapide coup d’œil vers
le comptoir.
Entre recul et empathie
La majorité des 240 entreprises funéraires de
Wallonie, qui traitent une bonne partie des 100 000
décès enregistrés chaque année en moyenne en
Belgique, ont bien conscience de ce rôle joué dans
le processus de deuil de l’entourage. Mais cette
« fonction d’activation » (1) qu’ils remplissent auprès
des endeuillés ne s’exerce pas sans règles, presque
devenues conditions. Ainsi, par professionnalisme,
mais aussi pour se préserver émotionnellement, des
barrières symboliques sont érigées. Julien Bernard,
maître de conférences et sociologue à l’Université
Paris X, a longuement étudié la gestion des émotions
chez les pompes funèbres. Il fait mention dans ses
travaux d’une nécessaire « eumétrie » au quotidien,
soit une juste distance à adopter dans le rapport aux
familles et au mort. Un fragile jeu d’équilibriste, entre
empathie et retrait, qui guide le travailleur funéraire.
En toutes circonstances.
« Je me souviens de mon premier accident de train,
raconte Benoît, du premier que j’ ai été cherché sous le
train ». Il est dans le milieu depuis son enfance.
Ses parents, son grand-père et son arrière grand-
père l’ont précédé. Démarrer dans un « pompe »
était donc une évidence pour cet homme au regard
doux, depuis actif dans le rapatriement des corps.
C’était soit ça, soit footballeur.

Il fronce brièvement les sourcils avant de
reprendre son récit. « On arrive sur place, on
regarde. Et puis on tourne le bouton. On prend un
bras, une jambe, mais on ne réfléchit pas à ce qu’ on
fait. C’ est mécanique, c’est un acte technique que l’on
fait. Pour moi à ce moment là, je ne considère pas l’être
humain. On ne peut pas. Parce que si on réfléchit, on
est mort ».
ChezAlainKoninckxaussi,leregardestceluid’un
technicien. Il est embaumeur, ou thanatopracteur,
bien qu’il préfère la première appellation. Il est
régulièrement appelé par l’une ou l’autre entreprise
de pompes funèbres pour réaliser des soins de
conservation et de préparation sur un défunt. Ils
retardent la thanatomorphose et gomment les
stigmates de la mort, de façon à ce que la personne
décédée apparaisse à la famille « apaisée », comme
endormie. « J’ai beaucoup de mal à me souvenir
du visage des gens que je traite, avoue-t-il, car je
vois surtout par où agir, et comment agir. Je vois en
priorité les problèmes techniques ». Alain Koninck
s’est spécialisé dans la restauration faciale. Parfois,
il doit remodeler une joue, une partie du nez,
voire réimplanter des cheveux. « Fatalement il y a
des situations qui touchent un petit peu plus. Quand
on connaît l’histoire, le vécu des gens par exemple »,
reconnait-il, les yeux posés sur un de ses bidons
de produit chimique. Son outil de travail. Trois ou
quatre litres de liquide rosâtre qui se confondrait
aisément avec un cocktail pour midinette. « Mais
sinon ça va, je dors très bien», précise-t-il dans un
large sourire.
Quand les émotions submergent
Jean Geeurickx, président de la fédération des
pompes funèbres de Wallonie, récapitule ainsi la
dynamique de la profession : « Il existe généralement
deux attitudes lorsqu’une personne intègre le secteur.
Soit elle ne s’adapte pas et s’en va assez rapidement,
soit elle apprécie la qualité du contact propre à la
profession et reste dans le métier pendant de longues
années». Il arrive pourtant que l’empathie piège.
Malgré l’expérience, le savoir-faire et le sang-froid
acquis au fil des ans. Des morts abattent soudain
les barrières qui protégeaient des émois inattendus.
La charge émotionnelle devient alors pénible.
Voire insupportable.

« J’ai eu un trop plein », résume Benoît quand il
évoque sa mission en Thaïlande après le tsunami
de décembre 2004. Il voulait aider, alors il est parti
bénévolement pour rapatrier le corps des victimes
vers la Belgique. Les années de pratique ne sont
pas parvenues à atténuer ce qu’il a vécu là-bas.
A son retour l’attendaient un an de thérapie et
une conversion professionnelle. Pour dix jours sur
place. « On parle toujours de l’aide psychologique aux
policiers, aux pompiers. Chez nous, il n’y a pas ça »,
observe Benoît.

Le psychologue reste un sujet peu abordé
entre collègues. « C’est un peu tabou », confirme
Tristan Devries. Tous les collaborateurs qu’il a
fréquentés depuis ses premiers pas dans le milieu,
fin d’adolescence, trouvaient cette aide « ridicule »,
raconte-t-il, même s’il estime que certains doivent
probablement se cacher derrière une carapace
«  de bourru ». Les problèmes se règlent dès
lors très souvent en interne. « Il y a bien le
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des services d’ accompagnement de leurs équipes, mais
la majorité des employés n’accepteront de toute façon
pas », regrette-t-il.
« Un métier formidable »
« Il y en a qui prennent énormément sur eux  »,
atteste Benoît. La journée touche à sa fin. Les
rayons du soleil déclinant réchauffent la pièce. Ils
font scintiller les cheveux grisonnants de l’homme
au rythme de ses gesticulations, comme s’il s’était
agi de fil d’argent. Il finit par se lever. Il doit
récupérer «le p’tit» à la garderie. «Moi, je le partage.
J’ai la chance d’avoir mon épouse, qui est une excellente
oreille. Presque tous mes dossiers, je lui en parle »,
poursuit-il. Il a fini par renouer avec son activité
de rapatriement, après quatre ans de transition
professionnelle. « J’ai eu d’autres occupations,
mais aucune ne m’a donné autant de satisfaction
en fin de journée», confie-t-il. Il sourit, avant de
continuer: « C’est un métier formidable ». Quant à
son expérience en Thaïlande,il est catégorique.« Je
le referai. Je repars tout de suite s’il le faut. Car une fois
passé le cap, c’est un enrichissement pour la vie ».
■ Chloe Glad
(1)Bernard,Julien.2006.«Lesémotionsdanslarelation
Pompes funèbres – endeuillés : une problématique de
santé ». Face à face, n°9, http://faceaface.revues.org/75.
(2) Respectivement le Service de Prévention et de
Médecine du Travail et le Service Externe de Prévention
et Protection au Travail.
Alain Koninckx (en haut) pratique la thanatopraxie depuis 2008, en tant qu'indépendant. Tristan Devries, lui, est employé des pompes funèbres depuis seulement deux ans (en dessous).
Mais il fréquente le milieu funéraire depuis longtemps : il avait seize ans lorsqu'il a décroché son premier job d'été comme croque-mort. © CHLOE GLAD/LEILA JMOUHI.
Le Soir mai 2013
reportage 2
Rencontre avec deux étudiantes de l'IFAPME
Quand avez-vous su que vous
vouliez devenir thanatopracteur ?
J’ai toujours été très curieuse au niveau
de la biologie et du corps humain. Toute
petite je voulais être médecin. Le décès
de mon père quand j’avais douze ans a
légèrement réorienté mon choix : ce sera
médecin légiste. Je voulais comprendre la
mort. L’achèvement de mon cheminement
de pensée a eu lieu lorsque ma meilleure
amie est accidentellement décédée, en
2006. A ce moment là, un garçon que
je connaissais de vue m’a fait découvrir
l’envers du décor. J’ai pu admirer le
travail qu’il avait accompli sur elle pour
lui rendre l’apparence que je lui avais
toujours connue. Ça a été un déclic :
pourquoi vouloir à tout prix lutter contre
l’inéluctable ? Ce qui compte vraiment
à mes yeux quand on perd quelqu’un,
c’est la dernière image qu’on en garde.
Qu’est-ce qui vous
plaît dans ce métier ?
Je veux faire ce métier pour aider les
gens. Faire son deuil est quelque chose de
très difficile et il faut avoir quelqu'un sur
quipouvoirsereposer.Personnellement,j'ai
encore beaucoup de mal à m'adresser aux
familles, j'estime que psychologiquement
je n'ai pas les aptitudes nécessaires pour
pouvoir les aider. Mais j'aime vraiment
m'occuper des défunts, les rendre beaux
à nouveau. Je me sens vraiment fière et
honoréequandlesgensdisentdeleurproche
qu'il est paisible, qu'il a l'air de dormir.
Comment a réagi votre
entourage à l’annonce de
votre projet professionnel ?
Au début, on ne m'a pas vraiment prise
au sérieux. Maintenant ça va mieux, mais
le regard des gens reste toujours un peu dur
à mon égard, surtout venant des adultes.
Récemment un ami à ma mère lui a
demandésijen'étaispasmalsaineàvouloir
m'occuper de personnes décédées toute la
journée alors qu'avant j'étais, je cite, « une
gentille fille ». Les gens de mon âge
sont plus ouverts d'esprit, ils comprennent
mon envie. Le seul problème parfois,
c’est qu’ils veulent que je leur raconte des
histoires « choc ». Ils sont très vite déçus.
Propos recueillis par Chloé Glad.
	 © CHLOE GLAD
Laurentine est en dernière
année d’entreprenariat de
pompes funèbres. Elle
espère pouvoir entamer une
formationdethanatopracteur
l’année prochaine, sa
véritable passion. Une idée
qui lui trotte dans la tête
depuis longtemps.
Pourquoi refaire des
études d’entreprenariat
en pompes funèbres ?
J’ai d’abord fait des
étudesd’éducateurspécialisé.
Mon diplôme en poche, j’ai
commencé à chercher du
boulot. J’ai découvert assez
rapidement que le secteur
était bouché. Au même
moment, mon frère, gérant
de l’entreprise familiale,
cherchait quelqu’un pour
travailler avec lui. J’ai
alors repris les cours, pour
avoir accès à la profession.
Ça ne vous effraie
pas d’être confrontée à
la mort tous les jours ?
Je suis née dedans, j’ai
toujours vu mes parents
travailler comme pompes
funèbres, et j’ai toujours
vécu à côté d’installations
funéraires.Alors « effrayée »,
non, je ne le suis pas du
tout. Par contre, depuis que
je fais ce métier, je réalise
que la vie est courte, et
quand je rentre chez moi le
soir, je profite beaucoup plus
de ma famille qu’avant.
Comment cela
se passe-t-il quand
vous dévoilez à des
inconnus votre activité ?
Les gens sont intrigués
Ils me posent toutes sortes
de questions, des questions
qu’ils n’ont jamais
eu l’occasion de poser
auparavant. On me dit
aussi que je suis courageuse
de faire ça. Mais moi, je
ne serai jamais capable de
faire leur métier à eux !
Propos recueillis par
Chloé Glad.
Après un passage par une
autre formation, Anne-Sophie
renoue avec le milieu dans
lequel elle a toujours baigné.
Il y a deux ans, elle décide de
rejoindrelasociétédepompes
funèbres familiale. Dans
quelques mois, elle pourra,
grâce à ce second diplôme,
	 © CHLOE GLAD
N’ouvre pas de pompes
funèbres qui veut : l’accès à la
profession est réglementé par arrêté
royal. Depuis 2007, pour pouvoir
exploiter une société funéraire, le
travailleur doit posséder un titre
de compétence. En Wallonie, c’est
habituellement par l’IFAPME,
l’Institut wallon de Formation en
Alternance et des Indépendants et
Petites et Moyennes Entreprises,
que passent les personnes désireuses
de se former à cet entreprenariat
particulier.
A l’inverse, aucun diplôme n’est
requis pour le « simple » employé
funéraire. Les tâches de nettoyage,
de toilette mortuaire, de mise en
bière, et de réception sont confiées
aux personnes jugées les plus
capables par le patron. Celles qui
veulent enrichir leur savoir-faire
de notions en droit et en gestion
peuvent par contre intégrer le
Master d’entrepreneur de pompes
funèbres si elles le souhaitent.
Il compte au total quarante-
sept étudiants pour 2012-2013.
Concernant le métier de
thanatopracteur, aussi appelé
«  embaumeur moderne », c’est
un peu différent. La législation
ne s’est pas encore penchée sur
cette pratique. N’importe qui peut
donc se prétendre thanatopracteur.
Pouvoir justifier de l’un des deux
diplômes offerts en Belgique est
donc l’unique gage de maîtrise
professionnelle à l’heure
actuelle. Ces formations sont
respectivement encadrées par le
British Institute of Embalmers et
l’Institut Belge de Thanatopraxie.
Cette dernière collabore avec
l’IFAPME pour les cours dispensés
en Wallonie. Ils réunissent
cette année quinze étudiants.
■ Chloe Glad
Intégrer le secteur funéraire
Eclairage / Comment devenir croque-mort ?
	©LEILAJMOUHI

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  • 1. Le Soir mai 2013 2 reportage Les thanatonautes Ils sont embaumeur, spécialisé dans le rapatriement des corps ou employé de pompes funèbres. Ils ont la tâche souvent méjugée et pas toujours facile de faire le lien entre le monde des vivants et celui des disparus. Chaque jour, ils côtoient la mort. Mais surtout, ils redécouvrent la vie. T on taquin,smartphone au poing,chemise blanche bordée de boutons de manchette. A lui seul, Charles brise les clichés de la profession. Attablé à son bureau, jonglant entre ordinateur portable et dossiers, il a plutôt l’air d’un notaire ou d’un financier. Seules les quatre miniatures de pierre tombale rappellent qu’il traite tous les jours avec les morts. Ça, et les photographies disposées sur l’armoire métallique. Des personnes dont il a organisé les funérailles.
 Le trentenaire intègre sa première maison de pompes funèbres par hasard, il y a huit ans, avant de devenir son propre patron. « On est plus des consultants funéraires ici », corrige Charles. Elles sont loin, les effluves de formol et les mines grisâtres qui dessinent le stéréotype du croque-mort. « Quand les gens poussent la porte ici, c’est plutôt "convivialité" ». On est pas du tout sinistre, c’est lumineux », lâche-t-il en désignant sa grande fenêtre d’un geste de la main.
 Le terme peut étonner dans la bouche d’un « professionnel du deuil ». Il est pourtant révélateur de l’essence du métier. « On est pas là pour faire peur aux gens ! », s’exclame Charles. Etalages de tristesse et élans dramatiques sont proscrits face aux familles, au profit d’une atmosphère calme et maîtrisée. L’employé s’applique à montrer un visage serein, qui inspire la confiance aux proches éprouvés. Son travail n’est pas de s’apitoyer sur leur sort, mais bien de les écouter, de les conseiller, et de les décharger des tracas administratifs dans un moment marqué par la douleur.
 «Je ne peux pas aider les familles comme un médecin qui peut soigner. Je ne suis pas non plus psychiatre, je ne peux pas les soulager psychologiquement », explique Tristan Devries entre deux tintements de sonnette, signal d’un visiteur dans l’établissement de pompes funèbres dans lequel il travaille. « Mais je peux, en les accompagnant dans leurs démarches, et en représentant convenablement le corps, les aider à commencer un deuil correct »,ajoute-t-il en jetant un rapide coup d’œil vers le comptoir. Entre recul et empathie La majorité des 240 entreprises funéraires de Wallonie, qui traitent une bonne partie des 100 000 décès enregistrés chaque année en moyenne en Belgique, ont bien conscience de ce rôle joué dans le processus de deuil de l’entourage. Mais cette « fonction d’activation » (1) qu’ils remplissent auprès des endeuillés ne s’exerce pas sans règles, presque devenues conditions. Ainsi, par professionnalisme, mais aussi pour se préserver émotionnellement, des barrières symboliques sont érigées. Julien Bernard, maître de conférences et sociologue à l’Université Paris X, a longuement étudié la gestion des émotions chez les pompes funèbres. Il fait mention dans ses travaux d’une nécessaire « eumétrie » au quotidien, soit une juste distance à adopter dans le rapport aux familles et au mort. Un fragile jeu d’équilibriste, entre empathie et retrait, qui guide le travailleur funéraire. En toutes circonstances. « Je me souviens de mon premier accident de train, raconte Benoît, du premier que j’ ai été cherché sous le train ». Il est dans le milieu depuis son enfance. Ses parents, son grand-père et son arrière grand- père l’ont précédé. Démarrer dans un « pompe » était donc une évidence pour cet homme au regard doux, depuis actif dans le rapatriement des corps. C’était soit ça, soit footballeur.
 Il fronce brièvement les sourcils avant de reprendre son récit. « On arrive sur place, on regarde. Et puis on tourne le bouton. On prend un bras, une jambe, mais on ne réfléchit pas à ce qu’ on fait. C’ est mécanique, c’est un acte technique que l’on fait. Pour moi à ce moment là, je ne considère pas l’être humain. On ne peut pas. Parce que si on réfléchit, on est mort ». ChezAlainKoninckxaussi,leregardestceluid’un technicien. Il est embaumeur, ou thanatopracteur, bien qu’il préfère la première appellation. Il est régulièrement appelé par l’une ou l’autre entreprise de pompes funèbres pour réaliser des soins de conservation et de préparation sur un défunt. Ils retardent la thanatomorphose et gomment les stigmates de la mort, de façon à ce que la personne décédée apparaisse à la famille « apaisée », comme endormie. « J’ai beaucoup de mal à me souvenir du visage des gens que je traite, avoue-t-il, car je vois surtout par où agir, et comment agir. Je vois en priorité les problèmes techniques ». Alain Koninck s’est spécialisé dans la restauration faciale. Parfois, il doit remodeler une joue, une partie du nez, voire réimplanter des cheveux. « Fatalement il y a des situations qui touchent un petit peu plus. Quand on connaît l’histoire, le vécu des gens par exemple », reconnait-il, les yeux posés sur un de ses bidons de produit chimique. Son outil de travail. Trois ou quatre litres de liquide rosâtre qui se confondrait aisément avec un cocktail pour midinette. « Mais sinon ça va, je dors très bien», précise-t-il dans un large sourire. Quand les émotions submergent Jean Geeurickx, président de la fédération des pompes funèbres de Wallonie, récapitule ainsi la dynamique de la profession : « Il existe généralement deux attitudes lorsqu’une personne intègre le secteur. Soit elle ne s’adapte pas et s’en va assez rapidement, soit elle apprécie la qualité du contact propre à la profession et reste dans le métier pendant de longues années». Il arrive pourtant que l’empathie piège. Malgré l’expérience, le savoir-faire et le sang-froid acquis au fil des ans. Des morts abattent soudain les barrières qui protégeaient des émois inattendus. La charge émotionnelle devient alors pénible. Voire insupportable.
 « J’ai eu un trop plein », résume Benoît quand il évoque sa mission en Thaïlande après le tsunami de décembre 2004. Il voulait aider, alors il est parti bénévolement pour rapatrier le corps des victimes vers la Belgique. Les années de pratique ne sont pas parvenues à atténuer ce qu’il a vécu là-bas. A son retour l’attendaient un an de thérapie et une conversion professionnelle. Pour dix jours sur place. « On parle toujours de l’aide psychologique aux policiers, aux pompiers. Chez nous, il n’y a pas ça », observe Benoît.
 Le psychologue reste un sujet peu abordé entre collègues. « C’est un peu tabou », confirme Tristan Devries. Tous les collaborateurs qu’il a fréquentés depuis ses premiers pas dans le milieu, fin d’adolescence, trouvaient cette aide « ridicule », raconte-t-il, même s’il estime que certains doivent probablement se cacher derrière une carapace «  de bourru ». Les problèmes se règlent dès lors très souvent en interne. « Il y a bien le SPMT ou le CESI (2) qui proposent aux patrons des services d’ accompagnement de leurs équipes, mais la majorité des employés n’accepteront de toute façon pas », regrette-t-il. « Un métier formidable » « Il y en a qui prennent énormément sur eux  », atteste Benoît. La journée touche à sa fin. Les rayons du soleil déclinant réchauffent la pièce. Ils font scintiller les cheveux grisonnants de l’homme au rythme de ses gesticulations, comme s’il s’était agi de fil d’argent. Il finit par se lever. Il doit récupérer «le p’tit» à la garderie. «Moi, je le partage. J’ai la chance d’avoir mon épouse, qui est une excellente oreille. Presque tous mes dossiers, je lui en parle », poursuit-il. Il a fini par renouer avec son activité de rapatriement, après quatre ans de transition professionnelle. « J’ai eu d’autres occupations, mais aucune ne m’a donné autant de satisfaction en fin de journée», confie-t-il. Il sourit, avant de continuer: « C’est un métier formidable ». Quant à son expérience en Thaïlande,il est catégorique.« Je le referai. Je repars tout de suite s’il le faut. Car une fois passé le cap, c’est un enrichissement pour la vie ». ■ Chloe Glad (1)Bernard,Julien.2006.«Lesémotionsdanslarelation Pompes funèbres – endeuillés : une problématique de santé ». Face à face, n°9, http://faceaface.revues.org/75. (2) Respectivement le Service de Prévention et de Médecine du Travail et le Service Externe de Prévention et Protection au Travail. Alain Koninckx (en haut) pratique la thanatopraxie depuis 2008, en tant qu'indépendant. Tristan Devries, lui, est employé des pompes funèbres depuis seulement deux ans (en dessous). Mais il fréquente le milieu funéraire depuis longtemps : il avait seize ans lorsqu'il a décroché son premier job d'été comme croque-mort. © CHLOE GLAD/LEILA JMOUHI.
  • 2. Le Soir mai 2013 reportage 2 Rencontre avec deux étudiantes de l'IFAPME Quand avez-vous su que vous vouliez devenir thanatopracteur ? J’ai toujours été très curieuse au niveau de la biologie et du corps humain. Toute petite je voulais être médecin. Le décès de mon père quand j’avais douze ans a légèrement réorienté mon choix : ce sera médecin légiste. Je voulais comprendre la mort. L’achèvement de mon cheminement de pensée a eu lieu lorsque ma meilleure amie est accidentellement décédée, en 2006. A ce moment là, un garçon que je connaissais de vue m’a fait découvrir l’envers du décor. J’ai pu admirer le travail qu’il avait accompli sur elle pour lui rendre l’apparence que je lui avais toujours connue. Ça a été un déclic : pourquoi vouloir à tout prix lutter contre l’inéluctable ? Ce qui compte vraiment à mes yeux quand on perd quelqu’un, c’est la dernière image qu’on en garde. Qu’est-ce qui vous plaît dans ce métier ? Je veux faire ce métier pour aider les gens. Faire son deuil est quelque chose de très difficile et il faut avoir quelqu'un sur quipouvoirsereposer.Personnellement,j'ai encore beaucoup de mal à m'adresser aux familles, j'estime que psychologiquement je n'ai pas les aptitudes nécessaires pour pouvoir les aider. Mais j'aime vraiment m'occuper des défunts, les rendre beaux à nouveau. Je me sens vraiment fière et honoréequandlesgensdisentdeleurproche qu'il est paisible, qu'il a l'air de dormir. Comment a réagi votre entourage à l’annonce de votre projet professionnel ? Au début, on ne m'a pas vraiment prise au sérieux. Maintenant ça va mieux, mais le regard des gens reste toujours un peu dur à mon égard, surtout venant des adultes. Récemment un ami à ma mère lui a demandésijen'étaispasmalsaineàvouloir m'occuper de personnes décédées toute la journée alors qu'avant j'étais, je cite, « une gentille fille ». Les gens de mon âge sont plus ouverts d'esprit, ils comprennent mon envie. Le seul problème parfois, c’est qu’ils veulent que je leur raconte des histoires « choc ». Ils sont très vite déçus. Propos recueillis par Chloé Glad. © CHLOE GLAD Laurentine est en dernière année d’entreprenariat de pompes funèbres. Elle espère pouvoir entamer une formationdethanatopracteur l’année prochaine, sa véritable passion. Une idée qui lui trotte dans la tête depuis longtemps. Pourquoi refaire des études d’entreprenariat en pompes funèbres ? J’ai d’abord fait des étudesd’éducateurspécialisé. Mon diplôme en poche, j’ai commencé à chercher du boulot. J’ai découvert assez rapidement que le secteur était bouché. Au même moment, mon frère, gérant de l’entreprise familiale, cherchait quelqu’un pour travailler avec lui. J’ai alors repris les cours, pour avoir accès à la profession. Ça ne vous effraie pas d’être confrontée à la mort tous les jours ? Je suis née dedans, j’ai toujours vu mes parents travailler comme pompes funèbres, et j’ai toujours vécu à côté d’installations funéraires.Alors « effrayée », non, je ne le suis pas du tout. Par contre, depuis que je fais ce métier, je réalise que la vie est courte, et quand je rentre chez moi le soir, je profite beaucoup plus de ma famille qu’avant. Comment cela se passe-t-il quand vous dévoilez à des inconnus votre activité ? Les gens sont intrigués Ils me posent toutes sortes de questions, des questions qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de poser auparavant. On me dit aussi que je suis courageuse de faire ça. Mais moi, je ne serai jamais capable de faire leur métier à eux ! Propos recueillis par Chloé Glad. Après un passage par une autre formation, Anne-Sophie renoue avec le milieu dans lequel elle a toujours baigné. Il y a deux ans, elle décide de rejoindrelasociétédepompes funèbres familiale. Dans quelques mois, elle pourra, grâce à ce second diplôme, © CHLOE GLAD N’ouvre pas de pompes funèbres qui veut : l’accès à la profession est réglementé par arrêté royal. Depuis 2007, pour pouvoir exploiter une société funéraire, le travailleur doit posséder un titre de compétence. En Wallonie, c’est habituellement par l’IFAPME, l’Institut wallon de Formation en Alternance et des Indépendants et Petites et Moyennes Entreprises, que passent les personnes désireuses de se former à cet entreprenariat particulier. A l’inverse, aucun diplôme n’est requis pour le « simple » employé funéraire. Les tâches de nettoyage, de toilette mortuaire, de mise en bière, et de réception sont confiées aux personnes jugées les plus capables par le patron. Celles qui veulent enrichir leur savoir-faire de notions en droit et en gestion peuvent par contre intégrer le Master d’entrepreneur de pompes funèbres si elles le souhaitent. Il compte au total quarante- sept étudiants pour 2012-2013. Concernant le métier de thanatopracteur, aussi appelé «  embaumeur moderne », c’est un peu différent. La législation ne s’est pas encore penchée sur cette pratique. N’importe qui peut donc se prétendre thanatopracteur. Pouvoir justifier de l’un des deux diplômes offerts en Belgique est donc l’unique gage de maîtrise professionnelle à l’heure actuelle. Ces formations sont respectivement encadrées par le British Institute of Embalmers et l’Institut Belge de Thanatopraxie. Cette dernière collabore avec l’IFAPME pour les cours dispensés en Wallonie. Ils réunissent cette année quinze étudiants. ■ Chloe Glad Intégrer le secteur funéraire Eclairage / Comment devenir croque-mort ? ©LEILAJMOUHI