1. Les sources chrétiennes du christianisme
LAURENT SAILLY
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Les sources chrétiennes du christianisme
LE NOUVEAU TESTAMENT
2. Les sources chrétiennes du christianisme
LAURENT SAILLY
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LES SOURCES CHRETIENNES : LE « NOUVEAU TESTAMENT »
Introduction au « Nouveau Testament »
Le Nouveau Testament ne se comprend pas si on le dissocie
de ce qui préside à la naissance du christianisme : le
témoignage d’un groupe de juifs de Galilée, selon lequel
Jésus, qui prêcha parmi eux la venue du Royaume de Dieu,
était le Messie promis par Dieu, était ressuscité et vainqueur
de la mort, et annonçait la conclusion d’une nouvelle alliance
entre les hommes et Dieu.
De la période concomitante à l’Exil (587-538 av. J.-C.), le
milieu des juifs de Judée avait retenu les croyances
messianiques : certains attendaient la venue d’un descendant
du roi David, un Messie, qui restaurait l’indépendance politique
et religieuse perdue du pays.
Héritier de la période postexilique, ce judaïsme présentait une
multiplicité de visages : sadducéens, pharisiens, esséniens…
auquel il convient d’ajouter une diaspora hellénistique.
Immédiatement après la mort de Jésus, ses disciples
proclamèrent qu’il était ressuscité et proclamèrent la Bonne
nouvelle – c’est le sens du mot « évangile », en grec
euangelion.
Le Nouveau Testament est composé de cinq grands
ensembles :
- Les quatre évangiles, qui font le récit de la naissance, de
la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus ; désignés
par le nom de leur auteur présumé Matthieu, Marc, Luc et
Jean (les trois premiers étant qualifiés de « synoptiques »
car ils suivent la même trame).
- Les Actes des Apôtres, du même auteur que l’évangile
de Luc, font le récit de la première prédication apostolique
et des débuts de l’Eglise en le centrant sur Pierre et Paul.
- Les épîtres (ou lettres) de Paul, écrites par l’apôtre ou
par ses successeurs sous son nom. On distingue
traditionnellement les premières épîtres (I Thessaloniciens,
II Thessaloniciens), les grandes épîtres (Galates, I
Corinthiens, II Corinthiens, Romains), les épîtres « de la
captivité » dont l’auteur se déclare détenu en prison
(Philippiens, Colossiens, Ephésiens et Philémon), les
épîtres « pastorales » dont l’auteur adresse des
recommandations à des chefs de communauté (I
Timothée, II Timothée, Tite) et l’Epître aux Hébreux qui
recueille une homélie certainement pas de Paul.
- Les épîtres catholiques, ainsi nommées parce qu’elles
s’adressent non pas, comme les lettres de Paul, à des
Eglises ou à des individus mais à l’Eglise « universelle »
(qui est le sens grec de katholikos), ont des apôtres
comme auteurs déclarés : une épître de Jacques, deux de
Pierre, trois de Jean et une de Jude.
- L’Apocalypse, seul traité de style apocalyptique dans le
Nouveau Testament.
Il faut noter que les noms que l’on vient de donner sont
toujours postérieurs à la rédaction des livres. Les noms des
évangiles proviennent de la tradition d’Irénée de Lyon ; les
épîtres de Paul sont désignées par leurs destinataires ; les
épîtres catholiques sont nommées à partir de leurs auteurs.
L’Apocalypse porte le nom que lui a donné son auteur dans
son premier verset.
Le plan suivra l’ordre chronologique de rédaction des textes :
- L’âge apostolique (vers 30-70), les apôtres procèdent
à la première prédication.
- L’âge sub-apostolique (70-90), la seconde génération
de chrétiens fait face non seulement à la mort des
apôtres, mais aussi aux conséquences de la
catastrophique révolte judéenne ; ils écrivent pour
conserver l’enseignement apostolique, installer les
Eglises dans la durée et définir leurs rapports avec les
juifs non chrétiens.
- La troisième génération des disciples de Jésus (90-
120), les nouveaux écrits sont produits pour affronter la
persécution et définir sa théologie.
- Après la rédaction finale du Nouveau Testament (au
tournant du IIe
siècle), au temps des rédacteurs se
superpose celui des éditeurs qui décident quels livres
entreront dans le Nouveau Testament et sous quelles
versions, et celui des traducteurs, qui le transmettent
dans de multiples langues.
[In « Le Nouveau Testament », R.BURNET, Que sais-je ?, p. 3 à 9]
L’ « Ancien Testament »
Pour qu’il y ait un « nouveau », il fallait bien un « ancien » et donc une
relation entre les deux. Relation qui n’a jamais été simple à expliquer.
Testament vient du latin par lequel on a traduit un mot grec, désignant une
sorte de pacte légal pour traduire un mot hébreu qui signifie alliance…
Après la disparition de Jésus, ceux qui ne s’appelaient pas encore chrétiens
se sont situés dans la continuité de l’héritage du peuple hébreu. Pour la
plupart d’origine juive, comme leur « Maître », ils s’y référaient en
choisissant des passages qu’ils interprétaient comme l’annonce de ce qui
était devenu le fondement de leur foi : la mort et la résurrection de Jésus, qui
faisait de lui le Messie (christos en grec), le sauveur promis par Dieu aux
Hébreux.
Cette interprétation dans la continuité a évolué avec la séparation du
christianisme et du judaïsme. Après la destruction du Temple de Jérusalem
par les Romains en 70, le judaïsme a resserré ses rangs autour du courant
pharisien en excluant les dissidents. Au sein des communautés chrétiennes,
déjà engagées dans la diffusion du message de Jésus auprès des
populations non juives va désormais s’affirmer la conception défendue par
l’apôtre Paul : ce n’est plus le respect de la Loi (la Torah de Moïse) qui
sauve, mais la foi en Jésus ressuscité, le Christ.
Ainsi, comme le résume saint Augustin, à la fin du IVe siècle, « l’Ancien
Testament n’est pas autre chose que le Nouveau couvert d’un voile, et le
Nouveau Testament n’est autre que l’Ancien dévoilé ».
Mais l’Ancien Testament ne correspond pas exactement à ce qu’on appelle
aujourd’hui la Bible hébraïque. Cette dernière est le résultat de la sélection
opérée par les rabbins qui ont constitué le canon littéraire du judaïsme au
tournant des Ier et IIe siècles. Elle est composée de trois ensembles de
textes : les cinq livres de la Torah, dont la rédaction est attribuée par la
tradition à Moïse et qui posent les fondements de la religion hébraïque tels
que Dieu les lui a révélés ; les livres des Prophètes, qui recueillent les
interventions de ces « porte-paroles » de Dieu dans l’histoire du peuple
hébreu ; enfin, des « Ecrits » qui regroupent différents genres de textes
comme des psaumes, des proverbes, des récits de sagesse et le fameux
Cantique des cantiques.
Pour ce faire, les rabbins qui ont organisé le judaïsme tel qu’il a traversé
l’histoire jusqu’à nos jours, ont laissé de côté une petite dizaine de textes,
contenus dans une Bible d’origine hébraïque mais rédigées en grec. On
l’appelait « Septante » car la légende dit qu’elle était l’œuvre de soixante-dix
savants juifs réunis à Alexandrie au IIIe siècle avant notre ère. De là vient la
traduction du mot Torah, qui signifie enseignement, par le mot grec nomos
qui signifie la loi… Car c’est dans cet ensemble de textes que les chrétiens
du IIe siècle, dont la langue commune était le grec, – idiome international de
l’époque – ont puisé leur Ancien Testament, en conservant, à côté des livres
de la Bible hébraïque déjà mentionnés, une bonne vingtaine d’écrits
d’origine hébraïque non reconnus par le judaïsme. Ainsi, l’unification du
premier christianisme s’est aussi effectuée dans un rapport sélectif aux
« Ecritures » juives.
[In Le Monde des Religions de novembre-décembre 2005,
« Les sources des Ecritures chrétiennes » S.LAFITTE, p. 24 à 25]
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Paroles d’Evangiles
Que savons-nous vraiment de Jésus-Christ ? Dans le siècle qui suivit la mort de Jésus, on se mit à écrire ce qui s’était passé. Lorsque
dans les années 60, la génération qui connut Jésus commence à disparaître, certains entreprennent d’interroger les derniers témoins
afin de préserver la mémoire des événements. Mais leurs Evangiles (du grec euangelos, qui apporte une bonne nouvelle) ne sont pas
des livres d’histoire mais des livres de Foi comportant des éléments historiques. Ce qui explique que les Evangiles canoniques pour ne
parler que de ces quatre là, ne rapportent pas les mêmes faits et ne se soucient pas de cohérence. Chaque évangéliste cherche à faire
passer le message du Christ : « Ces choses ont été écrites afin que vous croyez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu et qu’en
croyant vous avez vie en son nom » (Jean 20-31).
Ces divergences et adaptations ne pouvaient passer inaperçues et, dès le IVe siècle, Origène, un Père de l’Eglise, constate que tout ne
s’est pas déroulé exactement tel que raconté. Mais personne, même chez les adversaires de l’Eglise naissance, ne songe à mettre en
doute la réalité de Jésus. Il faut attendre le XVIe
siècle pour que des érudits s’intéressent à ces divergences et entreprennent un travail
critique à l’égard des textes saints. Avec les Lumières, les Evangiles prennent un coup terrible. Les textes perdent toute valeur
historique, ce qui n’empêche pas de vouloir retrouver le « Jésus historique » derrière le « Christ de l’Eglise ». Albert Schweitzer fait le
point sur les travaux entrepris et constate que la quête du « Jésus historique » s’avère utopique.
La première moitié du XXe
siècle n’est guère plus optimiste mais, de plus en plus, on veut se donner les moyens d’aller au plus près de
ce qui peut encore être « sauvé », retrouvé. Sont posées les premières bases d’une analyse scientifique des textes évangéliques et
plusieurs critères sont dégagés. Ainsi, la diversité des points de vue devient un point positif : si les Evangiles avaient été une création
indépendante de tout fait réel, leur histoire serait plus cohérente. Un autre critère analyse la cohérence de ce que l’on prête au Christ.
De fait, les témoins romains ne sont pas légion à faire mention du Sauveur, pour eux un juif parmi d’autres. Une des allusions les plus
anciennes (1er
siècle) proviendrait d’une lettre de Mara, un philosophe, à son fils Sérapion : « Quel avantage les juifs gagnèrent-ils en
exécutant leur Roi sage ? Leur nation fut abolie peu de temps après cet événement. […] Le Roi sage ne mourut pas non plus à
toujours, il vit dans les enseignements qu’il a donnés. » Si Jésus n’y est pas nommé, la description sonne assez juste. Les Antiquités
juives de Flavius Josèphe (ancien officier juif qui se rendit aux Romains ; 37-94), dont nous possédons des copies, offrent plusieurs
passages d’intérêt en citant des personnages connus : Jean le Baptiste, Jacques, frère de Jésus, et surtout Jésus lui-même,
notamment lors du long et étonnant Testimonium flavianum. Témoignage trop « beau » pour être authentique et il y a généralement
consensus pour dire que si Josèphe a bien parlé du Christ dans son original, il fut plus discret et laconique ; le texte tel que nous le
connaissons aujourd’hui résulterait d’une copie ancienne faite par un chrétien trop enthousiaste.
Trois auteurs latins vont citer indirectement Jésus à la même période. Pline le Jeune, légat de Bithynie, écrit en 112 à l’empereur Trajan
(livre X, lettre 96) dans le cadre d’enquêtes qu’il mena pour démasquer les chrétiens : « Toute leur faute ou toute leur erreur, ont-ils
confessé, s’était bornée à se réunir habituellement à une date fixe, avant le lever du jour, à chanter entre eux un hymne à un Christ
comme à un dieu : ils s’engageaient aussi par serment non pas à accomplir tel ou tel crime mais à ne point commettre de vols, de
brigandages ou d’adultère, à ne pas nier un dépôt déclaré en justice ; ces rites accomplis, ils avaient coutume de se réunir encore pour
prendre leur nourriture qui, quoi qu’on en dise, était ordinaire et innocente ». Peu après, répondant à l’incendie qui ravagea Rome en
64, Tacite (en 116) et Suétone (en 120) évoquent à leur « Christ » ; le premier dans ses Annales (livre XV) : « Néron chercha des
coupables et infligea des tourments raffinés à ceux que leurs abominations faisaient détester et que la foule appelait chrétiens. Ce nom
leur vient de Christ que, sous le principat de Tibère, Ponce Pilate avait livré au supplice. » Le second dans ses Vies des douze Césars :
« On livra au supplice les chrétiens, sorte de gens adonnés à une superstition nouvelle et dangereuse ». Un autre passage est à
rapporter, celui rappelant que : « Comme les juifs se soulevaient continuellement à l’instigation de Chrestus/Khristos, il [l’empereur
Claude] les chassa de Rome ». Une expulsion évoquée dans les Actes des Apôtres. D’autres sources non chrétiennes (juives ou
arabes principalement) plus tardives vont mentionner Jésus, même de façon peu flatteuse ; l’historicité du personnage n’est alors
jamais remise en doute.
Néanmoins, quelques noms et événements attestés, cela fait peu… Aussi, beaucoup se sont également tournés vers l’archéologie pour
réunir de précieuses traces matérielles susceptibles de conforter les évangiles. Mais là encore, c’est oublier que les évangélistes ne se
sont parfois jamais rendus sur les lieux qu’ils décrivent. Ce n’est qu’au début du IIIe
siècle que des pèlerins vont chercher à retrouver les
lieux de naissance du Christ, de son supplice ou de son ensevelissement.
Des découvertes intéressantes sont tout de même venues éclairer ici et là un passage biblique ou aider à mieux cerner le cadre de vie
où évoluait Jésus.
Mais cela a-t-il vraiment un impact sur le message que les évangélistes voulurent transmettre ?
« Ils lui dirent : “Dis-nous qui tu es, afin que nous croyons en toi. “
Il leur dit : “Vous scrutez l’aspect du ciel et de la terre mais Celui qui par-devant vous, vous ne le connaissez pas et, cette
conjecture-ci, vous ne savez pas comment la scruter. “ »
(Evangile apocryphe de Thomas).
[In Les Cahiers de Sciences & Vie n°83 – Octobre 2004, E.RAUSCHER, p. 92 à 97]
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LES SOURCES CHRETIENNES : LE « NOUVEAU TESTAMENT »
Chapitre 1
L’âge apostolique :
premiers disciples, premières rédactions
Les disciples se réunissent en communauté indépendante
avec 3 croyances :
1/ Jésus est ressuscité des morts ;
2/ Jésus a envoyé en mission ses disciples ;
3/ Jésus doit revenir dans un avenir proche.
I. La première communauté et les
premières traditions
1. L’évolution de la première communauté
Dès son éclosion, l’Eglise primitive s’établit à Jérusalem, du
moins selon Luc. Pour ces premiers disciples que rien ne
retenait dans la ville sainte, n’était-ce pas se jeter dans la
gueule du loup ? C’est dire si ce premier groupe se croyait dès
son origine investi d’une mission eschatologique. Deux
tendances semblent avoir dominé l’Eglise autour des deux
figures : Pierre, le chef du groupe des disciples, et Jacques
qui bénéficiait d’une sorte de légitimité dynastique puisqu’il
appartenait à la famille de Jésus et que l’on nomme parfois
« frère du Seigneur » (est-ce un frère cadet, un cousin ou un
fils de Joseph… ?). Les témoignages affirment que l’Eglise de
Pierre et de Jacques connaissait une vie liturgique intense
autour du Temple, en y ajoutant des cérémonies propres.
Bientôt une nouvelle tendance se fit jour, que les Actes des
Apôtres (chap.6) présentent comme une nécessité
organisationnelle face à l’expansion du groupe des
Hellénistes, dirigés par Etienne. Les revendications
hellénistes traduisaient les conceptions du judaïsme de la
Diaspora, un peu éloigné du judaïsme palestinien ou de la
tripartition esséniens-sadducéens-pharisiens déjà mentionnée.
Si vers 36-37 Etienne, le chef des Hellénistes, est lapidé et si
les Hellénistes se replient sur Antioche, les ponts avec la
communauté de Jérusalem ne sont pas rompus, puisqu’on y
retrouvera Pierre et que le primat de la cité davidique y semble
conservé.
Un troisième groupe discret semble s’être constitué à cette
époque autour du « disciple bien-aimé ». Il semble avoir
conservé des traditions propres, une théologie exaltant
hautement la personne de Jésus et un culte particulier à la
personne de Jésus.
L’équilibre de cette première communauté de Jérusalem se
rompt au cours de la persécution déclenchée en 44 par
Hérode Agrippa : Pierre laisse la place à Jacques pour
entreprendre une mission plus large, Jacques frère de Jean
meurt décapité, Jacques « frère » de Jésus et son groupe
proche du Temple commandent désormais.
2. Les premières traditions
Selon le témoignage d’Eusèbe de Césarée, Papias, évêque de
Hiérapolis (vers 125), prétend qu’il existait une collection
d’écrits en hébreu peu après la mort de Jésus, aucun ne nous
a été transmis et personne ne sait plus ce qu’ils contenaient.
De cette époque datent sans doute les premières versions
des récits de la Passion repris dans les évangiles. Ils furent
probablement composés pour des cérémonies destinées à
faire mémoire de l’évènement.
Le concept de « kérygme » (mot technique grec pour
« proclamation de foi ») provient de la constatation que
certaines expressions revenaient quasiment à l’identique dans
une série d’écrits indépendants et parfois tardifs. En outre, ces
expressions ne se rencontrent dans des écrits qui n’expriment
pas explicitement les traditions sur le Jésus historique : les
premiers chrétiens semblent avoir donc possédé plusieurs
manières différentes de témoigner de leur foi, et l’une d’elle est
d’employer des « formules chocs » : « Christ est ressuscité » ;
« Christ est mort pour nous » ; « Seigneur est Jésus »…
La tradition synoptique et la source « Q ». Dans les
évangiles synoptiques, on s’aperçoit que beaucoup d’épisodes
se retrouvent, comme si leurs auteurs s’étaient copiés les uns
sur les autres et dépendaient d’un document primitif qui
daterait de l’âge apostolique.
Deux hypothèses furent élaborées pour expliquer ces
recoupements :
- La solution de Griesbach (1786) : Matthieu est le premier
évangile, Luc récrit Matthieu, Marc, connaissait Matthieu
et Luc, donne une version abrégée de Matthieu. La
brièveté de Marc s’explique donc par une volonté
postérieure d’abrègement. Le principal soutien à cette
thèse réside dans les passages où Luc et Matthieu sont
d’accord contre Marc, que l’on nomme « accords
restreints ». La principale difficulté réside dans les
désaccords entre Matthieu et Luc que Marc ne cherche
pas à résoudre : il les omet carrément, comme les récits
de l’enfance de Jésus.
- L’hypothèse des deux sources : la brièveté de Marc
s’explique cette fois par son antériorité. Marc écrit le
premier, Matthieu et Luc écrivent ensuite de manière
indépendante, en utilisant Marc, éventuellement des
traditions qui leur sont propres ainsi qu’un recueil
indépendant, la source Q (pour Quelle, « source » en
allemand). L’argument fondamental en faveur de
l’antériorité de Marc est que cette hypothèse résout plus
de difficultés que la précédente.
Pour résumer, tout se passe comme si les rédacteurs avaient
eu à leur disposition deux sources de documents ; à l’une, Mt,
Mc et Lc ont eu accès : on parle alors de triple tradition ; à
l’autre, seuls Mt et Lc ont eu accès : la source Q.
On admet en tout cas que Mt et Lc ont connu Mc, mais qu’ils
sont indépendants l’un de l’autre. Mt et Lc ont traité
différemment ce qu’ils découvraient dans Q.
5. Les sources chrétiennes du christianisme
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L’hypothèse des deux sources est adoptée par la très grande
majorité d’exégètes, avec parfois des raffinements théoriques.
Malgré la quasi-unanimité des chercheurs à adopter
l’hypothèse des deux sources, il convient de ne pas perdre de
vue que l’élaboration du Nouveau Testament a pris place dans
une civilisation essentiellement orale. L’hypothèse Q,
purement littéraire, conduit à surévaluer l’importance des
« rédactions ». L’étude des civilisations à tradition orale
enseigne que la transmission obéit à des règles très
différentes de celles de l’écrit : chaque performance est
comprise comme une création nouvelle (ce qui ne remet pas
en cause une certaine fidélité) qui s’adapte à son auditoire
particulier. De la sorte, il est impossible de remonter à une
« tradition primitive » et a fortiori à un « document primitif » à
partir desquels seraient composés les différentes
performances. Une certaine simplification, théorique semble
donc nécessaire, qui serait plus respectueuse de la souplesse
de l’oralité.
II. Paul et les lettres pauliennes
Plus que des traités théologiques, ce sont surtout des lettres
de circonstance où l’on voit l’apôtre répondre aux questions de
ses Eglises.
1. Paul, dans la ligne de la théologie d’Antioche
La vie de Paul est longuement narrée dans l’Epître aux
Galates et dans les Actes des Apôtres.
Une crise éclate lorsque les juifs chrétiens venus de Jérusalem
refusent de partager la table avec des non juifs. Paul est outré.
Il part à Jérusalem plaider sa position devant les autres
apôtres. Après avoir conclu un modus vivendi avec Pierre et
Jacques, il devient « apôtre des Gentils », c’est-à-dire des non
juifs.
2. Les épîtres aux Thessaloniciens (vers 51) ou les
déconvenues de la prédication
Au cours de son deuxième voyage, Paul s’arrête à
Thessalonique où il prêche à des juifs puis à des païens
visiblement de condition modeste. Il quitte ensuite
Thessalonique pour Corinthe. Peu après lui parviennent de
mauvaises nouvelles : une persécution s’est déclenchée, il y a
eu des morts, les Thessaloniciens n’ont-ils pas cédé ? Paul
envoie Timothée. La foi des Thessaloniciens n’a pas vacillé
mais la persécution a suscité des questions. Paul écrit donc
pour affirmer leur foi : c’est la Première Epître aux
Thessaloniciens.
I Thessaloniciens. On peut repérer trois grands
mouvements :
- La joie de constater que les Thessaloniciens n’ont
pas cédé (2,13-4,12), selon le rapport de Timothée et le rappel
de l’évangélisation de Thessalonique (2,1-12), Paul montre
que les épreuves se trouvent aussi au cœur de la vie
chrétienne.
- La réponse à la question du retour du Christ (4,13-
5,11), Paul affirme que les morts ressusciteront d’abord et
accompagneront les vivants à la rencontre du Christ.
- La réponse aux excès de certains membres de la
communauté (5,12-22).
II Thessaloniciens. Cette épître pose un problème
d’authenticité depuis la fin du XVIIIe
siècle.
Si l’on opte pour l’authenticité, il convient de voir dans cette
épître une manière d’insistance sur la question de la
persécution et le retour du Christ.
Si l’on opte pour l’inauthenticité, on peut la dater de la fin du
1er
siècle, à une époque où les premières persécutions se
déclenchent contre les chrétiens (Néron ou Domitien selon la
datation). Un chrétien de la mouvance paulienne aurait par
cette lettre ravivé l’enseignement de l’apôtre en rappelant qu’il
ne faut pas se tromper sur les signes et ne pas croire à de
faux prophètes (2,3) et qu’il convient de se comporter avec
mesure et espérance.
3. Les années d’Ephèse et la lutte contre les juifs
chrétiens
Paul se fixe à Ephèse ; il se comporte en chef d’Eglises et
réagit par ses lettres aux crises qu’elles traversent, et en
particulier la crise « judaïsante ». En effet, à Antioche, un
changement de l’équilibre des influences met la position
paulienne en minorité et annule le modus vivendi conclu avec
l’apôtre. Désormais, des « contre-prédicateurs » reprennent la
position extrême qui avait cours dans l’Eglise de Jérusalem.
L’apôtre réagit par une série de lettres qui, par la suite, furent
prétexte à sortir du judaïsme et peuvent laisser croire que Paul
serait le théoricien d’un christianisme détaché du judaïsme.
Galates (vers 54-56). Les Galates sont des descendants de
Celtes gaulois venus des Balkans que Paul évangélisa lors de
son deuxième voyage. La fondation de l’Eglise de Galatie fut
pour Paul une sorte de ratification divine du bien-fondé de sa
mission vers les païens. Or c’est justement en Galatie que
certains prédicateurs hostiles à Paul voulurent forcer les
chrétiens issus du paganisme à adopter des positions juives.
Paul contre-attaque en trois points :
- Paul justifie sa légitimité apostolique (1,11-2,14) :
grâce à un récit qui constitue l’une des sources historiques les
plus importantes pour comprendre l’histoire du premier
christianisme, Paul montre que l’évangélisation des païens
constitue son territoire privilégié.
- Paul contre ses adversaires en distinguant entre la
foi et la Loi (2,15-4,31) : cette argumentation peut être
considérée comme centrale dans la pensée paulienne. Dans la
lignée de Jésus, qui prêchait un respect intériorisé de la Loi,
Paul affirme le primat de la foi sur la Loi (2,15-21).
- Paul conclut par une exhortation contre ces
prédicateurs et un éloge de la liberté chrétienne (5,1-6,10).
Cette épître pose le problème central de la « justification » et
de la « justice de Dieu » chez Paul. Depuis les découvertes de
Qumrân (les manuscrits de la Mer Morte) les exégètes
s’accordent à penser que l’apôtre a hérité ces concepts de la
description faite par les apocalypses de la miséricorde divine
lors du Jugement dernier. La « justice de Dieu » caractérise le
fait que Dieu sauve les hommes par la venue de Jésus Christ
et par la foi que les hommes placent en lui. Le mot « justice »
n’a donc pas le sens de justice rétributive mais celui d’un salut
qui « ajuste » le croyant à ce que Dieu veut. La « justification »
décrit la nouvelle relation entre Dieu et les hommes que
permet la venue du Christ : désormais les hommes sont
« justifiés » devant Dieu, c’est-à-dire acquittés. La relation part
sur des bases nouvelles.
Philippiens (vers 54-56). Arguant que Paul se présente
comme « prisonnier », les exégètes dataient cette épître du
dernier emprisonnement à Rome. Il semblerait qu’elle remonte
plutôt à un emprisonnement à Ephèse : la lettre suppose des
contacts rapprochés avec Philippes, qui se situe loin de Rome
mais relativement près d’Ephèse. On peut repérer trois grands
thèmes dans cette épître, ce qui a parfois conduit à postuler
l’existence de trois lettres :
6. Les sources chrétiennes du christianisme
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- Un remerciement pour des subsides que l’Eglise de
Philippes lui a envoyés dans sa prison (4,10-20).
- Une méditation sur sa situation personnelle en
prison (1,1-3,1 et 4,2-9). Dans ce passage, Paul mène une
réflexion sur la mort et sur l’abaissement, en comparant sa
propre souffrance à la souffrance du Christ. Il ouvre ainsi la
voie aux réflexions, très nombreuses dans le christianisme
ultérieur, de l’imitatio Christi.
- Une polémique contre trois divisions de l’Eglise.
L’hymne de Philippiens pose plusieurs questions. Celle de son
origine : a-t-elle été composée en grec ou en araméen ? A-t-
elle des résonances prophétiques, gnostiques ou sapientielle ?
Sa christologie décrit-elle un mouvement d’incarnation
(passage de la « forme divine » à la « forme humaine ») ? Fait-
elle un jeu sur deux figures : celle d’Adam, créé à la
ressemblance de Dieu, qui a voulu s’exalter en enfreignant les
ordres divins et, chassé du Paradis, a été rabaissé, et celle du
Christ, nouvel Adam, lui aussi en forme de Dieu, qui a voulu
s’abaisser et a été exalté ?
Philémon (vers 54-56). Dans une courte lettre, Paul plaide le
cas d’Onésime, un esclave de Philémon venu le retrouver
dans sa prison. L’affaire Philémon est un cas pratique de
fraternité chrétienne : par sa conversion, Onésime est devenu
un frère dans la foi pour Philémon, tout esclave qu’il soit.
4. Les crises corinthiennes (vers 54-57)
Même si ces épîtres ressortissent aux années d’Ephèse, il
convient de les envisager pour elles-mêmes, tant les
problématiques de l’Eglise de Corinthe lui sont propres.
Fondation paulienne la plus occidentale, c’est une
communauté turbulente, marquée par l’intellectualisme de la
culture grecque et par un recrutement hétérogène de riches et
de pauvres. Il paraît par ailleurs probable que la seconde
épître soit en réalité composée de plusieurs lettres aboutées.
I Corinthiens. Trois facteurs conduisent à la crise. Paul
désigna un successeur en la personne d’Apollos. Plus
philosophe que Paul, meilleur orateur aussi, il plaisait à ces
Grecs habitués à la rhétorique. Tant et si bien que se forma à
Corinthe un « parti d’Apollos ». Celui-ci ne chercha jamais à
faire « Eglise à part ». Apollos prêchait un christianisme
beaucoup plus inspiré de la philosophie grecque que celui de
Paul. A cette première fracture se juxtapose une division
sociale : lors du culte, le rang social est pris en considération.
Enfin, les Corinthiens ne pouvaient s’empêcher d’interpréter le
message évangélique d’après leurs propres canons. La liberté
chrétienne que leur prêchait Paul avait été comprise comme
une incitation à l’individualisme. De même, l’appel à un monde
nouveau était vécu comme un éloge de l’exaltation effrénée.
Paul envoie Timothée, son fidèle lieutenant, avec une lettre,
l’actuelle 1ère
Epitre aux Corinthiens. Celle-ci se compose de
deux parties : la première vilipende directement les
agissements au sein de l’Eglise de Corinthe, alors que la
seconde bâtit une sorte de « catalogue » de réponses aux
questions que se posent les Corinthiens.
- Redresser l’Eglise (1,10-6,20). Paul adopte une
stratégie qui se révèle déplorable : l’ironie. Il persifle la
prétention des Grecs à tout vouloir raisonner. A cet orgueil de
l’intellect, il oppose une « théologie de la Croix ».
- Réponse aux questions posées (12,1-15,58). Dans
cette seconde partie, Paul répond à des questions qui lui sont
posées. Notamment au chapitre 15, il traite la question de la
résurrection du Christ, fondement de la foi du chrétien.
II Corinthiens. Paul pense avoir calmé la communauté par sa
missive, mais à Corinthe, les esprits s’échauffent. La plupart
des Corinthiens semblent prêts à entendre la contre-
prédication judaïsante. L’apôtre envoya Tite porter une lettre.
Ce dernier, plus diplomate que Timothée, était investi de la
mission de faire les revenir dans le giron des Eglises
pauliennes. La Seconde Epître se trouve composée de
plusieurs sous-épîtres (cinq) :
- Une lettre pour calmer les esprits (2,14-7,4).
Considérant le ton adopté, il s’agit probablement de la lettre
portée par Tite. Averti désormais de la susceptibilité des
Corinthiens, Paul écrit une lettre extrêmement diplomatique. Il
y tente une manœuvre de séparation des fronts, en montrant
l’abîme qui sépare les « spirituels » des juifs chrétiens et
espère défaire l’alliance tactique qui les unissait.
- Les esprits ne se calment pas pour autant (10-13).
- Vers une solution du conflit à Corinthe ? (1,1-2,13 et
2,5-16). Paul emploie un ton pacifié.
- Deux billets pour organiser la collecte (8 et 9). Cette
quête en faveur de l’Eglise de Jérusalem marque la complexité
de l’attitude de Paul envers Jérusalem, avec qui il entend
maintenir une forme de communion malgré les oppositions à
sa mission.
5. Paul théologien : l’Epître aux Romains (vers 57)
Paul, habitué à une stratégie de « fuite en avant » plus qu’à
une consolidation patiente des positions acquises, décide
d’ouvrir de nouveaux champs à sa prédication et d’aller à
Rome puis en Espagne. Pour préparer son arrivée dans la
capitale de l’Empire, il décide d’envoyer une lettre à la
communauté de Rome. Il y poursuit trois buts :
- présenter sa doctrine à une communauté dont il
espère l’assistance ;
- résoudre un conflit interne à l’Eglise de Rome ;
- promouvoir la collecte financière en faveur de
l’Eglise de Jérusalem.
Pour cela, il est possible qu’il se serve d’une lettre circulaire
qu’il avait déjà envoyée à d’autres communautés ou bien que
l’épître ait servi de lettre circulaire par la suite.
Présenter l’Epître aux Romains qui connaît une telle
importance depuis Luther – qui s’en servit comme pierre
angulaire de sa réforme – excède les dimensions de cet
article ; on donnera un simple guide de lecture.
Romains (1,16-8,39) : l’Evangile de Paul. Cette première
partie résume la conception paulienne du salut.
- Constat : tous les hommes ont pêché (1,18-3,20).
Paul commence par faire un « état des lieux » de la condition
humaine en montrant que Dieu, s’il suivait la Loi, devrait
condamner tout homme soumis ou non à la Loi. L’homme est
doublement menacé : la nature humaine est corrompue ; tous
les hommes sont coupables de péché et doivent être soumis
au jugement de Dieu. La suite montre que Dieu balaie ces
deux menaces.
- Solution à la situation de pêché : tous les hommes
sont sauvés par la foi au Christ (3,21-5,21). Pour sortir
l’homme du péché qui devait le conduire à la mort, Dieu a
envoyé Jésus (3,21-26). La foi seule suffit (3,27-4,25). Les
hommes doivent donc se réconcilier avec Dieu puisque grâce
à Jésus, ils sont d’ores et déjà pardonnés (5,1-11).
- Solution à la corruption de la nature humaine :
baptême et vie dans l’Esprit (6,1-8,39). Dieu ne se contente
pas de pardonner une fois les hommes, il les amende
définitivement grâce au baptême et au don de son esprit.
Romains (9,1-11,36) : le nouvel Israël. L’énoncé de
l’Evangile de Paul suscite une difficulté : pourquoi les juifs,
dans leur majorité, ne croient-ils pas en Jésus ? Dieu se serait-
il détourné d’Israël ? Paul répond en trois parties :
- Dieu n’est jamais infidèle à sa miséricorde (9,6-29).
- Mais Israël a refusé d’entendre l’appel de Dieu
(9,30-10,21).
7. Les sources chrétiennes du christianisme
LAURENT SAILLY
7
- Dieu sauvera pourtant tout Israël (11,1-32).
Romains (12,1-15,13) : instructions pour une communauté
nouvelle. L’idéal chrétien est de s’offrir à Dieu et de pratiquer
la charité mutuelle en l’étendant même aux non chrétiens.
Pour que « forts » et « faibles » puissent cohabiter, il faut que
personne ne juge l’autre et que chacun accepte l’autre comme
le Christ a accepté tous les hommes.
Romains (15,14-16,27) : conclusions.
6. Epilogue (vers 58-62 ? 64 ? 68 ?)
Pour Paul rien ne se passe comme il l’avait prévu. Avant
d’aller à Rome, il s’arrête à Jérusalem pour y déposer le fruit
de la collecte qu’il a menée dans ses différentes Eglises.
Dénoncé comme agitateur par une faction extrêmement
hostile, il est arrêté par les Romains vers les années 58-59.
Mis en prison, il est conduit à Rome quelques années après,
selon les Actes des Apôtres. Y meurt-il immédiatement (vers
62) ? Parvient-il à se faire libérer, à partir pour l’Espagne, à
revenir à Rome pour y mourir en martyr, comme le veut la
tradition (vers 64-68) rapportée par Eusèbe de Césarée
(Histoire ecclésiastique II, 25).
[In « Le Nouveau Testament », R.BURNET, Que sais-je ?, p. 11 à 37
Paul, le christianisme au pied de la lettre.
Des générations d’érudits ont beau avoir questionné et requestionné les vingt-sept livres du Nouveau Testament, sondé ses moindres
méandres et tamisé chacune de ses virgules dans l’espoir d’extraire de nouvelles pépites exégétiques du fleuve évangélique, une
évidence continue de s’imposer : les textes laissés par saint Paul (14 épîtres dont seulement sept semblent authentiques) constituent
un « observatoire » indispensable pour décrire la formation de la protogalaxie chrétienne et son éloignement du judaïsme. Paul est le
premier écrivain-penseur du christianisme, le pionnier de la littérature chrétienne.
Le « commis voyageur » de la nouvelle Eglise n’a pas connu Jésus vivant, mais il a reçu sa « feuille de route » lors d’une apparition du
Christ sur le chemin de Damas…
Impossible de gloser sur chacune des étapes, chacun des rebondissements qui jalonneront l’apostolat de ce prédicateur doué d’une
immense puissance intellectuelle et mandaté pour répandre la Bonne Nouvelle. Compte avant tout le fait que Paul, pharisien devenu
chrétien, persécuteur persécuté, s’affirme tout au long de son œuvre missionnaire comme l’un des hérauts les plus actifs du message
évangélique, un personnage central mais controversé de l’expansion foudroyante du christianisme hors de son aire d’origine, et
façonne une théologie, de lettre en lettre.
Reste que Paul, zélateur magistral de l’ouverture aux « gentils » (non-juifs), aura fort à faire avec les autres disciples de Jésus. Miné
par de profondes dissensions doctrinales, coincé entre le marteau judéo-chrétien et l’enclume pagano-chrétienne, le mouvement
naissant voit s’affronter deux clans antagonistes autour d’une question brûlante débattue en petit comité dans la Ville sainte à l’extrême
fin des années 40, lors du célébrissime « Concile de Jérusalem » relaté dans les Actes et l’épître aux Galates : faut-il être juif pour
devenir chrétien ?
Le premier camp, où s’illustrent les poids lourds (les « colonnes », dit Paul) de la communauté, Pierre, Jacques et Jean, répond par
l’affirmative et soutient qu’un païen, pour obtenir le baptême, doit se faire juif (donc circoncire) et observer à la lettre la Loi de Moïse. Le
second, animé par Paul et Barnabé (qui bientôt tournera casaque), se bat pour que les disciples non juifs puissent devenir chrétiens
sans passer par la circoncision (Ga, 2,15-15).
Ses options fermement arrêtées, Paul obtiendra gain de cause avant que les « leaders » de Jérusalem ne se rétractent et que lui-
même, à Lystre ne se renie – en circoncisant une recrue fraîchement catéchisée (Timothée). Où l’on voit que la fabrication d’une
orthodoxie, loin d’être une aimable gageure, est un chemin pavé d’embûches. Persévérant dans l’être, en bisbille continuelle avec le
« bureau directeur » de la « maison mère », l’apôtre des nations manifestera son indépendance dans ses Epîtres et inspectera à pied
ou par mer « ses » communautés implantées tout autour de la Méditerranée.
Que les thèses de Paul et de ses disciples soient parvenues, à la longue, à transformer une secte juive tolérée par les autorités du
Temple en un vaste mouvement inscrit dans le monde païen, et à favoriser son émancipation du judaïsme, est un fait acquis. Que ses
textes, les seuls du Nouveau Testament à renfermer les mots « rédemption », « conscience » ou « liberté » aient charpenté le
« programme » idéologique et doctrinal de l’Eglise tombe sous le sens.
Etrange destin, malgré tout, que celui du message paulinien. Jetées à la poubelle de l’histoire chrétienne après la mort de l’apôtre,
tandis que périclitaient ses Eglises en Macédoine et en Galatie et qu’étaient reprises par les coreligionnaires qui l’avaient ardemment
combattu celles de Corinthe et d’Ephèse, occultées de la fin des années 60 aux années 130, les Epîtres, lues aujourd’hui à chaque
messe catholique, referont lentement surface. Saint Augustin fera de Paul son maître. Mais faut-il pour autant ériger l’apôtre en
véritable « inventeur » du christianisme ?
Si grand qu’il fût, Paul de Tarse ne fit pas tout, tout seul.
[In Les Cahiers de Sciences & Vie n°83 – Octobre 2004, P.TESTARD-VAILLANT, p. 82 à 86]
8. Les sources chrétiennes du christianisme
LAURENT SAILLY
8
« Au nom du Fils »
D’après une interview de Michel SERRES, philosophe.
Nourri au lait de la Torah, des Psaumes et des Prophètes qu’il ne cessera de citer savamment, grec et fier d’être romain, Saül réunit ainsi avec
ferveur trois des formats d’où l’Occident est né. Mais il ne symbolise pas seulement le métissage culturel qui avait cours autour de la Méditerranée
durant la pax romana. Il incarne “l’homme total“ que construisaient à cette époque le monothéisme hébraïque, la raison hellène et le droit romain
réunis, une triple sujétion à un Dieu tout-puissant, à un monde harmonieux et à une société organisée. Bref, sa vision de l’histoire est juive, sa
vision du monde est grecque et sa vision de la société est romaine. Peu de philosophes ont connu un tel héritage.
Ce qui ne fait pas du jeune et studieux Saül un parangon de tolérance, loin de là. Dans ses Epîtres, Paul noircira à plaisir ce pan de sa vie en se
décrivant sous les traits d’un militant n’éprouvant que colère envers le message du Christ (Gal. 1,13-14). Ainsi assiste-t-il à la lapidation d’Etienne,
diacre du mouvement naissant. Scène d’une importance décisive pour Paul, ébranlement sans lequel il n’y aurait pas eu de chemin de Damas. A
l’aube du 1er siècle, la notion et les conduites d’appartenance pavent la Méditerranée. La culture grecque en enseigne une, politique et cosmique,
la tradition d’Israël en transmet une deuxième, sainte, et Rome en promeut une troisième, politique. La Terre habitée tout entière en pratique une
autre, économique et sociale, qui sépare les esclaves des hommes nés libres. Impossible d’échapper à cet entraînement par pression des pairs et
dans l’enthousiasme de la cohésion nationale, tribale, familiale, religieuse…
Confronté à la mise à mort d’Etienne, Paul délivrera bientôt un message iréniste et libérateur. Dans toute société, la nôtre comme la sienne, tout le
monde, pour se définir, se réfère au fait qu’il appartient à une religion, une classe sociale, une langue, un sexe… bref à des collectivités. Or, ce
n’est pas ça, l’identité. Alors, qui suis-je ? “Je suis-je“ répond saint Paul, “je = je“, “Il n’y a plus, écrit-il, ni Juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre, ni
mâle, ni femme“ (Gal.3,28). Autrement dit, mon identité ne se réduit pas aux groupes auxquels j’appartiens. Celle-ci s’arrache à ceux-là. Selon
Michel SERRES, Paul est le premier à inaugurer de façon précise cette entreprise de propagation universelle d’une subjectivité non référée à une
culture, non liée à une langue, non rattachée à une généalogie, non obligée par contrat… Et cela explique pourquoi il use si souvent de la
confession autobiographique.
Est-ce à dire que ce “je“ n’aurait jamais existé dans les ères antérieures aux Epîtres et que saint Paul n’aurait eu aucun prédécesseur ? On en
trouve des prémices chez Socrate ou les Stoïciens. Tourné vers sa Loi, le peuple élu la respecte, l’honore, l’enseigne à ses enfants, lutte quand il
le faut. Le “nous“ se réalise dans son contrat d’élection avec Dieu, seul autorisé à énoncer le principe d’identité. Quand aux Romains, leurs lois
n’ont jamais désigné d’autres catégories que des représentants d’un groupe. Nulles traces ou presque non plus de “personnes“ chez les Grecs.
Combien de philosophes grecs parlent à la première personne ?
Face à la disparition de l’homme antique, cette proclamation de l’avènement d’un genre humain uniquement composé d’egos rend ipso facto
caduque l’accusation d’antisémitisme portée contre Paul. Reste que cette sortie de toute appartenance ensemencée par le spectacle de la mort
d’Etienne, ne prendra réellement forme dans les Epîtres qu’après la conversion de Paul sur le chemin de Damas, épisode devenu presque aussi
“historique“ que la crucifixion de Jésus.
Missionné pour évangéliser les païens, Paul arpentera les routes du monde, prêchera la Bonne Nouvelle à ses risques et périls, et malgré son peu
de don pour l’éloquence. Mais ce qui est frappant, c’est qu’il est parvenu à toucher n’importe qui. Des Juifs ont accepté se parole parce qu’ils
voyaient en lui en prophète, des Grecs parce qu’il apparaissait comme quelqu’un transcendant les anciens formats grecs et des Romains parce
qu’il proposait une justice nouvelle.
Mais revenons à ce “je“ paulinien, à cette invention formidable d’un Homme Nouveau sorti de tout format. Son existence repose sur ce que l’on
appelle les trois vertus théologales : Foi, Espérance et Charité. La Foi instille en lui l’humilité. A l’aune de l’incarnation “ego = zéro“. Voilà pourquoi
saint Paul ne cesse de se dire “avorton“, “détritus“, “débris“. Sauf que ce zéro réduisant à néant toute comparaison avec autrui ne cherche à
monter sur aucun podium. L’Espérance, elle aussi, est une vertu de contingence. Quand je dis : “Je crois“, je ne dis pas : “Je suis sûr“. L’Espérance
va et vient, dit Paul, avance et recule. Elle promet la vie éternelle, l’anticipe mais ne garantit pas l’accès à coup sûr. La définition que Paul donne
de la foi est telle que ce n’est pas une certitude qui nous accompagne jour et nuit. Idem quand à la Charité. Quelle que soit la réponse dont on la
gratifie, elle aime toujours, excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout (I Cor 13,7). Cet accès total aux autres permet au nouveau “je“, nul et
sans propriété, d’entrer aisément en rapport avec la totalité de l’univers humain, une “mondialisation“ débarrassée de toute relation de force et de
compétition, fondée seulement sur une profonde égalité.
Triple contingence (Foi et doute, Espérance heureuse à temps indéterminé, liens d’Amour sans condition) agrémenté d’un immense appendice
détonnant : juste avant de dire “Je suis qui je suis“, Paul répète aussi “fils adoptif“ (Gal. 4,5). En nous relevant de la loi, de la sagesse et du droit, il
quitte les pères correspondants et souhaite que nous nous en délivrions. Les Epîtres énoncent ainsi, pour la première et l’une des rarissimes fois
de notre histoire, le discours d’un “philosophe-fils“. Avant lui, prophètes, sages, savants… jouaient le rôle du père ne se trompait jamais. Après eux,
philosophes et donneurs de leçons reprendront la plus vite possible la place et la figure du Père, après avoir tué allégrement les leurs. Avec saint
Paul, virage à 180°. Comme son divin modèle, Paul vit, pense et agit en Fils.
La loi du Fils, chez lui, remplace la loi et la vérité du Père, l’espérance du Fils remplace l’assurance et les certitudes du Père, la charité
du Fils remplace la puissance du Père. Ce scénario absurde qui veut que le Fils soit assis à la droite du Père signifie qu’il faut sortir du format
selon lequel, pour devenir père, il faut tuer le sien et se conduire, après, comme lui. Autrement dit, il nous relève de la loi juive mais la Torah
subsiste. Il nous délivre de la vision cosmique des Grecs mais la science est toujours là. Il nous affranchit de la loi romaine mais le droit continue
d’exister. Tout compte fait, Paul n’a pas complètement liquidé les anciens formats, il nous a décalés par rapport à eux en nous donnant la liberté.
[In Les Cahiers de Sciences & Vie n°83 – Octobre 2004, p. 87 à 90]
9. Les sources chrétiennes du christianisme
LAURENT SAILLY
9
LES SOURCES CHRETIENNES : LE « NOUVEAU TESTAMENT »
Chapitre 2
L’âge sub-apostolique
Dans les années 60-70, deux éléments concomitants viennent
bouleverser l’équilibre de l’Eglise : la mort de la majorité des
apôtres et la répression par les Romains des révoltes juives,
aboutissant en 70 à la prise du Temple par Titus, qui englobe
de nombreux juifs chrétiens.
Les sadducéens disparaissent, les juifs chrétiens s’enfuient à
Pella, les pharisiens se réorganisent et tentent d’imposer leur
judaïsme aux synagogues de la Diaspora. Au bout de
quelques années, les chrétiens qui fréquentent les
synagogues doivent alors faire un choix : doivent-ils se
soumettre aux nouvelles coutumes pharisiennes ou
consommer la rupture avec la Synagogue ?
Ultime conséquence de cette époque troublée, la mort des
apôtres : Jacques meurt lapidé en 62, Paul en prison entre 62
et 68, Pierre martyr vers 68. Longtemps, l’Eglise crut au retour
prochain du Christ et hésita à s’installer dans la durée. Avec la
mort des apôtres, cette espérance fit long feu et une nouvelle
conception du temps chrétien émergea : l’attente se révélait
longue et la mémoire de la première génération se devait
d’être conservée.
I. L’évangile de Marc
Si l’on en croit la tradition selon Papias d’Hiérapolis (vers le IIe
siècle), Marc aurait été le secrétaire de Pierre et peut-être le
Jean-Marc qui accompagnait Paul et Barnabé dans leur
voyage missionnaire ; il avait mis par écrit ses souvenirs de
l’enseignement de son maître pour l’édification des nouveaux
chrétiens. Pierre aurait approuvé le projet. La première version
aurait été écrite entre 64 et 69 et une seconde vers 75. La
première version utilisait peut-être un ensemble de textes
« prémarciens ». En outre, il s’agit d’un écrit à destination
d’une communauté étrangère au judaïsme palestinien comme
pouvait l’être celle de Rome : il explique les usages juifs et
traduit les expressions araméenne. Texte populaire, écrit dans
un grec rugueux et parfois approximatif, fortement marqué par
l’oralité, il rend bien la couleur locale et manifeste un goût
certain pour la narration.
1. L’évangile, un nouveau type de textes
Spécificité du christianisme dans le judaïsme d’alors : la
conviction que la promesse de l’intervention de Dieu pour son
peuple, faite aux patriarches et reprise par les prophètes était
en train de se réaliser. Les chrétiens avait donc une nouvelle à
annoncer, une bonne nouvelle : c’est le sens du grec
euangelion.
Comme certaines biographies gréco-romaines, les évangiles
dressent le portrait d’un homme présenté de manière
louangeuse dans ses origines, ses actions, ses parole, sa
mort.
L’évangile est aussi une imitation des livres prophétiques.
Si l’évangile est un récit, c’est un récit théologique dont tous
les éléments sont agencés pour prouver l’identité souveraine
de Jésus. Ainsi tous les actes peuvent-ils recevoir une
interprétation théologique. Cette particularité kérygmatique
rend extrêmement difficile l’utilisation des évangiles comme
chroniques historiques, puisque les faits peuvent être
réorganisés, interprétés, effacés, en fonction de la visée
théologique qui présida à la construction de la narration.
L’une des particularités du genre évangélique est de pouvoir
accueillir d’autres genres en son sein : récits (de miracles, de
la Passion…) ; discours (paraboles, maximes, prédictions,
sermons).
L’évangile est enfin conçu comme le témoignage d’un groupe
qui entend remémorer les souvenirs de ceux qui ont connu
Jésus, mais aussi attester des croyances, de la
compréhension et de la foi de la communauté. Pour le
recevoir, il faut adhérer au moins en partie à ce qu’il dit. Cela
n’exclut pas une certaine vérifiabilité, y compris historique.
Cette fonction de témoignage explique le statut complexe
qu’occupent les évangiles : ils peuvent être soumis à la critique
historique mais ne sauraient être réduits à un simple document
historique.
2. L’évangile du Fils de Dieu
L’Evangile de Marc est le premier à faire le lien entre royaume
de Dieu et divinité de Jésus.
Le plan de l’évangile : la révélation de la divinité de Jésus.
- Prologue au Jourdain (1,1-13). Dès l’ouverture, Marc
met son lecteur dans la confidence : il précise
immédiatement que Jésus est le Fils de Dieu et
Jean le Baptiste l’atteste.
- Résistances à la nature messianique (1,14 à 8,27).
Dès ses débuts en Galilée (1,14-45) Jésus annonce
la venue du royaume de Dieu, mais les obstacles
s’accumulent.
- Première confession de foi : la confession de Pierre
(8,27-30).
- Résistances à la souffrance messianique (8,31 à
10,52). Si les disciples semblent reconnaître en
Jésus le Messie annoncé, ils peinent à comprendre
que ce messie soit un messie souffrant.
- Jésus accomplit son destin de Messie souffrant et
ressuscité (14,43 à 16,8), qui se conclut par une
seconde confession de foi – celle du centurion
(15,39) – et par le récit de la découverte du tombeau
ouvert.
Un évangile qui traduit les paradoxes de la personne de
Jésus. Au cours de son évangile, Marc donne à Jésus une
série de figures juxtaposées qui disent la complexité de sa
personne : une figure prophétique, une figure messianique…
Une question exégétique : la finale de Marc (16,9-20). Les
derniers versets du texte de Marc reproduit dans la majorité
des bibles qui relatent des apparitions de Jésus ressuscité
posent un problème textuel : ils ne sont pas présents dans
10. Les sources chrétiennes du christianisme
LAURENT SAILLY
10
tous les manuscrits et certains manuscrits présentent des
versions très différentes. A la suite d’Origène, Eusèbe de
Césarée signale déjà dans ses questions évangéliques que
les meilleurs manuscrits ne comportaient pas les versets 9-20.
La majorité des exégètes estime que cette finale n’était pas
originellement dans l’œuvre de Marc et qu’on l’y a ajoutée au
IIe
siècle pour atténuer le caractère abrupt de la fin prévue par
l’auteur.
II. Le réveil des églises pauliennes
Privées du Temple et de l’hégémonie de Jérusalem, les
communautés chrétiennes doivent se redéfinir : la voie
paulienne d’ouverture aux païens devient alors une alternative
prometteuse. Profitant de ce regain, les héritiers de l’apôtre
produisent une série d’écrits qui illustrent et poursuivent sa
pensée.
1. Poursuivre la théologie de Paul : Colossiens et
Ephésiens
Le problème de la pseudépigraphie dans le Nouveau
Testament. Avec Colossiens et Ephésiens, nous rencontrons
un problème qui avait été effleuré à propos de II Corinthiens :
la question de la pseudépigraphie, qui n’est pas celle de
l’attribution postérieure à un auteur supposé, comme pour les
évangiles ou les épîtres de Jean, mais bien le fait d’écrire sous
le nom d’un autre. Il semble que ce soit une pratique ancienne
et courante dans le judaïsme que dans le paganisme. Les
successeurs avaient le dessein de prolonger l’œuvre de
l’apôtre en actualisant sa pensée en fonction d’un contexte
nouveau.
Colossiens. Traditionnellement, cette épître est attribuée à un
Paul détenu à Rome puisqu’il se dit lui-même « prisonnier ». Il
semble qu’il faille plutôt la dater des années 70-80. Destinée
aux chrétiens d’une ville située en Asie Mineure, elle poursuit
un triple but :
- Poursuivre la théologie de Paul en ce qui concerne
la christologie et la rédemption (1,12-19 ; 3,1-17 ;
1,24 à 2,7).
- Exalter la figure de l’apôtre : « Paul » se présente
comme le véritable révélateur du mystère du Christ
à l’Eglise.
- Répondre à une série de déviation (2,8-23) qui
menacent la communauté.
L’Epître aux Colossiens contient en outre deux morceaux que
les exégètes ont longuement travaillés :
- Une hymne christologique (1,15-20) : préexistence
du Christ à toute la création.
- Un « code domestique » (3,18 à 4,1) : ce passage
fait la liste des comportements « chrétiens » d’une
maisonnée.
Ephésiens. Classée elle aussi parmi les épîtres de la
captivité, Ephésiens pose un problème d’authenticité
beaucoup plus aigu que Colossiens puisque « Paul » écrit aux
Ephésiens comme s’il ne les connaissait pas (1,15 ; 2,1 ; 3,1)
et que la mention « aux Ephésiens » ne se trouve pas dans
certains bons manuscrits. Elle prolonge Colossiens au point de
paraître comme sa réécriture.
2. Justifier la mission de Paul aux non-juifs : l’œuvre de
Luc
L’Evangile de Luc et le livre des Actes forment un seul
ensemble qui s’annonce comme tel (cf. Actes 1). Il est
traditionnellement attribué à Luc, un médecin grec cultivé dont
Paul cite le nom, et qui aurait été sous l’influence de l’apôtre.
L’attribution ancienne (avant le IVe
siècle) qui affirmait que
l’ensemble avait été écrit après la mort de Paul paraît réaliste.
Il faut supposer une rédaction aux alentours de 70-80. Bien
que la communauté d’origine ne nous soit pas connue, on peut
estimer, à partir de la critique interne, qu’elle était liée à Paul et
fortement imprégnée d’hellénisme. Outre Marc, l’auteur
pourrait utiliser la source Q ainsi qu’un fonds propre issu peut-
être d’une première rédaction (le « proto-Luc »). Pour les
Actes des Apôtres, tout semble venir d’un fond propre
composé sans doute dans de traditions antiochiennes et de
journaux de voyages.
La visée de l’œuvre de Luc. Le but de l’ensemble formé par
l’évangile et les Actes est de défendre la position helléniste :
les chrétiens, qu’ils soient d’origine juive ou d’origine païenne,
se trouvent dans la continuité du judaïsme et prennent le relais
de la promesse. Ce programme théologique s’effectue en deux
parties : l’évangile prouve la fidélité de Jésus à
l’enseignement ; les Actes démontrent la fidélité des apôtres à
l’enseignement de Jésus et l’obligation que leur fait l’Esprit de
se diriger vers les païens. Ce programme théologique s’inscrit
dans la géographie : l’évangile conduit son lecteur de
Nazareth à Bethléem, la ville de David, puis à Jérusalem, la
ville sainte des juifs, et les Actes de Jérusalem à Rome, la
capitale de l’empire païen.
Cette visée se trouve dans le plan de l’œuvre :
- Luc 1 à 2 : les récits de l’Enfance illustrent la double
origine de Jésus.
- Luc 3,1 à 9,51 : en Galilée, illustration de l’origine
divine.
- Luc 9,51 à 19,28 : le voyage de Galilée à Jérusalem
révèle le mystère de Dieu.
- Luc 20 à 24 : à Jérusalem, réalisation du mystère.
- Actes 1,1 à 15,35 : de Jérusalem à Antioche, les
Actes de Pierre. Pierre comme héros. La Pentecôte
marque la fin de la division juif/païen et lance la
mission.
- Actes 15,36 à 28,31 : d’Antioche à Rome, les Actes
de Paul. Paul comme héros.
Les principaux traits de Luc-Actes. L’œuvre de Luc,
influencée par la théologie de Paul et celle d’Antioche,
présente quelques traits caractéristiques :
- Un portrait particulier de Jésus sous une triple
figure : les récits de l’Enfance en font véritablement
le Dieu fait homme et sont à la source de la
théologie de l’Incarnation ; le reste du texte souligne
constamment son rôle d’accomplissement de
l’espérance juive ; dans la lignée de Paul, Luc
présente Jésus comme le « Sauveur » et le
« Seigneur ».
- L’insistance sur le salut réservé aux non juifs : dans
la continuité de Paul, Luc insiste sur le fait que la foi
prime sur le respect de la Loi.
- Une théologie de l’Esprit et de la prière : cette
théologie de l’Esprit culminera dans les siècles
suivants dans l’indentification de l’Esprit comme
l’une des personnes de la Trinité.
3. Réorganiser les communautés : les épîtres
pastorales
Les auteurs des Pastorales. Placées sous l’autorité de Paul,
les épîtres pastorales ne sauraient lui être attribuées. Leur
écriture est tardive (vers 80 ou après). On a souvent prétendu
que les destinataires, Timothée et Tite, pourraient en être les
vrais auteurs et qu’elles étaient destinées à les conforter dans
la succession paulienne.
11. Les sources chrétiennes du christianisme
LAURENT SAILLY
11
Les thèmes principaux des Pastorales. Les trois épîtres
pastorales partagent un même souci, celui de réglementer la
vie sociale des chrétiens :
- Insérer la maison chrétienne dans l’ordre social
romain (I Timothée 5,1 à 6,2 ; Tite 2,1-10).
- Respecter la hiérarchie de l’Eglise (I Timothée 4,14 ;
3,8-13 ; 5,3-16).
- Contrôler l’enseignement dans l’Eglise (I Timothée
1,11).
- Le début de la théorie de l’inspiration (II Timothée
3,15-16).
III. La riposte des chrétiens d’origine
juive
1. Critiquer les excès d’un paulinisme outrancier :
l’Epître de Jacques
Traditionnellement attribuée à Jacques « frère » de Jésus,
l’Epître de Jacques date probablement des années 80. Elle a
été écrite par un chrétien d’origine juive, comme le démontrent
les citations de l’Ancien Testament, des écrits de sagesse, de
jurisprudence juive. Cette épître fut acceptée au IVe
siècle
après de longs débats. Elle développe la position des
chrétiens d’origine juive critiquant une forme dénaturée de
paulinisme.
La critique d’un paulinisme mal compris.
- Une Eglise tournée vers les riches.
- Un primat de la foi sur les œuvres qui conduit à de
coupables licences.
- Un enseignement fait par n’importe qui.
La promotion d’un christianisme empreint de judaïsme.
Jacques répond à ces égarements en rappelant les principes
juifs.
- Une conception juive de la foi : Jacques définit la foi
en rappelant la croyance au monothéisme (2,19)
présente dans le Shema Israël (Deutéronome 6,4).
- Le salut par la Loi (2,14-26).
2. Plaider pour la continuité du judaïsme au
christianisme : l’Evangile de Matthieu
L’Evangile de Matthieu représente les préoccupations des
chrétiens d’origine juive qui commençaient à se faire
malmener dans les synagogues : prouver qu’il n’y a pas de
radicale différence entre le christianisme et le judaïsme.
Rédigé probablement après 70 par un auteur d’origine juive et
publié dans sa version définitive dans les années 80 puisqu’il
fait une allusion à l’incendie de Jérusalem de 70 (Matthieu
22,7 ; 23 ; 35-36), cet évangile constitue peut-être la réécriture
d’un premier texte en araméen évoqué par Papias. On ne
connaît pas avec exactitude la communauté de destination
mais on peut raisonnablement estimer qu’il s’agit d’une
ancienne communauté judéo-chrétienne. Comme souvent, il
est probable que l’actuel Evangile de Matthieu soit le résultat
d’une série de réécritures dont on ne connaît que le point
d’aboutissement.
Une démonstration en trois points.
- Jésus est le Messie : par sa généalogie qui le
rattache à David (1,1-17), par les évènements
fabuleux qui entourent sa naissance (1,17 à 2,23),
par la série des citations de l’A.T.
- La Loi juive se prolonge par un « agir chrétien » qui
se caractérise par la formule « suivre Jésus » :
accomplissant les Ecritures, Jésus accomplit
également la Loi juive (5,17).
- L’Eglise, qui prend la suite du peuple élu, prépare le
Royaume de Dieu et accomplit l’alliance.
Un plan qui soutient cette démonstration.
- Prologue (1 à 2).
- Cinq séquences narratives qui énoncent et illustrent
le message de Jésus (3 à 25).
- La Passion, la Résurrection, et l’apparition du
Ressuscité qui envoie en mission (26 à28).
Cinq grands discours qui contiennent l’essentiel du
message de Jésus. Contrairement aux autres évangiles
synoptiques, qui distribuent l’enseignement tout au long de
l’évangile, Matthieu a tendance à le regrouper :
- Le sermon sur la montagne (5 à 7) montre comment
l’attitude de respect filial envers Dieu doit structurer
également les rapports entre les hommes.
- Le discours d’envoi en mission (9,35 à 11,1).
- Le discours en paraboles (13) : Jésus trace, par une
série de paraboles, les contours du Royaume de
Dieu.
- Le discours communautaire (18) où Jésus donne les
règles à appliquer au sein de l’Eglise.
- Le discours sur le Fils de l’Homme (24 à 25). Il faut
entendre ici « Fils de l’homme » dans son acception
messianique connue dès le livre de Daniel.
[In « Le Nouveau Testament », R.BURNET, Que sais-je ?, p. 39 à 59]
12. Les sources chrétiennes du christianisme
LAURENT SAILLY
12
Selon Marc, Matthieu et Luc
Les trois premiers Evangiles, dits synoptiques, ont de nombreux passages en commun. Ils ont pourtant été écrits à des moments et par
des auteurs différents. La tradition les a attribués à Marc, Matthieu et Luc dont ils portent les noms. Des traits communs se dégagent de
la personne de Jésus-Christ, mais les passages de sa vie sont relatés et ordonnés selon la personnalité, la sensibilité des évangélistes
et les destinataires des Evangiles.
A quelles sources ont puisé les évangélistes ? La formation des livres est sans doute passée par plusieurs stades. Jésus, juif menant
une existence discrète à Nazareth en Galilée jusqu’aux années 30, n’a eu une activité publique de prédicateur ambulant que deux ou
trois ans avant sa mort. De nombreuses personnes le suivent dans ses voyages. Plus tard, la vision de l’Eglise se structure autour de
douze d’entre elles, les apôtres. Après la mort de Jésus, à partir des années 30, les apôtres se dispersent pour annoncer sa
résurrection et proclamer la mémoire des paroles et des gestes de celui qui est désormais reconnu par eux comme le Christ. Les
évangélistes héritent de cette tradition orale et tentent de la fixer et de la transmettre pour l’édification des communautés de disciples
(les Eglises) aux cultures et sensibilités diverses.
Ayant une portée plus universelle que d’autres textes, ces trois Evangiles synoptiques, ainsi que celui de Jean, ont très tôt été
considérés comme des références pour les croyants de la plus grande majorité des Eglises. Ils ont été ainsi acceptés par elles comme
les Evangiles canoniques.
Les autres écrits, aujourd’hui appelés apocryphes, s’adressaient à des milieux plus restreints, donnant parfois au Christ une dimension
merveilleuse. Dans les synoptiques, Jésus est avant tout le Messie, ses miracles confirment sa parole et sont des signes proposés à la
foi des croyants.
L’Evangile selon saint Marc lui est attribué par Eusèbe de Césarée au IVe
siècle, lequel rapporte des témoignages décrivant Marc
comme compagnon de l’apôtre Pierre à Rome. Avant ou peu après le martyr de Pierre, Marc aurait retranscrit fidèlement
l’enseignement de ce dernier. Son Evangile s’adresse tout particulièrement aux populations païennes romaines. Son récit est adapté
aux catéchumènes (personnes se préparant à être baptisée) et répond à la question : qui est Jésus-Christ ? Marc débute son Evangile
par : « Commencement de l’Evangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu » (Mc 1,1). Voilà une affirmation qui peut apparaître énigmatique au
lecteur. L’Evangile se présente comme un itinéraire capable de conduire le croyant à découvrir qui est Jésus. Tout le récit est centré sur
la destinée de Jésus, dont la finalité est sa passion, sa mort et l’annonce de sa résurrection.
Dans la première version de l’Evangile de Marc, Marie de Magdala, Marie et Salomé retrouvent, effrayées, le tombeau vide. Un jeune
homme leur annonce la Résurrection. Le dernier chapitre concernant l’apparition de Jésus ressuscité sera rajouté plus tard. Marc met le
lecteur devant un mystère et dit l’émotion des femmes : elles ont peur et sont stupéfaites. Ce qui contraste avec les récits de Matthieu
et Luc dans lesquels celles-ci courent annoncer la nouvelle. Marc clôt son Evangile sur l’incompréhension des contemporains de Jésus
face à son messianisme et à sa passion, aspect primordial qu’il développe constamment.
A chaque miracle, Jésus exhorte les témoins de la scène à se taire. C’est ce que l’on appelle le « secret messianique ». Il peut d’abord
être expliqué par le scepticisme ambiant : Jésus ne signifie pas clairement sa véritable identité et ne veut pas offrir l’image d’u
guérisseur ou d’un messie politique. Ce secret messianique pourrait aussi trouver son origine dans le contexte de la rédaction de
l’Evangile : Marc s’adressait à la communauté des chrétiens persécutés, invitée dans un premier temps à ne transmettre qu’à ceux qui
s’adjoignent volontairement à la révélation christique.
La narration du dernier repas de Jésus et de ses disciples a pour point d’orgue l’institution de l’Eucharistie (Jésus y bénit le pain, le
rompt et partage une coupe de vin). Non seulement c’est l’ultime acte de Jésus avant sa passion, mais c’est à sa lumière que
l’évangéliste relit la vie du Christ : il est le fils de Dieu, trahi par Judas et renié par Pierre (les deux passages encadrent l’Eucharistie)
offrant son corps et son sang. De plus, le récit de ce repas pascal a une vocation liturgique : le vin, figurant le sang du Christ, versé
pour une alliance nouvelle entre Dieu et les hommes, doit devenir une pratique cultuelle pour la communauté des croyants, perpétuant
ainsi le sacrifice du Christ.
L’Evangile selon saint Matthieu est sans doute né dans des communautés de Syrie-Palestine, peut-être à Antioche. La tradition
chrétienne du IIe
siècle a attribué ce texte à Matthieu. Enseignant, spécialiste juif de la Loi et des prophètes, Matthieu est devenu
chrétien. Son récit est destiné à une communauté judéo-chrétienne oscillant entre la continuité de l’héritage et la rupture de la
nouveauté par rapport à la loi mosaïque (héritée de Moïse).
Pour Matthieu, l’autorité de Jésus surpasse celle des prophètes Moïse et Elie (des Livres des Rois). Matthieu fait de Jésus le nouveau
Moïse, c’est-à-dire le nouveau maître de la Loi. Jésus est l’interprète souverain de la Loi, alors que le prophète juif y doit fidélité et
soumission. Il met en parallèle les destinées de Moïse et de Jésus : tous deux vivent la fuite en Egypte, menacés par l’infanticide
ordonné par le pharaon pour l’un et par Hérode pour l’autre.
Matthieu porte un intérêt particulier aux prêches de Jésus, inhérents à sa destinée. Il articule son Evangile autour de cinq discours :
évangélique, apostolique, parabolique, ecclésiastique et eschatologique. A travers ces discours, Jésus pose les bases d’une institution
ecclésiale : le discours apostolique sert à perpétuer le message du Christ en envoyant les disciples en mission, tandis que le discours
ecclésiastique parle des relations entre les membres de la communauté.
Tout comme chez Marc, la profession de foi de Pierre est un moment charnière dans le récit. Le disciple est chargé de veiller à la
transmission de l’enseignement du Christ. Après avoir reconnu Jésus comme Christ et fils de Dieu, ce dernier lui dit : « Tu es Pierre, et
sur cette pierre je bâtirai mon Eglise » ( Mt 16,18-19).
Helléniste cultivé, probablement d’origine païenne, l’auteur de l’Evangile selon saint Luc destine son livre aux chrétiens issus du
paganisme. Luc est aussi l’auteur des Actes des Apôtres ; Evangile et Actes constituent donc un seul diptyque, une œuvre en deux
volets, avec des rappels d’un texte à l’autre. Dès sa première dédicace à un certain Théophile, typique des récits grecs, Luc annonce
son projet littéraire. Son style précis et approfondi est destiné à consolider la foi du croyant.
Tout comme chez Matthieu, Jésus est le nouveau prophète, mais il marque la différence puisqu’il est aussi le Messie, le Fils de Dieu. Le
récit de Luc a une dimension éthique. La notion de durée est souvent présente. Pour Luc, l’expansion de la Bonne Nouvelle prendra du
temps. L’Evangile est rédigé vers 80, dans une époque troublée par les persécutions des chrétiens.
Plus qu’éthique, on qualifie souvent l’Evangile de Luc de social, mettant l’accent sur la compassion de Jésus envers les pauvres, les
femmes ou les pécheurs. Jésus ne condamne pas les richesses mais les juge incompatibles avec le chemin du croyant (Lc 12,16-21).
Il est aussi l’évangéliste du pardon. Le pardon est gratuit, jusqu’à la Croix (Lc 23,34), où il annonce au bon larron son entrée au paradis.
[In Le Monde des Religions de novembre-décembre 2005, A.-C.HUPRELLE, p. 30 à 33]
13. Les sources chrétiennes du christianisme
LAURENT SAILLY
13
Les premiers chrétiens : Marc, Matthieu, Luc
Le second grand penseur de l'histoire du christianisme est sans doute l'auteur, anonyme, de l'Evangile de Marc. Quelques années
après la mort des apôtres Jacques, Pierre et Paul, vers 70, la rédaction du premier évangile tourne le dos à la logique de la tradition,
par définition collective et ouverte, et il impose, par un véritable travail d'écrivain et un usage sélectif des matériaux, une interprétation
profilée de la foi chrétienne. Sa thèse fondamentale réside dans l'opposition de deux attitudes existentielles, désignées comme le «
penser de Dieu » et le « penser des hommes » (Mc 8, 33), représentées l'une par la confiance libératrice prêchée et vécue par Jésus, et
l'autre par l'incrédulité qui se manifeste en sa présence. La vie est don : quiconque voudra sauver son âme la perdra, tandis que ceux
qui la recevront comme don gratuit, et seront prêts à en faire don, la sauveront (Mc 8, 34-38). En refusant de descendre de la croix pour
sauver sa vie, Jésus attestera, par sa mort, de la vérité libératrice du Royaume de Dieu dont il annonçait la présence.
Les Evangiles de Matthieu et de Luc se situent tous deux dans l'héritage de Marc et se sont efforcés de combiner sa présentation
intellectuellement profilée avec un usage plus abondant des traditions de l'enseignement de Jésus. Ce sont eux qui ont conservé la
source des logia. Matthieu a poursuivi la réflexion sur le thème de la justice, qu'il détache de toute idée de rétribution pour la redéfinir
comme logique de gratuité. L'amour des ennemis est fondé sur la conviction que la Providence veille, sans condition, sur les bons et les
méchants (Mt 5, 43-48), elle qui pourvoit à la beauté des lis des champs et nourrit les oiseaux du ciel (Mt 6, 25-34). Luc, de son côté,
innove avec une réflexion sur la continuité du message chrétien dans les discontinuités surgies de l'expansion de christianisme et de
son évolution dans la durée.
[Publié le 1 novembre 2007 - Le Monde des Religions n°26]
14. Les sources chrétiennes du christianisme
LAURENT SAILLY
14
LES SOURCES CHRETIENNES : LE « NOUVEAU TESTAMENT »
Chapitre 3
Vers une Eglise autonome
Jusqu’aux années 80-90, les écrits chrétiens témoignaient
d’une Eglise qui se concevait encore comme partie intégrante
du judaïsme. Soixante ans après la mort de Jésus, après le
traumatisme des guerres juives, l’expulsion des synagogues
de tous ceux qui ne se ralliaient pas à l’interprétation
rabbinique de Yahvé, la lente maturation théologique des
communautés chrétiennes, le christianisme se pense de plus
en plus de manière autonome, sans rompre tout à fait avec
ses racines juives. Il se dote d’institutions propres, d’une
liturgie et d’une théologie particulières. De nouvelles
contestations, internes à l’Eglise et portant sur des conflits
d’autorité et d’interprétation théologique, étaient nées dans les
communautés pauliennes ; elles s’accentuent dans cette
période. Enfin, preuve ultime de cette progressive
autonomisation, les chrétiens commencent à être persécutés
pour ce qu’ils sont, et non indistinctement avec les autres juifs,
par l’empereur Domitien (81-96).
I. Une plénitude théologique et
liturgique : le corpus johannique
Le corpus johannique, composé autour de la figure de Jean et
contenant un évangile, trois épîtres attribuées à l’apôtre et une
apocalypse, occupe une place particulière au sein du Nouveau
Testament. Jusqu’à présent, en effet, on se trouvait en
présence d’ouvrages issus des évolutions et des tensions de
branches majoritaires de l’Eglise. Avec le corpus johannique,
le lecteur se voit confronté à une communauté isolée,
relativement préservée des convulsions du judaïsme (cf. Jean
9), qui développe une compréhension singulière du message
de Jésus et de la place de la communauté.
Cela ne signifie nullement qu’il s’agit d’une communauté
paisible : ses écrits gardent la trace de conflits et de
contestations fortes. Ses origines doivent être cherchées en
Palestine, où des juifs reconnaissent en Jésus le Messie
davidique ; ils sont dirigés par un homme, inconnu par ailleurs,
qui a suivi Jésus et deviendra dans la mémoire de la
communauté son disciple préféré. Cette première
communauté paraît relativement ouverte aux différentes
composantes du judaïsme. Elle développe une théologie de la
prééminence de Jésus comme Christ (Messie) et de la place
centrale du Temple dont l’évangile conserve une trace.
Malgré cette composante essentiellement palestinienne, la
communauté s’est ouverte aux juifs de la Diaspora. Vers 70
(après la ruine du Temple ?), elle se déplace vers l’Asie
Mineure et fait entrer des Grecs en son sein. Il n’est pas exclu
qu’elle subisse à cette période une influence du paulinisme.
L’évangile inclut ainsi une dimension universaliste du salut,
proposé à tout homme, et il expose une relation très
individualiste entre le croyant et le Christ.
La crise de 70 et la reconstitution du judaïsme autour des
rabbins de Yahvé sèment le trouble dans cette Eglise :
expulsés des synagogues, les chrétiens johanniques d’origine
païenne prennent leur distance vis-à-vis du judaïsme. On
retrouve dans l’évangile les traces de cette hostilité envers les
« juifs ».
A force de se focaliser sur la divinité de Jésus, la communauté
entre en division. Certains nient tout humanité à Jésus et
ouvrent la voie à des doctrines centrées sur la seule divinité de
Jésus que l’on retrouve dans les siècles suivants dans des
groupes que l’Eglise taxera d’ « hérétiques » : docètes
affirmant que Jésus, Dieu, a feint de devenir homme et de
mourir, encratistes refusant les relations sexuelles et la
génération, gnostiques affirmant la prééminence de la
connaissance secrète pour le salut, etc. En réaction, la
communauté insiste sur l’humanité de Jésus (vers 80-90), I
Jean et II Jean sont écrites pour condamner les fauteurs de
troubles. Cette mise au point ne suffit pas, et, au tournant du
IIe
siècle, la communauté johannique achève de se
désintégrer : une fraction accepte de rejoindre la Grande
Eglise, rédige la finale de l’évangile (chap. 21) qui réconcilie
les figures de Pierre, représentant les chrétiens de la
communauté de Jérusalem, et du disciple, représentant les
chrétiens johanniques, ainsi que III Jean, tandis que les autres
membres du groupe développent leurs idées docètes et
gnostiques.
Parallèlement, la communauté johannique subit la persécution
de Domitien. Un membre inconnu de la communauté qui se
réclame de Jean rédige alors une apocalypse (vers 96) en
s’inspirant des formes juives et en s’éloignant quelque peu de
la théologie johannique pour rassurer les chrétiens d’Asie
Mineure.
1. Les trois épîtres de Jean et les convulsions de la
communauté johannique
Les trois épîtres « de Jean » ont pour auteur déclaré un
personnage qui se nomme lui-même l’ « Ancien ». Elles ont
été rédigées entre 90 et 110, III Jean étant la plus récente.
Elles combattent toutes des adversaires que l’ « Ancien »
nomme « antichrists », qui semble avoir cru à une forme de
docétisme prônant que Dieu n’a fait que revêtir une apparence
humaine.
I Jean : plaidoyer pour l’humanité de Jésus et la charité. I
Jean insiste sur le versant théologique de son opposition aux
docètes. Il repère trois points de discorde :
- La christologie : alors que les docètes insistent sur la
divinité de Jésus, I Jean insiste sur l’humanité.
- La doctrine du salut.
- L’autorité de l’Ancien.
II Jean : exhortation à une communauté de rester dans la
communion. Adressée à une Dame élue et à ses enfants (II
Jean 1) qui figurent sans doute une communauté particulière,
cette courte lettre représente le versant ecclésiologique de la
stratégie de l’Ancien. Celui-ci appelle à rester dans la
communion et à ne pas recevoir de fauteurs de troubles.
III Jean : instructions à un chrétien. Courte missive
adressée à un certain Gaïus, probablement le chef d’une
communauté. III Jean exhorte à ce qu’on reste fidèle à l’Ancien
et que l’on se méfie de Diotréphès qui s’est opposé à lui.
2. Le quatrième évangile : un évangile original
Utilisant un style différent des autres évangiles, très poétique,
il présente en revanche un plan très simple : après un
prologue théologique (1,1-18), il fait le récit de l’activité
15. Les sources chrétiennes du christianisme
LAURENT SAILLY
15
publique de Jésus (1,19 à 12,50 ), regroupe une série
de discours d’adieu autour de la Cène (13 à 17), fait le récit de
la passion et de la résurrection (18 à 20) et se conclut par un
épilogue en Galilée (21). Ses principales innovations
concernent le portrait de Jésus, sa théologie, et, preuve d’une
Eglise déjà autonome, sa relation avec les divers groupes de
l’époque.
Un évangile détaché des synoptiques.
- Jean omet de nombreux épisodes importants : la
tentation, la transfiguration, l’institution de
l’Eucharistie, la prière à Gethsémani, etc.
- Jean ajoute certains épisodes : un ministère en
Judée avant celui de Galilée, trois voyages à
Jérusalem, trois Pâques.
- Jean présente une différence de compréhension du
miracle : nommés « signes » ou œuvres », ils
témoignent de l’identité de Jésus et donnent souvent
l’occasion à un discours explicatif.
- Selon Jean, Jésus n’utilise pas de paraboles.
- L’identité de Jésus n’est pas en question : Jésus
parle de lui et de son identité.
- Le « Royaume de Dieu » n’est pas le centre de la
prédication de Jésus.
Un portrait original de Jésus. Alors que dans les
synoptiques Jésus ne parlait pas de sa préexistence à
l’incarnation, Jean décrit une existence éternelle avant son
incarnation et après elle ; alors que les synoptiques ne
parlaient jamais directement de Jésus comme Dieu, Jean le
fait, ce qui prépare la doctrine de la Trinité.
- Le « Verbe de Dieu avant tous les siècles » (1,1-18).
L’Evangile décrit Jésus comme le « Verbe » éternel
de Dieu.
- Jésus est Dieu Fils de Dieu : c’est en Jean que l’on
trouve clairement l’idée que Jésus est Dieu et qu’il
partage cette divinité avec son Père.
Innovations théologiques johanniques. Outre sa
christologie, Jean procède à quelques innovations.
- La doctrine du salut. Malgré son fort substrat juif, il
apparaît clairement que la communauté johannique
a dépouillé la Loi de tout crédit. Le salut éternel vient
désormais de Jésus (14,6).
- Le Paraclet. Comme Luc, Jean a une théologie de
l’Esprit. Cependant, il va beaucoup plus loin : cet
Esprit de Dieu est compris comme le successeur de
Jésus après son départ (14-16) et comme le
« paraclet », c’est-à-dire le défenseur de la
communauté.
Le rapport avec les autres groupes. Le quatrième évangile
décrit clairement quelles étaient les relations de celles-ci avec
les autres groupes.
- Des rivaux : les juifs de la Synagogue et du Temple.
Dans l’Evangile, Jésus entretient des rapports
houleux avec la Synagogue et le Temple. Dans le
récit de la Passion, Pilate est pour ainsi dire « lavé »
de la mort de Jésus tandis que « les grands
prêtres », les « pharisiens » et, plus généralement,
« les juifs » sont désignés comme coupables. Cette
insistance fut sans doute l’un des facteurs d’un
certain antijudaïsme chrétien dont on retrouve la
trace dans l’expression « peuple déicide ».
- Des concurrents : les disciples de Jean Baptiste et
les autres chrétiens symbolisés par Pierre.
L’Evangile insiste à plusieurs reprises sur la position
d’infériorité de Jean Baptiste par rapport à Jésus et
sur son rôle de « précurseur » qui n’est pas Messie.
De même, il convient de relever la triade Judas,
Pierre et le Disciple pour symboliser trois attitudes
de la foi : la traîtrise (Judas), l’incompréhension et la
trahison (Pierre), la foi parfaite (le Disciple). Cette
polémique s’atténue cependant dans le dernier
chapitre, qui donne à Pierre et au Disciple deux
rôles différents, mais complémentaires.
- Deux terres de mission : la Samarie et le monde
païen (4 et 12,20-22).
3. Rassurer une communauté en butte à la
persécution : l’Apocalypse.
Quoique explicitement attribuée à Jean, l’Apocalypse tient une
place à part dans le corpus johannique. Peut-être s’agit-il d’un
texte indépendant rattaché ensuite à la communauté
johannique. Ecrite très probablement pour des Eglises d’Asie
Mineure, situées sur la côte méditerranéenne de la Turquie
actuelle, elle parle de la persécution de Néron, mais semble
avoir été rédigée bien après, sous Domitien, comme le disait
déjà Irénée de Lyon (vers 130-vers 202).
Peu de livres ont subi autant de contresens que l’Apocalypse :
bien loin d’être un livre d’inquiétude, elle cherche au contraire
à rendre espoir à une communauté persécutée.
Le genre apocalyptique : un héritage des derniers siècles
avant notre ère. Le genre apocalyptique était très répandu
dans le judaïsme d’après l’exil. Après le retour d’exil, le
judaïsme ne connaît plus de prophètes, « les cieux sont
fermés ». Un autre genre prend donc le relais, l’apocalyptique.
Quelques clefs pour lire l’Apocalypse. Ce genre échappe
aux règles habituelles de la narration. Pour s’y retrouver, il
convient de garder présentes à l’esprit les règles suivantes :
- Construction récapitulative : l’Apocalypse juxtapose des
éléments qui ne sont pas coordonnées
chronologiquement, voire développe le même élément
dans plusieurs narrations.
- Construction millénariste : l’Apocalypse ne prétend pas
décrire le futur mais un temps intermédiaire, une époque
de mille ans, qui constitue le présent de l’Eglise et qui se
déploie entre la mort du Christ et le temps de son retour.
- Construction imagée : l’Apocalypse est un livre codé dont
les images doivent être déchiffrées. Images du pouvoir : la
Bête = l’Empire romain ; les cornes = les collines de
Rome ; etc. Images de la communauté : les 44000 = les
chrétiens ; la Femme = l’Eglise ; etc. Images de la divinité :
l’agneau immolé = le Christ ; le Dragon = Satan ; les
cavaliers = les épreuves envoyées par Dieu ; etc. La
plupart de ces images sont empruntées à la tradition
biblique et à la tradition apocalyptique.
Un plan qui révèle le dessein de l’auteur : conforter une
Eglise dans l’épreuve.
- La première vision (1 à 3) exhorte les Eglises terrestres à
adopter un bon comportement. Le voyant à une vision d’un
« Fils d’Homme », le Christ, qui adresse sept lettres aux
sept communautés d’Asie Mineure pour qu’elles corrigent
leurs défauts.
- La seconde vision (4 à 20) décrit le destin de l’Eglise
depuis sa fondation.
- La troisième vision achève de rendre espoir aux
communautés puisqu’elle annonce la descente sur terre
de la Jérusalem céleste (21 à 22). Ce dernier morceau
illustre le futur de l’Eglise.
II. Se définir face au monde : les
derniers écrits du N. T.
La rédaction des derniers écrits du Nouveau Testament datent
de la période 90-120 et tous partagent la même visée, définir
l’Eglise face au monde.
1. Se définir par rapport au monde romain : la Première
Epître de Pierre
16. Les sources chrétiennes du christianisme
LAURENT SAILLY
16
Cette épître est pseudépigraphique pour au mois cinq raisons :
1. elle est écrite dans un grec peu attendu d’un pêcheur
galiléen ; 2. elle manifeste une grande familiarité avec la
tradition du Paul des Pastorales et répète des expressions
pauliniennes ; 3. elle est adressée à des communautés
chrétiennes qui ne semblent pas avoir existé du temps de
Pierre ; 4. elle s’adresse clairement à des chrétiens qui ne
savent rien du judaïsme ; 5. elle reflète un antagonisme avec
le pouvoir romain qui n’existait pas du vivant de Pierre.
Puisqu’elle évoque Rome sous le nom de « Babylone », elle
date sans doute d’après la chute du Temple et puisque
Polycarpe de Smyrne la cite dans son Epître aux Philippiens,
elle ne saurait remonter au-delà de 110. Puisqu’elle fait
manifestement allusion à une persécution, la date la plus
probable d’écriture se situe au tournant du IIe siècle (règnes
de Domitien 81-96 et de Trajan 98-117).
L’Eglise face à la persécution. Bien qu’elle soit de loin la
plus célèbre, la persécution de Néron ne fut certainement pas
la plus sanglante. En outre, il est douteux qu’elle fut conçue
contre les chrétiens : ceux-ci n’étaient pas encore
suffisamment séparés du judaïsme. En revanche, la fin du
second siècle vit se lever des persécutions de plus grande
étendue. Il y a trois raisons à la persécution :
- Une raison religieuse : ce n’était pas le fait de croire
à un dieu unique qui posait problème, mais
d’affirmer que le dieu des autres n’existait pas.
- Une raison politique : la légitimité de l’Empereur était
étroitement liée à la religion ; remettre en cause ce
culte passait pour un acte séditieux.
- Une raison sociale : le fort communautarisme de
l’Eglise conduit à la méfiance provoquant des
manifestations spontanée d’hostilité.
La réponse de I Pierre.
- Se comporter avec dignité mais distance dans une
société pervertie. « Pierre » dresse le portrait d’une
société débauchée dont il faut se garder. Pour
autant, il s’agit de ne pas donner le flanc aux
critiques et donc de se comporter avec dignité en se
soumettant aux autorités.
- Se préparer à la souffrance. Il les exhorte donc à la
supporter avec joie, ouvrant ainsi la voie à une
théologie du martyre.
2. Se définir par rapport au judaïsme : l’Epître aux
Hébreux
Comme le disait plaisamment un exégète, l’ « Epitre de Paul
aux Hébreux » n’est pas une épître, n’est pas de Paul et n’a
jamais été adressée à des « Hébreux ». Il s’agit plutôt de la
retranscription d’un sermon. Certains manuscrits l’attribuent à
Timothée et le pape Clément de Rome a parfois été proposé
pour être son auteur, à l’adresse de chrétiens eux aussi
détachés du judaïsme. Sa canonicité a longtemps été remise
en cause et son attribution à Paul ne fut que tardive.
Malgré ses nombreuses difficultés d’interprétation, l’Epître aux
Hébreux joue un rôle central dans le Nouveau Testament
puisqu’elle illustre la position détachée du judaïsme
progressivement prise par l’ Eglise. En effet, elle ne pense
plus le rapport juif/chrétien en terme de simple continuité,
mais bien en termes de prééminence.
La supériorité de la révélation.
- Le Christ est supérieur aux prophètes (1,1-3) ; aux
anges (1,3 à 2,18) ; à Moïse (3,1-6).
- La Nouvelle alliance en Jésus est supérieure à
l’Ancienne (8,6-13).
La supériorité du culte.
- Jésus est le grand prêtre par excellence (4,14 à 7,13).
- Le sacrifice de Jésus dépasse celui du Temple (8,1 à
10,18).
La nécessité de la foi (en Jésus).
3. Définir la foi de l’Eglise : Jude et II Pierre
II Pierre est une réécriture amplificatrice de Jude et les deux
lettres combattent de « faux enseignements ».
L’Epître de Jude est attribuée au « frère de Jacques », ce qui
en ferait un « frère » de Jésus, mais date sans doute d’une
époque ultérieure.
L’Epître de Pierre n’est certainement pas de l’apôtre.
Les opposants de Jude et II Pierre.
- Ils viennent de l’intérieur de la communauté (Jude
4 ; Jude 12 ; II Pierre 2,13).
- Ils nient le Christ (reproche théologique).
- Ils se comportent de manière licencieuse (reproche
éthique).
L’utilisation de textes apocalyptiques. Pour réduire à néant
leurs opposants, les deux lettres font usage de textes issus
des écrits apocalyptiques juifs. Ces références aux écritures
pseudépigraphiques laissent supposer que les communautés
destinataires étaient d’origine juive, et que les opposants avec
lesquels elle polémique s’appuyaient sur ces écritures.
[In « Le Nouveau Testament », R.BURNET, Que sais-je ?, p. 61 à 80]
De quel Jean s’agit-il ?
Dernier livre du Nouveau Testament, l’Apocalypse est attribuée à un certain Jean. Mais de quel Jean s’agit-il ? De celui ayant
appartenu au cercle des disciples de Jésus ? De l’auteur de l’Évangile du même nom ? De celui des trois épîtres johanniques ? À l’heure
actuelle, les historiens privilégient l’hypothèse d’un auteur qui se serait inspiré de l’enseignement de l’apôtre Jean, dans les années 90-
100. S’il tranche avec les autres textes du Nouveau Testament, le style de l’Apocalypse, empreint d’un souffle eschatologique puissant,
adopte une imagerie familière à la Bible hébraïque. Et si, dans le langage actuel, le terme d’« apocalypse » a fini par désigner la fin du
monde, tel n’est pas son sens d’origine – le grec apocalupsis signifiant « révélation ». De fait, il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un
récit de la fin des temps, mais d’un texte ancré dans le contexte que connaissaient les jeunes communautés chrétiennes d’Asie
mineure, victimes de persécutions. Son message vise à les rassurer en dévoilant le véritable plan de Dieu. Les chrétiens peuvent
continuer à placer leur confiance en le Christ : il vaincra les forces du mal.
[Le Monde des Religions n°50 - publié le 14/10/2011]
17. Les sources chrétiennes du christianisme
LAURENT SAILLY
17
Jean le mystique
Il faudra attendre les textes d’Irénée de Lyon, en l’an 180, pour que l’on considère que l’apôtre Jean, fils de Zébédée, et le « disciple
que Jésus aimait » ne font qu’un et qu’il est l’auteur du quatrième Evangile.
Si Jean est bel et bien l’inspirateur, le témoin privilégié des événements relatés dans cet Evangile, il semble qu’il ne soit pas le seul
rédacteur : la majorité des exégètes pensent qu’il s’agit plutôt d’un travail collectif, attribué à « l’école johannique », un groupe d’auteurs
fidèle au témoignage de Jean. Implantée en Palestine, cette communauté composée de juifs, de samaritains et de grecs qui se sont
tournés vers Jésus, garde des relations étroites avec ses voisins juifs. Mais en 70, suite à la révolte des juifs, la communauté fuit le
pays et se réfugie en Asie Mineure, probablement à Ephèse. Sur place, les relations avec les juifs se tendent. La communauté se
tourne vers les païens. Sans succès. C’est à cette période, dans les années 90, que l’Evangile aurait été rédigé « pour préserver son
témoignage face aux schismes et hérésies qui se développaient en son sein », avance Jean-Luc Monneret.
Cet Evangile se découpe en deux parties : après le prologue, chef-d’œuvre qui condense tout le mystère de l’Incarnation, le Livre des
Signes (ou Livre de la Foi) raconte le ministère public de Jésus qui parcourt le pays pour apporter son message aux hommes. Puis
vient le temps de la révélation, relatée dans le livre de la Gloire, s’ouvrant sur le repas d’adieu, et enfin l’épilogue.
Dans les Evangiles synoptiques, le ministère de Jésus se déroule sur une période indéterminée, autour du lac de Tibériade, et s’achève
lors de son unique montée à Jérusalem. Dans celui de Jean, Jésus multiplie les va-et-vient entre la Judée et la Galilée, le temps de
trois Pâques, soit deux à trois ans. De plus, certains évènements manquent ; le baptême de Jésus ou la confession de foi de Pierre par
exemple. D’autres sont nouveaux, telles les noces de Cana ou la résurrection de Lazare. La mission du Christ diverge également.
Contrairement aux synoptiques, l’Evangile de Jean ne s’attache pas à proclamer la venue du Royaume de Dieu, mais développe la
notion de vie éternelle, déjà présente par la foi. Bien plus que le Prophète ou que le Messie attendu, Jésus est le Fils unique du Père.
Mais paradoxalement, à travers ses récits, Jean brosse aussi du Christ le portrait d’un homme presque comme les autres.
Le quatrième Evangile a inspiré nombre de groupes sectaires et de mouvements ésotériques. Selon l’abbé Edouard Cothenet « cet
Evangile développe des thèmes universels et utilise les grands symboles de l’Ancien Testament – l’eau vive, le pain, le vent, la lumière,
les ténèbres – qui convergent vers la personne du Christ. Comme tous les symboles, ils restent ouverts à plusieurs interprétations ».
Chacun y puise ce qu’il veut et l’arrange à son goût.
« Il y a une dimension spirituelle qui s’attache aux réalités matérielles ». C’est là l’originalité de cet Evangile : derrière chaque guérison,
chaque événement, se cache une réalité plus profonde.
Pour l’abbé Cothenet, il faut rester fidèle à l’esprit de Jean : « le terme clef de cet Evangile est la vie ; Jean nous ouvre l’intimité du
Christ. C’est l’Evangile de la contemplation : il s’agit de croire pour voir ». Et de lire entre les lignes.
[In Le Monde des Religions de novembre-décembre 2005, B.MERLIN, p. 34 à 35]
Les 1ers chrétiens : L’Apocalypse de Jean
À la fécondité des poèmes correspond celle des visions.
L'Apocalypse se présente comme un livre d'images dont la
force d'analyse apparaît avec évidence dans les commentaires
qu'en ont donnés les artistes.
Le langage du visionnaire de Patmos présente des aspects
conventionnels. Il connaît par cœur les apocalypses des
prophètes, Esaïe, Ezechiel, Daniel, Zacharie, et celles du
judaïsme. Il en reprend le style et les figures, mais pour
développer tout autre chose qu'une annonce de la fin des
temps. Ses images proposent une vision de la réalité présente,
transcendant l'analyse politique et le décryptage de la
spiritualité de l'Empire par l'espérance que donne la foi en la
seigneurie paradoxale du Ressuscité.
À la différence des poètes, l'Apocalypse ne travaille pas au
développement de la christologie mais il fait usage du modèle
trinitaire, tel qu'il a pu le trouver dans l'Evangile de Jean,
comme outil de la pensée critique. La vision du dragon et de
ses deux émissaires (Ap13), au centre du livre, propose à la
philosophie politique une radiographie du totalitarisme. Le
Père a laissé la place à l'idéologie molle de l'empire
mondialisé. Le pouvoir faible de la force brutale se présente
comme un agneau dont il est la parodie, et la complicité des
deux trouve son efficacité grâce à l'activité d'un faux prophète,
réplique dévoyée de l'Esprit, qui égare le monde par la
propagande, la répression et le contrôle social. Pour Jean, la
foi se définit comme discernement et comme résistance à la
démission de la pensée.
[Publié le 1 novembre 2007 - Le Monde des Religions n°26]
Les textes, d’une copie à l’autre
Il nous est parvenu un nombre impressionnant de manuscrits
reprenant tout ou partie du Nouveau Testament : près de
13000 et 5000 copies en grec. 81 papyrus sont datés du IIe
au
VIIe
siècle ; 266 manuscrits onciaux datent du IVe siècle au Xe
siècle et 2754 manuscrits cursifs du IXe au XVe siècle. Parmi
les plus anciens, on trouve les documents de Qumrân mais ils
ne sont pas les seuls. Le papyrus dit P52 retranscrirait un
passage de l’évangile de Jean. Le P46 (ou papyrus Chester
Beatty II) est un codex de 86 pages de la fin du 1er
siècle et qui
contient des épîtres de Paul. Le P66 (ou papyrus Bodmer II)
date de la même époque et contient 108 feuillets sur l’Evangile
de Jean, etc. Toute une série de codex (livres) vient compléter
ces papyrus, dont les plus connus sont les codex Vaticanus
(du IVe
siècle, avec toute la Bible), Sinaïticus (même époque,
avec l’Ancien Testament et une bonne partie du Nouveau),
l’Alexandrinus (du Ve
siècle, avec des fragments des deux
Testaments), etc.
S’il y a, bien sûr, de nombreuses divergences entre toutes ces
copies, on remarque qu’elles son peut significatives : les
scribes sont plus ou moins compétents, plus ou moins
professionnels et certains cherchent ainsi à « améliorer » le
texte, à le rendre plus clair voire à moderniser les tournures de
phrases ou l’orthographe. Dans de très rares cas, on omet des
passages vus, sans doute, comme gênants. Au final, on peut
dire que les textes qui nous sont parvenus, même si nous ne
disposons pas des originaux, en sont raisonnablement
proches.