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ET DIEU DANS TOUT CA ?...
LAURENT SAILLY
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ET DIEU DANS TOUT CA ?...
Chapitre 1
Notre Père
"Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que
ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain
de ce jour.
Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont
offensés.
Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du Mal."
[Traduction œcuménique du Notre Père – en 1966, catholiques, orthodoxes et protestants décident d’adopter une traduction
commune du Notre Père.]
Le Notre Père est la prière enseignée par Jésus à ses disciples : elle est donc commune à tous les chrétiens. On la trouve sous sa
forme habituelle dans l’évangile de Matthieu au chapitre 5, à la fin d’un enseignement du Christ sur la prière. Nous en donnons ici
trois lectures.
1- Une lecture chrétienne et psy
La fonction paternelle confirme l’enfant dans son existence
propre.
" Notre Père. " Il n’est pas dit " mon Père ". Les premiers mots
énoncent un lien de filiation qui est pour tous. Au niveau où se
place Jésus, nous sommes tous des frères, tous égaux devant
l’origine, car nous l’avons en partage. Encore faut-il que nous
reconnaissions que nous procédons d’un Autre. A notre
époque où les comportements individualistes vont bon train,
cette prière nous rappelle que nous ne sommes pas des êtres
séparés, mais, au contraire, reliés à (et par) ce qui nous fonde,
un Père qui est aux cieux. Autrement dit nous sommes nés de
la terre, fabuleux assemblage de particules de matière, mais
nous sommes aussi les fils et filles d’une source invisible par
sa nature.
C’est là notre dignité. C’est là notre royauté. Les acquis de
notre monde – objets de consommation, respectabilité, gloire,
séduction... – n’ont aucun poids face à cette dimension du
mystère qui nous fait être. Dans notre essence même, nous
sommes issus du souffle de Vie, enracinés dans l’esprit et la
parole. Jésus nous invite à faire acte de reconnaissance de ce
qui nous anime : " Que ton nom soit sanctifié. " Plutôt que de
nous plaindre de notre sort, plutôt que de chercher querelle à
nos frères, plutôt que de courir après ce qui nous manque,
plutôt que de nous angoisser quant à notre devenir, rendons
grâce du fait que nous sommes vivants, de la vie même de
notre Père. Notre existence n’est pas seulement charnelle, elle
est aussi psychique et spirituelle de par le rôle joué par la
fonction paternelle. C’est elle, en effet, qui garantit le
développement mental de l’enfant en le confirmant dans son
existence propre, en tant qu’être différent de la mère.
" Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. " Si nous
savons la reconnaître, nous pouvons dépasser la position
infantile qui sommeille en chacun de nous et qui nous pousse
à exiger de notre environnement qu’il s’adapte à nos besoins.
Il s’agit de perdre le sentiment de notre suprématie,
reconnaître que le monde ne tourne pas autour de notre
nombril, mais que, au contraire, l’autre existe. Un autre qui est
en dehors de moi et un Autre mystérieux au plus intime de
moi. C’est à ce dernier qu’il me faut, en définitive, laisser la
gouvernance de ma vie et abandonner tout vouloir propre.
Accepter d’être décentré de ma position égotique pour m’en
référer à un au-delà de moi-même au plus profond de moi.
" Le monde divin n’est pas fait de puissances étrangères avec
lesquelles l’homme entrerait en contact, écrivait Elie Humbert,
psychanalyste jungien, il vient dans l’homme en sa vie
ordinaire. " Tel est en effet son " pain quotidien " : les
dimensions inconscientes sont appelées, instant après instant,
à se manifester, à devenir conscientes, dans une expérience
qui parfois peut tourner à l’épreuve mais qui est la condition
même pour que l’être se réalise selon ce qu’il est.
" Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. " Nous
avons à sortir des leurres de notre nature terrienne pour
admettre la puissance de l’esprit. C’est à cette dernière qu’il
convient de nous référer car la matérialité de notre vie, derrière
son allure de stabilité, son petit train-train quotidien qui nous
semble immuable, est sans cesse en train de changer. Par-
delà le corps, palpable, se manifeste l’invisible, une autre
dimension qui est celle de la vie de l’esprit. Elle nous conduit
où nous n’imaginerions pas aller, vers l’inattendu et le
déroutant. Elle est désir d’accomplissement qui, à travers la
périlleuse aventure de l’incarnation, bouscule les croyances
liées au monde charnel. Le mal dont nous avons à être délivré,
c’est cet oubli de notre origine divine lorsque seule la réalité
terrienne, celle du moi consommateur, avide de sécurité et de
biens de toutes sortes, tangibles, mais aussi affectifs, est
tenue en compte.
[Marie Romanens est psychanalyste - Publié le 1 novembre 2004 - Le
Monde des Religions n°8]
2- Une lecture juive
Si Dieu est le Créateur de l’univers, est-il pour autant un
géniteur ?
Le Pater Noster est caractérisé par l’invocation de Dieu
comme Père. Il reprend l’expression juive " AviNou CheBaCHa
MaYiM " – " Notre Père qui es dans les cieux. " Cette
invocation est rare dans la Torah alors qu’elle paraît spécifique
des évangiles. Les Hébreux la connaissaient et leurs
prophètes en ont fait l’invocation suprême. Les peuples du
Proche-Orient ancien considéraient également leurs dieux
comme pères. Alors, pourquoi le Pentateuque, texte révélé, ne
place-t-il pas la paternité divine au centre de ses récits ?
Le Pentateuque est organisé autour de l’idée de Dieu maître
de l’histoire, qui libère les Hébreux de l’esclavage et leur
révèle la Torah à observer pour mériter la Terre promise. Dieu
y est aussi défini comme créateur de l’univers, mais cet attribut
ET DIEU DANS TOUT CA ?...
LAURENT SAILLY
2
contient le risque de faire de lui un père géniteur, c’est-à-dire
un être dont émanerait le monde conçu comme divin.
En effet, païens et polythéistes divinisaient les forces de la
nature. Les écrits du Pentateuque et les livres des prophètes
gardent le témoignage des luttes menées par leurs auteurs
contre ce risque de paganisation des Hébreux, conséquence
d’une conception étriquée de l’idée de création. C’est quand
l’idée de création ex nihilo finit par s’imposer que le judaïsme
s’aventura à enseigner la paternité de Dieu, comme on le
constate dans les derniers livres de la Bible (1) et dans leurs
interprétations rabbiniques. Jésus le Juif reprend l’invocation
juive, que Matthieu traduit ainsi : " Notre Père, celui dans les
cieux ", et exclut toute localisation spatiale de Dieu. Les
rabbins enseignèrent à invoquer Dieu comme créateur à partir
du néant, et pas seulement comme organisateur, et interdirent
de diviniser quoi que ce soit de ce qui est. C’est à cette
condition qu’ils purent affirmer la paternité divine.
En effet, l’idée de création ex nihilo insiste sur la différence
radicale qui sépare le créateur de la créature : le néant les
sépare. Là où se trouve Dieu, le monde n’est pas ; et là où se
trouve le monde, Dieu n’est pas. Cette altérité absolue conduit
à penser que seule la parole les relie l’un à l’autre, car elle
seule traverse l’abîme irréductible qui les sépare. Parler unit et
sépare en même temps. Invoquer Dieu comme Père le rend
proche de la créature, mais penser qu’il est " dans les cieux ",
c’est affirmer sa transcendance et qu’il est au-delà de la terre
qu’il domine de son altérité. Comment donc peut-il être
considéré comme Père alors qu’il est " dans les cieux " ?
Comment établir une relation avec lui alors qu’il est
impensable, irreprésentable ?
La prière répond à cette question puisqu’elle commence par "
les cieux " et finit par " la terre " : " Comme au ciel ainsi sur la
terre. " La première condition est que " son nom soit sanctifié ".
La sainteté signifie le caractère unique de l’être auquel elle est
attribuée. Dieu est Autre, unique dans le sens où rien ne peut
lui être comparé. L’unique manière de témoigner de cette
sainteté divine est de se poser comme sujet face à son
autorité souveraine, c’est-à-dire d’obéir à sa volonté. Faire "
venir le règne de Dieu ", c’est obéir à sa Loi. Dieu est roi là où,
concrètement, un homme se soumet à son commandement.
Le royaume de Dieu est l’espace occupé par celui qui donne
sens à sa vie extérieure et intérieure, en les structurant selon
la volonté divine déposée dans la Loi, car seule la Loi relie ce
que la Torah appelle " ciel " à la terre des hommes. Seule elle
constitue le lien entre les trois premières demandes du Pater
Noster et l’invocation de Dieu comme Père céleste. Seule elle
rappelle la finitude humaine. Seule elle constitue l’homme
comme responsable. Seule elle pose l’homme comme second,
jamais premier absolu et lui interdit l’autojustification arbitraire.
Seule elle sépare l’homme de l’Absolu et de l’Infini et l’y relie
en même temps. Elle est limite entre l’homme et l’Autre (autrui,
monde ou Dieu). Dieu est Père, et comme il est créateur
transcendant, l’homme est déclaré son fils symbolique,
obéissant à la Loi qu’il reçoit et transmet, responsable de sa
réalisation sur la terre, l’humanisant sans jamais pouvoir
s’identifier à elle, hors de quoi le Père ne serait plus " dans les
cieux " et sa transcendance serait dissoute. La perfection de
l’homme ne résiderait plus dans sa perfectibilité infinie, mais
dans un état qu’il atteindrait de manière illusoire.
C’est parce que Dieu dicte une loi à l’homme par amour pour
lui, qu’il est déclaré Père céleste, c’est-à-dire symbolique.
(1) Voir Isaïe 63,16 ; 64,7 ; Jérémie 3,4,19 ; 31.8 ; Malachie 1,6 ; I Chronique
17,13 ; 22,10 ; 28,6 ; 29,10.
[Armand Abécassis, professeur de philosophie générale et comparée à
l'université Michel de Montaigne (Bordeaux III) - Publié le 1 novembre 2004 -
Le Monde des Religions n°8]
3- Une relecture du texte primitif
Un texte si lointain de son origine que tout son sens en est
détourné.
La prière la plus récitée de l’histoire est aussi la plus
méconnue au monde. Car la plus mal lue, en raison de
détournements qui outrepassent les querelles d’interprétation.
Ce n’est pas, en effet, que les traductions courantes du Notre
Père soient fautives, abusives, discutables. C’est qu’elles sont
imaginaires. Elles s’instituent contre la littéralité du grec pour y
substituer un texte inexistant.
Ainsi de la version française usuelle, dite " œcuménique ". Les
mots de la koinè (1) s’y effacent derrière la naturalisation des
sédimentations exégétiques et théologiques qui finissent par
en interdire l’accès. Il y a d’abord les approximations qui
brouillent le caractère performatif de l’invocation initiale. Le
Père, revendiqué " notre ", est non pas " aux cieux ", mais " du
ciel ". Il ne s’agit pas de le localiser, mais de le proclamer "
origine absolue " en reconnaissant qu’il n’est qu’une paternité,
la sienne, exclusive. Le règne n’est pas un " à venir ", mais un
" déjà là ", et il n’y a pas souhait, mais constat de sa présence.
Le nom est plutôt à glorifier qu’à sanctifier, car il relève de
cette immédiateté du Royaume dont la manifestation même
réalise la volonté divine pour l’entière création – " sur la terre
et aux cieux ". Eschatologique, cette première période,
restituée à son unité intrinsèque, écarte donc le biais
cosmologique, providentialiste que lui imprime la version "
œcuménique ".
Mais c’est dans la seconde période que les approximations
tournent à l’invention. Le pain, en rien quotidien, est au
contraire celui du futur, nécessaire ici et maintenant à survivre
seulement pour que se découvre la nécessité de la vie qui
passe la survie ; aussi faut-il le dire " essentiel ". Quant au
pardon et aux offenses, ils relèvent du pur fantasme puisqu’il
n’en est fait aucunement mention. Il est question, en revanche,
de dettes et de remise de dettes. L’orientation est encore
eschatologique : l’état terrestre n’est pas état de subsistance,
mais de transition et, pour nous y projeter, nous réclamons à
Dieu de pouvoir nous juger nous-mêmes à l’aune du
Royaume. Loin d’une quelconque loi de compensation à
laquelle renvoient les torsions juridiques, moralisatrices,
psychologisantes de la version " œcuménique ", c’est la
souveraineté de la liberté qui est ici affirmée.
Enfin, dans la troisième période, la formule " ne nous laisse
pas succomber à la tentation " paraîtrait blasphématoire, si elle
n’était tout simplement fausse. Il y va, à l’inverse, de la
certitude que dans l’épreuve, factuelle, inévitable, peut-être
souhaitable, la seule vraie menace tiendrait à l’excès,
l’impossibilité de l’endurer par soi hors du secours divin – "
nous ne pouvons entrer seuls dans ce que nous pouvons
traverser, mais qui est aussi ce par quoi nous ne voulons pas
être traversés ". Car c’est du Malin, l’adversaire " meurtrier
depuis le commencement ", dit ailleurs Jésus, et non pas du
Mal abstrait de l’éthique que nous demandons à être délivrés.
Cette délivrance, apocalyptique, achevant en plénitude
l’éternel présent du Royaume.
Comment dès lors rendre en français un Notre Père qui soit le
moins biaisé possible ? Parmi d’autres, le philosophe Pierre
Boutang et le théologien Nicolas Lossky s’y sont essayés. En
leur empruntant à tous deux, voici ma propre esquisse : "
Notre père du ciel, que ton nom soit glorifié, que ton règne
advienne, que soit faite ta volonté – sur la terre comme aux
cieux ! Donne-nous ce jour notre pain essentiel ; remets nos
dettes comme aussi nous remettons à nos débiteurs ; et ne
nous laisse pas persévérer dans l’épreuve, mais délivre-nous
du Malin. "
(1) Grec ancien.
[Jean-François Colosimo est éditeur et enseigne la patristique à l’Institut
Saint-Serge de Paris. - Publié le 1 novembre 2004 - Le Monde des Religions
n°8]
ET DIEU DANS TOUT CA ?...
LAURENT SAILLY
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ET DIEU DANS TOUT CA ?...
Chapitre 2
Les philosophes et Dieu
Qu'ils soient d'Orient ou d'Occident, athées ou croyants, polythéistes - dans l'Antiquité - ou monothéistes - dans les cultures
marquées par les religions juive, chrétienne ou musulmane -, les philosophes n'ont cessé de s'interroger sur Dieu. Cette question,
même quand elle est marquée par leurs convictions personnelles, représente toujours pour eux un enjeu intellectuel fondamental. La
raison humaine peut-elle démontrer l'existence de Dieu, peut-elle nous éclairer sur les relations de l'homme et du divin, doit-elle se
mêler des questions religieuses ? Ces questions sont celles de Platon et d'Aristote, de Maïmonide et d'Ibn Rushd (Averroès), de
Descartes et de Feuerbach. Elles sont aussi celles des philosophies orientales, qu'elles prétendent démontrer l'existence de Dieu
comme la pensée brahmanique, ou réfuter cette existence, comme la pensée bouddhique.
Le présent dossier fait droit à ces interrogations, en proposant de brèves études sur les différentes traditions philosophiques que
nous venons d'évoquer. Certaines surprendront nos lecteurs, toutes leur donneront à réfléchir. En une époque où on utilise souvent
sans précaution les grands noms de « Dieu », de « religion » ou de « foi », il n'est pas inutile de se confronter à la patiente réflexion
des philosophes. La diversité de leurs engagements, la rigueur, à chaque fois singulière, de leur argumentation, sont autant d'outils
pour mieux penser la question de Dieu.
[Bernard Seve - Publié le 1 mars 2009 - Le Monde des Religions n°34]
Les Grecs et le divin
Les philosophes antiques critiquent les dieux de la mythologie,
mais aucun n'est pratiquement athée. Chacun a sa propre
conception du divin conforme à sa métaphysique et à sa
morale.
La réflexion classique et moderne sur Dieu doit beaucoup à la
philosophie ancienne. Cela aurait de quoi étonner, car en
réalité les philosophes grecs s'intéressent peu aux questions
divines. Certes, celui qui passe pour le premier d'entre eux,
Thalès, aurait ouvert la voie de la réflexion philosophique en
proclamant : « Le monde est plein de dieux ! » Mais,
justement, s'il y a plein de dieux et nullement un Dieu unique
et transcendant, il n'y a pas de raison d'en faire un chapitre à
part de la philosophie. Il faudra attendre le néoplatonisme, la
dernière grande philosophie « païenne », celle de Plotin,
Porphyre ou Proclus, donc une époque - le IIIe siècle de notre
ère - où la concurrence intellectuelle et morale se fait vive avec
la nouvelle religion, le christianisme, pour que les questions
théologiques soient au centre des débats intellectuels. Le
paradoxe le plus remarquable concerne Aristote. Nul penseur
païen n'a autant influencé la réflexion théologique chrétienne,
islamique ou juive, alors même que, sur plus de 1 500 pages
qui nous restent du Philosophe, on serait bien en peine d'en
trouver une demi-douzaine qui concernent directement la
question du divin.
Ce paradoxe tient évidemment à l'extraordinaire fécondité des
concepts philosophiques inventés par la philosophie antique.
C'est elle qui permit aux penseurs chrétiens de reconnaître
dans ces philosophes païens (Socrate, Platon, Aristote ou les
stoïciens) des précurseurs auxquels il n'aurait manqué que la
révélation. Mais ce paradoxe tient aussi à l'attitude même des
philosophes anciens vis-à-vis du divin. On peut la résumer
ainsi : tous critiquent les dieux de la mythologie, mais aucun
n'est pratiquement athée, et chacun a sa propre conception du
divin conforme à sa métaphysique et à sa morale. La réflexion
antique sur le divin est donc indépendante de toute religion, et
généralement érigée contre elle.
Les Cités antiques, même démocratiques, ne plaisantent pas
avec la religion. Participer aux cultes et sacrifier aux dieux de
la Cité sont des devoirs des citoyens, comme faire son service
militaire ou payer ses impôts. Cela n'exige pas une foi
individuelle profonde ni des dogmes déterminés, si ce n'est
l'attachement aux récits tirés des poèmes d'Homère et
d'Hésiode, ancrés dans la culture et transmis par l'éducation.
Ces mythes prêtaient aux dieux une généalogie précise, une
personnalité anthropomorphe, diverses charges dans le
monde et la vie humaine, et mille aventures entremêlées. Le
citoyen antique ne se pose pas beaucoup de questions
théologiques : il vit dans un monde constitué pour ainsi dire de
trois faunes : les hommes, les bêtes et les dieux. Il y a pour lui
les hommes, et d'abord les Grecs ; en dessous des hommes, il
voit bien qu'il y a des vivants mortels sans langage ni raison,
qu'on appelle les bêtes ; et il admet, symétriquement, au-
dessus des hommes, qu'il y a des vivants immortels, les dieux,
et d'abord ceux de la Cité - ce qui ne signifie nullement qu'il
refuse d'admettre qu'il y ait, ailleurs, pour d'autres peuples,
d'autres dieux, tout aussi véritables que ceux qui sont ici, au-
dessus de lui (il y a pareillement, là-bas, des bêtes qu'on ne
trouve pas en Grèce), mais auxquels il rendrait évidemment un
culte si par hasard il s'aventurait dans ces contrées.
Dès le début de la réflexion rationnelle, les philosophes ont
critiqué ces dieux inconstants et débauchés que leur présentait
la tradition mythologique. Xénophane, par exemple, un
présocratique mal connu (fin du VIe siècle avant notre ère ?),
critiqua cette théologie populaire pour lui substituer une vision
plus morale et plus abstraite. « Homère et Hésiode, écrit-il,
d'après le philosophe Sextus Empiricus (fin du IIe siècle), ont
attribué aux dieux tout ce qu'il y a de honteux et blâmable chez
l'homme : le vol, l'adultère et la tromperie envers l'autre. »
Xénophane va même jusqu'à expliquer la source
anthropologique des croyances populaires - cette thèse
ET DIEU DANS TOUT CA ?...
LAURENT SAILLY
4
semble annoncer la théorie de la « projection » de Feuerbach :
« Si les bœufs et les lions avaient des mains et pouvaient
peindre comme le font les hommes, ils donneraient aux dieux
qu'ils dessineraient des corps tout pareils aux leurs, les
chevaux les peignant sous la figure de chevaux, les bœufs
sous la figure de bœufs. » Si l'on en croit certains
témoignages, il aurait même élaboré une sorte de théologie
rationnelle autour d'une divinité supérieure : « Il y a un Dieu, le
plus grand des dieux et des hommes, qui ne ressemble aux
mortels ni en figure ni en pensée », dit-il, selon Clément
d'Alexandrie (II-IIIe siècles). Cette divinité suprême ne serait
jamais née, elle serait immobile, pensante, moralement
parfaite et capable de mouvoir d'autres choses par la seule
force de son esprit. La plupart des philosophes ultérieurs,
qu'ils soient « idéalistes » comme Platon, ou « matérialistes »
comme Épicure, reprendront ces deux idées corrélatives : la
critique morale, parfois très vive, des dieux de l'Olympe, et la
spéculation sur des divinités parfaites. Ainsi Platon chasse les
poètes de sa Cité (La République), parce qu'ils dépeignent des
dieux immoraux, cause du mal terrestre, et en font des êtres
capricieux et volages. Ce qui ne l'empêchera pas, dans Les
Lois, de défendre, pour des raisons qu'on appellerait «
idéologiques », une religion civique assez exigeante, parce
qu'il estime que l'athéisme et ses variantes - par exemple la
conviction que les dieux ne s'occupent pas de nos affaires -
seraient une source dangereuse de confusion morale et de
désordres sociaux. À l'autre extrémité, Épicure ou son disciple
Lucrèce se montrent aussi virulents contre cette religion
civique « impie » et ses dieux frivoles. Ils défendent eux aussi
des dieux fondant notre conduite morale, mais pour une raison
justement inverse de celle de Platon : les dieux sont nos
modèles de sagesse parce que, étant sans passions, sans
désirs vains ni craintes vides, ils ne s'occupent nullement du
monde des hommes. Tel est aussi pour Épicure le véritable
bonheur humain : vivre sans trouble « comme un Dieu parmi
les hommes».
Deux pensées méritent une mention particulière pour leur
conception du divin et le destin singulier qui sera la leur dans
l'histoire de la philosophie : celles de Platon et d'Aristote. Chez
Platon, le divin revêt trois formes. Dans sa conception
scientifique, il adopte une vision de la divinité qui deviendra
commune à une bonne partie de la philosophie et de la
science ancienne : les astres, et notamment les planètes, sont
de nature divine, puisque, contrairement aux dieux de la
mythologie dont l'existence est désordonnée, et aux vivants
mortels dont l'existence terrestre est précaire, ils semblent
jouir d'une vie parfaite et éternelle. Par ailleurs, dans le récit
cosmogonique et conjectural du Timée, il explique la formation
du monde comme étant l'œuvre d'un Dieu artisan « bon ». Ce
démiurge met en ordre, autant qu'il peut, la masse informe et
désordonnée de « matière » qu'il trouve déjà là. Mais il ne peut
la contraindre jusqu'à la perfection absolue, car corporelle,
spatiale, elle résiste à l'œuvre et à l'ordonnance divine. Ainsi,
et comme il l'avait déjà écrit elliptiquement dans La
République, le « Dieu n'est pas cause de tout », en particulier
du mal. On voit tout ce que les théodicées ultérieures devront
à ces textes. On voit aussi qu'il n'y a pas, dans ces
spéculations platoniciennes sur la création du monde (pas plus
qu'il n'y en aura dans aucun autre texte de l'Antiquité pré-
augustinienne), d'idée de création ex nihilo : le cosmos a une
double origine, bonne et mauvaise, il est la mise en ordre
admirable mais inachevable d'un matériau chaotique
préexistant.
Mais cette image d'un artisan du monde n'est sans doute pour
Platon qu'une simple allégorie. Sa conception du divin est en
réalité plus abstraite et doit être cherchée dans sa
métaphysique. Car s'il est vrai que, comme le dit le Timée, le
monde est à l'image des Idées, c'est elles qui sont
véritablement divines. Telle est la troisième et la plus
fondamentale forme du divin chez Platon. Car les Idées, dites
encore « Formes » (le « Vivant », l'« Animal », le « Cercle », le
« Juste », le « Beau », le « Même », l'« Autre », etc.), sont des
entités dotées du mode d'être le plus élevé : elles sont
éternelles, parfaites, immuables, seulement connaissables par
la raison. Réciproquement, le seul mode de connaissance vrai
est la connaissance rationnelle des Idées, et les entités
sensibles et éphémères du monde que nous voyons et
croyons ainsi connaître (alors que nous n'en avons qu'une
opinion précaire) n'en sont que les imitations multiples et
dégradées. Pourtant, une de ces Idées surpasse toutes les
autres « en majesté et en puissance » : il s'agit de l'Idée du
Bien, à laquelle La République consacre quelques-unes de
ses pages les plus célèbres. Idée divine par excellence, Idée à
proprement parler « indéfinissable » et pourtant objet ultime et
éminent de connaissance, elle rend toutes choses
connaissables et même existantes, puisqu'elle est « au-delà
de l'être » : cette formule frappante (dont les interprétations
étaient déjà nombreuses et discutées dans l'Antiquité) signifie
sans doute que le Bien donne leur être à toutes les choses qui
sont véritablement, c'est-à-dire aux Idées, et que rien n'existe,
même de ce qui est éternel, qui ne soit bon. Le Bien les fait
être de toute éternité en quelque sorte. On est loin de Zeus,
Hestia, Hadès ou Poséidon, de leurs caprices et de leurs
temples. Mais on est tout aussi loin de quelque conception
«monothéiste», puisque beaucoup d'entités platoniciennes,
finalement, peuvent être qualifiées de divines.
Il en va de même chez Aristote, au contraire de ce que la
plupart des lectures rétrospectives ont pu faire accroire.
Lorsqu'il dit «le dieu », il ne faut pas lire « Dieu » (l'unique,
transcendant au monde), il ne faut pas y voir autre chose
qu'un universel abstrait, exactement comme il écrit (ou comme
nous pouvons dire) « l'homme » ou « l'animal ». Les plus
célèbres pages de la Métaphysique sont en effet d'abord la
reprise de deux thèses physiques concernant la divinité des
corps célestes. Dans Le Traité du ciel, Aristote démontre que
le monde céleste, « supralunaire », est parfait, réglé par la
nécessité des mouvements circulaires et éternels des 55
sphères divines concentriques, dont la plus extérieure est la
sphère des étoiles fixes ou « premier ciel ». Dans La Physique,
il montre la nécessité d'un premier moteur immobile sans
lequel il n'y aurait pas de mouvement cosmique. Car pour le
physicien Aristote, qui ne reconnaît pas ce que les Modernes
appelleront le principe d'inertie, le mouvement s'oppose au
repos et, contrairement à lui, a besoin d'être expliqué. À ce
premier moteur qui permet la marche éternelle du monde, la
Métaphysique, dans des chapitres aussi célèbres que difficiles,
conférera des propriétés plus divines encore que celles des
astres. Ce Dieu cosmique est nécessaire, son être est le bien :
« À un tel principe sont suspendus le Ciel et la nature. Et ce
principe est une vie, comparable à la plus parfaite qu'il nous
soit donné, à nous, de vivre pour un bref moment»...Car «
l'acte de l'intelligence est vie, et le Dieu est cet acte même ».
Acte sans puissance, donc, qui est toujours entièrement tout
ce qu'il peut être, sans reste ni réserve. Mais agent sans
aucune puissance sur le monde, sinon de façon indirecte. Car,
dans une formule qui a fasciné tant de théologiens, Aristote
explique que cette vie parfaite n'est faite que de pensée, d'une
pensée qui ne peut pas avoir d'objet séparé d'elle-même ni
digne d'être pensé par elle sinon elle-même : elle est donc «
pensée de la pensée ». Et, dans un autre passage très influent
de ce livre Lambda de la Métaphysique, Aristote semble
ET DIEU DANS TOUT CA ?...
LAURENT SAILLY
5
expliquer que le premier moteur, loin d'exercer une causalité
seulement motrice sur le premier ciel puis, de proche en
proche, sur le reste du monde, exerce sur eux une causalité
finale (en quoi on a pu lire dans ces pages une anticipation du
Dieu d'amour). Le premier moteur meut sans être mu,
exactement comme le bien meut le désir. C'est ce que les
commentateurs ont généralement entendu (cette interprétation
est aujourd'hui discutée) comme une sorte de causalité
imitative : tous les êtres imitent, chacun à son niveau et dans
la mesure qui est en lui, la divinité parfaite du premier moteur
immobile, le premier ciel et les astres imitent son immobilité
par un mouvement éternel circulaire et uniforme, les vivants
animaux et humains l'imitent par la reproduction éternelle de
leur espèce et la perpétuation de leur forme.
Au bilan, la pensée du divin des philosophes grecs classiques
est riche, complexe, profonde. On y trouve beaucoup de
métaphysique et de morale, on y trouve peu de religion. C'est
à bon droit que la théologie classique et moderne viendra y
chercher ses concepts, y compris ses « preuves de l'existence
de Dieu », qui pourtant ne s'y trouvent pas. Car il y a, chez ces
grands philosophes, notamment Platon et Aristote (auxquels
on aurait pu joindre les stoïciens), tous les ingrédients
conceptuels et problématiques de la théologie rationnelle
ultérieure, mais jamais totalisés en un corps systématisé de
doctrine prenant Dieu (ou même le divin) pour objet. On dira
peut-être que, si cette unification doctrinale ne s'est pas faite,
c'est faute d'une révélation ou d'un texte sacré. C'est possible.
Mais on peut aussi soutenir qu'il y a une autre raison. La
pensée philosophique du divin s'est construite contre les dieux
anthropomorphes et personnalisés, ces dieux providentiels
qu'on invoque, qu'on supplie et devant lesquels on se
prosterne. Celui que la théologie rationnelle appellera Dieu est
au contraire à l'exact entrecroisement de ces croyances
populaires et de cette pensée philosophique du divin. Il y avait
donc peu de chances que la philosophie inventât un tel Dieu. Il
y avait au contraire toutes les chances que la théologie
rationnelle crût retrouver dans la philosophie ce qu'elle ne
faisait que lui emprunter.
[Francis Wolff, Spécialiste de philosophie antique, professeur à l'École
normale supérieure - Publié le 1 mars 2009 - Le Monde des Religions n°34]
POUR ALLER PLUS LOIN
• Platon, La République (Flammarion, 2002).
• Aristote, Métaphysique (Flammarion, 2008).
• Épicure, Lettres, maximes, sentences (Livre de Poche, 1994).
• Jean-Paul Dumont, Daniel Delattre et Jean-Louis Poirier, Les Écoles
présocratiques (Gallimard, 1991).
• André-Jean Festugière, Épicure et ses dieux (PUF, 1996).
• Werner Jaeger, À la naissance de la théologie, essai sur les
présocratiques (Cerf, 1966).
Dieu dans la philosophie occidentale
classique
La philosophie moderne se soucie d'abord de prouver
l'existence de Dieu. À la critique intellectuelle et religieuse des
preuves de Dieu, succèdera une reformulation du problème et
du rôle de la raison.
La question de Dieu, dans la philosophie occidentale, se
construit à la rencontre de deux mouvements : celui de la
théologie chrétienne, qui va de Dieu à la raison, et celui de la
métaphysique, qui va de la raison à Dieu - mais est-ce au
même « Dieu » qu'on aboutit dans l'un et l'autre cas ? Si le
rapport des philosophes à Dieu nous conduit à insister
davantage sur le second de ces mouvements, la bonne
intelligence de la métaphysique occidentale suppose qu'on
prenne en compte ses racines théologiques.
« Fides quaerens intellectum » : « La foi à la recherche de son
élucidation intellectuelle. » Tel est le « mot d'ordre », formulé
par saint Anselme (1033/4-1109), de la théologie scolastique.
Si Dieu est au-delà de la raison et ne peut être atteint que par
la foi, la raison humaine est elle-même un don de Dieu, un de
ses dons les plus précieux. Les autorités ecclésiastiques se
sont toujours défiées des attitudes fidéistes (croire parce que
c'est absurde, refuser toute théorisation de la foi), mystiques
ou irrationalistes. La théologie médiévale se construit ainsi
dans la double conviction que Dieu n'est pas entièrement
compréhensible par la raison humaine (ce serait nier sa
transcendance) et que la raison n'est pas frappée d'une
impuissance radicale à son sujet (ce serait introduire une
scission ruineuse entre la raison et Dieu). Il s'agit bien ici de «
la théologie », car il existe d'autres formes du discours
religieux (la prédication, la prière, la décision dogmatique, la
liturgie, la lecture biblique, les sacrements) dans lesquelles la
place de l'élément « raison » est très différente.
Saint Thomas d'Aquin (1225-1274) propose des arguments en
faveur de l'existence de Dieu, sans pour autant prétendre
donner de cette existence une démonstration aussi implacable
qu'une démonstration mathématique - ce serait pour lui
logiquement impossible et religieusement irrespectueux. Mais
il montre qu'il existe des « voies » (mot plus modeste que «
preuves ») permettant de conclure raisonnablement à
l'existence de Dieu. On peut, par exemple, remonter du monde
à sa cause, de la créature au Créateur. Si toute chose, dans le
monde, est produite par une cause antérieure, il faut bien que
le monde lui-même soit produit par une cause hors du monde,
un Dieu donc. Car une cause interne au monde ne pourrait
pas produire le monde. Si la raison humaine ne peut
démontrer les mystères (La Trinité, l'Incarnation), elle peut
établir l'existence de Dieu, pensé comme Être tout-puissant,
nécessaire, et cause du monde. Cette argumentation, pense
saint Thomas, devrait pouvoir convaincre les incroyants, s'ils
sont raisonnables.
Saint Anselme a, quant à lui, inventé un argument très
ingénieux et entièrement spéculatif - ne s'appuyant ni sur
l'existence du monde ni sur l'expérience en général. Nous
avons dans notre esprit, dit saint Anselme, l'idée d'un être tel
que rien de plus grand que lui ne puisse être pensé (« ens quo
majus cogitari non potest »), l'idée d'un « être maximum » si
on peut dire. Or un être est plus grand s'il existe non
seulement dans la pensée, à titre d'idée, mais également dans
la réalité, en tant qu'objet réel. Donc l'être « tel que rien de
plus grand ne puisse être pensé » doit exister réellement,
autrement on pourrait penser un être encore plus grand (le
même être, mais existant réellement). Cet argument a une
grande force, bien qu'il pose un certain nombre de problèmes
logiques. Mais l'important est qu'il a été inventé non par un
philosophe, mais par un théologien.
Lorsque la métaphysique moderne commence, avec
Descartes (1596-1650), elle dispose donc d'un « stock »
important de concepts et d'arguments légués par la tradition
théologique du Moyen-âge. Si Descartes affecte ne rien devoir
à cette tradition, Leibniz (1646-1716) n'hésite pas à s'en
réclamer.
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Il est frappant que la philosophie occidentale, quand elle parle
de Dieu, se préoccupe surtout d'en prouver l'existence et les
propriétés essentielles (l'immatérialité, l'unicité, la nécessité, la
toute-puissance, la justice, la bonté). De cette considération
des « propriétés », Descartes tire l'argument le plus célèbre et
le plus discuté : la preuve ontologique de l'existence de Dieu.
Dieu est pensé comme l'être doté de toutes les perfections,
l'être le plus parfait (« ens perfectissimum »). Or l'existence est
une perfection (mieux vaux exister que ne pas exister), donc
Dieu existe. L'existence est contenue nécessairement dans
l'essence ou l'idée de Dieu. Cette idée n'a rien d'arbitraire ou
de fictif, elle se trouve dans l'entendement de tous les
hommes. Leibniz améliore l'argument, en montrant que le
concept de Dieu n'est pas contradictoire et que toutes les
perfections sont compatibles entre elles : « Dieu existe
nécessairement s'il est possible », or il est possible, donc il
existe. On voit que la métaphysique (Descartes, Leibniz) va ici
nettement plus loin que la théologie. Là où saint Thomas
parlait modestement de « voies », Descartes parle de
démonstration, il pense même que « Dieu existe » est une
proposition mieux démontrée que « 2+2=4 ». La certitude
métaphysique de l'existence de Dieu est à la fois plus élevée
en dignité que la certitude mathématique, et antérieure, selon
l'ordre des raisons, à elle.
La métaphysique occidentale inventera beaucoup d'autres
preuves de l'existence de Dieu. Kant (1724-1804) en propose
une utile classification dans sa Critique de la raison pure
(1781). Il distingue la preuve ontologique, que nous
connaissons déjà, la preuve cosmologique (qui prouve
l'existence de Dieu, Être nécessaire, à partir de l'existence du
monde, être contingent) et la preuve physico-théologique (qui
prouve l'existence de Dieu à partir de la beauté et de la
complexité du monde). L'existence de Dieu peut donc, semble-
t-il, être objectivement démontrée, indépendamment de la foi
personnelle du philosophe qui construit la preuve.
Ces différentes preuves ont fait l'objet de critiques
intellectuelles et religieuses. Intellectuellement, la critique
montre que ces prétendues « preuves » ne prouvent rien. Kant
considère toutes ces « preuves » comme non-conclusives.
L'existence n'est pas une propriété que l'on puisse démontrer,
l'existence se constate dans l'expérience mais ne se déduit
pas - voilà défaite la preuve ontologique. Le principe de
causalité est pertinent pour connaître les relations entre les
choses dans le monde, mais non pour saisir une cause du
monde pris comme totalité - voilà défaite la preuve
cosmologique. La beauté et la perfection du monde sont
limitées, et ne peuvent permettre de conclure à l'existence d'un
auteur doté d'une perfection absolue - voilà détruite la preuve
physico-théologique.
Cependant, un métaphysicien tel que Hegel (1770-1831) a
pensé pouvoir rétablir les preuves de l'existence de Dieu,
malgré la critique kantienne. Le débat n'est donc pas clos, il
porte notamment sur le sens que l'on donne au mot « Dieu ».
Hegel ou encore Spinoza (1632-1677) donnent à ce terme un
sens difficilement compatible avec le sens ordinairement reçu
du mot. Une tension se manifeste entre le Dieu des
philosophes et celui des croyants.
Du point de vue de l'esprit religieux, les preuves
métaphysiques, qu'elles soient bonnes ou mauvaises, ne
peuvent pas conduire au Dieu de la foi, au « vrai Dieu ».
Pascal (1623-1662) oppose le « Dieu d'Abraham, d'Isaac et de
Jacob » (le Dieu de la révélation) au « Dieu des philosophes et
savants » (celui des preuves métaphysiques). Quand bien
même les preuves métaphysiques seraient concluantes (ce
dont Pascal doute), elles ne nous avanceraient en rien pour
notre salut. Le Dieu saisi par les métaphysiciens n'est qu'une
idole, le vrai Dieu est Dieu d'amour. Ce n'est pas avec la
raison que l'on peut atteindre Dieu, mais avec « le cœur », le
sentiment, la foi. Les preuves métaphysiques sont
impuissantes, et elles sont en réalité un obstacle pour une
véritable approche de Dieu : le Dieu de la métaphysique n'est
pas un Dieu que l'on prie et en qui on puisse espérer, c'est un
Dieu objet, non un Dieu relationnel.
Différentes par leur inspiration et par le détail de leur
argumentation, ces deux critiques, intellectuelle et religieuse,
convergent néanmoins sur un point très significatif : Dieu ne
peut pas être démontré par la raison, soit - version
intellectuelle - parce que la raison n'a pas les moyens d'une
telle démonstration, soit - version religieuse - parce que Dieu
est par principe au-delà de toute possibilité de maîtrise. Car
vouloir démontrer Dieu, n'est-ce pas vouloir le maîtriser ?
Ainsi, la critique du projet métaphysique de démonstration de
l'existence de Dieu touche la métaphysique en son cœur (et
pas seulement dans un de ses projets particuliers). C'est en
effet dans ce projet de « démontrer Dieu » que se manifeste
avec le plus de clarté la volonté de maîtrise qui anime la
conception métaphysique de la raison. Il s'agit donc d'une
question stratégique fondamentale pour le débat entre ce qui
est métaphysique et ce qui ne l'est pas dans la philosophie
occidentale.
Mais la philosophie, ce n'est pas seulement la métaphysique,
et tenir un discours rationnel sur l'existence de Dieu, ce n'est
pas forcément chercher à démontrer cette existence. Bien des
philosophes, surtout depuis le XVIIIe siècle, ont suivi des
démarches originales. Deux des plus fortes de ces tentatives
sont celles de Kant et de Bergson (1859-1941). Dans leur
première formulation, le système kantien et la doctrine
bergsonienne ne semblent pas devoir mener à Dieu, et bien
des admirateurs de ces deux philosophes ont été surpris
devant l'inflexion « théologique » de leur propos. Les choix
religieux personnels des deux philosophes ont certainement
joué un rôle important.
C'est dans sa réflexion morale que Kant va être amené à
poser la question de l'existence de Dieu. Pour Kant, la Loi
morale est totalement indépendante de la religion ou des
particularités socioculturelles. La Loi morale est édictée par la
raison, sous forme de l'exigence d'universalité (qui implique la
reconnaissance de l'égale dignité des êtres humains) : le
principe de mon action est moral si je peux vouloir qu'il soit
également pris comme principe d'action par n'importe qui
d'autre. Le mensonge est immoral, parce que, quand je mens,
je ne peux évidemment pas vouloir que tout le monde s'arroge
le même droit ! L'immoralité, c'est le privilège, un droit que je
m'accorde en le refusant aux autres. Mais la vie conforme à la
Loi morale ainsi définie n'est pas nécessairement heureuse :
l'expérience montre au contraire des fripons heureux et des
gens de bien maltraités par le sort. Or l'union du bonheur et de
la vertu est une exigence de la conscience morale : si la vertu
ne suffit pas à nous rendre heureux, elle nous rend digne du
bonheur. C'est ici que, de façon très audacieuse, Kant va «
postuler » (c'est son mot) l'existence de Dieu. Comme le cours
du monde et l'action des hommes ne suffisent pas à assurer
l'accord du bonheur et de la vertu, il faut croire (d'une «
croyance raisonnable ») qu'un Dieu juste et puissant s'en
chargera. Dieu répond ainsi, chez Kant, à une requête de
l'éthique, et non à une volonté métaphysique. « Postuler » ou
« croire », ce n'est nullement savoir ou connaître. Nul n'est
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tenu de croire en l'existence de Dieu mais, pense Kant,
l'existence éthique est plus cohérente si l'on accepte cette
croyance raisonnable.
Kant part de la morale, Bergson part de la biologie et de «
l'élan vital ». La vie est création, mais il n'y a jamais de
création ex nihilo, à partir de rien. Toute création est
accroissement, développement, et l'expérience de notre liberté
en est la plus parlante. La vie est élan vital, courant de vie
lancé à travers la matière et cherchant à accroître sans cesse
les zones d'indétermination et de liberté. La vie est
conscience, ou « supra-conscience », comme le dit Bergson
dans L'Évolution créatrice, Dieu est comme le centre de cette
« onde immense » qu'est la vie et qui entraîne tous les vivants,
comme dans une ronde. Dans l'expérience mystique d'une
sainte Thérèse d'Avila, mysticisme lui-même profondément
ancré dans le mouvement de la vie (sans réductionnisme
biologique aucun), Bergson cherche d'autres indications sur
l'existence et la nature de Dieu. Ce que nous apprend le
mystique, c'est que Dieu est amour, vie, liberté. Dieu n'est rien
de tout fait. Dieu, dira même Bergson dans Les Deux Sources
de la morale et de la religion, a besoin des hommes. On est
loin du Dieu des métaphysiciens ! Pour arriver à ces positions,
Bergson ne procède pas par déduction ou raisonnement
abstrait, mais par « recoupement des lignes de fait ». Il n'y a
aucun fait dans la nature ou dans l'histoire qui puisse suffire à
établir l'existence de Dieu, mais il y a de nombreux faits qui «
se recoupent » dans une certaine direction, celle de l'existence
d'un Dieu défini comme amour, liberté, force créatrice. Il n'est
pas nécessaire de croire en ce Dieu, et pourtant il est, pour
Bergson, le nom ultime de la force créatrice qui traverse toutes
choses, la plante, l'animal, l'humanité.
Les divergences entre Kant et Bergson sont considérables et
insurmontables. L'un et l'autre partagent pourtant une grande
méfiance devant la prétention mal fondée des systèmes
métaphysiques et devant l'inquiétante intransigeance du
dogmatisme religieux. « Dieu » ne se ramène ni à sa version
métaphysique ni à sa version religieuse dogmatique.
Kant et Bergson proposent un remarquable débordement de la
question de l'existence de Dieu telle qu'elle était classiquement
posée. Ces deux philosophes parlent de l'existence de Dieu,
mais cette question ne polarise pas leur discours. Dieu vaut
moins comme « existant » que comme sens ou valeur. La
question n'est pas tant de savoir s'il existe un être (ou un Être)
de plus dans le monde ou au-delà du monde, que de prendre
en compte ce que signifie la référence à Dieu.
Dieu est moins un fait, qu'il faudrait établir, qu'une valeur, en
référence à laquelle nous pouvons agir. Il n'est nullement
question ici de morale religieuse (Kant la récuse explicitement,
Bergson fonde la morale bien en amont de tout dogme
d'Église). Dieu ne doit surtout pas être réifié. Il est le modèle
de la Volonté sainte (spontanément conforme à la Loi morale),
ou le Principe ultime de vie et de liberté. Il signifie que ce qu'il
y a de plus propre à l'homme n'est pas « à la disposition » de
l'homme, n'est pas quelque chose que l'homme puisse
manipuler à sa guise. En un mot, l'homme n'est pas à lui-
même son propre fondement.
Le travail des philosophes sur la question de Dieu met en
lumière la complexité des sens de « la raison ». On oppose
souvent la foi et la raison, comme s'il s'agissait de deux
instances parfaitement hétérogènes. Le concept de « foi de la
raison » construit par Kant (la raison morale amène à postuler
l'existence de Dieu) montre qu'il faut se déprendre ici des
oppositions brutales. La raison humaine présente bien des
formes, et les philosophes ont sans doute essayé toutes les
facettes de la raison pour traiter de la question de l'existence
de Dieu. Nous en avons évoqué quelques-unes, mais il en est
bien d'autres, telles, par exemple, le calcul des chances du
«pari » pascalien ou l'idée d'« affirmation de Dieu » chez un
philosophe catholique comme Claude Bruaire (1932-1986).
Qu'il existe ou qu'il n'existe pas, Dieu aura été, pendant des
siècles, un puissant instrument d'affinement et de
complexification de la raison humaine.
Sous un aspect différent, enfin, Dieu est un contenu essentiel
des différentes cultures humaines. Le philosophe doit aussi
penser ce fait, non pour en tirer argument pour ou contre
l'existence de Dieu, mais simplement pour le penser. C'est la
tâche des philosophies de la religion, inauguré en un sens par
Feuerbach (1804-1872) dans son Essence du christianisme
(1841), qui présente une philosophie de toutes les religions, du
phénomène religieux comme tel. Sans doute Dieu n'est-il alors
plus pensé directement et en lui-même, il est pensé,
indirectement, comme l'objet de certaines croyances et de
certaines pratiques humaines. Symétriquement, la pensée
contemporaine présente d'importants exemples de
philosophies d'inspiration religieuse (Chestov, Lévinas), pour
lesquelles Dieu est à la fois « ce qu'il y a à penser » et un
puissant « opérateur de pensée », s'il est permis de s'exprimer
ainsi. On ne confondra bien sûr pas ces philosophies
religieuses (qui reposent sur le présupposé de la vérité de la
foi religieuse) avec les philosophies de la religion (qui
n'acceptent pas ce présupposé). Mais les unes et les autres
sont autant de tentatives pour nous éclairer sur ce que signifie
« Dieu ».
En une époque où on utilise sans précaution les grands noms
de « Dieu », de « religion » ou de « foi », il n'est pas inutile de
se confronter au travail patient, minutieux et solidement
argumenté des grands philosophes classiques et
contemporains.
[Bernard Sève, Professeur d'esthétique et de philosophie de l'art à
l'université Lille III - Publié le 1 mars 2009 - Le Monde des Religions n°34]
Dieu et le mal
L'existence du mal, de la souffrance physique et morale, est une
puissante objection à l'existence de Dieu. Si Dieu est à la fois bon et
tout-puissant, d'où vient le mal ? Les philosophes sont ici en moins
bonne position que les théologiens chrétiens. Ces derniers
disposent d'une réponse religieuse: la souffrance est la punition du
péché. Mais le philosophe, en tant que philosophe, n'a pas le droit
de se servir du dogme religieux. Leibniz explique que la créature est
par définition moins parfaite que son Créateur, elle est limitée par
nature, et cette limitation originelle est la racine métaphysique du
mal et de la souffrance. L'argument n'est pas suffisant, et Leibniz
est contraint, dans sa Théodicée, de se faire plus ou moins
théologien pour « plaider la cause de Dieu ». La question du mal a
toujours été le point faible des métaphysiques démonstratives.
Malebranche prend en compte un autre aspect du problème, qui
résonne fortement dans notre conscience d'aujourd'hui. Si l'homme
souffre parce qu'il a péché, comment expliquer la souffrance de
l'animal innocent ? La réponse de Malebranche est que l'animal n'a
pas de sensations, il ne souffre donc pas, et Dieu est exempt de
tout reproche. Cette «solution » très imprudente ne fera qu'aggraver
la cause de Dieu quand plus personne ne doutera de la réalité des
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souffrances des animaux. Ces théodicées philosophiques seront
elles aussi mises à mal par la critique kantienne : sous couvert de «
plaider la cause de Dieu », les théodicées plaident,
orgueilleusement, la cause de la raison humaine, de la raison
métaphysique, qui prétend pouvoir démontrer Dieu.
Le Pari de Pascal
Contrairement à une croyance largement répandue, le Pari de
Pascal est tout le contraire d'un « pari stupide ». C'est un pari
soigneusement calculé, et dans lequel le géomètre utilise une
nouvelle branche des mathématiques, le calcul des probabilités,
qu'il vient d'inventer. Un pari est équilibré, et donc sans intérêt, si le
produit du gain espéré par la probabilité de l'obtenir est égal à la
mise (parier 100 euros avec une chance sur deux de gagner 200
euros). Il devient avantageux, et donc intéressant, si ce produit est
supérieur à la mise (parier 100 euros avec une chance sur deux de
gagner 1 000 euros). Pascal applique ce schéma à l'existence
entière de l'individu, en considérant la vie terrestre comme la mise,
et l'éventuelle vie éternelle comme l'enjeu du Pari. Cette vie
d'éternel bonheur peut être considérée comme une vie infinie. La
probabilité de l'obtenir dépend de deux facteurs : d'abord du fait que
Dieu existe (ce que l'on ne peut pas prouver, mais on peut admettre
qu'il y a une chance sur deux que Dieu existe) ; ensuite du fait que
l'individu parie sur l'existence de Dieu - concrètement, qu'il se
convertisse et vive en bon chrétien. Le Pari de Pascal revient à offrir
comme mise sa vie terrestre - concrètement, renoncer à une vie de
plaisirs et de jouissances -, avec une chance sur deux de gagner
une vie infinie. Ce Pari est donc avantageux, et même infiniment
avantageux (la mise est finie et il y a une chance sur deux de
gagner l'infini). Il faut donc parier que Dieu existe, et vivre en
conséquence. Pascal soutient par ailleurs que le salut éternel
dépend de la grâce de Dieu, il ne pense pas sérieusement que l'on
puisse obtenir le salut en faisant un calcul de type « investissement
». Par l'argument du Pari, il veut frapper les esprits - il a
parfaitement réussi - et montrer que choisir de vivre en chrétien est
un choix raisonnable, et même, à la limite, mathématisable. Le Pari
de Pascal n'est nullement une preuve de Dieu, c'est une petite
machine rhétorico-mathématique visant à troubler le lecteur et à
l'inciter à se convertir.
POUR ALLER PLUS LOIN
• René Descartes, Méditations métaphysiques (GF-Flammarion, 1979).
• Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (PUF, Quadrige, 2001).
• Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (GF-Flammarion, 2003).
• Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion (PUF,
Quadrige, 2008).
• Blaise Pascal, Pensées (édition Lafuma n° 418).
• Bernard Sève, La Question philosophique de l'existence de Dieu (PUF,
2000).
Les philosophes juifs, un Dieu
providentiel
Philon, Maïmonide, Buber, Lévinas : la philosophie juive,
initiée à l'époque du Second Temple, est traversée par l'idée
d'une absence-présence de Dieu, dont la nature serait
vocative.
Il y a le Dieu des prophètes, qui ne vient pas seulement pour
assurer la gloire d'Israël mais parle aux hommes, intervient
dans l'histoire pour imposer la justice sociale et pour être aux
côtés des plus faibles. Il choisit pour ce faire certains élus qui
sont ses porte-voix. C'est déjà pour lui une manière
d'apparaître dans l'obligation aux autres hommes : « Faire don
au pauvre et au malheureux, voilà ce qui s'appelle me
connaître, dit l'Éternel » (Jérémie 23, 10). Puis il y a le Dieu
des mystiques, celui d'Isaac Louria, qui s'est confronté à la
question posée à tous les monothéistes. Comment un Dieu
parfait et infini a-t-il pu créer un monde fini où le mal existe ?
Le kabbaliste de Safed répond que pour laisser la place au
monde, Dieu s'est vidé d'une partie de lui-même, il s'est retiré
ou il s'est rétracté (la notion de tsimtsoum), pour créer un lieu
où il n'était plus. Il s'est imposé d'une certaine manière un exil
de lui-même, quitte à laisser à l'homme le soin de réparer le
monde (la notion de tikoun). Enfin, il y a le Dieu des
philosophes, dont on a pu se demander s'il pouvait
s'accommoder avec celui de la tradition juive.
Il est d'usage de faire remonter les débuts de la philosophie
juive à la rencontre entre la culture juive et la culture grecque,
à l'époque du Second Temple, dans les écrits de Philon
d'Alexandrie. Si on voulait baliser les trois grands moments de
cette rencontre, ce serait, outre l'Égypte de Philon, l'Espagne
andalouse de Maïmonide et l'Europe moderne et
contemporaine. Philon, Maïmonide, Lévinas : on pourrait
trouver une filiation entre ces trois noms, un air de famille.
Philon (1er
siècle) parle de la transcendance de Dieu, il le
décrit comme « indicible » et « incompréhensible ». Créés par
le « Logos », le cosmos et l'homme ont capté quelque chose
du divin. Ils sont faits à l'image de Dieu. Bien que son
influence sur le christianisme naissant fût forte (tout comme
l'œuvre d'Ibn Gabirol quelques siècles plus tard), il a été un
Juif fidèle et engagé - la chronique rapporte qu'il a fait partie
d'une délégation juive qui s'est rendue auprès de l'empereur
romain, Caligula. Ses écrits sont mentionnés dans la littérature
talmudique et à maints égards, on peut considérer qu'il a
ouvert la voie à ceux qui l'ont suivi : Saadia Gaon, Bahya Ibn
Paqda, Yehuda Halévy, Ibn Gabirol... et bien entendu
Maïmonide.
Chez Maïmonide (1138-1204), Dieu apparaît comme une
hachgaha, une « providence ». Dans un récent essai consacré
au philosophe cordouan (La Divine insouciance, études des
doctrines de la providence d'après Maïmonide, Verdier, 2009)
- érudit et novateur ne serait-ce que parce qu'il part du texte
arabe du Guide des égarés -, René Lévy a raison d'insister sur
cette notion qu'il définit à partir de sa racine hébraïque comme
une « surveillance ». Dieu a un œil rivé sur le monde, mais en
même temps, cette notion de providence n'exclut pas le libre
arbitre de l'homme. Il cite à l'appui un passage du Traité
éthique (commentaire sur le Traité des pères) : « Toi, sache
cependant que la chose dont nos coreligionnaires et la
philosophie grecque conviennent et que valident des preuves
vraies, c'est que tous les actes de l'homme relèvent de lui seul.
» De là à parler de « divine insouciance », il y a un pas qui
paraît difficile à franchir. L'expression est bien trouvée, mais
on doute que l'auteur du Guide s'y reconnaisse.
Ce qui est sûr, c'est que Maïmonide professe que la
connaissance de Dieu est impossible. Tout ce que l'homme
peut faire, c'est aller sur sa trace. Quand Moïse demande à
Dieu de lui « montrer sa gloire », il obtient une réponse
énigmatique : « Tu verras ma trace, mais mon visage ne peut
être vu. »
Cette idée d'absence-présence de Dieu, on la retrouve chez
tous les philosophes juifs modernes. Hans Jonas, théologien
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allemand, engage après-guerre une réflexion sur « le concept
de Dieu après Auschwitz » et estime qu'on ne peut plus croire
dans une omnipotence, mais dans l'effacement de la divinité,
sa rétraction (retrouvant ainsi la notion de tsimtsoum). Non pas
révélation, mais retrait. Ce n'est plus l'homme qui est sous le
regard de Dieu, mais Dieu qui est sous le regard de l'homme.
Dieu n'est plus tout puissant. Il est une « bonté impuissante »
(expression reprise à l'identique par un écrivain laïc du « dégel
» soviétique, Vassili Grossman).
Martin Buber (1878-1965) trouve que le nom de Dieu a été
dégradé, galvaudé (que dirait-il aujourd'hui ?), mais il se refuse
à lui inventer un substitut. « Où trouverais-je un mot qui soit
équivalent et qui décrive la même réalité ? » À la « mort de
Dieu » de Nietzsche, le philosophe du « je-tu » oppose une «
éclipse de Dieu ». Ce qu'il entend par là, c'est que Dieu se
cache, qu'il est capable de se voiler la face, de détourner son
regard, de s'éloigner ou de s'absenter. Et ce silence peut faire
partie de la conversation ininterrompue qu'on peut entretenir
avec lui, il peut en constituer un moment. Interprète de
l’hassidisme, pionnier d'un existentialisme religieux, Buber
explique qu'il s'agit pour l'homme de rechercher Dieu « dans
l'intervalle même qui nous sépare les uns des autres ».
Franz Rosenzweig insiste sur l'idée de « créature ». Dans son
Étoile de la rédemption (Seuil, 2003), l'existence personnelle
joue un rôle central, c'est même ce qui caractérise son
approche religieuse qui n'est pas faite de dogmes, de
croyances - même s'il ne les répudie pas - mais d'expériences
et d'événements. Les trois éléments de sa trilogie - la création,
la révélation, la rédemption -, auxquels répondent trois autres
éléments - Dieu, l'homme, le monde -, qui constituent pour lui
les coordonnées ultimes, sont individuels. Ils ne sont pas la
manifestation du divin une fois pour toutes. Ils sont un
processus de redécouverte permanente par laquelle chaque
être, individuellement, retrouve son sens, fait la rencontre de
l'absolu, et se vit comme «créature ».
Lévinas, enfin, s'attache à penser l'idée de Dieu, son
surgissement, la manière dont il vient sur le bout de la langue.
Réflexion qui tient pour secondaire le problème de l'existence
de Dieu ou de son inexistence, et part de la question de savoir
comment ce désir d'infini a été mis en nous. C'est la vision
d'un Dieu qui n'est là que si on veut bien l'accueillir, dont la
nature est vocative et qui ne répond que si on l'appelle. C'est
la « voix de fin silence » de la Bible. C'est le Dieu du Cantique
des Cantiques, où on frappe à la porte et personne n'entend.
C'est celui de Maïmonide, au-delà de tout savoir, accessible à
la seule intelligence, et qui n'apparaît qu'à celui qui en perçoit
la trace. Et c'est celui du Gaon de Vilna : « Pas un homme ne
sait quoi que ce soit sur lui, pas même s'il existe. »
Dieu a-t-il un avenir ? Habite-t-il encore le siècle ? N'est-ce
pas une idée du passé ? À ces questions posées dans l'essai
de l'Anglaise Karen Armstrong (Une histoire de Dieu, Le Grand
livre du mois, 1997), Albert Cohen a déjà répondu, par une
pirouette dans sa manière, conseil adressé à un jeune homme
de ses correspondants : « Tu sais bien, mon fils, qu'il n'y a
qu'un seul Dieu et que nous n'y croyons pas ! » Lévinas, lui, a
eu ce mot - rapporté par Derrida - lors d'un colloque à
Strasbourg : «Aujourd'hui, quand on parle de Dieu, on a envie
d'ajouter: "Passez-moi l'expression !" » C'était, il est vrai, il y a
une quinzaine d'années, quand Dieu n'était encore bon qu'à
être relégué au rayon des bondieuseries.
[Salomon Malka, Journaliste, écrivain et biographe de Lévinas et de
Rosenzweig - Publié le 1 mars 2009 - Le Monde des Religions n°34]
POUR ALLER PLUS LOIN
• Emmanuel Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée (Vrin, 1982).
• Franz Rosenzweig, Foi et savoir (Vrin, 2001).
• Vassili Grossman, Vie et destin (Robert Laffont, 2006).
Les philosophes musulmans, un Dieu
de beauté
La pensée islamique se donne pour principal objet d'explorer
la nature et le mystère de Dieu, et donc d'éclairer la foi : elle
demeure une « philosophie prophétique ».
Comment la question de Dieu se pose-t-elle pour la
philosophie islamique classique ? Selon quelle finalité et
quelles influences ? Et comment cette philosophie se
représente-t-elle l'être ou la nature même de Dieu ? Autant de
questions sur lesquelles un court extrait de l'un des plus
fameux traités de l'histoire de cette philosophie, La
Revivification des sciences de la religion d'Abû Hâmid Ghazâli
(1059-1111), peut nous donner quelques précieux éléments
de réponse. Il nous parle de la beauté de Dieu : «Si nous
arrivions à montrer que Dieu est beau, on montrerait alors que
celui à qui serait dévoilée sa majestueuse beauté ne pourrait
assurément que l'aimer. Ainsi que le dit le Prophète : "Dieu est
beau et il aime tout ce qui est beau." »
Nous comprenons bien ici la finalité de l'exercice de la raison,
qui est manifestement de démontrer la beauté supérieure de
Dieu, afin que le cœur puisse en devenir amoureux. La
philosophie entend se mettre au service de la foi, ce que
confirme ce raisonnement limpide de Ghazâli, qui suit l'extrait
précédemment cité : ce que nous aimons dans la beauté d'un
être ou d'une chose, c'est qu'elle exprime « la perfection qui lui
convient » - par exemple, pour le cheval, son allure, sa robe,
son pas, son agilité. Or Dieu se définit comme somme de
toutes les perfections concevables. Donc il est le plus digne
d'être aimé, et ce, de façon exclusive puisqu'il possède non
pas une, mais la perfection de toutes les perfections.
Cette façon de se représenter Dieu comme beauté suprême,
dont la vertu à la fois érotique et initiatique est d'exercer sur
l'homme un attrait irrésistible, nous rappelle saint Augustin ou
Platon - dans ce dialogue du Banquet où Dieu attire l'âme vers
lui en se servant de l'attraction de la beauté comme d'un
appât. Ce passage de Ghazâli nous renseigne donc
également sur l'influence majeure exercée ici par l'héritage
platonicien et néoplatonicien, reçu d'ailleurs de façon
concurrente à celui d'Aristote.
C'est dans le droit fil de la Métaphysique de ce dernier que les
philosophes musulmans définiront d'ailleurs Dieu comme « le
pur acte d'être, tel qu'il n'en soit point de plus parfait que lui » -
ce qui est bien plus abstrait que la représentation précédente
d'un Dieu de beauté. Christian Jambet résume cette seconde
conception en écrivant que pour Mollâ Sadrâ (mort en 1640), «
Dieu est intensité pure d'exister ». Magnifique formule, mais
qu'il faut expliciter. Quelle est exactement la nature de cet «
acte pur » de Dieu ? Il se contemple, il se pense, il se connaît.
Il est acte d'intellection pure (noêsis noeseos, « pensée de la
pensée »). Et c'est par cet acte d'auto-contemplation de Dieu
que naît la création entière, conçue comme le spectacle que
Dieu se donne de toutes les richesses que recèle son
essence.
ET DIEU DANS TOUT CA ?...
LAURENT SAILLY
10
Notons encore, sur ce passage de Ghazâli, qu'il ouvre sur au
moins deux autres thèmes favoris de la réflexion islamique sur
Dieu. D'abord celui de sa transcendance absolue : fidèle en
cela au Coran, qui soutient comme dogme majeur que Dieu
est supérieur « sans égal » (sourate CXII, 4), il fait de Dieu
l'être dont la beauté est strictement incomparable à celle des
êtres créés. Ensuite, le thème d'une participation de la création
à la beauté de Dieu, dont chaque être manifeste un fragment -
ce dont les philosophes mystiques s'empareront pour décrire
les univers comme scintillement d'innombrables théophanies
(nom donné à la manifestation ou apparition de Dieu dans le
monde, de l'infini dans une forme finie). Rûmî (1207-1273), né
dans le Khorassan, écrit ainsi : « Chaque jour, Dieu est dans
un autre état. Et s'il se manifeste de cent mille façons, jamais
les unes ne ressemblent aux autres. »
Que Dieu soit conçu comme beauté suprême, acte pur,
transcendance absolue ou métamorphose indéfinie en tous les
êtres du monde, nous avons affaire à une philosophie qui se
donne toujours pour unique objet d'explorer sa nature, de
comprendre son mystère, et par conséquent d'éclairer la foi.
Une philosophie qui, ce faisant, demeure religieuse ou
spirituelle. Henri Corbin faisait remarquer dans son Histoire de
la philosophie islamique (Gallimard, 1964) qu'il s'agit là de la
caractéristique majeure de la philosophie islamique : « En
islam tout particulièrement, écrit-il, histoire de la philosophie et
histoire de la spiritualité demeurent inséparables (...). La
philosophie prend alors la forme d'une "philosophie
prophétique." »
Kant parlerait d'une philosophie qui n'est pas encore sortie de
« l'état de tutelle » du religieux, et qui n'a pas encore atteint
son âge critique. Et nous pourrions voir dans cette «
philosophie prophétique » une inféodation de la raison à la foi.
Mais dans l'esprit de nos philosophes, il s'agissait au contraire
de conférer à cette raison une dignité particulière, et de donner
à la philosophie une manière de suprématie sur la religion.
Pour le grand Al Fârâbî de Transoxiane, né en Asie centrale
en 870 (surnommé le « Magister secundus », Aristote étant le
« Magister primus »), seule, en effet, est digne de l'homme
une religion ainsi éclairée par la philosophie. Il distingue entre
la « religion fourvoyée », qui ne serait pas articulée à la
pratique de la philosophie, et la « religion vertueuse », qui
recueille de la philosophie les « causes » et les « fins » de ses
prescriptions, et qui en tire aussi les « démonstrations » de ses
« opinions théoriques ».
Inévitablement, cette fonction de rendre raison de la religion,
que se sont attribuée les philosophes musulmans, leur a attiré
les foudres des théologiens. C'est ainsi qu'Averroès (1126-
1198) prend les risques inhérents à toute réflexion sur le
sacré. Par exemple, lorsqu'il propose une interprétation
personnelle du verset : « Nul autre que Dieu ne connaît
l'interprétation du Livre. Ceux qui sont enracinés dans la
science disent : "Nous y croyons !" » (III, 7). Selon sa lecture,
la ponctuation juste de ce verset exige de ne pas mettre de
point après « Livre », ce qui donne : « Nul autre que Dieu ne
connaît l'interprétation du Livre et ceux qui sont enracinés
dans la science, qui disent "nous y accordons notre crédit !" »
Or nous explique Dominique Urvoy, dans Averroès, les
ambitions d'un intellectuel musulman (Flammarion, 2008), «
cette dernière catégorie, qu'Averroès appelle "ceux qui sont
ancrés dans la science" selon la formule coranique, est
constituée à ses yeux par les philosophes ». Et par
conséquent, ceux-ci sont désignés comme les interprètes les
plus qualifiés du Coran, à égalité avec Dieu.
Que penser d'une telle philosophie prophétique, qui, tout en
ayant l'audace de « penser Dieu » et de « penser comme Dieu
», reste quand même une théosophie ? Une hikmat ilahiya («
science divine ») se donnant uniquement pour fin de méditer
sur Dieu par l'usage de la réflexion inspirée.
Il y a une fécondité particulière du fait qu'en islam, les
frontières entre philosophie, théologie et mystique sont restées
ouvertes. Au sens où la raison et la foi, la démonstration et
l'inspiration, la spéculation et l'expérience spirituelle ont pu
continuer à se féconder sans contradiction chez ces penseurs
: Dieu est resté chose conçue et sentie, concept et présence.
De quoi sans doute relativiser le conflit que l'Europe du XVIIIe
siècle a institué entre raison et foi, qui n'aurait pas ainsi le
caractère de fatalité universelle qu'on a voulu lui prêter. Ce qui
n'a pas été perdu ou nié par la philosophie islamique, c'est la
conscience d'une certaine catégorie d'expérience humaine
possible, l'expérience de « quelque chose qu'on appelle
communément Dieu », et dont ces philosophes de l'islam ont
essayé d'élucider la nature, plutôt que de prendre ce nom «
Dieu » au pied de la lettre (comme le fait la religion commune)
ou de contester son existence (comme le fait l'athéisme).
Que l'homme soit cet être capable de connaître directement
Dieu, seul Averroès en doute sur la base du verset coranique
suivant, dans lequel Dieu répond à Moïse : « Tu ne me verras
pas ; regarde plutôt cette montagne ; si elle reste immobile à
sa place, tu me verras. Mais lorsque Dieu se manifesta sur la
montagne, il la réduisit en poussière et Moïse s'évanouit » (VII,
139). Pour Averroès, Moïse perdant conscience face à Dieu
symbolise la connaissance humaine qui ne peut s'élever tout à
fait au-delà des limites du monde.
Il y a là une ligne de fracture de la théosophie islamique, entre
ceux qui estiment que l'on peut voir Dieu (le percevoir par l'œil
de l'esprit) et ceux qui estiment qu'on ne peut que déduire son
existence. Les premiers sont les gnostiques de l'Orient dans la
lignée d'Avicenne (on appelle gnose la théorie d'une
connaissance possible de Dieu par l'intelligence). Selon eux,
nous pouvons concevoir une illumination possible de l'intellect
humain par l'Intelligence divine - en d'autres termes, une vision
de Dieu par lui-même, dans le miroir de notre intellect humain.
Selon les autres, Averroès en particulier, on ne peut connaître
Dieu que dans ses œuvres - le kosmos en tant qu'il est son
architecte. Autrement dit, la cause seulement dans l'effet, au
moyen du syllogisme qu'il définit comme moyen logique de «
tirer l'inconnu du connu ». « Pour qui veut connaître Dieu par
démonstration », on ne peut que méditer sur les merveilles de
l'univers qu'il a créé, et « l'œuvre de la philosophie (falsafa)
n'est rien de plus que la spéculation sur l'univers en tant qu'il
fait connaître l'Artisan (...). L'univers ne fait connaître l'Artisan
que par la connaissance de l'art qu'il révèle, et plus la
connaissance de l'art qu'il révèle est parfaite, plus est parfaite
la connaissance de l'Artisan ».
L'être même de Dieu peut-il être vu ou non ? Dieu est-il une
expérience possible pour nous ou seulement la forme la plus
sublime de nos rêves ? La philosophie islamique rejoint ici l'un
des questionnements les plus universels de notre condition
d'homme.
[Abdennour Bidar, Normalien, agrégé de philosophie, professeur à Sophia-
Antipolis - Publié le 1 mars 2009 - Le Monde des Religions n°34]
POUR ALLER PLUS LOIN
• Averroès, L'Islam et la raison (Flammarion, 2000).
• Ali Benmakhlouf, Averroès (Belles Lettres, 2000).
ET DIEU DANS TOUT CA ?...
LAURENT SAILLY
11
• Muhsin Mahdi, La Cité vertueuse d'Alfarabi (Albin Michel, 2000).
• Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l'islam
(Rocher/Unesco, 1996).
• Miguel Cruz Hernandez, Histoire de la pensée en terre d'islam
(Desjonquères, 2005).
Les philosophes athées, un Dieu
illusion
Ce n'est qu'à partir du XVIIIe siècle que l'athéisme apparaît
philosophiquement en tant que tel. De Feuerbach à Freud, en
passant par Nietzsche, tour d'horizon de ses théoriciens.
L'athéisme suppose l'idée de Dieu (théos), puisqu'il la nie.
Aussi est-il moins ancien, selon toute vraisemblance, que la
religion. C'est vrai spécialement chez les philosophes. Les
Grecs, qui s'accusaient volontiers d'athéisme (il suffisait, pour
mériter cette condamnation, de ne pas croire aux mêmes
dieux que les autres), ne nous ont guère laissé de
philosophies athées. On cite la belle formule de Protagoras : «
Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu'ils sont ni qu'ils ne sont
pas. Trop de choses empêchent de le savoir : d'abord
l'obscurité de la question, ensuite la brièveté de la vie
humaine. » C'est moins de l'athéisme, comme on le voit, que
de l'agnosticisme. On évoque Démocrite, Diagoras de Mélos,
Critias, Théodore de Cyrène, Évhémère de Messène... Leurs
œuvres ont disparu, ce n'est sans doute pas un hasard, et l'on
ne sait presque rien de leur pensée - sauf pour Démocrite,
dont l'athéisme, mal attesté, est discuté par les spécialistes.
Quant à Épicure, qui prolonge l'atomisme démocritéen, il
n'était pas athée. Les dieux existent bien, enseignait-il, mais
point sur Terre : ce sont des êtres matériels, immortels,
bienheureux, qui vivent dans les intermondes et ne s'occupent
pas de nous. Il est donc vain de les craindre ou d'en espérer
quoi que ce soit.
À cette philosophie laïque plutôt qu'athée, l'épicurien Lucrèce,
à Rome, donnera des accents beaucoup plus polémiques, au
point d'être le premier penseur vraiment irréligieux dont
l'œuvre nous soit parvenue. La religion, explique-t-il, naît de la
peur et de l'ignorance : les humains inventent des dieux pour
expliquer ce qu'ils ne comprennent pas, et pour se protéger,
croient-ils, contre les dangers qu'ils ne peuvent surmonter.
Cela ne fait, constate Lucrèce, qu'une frayeur de plus, qui les
écrase.
Spinoza, au XVIIe siècle, retrouve une partie de cette
inspiration critique et rationaliste. Pas plus que Lucrèce,
pourtant, il ne se dit athée. Il identifie Dieu et la nature (« Deus
sive natura »), laquelle existe évidemment mais ne saurait être
une personne, ni trois. De là, selon l'interprétation qu'on en
donne, un panthéisme (Dieu est tout) ou un naturalisme (la
nature est tout : le surnaturel n'existe pas).
Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que l'athéisme apparaisse
en tant que tel. Impossible, en quelques lignes, d'en
reconstituer l'histoire. Mieux vaut en dégager quelques
orientations majeures.
La plupart des philosophes, au XVIIIe siècle, ne sont pas
athées : Voltaire est déiste, Hume sceptique, Kant luthérien...
Mais l'athéisme, tout minoritaire qu'il demeure, devient une
position philosophiquement tenable. C'est comme un
rationalisme poussé jusqu'au bout - jusqu'au refus de tout
surnaturel, de toute transcendance, de toute foi. Face à un
christianisme encore hégémonique, cet athéisme se vit
d'abord comme révolte : contre les puissants, contre l'Église
qui les sert, mais aussi contre la religion elle-même. Les
Lumières, spécialement en France, retrouvent ici l'inspiration
d'un Lucrèce : « L'ignorance et la peur, écrit d'Holbach, voilà
les deux pivots de toute religion. » Et Diderot, plus
plaisamment : « Le Dieu des chrétiens est un père qui fait
grand cas de ses pommes, et fort peu de ses enfants. » Mais
c'est chez Jean Meslier (1664-1729), curé de son état (il ne
révélera son athéisme que dans un long Testament, diffusé
après sa mort), que la révolte et l'athéisme se mêlent le plus
étroitement. Prolongeant le vieux thème libertin des « trois
imposteurs » (Moïse, Jésus, Mahomet), Meslier dénonce la
collusion entre l'Église, les riches et les tyrans. « Tous les
esclavages se tiennent, disait-il, et les hommes accoutumés à
déraisonner sur les dieux, à trembler sous leurs verges, à leur
obéir sans examen, ne raisonnent plus sur rien. » C'est ce qui
les rend dociles ou malléables. La foi et la soumission vont
ensemble. Ensemble la liberté et l'incroyance.
C'est au XIXe siècle, et surtout dans le monde germanique,
que l'athéisme cesse, philosophiquement, d'être une
exception. Cela commence par ce qu'Engels appellera « un
coup de tonnerre » : la publication, en 1841, de L'Essence du
christianisme de Ludwig Feuerbach. Ce livre, qui aura une
influence considérable sur le jeune Marx, est d'abord une
critique de la religion comme aliénation. L'homme, explique
Feuerbach, projette hors de lui-même, dans un être
imaginaire, sa propre essence, mais libérée des limites et des
faiblesses de l'individu. J'ai en moi la faculté de penser, d'agir,
d'aimer ? J'imagine donc un être qui aurait ces trois facultés,
mais portées à l'infini, et c'est ce que j'appelle Dieu. En tant
qu'individu, cela me rabaisse : à côté de cet infini, je ne suis
rien, ou presque rien. Mais, en tant qu'être humain, cela
m'élève : c'est comme un culte que je rends, sans le savoir, à
l'humanité. On voit pourquoi Feuerbach parle d'aliénation :
Dieu étant pensé comme transcendant, l'homme, dans la
religion, se fait comme étranger (alienus) à lui-même. Mais
cette « scission de l'homme d'avec lui-même » n'est que la
saisie onirique et enfantine de son essence véritable. «
L'homme créa Dieu à son image », écrit Feuerbach. En toute
religion, c'est donc l'homme qu'on adore :
l'anthropomorphisme est la vérité de la piété, et sa grandeur.
C'est vrai spécialement du christianisme. Le dogme de
l'incarnation exprime et méconnaît à la fois l'essentiel : c'est
parce que l'homme « était déjà Dieu lui-même » qu'il a pu
inventer ce Dieu qui se fait homme. Démasquer la vérité de la
religion, comme humanisme aliéné, c'est donc ouvrir la voie à
un humanisme vrai, où l'humanité se réapproprie ce qu'elle
avait faussement placé en Dieu. L'athéisme se fait ici religion
de l'homme : « Si l'essence de l'homme est pour lui l'essence
suprême, alors pratiquement la loi suprême et première doit
être l'amour de l'homme pour l'homme. Homo homini deus est
(l'homme est un Dieu pour l'homme) - tel est le principe
pratique suprême, tel est le tournant de l'histoire mondiale. »
Cette dimension humaniste existe aussi chez le jeune Marx.
Mais elle va devenir de moins en moins religieuse, de plus en
plus politique. « Feuerbach réduit l'essence de la religion à
l'essence humaine, constate Marx. Mais l'essence humaine
n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa
réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux. » C'est donc
la société qu'il faut modifier, pour libérer l'homme. Cela
débouche, dès 1844 (Marx a 26 ans), sur un texte
célébrissime, tellement clair et beau qu'il suffit de le citer : « La
détresse religieuse est à la fois l'expression de la détresse
réelle, et la protestation contre cette détresse. La religion est le
soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur,
ET DIEU DANS TOUT CA ?...
LAURENT SAILLY
12
comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est
exclu. Elle est l'opium du peuple. L'abolition de la religion en
tant que bonheur illusoire du peuple est l'exigence que formule
son bonheur réel. Exiger qu'il renonce aux illusions sur sa
situation, c'est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin
d'illusions. » Critique de la religion et critique de la société vont
ensemble. Il n'y a pas d'autre monde. Raison de plus pour
transformer celui-ci.
Nietzsche, qui hait le socialisme, ne verra là qu'une morale
d'esclaves, qui prolonge le christianisme davantage qu'elle ne
le combat. Ce qu'il reproche à la religion ? De projeter en Dieu
toutes les valeurs, ce qui revient à dévaloriser le monde réel.
De mépriser le corps, au nom d'une âme prétendument
immortelle. De condamner la vie, au nom d'un au-delà
imaginaire. « C'est une histoire lamentable, explique
Nietzsche. L'homme cherche un principe au nom duquel il
puisse mépriser l'homme ; il invente un autre monde pour
pouvoir calomnier et salir ce monde-ci ; en fait, il ne saisit
jamais que le néant et fait de ce néant un "Dieu", une "Vérité",
appelés à juger et à condamner cette existence-ci. » C'est la
victoire du ressentiment, par quoi les faibles veulent
culpabiliser les forts. La religion, en tout cas monothéiste, est «
un produit de la décadence », « l'antinomie de la vie » et son «
poison ».
La « mort de Dieu », que Nietzsche proclame, n'arrange guère
les choses. Toutes les valeurs ayant été projetées en Dieu, il
ne reste, lorsque « Dieu est mort », que ce monde dévalorisé,
qui est le nôtre. La religion débouche sur le nihilisme. Le
remède ? Le « grand style », l'amour de ce qui est (amor fati)
et l'affirmation de la « volonté de puissance ». Cela suppose
qu'on renverse toutes les valeurs, spécialement judéo-
chrétiennes. Dieu est mort. À nous d'inventer le surhomme...
Pour Freud, qui ne s'est jamais prétendu philosophe mais que
la philosophie passionnait, la foi est d'abord un symptôme. Elle
exprime notre détresse, qui prolonge celle de l'enfant, en
même temps que notre besoin d'être protégé. Dieu est « un
père transfiguré », à la fois meilleur et plus puissant que
l'autre. Aussi mérite-t-il, même de la part des adultes, amour et
obéissance. C'est ce qui rend la foi précieuse, pour maîtriser
les pulsions, et dangereuse, par le refoulement qu'elle
suppose. La religion, qui dérive ainsi du complexe d'Œdipe,
constitue comme une « névrose obsessionnelle universelle ».
Elle est souvent utile, aussi bien pour l'humanité (« la religion a
évidemment rendu de grands services à la civilisation »), que
pour l'individu (qu'une névrose collective peut dispenser de se
créer sa « névrose personnelle »). Ce n'est pas une raison
pour y croire. Toute religion est une illusion, c'est-à-dire une
croyance « dérivée des désirs humains ». Croire en Dieu, c'est
prendre ses désirs pour la réalité. « Il serait certes très beau,
écrit Freud dans L'Avenir d'une illusion (1927), qu'il y eût un
Dieu créateur du monde et une providence pleine de bonté, un
ordre moral de l'univers et une vie après la mort : mais il est
cependant très curieux que tout cela soit exactement ce que
nous pourrions nous souhaiter à nous-mêmes. »
[André Comte-Sponville, Philosophe - Publié le 1 mars 2009 - Le Monde des
Religions n°34]
POUR ALLER PLUS LOIN
• Ludwig Feuerbach, L'Essence du christianisme (Gallimard, 1992).
• Karl Marx, Philosophie (Gallimard, 1994).
• Friedrich Nietzsche, L'Antéchrist (Gallimard, 1990).
• Sigmund Freud, L'Avenir d'une illusion (PUF, 2004).
• André Comte-Sponville, L'Esprit de l'athéisme, introduction à une
spiritualité sans Dieu (Albin Michel, 2006, rééd. Le Livre de Poche, 2008).
La pensée indienne, preuves et
négation de Dieu
Le théisme brâhmanique est vivement remis en cause avec
l'épanouissement du bouddhisme : considérant la croyance en
Dieu superflue, il nie son existence et se présente ainsi
comme une « religion athée ».
Que l'Inde ait été cette haute terre ayant connu, depuis des
temps immémoriaux, une exceptionnelle floraison de saints «
ivres de Dieu » n'a pas empêché la pensée indienne, sur son
versant plus proprement philosophique, d'élaborer des
arguments en faveur de l'existence de Dieu - arguments qui ne
le cèdent en rien, de par leur degré d'élaboration, leur
cohérence et leur complexité, à ceux qu'élabora en Occident la
théologie rationnelle. Or, au rebours du théisme indien,
s'inscrit le bouddhisme, dont la négation de l'existence de Dieu
devait s'épanouir en une polémique antithéiste. On ne saurait
imaginer plus stridente divergence.
Les arguments du théisme ont été élaborés par Uddyotakara
(550-610) dans son Nyâyavârttika et surtout par Udayana
(entre 984-1025), auteur situé au confluent de l'école
épistémologique et logique du Nyâya et de celle du
Vaiçeshika, dans son Nyayakusumañjali ou La Guirlande
(d'hommage) des Fleurs de la Logique, ouvrage dans lequel
devait se formuler la contre-attaque du théisme indien au défi
représenté par les divers négateurs de l'existence de Dieu.
Étant donné que le monde, en tant que système achevé des
formes naturelles, est un effet au même titre qu'un pot, il doit
avoir, en vertu de la relation nécessaire entre l'effet et la
cause, une cause efficiente qui n'est autre que Dieu. De même
que l'ordre, l'agencement spécifique de ses parties et la
coordination qui entrent en jeu dans la fabrication d'un pot
proviennent du potier, ainsi l'agrégation des atomes et la
coordination des phénomènes constituant le monde requièrent
un « agent particulier », c'est-à-dire un Créateur doué
d'omniscience, seul capable de rendre compte de l'existence
d'un effet aussi vaste et complexe. On ne saurait prétendre
que seuls les artefacts, tels que les pots, nécessitent des
agents intelligents pour les produire, et non point les objets
naturels, telles que la terre ou les rivières. Dieu est ainsi
prouvé à partir du spectacle du monde et en vertu du caractère
nécessaire et universel de la relation causale. Telle est la
preuve par excellence du théisme indien, celle que ses
adversaires n'auront de cesse d'attaquer.
La seconde preuve se fonde sur la nécessité d'un agent
conscient pour diriger, au début de la création ou plutôt de «
l'émission » du monde, l'activité des différentes causes qui
entrent en jeu dans la production de l'Univers. L'Univers étant
créé, on doit inférer l'existence d'une suprême cause douée
d'omniscience qui, dès le début de la création, réunisse et
mette en mouvement les causes préexistantes : les atomes en
tant que cause matérielle, la « Force invisible » (adrishta),
entérinant et sanctionnant les mérites et démérites des êtres
vivants, en tant que cause instrumentale, mais aussi les âmes
en tant que destinataires de la création, et enfin le but, à savoir
l'expérience affective devant être procurée aux êtres vivants.
Pour le Nyâya-Vaiçeshika, la volonté divine constitue l'unique
Cause efficiente qui rend active la « Force invisible » inhérente
aux âmes, et impartit aux atomes inertes et à l'organe mental
leur impetus initial, à la manière d'une chiquenaude. La
ET DIEU DANS TOUT CA ?...
LAURENT SAILLY
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causalité divine se limite ici à assurer l'agencement et la
direction des diverses causes naturelles préexistantes : elle
fait en sorte que la combinaison de leur action conduise à la
formation d'agrégats, et finalement à l'émergence d'un Univers
tel que les êtres vivants puissent y rencontrer leur rétribution
karmique, sous la forme d'expériences affectives, agréables
ou amères.
Ce modèle créationniste mitigé professé par le Nyâya-
Vaiçeshika est original dans la mesure où il permet d'éviter
aussi bien les difficultés inhérentes à l'idée hébraïque de
création ex nihilo - une « hypothèse qui est l'erreur
fondamentale absolue de toute fausse métaphysique », selon
Fichte, puisque l'on ne saurait à aucun degré concevoir un
passage du néant à l'être, sinon comme s'opérant par un acte
d'arbitraire absolu - que celles inhérentes à la conception de
l'éternité de l'Univers professée, par exemple, par Platon et
Aristote. Le modèle de la création ex nihilo est étranger à
l'Inde. En outre, la considération de l'ordre du monde, loin
d'aboutir à la preuve d'un créateur du monde, permet tout au
plus de conclure à un « Architecte du monde », à un Artisan
divin, comme celui que dépeint le Timée de Platon. Enfin, le
Seigneur est ici une divinité d'un type tout à fait spécial,
attendu qu'il n'est pas omnipotent : Dieu est toujours limité par
ces autres réalités coéternelles que sont les atomes et les
âmes, et son action créatrice est toujours dépendante non
seulement de ces causes universelles que sont le Temps et
l'Espace, mais encore et surtout des mérites et démérites
inhérents aux âmes ; en sorte que la venue à l'existence de
l'Univers ne résulte pas ici du décret arbitraire d'un Dieu
souverain, mais est en fait conditionnée par le bilan karmique
(ensemble de leurs mérites et démérites) des âmes.
Ce faisceau de preuves, parce qu'elles ont pour base
d'opération le spectacle du monde et, pour nerf, le principe de
causalité, correspond à une conjonction du principe de
causalité et de la preuve nommée par Kant « physico-
théologique ». Instructive se révèle la comparaison avec la
philosophie occidentale. En premier lieu, le primat accordé à
cette « preuve physico-théologique » au sein du faisceau des
preuves formulées par Udayana mérite d'être souligné.
L'argument physico-théologique, le seul auquel Kant
accordera son respect, ne jouit-il pas d'une évidence qui paraît
faite pour s'imposer à la simplicité des esprits les plus humbles
? En second lieu, l'« argument ontologique », qui enveloppe le
passage réciproque de l'essence dans l'existence et de celle-ci
en celle-là, et qui se présente en Occident comme la «
citadelle de la théologie prétendument rationnelle » selon
Schelling, brille en Inde par son absence, ne serait-ce que
parce que notre opposition de l'essence et de l'existence n'y a
pas cours. Il est dès lors permis de se demander si le prestige
dont l'« argument ontologique » a joui, des siècles durant, en
Occident, n'est pas usurpé.
À cette série de preuves, s'ajoutent enfin d'autres preuves,
plus spécifiquement indiennes : par exemple, la preuve «
cosmo-linguistique », qui soutient l'origine divine du langage
(c'est Dieu qui institue les règles du langage humain), ou celle
qui fait valoir que la connexion des mots du Veda présuppose
un Auteur divin.
Dès ses origines, le bouddhisme se présente comme une «
doctrine médecine » tout entière axée sur l'éradication de la
souffrance : au-delà du phénomène de la douleur, au-delà
même de l'universelle impermanence de toutes choses,
comment penser l'enchaînement des causes et des effets dont
elles sont le résultat, ainsi que l'inconditionné qui permet de s'y
soustraire? D'inspiration positive et anti-spéculative, le
bouddhisme s'abstient de prendre position sur les épineuses
questions métaphysiques relatives à l'origine de l'Univers, à
l'éternité ou non du monde, à son caractère infini ou non,
simple ou composé, etc., les reléguant dans le domaine de
l'inconnaissable. Ces interrogations sont jugées non-
pertinentes, parce que mal posées, et oiseuses, parce que
sans rapport avec la quête du salut.
Nous exhortant à prendre en charge notre destinée, cette
sotériologie pure qu'est le bouddhisme en appelle à l'effort
humain qui, seul, habilite l'homme à forger lui-même sa
destinée et à assurer son salut en s'engageant sur la Voie
conduisant à la délivrance, à l'Extinction (nirvâna) : il n'est pas
expédient pour le salut de croire en l'existence d'un Dieu
éternel, omnipotent et créateur de toutes choses. Adoptant
une « voie du milieu » et professant, en lieu et place des
notions ontologiques d'être et de non-être, la conception de
l'universelle impermanence, c'est-à-dire du monde comme
enchaînement de causes et d'effets également éphémères,
comme un processus éternel, le bouddhisme énonça la loi de
la « coproduction conditionnée » (pratîtya-samutpâda).
Dans ces conditions, la croyance en Dieu apparaît comme
superflue, inutile, et, bien plus, en contradiction avec les
principes essentiels de la doctrine : le concept d'un Dieu
personnel violerait les exigences rationnelles d'un ordre
impersonnel, moral et causal dès lors que l'existence d'un tel
Dieu aurait gravement troublé cette causalité, en lui opposant
sa propre volonté secondée par sa toute-puissance, par sa
souveraineté sur ses créatures. Le bouddhisme se présente
donc bien comme une « religion athée » (encore que cette
caractérisation commode appelle maints correctifs), en ce
sens qu'il se dispense de tout recours à un Dieu créateur.
Alors que l'on chercherait en vain, dans les textes
bouddhiques anciens, une argumentation véritable par laquelle
les auteurs essaieraient de réfuter l'existence d'un Dieu
éternel, tout-puissant et créateur (tout au plus certains sûtras
attribués au Bouddha fournissent-ils, sur un mode satirique et
caricatural, une « explication » à la croyance en l'existence
d'un tel Dieu), la négation bouddhique de l'existence de Dieu
devait progressivement s'affiner et, en réponse aux arguments
brâhmaniques, affecter la forme d'une véritable réfutation en
bonne et due forme, d'abord chez Vasubandhu (Ve siècle
environ), dans son Abhidharmakosha ou Trésor de la
dogmatique, puis chez Dharmakîrti dans son Pramânavârttika
(environ 600), et surtout chez Shântarakshita dans son
Tattvasamgraha ou Compendium de la vraie réalité (vers 760),
chez qui cette réfutation d'un Dieu un et créateur devait trouver
sa forme la plus achevée.
En premier lieu, la notion même d'une Cause éternelle
enveloppe une contradiction. Une entité immuable, inactive et
inefficiente comme Dieu ne saurait être tenue pour la cause du
monde, pas davantage qu'un tronc desséché ! Dieu doit être
éternel et une entité éternelle doit être conçue comme
totalement exempte de corruption et de changement. Mais en
tant que créateur, ce Dieu doit être le fondement causal de ce
monde de corruption et de changement. Il est contradictoire
d'affirmer l'éternité d'un être suprême et sa causalité efficiente.
Soit l'hypothèse d'un Dieu créateur échoue à expliquer notre
monde changeant, soit le Dieu lui-même doit être sujet au
changement et à la corruption, et donc il ne saurait être
éternel.
En second lieu, le bouddhisme a pour axiome de récuser
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  • 1. ET DIEU DANS TOUT CA ?... LAURENT SAILLY 1 ET DIEU DANS TOUT CA ?... Chapitre 1 Notre Père "Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du Mal." [Traduction œcuménique du Notre Père – en 1966, catholiques, orthodoxes et protestants décident d’adopter une traduction commune du Notre Père.] Le Notre Père est la prière enseignée par Jésus à ses disciples : elle est donc commune à tous les chrétiens. On la trouve sous sa forme habituelle dans l’évangile de Matthieu au chapitre 5, à la fin d’un enseignement du Christ sur la prière. Nous en donnons ici trois lectures. 1- Une lecture chrétienne et psy La fonction paternelle confirme l’enfant dans son existence propre. " Notre Père. " Il n’est pas dit " mon Père ". Les premiers mots énoncent un lien de filiation qui est pour tous. Au niveau où se place Jésus, nous sommes tous des frères, tous égaux devant l’origine, car nous l’avons en partage. Encore faut-il que nous reconnaissions que nous procédons d’un Autre. A notre époque où les comportements individualistes vont bon train, cette prière nous rappelle que nous ne sommes pas des êtres séparés, mais, au contraire, reliés à (et par) ce qui nous fonde, un Père qui est aux cieux. Autrement dit nous sommes nés de la terre, fabuleux assemblage de particules de matière, mais nous sommes aussi les fils et filles d’une source invisible par sa nature. C’est là notre dignité. C’est là notre royauté. Les acquis de notre monde – objets de consommation, respectabilité, gloire, séduction... – n’ont aucun poids face à cette dimension du mystère qui nous fait être. Dans notre essence même, nous sommes issus du souffle de Vie, enracinés dans l’esprit et la parole. Jésus nous invite à faire acte de reconnaissance de ce qui nous anime : " Que ton nom soit sanctifié. " Plutôt que de nous plaindre de notre sort, plutôt que de chercher querelle à nos frères, plutôt que de courir après ce qui nous manque, plutôt que de nous angoisser quant à notre devenir, rendons grâce du fait que nous sommes vivants, de la vie même de notre Père. Notre existence n’est pas seulement charnelle, elle est aussi psychique et spirituelle de par le rôle joué par la fonction paternelle. C’est elle, en effet, qui garantit le développement mental de l’enfant en le confirmant dans son existence propre, en tant qu’être différent de la mère. " Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. " Si nous savons la reconnaître, nous pouvons dépasser la position infantile qui sommeille en chacun de nous et qui nous pousse à exiger de notre environnement qu’il s’adapte à nos besoins. Il s’agit de perdre le sentiment de notre suprématie, reconnaître que le monde ne tourne pas autour de notre nombril, mais que, au contraire, l’autre existe. Un autre qui est en dehors de moi et un Autre mystérieux au plus intime de moi. C’est à ce dernier qu’il me faut, en définitive, laisser la gouvernance de ma vie et abandonner tout vouloir propre. Accepter d’être décentré de ma position égotique pour m’en référer à un au-delà de moi-même au plus profond de moi. " Le monde divin n’est pas fait de puissances étrangères avec lesquelles l’homme entrerait en contact, écrivait Elie Humbert, psychanalyste jungien, il vient dans l’homme en sa vie ordinaire. " Tel est en effet son " pain quotidien " : les dimensions inconscientes sont appelées, instant après instant, à se manifester, à devenir conscientes, dans une expérience qui parfois peut tourner à l’épreuve mais qui est la condition même pour que l’être se réalise selon ce qu’il est. " Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. " Nous avons à sortir des leurres de notre nature terrienne pour admettre la puissance de l’esprit. C’est à cette dernière qu’il convient de nous référer car la matérialité de notre vie, derrière son allure de stabilité, son petit train-train quotidien qui nous semble immuable, est sans cesse en train de changer. Par- delà le corps, palpable, se manifeste l’invisible, une autre dimension qui est celle de la vie de l’esprit. Elle nous conduit où nous n’imaginerions pas aller, vers l’inattendu et le déroutant. Elle est désir d’accomplissement qui, à travers la périlleuse aventure de l’incarnation, bouscule les croyances liées au monde charnel. Le mal dont nous avons à être délivré, c’est cet oubli de notre origine divine lorsque seule la réalité terrienne, celle du moi consommateur, avide de sécurité et de biens de toutes sortes, tangibles, mais aussi affectifs, est tenue en compte. [Marie Romanens est psychanalyste - Publié le 1 novembre 2004 - Le Monde des Religions n°8] 2- Une lecture juive Si Dieu est le Créateur de l’univers, est-il pour autant un géniteur ? Le Pater Noster est caractérisé par l’invocation de Dieu comme Père. Il reprend l’expression juive " AviNou CheBaCHa MaYiM " – " Notre Père qui es dans les cieux. " Cette invocation est rare dans la Torah alors qu’elle paraît spécifique des évangiles. Les Hébreux la connaissaient et leurs prophètes en ont fait l’invocation suprême. Les peuples du Proche-Orient ancien considéraient également leurs dieux comme pères. Alors, pourquoi le Pentateuque, texte révélé, ne place-t-il pas la paternité divine au centre de ses récits ? Le Pentateuque est organisé autour de l’idée de Dieu maître de l’histoire, qui libère les Hébreux de l’esclavage et leur révèle la Torah à observer pour mériter la Terre promise. Dieu y est aussi défini comme créateur de l’univers, mais cet attribut
  • 2. ET DIEU DANS TOUT CA ?... LAURENT SAILLY 2 contient le risque de faire de lui un père géniteur, c’est-à-dire un être dont émanerait le monde conçu comme divin. En effet, païens et polythéistes divinisaient les forces de la nature. Les écrits du Pentateuque et les livres des prophètes gardent le témoignage des luttes menées par leurs auteurs contre ce risque de paganisation des Hébreux, conséquence d’une conception étriquée de l’idée de création. C’est quand l’idée de création ex nihilo finit par s’imposer que le judaïsme s’aventura à enseigner la paternité de Dieu, comme on le constate dans les derniers livres de la Bible (1) et dans leurs interprétations rabbiniques. Jésus le Juif reprend l’invocation juive, que Matthieu traduit ainsi : " Notre Père, celui dans les cieux ", et exclut toute localisation spatiale de Dieu. Les rabbins enseignèrent à invoquer Dieu comme créateur à partir du néant, et pas seulement comme organisateur, et interdirent de diviniser quoi que ce soit de ce qui est. C’est à cette condition qu’ils purent affirmer la paternité divine. En effet, l’idée de création ex nihilo insiste sur la différence radicale qui sépare le créateur de la créature : le néant les sépare. Là où se trouve Dieu, le monde n’est pas ; et là où se trouve le monde, Dieu n’est pas. Cette altérité absolue conduit à penser que seule la parole les relie l’un à l’autre, car elle seule traverse l’abîme irréductible qui les sépare. Parler unit et sépare en même temps. Invoquer Dieu comme Père le rend proche de la créature, mais penser qu’il est " dans les cieux ", c’est affirmer sa transcendance et qu’il est au-delà de la terre qu’il domine de son altérité. Comment donc peut-il être considéré comme Père alors qu’il est " dans les cieux " ? Comment établir une relation avec lui alors qu’il est impensable, irreprésentable ? La prière répond à cette question puisqu’elle commence par " les cieux " et finit par " la terre " : " Comme au ciel ainsi sur la terre. " La première condition est que " son nom soit sanctifié ". La sainteté signifie le caractère unique de l’être auquel elle est attribuée. Dieu est Autre, unique dans le sens où rien ne peut lui être comparé. L’unique manière de témoigner de cette sainteté divine est de se poser comme sujet face à son autorité souveraine, c’est-à-dire d’obéir à sa volonté. Faire " venir le règne de Dieu ", c’est obéir à sa Loi. Dieu est roi là où, concrètement, un homme se soumet à son commandement. Le royaume de Dieu est l’espace occupé par celui qui donne sens à sa vie extérieure et intérieure, en les structurant selon la volonté divine déposée dans la Loi, car seule la Loi relie ce que la Torah appelle " ciel " à la terre des hommes. Seule elle constitue le lien entre les trois premières demandes du Pater Noster et l’invocation de Dieu comme Père céleste. Seule elle rappelle la finitude humaine. Seule elle constitue l’homme comme responsable. Seule elle pose l’homme comme second, jamais premier absolu et lui interdit l’autojustification arbitraire. Seule elle sépare l’homme de l’Absolu et de l’Infini et l’y relie en même temps. Elle est limite entre l’homme et l’Autre (autrui, monde ou Dieu). Dieu est Père, et comme il est créateur transcendant, l’homme est déclaré son fils symbolique, obéissant à la Loi qu’il reçoit et transmet, responsable de sa réalisation sur la terre, l’humanisant sans jamais pouvoir s’identifier à elle, hors de quoi le Père ne serait plus " dans les cieux " et sa transcendance serait dissoute. La perfection de l’homme ne résiderait plus dans sa perfectibilité infinie, mais dans un état qu’il atteindrait de manière illusoire. C’est parce que Dieu dicte une loi à l’homme par amour pour lui, qu’il est déclaré Père céleste, c’est-à-dire symbolique. (1) Voir Isaïe 63,16 ; 64,7 ; Jérémie 3,4,19 ; 31.8 ; Malachie 1,6 ; I Chronique 17,13 ; 22,10 ; 28,6 ; 29,10. [Armand Abécassis, professeur de philosophie générale et comparée à l'université Michel de Montaigne (Bordeaux III) - Publié le 1 novembre 2004 - Le Monde des Religions n°8] 3- Une relecture du texte primitif Un texte si lointain de son origine que tout son sens en est détourné. La prière la plus récitée de l’histoire est aussi la plus méconnue au monde. Car la plus mal lue, en raison de détournements qui outrepassent les querelles d’interprétation. Ce n’est pas, en effet, que les traductions courantes du Notre Père soient fautives, abusives, discutables. C’est qu’elles sont imaginaires. Elles s’instituent contre la littéralité du grec pour y substituer un texte inexistant. Ainsi de la version française usuelle, dite " œcuménique ". Les mots de la koinè (1) s’y effacent derrière la naturalisation des sédimentations exégétiques et théologiques qui finissent par en interdire l’accès. Il y a d’abord les approximations qui brouillent le caractère performatif de l’invocation initiale. Le Père, revendiqué " notre ", est non pas " aux cieux ", mais " du ciel ". Il ne s’agit pas de le localiser, mais de le proclamer " origine absolue " en reconnaissant qu’il n’est qu’une paternité, la sienne, exclusive. Le règne n’est pas un " à venir ", mais un " déjà là ", et il n’y a pas souhait, mais constat de sa présence. Le nom est plutôt à glorifier qu’à sanctifier, car il relève de cette immédiateté du Royaume dont la manifestation même réalise la volonté divine pour l’entière création – " sur la terre et aux cieux ". Eschatologique, cette première période, restituée à son unité intrinsèque, écarte donc le biais cosmologique, providentialiste que lui imprime la version " œcuménique ". Mais c’est dans la seconde période que les approximations tournent à l’invention. Le pain, en rien quotidien, est au contraire celui du futur, nécessaire ici et maintenant à survivre seulement pour que se découvre la nécessité de la vie qui passe la survie ; aussi faut-il le dire " essentiel ". Quant au pardon et aux offenses, ils relèvent du pur fantasme puisqu’il n’en est fait aucunement mention. Il est question, en revanche, de dettes et de remise de dettes. L’orientation est encore eschatologique : l’état terrestre n’est pas état de subsistance, mais de transition et, pour nous y projeter, nous réclamons à Dieu de pouvoir nous juger nous-mêmes à l’aune du Royaume. Loin d’une quelconque loi de compensation à laquelle renvoient les torsions juridiques, moralisatrices, psychologisantes de la version " œcuménique ", c’est la souveraineté de la liberté qui est ici affirmée. Enfin, dans la troisième période, la formule " ne nous laisse pas succomber à la tentation " paraîtrait blasphématoire, si elle n’était tout simplement fausse. Il y va, à l’inverse, de la certitude que dans l’épreuve, factuelle, inévitable, peut-être souhaitable, la seule vraie menace tiendrait à l’excès, l’impossibilité de l’endurer par soi hors du secours divin – " nous ne pouvons entrer seuls dans ce que nous pouvons traverser, mais qui est aussi ce par quoi nous ne voulons pas être traversés ". Car c’est du Malin, l’adversaire " meurtrier depuis le commencement ", dit ailleurs Jésus, et non pas du Mal abstrait de l’éthique que nous demandons à être délivrés. Cette délivrance, apocalyptique, achevant en plénitude l’éternel présent du Royaume. Comment dès lors rendre en français un Notre Père qui soit le moins biaisé possible ? Parmi d’autres, le philosophe Pierre Boutang et le théologien Nicolas Lossky s’y sont essayés. En leur empruntant à tous deux, voici ma propre esquisse : " Notre père du ciel, que ton nom soit glorifié, que ton règne advienne, que soit faite ta volonté – sur la terre comme aux cieux ! Donne-nous ce jour notre pain essentiel ; remets nos dettes comme aussi nous remettons à nos débiteurs ; et ne nous laisse pas persévérer dans l’épreuve, mais délivre-nous du Malin. " (1) Grec ancien. [Jean-François Colosimo est éditeur et enseigne la patristique à l’Institut Saint-Serge de Paris. - Publié le 1 novembre 2004 - Le Monde des Religions n°8]
  • 3. ET DIEU DANS TOUT CA ?... LAURENT SAILLY 3 ET DIEU DANS TOUT CA ?... Chapitre 2 Les philosophes et Dieu Qu'ils soient d'Orient ou d'Occident, athées ou croyants, polythéistes - dans l'Antiquité - ou monothéistes - dans les cultures marquées par les religions juive, chrétienne ou musulmane -, les philosophes n'ont cessé de s'interroger sur Dieu. Cette question, même quand elle est marquée par leurs convictions personnelles, représente toujours pour eux un enjeu intellectuel fondamental. La raison humaine peut-elle démontrer l'existence de Dieu, peut-elle nous éclairer sur les relations de l'homme et du divin, doit-elle se mêler des questions religieuses ? Ces questions sont celles de Platon et d'Aristote, de Maïmonide et d'Ibn Rushd (Averroès), de Descartes et de Feuerbach. Elles sont aussi celles des philosophies orientales, qu'elles prétendent démontrer l'existence de Dieu comme la pensée brahmanique, ou réfuter cette existence, comme la pensée bouddhique. Le présent dossier fait droit à ces interrogations, en proposant de brèves études sur les différentes traditions philosophiques que nous venons d'évoquer. Certaines surprendront nos lecteurs, toutes leur donneront à réfléchir. En une époque où on utilise souvent sans précaution les grands noms de « Dieu », de « religion » ou de « foi », il n'est pas inutile de se confronter à la patiente réflexion des philosophes. La diversité de leurs engagements, la rigueur, à chaque fois singulière, de leur argumentation, sont autant d'outils pour mieux penser la question de Dieu. [Bernard Seve - Publié le 1 mars 2009 - Le Monde des Religions n°34] Les Grecs et le divin Les philosophes antiques critiquent les dieux de la mythologie, mais aucun n'est pratiquement athée. Chacun a sa propre conception du divin conforme à sa métaphysique et à sa morale. La réflexion classique et moderne sur Dieu doit beaucoup à la philosophie ancienne. Cela aurait de quoi étonner, car en réalité les philosophes grecs s'intéressent peu aux questions divines. Certes, celui qui passe pour le premier d'entre eux, Thalès, aurait ouvert la voie de la réflexion philosophique en proclamant : « Le monde est plein de dieux ! » Mais, justement, s'il y a plein de dieux et nullement un Dieu unique et transcendant, il n'y a pas de raison d'en faire un chapitre à part de la philosophie. Il faudra attendre le néoplatonisme, la dernière grande philosophie « païenne », celle de Plotin, Porphyre ou Proclus, donc une époque - le IIIe siècle de notre ère - où la concurrence intellectuelle et morale se fait vive avec la nouvelle religion, le christianisme, pour que les questions théologiques soient au centre des débats intellectuels. Le paradoxe le plus remarquable concerne Aristote. Nul penseur païen n'a autant influencé la réflexion théologique chrétienne, islamique ou juive, alors même que, sur plus de 1 500 pages qui nous restent du Philosophe, on serait bien en peine d'en trouver une demi-douzaine qui concernent directement la question du divin. Ce paradoxe tient évidemment à l'extraordinaire fécondité des concepts philosophiques inventés par la philosophie antique. C'est elle qui permit aux penseurs chrétiens de reconnaître dans ces philosophes païens (Socrate, Platon, Aristote ou les stoïciens) des précurseurs auxquels il n'aurait manqué que la révélation. Mais ce paradoxe tient aussi à l'attitude même des philosophes anciens vis-à-vis du divin. On peut la résumer ainsi : tous critiquent les dieux de la mythologie, mais aucun n'est pratiquement athée, et chacun a sa propre conception du divin conforme à sa métaphysique et à sa morale. La réflexion antique sur le divin est donc indépendante de toute religion, et généralement érigée contre elle. Les Cités antiques, même démocratiques, ne plaisantent pas avec la religion. Participer aux cultes et sacrifier aux dieux de la Cité sont des devoirs des citoyens, comme faire son service militaire ou payer ses impôts. Cela n'exige pas une foi individuelle profonde ni des dogmes déterminés, si ce n'est l'attachement aux récits tirés des poèmes d'Homère et d'Hésiode, ancrés dans la culture et transmis par l'éducation. Ces mythes prêtaient aux dieux une généalogie précise, une personnalité anthropomorphe, diverses charges dans le monde et la vie humaine, et mille aventures entremêlées. Le citoyen antique ne se pose pas beaucoup de questions théologiques : il vit dans un monde constitué pour ainsi dire de trois faunes : les hommes, les bêtes et les dieux. Il y a pour lui les hommes, et d'abord les Grecs ; en dessous des hommes, il voit bien qu'il y a des vivants mortels sans langage ni raison, qu'on appelle les bêtes ; et il admet, symétriquement, au- dessus des hommes, qu'il y a des vivants immortels, les dieux, et d'abord ceux de la Cité - ce qui ne signifie nullement qu'il refuse d'admettre qu'il y ait, ailleurs, pour d'autres peuples, d'autres dieux, tout aussi véritables que ceux qui sont ici, au- dessus de lui (il y a pareillement, là-bas, des bêtes qu'on ne trouve pas en Grèce), mais auxquels il rendrait évidemment un culte si par hasard il s'aventurait dans ces contrées. Dès le début de la réflexion rationnelle, les philosophes ont critiqué ces dieux inconstants et débauchés que leur présentait la tradition mythologique. Xénophane, par exemple, un présocratique mal connu (fin du VIe siècle avant notre ère ?), critiqua cette théologie populaire pour lui substituer une vision plus morale et plus abstraite. « Homère et Hésiode, écrit-il, d'après le philosophe Sextus Empiricus (fin du IIe siècle), ont attribué aux dieux tout ce qu'il y a de honteux et blâmable chez l'homme : le vol, l'adultère et la tromperie envers l'autre. » Xénophane va même jusqu'à expliquer la source anthropologique des croyances populaires - cette thèse
  • 4. ET DIEU DANS TOUT CA ?... LAURENT SAILLY 4 semble annoncer la théorie de la « projection » de Feuerbach : « Si les bœufs et les lions avaient des mains et pouvaient peindre comme le font les hommes, ils donneraient aux dieux qu'ils dessineraient des corps tout pareils aux leurs, les chevaux les peignant sous la figure de chevaux, les bœufs sous la figure de bœufs. » Si l'on en croit certains témoignages, il aurait même élaboré une sorte de théologie rationnelle autour d'une divinité supérieure : « Il y a un Dieu, le plus grand des dieux et des hommes, qui ne ressemble aux mortels ni en figure ni en pensée », dit-il, selon Clément d'Alexandrie (II-IIIe siècles). Cette divinité suprême ne serait jamais née, elle serait immobile, pensante, moralement parfaite et capable de mouvoir d'autres choses par la seule force de son esprit. La plupart des philosophes ultérieurs, qu'ils soient « idéalistes » comme Platon, ou « matérialistes » comme Épicure, reprendront ces deux idées corrélatives : la critique morale, parfois très vive, des dieux de l'Olympe, et la spéculation sur des divinités parfaites. Ainsi Platon chasse les poètes de sa Cité (La République), parce qu'ils dépeignent des dieux immoraux, cause du mal terrestre, et en font des êtres capricieux et volages. Ce qui ne l'empêchera pas, dans Les Lois, de défendre, pour des raisons qu'on appellerait « idéologiques », une religion civique assez exigeante, parce qu'il estime que l'athéisme et ses variantes - par exemple la conviction que les dieux ne s'occupent pas de nos affaires - seraient une source dangereuse de confusion morale et de désordres sociaux. À l'autre extrémité, Épicure ou son disciple Lucrèce se montrent aussi virulents contre cette religion civique « impie » et ses dieux frivoles. Ils défendent eux aussi des dieux fondant notre conduite morale, mais pour une raison justement inverse de celle de Platon : les dieux sont nos modèles de sagesse parce que, étant sans passions, sans désirs vains ni craintes vides, ils ne s'occupent nullement du monde des hommes. Tel est aussi pour Épicure le véritable bonheur humain : vivre sans trouble « comme un Dieu parmi les hommes». Deux pensées méritent une mention particulière pour leur conception du divin et le destin singulier qui sera la leur dans l'histoire de la philosophie : celles de Platon et d'Aristote. Chez Platon, le divin revêt trois formes. Dans sa conception scientifique, il adopte une vision de la divinité qui deviendra commune à une bonne partie de la philosophie et de la science ancienne : les astres, et notamment les planètes, sont de nature divine, puisque, contrairement aux dieux de la mythologie dont l'existence est désordonnée, et aux vivants mortels dont l'existence terrestre est précaire, ils semblent jouir d'une vie parfaite et éternelle. Par ailleurs, dans le récit cosmogonique et conjectural du Timée, il explique la formation du monde comme étant l'œuvre d'un Dieu artisan « bon ». Ce démiurge met en ordre, autant qu'il peut, la masse informe et désordonnée de « matière » qu'il trouve déjà là. Mais il ne peut la contraindre jusqu'à la perfection absolue, car corporelle, spatiale, elle résiste à l'œuvre et à l'ordonnance divine. Ainsi, et comme il l'avait déjà écrit elliptiquement dans La République, le « Dieu n'est pas cause de tout », en particulier du mal. On voit tout ce que les théodicées ultérieures devront à ces textes. On voit aussi qu'il n'y a pas, dans ces spéculations platoniciennes sur la création du monde (pas plus qu'il n'y en aura dans aucun autre texte de l'Antiquité pré- augustinienne), d'idée de création ex nihilo : le cosmos a une double origine, bonne et mauvaise, il est la mise en ordre admirable mais inachevable d'un matériau chaotique préexistant. Mais cette image d'un artisan du monde n'est sans doute pour Platon qu'une simple allégorie. Sa conception du divin est en réalité plus abstraite et doit être cherchée dans sa métaphysique. Car s'il est vrai que, comme le dit le Timée, le monde est à l'image des Idées, c'est elles qui sont véritablement divines. Telle est la troisième et la plus fondamentale forme du divin chez Platon. Car les Idées, dites encore « Formes » (le « Vivant », l'« Animal », le « Cercle », le « Juste », le « Beau », le « Même », l'« Autre », etc.), sont des entités dotées du mode d'être le plus élevé : elles sont éternelles, parfaites, immuables, seulement connaissables par la raison. Réciproquement, le seul mode de connaissance vrai est la connaissance rationnelle des Idées, et les entités sensibles et éphémères du monde que nous voyons et croyons ainsi connaître (alors que nous n'en avons qu'une opinion précaire) n'en sont que les imitations multiples et dégradées. Pourtant, une de ces Idées surpasse toutes les autres « en majesté et en puissance » : il s'agit de l'Idée du Bien, à laquelle La République consacre quelques-unes de ses pages les plus célèbres. Idée divine par excellence, Idée à proprement parler « indéfinissable » et pourtant objet ultime et éminent de connaissance, elle rend toutes choses connaissables et même existantes, puisqu'elle est « au-delà de l'être » : cette formule frappante (dont les interprétations étaient déjà nombreuses et discutées dans l'Antiquité) signifie sans doute que le Bien donne leur être à toutes les choses qui sont véritablement, c'est-à-dire aux Idées, et que rien n'existe, même de ce qui est éternel, qui ne soit bon. Le Bien les fait être de toute éternité en quelque sorte. On est loin de Zeus, Hestia, Hadès ou Poséidon, de leurs caprices et de leurs temples. Mais on est tout aussi loin de quelque conception «monothéiste», puisque beaucoup d'entités platoniciennes, finalement, peuvent être qualifiées de divines. Il en va de même chez Aristote, au contraire de ce que la plupart des lectures rétrospectives ont pu faire accroire. Lorsqu'il dit «le dieu », il ne faut pas lire « Dieu » (l'unique, transcendant au monde), il ne faut pas y voir autre chose qu'un universel abstrait, exactement comme il écrit (ou comme nous pouvons dire) « l'homme » ou « l'animal ». Les plus célèbres pages de la Métaphysique sont en effet d'abord la reprise de deux thèses physiques concernant la divinité des corps célestes. Dans Le Traité du ciel, Aristote démontre que le monde céleste, « supralunaire », est parfait, réglé par la nécessité des mouvements circulaires et éternels des 55 sphères divines concentriques, dont la plus extérieure est la sphère des étoiles fixes ou « premier ciel ». Dans La Physique, il montre la nécessité d'un premier moteur immobile sans lequel il n'y aurait pas de mouvement cosmique. Car pour le physicien Aristote, qui ne reconnaît pas ce que les Modernes appelleront le principe d'inertie, le mouvement s'oppose au repos et, contrairement à lui, a besoin d'être expliqué. À ce premier moteur qui permet la marche éternelle du monde, la Métaphysique, dans des chapitres aussi célèbres que difficiles, conférera des propriétés plus divines encore que celles des astres. Ce Dieu cosmique est nécessaire, son être est le bien : « À un tel principe sont suspendus le Ciel et la nature. Et ce principe est une vie, comparable à la plus parfaite qu'il nous soit donné, à nous, de vivre pour un bref moment»...Car « l'acte de l'intelligence est vie, et le Dieu est cet acte même ». Acte sans puissance, donc, qui est toujours entièrement tout ce qu'il peut être, sans reste ni réserve. Mais agent sans aucune puissance sur le monde, sinon de façon indirecte. Car, dans une formule qui a fasciné tant de théologiens, Aristote explique que cette vie parfaite n'est faite que de pensée, d'une pensée qui ne peut pas avoir d'objet séparé d'elle-même ni digne d'être pensé par elle sinon elle-même : elle est donc « pensée de la pensée ». Et, dans un autre passage très influent de ce livre Lambda de la Métaphysique, Aristote semble
  • 5. ET DIEU DANS TOUT CA ?... LAURENT SAILLY 5 expliquer que le premier moteur, loin d'exercer une causalité seulement motrice sur le premier ciel puis, de proche en proche, sur le reste du monde, exerce sur eux une causalité finale (en quoi on a pu lire dans ces pages une anticipation du Dieu d'amour). Le premier moteur meut sans être mu, exactement comme le bien meut le désir. C'est ce que les commentateurs ont généralement entendu (cette interprétation est aujourd'hui discutée) comme une sorte de causalité imitative : tous les êtres imitent, chacun à son niveau et dans la mesure qui est en lui, la divinité parfaite du premier moteur immobile, le premier ciel et les astres imitent son immobilité par un mouvement éternel circulaire et uniforme, les vivants animaux et humains l'imitent par la reproduction éternelle de leur espèce et la perpétuation de leur forme. Au bilan, la pensée du divin des philosophes grecs classiques est riche, complexe, profonde. On y trouve beaucoup de métaphysique et de morale, on y trouve peu de religion. C'est à bon droit que la théologie classique et moderne viendra y chercher ses concepts, y compris ses « preuves de l'existence de Dieu », qui pourtant ne s'y trouvent pas. Car il y a, chez ces grands philosophes, notamment Platon et Aristote (auxquels on aurait pu joindre les stoïciens), tous les ingrédients conceptuels et problématiques de la théologie rationnelle ultérieure, mais jamais totalisés en un corps systématisé de doctrine prenant Dieu (ou même le divin) pour objet. On dira peut-être que, si cette unification doctrinale ne s'est pas faite, c'est faute d'une révélation ou d'un texte sacré. C'est possible. Mais on peut aussi soutenir qu'il y a une autre raison. La pensée philosophique du divin s'est construite contre les dieux anthropomorphes et personnalisés, ces dieux providentiels qu'on invoque, qu'on supplie et devant lesquels on se prosterne. Celui que la théologie rationnelle appellera Dieu est au contraire à l'exact entrecroisement de ces croyances populaires et de cette pensée philosophique du divin. Il y avait donc peu de chances que la philosophie inventât un tel Dieu. Il y avait au contraire toutes les chances que la théologie rationnelle crût retrouver dans la philosophie ce qu'elle ne faisait que lui emprunter. [Francis Wolff, Spécialiste de philosophie antique, professeur à l'École normale supérieure - Publié le 1 mars 2009 - Le Monde des Religions n°34] POUR ALLER PLUS LOIN • Platon, La République (Flammarion, 2002). • Aristote, Métaphysique (Flammarion, 2008). • Épicure, Lettres, maximes, sentences (Livre de Poche, 1994). • Jean-Paul Dumont, Daniel Delattre et Jean-Louis Poirier, Les Écoles présocratiques (Gallimard, 1991). • André-Jean Festugière, Épicure et ses dieux (PUF, 1996). • Werner Jaeger, À la naissance de la théologie, essai sur les présocratiques (Cerf, 1966). Dieu dans la philosophie occidentale classique La philosophie moderne se soucie d'abord de prouver l'existence de Dieu. À la critique intellectuelle et religieuse des preuves de Dieu, succèdera une reformulation du problème et du rôle de la raison. La question de Dieu, dans la philosophie occidentale, se construit à la rencontre de deux mouvements : celui de la théologie chrétienne, qui va de Dieu à la raison, et celui de la métaphysique, qui va de la raison à Dieu - mais est-ce au même « Dieu » qu'on aboutit dans l'un et l'autre cas ? Si le rapport des philosophes à Dieu nous conduit à insister davantage sur le second de ces mouvements, la bonne intelligence de la métaphysique occidentale suppose qu'on prenne en compte ses racines théologiques. « Fides quaerens intellectum » : « La foi à la recherche de son élucidation intellectuelle. » Tel est le « mot d'ordre », formulé par saint Anselme (1033/4-1109), de la théologie scolastique. Si Dieu est au-delà de la raison et ne peut être atteint que par la foi, la raison humaine est elle-même un don de Dieu, un de ses dons les plus précieux. Les autorités ecclésiastiques se sont toujours défiées des attitudes fidéistes (croire parce que c'est absurde, refuser toute théorisation de la foi), mystiques ou irrationalistes. La théologie médiévale se construit ainsi dans la double conviction que Dieu n'est pas entièrement compréhensible par la raison humaine (ce serait nier sa transcendance) et que la raison n'est pas frappée d'une impuissance radicale à son sujet (ce serait introduire une scission ruineuse entre la raison et Dieu). Il s'agit bien ici de « la théologie », car il existe d'autres formes du discours religieux (la prédication, la prière, la décision dogmatique, la liturgie, la lecture biblique, les sacrements) dans lesquelles la place de l'élément « raison » est très différente. Saint Thomas d'Aquin (1225-1274) propose des arguments en faveur de l'existence de Dieu, sans pour autant prétendre donner de cette existence une démonstration aussi implacable qu'une démonstration mathématique - ce serait pour lui logiquement impossible et religieusement irrespectueux. Mais il montre qu'il existe des « voies » (mot plus modeste que « preuves ») permettant de conclure raisonnablement à l'existence de Dieu. On peut, par exemple, remonter du monde à sa cause, de la créature au Créateur. Si toute chose, dans le monde, est produite par une cause antérieure, il faut bien que le monde lui-même soit produit par une cause hors du monde, un Dieu donc. Car une cause interne au monde ne pourrait pas produire le monde. Si la raison humaine ne peut démontrer les mystères (La Trinité, l'Incarnation), elle peut établir l'existence de Dieu, pensé comme Être tout-puissant, nécessaire, et cause du monde. Cette argumentation, pense saint Thomas, devrait pouvoir convaincre les incroyants, s'ils sont raisonnables. Saint Anselme a, quant à lui, inventé un argument très ingénieux et entièrement spéculatif - ne s'appuyant ni sur l'existence du monde ni sur l'expérience en général. Nous avons dans notre esprit, dit saint Anselme, l'idée d'un être tel que rien de plus grand que lui ne puisse être pensé (« ens quo majus cogitari non potest »), l'idée d'un « être maximum » si on peut dire. Or un être est plus grand s'il existe non seulement dans la pensée, à titre d'idée, mais également dans la réalité, en tant qu'objet réel. Donc l'être « tel que rien de plus grand ne puisse être pensé » doit exister réellement, autrement on pourrait penser un être encore plus grand (le même être, mais existant réellement). Cet argument a une grande force, bien qu'il pose un certain nombre de problèmes logiques. Mais l'important est qu'il a été inventé non par un philosophe, mais par un théologien. Lorsque la métaphysique moderne commence, avec Descartes (1596-1650), elle dispose donc d'un « stock » important de concepts et d'arguments légués par la tradition théologique du Moyen-âge. Si Descartes affecte ne rien devoir à cette tradition, Leibniz (1646-1716) n'hésite pas à s'en réclamer.
  • 6. ET DIEU DANS TOUT CA ?... LAURENT SAILLY 6 Il est frappant que la philosophie occidentale, quand elle parle de Dieu, se préoccupe surtout d'en prouver l'existence et les propriétés essentielles (l'immatérialité, l'unicité, la nécessité, la toute-puissance, la justice, la bonté). De cette considération des « propriétés », Descartes tire l'argument le plus célèbre et le plus discuté : la preuve ontologique de l'existence de Dieu. Dieu est pensé comme l'être doté de toutes les perfections, l'être le plus parfait (« ens perfectissimum »). Or l'existence est une perfection (mieux vaux exister que ne pas exister), donc Dieu existe. L'existence est contenue nécessairement dans l'essence ou l'idée de Dieu. Cette idée n'a rien d'arbitraire ou de fictif, elle se trouve dans l'entendement de tous les hommes. Leibniz améliore l'argument, en montrant que le concept de Dieu n'est pas contradictoire et que toutes les perfections sont compatibles entre elles : « Dieu existe nécessairement s'il est possible », or il est possible, donc il existe. On voit que la métaphysique (Descartes, Leibniz) va ici nettement plus loin que la théologie. Là où saint Thomas parlait modestement de « voies », Descartes parle de démonstration, il pense même que « Dieu existe » est une proposition mieux démontrée que « 2+2=4 ». La certitude métaphysique de l'existence de Dieu est à la fois plus élevée en dignité que la certitude mathématique, et antérieure, selon l'ordre des raisons, à elle. La métaphysique occidentale inventera beaucoup d'autres preuves de l'existence de Dieu. Kant (1724-1804) en propose une utile classification dans sa Critique de la raison pure (1781). Il distingue la preuve ontologique, que nous connaissons déjà, la preuve cosmologique (qui prouve l'existence de Dieu, Être nécessaire, à partir de l'existence du monde, être contingent) et la preuve physico-théologique (qui prouve l'existence de Dieu à partir de la beauté et de la complexité du monde). L'existence de Dieu peut donc, semble- t-il, être objectivement démontrée, indépendamment de la foi personnelle du philosophe qui construit la preuve. Ces différentes preuves ont fait l'objet de critiques intellectuelles et religieuses. Intellectuellement, la critique montre que ces prétendues « preuves » ne prouvent rien. Kant considère toutes ces « preuves » comme non-conclusives. L'existence n'est pas une propriété que l'on puisse démontrer, l'existence se constate dans l'expérience mais ne se déduit pas - voilà défaite la preuve ontologique. Le principe de causalité est pertinent pour connaître les relations entre les choses dans le monde, mais non pour saisir une cause du monde pris comme totalité - voilà défaite la preuve cosmologique. La beauté et la perfection du monde sont limitées, et ne peuvent permettre de conclure à l'existence d'un auteur doté d'une perfection absolue - voilà détruite la preuve physico-théologique. Cependant, un métaphysicien tel que Hegel (1770-1831) a pensé pouvoir rétablir les preuves de l'existence de Dieu, malgré la critique kantienne. Le débat n'est donc pas clos, il porte notamment sur le sens que l'on donne au mot « Dieu ». Hegel ou encore Spinoza (1632-1677) donnent à ce terme un sens difficilement compatible avec le sens ordinairement reçu du mot. Une tension se manifeste entre le Dieu des philosophes et celui des croyants. Du point de vue de l'esprit religieux, les preuves métaphysiques, qu'elles soient bonnes ou mauvaises, ne peuvent pas conduire au Dieu de la foi, au « vrai Dieu ». Pascal (1623-1662) oppose le « Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob » (le Dieu de la révélation) au « Dieu des philosophes et savants » (celui des preuves métaphysiques). Quand bien même les preuves métaphysiques seraient concluantes (ce dont Pascal doute), elles ne nous avanceraient en rien pour notre salut. Le Dieu saisi par les métaphysiciens n'est qu'une idole, le vrai Dieu est Dieu d'amour. Ce n'est pas avec la raison que l'on peut atteindre Dieu, mais avec « le cœur », le sentiment, la foi. Les preuves métaphysiques sont impuissantes, et elles sont en réalité un obstacle pour une véritable approche de Dieu : le Dieu de la métaphysique n'est pas un Dieu que l'on prie et en qui on puisse espérer, c'est un Dieu objet, non un Dieu relationnel. Différentes par leur inspiration et par le détail de leur argumentation, ces deux critiques, intellectuelle et religieuse, convergent néanmoins sur un point très significatif : Dieu ne peut pas être démontré par la raison, soit - version intellectuelle - parce que la raison n'a pas les moyens d'une telle démonstration, soit - version religieuse - parce que Dieu est par principe au-delà de toute possibilité de maîtrise. Car vouloir démontrer Dieu, n'est-ce pas vouloir le maîtriser ? Ainsi, la critique du projet métaphysique de démonstration de l'existence de Dieu touche la métaphysique en son cœur (et pas seulement dans un de ses projets particuliers). C'est en effet dans ce projet de « démontrer Dieu » que se manifeste avec le plus de clarté la volonté de maîtrise qui anime la conception métaphysique de la raison. Il s'agit donc d'une question stratégique fondamentale pour le débat entre ce qui est métaphysique et ce qui ne l'est pas dans la philosophie occidentale. Mais la philosophie, ce n'est pas seulement la métaphysique, et tenir un discours rationnel sur l'existence de Dieu, ce n'est pas forcément chercher à démontrer cette existence. Bien des philosophes, surtout depuis le XVIIIe siècle, ont suivi des démarches originales. Deux des plus fortes de ces tentatives sont celles de Kant et de Bergson (1859-1941). Dans leur première formulation, le système kantien et la doctrine bergsonienne ne semblent pas devoir mener à Dieu, et bien des admirateurs de ces deux philosophes ont été surpris devant l'inflexion « théologique » de leur propos. Les choix religieux personnels des deux philosophes ont certainement joué un rôle important. C'est dans sa réflexion morale que Kant va être amené à poser la question de l'existence de Dieu. Pour Kant, la Loi morale est totalement indépendante de la religion ou des particularités socioculturelles. La Loi morale est édictée par la raison, sous forme de l'exigence d'universalité (qui implique la reconnaissance de l'égale dignité des êtres humains) : le principe de mon action est moral si je peux vouloir qu'il soit également pris comme principe d'action par n'importe qui d'autre. Le mensonge est immoral, parce que, quand je mens, je ne peux évidemment pas vouloir que tout le monde s'arroge le même droit ! L'immoralité, c'est le privilège, un droit que je m'accorde en le refusant aux autres. Mais la vie conforme à la Loi morale ainsi définie n'est pas nécessairement heureuse : l'expérience montre au contraire des fripons heureux et des gens de bien maltraités par le sort. Or l'union du bonheur et de la vertu est une exigence de la conscience morale : si la vertu ne suffit pas à nous rendre heureux, elle nous rend digne du bonheur. C'est ici que, de façon très audacieuse, Kant va « postuler » (c'est son mot) l'existence de Dieu. Comme le cours du monde et l'action des hommes ne suffisent pas à assurer l'accord du bonheur et de la vertu, il faut croire (d'une « croyance raisonnable ») qu'un Dieu juste et puissant s'en chargera. Dieu répond ainsi, chez Kant, à une requête de l'éthique, et non à une volonté métaphysique. « Postuler » ou « croire », ce n'est nullement savoir ou connaître. Nul n'est
  • 7. ET DIEU DANS TOUT CA ?... LAURENT SAILLY 7 tenu de croire en l'existence de Dieu mais, pense Kant, l'existence éthique est plus cohérente si l'on accepte cette croyance raisonnable. Kant part de la morale, Bergson part de la biologie et de « l'élan vital ». La vie est création, mais il n'y a jamais de création ex nihilo, à partir de rien. Toute création est accroissement, développement, et l'expérience de notre liberté en est la plus parlante. La vie est élan vital, courant de vie lancé à travers la matière et cherchant à accroître sans cesse les zones d'indétermination et de liberté. La vie est conscience, ou « supra-conscience », comme le dit Bergson dans L'Évolution créatrice, Dieu est comme le centre de cette « onde immense » qu'est la vie et qui entraîne tous les vivants, comme dans une ronde. Dans l'expérience mystique d'une sainte Thérèse d'Avila, mysticisme lui-même profondément ancré dans le mouvement de la vie (sans réductionnisme biologique aucun), Bergson cherche d'autres indications sur l'existence et la nature de Dieu. Ce que nous apprend le mystique, c'est que Dieu est amour, vie, liberté. Dieu n'est rien de tout fait. Dieu, dira même Bergson dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, a besoin des hommes. On est loin du Dieu des métaphysiciens ! Pour arriver à ces positions, Bergson ne procède pas par déduction ou raisonnement abstrait, mais par « recoupement des lignes de fait ». Il n'y a aucun fait dans la nature ou dans l'histoire qui puisse suffire à établir l'existence de Dieu, mais il y a de nombreux faits qui « se recoupent » dans une certaine direction, celle de l'existence d'un Dieu défini comme amour, liberté, force créatrice. Il n'est pas nécessaire de croire en ce Dieu, et pourtant il est, pour Bergson, le nom ultime de la force créatrice qui traverse toutes choses, la plante, l'animal, l'humanité. Les divergences entre Kant et Bergson sont considérables et insurmontables. L'un et l'autre partagent pourtant une grande méfiance devant la prétention mal fondée des systèmes métaphysiques et devant l'inquiétante intransigeance du dogmatisme religieux. « Dieu » ne se ramène ni à sa version métaphysique ni à sa version religieuse dogmatique. Kant et Bergson proposent un remarquable débordement de la question de l'existence de Dieu telle qu'elle était classiquement posée. Ces deux philosophes parlent de l'existence de Dieu, mais cette question ne polarise pas leur discours. Dieu vaut moins comme « existant » que comme sens ou valeur. La question n'est pas tant de savoir s'il existe un être (ou un Être) de plus dans le monde ou au-delà du monde, que de prendre en compte ce que signifie la référence à Dieu. Dieu est moins un fait, qu'il faudrait établir, qu'une valeur, en référence à laquelle nous pouvons agir. Il n'est nullement question ici de morale religieuse (Kant la récuse explicitement, Bergson fonde la morale bien en amont de tout dogme d'Église). Dieu ne doit surtout pas être réifié. Il est le modèle de la Volonté sainte (spontanément conforme à la Loi morale), ou le Principe ultime de vie et de liberté. Il signifie que ce qu'il y a de plus propre à l'homme n'est pas « à la disposition » de l'homme, n'est pas quelque chose que l'homme puisse manipuler à sa guise. En un mot, l'homme n'est pas à lui- même son propre fondement. Le travail des philosophes sur la question de Dieu met en lumière la complexité des sens de « la raison ». On oppose souvent la foi et la raison, comme s'il s'agissait de deux instances parfaitement hétérogènes. Le concept de « foi de la raison » construit par Kant (la raison morale amène à postuler l'existence de Dieu) montre qu'il faut se déprendre ici des oppositions brutales. La raison humaine présente bien des formes, et les philosophes ont sans doute essayé toutes les facettes de la raison pour traiter de la question de l'existence de Dieu. Nous en avons évoqué quelques-unes, mais il en est bien d'autres, telles, par exemple, le calcul des chances du «pari » pascalien ou l'idée d'« affirmation de Dieu » chez un philosophe catholique comme Claude Bruaire (1932-1986). Qu'il existe ou qu'il n'existe pas, Dieu aura été, pendant des siècles, un puissant instrument d'affinement et de complexification de la raison humaine. Sous un aspect différent, enfin, Dieu est un contenu essentiel des différentes cultures humaines. Le philosophe doit aussi penser ce fait, non pour en tirer argument pour ou contre l'existence de Dieu, mais simplement pour le penser. C'est la tâche des philosophies de la religion, inauguré en un sens par Feuerbach (1804-1872) dans son Essence du christianisme (1841), qui présente une philosophie de toutes les religions, du phénomène religieux comme tel. Sans doute Dieu n'est-il alors plus pensé directement et en lui-même, il est pensé, indirectement, comme l'objet de certaines croyances et de certaines pratiques humaines. Symétriquement, la pensée contemporaine présente d'importants exemples de philosophies d'inspiration religieuse (Chestov, Lévinas), pour lesquelles Dieu est à la fois « ce qu'il y a à penser » et un puissant « opérateur de pensée », s'il est permis de s'exprimer ainsi. On ne confondra bien sûr pas ces philosophies religieuses (qui reposent sur le présupposé de la vérité de la foi religieuse) avec les philosophies de la religion (qui n'acceptent pas ce présupposé). Mais les unes et les autres sont autant de tentatives pour nous éclairer sur ce que signifie « Dieu ». En une époque où on utilise sans précaution les grands noms de « Dieu », de « religion » ou de « foi », il n'est pas inutile de se confronter au travail patient, minutieux et solidement argumenté des grands philosophes classiques et contemporains. [Bernard Sève, Professeur d'esthétique et de philosophie de l'art à l'université Lille III - Publié le 1 mars 2009 - Le Monde des Religions n°34] Dieu et le mal L'existence du mal, de la souffrance physique et morale, est une puissante objection à l'existence de Dieu. Si Dieu est à la fois bon et tout-puissant, d'où vient le mal ? Les philosophes sont ici en moins bonne position que les théologiens chrétiens. Ces derniers disposent d'une réponse religieuse: la souffrance est la punition du péché. Mais le philosophe, en tant que philosophe, n'a pas le droit de se servir du dogme religieux. Leibniz explique que la créature est par définition moins parfaite que son Créateur, elle est limitée par nature, et cette limitation originelle est la racine métaphysique du mal et de la souffrance. L'argument n'est pas suffisant, et Leibniz est contraint, dans sa Théodicée, de se faire plus ou moins théologien pour « plaider la cause de Dieu ». La question du mal a toujours été le point faible des métaphysiques démonstratives. Malebranche prend en compte un autre aspect du problème, qui résonne fortement dans notre conscience d'aujourd'hui. Si l'homme souffre parce qu'il a péché, comment expliquer la souffrance de l'animal innocent ? La réponse de Malebranche est que l'animal n'a pas de sensations, il ne souffre donc pas, et Dieu est exempt de tout reproche. Cette «solution » très imprudente ne fera qu'aggraver la cause de Dieu quand plus personne ne doutera de la réalité des
  • 8. ET DIEU DANS TOUT CA ?... LAURENT SAILLY 8 souffrances des animaux. Ces théodicées philosophiques seront elles aussi mises à mal par la critique kantienne : sous couvert de « plaider la cause de Dieu », les théodicées plaident, orgueilleusement, la cause de la raison humaine, de la raison métaphysique, qui prétend pouvoir démontrer Dieu. Le Pari de Pascal Contrairement à une croyance largement répandue, le Pari de Pascal est tout le contraire d'un « pari stupide ». C'est un pari soigneusement calculé, et dans lequel le géomètre utilise une nouvelle branche des mathématiques, le calcul des probabilités, qu'il vient d'inventer. Un pari est équilibré, et donc sans intérêt, si le produit du gain espéré par la probabilité de l'obtenir est égal à la mise (parier 100 euros avec une chance sur deux de gagner 200 euros). Il devient avantageux, et donc intéressant, si ce produit est supérieur à la mise (parier 100 euros avec une chance sur deux de gagner 1 000 euros). Pascal applique ce schéma à l'existence entière de l'individu, en considérant la vie terrestre comme la mise, et l'éventuelle vie éternelle comme l'enjeu du Pari. Cette vie d'éternel bonheur peut être considérée comme une vie infinie. La probabilité de l'obtenir dépend de deux facteurs : d'abord du fait que Dieu existe (ce que l'on ne peut pas prouver, mais on peut admettre qu'il y a une chance sur deux que Dieu existe) ; ensuite du fait que l'individu parie sur l'existence de Dieu - concrètement, qu'il se convertisse et vive en bon chrétien. Le Pari de Pascal revient à offrir comme mise sa vie terrestre - concrètement, renoncer à une vie de plaisirs et de jouissances -, avec une chance sur deux de gagner une vie infinie. Ce Pari est donc avantageux, et même infiniment avantageux (la mise est finie et il y a une chance sur deux de gagner l'infini). Il faut donc parier que Dieu existe, et vivre en conséquence. Pascal soutient par ailleurs que le salut éternel dépend de la grâce de Dieu, il ne pense pas sérieusement que l'on puisse obtenir le salut en faisant un calcul de type « investissement ». Par l'argument du Pari, il veut frapper les esprits - il a parfaitement réussi - et montrer que choisir de vivre en chrétien est un choix raisonnable, et même, à la limite, mathématisable. Le Pari de Pascal n'est nullement une preuve de Dieu, c'est une petite machine rhétorico-mathématique visant à troubler le lecteur et à l'inciter à se convertir. POUR ALLER PLUS LOIN • René Descartes, Méditations métaphysiques (GF-Flammarion, 1979). • Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (PUF, Quadrige, 2001). • Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (GF-Flammarion, 2003). • Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion (PUF, Quadrige, 2008). • Blaise Pascal, Pensées (édition Lafuma n° 418). • Bernard Sève, La Question philosophique de l'existence de Dieu (PUF, 2000). Les philosophes juifs, un Dieu providentiel Philon, Maïmonide, Buber, Lévinas : la philosophie juive, initiée à l'époque du Second Temple, est traversée par l'idée d'une absence-présence de Dieu, dont la nature serait vocative. Il y a le Dieu des prophètes, qui ne vient pas seulement pour assurer la gloire d'Israël mais parle aux hommes, intervient dans l'histoire pour imposer la justice sociale et pour être aux côtés des plus faibles. Il choisit pour ce faire certains élus qui sont ses porte-voix. C'est déjà pour lui une manière d'apparaître dans l'obligation aux autres hommes : « Faire don au pauvre et au malheureux, voilà ce qui s'appelle me connaître, dit l'Éternel » (Jérémie 23, 10). Puis il y a le Dieu des mystiques, celui d'Isaac Louria, qui s'est confronté à la question posée à tous les monothéistes. Comment un Dieu parfait et infini a-t-il pu créer un monde fini où le mal existe ? Le kabbaliste de Safed répond que pour laisser la place au monde, Dieu s'est vidé d'une partie de lui-même, il s'est retiré ou il s'est rétracté (la notion de tsimtsoum), pour créer un lieu où il n'était plus. Il s'est imposé d'une certaine manière un exil de lui-même, quitte à laisser à l'homme le soin de réparer le monde (la notion de tikoun). Enfin, il y a le Dieu des philosophes, dont on a pu se demander s'il pouvait s'accommoder avec celui de la tradition juive. Il est d'usage de faire remonter les débuts de la philosophie juive à la rencontre entre la culture juive et la culture grecque, à l'époque du Second Temple, dans les écrits de Philon d'Alexandrie. Si on voulait baliser les trois grands moments de cette rencontre, ce serait, outre l'Égypte de Philon, l'Espagne andalouse de Maïmonide et l'Europe moderne et contemporaine. Philon, Maïmonide, Lévinas : on pourrait trouver une filiation entre ces trois noms, un air de famille. Philon (1er siècle) parle de la transcendance de Dieu, il le décrit comme « indicible » et « incompréhensible ». Créés par le « Logos », le cosmos et l'homme ont capté quelque chose du divin. Ils sont faits à l'image de Dieu. Bien que son influence sur le christianisme naissant fût forte (tout comme l'œuvre d'Ibn Gabirol quelques siècles plus tard), il a été un Juif fidèle et engagé - la chronique rapporte qu'il a fait partie d'une délégation juive qui s'est rendue auprès de l'empereur romain, Caligula. Ses écrits sont mentionnés dans la littérature talmudique et à maints égards, on peut considérer qu'il a ouvert la voie à ceux qui l'ont suivi : Saadia Gaon, Bahya Ibn Paqda, Yehuda Halévy, Ibn Gabirol... et bien entendu Maïmonide. Chez Maïmonide (1138-1204), Dieu apparaît comme une hachgaha, une « providence ». Dans un récent essai consacré au philosophe cordouan (La Divine insouciance, études des doctrines de la providence d'après Maïmonide, Verdier, 2009) - érudit et novateur ne serait-ce que parce qu'il part du texte arabe du Guide des égarés -, René Lévy a raison d'insister sur cette notion qu'il définit à partir de sa racine hébraïque comme une « surveillance ». Dieu a un œil rivé sur le monde, mais en même temps, cette notion de providence n'exclut pas le libre arbitre de l'homme. Il cite à l'appui un passage du Traité éthique (commentaire sur le Traité des pères) : « Toi, sache cependant que la chose dont nos coreligionnaires et la philosophie grecque conviennent et que valident des preuves vraies, c'est que tous les actes de l'homme relèvent de lui seul. » De là à parler de « divine insouciance », il y a un pas qui paraît difficile à franchir. L'expression est bien trouvée, mais on doute que l'auteur du Guide s'y reconnaisse. Ce qui est sûr, c'est que Maïmonide professe que la connaissance de Dieu est impossible. Tout ce que l'homme peut faire, c'est aller sur sa trace. Quand Moïse demande à Dieu de lui « montrer sa gloire », il obtient une réponse énigmatique : « Tu verras ma trace, mais mon visage ne peut être vu. » Cette idée d'absence-présence de Dieu, on la retrouve chez tous les philosophes juifs modernes. Hans Jonas, théologien
  • 9. ET DIEU DANS TOUT CA ?... LAURENT SAILLY 9 allemand, engage après-guerre une réflexion sur « le concept de Dieu après Auschwitz » et estime qu'on ne peut plus croire dans une omnipotence, mais dans l'effacement de la divinité, sa rétraction (retrouvant ainsi la notion de tsimtsoum). Non pas révélation, mais retrait. Ce n'est plus l'homme qui est sous le regard de Dieu, mais Dieu qui est sous le regard de l'homme. Dieu n'est plus tout puissant. Il est une « bonté impuissante » (expression reprise à l'identique par un écrivain laïc du « dégel » soviétique, Vassili Grossman). Martin Buber (1878-1965) trouve que le nom de Dieu a été dégradé, galvaudé (que dirait-il aujourd'hui ?), mais il se refuse à lui inventer un substitut. « Où trouverais-je un mot qui soit équivalent et qui décrive la même réalité ? » À la « mort de Dieu » de Nietzsche, le philosophe du « je-tu » oppose une « éclipse de Dieu ». Ce qu'il entend par là, c'est que Dieu se cache, qu'il est capable de se voiler la face, de détourner son regard, de s'éloigner ou de s'absenter. Et ce silence peut faire partie de la conversation ininterrompue qu'on peut entretenir avec lui, il peut en constituer un moment. Interprète de l’hassidisme, pionnier d'un existentialisme religieux, Buber explique qu'il s'agit pour l'homme de rechercher Dieu « dans l'intervalle même qui nous sépare les uns des autres ». Franz Rosenzweig insiste sur l'idée de « créature ». Dans son Étoile de la rédemption (Seuil, 2003), l'existence personnelle joue un rôle central, c'est même ce qui caractérise son approche religieuse qui n'est pas faite de dogmes, de croyances - même s'il ne les répudie pas - mais d'expériences et d'événements. Les trois éléments de sa trilogie - la création, la révélation, la rédemption -, auxquels répondent trois autres éléments - Dieu, l'homme, le monde -, qui constituent pour lui les coordonnées ultimes, sont individuels. Ils ne sont pas la manifestation du divin une fois pour toutes. Ils sont un processus de redécouverte permanente par laquelle chaque être, individuellement, retrouve son sens, fait la rencontre de l'absolu, et se vit comme «créature ». Lévinas, enfin, s'attache à penser l'idée de Dieu, son surgissement, la manière dont il vient sur le bout de la langue. Réflexion qui tient pour secondaire le problème de l'existence de Dieu ou de son inexistence, et part de la question de savoir comment ce désir d'infini a été mis en nous. C'est la vision d'un Dieu qui n'est là que si on veut bien l'accueillir, dont la nature est vocative et qui ne répond que si on l'appelle. C'est la « voix de fin silence » de la Bible. C'est le Dieu du Cantique des Cantiques, où on frappe à la porte et personne n'entend. C'est celui de Maïmonide, au-delà de tout savoir, accessible à la seule intelligence, et qui n'apparaît qu'à celui qui en perçoit la trace. Et c'est celui du Gaon de Vilna : « Pas un homme ne sait quoi que ce soit sur lui, pas même s'il existe. » Dieu a-t-il un avenir ? Habite-t-il encore le siècle ? N'est-ce pas une idée du passé ? À ces questions posées dans l'essai de l'Anglaise Karen Armstrong (Une histoire de Dieu, Le Grand livre du mois, 1997), Albert Cohen a déjà répondu, par une pirouette dans sa manière, conseil adressé à un jeune homme de ses correspondants : « Tu sais bien, mon fils, qu'il n'y a qu'un seul Dieu et que nous n'y croyons pas ! » Lévinas, lui, a eu ce mot - rapporté par Derrida - lors d'un colloque à Strasbourg : «Aujourd'hui, quand on parle de Dieu, on a envie d'ajouter: "Passez-moi l'expression !" » C'était, il est vrai, il y a une quinzaine d'années, quand Dieu n'était encore bon qu'à être relégué au rayon des bondieuseries. [Salomon Malka, Journaliste, écrivain et biographe de Lévinas et de Rosenzweig - Publié le 1 mars 2009 - Le Monde des Religions n°34] POUR ALLER PLUS LOIN • Emmanuel Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée (Vrin, 1982). • Franz Rosenzweig, Foi et savoir (Vrin, 2001). • Vassili Grossman, Vie et destin (Robert Laffont, 2006). Les philosophes musulmans, un Dieu de beauté La pensée islamique se donne pour principal objet d'explorer la nature et le mystère de Dieu, et donc d'éclairer la foi : elle demeure une « philosophie prophétique ». Comment la question de Dieu se pose-t-elle pour la philosophie islamique classique ? Selon quelle finalité et quelles influences ? Et comment cette philosophie se représente-t-elle l'être ou la nature même de Dieu ? Autant de questions sur lesquelles un court extrait de l'un des plus fameux traités de l'histoire de cette philosophie, La Revivification des sciences de la religion d'Abû Hâmid Ghazâli (1059-1111), peut nous donner quelques précieux éléments de réponse. Il nous parle de la beauté de Dieu : «Si nous arrivions à montrer que Dieu est beau, on montrerait alors que celui à qui serait dévoilée sa majestueuse beauté ne pourrait assurément que l'aimer. Ainsi que le dit le Prophète : "Dieu est beau et il aime tout ce qui est beau." » Nous comprenons bien ici la finalité de l'exercice de la raison, qui est manifestement de démontrer la beauté supérieure de Dieu, afin que le cœur puisse en devenir amoureux. La philosophie entend se mettre au service de la foi, ce que confirme ce raisonnement limpide de Ghazâli, qui suit l'extrait précédemment cité : ce que nous aimons dans la beauté d'un être ou d'une chose, c'est qu'elle exprime « la perfection qui lui convient » - par exemple, pour le cheval, son allure, sa robe, son pas, son agilité. Or Dieu se définit comme somme de toutes les perfections concevables. Donc il est le plus digne d'être aimé, et ce, de façon exclusive puisqu'il possède non pas une, mais la perfection de toutes les perfections. Cette façon de se représenter Dieu comme beauté suprême, dont la vertu à la fois érotique et initiatique est d'exercer sur l'homme un attrait irrésistible, nous rappelle saint Augustin ou Platon - dans ce dialogue du Banquet où Dieu attire l'âme vers lui en se servant de l'attraction de la beauté comme d'un appât. Ce passage de Ghazâli nous renseigne donc également sur l'influence majeure exercée ici par l'héritage platonicien et néoplatonicien, reçu d'ailleurs de façon concurrente à celui d'Aristote. C'est dans le droit fil de la Métaphysique de ce dernier que les philosophes musulmans définiront d'ailleurs Dieu comme « le pur acte d'être, tel qu'il n'en soit point de plus parfait que lui » - ce qui est bien plus abstrait que la représentation précédente d'un Dieu de beauté. Christian Jambet résume cette seconde conception en écrivant que pour Mollâ Sadrâ (mort en 1640), « Dieu est intensité pure d'exister ». Magnifique formule, mais qu'il faut expliciter. Quelle est exactement la nature de cet « acte pur » de Dieu ? Il se contemple, il se pense, il se connaît. Il est acte d'intellection pure (noêsis noeseos, « pensée de la pensée »). Et c'est par cet acte d'auto-contemplation de Dieu que naît la création entière, conçue comme le spectacle que Dieu se donne de toutes les richesses que recèle son essence.
  • 10. ET DIEU DANS TOUT CA ?... LAURENT SAILLY 10 Notons encore, sur ce passage de Ghazâli, qu'il ouvre sur au moins deux autres thèmes favoris de la réflexion islamique sur Dieu. D'abord celui de sa transcendance absolue : fidèle en cela au Coran, qui soutient comme dogme majeur que Dieu est supérieur « sans égal » (sourate CXII, 4), il fait de Dieu l'être dont la beauté est strictement incomparable à celle des êtres créés. Ensuite, le thème d'une participation de la création à la beauté de Dieu, dont chaque être manifeste un fragment - ce dont les philosophes mystiques s'empareront pour décrire les univers comme scintillement d'innombrables théophanies (nom donné à la manifestation ou apparition de Dieu dans le monde, de l'infini dans une forme finie). Rûmî (1207-1273), né dans le Khorassan, écrit ainsi : « Chaque jour, Dieu est dans un autre état. Et s'il se manifeste de cent mille façons, jamais les unes ne ressemblent aux autres. » Que Dieu soit conçu comme beauté suprême, acte pur, transcendance absolue ou métamorphose indéfinie en tous les êtres du monde, nous avons affaire à une philosophie qui se donne toujours pour unique objet d'explorer sa nature, de comprendre son mystère, et par conséquent d'éclairer la foi. Une philosophie qui, ce faisant, demeure religieuse ou spirituelle. Henri Corbin faisait remarquer dans son Histoire de la philosophie islamique (Gallimard, 1964) qu'il s'agit là de la caractéristique majeure de la philosophie islamique : « En islam tout particulièrement, écrit-il, histoire de la philosophie et histoire de la spiritualité demeurent inséparables (...). La philosophie prend alors la forme d'une "philosophie prophétique." » Kant parlerait d'une philosophie qui n'est pas encore sortie de « l'état de tutelle » du religieux, et qui n'a pas encore atteint son âge critique. Et nous pourrions voir dans cette « philosophie prophétique » une inféodation de la raison à la foi. Mais dans l'esprit de nos philosophes, il s'agissait au contraire de conférer à cette raison une dignité particulière, et de donner à la philosophie une manière de suprématie sur la religion. Pour le grand Al Fârâbî de Transoxiane, né en Asie centrale en 870 (surnommé le « Magister secundus », Aristote étant le « Magister primus »), seule, en effet, est digne de l'homme une religion ainsi éclairée par la philosophie. Il distingue entre la « religion fourvoyée », qui ne serait pas articulée à la pratique de la philosophie, et la « religion vertueuse », qui recueille de la philosophie les « causes » et les « fins » de ses prescriptions, et qui en tire aussi les « démonstrations » de ses « opinions théoriques ». Inévitablement, cette fonction de rendre raison de la religion, que se sont attribuée les philosophes musulmans, leur a attiré les foudres des théologiens. C'est ainsi qu'Averroès (1126- 1198) prend les risques inhérents à toute réflexion sur le sacré. Par exemple, lorsqu'il propose une interprétation personnelle du verset : « Nul autre que Dieu ne connaît l'interprétation du Livre. Ceux qui sont enracinés dans la science disent : "Nous y croyons !" » (III, 7). Selon sa lecture, la ponctuation juste de ce verset exige de ne pas mettre de point après « Livre », ce qui donne : « Nul autre que Dieu ne connaît l'interprétation du Livre et ceux qui sont enracinés dans la science, qui disent "nous y accordons notre crédit !" » Or nous explique Dominique Urvoy, dans Averroès, les ambitions d'un intellectuel musulman (Flammarion, 2008), « cette dernière catégorie, qu'Averroès appelle "ceux qui sont ancrés dans la science" selon la formule coranique, est constituée à ses yeux par les philosophes ». Et par conséquent, ceux-ci sont désignés comme les interprètes les plus qualifiés du Coran, à égalité avec Dieu. Que penser d'une telle philosophie prophétique, qui, tout en ayant l'audace de « penser Dieu » et de « penser comme Dieu », reste quand même une théosophie ? Une hikmat ilahiya (« science divine ») se donnant uniquement pour fin de méditer sur Dieu par l'usage de la réflexion inspirée. Il y a une fécondité particulière du fait qu'en islam, les frontières entre philosophie, théologie et mystique sont restées ouvertes. Au sens où la raison et la foi, la démonstration et l'inspiration, la spéculation et l'expérience spirituelle ont pu continuer à se féconder sans contradiction chez ces penseurs : Dieu est resté chose conçue et sentie, concept et présence. De quoi sans doute relativiser le conflit que l'Europe du XVIIIe siècle a institué entre raison et foi, qui n'aurait pas ainsi le caractère de fatalité universelle qu'on a voulu lui prêter. Ce qui n'a pas été perdu ou nié par la philosophie islamique, c'est la conscience d'une certaine catégorie d'expérience humaine possible, l'expérience de « quelque chose qu'on appelle communément Dieu », et dont ces philosophes de l'islam ont essayé d'élucider la nature, plutôt que de prendre ce nom « Dieu » au pied de la lettre (comme le fait la religion commune) ou de contester son existence (comme le fait l'athéisme). Que l'homme soit cet être capable de connaître directement Dieu, seul Averroès en doute sur la base du verset coranique suivant, dans lequel Dieu répond à Moïse : « Tu ne me verras pas ; regarde plutôt cette montagne ; si elle reste immobile à sa place, tu me verras. Mais lorsque Dieu se manifesta sur la montagne, il la réduisit en poussière et Moïse s'évanouit » (VII, 139). Pour Averroès, Moïse perdant conscience face à Dieu symbolise la connaissance humaine qui ne peut s'élever tout à fait au-delà des limites du monde. Il y a là une ligne de fracture de la théosophie islamique, entre ceux qui estiment que l'on peut voir Dieu (le percevoir par l'œil de l'esprit) et ceux qui estiment qu'on ne peut que déduire son existence. Les premiers sont les gnostiques de l'Orient dans la lignée d'Avicenne (on appelle gnose la théorie d'une connaissance possible de Dieu par l'intelligence). Selon eux, nous pouvons concevoir une illumination possible de l'intellect humain par l'Intelligence divine - en d'autres termes, une vision de Dieu par lui-même, dans le miroir de notre intellect humain. Selon les autres, Averroès en particulier, on ne peut connaître Dieu que dans ses œuvres - le kosmos en tant qu'il est son architecte. Autrement dit, la cause seulement dans l'effet, au moyen du syllogisme qu'il définit comme moyen logique de « tirer l'inconnu du connu ». « Pour qui veut connaître Dieu par démonstration », on ne peut que méditer sur les merveilles de l'univers qu'il a créé, et « l'œuvre de la philosophie (falsafa) n'est rien de plus que la spéculation sur l'univers en tant qu'il fait connaître l'Artisan (...). L'univers ne fait connaître l'Artisan que par la connaissance de l'art qu'il révèle, et plus la connaissance de l'art qu'il révèle est parfaite, plus est parfaite la connaissance de l'Artisan ». L'être même de Dieu peut-il être vu ou non ? Dieu est-il une expérience possible pour nous ou seulement la forme la plus sublime de nos rêves ? La philosophie islamique rejoint ici l'un des questionnements les plus universels de notre condition d'homme. [Abdennour Bidar, Normalien, agrégé de philosophie, professeur à Sophia- Antipolis - Publié le 1 mars 2009 - Le Monde des Religions n°34] POUR ALLER PLUS LOIN • Averroès, L'Islam et la raison (Flammarion, 2000). • Ali Benmakhlouf, Averroès (Belles Lettres, 2000).
  • 11. ET DIEU DANS TOUT CA ?... LAURENT SAILLY 11 • Muhsin Mahdi, La Cité vertueuse d'Alfarabi (Albin Michel, 2000). • Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l'islam (Rocher/Unesco, 1996). • Miguel Cruz Hernandez, Histoire de la pensée en terre d'islam (Desjonquères, 2005). Les philosophes athées, un Dieu illusion Ce n'est qu'à partir du XVIIIe siècle que l'athéisme apparaît philosophiquement en tant que tel. De Feuerbach à Freud, en passant par Nietzsche, tour d'horizon de ses théoriciens. L'athéisme suppose l'idée de Dieu (théos), puisqu'il la nie. Aussi est-il moins ancien, selon toute vraisemblance, que la religion. C'est vrai spécialement chez les philosophes. Les Grecs, qui s'accusaient volontiers d'athéisme (il suffisait, pour mériter cette condamnation, de ne pas croire aux mêmes dieux que les autres), ne nous ont guère laissé de philosophies athées. On cite la belle formule de Protagoras : « Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu'ils sont ni qu'ils ne sont pas. Trop de choses empêchent de le savoir : d'abord l'obscurité de la question, ensuite la brièveté de la vie humaine. » C'est moins de l'athéisme, comme on le voit, que de l'agnosticisme. On évoque Démocrite, Diagoras de Mélos, Critias, Théodore de Cyrène, Évhémère de Messène... Leurs œuvres ont disparu, ce n'est sans doute pas un hasard, et l'on ne sait presque rien de leur pensée - sauf pour Démocrite, dont l'athéisme, mal attesté, est discuté par les spécialistes. Quant à Épicure, qui prolonge l'atomisme démocritéen, il n'était pas athée. Les dieux existent bien, enseignait-il, mais point sur Terre : ce sont des êtres matériels, immortels, bienheureux, qui vivent dans les intermondes et ne s'occupent pas de nous. Il est donc vain de les craindre ou d'en espérer quoi que ce soit. À cette philosophie laïque plutôt qu'athée, l'épicurien Lucrèce, à Rome, donnera des accents beaucoup plus polémiques, au point d'être le premier penseur vraiment irréligieux dont l'œuvre nous soit parvenue. La religion, explique-t-il, naît de la peur et de l'ignorance : les humains inventent des dieux pour expliquer ce qu'ils ne comprennent pas, et pour se protéger, croient-ils, contre les dangers qu'ils ne peuvent surmonter. Cela ne fait, constate Lucrèce, qu'une frayeur de plus, qui les écrase. Spinoza, au XVIIe siècle, retrouve une partie de cette inspiration critique et rationaliste. Pas plus que Lucrèce, pourtant, il ne se dit athée. Il identifie Dieu et la nature (« Deus sive natura »), laquelle existe évidemment mais ne saurait être une personne, ni trois. De là, selon l'interprétation qu'on en donne, un panthéisme (Dieu est tout) ou un naturalisme (la nature est tout : le surnaturel n'existe pas). Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que l'athéisme apparaisse en tant que tel. Impossible, en quelques lignes, d'en reconstituer l'histoire. Mieux vaut en dégager quelques orientations majeures. La plupart des philosophes, au XVIIIe siècle, ne sont pas athées : Voltaire est déiste, Hume sceptique, Kant luthérien... Mais l'athéisme, tout minoritaire qu'il demeure, devient une position philosophiquement tenable. C'est comme un rationalisme poussé jusqu'au bout - jusqu'au refus de tout surnaturel, de toute transcendance, de toute foi. Face à un christianisme encore hégémonique, cet athéisme se vit d'abord comme révolte : contre les puissants, contre l'Église qui les sert, mais aussi contre la religion elle-même. Les Lumières, spécialement en France, retrouvent ici l'inspiration d'un Lucrèce : « L'ignorance et la peur, écrit d'Holbach, voilà les deux pivots de toute religion. » Et Diderot, plus plaisamment : « Le Dieu des chrétiens est un père qui fait grand cas de ses pommes, et fort peu de ses enfants. » Mais c'est chez Jean Meslier (1664-1729), curé de son état (il ne révélera son athéisme que dans un long Testament, diffusé après sa mort), que la révolte et l'athéisme se mêlent le plus étroitement. Prolongeant le vieux thème libertin des « trois imposteurs » (Moïse, Jésus, Mahomet), Meslier dénonce la collusion entre l'Église, les riches et les tyrans. « Tous les esclavages se tiennent, disait-il, et les hommes accoutumés à déraisonner sur les dieux, à trembler sous leurs verges, à leur obéir sans examen, ne raisonnent plus sur rien. » C'est ce qui les rend dociles ou malléables. La foi et la soumission vont ensemble. Ensemble la liberté et l'incroyance. C'est au XIXe siècle, et surtout dans le monde germanique, que l'athéisme cesse, philosophiquement, d'être une exception. Cela commence par ce qu'Engels appellera « un coup de tonnerre » : la publication, en 1841, de L'Essence du christianisme de Ludwig Feuerbach. Ce livre, qui aura une influence considérable sur le jeune Marx, est d'abord une critique de la religion comme aliénation. L'homme, explique Feuerbach, projette hors de lui-même, dans un être imaginaire, sa propre essence, mais libérée des limites et des faiblesses de l'individu. J'ai en moi la faculté de penser, d'agir, d'aimer ? J'imagine donc un être qui aurait ces trois facultés, mais portées à l'infini, et c'est ce que j'appelle Dieu. En tant qu'individu, cela me rabaisse : à côté de cet infini, je ne suis rien, ou presque rien. Mais, en tant qu'être humain, cela m'élève : c'est comme un culte que je rends, sans le savoir, à l'humanité. On voit pourquoi Feuerbach parle d'aliénation : Dieu étant pensé comme transcendant, l'homme, dans la religion, se fait comme étranger (alienus) à lui-même. Mais cette « scission de l'homme d'avec lui-même » n'est que la saisie onirique et enfantine de son essence véritable. « L'homme créa Dieu à son image », écrit Feuerbach. En toute religion, c'est donc l'homme qu'on adore : l'anthropomorphisme est la vérité de la piété, et sa grandeur. C'est vrai spécialement du christianisme. Le dogme de l'incarnation exprime et méconnaît à la fois l'essentiel : c'est parce que l'homme « était déjà Dieu lui-même » qu'il a pu inventer ce Dieu qui se fait homme. Démasquer la vérité de la religion, comme humanisme aliéné, c'est donc ouvrir la voie à un humanisme vrai, où l'humanité se réapproprie ce qu'elle avait faussement placé en Dieu. L'athéisme se fait ici religion de l'homme : « Si l'essence de l'homme est pour lui l'essence suprême, alors pratiquement la loi suprême et première doit être l'amour de l'homme pour l'homme. Homo homini deus est (l'homme est un Dieu pour l'homme) - tel est le principe pratique suprême, tel est le tournant de l'histoire mondiale. » Cette dimension humaniste existe aussi chez le jeune Marx. Mais elle va devenir de moins en moins religieuse, de plus en plus politique. « Feuerbach réduit l'essence de la religion à l'essence humaine, constate Marx. Mais l'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux. » C'est donc la société qu'il faut modifier, pour libérer l'homme. Cela débouche, dès 1844 (Marx a 26 ans), sur un texte célébrissime, tellement clair et beau qu'il suffit de le citer : « La détresse religieuse est à la fois l'expression de la détresse réelle, et la protestation contre cette détresse. La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur,
  • 12. ET DIEU DANS TOUT CA ?... LAURENT SAILLY 12 comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple. L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l'exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu'il renonce aux illusions sur sa situation, c'est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin d'illusions. » Critique de la religion et critique de la société vont ensemble. Il n'y a pas d'autre monde. Raison de plus pour transformer celui-ci. Nietzsche, qui hait le socialisme, ne verra là qu'une morale d'esclaves, qui prolonge le christianisme davantage qu'elle ne le combat. Ce qu'il reproche à la religion ? De projeter en Dieu toutes les valeurs, ce qui revient à dévaloriser le monde réel. De mépriser le corps, au nom d'une âme prétendument immortelle. De condamner la vie, au nom d'un au-delà imaginaire. « C'est une histoire lamentable, explique Nietzsche. L'homme cherche un principe au nom duquel il puisse mépriser l'homme ; il invente un autre monde pour pouvoir calomnier et salir ce monde-ci ; en fait, il ne saisit jamais que le néant et fait de ce néant un "Dieu", une "Vérité", appelés à juger et à condamner cette existence-ci. » C'est la victoire du ressentiment, par quoi les faibles veulent culpabiliser les forts. La religion, en tout cas monothéiste, est « un produit de la décadence », « l'antinomie de la vie » et son « poison ». La « mort de Dieu », que Nietzsche proclame, n'arrange guère les choses. Toutes les valeurs ayant été projetées en Dieu, il ne reste, lorsque « Dieu est mort », que ce monde dévalorisé, qui est le nôtre. La religion débouche sur le nihilisme. Le remède ? Le « grand style », l'amour de ce qui est (amor fati) et l'affirmation de la « volonté de puissance ». Cela suppose qu'on renverse toutes les valeurs, spécialement judéo- chrétiennes. Dieu est mort. À nous d'inventer le surhomme... Pour Freud, qui ne s'est jamais prétendu philosophe mais que la philosophie passionnait, la foi est d'abord un symptôme. Elle exprime notre détresse, qui prolonge celle de l'enfant, en même temps que notre besoin d'être protégé. Dieu est « un père transfiguré », à la fois meilleur et plus puissant que l'autre. Aussi mérite-t-il, même de la part des adultes, amour et obéissance. C'est ce qui rend la foi précieuse, pour maîtriser les pulsions, et dangereuse, par le refoulement qu'elle suppose. La religion, qui dérive ainsi du complexe d'Œdipe, constitue comme une « névrose obsessionnelle universelle ». Elle est souvent utile, aussi bien pour l'humanité (« la religion a évidemment rendu de grands services à la civilisation »), que pour l'individu (qu'une névrose collective peut dispenser de se créer sa « névrose personnelle »). Ce n'est pas une raison pour y croire. Toute religion est une illusion, c'est-à-dire une croyance « dérivée des désirs humains ». Croire en Dieu, c'est prendre ses désirs pour la réalité. « Il serait certes très beau, écrit Freud dans L'Avenir d'une illusion (1927), qu'il y eût un Dieu créateur du monde et une providence pleine de bonté, un ordre moral de l'univers et une vie après la mort : mais il est cependant très curieux que tout cela soit exactement ce que nous pourrions nous souhaiter à nous-mêmes. » [André Comte-Sponville, Philosophe - Publié le 1 mars 2009 - Le Monde des Religions n°34] POUR ALLER PLUS LOIN • Ludwig Feuerbach, L'Essence du christianisme (Gallimard, 1992). • Karl Marx, Philosophie (Gallimard, 1994). • Friedrich Nietzsche, L'Antéchrist (Gallimard, 1990). • Sigmund Freud, L'Avenir d'une illusion (PUF, 2004). • André Comte-Sponville, L'Esprit de l'athéisme, introduction à une spiritualité sans Dieu (Albin Michel, 2006, rééd. Le Livre de Poche, 2008). La pensée indienne, preuves et négation de Dieu Le théisme brâhmanique est vivement remis en cause avec l'épanouissement du bouddhisme : considérant la croyance en Dieu superflue, il nie son existence et se présente ainsi comme une « religion athée ». Que l'Inde ait été cette haute terre ayant connu, depuis des temps immémoriaux, une exceptionnelle floraison de saints « ivres de Dieu » n'a pas empêché la pensée indienne, sur son versant plus proprement philosophique, d'élaborer des arguments en faveur de l'existence de Dieu - arguments qui ne le cèdent en rien, de par leur degré d'élaboration, leur cohérence et leur complexité, à ceux qu'élabora en Occident la théologie rationnelle. Or, au rebours du théisme indien, s'inscrit le bouddhisme, dont la négation de l'existence de Dieu devait s'épanouir en une polémique antithéiste. On ne saurait imaginer plus stridente divergence. Les arguments du théisme ont été élaborés par Uddyotakara (550-610) dans son Nyâyavârttika et surtout par Udayana (entre 984-1025), auteur situé au confluent de l'école épistémologique et logique du Nyâya et de celle du Vaiçeshika, dans son Nyayakusumañjali ou La Guirlande (d'hommage) des Fleurs de la Logique, ouvrage dans lequel devait se formuler la contre-attaque du théisme indien au défi représenté par les divers négateurs de l'existence de Dieu. Étant donné que le monde, en tant que système achevé des formes naturelles, est un effet au même titre qu'un pot, il doit avoir, en vertu de la relation nécessaire entre l'effet et la cause, une cause efficiente qui n'est autre que Dieu. De même que l'ordre, l'agencement spécifique de ses parties et la coordination qui entrent en jeu dans la fabrication d'un pot proviennent du potier, ainsi l'agrégation des atomes et la coordination des phénomènes constituant le monde requièrent un « agent particulier », c'est-à-dire un Créateur doué d'omniscience, seul capable de rendre compte de l'existence d'un effet aussi vaste et complexe. On ne saurait prétendre que seuls les artefacts, tels que les pots, nécessitent des agents intelligents pour les produire, et non point les objets naturels, telles que la terre ou les rivières. Dieu est ainsi prouvé à partir du spectacle du monde et en vertu du caractère nécessaire et universel de la relation causale. Telle est la preuve par excellence du théisme indien, celle que ses adversaires n'auront de cesse d'attaquer. La seconde preuve se fonde sur la nécessité d'un agent conscient pour diriger, au début de la création ou plutôt de « l'émission » du monde, l'activité des différentes causes qui entrent en jeu dans la production de l'Univers. L'Univers étant créé, on doit inférer l'existence d'une suprême cause douée d'omniscience qui, dès le début de la création, réunisse et mette en mouvement les causes préexistantes : les atomes en tant que cause matérielle, la « Force invisible » (adrishta), entérinant et sanctionnant les mérites et démérites des êtres vivants, en tant que cause instrumentale, mais aussi les âmes en tant que destinataires de la création, et enfin le but, à savoir l'expérience affective devant être procurée aux êtres vivants. Pour le Nyâya-Vaiçeshika, la volonté divine constitue l'unique Cause efficiente qui rend active la « Force invisible » inhérente aux âmes, et impartit aux atomes inertes et à l'organe mental leur impetus initial, à la manière d'une chiquenaude. La
  • 13. ET DIEU DANS TOUT CA ?... LAURENT SAILLY 13 causalité divine se limite ici à assurer l'agencement et la direction des diverses causes naturelles préexistantes : elle fait en sorte que la combinaison de leur action conduise à la formation d'agrégats, et finalement à l'émergence d'un Univers tel que les êtres vivants puissent y rencontrer leur rétribution karmique, sous la forme d'expériences affectives, agréables ou amères. Ce modèle créationniste mitigé professé par le Nyâya- Vaiçeshika est original dans la mesure où il permet d'éviter aussi bien les difficultés inhérentes à l'idée hébraïque de création ex nihilo - une « hypothèse qui est l'erreur fondamentale absolue de toute fausse métaphysique », selon Fichte, puisque l'on ne saurait à aucun degré concevoir un passage du néant à l'être, sinon comme s'opérant par un acte d'arbitraire absolu - que celles inhérentes à la conception de l'éternité de l'Univers professée, par exemple, par Platon et Aristote. Le modèle de la création ex nihilo est étranger à l'Inde. En outre, la considération de l'ordre du monde, loin d'aboutir à la preuve d'un créateur du monde, permet tout au plus de conclure à un « Architecte du monde », à un Artisan divin, comme celui que dépeint le Timée de Platon. Enfin, le Seigneur est ici une divinité d'un type tout à fait spécial, attendu qu'il n'est pas omnipotent : Dieu est toujours limité par ces autres réalités coéternelles que sont les atomes et les âmes, et son action créatrice est toujours dépendante non seulement de ces causes universelles que sont le Temps et l'Espace, mais encore et surtout des mérites et démérites inhérents aux âmes ; en sorte que la venue à l'existence de l'Univers ne résulte pas ici du décret arbitraire d'un Dieu souverain, mais est en fait conditionnée par le bilan karmique (ensemble de leurs mérites et démérites) des âmes. Ce faisceau de preuves, parce qu'elles ont pour base d'opération le spectacle du monde et, pour nerf, le principe de causalité, correspond à une conjonction du principe de causalité et de la preuve nommée par Kant « physico- théologique ». Instructive se révèle la comparaison avec la philosophie occidentale. En premier lieu, le primat accordé à cette « preuve physico-théologique » au sein du faisceau des preuves formulées par Udayana mérite d'être souligné. L'argument physico-théologique, le seul auquel Kant accordera son respect, ne jouit-il pas d'une évidence qui paraît faite pour s'imposer à la simplicité des esprits les plus humbles ? En second lieu, l'« argument ontologique », qui enveloppe le passage réciproque de l'essence dans l'existence et de celle-ci en celle-là, et qui se présente en Occident comme la « citadelle de la théologie prétendument rationnelle » selon Schelling, brille en Inde par son absence, ne serait-ce que parce que notre opposition de l'essence et de l'existence n'y a pas cours. Il est dès lors permis de se demander si le prestige dont l'« argument ontologique » a joui, des siècles durant, en Occident, n'est pas usurpé. À cette série de preuves, s'ajoutent enfin d'autres preuves, plus spécifiquement indiennes : par exemple, la preuve « cosmo-linguistique », qui soutient l'origine divine du langage (c'est Dieu qui institue les règles du langage humain), ou celle qui fait valoir que la connexion des mots du Veda présuppose un Auteur divin. Dès ses origines, le bouddhisme se présente comme une « doctrine médecine » tout entière axée sur l'éradication de la souffrance : au-delà du phénomène de la douleur, au-delà même de l'universelle impermanence de toutes choses, comment penser l'enchaînement des causes et des effets dont elles sont le résultat, ainsi que l'inconditionné qui permet de s'y soustraire? D'inspiration positive et anti-spéculative, le bouddhisme s'abstient de prendre position sur les épineuses questions métaphysiques relatives à l'origine de l'Univers, à l'éternité ou non du monde, à son caractère infini ou non, simple ou composé, etc., les reléguant dans le domaine de l'inconnaissable. Ces interrogations sont jugées non- pertinentes, parce que mal posées, et oiseuses, parce que sans rapport avec la quête du salut. Nous exhortant à prendre en charge notre destinée, cette sotériologie pure qu'est le bouddhisme en appelle à l'effort humain qui, seul, habilite l'homme à forger lui-même sa destinée et à assurer son salut en s'engageant sur la Voie conduisant à la délivrance, à l'Extinction (nirvâna) : il n'est pas expédient pour le salut de croire en l'existence d'un Dieu éternel, omnipotent et créateur de toutes choses. Adoptant une « voie du milieu » et professant, en lieu et place des notions ontologiques d'être et de non-être, la conception de l'universelle impermanence, c'est-à-dire du monde comme enchaînement de causes et d'effets également éphémères, comme un processus éternel, le bouddhisme énonça la loi de la « coproduction conditionnée » (pratîtya-samutpâda). Dans ces conditions, la croyance en Dieu apparaît comme superflue, inutile, et, bien plus, en contradiction avec les principes essentiels de la doctrine : le concept d'un Dieu personnel violerait les exigences rationnelles d'un ordre impersonnel, moral et causal dès lors que l'existence d'un tel Dieu aurait gravement troublé cette causalité, en lui opposant sa propre volonté secondée par sa toute-puissance, par sa souveraineté sur ses créatures. Le bouddhisme se présente donc bien comme une « religion athée » (encore que cette caractérisation commode appelle maints correctifs), en ce sens qu'il se dispense de tout recours à un Dieu créateur. Alors que l'on chercherait en vain, dans les textes bouddhiques anciens, une argumentation véritable par laquelle les auteurs essaieraient de réfuter l'existence d'un Dieu éternel, tout-puissant et créateur (tout au plus certains sûtras attribués au Bouddha fournissent-ils, sur un mode satirique et caricatural, une « explication » à la croyance en l'existence d'un tel Dieu), la négation bouddhique de l'existence de Dieu devait progressivement s'affiner et, en réponse aux arguments brâhmaniques, affecter la forme d'une véritable réfutation en bonne et due forme, d'abord chez Vasubandhu (Ve siècle environ), dans son Abhidharmakosha ou Trésor de la dogmatique, puis chez Dharmakîrti dans son Pramânavârttika (environ 600), et surtout chez Shântarakshita dans son Tattvasamgraha ou Compendium de la vraie réalité (vers 760), chez qui cette réfutation d'un Dieu un et créateur devait trouver sa forme la plus achevée. En premier lieu, la notion même d'une Cause éternelle enveloppe une contradiction. Une entité immuable, inactive et inefficiente comme Dieu ne saurait être tenue pour la cause du monde, pas davantage qu'un tronc desséché ! Dieu doit être éternel et une entité éternelle doit être conçue comme totalement exempte de corruption et de changement. Mais en tant que créateur, ce Dieu doit être le fondement causal de ce monde de corruption et de changement. Il est contradictoire d'affirmer l'éternité d'un être suprême et sa causalité efficiente. Soit l'hypothèse d'un Dieu créateur échoue à expliquer notre monde changeant, soit le Dieu lui-même doit être sujet au changement et à la corruption, et donc il ne saurait être éternel. En second lieu, le bouddhisme a pour axiome de récuser