Comprendre foucault4. Du même auteur
Lévi-Strauss, Paris, Figures du savoir, Les Belles Lettres, 2010.
Philosophie de l’actualité, Paris, Ellipses, 2008.
Derrida, Paris, Ellipses, 2008.
La philosophie sur grand écran. Manuel de cinéphilosophie, Paris, Ellipses, 2007.
La philosophie française contemporaine. 1960-2005, Ellipses, 2006.
Eléments de morale, Paris, Ellipses, 2005.
Théorie et expérience, Paris, Ellipses, 2005.
Le devoir de justice. Pour une inscription politique de la philosophie, Paris, Armand Colin, 2004.
Foucault. Qu’est-ce que les Lumières, Paris, Bréal, 2004.
Lexique des repères philosophiques, Paris, Ellipses, 2004.
Comprendre Kant, Paris, Cursus, Armand Colin, 2003.
Politique de l’autre homme. Lévinas et la fonction politique de la philosophie, Paris, Ellipses, 2003.
Herder, Paris, Figures du savoir, Les Belles Lettres, 2003.
Kant. Vers la paix perpétuelle, Paris, Bréal, 2002.
Lexique de philosophie, Paris, Ellipses, 2001.
Kant. Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Bréal, 2001.
Droit, morale et politique, Paris, Ellipses, 2001.
Descartes. Les Méditations métaphysiques, Paris, Bréal, 2000.
L’épaisseur humaine. Foucault et l’archéologie de l’homme moderne, Paris, Kimé, 2000.
Lyotard et la philosophie (du) politique, Paris, Kimé, 2000.
8. Préambule
Aporétique – De l’auteur
Foucault par lui-même
Certains philosophes ont eu le souci, bien commode pour leur futur lecteur, de construire un
système : dans certains cas, cette articulation sévère des œuvres répond aux exigences mêmes de la
doctrine, qui ne peut que se déployer rationnellement ; dans d’autres, la structure générale de la
pensée apparaît peu à peu, voire après coup, l’auteur ayant pris soin, avant de mourir, de proposer
une synthèse rétrospective de son propre travail. Michel Foucault ne nous a pas facilité la tâche. En
premier lieu – et nous reviendrons sur ce point fondamental – en ce qu’il refuse de se considérer lui-
même comme un auteur, dont le seul nom propre pourrait unifier, comme par magie, la diversité des
ouvrages ; en second lieu en ce que l’œuvre publiée – quelques livres, guère plus –, ne contient pas
tout ce que Foucault a voulu dire, sa philosophie, et il en est une, se disséminant d’elle-même dans des
dits autant que dans des écrits, dans des cours autant que dans des publications en bonne et due forme.
Plus essentiellement encore : la nature même du propos foucaldien exclut la cohérence systématique.
Encore faut-il préciser ici la raison de cette exclusion : Foucault ne refuse pas par principe le
système, comme le fait par exemple Nietzsche. Et ses écrits ne prendront donc pas, comme chez ce
dernier, la forme de l’aphorisme. Mais il conçoit l’exercice même de la philosophie comme la façon
la plus rigoureuse, pour un individu, de changer sa propre pensée, et partant son existence même. Au
fur et à mesure qu’avance son œuvre, l’homme Foucault et l’écrivain Foucault se trouvent modifiés
en profondeur, d’où la nécessité permanente de revenir sur ce qui a été dit, d’annoncer aussi des
projets qui jamais ne se réaliseront, de tenter d’évaluer a posteriori la valeur de son travail.
Un indice de ce que nous venons de dire : quand, en 1984, paraît le Dictionnaire des philosophes de
Denis Huisman, la notice consacrée à Foucault a été rédigée par un certain Maurice Florence, qui
n’est autre que Foucault lui-même. Rompant avec tous les usages de l’édition, Foucault semble
considérer que personne d’autre que lui ne peut présenter son œuvre. Il y a sans doute un peu de
coquetterie dans le procédé. Mais aussi la conviction que lui seul aura la lucidité suffisante pour
percevoir les lacunes de son travail, et la capacité de les dissimuler en partie dans la reconstruction
d’une cohérence momentanée. Lisons donc ce texte, qui n’est pas la moins bonne des entrées dans le
corpus.
Foucault appelle ce qu’il a essayé de faire une histoire critique de la pensée, se situant d’emblée
dans le prolongement de la philosophie de Kant. Mais alors que le criticisme vise a établir les
conditions de possibilité a priori de la connaissance, en les pensant comme universelles et
intemporelles, le projet foucaldien se conçoit comme « une analyse des conditions dans lesquelles
sont formées ou modifiées certaines relations de sujet à objet, dans la mesure où celles-ci sont
constitutives d’un savoir possible » . Non plus la transparence du sujet transcendantal, mais
l’épaisseur historique et institutionnelle de ce qui a permis l’émergence, à un moment donné, d’un
objet, d’un savoir, et corrélativement d’une forme de pouvoir sur les choses sues. L’intérêt de ce texte
est qu’il modifie l’impression qu’un lecteur consciencieux pourrait avoir de l’œuvre de Foucault.
Alors qu’elle semble tout entière consacrée aux mécanismes d’objectivation – de la folie, de la
maladie, de l’homme, du délinquant –, elle serait, si on prend Foucault aux mots, aussi bien une
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9. analytique de la subjectivation, de cette façon dont un sujet se constitue, dans son rapport à soi-même
comme dans son rapport au monde. On voit bien ce que veut faire Foucault : relire son travail à la
lumière de ce qu’il fait depuis finalement peu d’années, une étude du souci de soi et de la naissance du
sujet éthique. Il n’y a pas de malhonnêteté ici, seulement l’envie d’offrir un visage à peu près
cohérent, en assumant une forme de révision de soi.
Une histoire des jeux de la vérité, voilà ce qu’il a voulu faire. Cette histoire s’est conçue d’abord
comme une étude de « la constitution du sujet tel qu’il peut apparaître de l’autre côté d’un partage
normatif et devenir objet de connaissance » : Histoire de la folie, Naissance de la clinique, Surveiller
et punir. Elle a aussi pris la forme d’une histoire du sujet parlant, travaillant, vivant, dans le
mouvement qui le fait devenir l’objet des sciences humaines : Les Mots et les Choses. Elle a enfin
choisi d’être histoire de la constitution du sujet comme objet pour lui-même : L’Histoire de la
sexualité, le sexe n’étant qu’un des motifs, ou qu’un des lieux, où la construction d’une éthique de soi
peut se lire. Troisième volet de l’œuvre dit Foucault, qui confirme en passant le statut exceptionnel
des Mots et les Choses, ouvrage isolé et unique dans l’ensemble de son travail. Tous ces textes ont en
commun de manifester « un scepticisme systématique à l’égard de tous les universaux
anthropologiques » ; de refuser l’idée d’un sujet constituant vers lequel il faudrait remonter ;
d’aborder enfin les domaines de connaissance par les pratiques qui s’y donnent. Un premier principe
qui modifie totalement le sens même de la vérité, de la raison ou de l’homme qui sont des
constructions historiques, contingentes mais d’une efficacité totale dans la fonction qu’on leur octroie
dans l’organisation d’un champ de savoir ou dans la légitimation d’un champ de pouvoir. Un
deuxième principe qui rejette les facilités du sujet transcendantal, mais qui écarte aussi la fausse idée
de la disparition complète de tout rapport sujet-objet. Un troisième principe qui annule la neutralité
des processus cognitifs en les rattachant à des procédures politiques, qui en sont tout à la fois la cause
et l’effet. Foucault conclut en soulignant l’importance de la notion de gouvernement, de soi et des
autres, dans l’ensemble de son travail ; façon de réinterpréter l’œuvre de jeunesse à partir d’une
notion très récente ou, ce qui revient au même, d’interpréter les recherches ultimes dans la continuité
de la pensée antérieure.
Ainsi présentée, l’œuvre de Foucault manifeste une belle cohérence et semble même dérouler
élégamment un programme parfaitement stabilisé. Cette impression est le produit d’un ensemble de
petits déplacements, qui relèvent parfois de l’autoportrait, souvent de l’autocritique, quelquefois aussi
de la dénégation, notamment quand un changement de programme est peint comme un
approfondissement ou une suite de ce qui a déjà été dit.
Les Dits et Écrits, plus que les livres publiés, offrent de nombreuses occurrences de ces tentatives
de reconstruction de soi. L’Archéologie du savoir fait exception, puisque cet ouvrage n’a pas d’objet
propre si ce n’est de systématiser les principes utilisés dans les textes précédents, c’est-à-dire Histoire
de la folie, Naissance de la clinique et Les Mots et les Choses. Dès l’introduction , Foucault admet que
l’Histoire de la folie, en utilisant de manière peu critique le concept d’expérience, laissait supposer
l’existence d’un sujet anonyme de l’histoire, dont il montrera ensuite l’inanité ; de même la Naissance
de la clinique, dans son vocabulaire, penchait nettement vers l’analyse structurale qu’il rejettera plus
tard ; de même enfin Les Mots et les Choses ont pu faire croire à la position de totalités culturelles,
alors qu’il voulait justement montrer la fragilité de cette idée. Foucault reconnaît donc, dès 1969, que
son travail mérite d’être révisé.
Cette même année précisément, Foucault est candidat au Collège de France, et il est donc tenu de
présenter ses propres travaux, en tentant bien sûr de les montrer sous un aspect avenant et si possible
intellectuellement harmonieux. Il entreprend alors d’identifier l’objet de sa pensée : « le savoir investi
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10. dans (des) systèmes complexes d’institutions » et une méthode qui lui soit propre : « Au lieu de
parcourir, comme on le faisait volontiers, la seule bibliothèque des livres scientifiques, il fallait visiter
un ensemble d’archives comprenant des décrets, des règlements, des registres d’hôpitaux ou de
prisons, des actes de jurisprudence. » Le goût du petit, de l’obscur, plutôt que la litanie des grands
textes. Foucault précise que son projet a subi une inflexion notable après Naissance de la clinique :
alors qu’il s’attachait à l’articulation entre le pouvoir des institutions et la constitution d’un objet de
savoir dans ses deux premiers livres, le troisième, soit Les Mots et les Choses, neutralise « tout le
côté pratique et institutionnel » . Il ne l’a pas dit au moment où il a écrit ce dernier texte. Il le dit ici,
explicitant ainsi le changement d’optique que le lecteur avait confusément perçu. En indiquant l’utilité
et la fonction de L’Archéologie du savoir, Foucault esquisse le troisième axe de sa recherche, celle qui
a plus intimement lié l’analyse du pouvoir et celle du savoir, et que Surveiller et punir va mettre en
œuvre. Le projet d’enseignement qui suit immédiatement ce portrait rétrospectif est lui aussi bien
intéressant, précisément en ce que presque rien de ce qui est annoncé ne va être réalisé. Foucault
prévoit une histoire de l’hérédité dont il parlera certes parfois dans ses cours mais à laquelle il ne
consacrera aucun livre. Il promet aussi une étude plus théorique portant sur les instruments
constitutifs de ce savoir de l’hérédité, sur sa genèse et sur les rapports de causalité qui s’y expriment,
ce qu’il fera en un sens, mais pas dans le cadre prévu ici. Foucault est en revanche parfaitement
limpide sur la visée de son travail, en accord même avec ce qu’il dit dans le texte de 1984 cité plus
haut :
« Il ne s’agit aucunement de déterminer le système de pensée d’une époque définie, ou quelque
chose comme sa “vision du monde”. Il s’agit tout au contraire de repérer les différents ensembles qui
sont porteurs chacun d’un type de savoir bien particulier ; qui lient des comportements, des règles
de conduite, des lois, des habitudes ou des prescriptions ; qui forment ainsi des configurations à la
fois stables et susceptibles de transformation ; il s’agit aussi de définir entre ces différents domaines
des relations de conflit, de voisinage ou d’échange. »
L’œuvre se dessine ainsi, dans la manière même par laquelle Foucault la corrige, la reprend, la
critique, en explicite même l’objet, demeuré à lui parfois invisible. Aussi reconnaît-il dans un
entretien de 1971 qu’il était jusqu’à L’Archéologie du savoir aveugle à ce qu’il faisait . Il admet par
exemple que l’Histoire de la folie était encore expressionniste, qu’il y avait un peu vite cédé à la
croyance en une répulsion sociale spontanée à l’égard de la folie, qu’il avait cru aussi en une
continuité entre le pouvoir des institutions et la construction d’un savoir. Il fallait – réajustement qui
aboutit à Surveiller et punir – revoir la façon dont s’articulent « des pratiques discursives et des
pratiques extra-discursives » . Cette autocorrection permanente dénote une relation assez lâche avec
son propre travail : Foucault ne se sent pas tenu à une totale fidélité à l’égard de ses écrits antérieurs.
Cette liberté lui donne de se reprendre lui-même si nécessaire, de se renier quand il constate qu’il
s’est trompé. Il va jusqu’à dire, peut-être sur le ton de la boutade :
« Je pense pour oublier. Tout ce que j’ai dit dans le passé est absolument sans importance. On
écrit quelque chose quand on l’a déjà fortement usé dans sa tête ; la pensée exsangue, on l’écrit,
voilà. Ce que j’ai écrit ne m’intéresse pas. »
Si on s’attache à désigner la principale modification que Foucault va apporter à son travail, les
choses se clarifient peu à peu. Son itinéraire peut alors être lu comme la découverte progressive des
effets de pouvoir propres au jeu énonciatif des formations discursives . Il aurait fallu, dit Foucault,
réécrire l’Histoire de la folie et Naissance de la clinique en insistant sur le rapport de causalité entre
savoir et pouvoir, alors que ces textes s’appuient plutôt sur le rapport inverse, en constituant ainsi un
système de causalité réciproque ; il aurait fallu aussi réécrire Les Mots et les Choses en renonçant à la
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11. neutralisation du pouvoir qui s’y trouve affirmée.
Dès le début des années 1970, Foucault admet donc, non qu’il s’est trompé, mais qu’il ne savait pas
lui-même ce qu’il faisait. Dit autrement : il se serait depuis toujours principalement intéressé au
pouvoir, alors même que ses livres parlaient du savoir. Et on peut corriger un peu ce que nous venons
d’écrire : il ne faut pas réécrire les premiers livres, il faut les relire à la lumière de ce que l’œuvre
ultérieure va dire, un peu comme Foucault le faisait en réinterprétant tout son travail à la lumière des
concepts de subjectivation et de gouvernementalité dans son autoportrait de 1984. Les Mots et les
Choses résiste à cette réinterprétation, puisqu’il est plus difficile d’y voir à l’œuvre des procédures de
pouvoir. De manière générale, le livre, peut-être le plus lu et le plus célèbre de Foucault, est le moins
représentatif du projet foucaldien et son goût pour les expériences limites. Il le dit d’ailleurs sans
ambages : « Les Mots et les Choses n’est pas mon vrai livre : c’est un livre marginal par rapport à
l’espèce de passion qui est à l’œuvre, qui sous-tend les autres. »
Les années 1980, avant même le texte dont nous étions parti, tentent d’expliciter l’articulation
générale du propos, d’autant que l’Histoire de la sexualité semble présenter une rupture assez nette
avec l’œuvre antérieure. Foucault paraît hésiter, dans ces années-là, entre deux modèles. Selon le
premier, son travail peut se diviser en trois parties, « d’abord les différents modes d’investigation qui
cherchent à accéder au statut de science » ; ensuite « l’objectivation du sujet dans ce que
j’appellerai les “pratiques divisantes” » ; enfin « la manière dont un être humain se transforme en
sujet » . Dans cette partition, Les Mots et les Choses constitue le premier volet, l’Histoire de la folie,
la Naissance de la clinique et Surveiller et punir en sont le second, et l’Histoire de la sexualité en
incarne le troisième. Partition pas exactement chronologique, et qui ne marque pas l’inflexion vers
une analyse du pouvoir que Foucault souligne partout ailleurs. Le second modèle est peut-être à cet
égard plus satisfaisant, et plus fidèle à la singularité de l’Histoire de la folie, tout en marginalisant à
nouveau Les Mots et les Choses, ouvrage qui n’est même pas mentionné, même si on peut le
rapprocher du second axe ici décrit :
« Il y a trois domaines de généalogies possibles. D’abord, une ontologie historique de nous-mêmes
dans nos rapports à la vérité qui nous permet de nous constituer en sujets de connaissance ; ensuite,
une ontologie historique de nous-mêmes dans nos rapports à un champ du pouvoir où nous nous
constituons en sujets en train d’agir sur les autres ; enfin, une ontologie historique de nos rapports à
la morale qui nous permet de nous constituer en agents éthiques. Donc trois axes sont possibles pour
une généalogie. Tous les trois étaient présents, même d’une manière un peu confuse, dans l’Histoire
de la folie. J’ai étudié l’axe de la vérité dans Naissance de la clinique et dans L’Archéologie du
savoir. J’ai développé l’axe du pouvoir dans Surveiller et punir et l’axe moral dans l’Histoire de la
sexualité. »
Présentation honnête : l’Histoire de la folie est en effet un livre hybride qui mêle sans méthode la
genèse du concept de folie, l’histoire de son traitement institutionnel et même – ce que Foucault dit
rarement – une étude de la subjectivité ; seul Surveiller et punir est vraiment une ontologie du
pouvoir ; enfin l’Histoire de la sexualité est bien une nouvelle direction prise par l’ontologie, même
si, nous le verrons, La Volonté de savoir peut aussi bien s’entendre comme un prolongement de la
démarche de Surveiller et punir.
Restons-en là pour ce qui est de l’autoportrait, nous en préciserons au cas par cas les éventuelles
incohérences et peut-être même les mensonges. Ajoutons simplement ici cet élément qui vient encore
compliquer les choses : Foucault n’a cessé d’annoncer des projets de recherche rapidement
abandonnés, comme si au fond il n’accordait que peu de poids à l’engagement de sa propre parole.
En 1964, Foucault affirme, comme s’il allait le faire lui-même, qu’il faudrait étudier le domaine
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12. des interdits de langage – ce qu’approche certes, mais de loin, La Volonté de savoir ; en 1966, il dit
travailler sur les formes d’existence du langage, sans qu’on sache exactement ce dont il s’agit . Plus
important, et nous en reparlerons : le projet initial d’une Histoire de la sexualité va se trouver
totalement bouleversé par l’ampleur donnée à son volet antique, qui ne devait en constituer que le
préliminaire. On peut même considérer que l’attention à la sexualité, centrale dans La Volonté de
savoir, va laisser la place à une analyse beaucoup plus large des modes de la subjectivation éthique.
Foucault, toujours aussi lucide sur ce point, admet qu’il a un problème avec les titres et les annonces,
et qu’il y a un jeu, un flottement, entre ce que promet le titre et ce qu’il va effectivement faire :
« Il est vraisemblable que les ouvrages que j’écris ne correspondent pas exactement aux titres que
j’ai donnés. C’est une maladresse de ma part, mais lorsque je choisis un titre, je le garde. J’écris un
livre, je le refais, je trouve de nouvelles problématiques, mais le livre reste avec son titre. »
Boitement des textes, hésitation des structures, équilibre fragile d’une œuvre qui a tendance à se
déconstruire d’elle-même . « Je suis pluraliste » , dit Foucault, et il faut le prendre au mot. Plus
d’une voix s’exprime dans son travail, et il n’est pas dit qu’il faille rechercher l’unisson ni même
l’harmonie dans le faisceau des recherches qu’il a essayé de mener. Seul importe peut-être ce que font
les livres, ce qu’ils changent dans la pensée et dans l’action.
L’abolition du nom propre
Foucault écrit des livres, il ne fait pas une œuvre. Plus précisément : il n’est pas l’auteur de textes,
mais le destinateur – le mot est de Lyotard – d’un discours, ainsi défini dans la courte préface de la
deuxième édition de l’Histoire de la folie :
« (…) à la fois bataille et arme, stratégie et choc, lutte et trophée ou blessure, conjonctures et
vestiges, rencontre irrégulière et scène répétable. »
La pensée de Foucault récupère pour elle-même tout ce qu’elle dit des formations discursives, qui
ne sont jamais de pures idéologies ni de pures abstractions conceptuelles, mais toujours l’unité
théorico-active d’un dispositif de savoir et d’une mécanique de pouvoir. Foucault veut bien être
qualifié d’écrivain, et il répète souvent qu’il écrit pour le plaisir d’écrire ; il veut bien aussi
revendiquer la responsabilité de l’effet de ses livres, et ce n’est pas sans orgueil qu’il constatera que
certains de ses ouvrages, notamment Surveiller et punir, ont eu un impact politique réel . Mais il ne
conçoit pas d’être assigné à la fonction d’auteur.
On peut entendre en un double sens ce refus. Tout d’abord, il dénote une grande réticence à l’égard
de l’identité, de tout enfermement policier dans la forme du nom propre, qui exigerait, au nom du
système, de ne jamais se contredire, évoluer, renoncer à des projets ou à des programmes. Le nom de
l’auteur serait une façon d’objectiver et de maîtriser son travail, empêchant ce qui est pour Foucault
l’essence même de l’effort intellectuel : écrire pour se changer soi-même .
À la fin de l’introduction de L’Archéologie du savoir, Foucault oppose ainsi à ses éventuels
détracteurs, qui se plaindraient de ses incessants changements de pied, de ses déplacements et de ses
repentirs, qu’ils n’ont pas à lui demander d’être auteur. Le propos est resté fameux, pour sa virulence
et l’acuité de son style :
« Eh quoi, vous imaginez-vous que je prendrais à écrire tant de peine et tant de plaisir, croyez-
vous que je m’y serais obstiné, tête baissée, si je ne préparais – d’une main un peu fébrile – le
labyrinthe où m’aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir des souterrains, l’enfoncer loin de lui-
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13. même, lui trouver des surplombs qui résument et déforment son parcours, où me perdre et apparaître
finalement à des yeux que je n’aurais jamais plus à rencontrer. Plus d’un, comme moi sans doute,
écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le
même : c’est une morale d’état-civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libres quand il
s’agit d’écrire. »
Foucault va pousser ce refus de l’auteur jusqu’à exiger du Monde, tout en acceptant le principe d’un
entretien, que son nom ne soit pas mentionné. Le quotidien publie donc, en février 1980, l’entretien en
question, sous le titre « Le philosophe masqué ». Foucault y répond aux questions de Christian
Delacampagne, en s’efforçant d’effacer réellement toute trace d’identité. Peu de lecteurs purent
l’identifier, ce qui, aux yeux de Foucault, garantissait que son propos ne soit pas pollué par sa
célébrité, et son statut, à l’époque acquis, de grand intellectuel français. Peu importe pour le moment
le contenu de ce texte : Foucault y tente de se glisser dans l’anonymat d’une pensée qui fonctionnerait
en lui, par sa bouche certes, mais indépendamment de son identité sociale et professionnelle. Il n’est
pas dupe du caractère un peu vain de l’exercice, mais il semble toutefois y tenir, reprenant ici en
mode mineur la belle affirmation qui ouvre sa leçon inaugurale au Collège de France – nous y
reviendrons :
« Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de
tout commencement possible. J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler une voix sans nom
me précédait depuis longtemps : il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me
loger, sans qu’on y prenne bien garde, dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe en se
tenant, un instant, en suspens. »
Foucault, en ne se voulant pas auteur, ne se contente pas d’être modeste. Il tire toutes les
conséquences de la disparition de certains modes d’assignation qui ont eu leur temps, voire leur
légitimité, mais qui n’ont plus lieu d’être. La fonction-auteur ne fonctionne plus, comme la fonction-
homme tend à disparaître, la fonction-fou à ne plus servir, ou la fonction-délinquant à ne plus
garantir la justice d’un système. Le philosophe, à chaque fois qu’il écrit, est pris dans une formation
discursive, y compris quand celle-ci a pour objet de souligner la contingence de cette formation
discursive. On retrouve ici l’une des constantes les plus tenaces de la philosophie française dans ce
qu’elle a de meilleur : une attention à ne pas exempter le discours de la philosophie de la dureté de la
critique. C’est Derrida faisant porter ses coups les plus durs à la métaphysique dont il dit être
amoureux, et redoubler encore de cruauté face à la critique de la métaphysique . C’est Lévi-Strauss,
en un tout autre registre, qui conclut L’Homme nu en prenant acte de la mort du sujet, en même que
celle de l’auteur qui croit résister encore :
« S’il est, en effet, une expérience intime dont vingt années vouées à l’étude des mythes ont
pénétré celui qui écrit ces lignes, elle réside en ceci que la consistance du moi, souci majeur de toute
la philosophie occidentale, ne résiste pas à son application continue au même objet qui l’envahit
tout entier et l’imprègne du sentiment vécu de son irréalité. »
Si le Moi de l’auteur peut intervenir, ce n’est qu’au terme d’une entreprise scientifique dont il aura
été délibérément et absolument exclu, son intervention se limitant à commenter le travail effectué .
Contre la philosophie, dit Lévi-Strauss, le structuralisme préférera toujours une rationalité sans sujet
à un sujet sans rationalité, refuge d’une identité personnelle dont tout nous dit qu’elle n’est qu’un
mirage . On pourra donc sans regret laisser le sujet à ceux qui ne font pas honneur à l’exigence
scientifique, et lui préférer une tout autre logique dont la puissance explicative justifie largement
qu’on lui sacrifie le confort d’une subjectivité artificiellement préservée, un empire dans un empire.
Certes Foucault, en refusant obstinément qu’on le dise structuraliste, ne souscrirait pas sans réserve à
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14. un tel propos, notamment dans sa dimension ouvertement positiviste. Mais il accepterait bien
volontiers de voir la subjectivité de l’auteur reconduite à sa juste place, conséquence naturelle de la
ferme position de la dépendance d’une pensée individuelle à l’égard de ce qui la sous-tend.
Questions de méthode
La méthode que nous avons choisie, dans un ouvrage qui se veut une présentation aussi
pédagogique et fidèle que possible de l’œuvre de Foucault, doit s’adapter à sa singularité, à son
éclatement spécifique, à la pluralité des langues qui s’y donnent. Une approche purement thématique
ne rendrait pas compte des évolutions d’une pensée qui, on l’a vu, refuse de se concevoir elle-même
comme définitive. Un récit chronologique reconstituerait artificiellement la cohérence du corpus en
présentant le travail de Foucault comme une succession finalisée de moments bien ordonnés. À cette
double impasse, il convient d’échapper en adoptant nous-même une démarche éclatée, qui obéira à
quatre angles d’attaque, d’inégale importance.
En premier lieu – les textes. Ou plutôt des textes, choisis et commentés intégralement, comme des
formes autonomes relativement indépendantes à l’égard de l’ensemble de la pensée foucaldienne, et
répartis au long de la vie d’écrivain de Michel Foucault. L’introduction au Rêve et l’existence de
Binswanger, écrit mineur, datant de 1954, mais aussi inaugural, et qui ouvre les Dits et Écrits ;
L’Ordre du discours, comme un intermède professoral, dressant bilan et perspective au mitan de
l’œuvre, en 1971 ; enfin Qu’est-ce que les Lumières ?, en 1984, quelques semaines avant la mort de
Foucault, un texte qui tente de légitimer a posteriori l’entreprise d’une existence.
En deuxième lieu – les hommes. Ou plutôt les philosophes, avec lesquels Foucault a dialogué, qu’il
a admirés ou combattus. Choix arbitraire peut-être, mais dont nous tâcherons de montrer la
signification : Derrida d’abord, le contemporain, le proche et le lointain, avec qui la controverse fut à
la fois dure et utile ; Kant ensuite, figure respectée et source partielle d’inspiration, objet constant
d’une attention fidèle et amoureuse ; Nietzsche enfin, le maître, celui dont la pensée aura le plus
constamment nourri la réflexion de Foucault.
En troisième lieu – les personnages. Des hommes certes, mais aussi des moments historiques, des
fonctions, des rôles prêtés, des classes instituées. C’est le fou apparaissant à la fin du XVIII comme
visage obscur de l’humanité ; c’est l’homme qui, au même moment, émerge comme point focal de
nouvelles positivités qu’il faut articuler ; c’est le délinquant, création de la pénalité, ou de la forme-
prison, qui justifie par lui son hégémonisme et la résistance qu’elle offre au temps, malgré son
inefficacité évidente.
En quatrième lieu – les dispositifs. Des systèmes complexes de concepts, de choix
méthodologiques, d’inventions et de créations, qui permettent à l’œuvre de fonctionner en adéquation
avec les domaines historiques qu’elle se donne pour objets. Le dispositif ontologique qui, appliqué à
l’actualité, constitue le contenu de la philosophie pour Foucault ; le dispositif historique qui institue
une façon neuve de comprendre la rationalité ; le dispositif archéologique qui révèle les modes les
plus épais et les plus denses de la vérité en son historicité ; le dispositif généalogique qui structure
l’analytique des pouvoirs ; le dispositif éthique qui apparaît progressivement dans l’étude du rapport
à soi ; le dispositif politique finalement, qui permet l’effet libérateur de l’ensemble des autres
dispositifs.
Puisqu’il fallait tout de même un principe d’ordre, nous avons choisi de donner plus d’ampleur à
l’analyse des dispositifs, et de les faire correspondre, à l’exception du premier et du dernier d’entre
eux, aux plus grands livres de Foucault : l’Histoire de la folie, Les Mots et les Choses, Surveiller et
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15. punir et les trois volumes de l’Histoire de la sexualité.
1- Michel Foucault, Dits et Écrits II, Paris, Quarto-Gallimard, 2001, p. 1451. Toutes les références aux Dits et Écrits seront ci-après
indiquées par un DE I ou un DE II, suivant le volume concerné.
2- Ibid., p. 1452.
3- Ibid., p. 1453.
4- Cf. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, pp. 26-27.
5- DE I, p. 870.
6- Id.
7- Ibid., p. 871.
8- Ibid., p. 874
9- Cf. Ibid., p. 1026 : « Disons que, dans l’Histoire de la folie et dans la Naissance de la clinique, j’étais encore aveugle à ce que je
faisais. Dans Les Mots et les Choses, un œil était ouvert et l’autre fermé ; d’où le caractère boiteux du livre : en un certain sens trop
théorique, et en un autre sens insuffisamment théorique. »
10- Ibid., p. 1031.
11- Ibid., p. 1173.
12- Michel Foucault, DE II, p. 144 : « Mais ce qui manquait à mon travail, c’était ce problème du régime discursif, des effets de
pouvoir propre au jeu énonciatif. Je les confondais beaucoup trop avec la systématicité, la forme théorique ou quelque chose comme le
paradigme. »
13- Ibid., p. 886.
14- Ibid., p. 1042.
15- Id.
16- Id.
17- Ibid., p. 1212.
18- Cf. DE I, p. 444.
19- Cf. ibid., p. 612.
20- DE II, p. 1523.
21- Le choix de ce terme n’est pas anodin. La diversité des axes de l’œuvre de Foucault n’est pas sans rappeler le « plus d’une
langue » par lequel Derrida définit la déconstruction. La dissémination des langages, l’absence du monolinguisme empêchent toute
assignation, et Foucault, malgré tout ce qu’il a à opposer à Derrida, est bien, dans son refus du statut de l’auteur, proche de cette idée. Cf.
Jacques Derrida, Mémoires – Pour Paul De Man, Paris, 1988, p. 38 et aussi, dans son Prière d’insérer, Le monolinguisme de l’autre,
Paris, Galilée, 1996.
22- DE I, p. 702.
23- Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Tel-Gallimard, 1972, p. 10.
24- Cf. DE I, p. 1513 : « Il faut souligner que je ne souscris pas sans restrictions à ce que j’ai dit dans mes livres… Au fond, j’écris
pour le plaisir d’écrire. »
25- Cf. ibid., p. 1588 : « Tous mes livres, que ce soit l’Histoire de la folie ou celui-là (Surveiller et punir), sont, si vous voulez, de
petites boîtes à outils. Si les gens veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, telle idée, telle analyse comme d’un tournevis ou d’un
desserre-boulon pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes dont mes
livres sont issus… eh bien, c’est tant mieux ! »
26- Cf. DE II, p. 861 : « Je suis un expérimentateur et non pas un théoricien. J’appelle théoricien celui qui bâtit un système général soit
de déduction, soit d’analyse, et l’applique de façon uniforme à des champs différents. Ce n’est pas mon cas. Je suis un expérimentateur en
ce sens que j’écris pour me changer moi-même et ne plus penser la même chose qu’auparavant. »
27- L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 28.
28- Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 7.
29- On remarquera par ailleurs que Derrida critique lui aussi l’idée du nom propre et de la signature, en indiquant en quoi son identité
est toujours déjà marquée par des processus d’éclatement et de dissémination. Cf. Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris,
Minuit, 1972, p. 392.
30- Claude Lévi-Strauss, L’Homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 559.
31- Cf. ibid., p. 562.
32- Cf. ibid., p. 614.
16. Prologue
L’imagination au pouvoir
(Introduction au Rêve
et l’existence
de Binswanger, 1954)
1954. FOUCAULT EST ASSISTANT de psychologie à Lille et répétiteur en philosophie à l’École normale
supérieure de la rue d’Ulm. Conformément à cette double orientation de son travail, il se consacre,
depuis déjà plusieurs années, à la psychologie expérimentale, tout en lisant, semble-t-il avec passion,
Nietzsche, Heidegger, Marx, Hegel et Freud. En 1953, Lacan a prononcé son célèbre discours de
Rome, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychologie », et Deleuze a publié
Empirisme et subjectivité, dédié à Jean Hyppolite, à qui Foucault rend lui aussi un hommage appuyé,
bien plus tard, à la fin de sa leçon inaugurale au Collège de France. Dans le domaine de la
psychologie, un auteur occupe une place singulière. Il s’agit de Binswanger (1881-1966) qui a tenté
d’introduire l’analytique du Dasein, élaborée par Heidegger, dans l’exercice de la psychanalyse.
Foucault le lit, traduit certains de ses articles, sans les publier cependant, puis se lance dès juin 1953
dans la traduction intégrale de Traum und Existenz, le texte fondateur de ce qu’on appellera désormais
la psychiatrie existentielle. En 1954 donc, en même temps que Maladie mentale et personnalité, paraît
le résultat de ce travail, précédé d’une longue introduction, reprise aujourd’hui en ouverture du
premier volume des Dits et Écrits.
Il serait très exagéré et même absurde de considérer ce texte de jeunesse comme la matrice des
futurs ouvrages ou l’esquisse de thèses encore implicites. Mais au détour de ce qui se veut
commentaire fidèle s’élabore déjà une compréhension du jeu entre contingence et nécessité, si
prégnant dans l’analyse archéologique des formations discursives, un jeu ici pensé à l’intérieur d’une
forme assez étrange de phénoménologie de l’imagination.
Avant de lire en leur détail ces pages lumineuses où s’annonce une anthropologie de l’expression –
définie comme le mouvement de l’existence s’accomplissant dans une histoire objective –, arrêtons-
nous quelque peu sur certaines des affirmations de Foucault, disséminées dans l’ensemble de
l’Introduction, qui pourraient être lues à la lumière de l’œuvre à venir.
Foucault prend acte de la validité de la démarche de Binswanger : faire une anthropologie qui ne
serait ni une philosophie ni une psychologie. L’analyse du rêve de Binswanger s’appuie bien entendu
largement sur les acquis de l’ontologie heideggerienne, celle d’Être et Temps principalement : mais
elle est aussi bien tributaire du geste freudien qui a donné aux phénomènes empiriques d’être
signifiants, manifestations des structures plus générales de l’inconscient. Le rêve, et en lui les images,
acquièrent une épaisseur – terme dont Foucault fera grand usage par la suite –, fournissant à la
psychanalyse son objet privilégié. Commentant la synthèse que Binswanger accomplit dans Le Rêve et
l’Existence, Foucault fait se succéder une brève histoire des traitements psychanalytiques de l’image
et une lecture des Recherches logiques de Husserl. La psychanalyse a compris que l’image était lieu de
sens mais sans dire pourquoi un sens devait précisément se dire en images ; la phénoménologie,
quant à elle, « est parvenue à faire parler les images ; mais elle n’a donné à personne la possibilité
d’en comprendre le langage ».
Voilà le problème de Binswanger. Ou plutôt, comme Foucault le reconnaît : voilà la reconstruction
1
17. du moment Binswanger, à la croisée de certaines découvertes et d’échecs avérés. Spatialisation de
l’histoire des idées, dramaturgie fictive destinée à marquer les ruptures, à souligner aussi tout à la
fois la nécessité d’un problème et la contingence de la solution proposée. On peut reprocher à
Foucault son peu de respect pour la genèse d’une thèse ou d’une idée. Il répond ici, comme il le fera à
chaque fois qu’on attaquera les artifices de sa méthode :
« Ce grief nous est de peu de poids ; parce que nous avons la faiblesse de croire à l’histoire, même
quand il s’agit de l’existence. Nous ne sommes pas soucieux de présenter une exégèse mais de
dégager un sens objectif. »
L’intérêt de Binswanger est de renouer, mais en y intégrant la psychanalyse et la phénoménologie,
avec une compréhension du rêve en termes de théorie de la connaissance, née en même temps que
l’onirocritique antique, et qui trouve l’une de ses plus belles figures dans l’analyse spinoziste des
images prophétiques. Le rêve, c’est là son péril, c’est là sa gloire, est ce qui est l’homme, désigne son
« être transcendé » , marque d’une vérité qui le dépasse et qui demeure pour lui définitivement
insaisissable. Mais il est aussi, autre forme de dépassement, une façon d’expérimenter l’existence en
ses possibilités, avant qu’elle ne se détermine dans l’univers de l’objectivité. Ce faisant, Binswanger
rend possible une anthropologie de l’expression, dont nous croyons pouvoir dire qu’elle va se
réaliser partiellement chez Foucault. Non pas ramener l’existence à ses déterminations inconscientes
ou économiques, ni même à une structure figée qui en dessinerait a priori le visage, mais comprendre
comment d’un éventail de possibilités émane un type particulier de vie, marqué alors du sceau de la
nécessité.
Dans le langage encore lyrique de 1954 :
« Il ne peut en effet s’agir de ramener les structures d’expression au déterminisme des motivations
inconscientes, mais de pouvoir les restituer tout au long de cette ligne selon laquelle se meut la
liberté humaine. »
Ou dans les mots de 1984 : l’exigence d’un travail intellectuel portant sur nos limites, c’est-à-dire
« un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté ».
L’articulation entre le possible et le réel, entre ce qui demeure dans l’indétermination d’une
manifestation éventuelle et ce qui va prendre le caractère destinal d’une réalisation effective, apparaît
dans les dernières pages de l’Introduction, quand Foucault, polémiquant avec le Sartre de
L’Imaginaire, va proposer, chose rare chez lui, une analyse strictement phénoménologique de
l’imagination. Rien d’archéologique ici. Mais de manière très significative, Foucault croit dépasser
déjà l’anthropologie, et s’orienter vers une ontologie fondamentale d’inspiration heideggerienne
certes, et qui ferait l’économie du concept d’homme en même temps qu’elle réfuterait le
psychologisme.
« Il faut renverser les perspectives familières. » En l’occurrence, il faut cesser de penser le rêve à
partir du réel, l’imagination à partir de la perception, ou plus largement le possible à partir de
l’effectif. L’acte de l’imagination ne consiste plus alors à penser l’objet réel comme absent, mais à
s’absenter soi-même d’un monde où cet objet ne peut plus être présent. Néantisation non de ce qui est
visé intentionnellement – Sartre –, mais néantisation du sujet lui-même, dépossédé de toute primauté,
jeté en un monde où s’effacent les lignes de force qui font qu’il y a pour nous un monde de la
nécessité. Penser à Pierre, ce n’est plus poser l’image de Pierre absent, mais m’exclure d’un monde
où Pierre ne peut plus être là dans le champ de la perception.
Imaginer, c’est « se viser soi-même comme sens absolu de son monde, se viser comme mouvement
d’une liberté qui se fait monde et finalement s’ancre dans ce monde comme dans son destin ».
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18. L’imagination pose l’écart entre le possible et le destin, elle suit le mouvement originaire qui fige en
structure la contingence d’un monde rêvé. Fin du sujet, position justement de la nécessité du monde et
en même temps révélation de la contingence de cette nécessité même par la vision d’une autre réalité
– ici celle du rêve –, d’une autre pensée, d’une autre action.
Est-ce forcer le texte que de tenter de le faire résonner avec l’œuvre ultérieure ? Qu’a donc voulu
Foucault, au long de ses écrits, si ce n’est, à l’instar de ce que fait l’imagination, « prendre en
diagonale la présence pour en faire surgir les dimensions primitives » , si ce n’est jeter un regard
oblique sur les formations discursives pour dégager ce qui les a fait s’imposer parmi d’autres
possibilités théoriques ?
Réapprenons à rêver, non pour fuir le réel, mais pour revenir au geste qui l’a fait advenir comme
tel ; réapprenons à nous abolir comme sujet pour percevoir à nouveau en sa densité l’espace dont
nous avons fini par émerger.
Fin du prologue. Quelques années plus tard, rompant définitivement avec cette juvénile curiosité
pour la Daseinanalyse, Foucault inaugurera avec l’Histoire de la folie une entreprise d’une tout autre
ampleur.
1- DE I., p. 107.
2- Ibid., p. 108.
3- Ibid., p. 111.
4- Ibid., p. 133.
5- DE II, p. 1397.
6- DE I, p. 138.
7- Ibid., p. 140.
8- Ibid., p. 142.
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19. 1
Ontologie –
De la philosophie
Foucault philosophe ?
Habituellement considéré comme l’un des plus éminents philosophes de sa génération, Foucault ne
s’attribue que rarement ce titre, et il considère de manière générale avec beaucoup de circonspection
la discipline philosophique, ses usages et ses prétentions. La méfiance à l’égard de la philosophie est
certes un lieu commun dans la pensée française des années 1960 et 1970. Elle s’explique tout à la fois
par une reprise de la critique que Heidegger fait de la tradition métaphysique occidentale, par l’effet
des sciences humaines sur une philosophie qui voudrait s’exempter de toute scientificité et, plus
généralement, encore, par le rejet massif de l’esprit de système qui caractériserait la philosophie.
Certains, comme Derrida, vont tenter de penser les limites de la philosophie sans se permettre la
facilité de s’en échapper. Il n’est pas question de sortir de la philosophie au sens où il s’agirait de
faire tout autre chose, en abandonnant la conceptualité philosophique et les extraordinaires outils
qu’elle a forgés au cours de son histoire. Ensuite il faut esquisser un pas de côté, à la marge incluse
de la philosophie, pour la faire trembler sans doute, mais non pour la détruire. La déconstruction sera
une manière totalement philosophique de fragiliser la philosophie, sans pourtant – et ce point est
essentiel – se confondre avec la dimension critique ou dialectique que la philosophie a toujours voulu
avoir. La remise en question de la philosophie est la principale alliée de la philosophie, sa plus
ancienne compagne. On peut même dire que la philosophie est cette remise en question. Si Derrida
n’avait fait que reconduire cet antique geste par des moyens nouveaux, sa pensée ne vaudrait pas la
peine qu’on s’y arrête.
D’autres, comme Lévi-Strauss, vont affronter plus directement la philosophie, et nier la dimension
philosophique de leur travail. Pour Lévi-Strauss, la philosophie, telle qu’elle a toujours été pratiquée,
et en dépit de l’immense admiration qu’il manifeste pour certains penseurs – Rousseau, Kant ou
Marx –, n’est qu’une rhétorique, voire une gymnastique, fondée sur l’art du calembour, du
retournement théâtral et des analogies approximatives. Autrement dit, et la sentence est juste : « La
philosophie n’était pas ancilla scientarium, la servante et l’auxiliaire de l’exploration scientifique,
mais une sorte de contemplation esthétique de la conscience par elle-même. » L’histoire de la
philosophie comme succession de signifiants de plus en plus signifiants, sans que jamais nul référent
n’apparaisse. Exercice vain d’une pensée qui n’a jamais affaire au souci de vérité et qui renonce à
dire l’être des choses, contrairement à l’anthropologie où Lévi-Strauss trouvera non seulement le
réalisme fondamental qui caractérise sa façon de concevoir l’exercice intellectuel, mais aussi des
procédés moins soumis à une logique de l’accumulation et de l’efficacité. Quelque chose qui relève
de ce qu’il appelle « l’intelligence néolithique » et qu’il applique tout à la fois à son mode de
fonctionnement personnel et à la structure propre des logiques qu’il étude, celle du mythe par
exemple.
Foucault n’adopte aucune de ces deux positions. Il ne se situe pas du tout dans un exercice de
déconstruction interne de la philosophie, et il ne manifeste jamais, contrairement à Derrida, mais
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20. aussi à Deleuze ou à Lyotard, un véritable amour à l’égard de la philosophie, et même de la
métaphysique. Toutefois, il n’a pas l’intention de se débarrasser simplement de la philosophie, en la
remplaçant par une nouvelle discipline, plus scientifique, qu’il appellerait par exemple archéologie. Il
s’agit plutôt de construire une nouvelle façon de faire de la philosophie en l’insérant dans un tissu
relationnel complexe où on trouvera d’autres modes conceptuels, tous ceux que Foucault analyse
dans ses œuvres et qu’il qualifie de formations discursives. D’où un positionnement curieux qui,
selon les contextes, conduit Foucault à manifester un authentique déni de la philosophie, une critique
féconde de ses excès ou encore la revendication de sa nécessité. « Je ne suis pas philosophe » ; « Il
faut faire de la philosophie, mais autrement » ; « Ce que je fais est de la philosophie, sous la forme
qu’elle doit prendre aujourd’hui. »
Commençons en instruisant le dossier du déni. Il semble que celui-ci soit réel et sincère, au
contraire d’un autre déni sur lequel nous reviendrons, celui que Foucault exprime à chaque fois qu’il
est question du structuralisme.
Les textes sont ici très nombreux. Ils se trouvent principalement dans les Dits et Écrits, les livres
publiés se désintéressant à juste titre de la nature particulière de ce qu’ils entreprennent, à l’exception
bien sûr de L’Archéologie du savoir. Ainsi, en 1970, Foucault dit-il qu’il ne se considère pas comme
philosophe, en arguant du fait que « la philosophie, en tant qu’activité autonome, a disparu ». On
enseigne encore la philosophie, mais on n’en fait plus vraiment, Hegel étant le dernier professeur de
philosophie à avoir proposé une doctrine, c’est-à-dire l’élaboration de ce que Foucault appelle ici un
choix originel. Qu’on ne s’y trompe pas : Foucault ne regrette pas le temps béni de la philosophie
autonome, ni ne se réjouit qu’il ait pris fin. Il constate simplement que la philosophie comme
discipline est morte, et que la philosophie comme pratique s’est disséminée dans des options
intellectuelles tout à fait déterminantes mais qui ne sont pas toujours le fait de philosophes
professionnels. Les positions de Marx ne sont pas ouvertement philosophiques, dit Foucault, mais les
choix qui s’y manifestent le sont – distinction au plus haut point contestable, d’ailleurs. Ou encore : il
y a plus de philosophie, en termes d’effets sur le réel, dans les thèses de Freud qui ont bouleversé la
culture, que dans celles plus explicitement philosophiques de Husserl ou de Bergson. Cette analyse
permet à Foucault de déterminer sa position un peu marginale dans le champ philosophique, et
d’affirmer qu’il n’est pas philosophe tout en proposant peut-être, l’avenir jugera, des idées à portée
philosophique. Il justifie aussi le choix de textes qu’il adopte dans ses livres publiés : non pas les
grands systèmes philosophiques, mais d’autres écrits, de moindre gloire mais de plus d’importance.
« Je ne suis pas un philosophe ni un écrivain. » Dans la bouche de Foucault, ce rapprochement,
dans une même dénégation, de ces deux termes est significatif : Foucault ne veut pas faire d’œuvre,
son métier ne consiste pas à proposer une théorie, ou des théories qui s’uniraient comme par miracle
autour de la figure tutélaire de l’auteur. Foucault n’est rien, il n’a pas de métier, mais il fait un certain
nombre de choses, que lui-même qualifie de recherches « historiques et politiques à la fois ». Peu
importe le statut de ses livres, seul compte leur effet politique, obtenu précisément par le moyen d’un
contenu historique, selon une mécanique que nous analyserons plus loin.
Plus concrètement encore, Foucault reconnaît qu’il n’a « jamais eu le projet de devenir
philosophe » , et que si sa formation est des plus classiques, il a rapidement abandonné la philosophie
pour s’intéresser à la psychiatrie. Il dit avoir étudié le marxisme, l’hégélianisme et la
phénoménologie ; mais il affirme aussitôt qu’il ne s’est jamais senti tenu de choisir entre ces
orientations, et qu’il doit à Nietzsche l’envie de mener un travail vraiment personnel. Non pas une
haine de la philosophie, mais le désir de faire autre chose, de s’intéresser à d’autres objets – la folie,
par exemple – dont la philosophie ne parle jamais, laissant finalement aux commentateurs le soin,
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21. bien inutile par ailleurs, de décider si ce qu’il fait est philosophique ou non. On ne retrouve donc pas
chez Foucault le dégoût pour une certaine tradition philosophique qui se manifeste avec tant d’éclat
chez Lévi-Strauss, ni la prétention à remplacer la philosophie par des disciplines plus scientifiques,
comme la linguistique ou la psychanalyse. Plutôt une certaine désinvolture devant ce qui peut être dit
de sa pensée.
Foucault prend tout de même la peine d’esquisser une critique plus constructive de la philosophie,
comme s’il s’agissait pour lui de la penser de telle sorte que son propre travail puisse encore prendre
place en elle. Il s’efforce par exemple de distinguer une contestation légitime de la manière dont la
philosophie est enseignée en France d’un refus de la philosophie elle-même. Le texte le plus éclairant
sur ce point est l’entretien que Foucault a donné au Nouvel Observateur en février 1970. Il prend
position dans la polémique qui a suivi la décision du ministre de l’Éducation nationale, Olivier
Guichard, de ne pas accorder de licence d’enseignement aux diplômés du département de la
philosophie de l’Université de Vincennes, que Foucault dirige. L’argument officiel est que le
programme de ce département est trop précis, et qu’il s’écarte de la vocation généraliste de la
philosophie. La position de Foucault est délicate. Il doit défendre un type d’enseignement de la
philosophie, et donc la discipline elle-même, contre son enseignement traditionnel, celui de la classe
de terminale, et aussi contre la conception de la philosophie qui s’exprime dans ce dernier
enseignement. Tout en ironie, Foucault dissèque le discours officiel : la philosophie serait
l’enseignement de la liberté de penser, qui permettrait de reprendre de façon critique le savoir acquis.
Elle n’a pas d’objet, elle n’a pas à en avoir, elle surplombe l’ensemble des autres disciplines. Foucault
se moque de ce « bon sens légèrement rehaussé » , mais il est bien conscient que ce discours
d’autolégitimation, bien que comique, risque de condamner la philosophie à succomber sous les
coups de tous ceux qui la considèrent, non sans raison parfois, comme totalement inutile. Il faut donc
– comme le souhaitait le projet de Vincennes – faire de la philosophie autrement et l’écarter de ce
qu’elle est devenue, une sorte de « luthéranisme d’un pays catholique » réservé à l’usage interne de
la bourgeoisie. Inflexion qui invite à rompre avec la classe de philosophie, ou à la sauver en ouvrant
la philosophie même à d’autres objets. Il n’y a pas de philosophie. Il y a des philosophes qui
travaillent, qui tentent de comprendre comment et pourquoi un savoir s’impose, et comment une
institution comme l’université s’inscrit dans ces mécanismes de légitimation. Le fond de l’argument
est clair : le ministre de l’Éducation nationale « feint de défendre la philosophie contre une intrusion
d’étudiants qui n’auraient pas été formés à l’enseigner. En fait, il protège le vieux fonctionnement de
la classe de philosophie contre une manière de poser les problèmes qui la rend impossible ».
La philosophie comme travail conceptuel élaborant les conditions d’impossibilité de la classe de
philosophie sous sa forme traditionnelle. L’effet stratégique contre la posture professorale. Ou
encore, comme Foucault le dit dans un entretien de 1974 : « Je suis radicalement du côté des
sophistes » , du côté de la vraisemblance plutôt que du côté de la vérité, du côté d’un logos dont on
accepte qu’il soit pouvoir contre le logos socratique qui n’est qu’un exercice de la mémoire. L’Ordre
du discours développera complètement cette thèse : la philosophie doit cesser d’être cette occultation
des effets du discours, elle doit en être la conscience, ce qui renverse définitivement ses prétentions à
un magistère universaliste.
Foucault reprend cette définition critique de la philosophie dans l’entretien anonyme dont nous
avons parlé plus haut, neutralisant ainsi partiellement l’accusation qui pourrait lui être faite de définir
la philosophie en fonction de son propre travail. Après avoir indiqué en quoi la philosophie était une
façon de réfléchir sur notre rapport, historiquement déterminé et changeant, avec la vérité, il en
précise les fins :
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22. « C’est de la philosophie que le mouvement par lequel, non sans efforts et tâtonnements et rêves et
illusions, on se détache de ce qui est acquis pour vrai et qu’on cherche d’autres règles du jeu. C’est
de la philosophie que le déplacement et la transformation des cadres de pensée, la modification des
valeurs reçues et tout le travail qui se fait pour penser autrement, pour faire autre chose, pour
devenir autre que ce qu’on est. »
Devenir autre, voilà la philosophie, très loin de ses formes habituelles. Il n’est plus question alors
de s’écarter de la philosophie, mais bien de la revendiquer, non comme fonction, comme profession
ou comme vocation, mais bien comme existence, êthos . Cavaillès était historien des mathématiques
et il est mort pour la Résistance. Sartre était philosophe de l’engagement mais, dit Foucault, il n’a
absolument rien fait.
Foucault n’est pas tant un philosophe masqué qu’un philosophe n’arborant pas son titre comme un
trophée, refusant de fonder la légitimité de son travail sur celle d’une discipline. Il faut donc bien
faire de la philosophie, mais tout autrement. Cela veut dire d’abord qu’il faut libérer la philosophie de
cet anthropologie implicite qui l’a endormie comme elle a endormie les sciences de l’homme ;
contre la thèse kantienne, qui voit dans la question de l’homme le principal objet de la philosophie, il
faut montrer que cette question n’est plus celle de notre temps. La philosophie ne pourra produire
une autre pensée, et une autre action, qu’en indiquant la contingence de ce qui structure actuellement
notre pensée et notre action. Et ce n’est possible qu’en faisant parler les signes et les discours qui
nous entourent, ou dans lesquels nous sommes pris. Nietzsche l’avait compris avant tout le monde :
« Là où on fait parler les signes, il faut bien que l’homme se taise » , il faut bien que se délient les
savoirs qu’enserre le concept d’homme depuis la fin du XVIII siècle.
La définition la plus précise que Foucault propose de la philosophie n’apparaît pas dans la
dimension essentiellement critique que nous avons suivie jusqu’ici. Elle ne s’élabore vraiment qu’au
moment où Foucault, renonçant à son déni de jeunesse, accepte d’être qualifié de philosophe, et tente
de réinterpréter son travail comme de la philosophie. Il va alors formuler sa thèse essentielle : la
philosophie est une ontologie de l’actualité, autrement dit une analytique de nous-même.
L’actualité
La lecture que Michel Foucault propose du texte que Kant publie, en 1784, à la question « Was ist
Aufklärung ? », est le lieu privilégié où s’élabore sa définition de la philosophie comme ontologie du
temps présent. À partir de Kant et grâce à lui, la philosophie se trouverait attachée à un nouvel objet –
et Foucault considère qu’il n’y en a pas d’autres : l’actualité. Philosopher consiste donc à se penser
soi-même en son actualité, au nom d’une forme radicalisée de journalisme. Une lecture approfondie
de ce texte sera au cœur de notre épilogue, sa véritable compréhension n’étant possible qu’après
avoir saisi dans leur mouvement les différents dispositifs qu’étudie Foucault dans ses livres.
Avant d’entrer dans le détail de cette définition célèbre, il convient d’une part de la situer dans le
cadre plus général de son œuvre, d’autre part d’en lire l’apparition, notamment dans les Dits et
Écrits, au cours des décennies qui précèdent le texte de 1984.
L’œuvre de Foucault a toutes les apparences de la science historique. L’information y est
abondante, les archives les plus diverses y sont systématiquement exploitées, alors qu’on n’y trouve
que peu d’analyses conceptuelles abstraites, détachée de l’analyse de la période historique étudiée.
Pourtant, dit Foucault, il y a bien dans ce travail d’histoire un exercice proprement philosophique, en
ce que l’histoire des conditions formelles qui ont présidé à la construction de notre propre pensée
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23. aboutit à une ethnologie de notre propre culture, prélude elle-même à une ontologie du temps présent.
La philosophie relève alors du diagnostic ; mais celui-ci n’est possible que par la patiente analyse des
modalités d’apparition de ce qui structure notre aujourd’hui.
À l’exception notable de L’Archéologie du savoir, tous les ouvrages de Foucault présentent donc
une approche clairement historique, même si la finalité d’une telle approche est ontologique, c’est-à-
dire pour Foucault philosophique : dire ce que nous sommes. Comprendre l’articulation de l’histoire
et de la philosophie sera l’objet du prochain chapitre. Retenons simplement ici qu’il n’y a pas lieu
d’opposer une définition de la philosophie que Foucault proposera uniquement dans les Dits et Écrits
et les textes publiés en livres, comme si Foucault avait voulu – hypothèse absurde – définir la
philosophie tout en s’excluant de cette définition.
Les Dits et Écrits nous donnent quantité d’informations utiles à cet égard. Foucault semble y dire
plus librement qu’ailleurs les raisons et les motivations de son travail. Il est donc naturel qu’on y
trouve les pages les plus explicites quant à une définition de la philosophie comme ontologie du
temps présent.
On l’a dit : le texte clé pour notre propos date de 1984, deux siècles après l’ouverture kantienne de
la question de l’actualité. Mais dès ses premiers écrits, Foucault exprime le souci de donner à la
philosophie un visage nouveau, de la rapprocher d’une analytique du présent, voire même de la
mettre en œuvre dans une pratique quasi journalistique. La naissance d’une définition de la
philosophie comme ontologie de nous-mêmes est contemporaine des Mots et les Choses. Dès 1966
donc, Foucault affirme que la philosophie a pour objet la compréhension d’une sorte de pensée
anonyme et contraignante, celle de notre époque. Philosopher revient à désigner l’armature
historique de notre propre pensée, qui n’est libre que le temps d’un instant, ou qui n’est libre que dans
les marges de la structure qui la rend possible. Le propos de Foucault est très clair sur ce point :
« On pense à l’intérieur d’une pensée anonyme et contraignante qui est celle d’une époque et d’un
langage. Cette pensée et ce langage ont leurs lois de transformation. La tâche de la philosophie
actuelle et de toutes ces disciplines théoriques que je vous ai nommées, c’est de mettre au jour cette
pensée d’avant la pensée, ce système d’avant tout système… Il est le fond sur lequel notre pensée
“libre” émerge et scintille pendant un instant. »
Les Mots et les Choses est un texte philosophique en ce qu’il contribue à une meilleure
compréhension de notre actualité. On le voit déjà : la philosophie de l’actualité peut ne jamais parler
de l’actualité, mais bien de ce qui en organise le dévoilement – condition formelle et universelle de
l’émergence historique d’un fait spécifique ou d’une pensée singulière.
Foucault hésite à qualifier de philosophique une telle entreprise. Aussi va-t-il parfois considérer
qu’elle peut prendre place à l’intérieur des sciences humaines, triomphantes à son époque, ou la
désigner comme une analyse culturelle parente de l’ethnologie. Si finalement Foucault se décide à
penser son travail comme philosophie, le mérite en revient à son inscription dans un héritage
nietzschéen et dans une tradition de la philosophie comme diagnostic.
« Que ce que je fais ait quelque chose à voir avec la philosophie est très possible, surtout dans la
mesure où, au moins depuis Nietzsche, la philosophie a pour tâche de diagnostiquer et ne cherche
plus à dire une vérité qui puisse valoir pour tous et pour tous les temps. Je cherche à diagnostiquer, à
réaliser un diagnostic du présent : à dire ce que nous sommes aujourd’hui et ce qui signifie,
aujourd’hui, dire ce que nous disons. Ce travail d’excavation sous nos pieds caractérise depuis
Nietzsche la pensée contemporaine, et en ce sens je puis me déclarer philosophe. »
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24. La philosophie comme journalisme radical
Nietzsche est ainsi l’acteur principal d’une inflexion de la philosophie, qui lui ferait abandonner
partiellement la compréhension de l’éternité pour la tourner vers ce qui arrive dans le monde. En ce
sens, écrit Foucault, Nietzsche est le premier philosophe-journaliste, en ce qu’il a l’obsession de
l’actualité. La philosophie, par ce renversement, se donne les moyens d’influer sur l’histoire et sur
le futur, en tant qu’une philosophie de l’actualité, en marquant l’arbitraire et la contingence de ce qui
conditionne notre pensée et notre action, ouvre un monde de possibilités inédites. Dire l’actualité – le
journalisme – est inséparable d’une démarche d’histoire et d’une réflexion sur l’action politique.
Conjonction d’exigences qui fait écrire à Foucault : « Pour moi, la philosophie est une espèce de
journalisme radical. »
Qu’entend Foucault par là ? Qu’entend-il précisément quand il répète encore, devant des étudiants
américains : « Je suis un journaliste. » Si on s’en tient aux explications de Foucault lui-même, on
retiendra ici qu’il s’agit pour lui d’écarter à la fois la figure du prophète et celle du maître à penser.
La tâche de la philosophie est modeste par nature et elle se limite à la construction d’outils
conceptuels, accompagnée toutefois d’un souci particulier pour leur possible usage politique. Un
livre est une bombe, utile au moment où on le lit, efficace parce qu’ancré dans un temps singulier.
La dimension journalistique de la philosophie est plus dans cet ancrage que dans le contenu même des
textes. Le journalisme n’est radical que parce qu’il comprend non l’actualité, mais ce qui fait que
l’actualité est un marqueur d’époque, est révélatrice de ce qu’est notre présent. Il n’est pas nécessaire
de parler des événements pour être journaliste en ce sens radical.
Il se trouve toutefois que parallèlement à sa définition de la philosophie comme journalisme
radical, Foucault a tenté d’élaborer et de formaliser comme un genre nouveau ce qu’il a appelé le
reportage d’idées. Il s’agit de faire œuvre de journalisme, au sens le plus courant du terme cette fois,
tout en faisant œuvre philosophique, en tant que ce reportage doit permettre une compréhension des
conditions d’apparition des idées contemporaines des événements considérés. Foucault s’est lui-
même plié à l’exercice en proposant au Corriere della sera une série de reportages sur la révolution
iranienne, en se rendant sur place, à deux reprises, en septembre et en novembre 1978.
Quel est l’objectif d’une telle entreprise, à vrai dire curieuse ?
Foucault s’en explique dans le Corriere della sera du 12 novembre 1978. Il y justifie l’appellation
de « reportages d’idées » en séparant nettement le concept d’idée ici utilisé de ses connotations par
trop intellectuelles. Une idée n’est pas l’objet d’une enquête érudite réservée aux spécialistes ; une
idée est active, on ne la comprend qu’en analysant les faits auxquels elle a pu donner lieu.
« Il faut assister à la naissance des idées et à l’explosion de leur force : et cela non pas dans les
livres qui les énoncent, mais dans les événements dans lesquels elles manifestent leur force, dans les
luttes que l’on mène pour les idées, contre ou pour elles. »
Le monde a des idées, et quand ces idées se transforment en événements, le philosophe doit se faire
journaliste, ou du moins travailler avec les journalistes. Mais il ne sera philosophe que si l’idée active
est pensée en son rapport à la structure universelle de son surgissement.
Il n’est pas certain qu’un tel projet soit réalisable. Et on ne peut se cacher d’une certaine déception à
la lecture des reportages de Foucault sur l’Iran. Bien informés et bien écrits, ces textes sont d’un
grand intérêt journalistique. Mais il est tout de même assez difficile d’y lire de la philosophie, tant
l’analyse des idées est assujettie à celle des faits.
Quelques années enfin avant le texte de 1984, Foucault propose une première lecture, très rapide,
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25. de l’opuscule kantien de 1784, « Qu’est-ce que les Lumières ? » Il y dit déjà son caractère novateur,
en laissant toutefois en suspens la question de son statut : « Cette singulière enquête, faut-il l’inscrire
dans l’histoire du journalisme ou de la philosophie ? »
Cette hésitation n’est pas feinte – ni étrangère au relatif échec du reportage d’idées –, tant il est
délicat de séparer, à l’intérieur du travail de la philosophie, ce qui relève du journalisme de ce qui
relève de la philosophie proprement dite. Nous allons donc tenter de comprendre comment et
pourquoi Foucault va trancher la question, en clarifiant sa définition de la philosophie comme
ontologie du temps présent, laissant de côté le terme finalement bien encombrant de « journalisme ».
En quoi ce très bref texte de Kant est-il si remarquable ? Son ouverture est justement célèbre : « Les
Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par
sa propre faute » , et Foucault va consacrer l’essentiel de son propos à dégager de ces premières
lignes une nouvelle façon de concevoir la finalité de la philosophie.
Le geste kantien consiste à réduire un immense mouvement culturel, politique et intellectuel à l’état
d’esprit qui en est le principe d’animation. Parlant ici de son temps et donc de lui-même, Kant décrit
l’attitude de l’homme des Lumières comme une disposition critique, en sa double dimension : d’une
part la reconnaissance d’une responsabilité dans la situation de minorité intellectuelle ; d’autre part la
volonté de se sortir de cette situation. Il n’est pas question de se débarrasser d’un joug étranger, mais
bien de se libérer de soi-même.
Cette libération et cette audace conduisent naturellement à la destruction de toutes les tutelles qui
pourraient nous faire renoncer, par confort, à l’autonomie de la pensée. Mais elles ne peuvent aboutir
que dans un acte collectif, celui d’un public éclairé. Kant poursuit en distinguant deux usages
possibles de la liberté de penser requise des Lumières : l’usage public de la raison que chacun exerce
comme homme et comme citoyen, et qui est légitime et illimité ; l’usage privé de la raison, qui
dépend de la fonction sociale et professionnelle, et qui doit être naturellement borné par les exigences
propres à cette fonction. Sans entrer dans le détail de ce passage difficile – ce que nous ferons avec
Foucault dans notre épilogue –, nous retiendrons ici que l’exigence de libération est selon Kant un
droit sacré de l’humanité et en tant que tel un impératif pour tout souverain, celui-ci devant donc
laisser pleine latitude à l’usage public de la raison.
Kant conclut sur une note plus nettement diagnostique, au sens que Nietzsche donnera plus tard à ce
terme : « Vivons-nous actuellement dans une époque éclairée ? » La réponse de Kant est nuancée.
Nous sommes à une époque de Lumières, c’est-à-dire dans un moment d’éclaircissement (le terme
allemand d’Aufklärung dit plus clairement que sa traduction française cette dimension dynamique).
L’interprétation des indices, dans l’actualité, d’un tel mouvement, peut nous laisser espérer son
accomplissement effectif, d’autant plus qu’un prince puissant, Frédéric, lui est favorable.
Une philosophie de l’actualité s’annonce peut-être ici, au sens où Kant tente de dire l’essence de
son temps dans la définition de l’attitude de l’homme des Lumières, inaugurant ainsi un ensemble de
tentatives similaires pour faire de l’actualité un concept philosophique. L’actualité de l’actualité, ce
qui fait que l’actualité est actuelle, ce serait au fond le dispositif intellectuel spécifique qu’on
retrouverait sous ou dans toutes les figures – culturelles, politiques ou événementielles – de ce qui se
passe au moment considéré. Mais on doit aussitôt remarquer que Kant ne rompt nullement avec une
philosophie de l’histoire largement téléologique, et qu’il ne fait pas de l’analyse de l’actualité une
activité proprement philosophique, ou le propre de l’activité philosophique. Revenons à présent à
Foucault et à la lecture qu’il propose du texte kantien, et plus largement de la pensée critique.
Dès 1963, Kant est pensé comme le responsable d’une ouverture capitale dans la philosophie
occidentale. Mais il ne s’agit alors pour Foucault que de souligner, de manière somme toute assez
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26. classique, que Kant est le premier à articuler « sur un mode encore bien énigmatique, le discours
métaphysique et la réflexion sur les limites de la raison ». Rien ne semble indiquer ici que Foucault
pense déjà à la seconde ouverture kantienne, celle de 1784, si ce n’est la mention significative, juste
après les mots que nous venons de citer, de la pensée de Nietzsche, conçue comme accomplissement
de la rupture kantienne. Kant, Nietzsche, les deux précurseurs d’une philosophie de l’actualité,
Foucault oscillant sans cesse entre ces deux noms propres, attribuant même parfois à l’un des thèses
qu’il dit ailleurs être celles de l’autre.
Le renversement kantien coïncide – c’est l’une des affirmations majeures des Mots et les Choses –
avec la naissance de l’anthropologie, c’est-à-dire avec l’apparition d’une pensée de l’homme qui ne
se fait plus sur fond d’infini. Kant est à ce égard l’analogue d’un pharmakon, remède et poison à la
fois. En libérant la philosophie de l’emprise de l’infini, il aura ouvert la voie à une analytique de la
finitude en laquelle Foucault se reconnaît ; mais en assignant la philosophie à la question de l’homme,
il l’enferme dans un nouveau sommeil dogmatique, dont la philosophie de l’actualité devra sortir,
comme analytique de la finitude historique.
Il faut attendre 1978 pour que Qu’est-ce que les Lumières ? apparaisse comme le texte inaugural
d’une nouvelle définition de la philosophie. Dans la préface à l’édition américaine du grand livre de
Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, Foucault introduit l’idée qu’un phénomène
inédit a eu lieu à la fin du XVIII siècle. Pour la première fois dans l’histoire des idées, « on posait à la
pensée rationnelle la question non plus seulement de sa nature, de son fondement, de ses pouvoirs et
de ses droits, mais celle de son histoire et de sa géographie ; celle de son passé immédiat et de son
actualité ; celle de son moment et de son lieu ». La preuve de l’émergence de ce dispositif nouveau
– ou peut-être de cette disposition de la philosophie à se laisser inquiéter par son actualité – est, dit
Foucault, la publication par Kant et par Mendelssohn de leur réponse respective à la question de la
Berlinische Monatschrift.
Kant aurait ainsi rendu pensables deux types d’activités : d’une part le journalisme philosophique
dont nous avons dit les enjeux, d’autre part l’histoire critique du travail de la pensée. Une telle
histoire serait à son tour tenue de réaliser deux objectifs : déterminer le moment clé, dans l’histoire
de l’Occident, de la revendication d’autonomie de la raison ; analyser le moment présent en
établissant son statut : « Redécouverte, reprise d’un sens oublié, achèvement, ou rupture, retour à un
moment antérieur, etc. »
Foucault souligne à juste titre que cette interrogation historico-critique a eu un destin beaucoup
plus fécond en Allemagne qu’en France. Ou plus exactement : cette interrogation y a irrigué la totalité
du champ philosophico-politique, alors qu’il n’a eu en France qu’un succès d’estime, dans le seul
champ de l’histoire des sciences. Deux histoires parallèles donc : d’un côté Hegel, Marx, Nietzsche,
Weber et l’école de Francfort ; de l’autre Koyré, Bachelard et Canguilhem. La jonction ne se fait que
deux siècles après le texte kantien, quand, dit Foucault, l’Aufklärung fait retour en tant que critique des
pouvoirs dont la raison semble avoir abusé.
La philosophie de l’actualité naissante se prolongerait dans une philosophie interrogeant l’héritage
des Lumières. Au point que Foucault propose – sérieusement ? – à Maurice Agulhon d’entreprendre
une « grande enquête historique sur la manière dont l’Aufklärung a été perçue, pensée, vécue,
imaginée, conjurée, anathèmisée, réactivée, dans l’Europe du XIX et du XX siècle » . Foucault lui-
même n’entreprendra pas un tel travail, on ne peut que le regretter.
Quelques mois avant le texte de 1984, Foucault mentionne à nouveau l’opuscule kantien dans un
entretien avec Gérard Raulet. Il y pose pour la première fois sa thèse essentielle, ou plutôt son
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27. hypothèse d’interprétation majeure : la philosophie moderne est la répétition de la question kantienne,
à la fois comme question de l’actualité – qu’est-ce que le moment historique dans lequel je suis
pris ? – et comme question des Lumières – qu’ont-elles été, qu’en reste-t-il ? Il reprend ensuite
l’analyse de la différence, à cet égard, entre la France et l’Allemagne. Il remarque enfin avec une
étonnante humilité que si les Français avaient eu accès à l’investigation historico-critique de
Horkheimer ou Adorno, cela leur aurait été bénéfique.
« Il est certain que si j’avais pu connaître l’école de Francfort, si je l’avais connue à temps, bien
du travail m’aurait été épargné, il y a bien des bêtises que je n’aurais pas dites et beaucoup de
détours que je n’aurais pas faits en essayant de suivre mon petit bonhomme de chemin alors que des
voies avaient été ouvertes par l’école de Francfort. »
Dans le même entretien, Foucault apporte une précision, importante pour notre propos, au sens
qu’il faut donner au texte kantien. La tâche de la philosophie est définie comme compréhension de ce
que veut dire « aujourd’hui ». Mais il ne s’agit pas d’une tâche limitée aux grands événements ou aux
périodes de rupture. L’objet de la philosophie n’est pas l’exceptionnel, mais l’actuel – définition
précieuse pour nous – ce qui fait qu’un jour comme les autres, du fait d’être aujourd’hui, n’est
« jamais tout à fait comme les autres ».
Foucault va enfin utiliser le texte kantien dans son cours du Collège de France du 5 janvier 1983,
publié ensuite dans le Magazine littéraire de mai 1984. Il insiste ici, plus qu’il ne le fait dans le texte
en anglais de 1984, What is Enlightment ?, sur le caractère inouï de ce questionnement de la
philosophie problématisant sa propre actualité discursive.
Autrement dit encore : il y a là quelque chose qui « pourrait bien caractériser la philosophie comme
discours de la modernité, et sur la modernité ».
Archéologie et analytique du présent
Si Foucault est philosophe – on nous autorisera ici à ne pas le prendre au mot quand il prétend ne
pas l’être –, et si la philosophie est une analytique du présent, on peut légitimement se demander
pourquoi les textes consacrés à l’actualité sont si rares. Comment peut-on d’un même geste affirmer
que la philosophie doit se constituer en ontologie de l’aujourd’hui et ne rien dire, ou presque, des
événements contemporains ? Où est le discours de Foucault sur mai 1968, sur les évolutions du
capitalisme, sur les conflits mondiaux, sur la guerre froide ? Certes Foucault en parle, mais en quoi
ce qu’il en dit relèverait-il de la philosophie ? Notre hypothèse consiste à dire que les propos de
Foucault sur son actualité ne sont justement pas de la philosophie, et qu’ils ne s’intègrent donc pas à
sa définition du travail philosophique. Il convient donc de montrer que la réalisation effective du
programme – faire une ontologie du temps présent – se situe dans les œuvres publiées, et donc dans
un projet archéologique.
Analyser le présent ne peut pas se faire en analysant le présent, mais en construisant, par une série
d’études rétrospectives, le système rationnel des conditions historiques d’émergence de ce qui
structure notre pensée et notre action. Foucault pose donc comme fondement de sa pensée l’idée
d’une continuité entre le passé et le présent, qui justifie que la compréhension de celui-ci se donne par
l’étude de celle-là.
« Pour moi, l’archéologie, c’est cela : une tentative historico-politique qui ne se fonde pas sur des
relations de ressemblance entre le passé et le présent, mais plutôt sur des relations de continuité et
sur la possibilité de définir actuellement des objectifs tactiques de stratégie de lutte, précisément en
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28. fonction de cela. »
La double inspiration kantienne et nietzschéenne que nous avons signalée dessine un visage inédit
de la philosophie : travail d’excavation, de diagnostic, travail critique et généalogique, l’ensemble de
ces éléments trouvant leur unité dans le concept d’archéologie que Foucault élabore longuement dans
L’Archéologie du savoir. Sans entrer pour le moment dans ce texte, relevons plus modestement, dans
les Dits et Écrits, les raisons de penser que l’archéologie est une philosophie, ou que la philosophie
est une archéologie, ou encore que l’analyse du présent est une démarche essentiellement historique.
Revenant, en 1971, sur ses écrits les plus importants, Foucault tente de décrire en quoi consiste sa
recherche, avec des mots apparemment simples, mais qu’il nous faut tout de même prendre avec
prudence :
« J’essaie de mettre en évidence, en me fondant sur leur constitution et leur formation historique,
des systèmes qui sont encore les nôtres aujourd’hui, et à l’intérieur desquels nous nous trouvons
piégés. Il s’agit, au fond, de présenter une critique de notre temps, fondée sur des analyses
rétrospectives. »
Le point de départ est bien une analytique du présent. L’histoire n’est qu’un moyen pour mieux
comprendre un système, à la condition que ce système soit encore le nôtre aujourd’hui. La
temporalité historique est donc renversée, elle ne va pas du passé au présent mais bien du présent au
passé, la perception de l’actualité étant une condition de la nécessité de l’étude historique. En même
temps, l’application de la démarche archéologique – creuser sous notre présent – suppose la
conscience d’un piège, c’est-à-dire d’une détermination du présent par le passé, ou plus exactement la
conscience de la domination du sujet par la structure dans laquelle son action et son discours sont
pris. Enfin, l’archéologie, comme analyse rétrospective, a une fonction critique, au sens où l’histoire
de ce que nous sommes devenus est une mise en évidence de la contingence des contraintes.
Foucault se tient donc à égale distance de l’histoire scientifique, de la critique philosophique et de
l’action politique. Ou plutôt il se tient à leur étrange conjonction, la philosophie se réalisant par
l’histoire, la lutte politique par la philosophie pensée comme archéologie, et les trois termes s’entre-
déterminant en une singulière circularité.
Cette circularité est solidaire d’une conception propre de la vérité, conçue non comme l’ensemble
des choses vraies qu’il y a à découvrir ou à faire accepter, mais bien comme « l’ensemble des règles
selon lesquelles on partage le vrai du faux et on attache au vrai des effets spécifiques de pouvoir ».
La philosophie prend la forme de l’enquête historique comme analyse du partage entre le vrai et le
faux tel qu’il s’est donné matériellement, dans des théories mais aussi dans les institutions qui le
consolident ; elle prendra également le visage, nous le verrons, d’une analytique du pouvoir, Foucault
ne concevant plus, à partir de Surveiller et punir, la définition de la vérité hors d’un processus de
contrôle, de sanction ou de normalisation.
Cette inflexion de la pensée de Foucault vaut confirmation de notre hypothèse de lecture. Il est en
effet de plus en plus clair que l’étude des formes du savoir-pouvoir est d’abord un moyen pour
rendre pensable, et même pour hâter, des actes politiques concrets, s’appuyant du coup sur une
compréhension philosophique du présent. Le paradigme d’un pouvoir purement juridique,
accompagnant une démarche cognitive, qui domine encore l’Histoire de la folie, s’affine et se
précise : le vrai pouvoir n’est pas à côté de la détermination d’un objet pour le savoir, il est dans cette
objectivation. Et c’est en tant que savoir et pouvoir sont indissociables qu’une histoire politique des
figures de la pénalité peut faire œuvre de philosophie, en donnant lieu nécessairement à une
archéologie des formations discursives qui structurent notre pensée. Nul relativisme là-dedans, voire
même un certain positivisme.
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29. « Ce que j’essaie de faire, c’est l’histoire des rapports que la pensée entretient avec la vérité ;
l’histoire de la pensée en tant qu’elle est pensée de la vérité. Tous ceux qui disent que pour moi la
vérité n’existe pas sont des esprits simplistes. »
Si le lien entre l’archéologie, conçue comme mode particulier du travail historique, et la
philosophie peut être établi, il faut aussitôt nous demander si à la philosophie ainsi historicisée peut
convenir la fonction diagnostique que Foucault lui assigne, après Nietzsche.
Nous avons vu comment, par sa lecture de Kant, Foucault parvenait à identifier philosophie et
ontologie du temps présent. Mais si l’on veut pouvoir considérer son œuvre comme œuvre
philosophique, il faut aussi tenter de comprendre comment Foucault s’inscrit explicitement dans
l’héritage kantien, sur ce point précis de la définition de la philosophie.
Un premier indice en ce sens peut être retenu, dès 1966. Refusant de donner une fonction
métaphysique ou existentielle à la philosophie, Foucault réduit ses prétentions pour les ramener dans
les bornes de l’enquête archéologique.
« Il est moins séduisant de parler du savoir et des isomorphismes que de l’existence et de son
destin, moins consolant de parler des rapports entre savoir et non-savoir que de parler de la
réconciliation de l’homme avec lui-même dans une illumination totale. Mais après tout, le rôle de la
philosophie n’est pas forcément d’adoucir l’existence des hommes et de leur promettre quelque chose
comme un bonheur. »
Cette modestie et cette positivité de la philosophie la préservent de toute tentation de dire l’éternité.
En revanche, l’ethnologie de l’actualité est à sa portée et à sa mesure. Foucault confirme dès 1967
cette détermination de l’objet propre de la philosophie, dans un texte où il se dit lui-même – chose
rare – structuraliste. Dans une formule qui a le mérite d’exister, Foucault affirme ainsi que la
philosophie structuraliste pourrait se concevoir comme « l’activité qui permet de diagnostiquer ce
qu’est aujourd’hui ». Si l’on met de côté cette qualification un peu curieuse de « structuraliste », on
ne peut que constater que Foucault attribue à son propre travail ce qu’il dit naître avec Kant, et plus
encore sans doute avec Nietzsche.
Foucault va même un peu plus loin dans cette direction. Il tend en effet à faire de l’actualité non un
objet possible pour la philosophie, mais le seul qui lui resterait. On devrait alors distinguer une fin de
la philosophie, si l’on entend par là une forme plus ou moins métaphysique de réflexion sur
l’immuable, et la subsistance des philosophes, c’est-à-dire des diagnosticiens du présent. Et Foucault
hésite même sur l’appellation de philosophes, l’évitant d’une formulation ironique : « Diagnostiquer
le présent d’une culture : c’est la véritable fonction que peuvent avoir aujourd’hui les individus que
nous appelons philosophes. »
La philosophie doit nous faire voir ce que nous voyons, et non nous faire connaître ce que nous ne
voyons pas, ce qui est l’apanage de la science. En cette sévère restriction de son champ
d’application, la philosophie doit en France subir un traitement similaire à celui que les pays anglo-
saxons lui ont fait subir par la philosophie analytique. « Il faudrait imaginer quelque chose comme
une philosophie analytico-politique » qui porterait sur toutes les relations, du pouvoir et du savoir,
qui traversent et scandent le corps social. Des relations que nous ne comprenons pas mais que nous
voyons à l’œuvre, et qui déterminent la forme même du discours philosophique, y compris quand il
prend pour objet les modes de cette détermination.
« Philosophie du présent, philosophie de l’événement, philosophie de ce qui se passe » : une
approche conceptuelle de ce que le théâtre met en scène – cousinage de la philosophie et du théâtre
qu’incarne, ô combien !, la dramaturgie propre des livres de Foucault.
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30. Archéologie et politique
Concluons rapidement ce premier chapitre, en revenant une fois encore au complexe rapport de
conditionnalité réciproque que Foucault établit entre l’archéologie, l’ontologie du présent et
l’intervention politique, ces trois éléments fusionnant dans la philosophie même. Il nous reste à
comprendre pourquoi il faudrait qualifier de philosophie ce que l’ontologie du présent permet de
faire, comme activité politique, au terme de la démarche archéologique.
L’effet recherché, par Foucault lui-même, quand il écrit, n’est ni prophétique ni prescriptif. Non pas
dire ce qui va se passer ni dire ce qu’il faudrait faire. Foucault écrit l’histoire avec pour critère la
révélation des failles invisibles du présent. Il ne prétend donc pas faire œuvre objective, puis donner à
chacun le choix de l’action ; l’action, bien qu’in fine laissée à l’initiative du lecteur, est préfigurée par
l’archéologie de ses lieux possibles d’intervention, et par la fragilisation des contraintes qu’elle
provoque en eux.
Optimisme absolu, dit Foucault.
« Je n’effectue pas mes analyses pour dire : voilà comment sont les choses, vous êtes piégés. Je ne
dis ces choses que dans la mesure où je considère que cela permet de les transformer. Tout ce que je
fais, je le fais pour que cela serve. »
La philosophie, comme philosophie de l’actualité, devra s’accompagner d’une réflexion éthico-
politique sur le lien à établir librement entre le rapport que nous avons au pouvoir et à la vérité et la
conduite que nous avons à tenir. C’est la vie même de la philosophie que d’accepter ce complexe
tissage entre la recherche historique et le mouvement social.
Ce tissage n’a rien d’automatique, ni de prévisible. Foucault n’écrit pas ses livres historiques pour
qu’ils servent immédiatement de grille d’interprétation du présent ou de programme d’intervention
politique. Il constate plutôt que le tissage peut se faire parfois. Ainsi, en 1970, soit dix ans après sa
parution, il dit espérer que son Histoire de la folie a été utile, tout en affirmant – on le verra à tort –
que le livre sur lequel il travaille alors, Surveiller et punir, risque de ne pas servir à grand chose.
En 1974, il affine encore son analyse, en reconnaissant que l’Histoire de la folie est un texte politique
en 1974, et non au moment de sa publication. L’archéologie n’est pas directement politique. Elle
l’est quand l’histoire permet d’identifier les failles du présent et les lieux d’action possibles, en un
processus de maturation de la lecture des textes qui peut prendre plus de dix ans. Un ouvrage devient
politique après coup, quand le débat politique le constitue en outil, ou quand l’actualité du sujet traité
historiquement par ce livre trouve dans l’archéologie une motivation à l’action supplémentaire. Ainsi
Foucault mentionne-t-il explicitement ses analyses de Surveiller et punir quand il s’agit de
comprendre le comportement de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, réfutant au passage
l’idée un peu naïve d’un progrès de l’humanité dans le traitement infligé aux corps :
« La police, elle, pour savoir la vérité, vous savez parfaitement qu’elle utilise, et de plus en plus,
des moyens qui sont des moyens violents. La police supplicie. L’armée, quand elle fait des tâches de
police – comme ç’a été le cas en Algérie sous le commandement de Massu, ou de l’actuel ministre
Bigeard –, l’armée a effectivement supplicié. Donc, vous avez eu un déplacement fonctionnel du
supplice. Vous n’avez pas eu de disparition du supplice dans notre société. »
Foucault articule donc en sa pensée l’optimisme signalé plus haut, cette conviction que
l’archéologie peut servir à l’action, et ce qu’il appelle lui-même un hyper militantisme pessimiste.
Dire que les contraintes qui pèsent sur nous sont contingentes nous donne de les concevoir comme
modifiables ; mais elles ne nous apparaissent comme devant être modifiées qu’en vertu d’un soupçon
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31. généralisé à l’égard de la normativité. Tout n’est pas mauvais, mais tout est dangereux. Et « si tout est
dangereux, alors nous avons toujours quelque chose à faire ».
La philosophie est une activité analytique et en tant que telle théorique. Mais elle est par là même
pratique, un livre de philosophie pouvant fonctionner tantôt comme une bombe , tantôt plus
modestement comme un « multiplicateur des formes et des domaines d’intervention de l’action
politique ». Non pas une théorie qui s’applique ensuite, mais un complexe théorico-actif, où la
causalité peut agir dans les deux sens : l’archéologie comme catalyseur de l’action, mais aussi « la
pratique politique comme un intensificateur de la pensée ».
1- Cf. Jacques Derrida, L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967, p. 416 : « La sortie “hors de la philosophie” est beaucoup plus
difficile à penser que ne l’imaginent généralement ceux qui croient l’avoir opérée depuis longtemps avec une aisance cavalière, et qui en
général sont enfoncés dans la métaphysique par tout le corps du discours qu’ils prétendent en avoir dégagé. »
2- Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, dans Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, p. 40.
3- Nous renvoyons sur ce point au bel ouvrage de Guillaume Le Blanc, La Pensée Foucault, Paris, Ellipses, 2006, notamment, p. 4 :
« Il ne s’agit pas d’annuler la philosophie pour laisser place à l’expérience de la pensée (ce qui achèverait de rassurer les philosophes
professionnels) mais de compliquer la philosophie en la considérant comme un mode de pensée particulier qui peut être, le cas échéant,
contesté par d’autres modes de pensée ou qui peut se trouver réorienté par les autres formes de la pensée. »
4- DE I, p. 973.
5- DE II, p. 376.
6- Id.
7- Ibid., p. 1348.
8- DE I, p. 936.
9- Ibid., p. 937.
10- Ibid., p. 939.
11- Ibid., p. 1500.
12- DE II, p. 929.
13- Cf. ibid., p. 1404 : « Si j’ai tenu à toute cette “pratique”, ce n’est pas pour “appliquer” des idées ; mais pour les éprouver et les
modifier. La clef de l’attitude politique personnelle d’un philosophe, ce n’est pas à ses idées qu’il faut la demander, comme si elle
pouvait s’en déduire, c’est à sa philosophie comme vie, c’est à sa vie philosophique, c’est à son êthos. »
14- Cf. DE I, p. 476 : « Je dirai simplement qu’il y a eu une sorte de sommeil anthropologique dans lequel la philosophie et les
sciences de l’homme se sont, en quelque sorte, fascinées et endormies les unes par les autres, et qu’il faut se réveiller de ce sommeil
anthropologique, comme jadis on se réveillait du sommeil dogmatique ». Foucault fait bien évidemment référence au mot de Kant,
attribuant à Hume cette fonction de réveil.
15- Ibid., p. 531.
16- DE I, p. 543.
17- Cf. sur ce terme ibid., p. 1237 : « Par connaissance diagnostique, j’entends, en général, une forme de connaissance qui définit et
détermine les différences. »
18- Ibid., p. 654 ; même idée p. 693 : « Diagnostiquer le présent, dire ce que c’est que le présent, dire en quoi notre présent est
différent et absolument différent de tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire de notre passé. C’est peut-être à cela, à cette tâche-là qu’est
assigné maintenant le philosophe. »
19- Cf. ibid., p. 1302.
20- Ibid.
21- DE II, p. 475.
22- Ibid., p. 476.
23- Ibid., p. 707.
24- Ibid., p. 783.
25- Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, in Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985,
t. II, p. 209.
26- Ibid., p. 215.
27- DE I, p. 267.
28- Cf. ibid., p. 476.
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