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Chroniques de Fouesnant - bgs4o
1. Page extraite de « Le Livre de l'Émeraude »
ENTRÉE A BÉNODET
Fin juillet, 1900
Il faut descendre la rivière de Kemper, ce bras de mer profonde entre des forêts bleues, par
une claire journée d'été, ou un après-midi roux d'automne. Mais l'entrée de Bénodet n'est jamais si
belle que sous un ciel d'orage, quand la nuée est suspendue sur la contrée gracieuse, et que les
vapeurs cuivrées ou déjà noires luttent avec le soleil couchant. Par mer, venant de l'Est, Bénodet
disparaît dans la verdure. Le temps est doux, un peu sombre. Un ciel agité et pesant, qui présage des
grains pour la nuit, et le vent qui fraîchit lance un souffle lourd de menaces. On serre la côte d’assez
près, et la vue s ' étend au loin sur le couchant, où court la ligne basse de Tudy, et l'arc du littoral, à
fleur d'eau, comme une lagune, jusqu ' au coude de Lesconil. On ne distingue pas l’estuaire de l’Odet,
mais, par delà, on dirait qu'il pleut sur la rivière. Le blanc de la dune et la noire masse des feuillages
s’étagent sous la tour haute du phare en terre. En vain le sait-on : on ne croirait pas qu'une rade
s’ouvre au pied de ces hauteurs boisées, tant elle est fermée et tant elle se cache.
Bientôt, on approche. Les deux rives, lentement, se séparent comme des lèvres qui se
descellent. Le feu rouge du phare en mer saigne au bord du long crépuscule. Le ciel est d'un velours
gris, tramé de reflets jaunâtres, qui ont la couleur de la fumée au-dessus des usines. Sur ce petit pays,
l'espace a de la grandeur, les nuages ont du mouvement et du trouble ... L’agitation d'un ciel
passionné prête une âme nouvelle à la baie rustique, qui n’avait que du charme. Le ciel fait la pensée
des pays marins, et leur caractère.
On entre: sur les deux bords, comme une végétation de monstres, les rocs couverts de
goémons jaunes. La rivière est large plus qu'un fleuve, miroitante, soyeuse. Le courant joue entre les
eaux de la marée, comme s'il ne s y mêlait pas, et qu'il coulât, laiteux, dans un lit élevé sur le lit plus
sombre des eaux marines. Une charmante maison trempe dans la mer et disparaît sous les fougères.
Un petit bois de pins retient les restes de la lumière, et une ferme très basse, dans le milieu du bois
posée, semble un tombeau de chaume, sous les ombres violettes d'un lieu consacré.
Partout on a la sensation de l'eau profonde, un vertige familier pour les yeux. Les courbes de
la rivière se dessinent, molles et gracieuses comme des baigneuses couchées : elles se croisent,
penchant leurs couronnes d'arbres verts, et prolongent la perspective en lointains pleins de mystère et
de rêve. Ces grands bois se déroulent à perte de vue, crête feuillue de collines. A mi-chemin de la
hauteur qui fait face à la petite rade, une prairie en forme de cirque s'étale sur la pente, et cinq ou six
chevaux y broutent, pareils à des jouets bruns sur I 'herbe verte et froide.
Dans le port, des voiles au mouillage, des petits yachts blancs comme le plâtre dans l'ombre plus
épaisse. Prêt à glisser le long du câble, le bac est plein de paysans et de femmes: le vieux passeur,
maigre, noir, à la barbe pointue, qui a l'air d'un homme en bois, moins les yeux vifs sous les sourcils
touffus, regarde s'il ne laisse personne. Et voici une bonne vieille, sur la rive, qui tout en ramenant les
lacets de sa coiffe, crie qu'on l'attende, en brandissant un large parapluie de coton rouge.
Le long du mur opposé à la cale, un peuple goguenard et violent de pêcheurs, le plus souvent
silencieux, sont debout adossés à la muraille noire, où ils se tiennent, dirait-on, à sécher. Un long
voile nuageux glisse sur la forêt du Cos-Ker, comme une écharpe de soie grise ...
Et grise, la petite église entre les larges arbres.
Y.N
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